[4] PAUL. — En vérité, c'est très-bien ; car, à mon avis, ce ne doit pas être difficile qu'avec de tels parents les enfants soient bons et sages. JACQUES. — C'est juste. Mais je veux, Paul, que vous soyez persuadé que, puisque toute la science de la vertu consiste en exemples et en préceptes, c'est-à-dire que l'esprit la conçoit par les yeux ou par les oreilles; les choses qu'on semble faire comme en passant, et sans application, et qui frappent seulement les regards des enfants par l'exemple, ont presque plus de force pour former leur âme à la vertu, que celles qui tendent ouvertement à cette fin ; car cette admiration de la vertu du père, qui brille dans les habitudes de chaque jour, excite dans ces jeunes coeurs la volonté de l'imiter, et les invite, par ce beau spectacle, à désirer de devenir semblables à lui, surtout lorsqu'ils voient ceux qui les entourent exécuter en silence et avec respect les ordres du père de famille. En effet, ce qui est honorable, ce qui est beau, ce qui seulement par soi-même et sans autre secours mérite d'être vu, est observé par eux devant leurs yeux, se glisse dans leurs sens intimes, non seulement quand ils sont éveillés, mais surtout pendant leur sommeil. La faculté de voir et d'admirer est facile à exercer, et le partage de tout le monde. La science, au contraire, n'appartient qu'à un petit nombre ; et dans ce genre même, l'éloquence muette du père, celle qui parle par les actes, est plus profitable à l'éducation de son fils que celle de ses paroles; car agir en paroles et lui donner, pour sa conduite, des préceptes qu'il ne suivrait pas lui-même, c'est comme de lui promettre d'être son guide pour aller vers un lieu d'où il s'éloignerait lui-même en marchant en sens contraire. Que si un père de famille n'a pas reçu de la nature le pouvoir remplir ce rôle, et que, par l'étude et la méditation, il n'en puisse venir à bout, qu'il cherche, comme nous l'avons déjà dit, un homme auquel il puisse confier l'éducation de son fils. Quant à nous, tenons-nous-en, comme nous sommes convenus, au père, tel qu'il doit être, ou qu'il faut certainement désirer qu'il soit; qui ait le pouvoir de conduire son fils dans le chemin de la vertu, en l'y précédant lui-même. Il nous reste à dire là-dessus quelque chose de très-important, et de très éloigné de l'usage et de l'opinion des hommes. PAUL. — Qu'est-ce donc, je vous prie? Certes ce doit être, en effet, très-important pour qu'il puisse ajouter à tant de belles choses que vous venez de parcourir sommairement dans votre discours. JACQUES. — C'est ce qui, comme l'écueil de l'erreur, brise ordinairement la vie des hommes, parce qu'ils pensent presque tous que les richesses et beaucoup d'argent sont le plus grand secours et le plus bel ornement pour vivre dans le bonheur et la magnificence. Et ce n'est pas peut-être toujours absolument faux; car l'argent qu'on a amassé et un riche patrimoine procurent des avantages et des secours, non seulement pour vivre, mais même pour l'usage et l'exercice de la vertu. Mais si, exagérant cette opinion et cette maxime, on ne sait s'arrêter ni se borner, tant pour acquérir que même pour dépenser, je ne pense pas que le genre humain ait eu à souffrir une peste plus pernicieuse. Par elle, la chose est claire et évidente, la société et la bonne foi parmi les hommes ont été presque détruites et exterminées. Eh bien, moi, je soutiens qu'une maison qui regorge de richesses et d'argent, manque nécessairement de toute bonne habitude, et que pour ce motif la vie n'y est ni tranquille ni agréable. Ce n'est pas à dire pour cela que je pense qu'on doive rechercher la pauvreté et l'indigence ; car je partage volontiers le sentiment de ce roi très sage qui demandait à Dieu de ne lui donner ni la richesse ni la pauvreté, mais seulement les choses nécessaires pour vivre ; maxime qu'approuve également notre Platon, ce père des philosophes. Mais comme les vices et les crimes des hommes sont, les uns plus grands, les autres moindres, on