[13] Je leur demanderai d’abord qu’ils me fassent voir l’ordre par lequel Jésus-Christ a imposé cette loi à son Église. Je ne crois pas même que l’on puisse m’accuser d’indiscrétion si, dans une affaire de cette importance, j’exige que les termes de cet ordre soient exprès et positifs. Car la promesse qu’il nous a faite, que partout où il y aurait deux ou trois personnes assemblées en son nom, il serait au milieu d’elles (Matth. XVIII, V, 20), semble signifier tout le contraire. Je les prie donc d’examiner si une pareille assemblée manque de quelque chose qui lui soit nécessaire pour la rendre une vraie Église. Pour moi, je suis persuadé qu’elle ne manque de rien pour obtenir le salut ; et cela doit suffire pour l’objet que je me propose. [14] Ensuite, si l’on prend garde aux dissentiments très prononcés qu’il y a toujours eu entre ceux-là mêmes qui ont tant fait valoir l’institution divine et la succession continuée d’un certain ordre de directeurs dans l’Église, on trouvera que cette dissension nous engage de toute nécessité à l’examen, et nous donne par conséquent la liberté de choisir ce qui nous paraît le meilleur. [15] Enfin, je consens à ce que ces personnes-là aient un chef de leur Église, établi par une aussi longue succession qu’elles le jugent nécessaire, pourvu qu’elles me laissent en même temps la liberté de me joindre à la société où je crois trouver tout ce qui est nécessaire au salut de mon âme. Alors, tous les partis jouiront de la liberté ecclésiastique, et ils n’auront d’autre législateur que celui qu’ils auront choisi. [16] Mais, puisque l’on est si fort en peine de savoir quelle est la vraie Église, je demanderai seulement ici en passant s’il n’est pas plus du caractère de l’Église de Jésus-Christ d’exiger pour conditions de sa communion les seules choses que l’Écriture sainte déclare en termes exprès être nécessaires au salut, que d’imposer aux autres ses propres inventions, ou ses explications particulières, comme si elles étaient appuyées sur une autorité divine, et d’établir par des lois ecclésiastiques, comme absolument nécessaires à la profession du christianisme, des choses dont l’Écriture ne dit pas un mot, ou du moins qu’elle ne commande pas en termes clairs et positifs. Tous ceux qui, pour admettre quelqu’un à leur communion ecclésiastique, exigent de lui des choses que Jésus-Christ n’exige point pour lui faire obtenir