doit admettre que l'excès des richesses est la source, l'origine des plus grands, et la misère, des plus petits. Pour moi, j'aimerais mieux que notre élève, enfant et adolescent, appartint à une famille qui, par l'économie domestique et la position de fortune, permit au maître de la maison de ne faire aucun négoce, de se contenter des revenus de son bien, provenant surtout des fruits de ses domaines, lesquels suffiraient aux besoins et à l'entretien de chaque jour, non seulement avec aisance, mais même avec libéralité. Mais il faut de l'économie dans la dépense des revenus; car je pense qu'on doit fuir, comme les poisons de la vie, le luxe, l'opulence, la variété des meubles, la multiplicité des ornements de la maison et des vêtements. En effet, cette délicatesse, cette variété de meubles, de pierreries, de tableaux, de riches vêtements, brise et détruit la force de la vertu, corrompt l'âme et la retient dans une vaine admiration de soi-même ; de sorte que les hommes livrés aux goûts les plus futiles ne peuvent plus appliquer l'activité de leur esprit et de leur raison aux choses dignes d'hommes de coeur. Ils le peuvent encore moins, s'ils dépensent toute leur vie et leur fortune dans des festins journaliers et dans ce qui suit les festins, dans le jeu, les amusements, les chants, dans les joyeuses et plaisantes conversations. Avec un pareil genre de vie, au milieu de ces délices continuelles de la maison, de cette abondance de vin et de nourriture, de cette débauche en quelque sorte quotidienne; lorsque les jours, les heures, les instants se passent dans quelque volupté, les jeunes gens deviennent non-seulement orgueilleux, haineux, arrogants; mais encore immodérés, effrénés, cruels et dépravés de toute manière. C'est au point que leur naturel et leur esprit tournent à la tyrannie; qu'ils ne trouvent bien que ce qui leur plaît; qu'ils estiment que les autres hommes doivent les servir comme le bétail et les bêtes de somme. Il faut bien avouer que la maison, et même la cité où règnent de pareilles moeurs, renferment la semence de tous les maux, de toutes les calamités; qu'il ne peut se faire que l'État soit longtemps en repos, et que toutes ses parties aient une longue durée. Le vulgaire appelle libérale cette manière de vivre, ce qui est certainement faux, comme son jugement sur beaucoup d'autres choses, puisque c'est surtout de ces habitudes, de ces dépenses prodigues et fastueuses, que naît nécessairement l'avarice : je dis cette avarice violente et rapace; par laquelle les nations et les villes périssent. Mais comme il n'y a pas lieu pour le moment de traiter plus à fond un pareil sujet, contentons-nous de prescrire au père de famille, à celui toutefois qui désire que ses enfants deviennent des hommes de coeur et d'intelligence, d'observer dans sa maison la frugalité, la tempérance, et dans toute sa manière de vivre une certaine économie qui cependantt s'éloigne de l'avarice, et ne porte point l'indice d'un esprit étroit et minutieux. Il y parviendra si, dans l'apprêt quotidien et presque invariable de son ordinaire, sa table se distingue plutôt par la propreté que par la richesse; si les mets n'y sont pas servis avec parcimonie, mais qu'il en bannisse la recherche et la variété. C'est dans ce genre de vie modéré que paraît se trouver la règle de la splendeur et de la libéralité, évitant les deux extrêmes, et digne, parce qu'elle concerne l'éducation des enfants, d'être particulièrement pratiquée par le père de famille. Les mères et toutes les femmes sont pour l'ordinaire trop indulgentes. Aussi bien, en leur donnant et procurant tout ce qu'ils demandent, elles corrompent les moeurs des enfants. Elles-mêmes ne font rien, ou elles ne disent et ne souffrent qu'on dise rien pour résister à leur volonté. Il n'en faut pas davantage pour entretenir avant tout dans leur âme le règne des passions et leur tyrannie elle-même. Avez-vous remarqué, Paul, ces jours derniers, en lisant l'histoire des Perses, car je vous ai fait traduire du grec le Cyrus de Xénophon et les histoires d'Hérodote, combien, par la différence de la manière de vivre et de l'éducation de leur enfance, les rois de Perse ont différé entre eux de moeurs et de caractères? Ce Cyrus, qui était né d'un père illustre et surtout célèbre parmi les Perses, mais élevé dans ces moeurs où la nourriture était du pain et de l'eau, l'assaisonnement, du cresson, et où, s'ils voulaient manger de la viande, ils étaient obligés de poursuivre dans les bois les bêtes fauves, non sans travail et sans sueur, et quelquefois au péril de leur vie ; ce Cyrus, dis-je, fut un grand roi, né pour gouverner. Il eut en vue surtout et uniquement l'honneur et la gloire en agrandissant son empire. Par son affabilité, par son équité envers les peuples, par sa clémence envers les nations vaincues, par sa justice, il se fit aimer non seulement de ses concitoyens qui le chérirent toujours, mais encore des peuples, qu'il avait vaincus, qui auparavant lui étaient gravement hostiles. Certes son nom est illustre, et il a acquis dans la postérité une gloire éternelle pour sa vertu. Son fils Cambyse devait être l'héritier de son nom et de son. empire ; mais étant lui-même occupé d'autres affaires, il laissa aux femmes le soin de son éducation ; car cette force de la vertu, cette haute raison que donne la philosophie qui seule fait que la vertu est en tout d'accord avec elle-même, il ne l'avait reçue que de la nature. C'est pourquoi il recueillit dans son fils le fruit de cette éducation efféminée; car, élevé dans toutes les délices et les flatteries des femmes, et accoutumé dès l'enfance à ne trouver nul obstacle à ses passions, Cambyse étant ensuite appelé au trône, fit de tels progrès vers le déréglement et la démence, qu'il ne pouvait plus se contenter de ce que permettait l'usage, ni se complaire dans ce qui était légitime. C'est ainsi que, après avoir été poussé par une sorte de folie furieuse à commettre plusieurs meurtres, entre autres celui de son frère, tandis qu'il se jouait même de la puissance des dieux immortels, se tuant enfin de sa propre main , il fit périr avec lui toute la maison de Cyrus. Après lui l'empire passa aux mains de Darius, d'une noblesse considérable parmi les Perses, mais qui avait été, par les habitudes et la fortune de sa maison, éloigné des délices de la cour, Darius n'apporta pas peut-être dans le gouvernement la même grandeur d'âme que Cyrus, mais il montra la même justice et la mêmo humanité. C'est pourquoi il agrandit aussi l'empire des Perses. Son fils Xerxès, dont l'éducation avait été, par la négligence de son père, confiée aux femmes, comme celle de Cambyse, plongea les Perses, avant lui comblés d'honneur et de gloire, dans une grande honte et dans beaucoup de calamités. Si je vous ai rappelé ces choses, Paul, c'est pour vous montrer ce qu'il a été nécessaire de vous expliquer longuement, à savoir, qu'il n'y a point de plus grand obstacle à l'acquisition de la vertu que les délices de la maison, et cette somptuosité plus luxueuse que ne le demande une raisonnable modération. Avec des goûts pareils, un père serait incapable de rien faire pour laisser après lui un fils courageux, énergique, et propre aux grandes choses. Qu'est-ce à dire? C'est que je veux dans la maison une sévérè et chaste discipline point chagrine cependant, mais assaisonnée d'une affabilité libéralé, de manière que les domestiques n'y manquent de rien, et que les amis et les hôtes la fréquentent volontiers ; que le père de famille fasse en sorte que, pour les arrivants et les invités, la table soit servie avec un peu plus de luxe, que les visages et la conversation aient un peu plus de gaieté que l'ordinaire de chaque jour; qu'il les reçoive avec plus de délicatesse et d'élégance, mais non avec une somptueuse prodigalité que nous voulons toujours absente d'une maison bien ordonnée. Bien plus, dans les festins mêmes et les libations des convives, il pourra tacitement examiner et observer comment son fils s'y conduit; si, se souvenant de l'enseignement paternel, de son habituelle tempérance, il garde pendant le repas sa pudeur et sa modestie, et s'il sait en buvant se rendre maître de lui. Platon pense que c'est là un moyen d'éducation pour les enfants et les adolescents, dont il faut surtout se servir pour connaître le caractère de chacun. Nous sommes loin de le repousser, car il est sans danger et non sans utilité. Si la conduite de l'adolescent y est satisfaisante, s'il mesure son plaisir plutôt à la gaieté et aux honnêtes propos du festin qu'à son palais et à son gosier, rien n'empêchera le père d'espérer que son fils devienne tel qu'il le désire. Mais pour résumer nos préceptes sur ce sujet, le père de famille qui veut donner à ses enfants une éducation honnête et libérale, et les rendre en même temps chastes et modérés, doit régler les dépenses quotidiennes de sa maison de manière à savoir observer une économie sans avarice, et faire preuve, au besoin, de magnificence et de libéralité, sans prodigalité ni luxe. Qu'il évite toute pensée mesquine, étroite, de s'occuper de tout, même des moindres détails, ce qui éloigne de l'âme toute noblesse et affaiblit le caractère de la vertu. C'est le moyen de rendre les hommes moroses, difficiles, désagréables; non seulement ennemis des autres, mais encore d'eux-mêmes; désespérant presque de tout, fuyant la lumière, timides, ridicules quand ils se montrent en public, et ne pouvant, étant comme placés dans un coin, comprendre rien de large ni de libre. Qu'y a-t-il de plus opposé à la vertu, à la gravité, à la dignité, à la grandeur d'âme, que d'avoir l'esprit absorbé par ces occupations sordides, par toutes ces minuties? Mais, pour quitter enfin ce sujet, vous avez, Paul, dans votre père un beau modèle, une image de cette dignité que je voudrais proposer à la vue et à la contemplation du fils qu'on élèverait pour de grandes espérances, comme un exemple à suivre et à imiter, pour qu'il eût cette image gravée dans le sens des yeux, dont parfois l'observation muette ne profite pas moins à la vertu que l'ouïe de la voix par les oreilles, organes dont il faudra faire désormais l'objet de notre entretien. Eu effet, ce dernier sens est celui de l'enseignement et de la science, le sens propre et particulier de toute sagesse, comme étant le seul qui pénètre dans l'âme que les yeux ne peuvent voir. C'est pourquoi l'on dit que Socrate, le plus sage de la Grèce, comme le déclara l'oracle de Delphes, ayant contemplé longtemps un jeune homme d'une noble et belle figure, comme celui-ci restait silencieux devant lui : « Parle, jeune homme, s'écria-t-il, pour que je te voie enfin. » Ainsi, selon Socrate, c'est l'âme qui est l'homme; et il attribuait la connaissance, la perception de l'âme non aux yeux, mais aux oreilles. Et ce n'est pas à tort, car les oreilles reçoivent la voix que forme et varie le discours, lequel étant l'image de la pensée et de l'intelligence, le véhicule des sentiments intérieurs, se fait un chemin d'une âme à une autre, transporte les méditations et les inventions de l'intelligence d'où il est parti, vers une autre intelligence par le canal des oreilles, remplit une mission si opportune, si utile, que les choses qui autrement resteraient cachées dans les mystérieux arcanes des esprits, il les communique, par l'ouïe et le ministère de la voix, à toute la très noble et très-intelligente nation des âmes humaines. PAUL. — Quoique les choses que vous avez dites sur le sens des yeux, en tant que par eux une certaine forme grave et magnifique est transmise à notre âme, qui en devient plus belle par l'exemple et l'imitation, m'ait fait beaucoup de plaisir, je n'en attends pas moins du sens des oreilles, puisque, par leur secours, les choses mêmes que vous avez dites sur les yeux sont arrivées à mon âme si douces et si agréables. En effet, pour embellir et faire valoir cet organe lui-même, vous vous êtes servi de paroles telles, qu'en vous écoutant, grande est devenue mon attente.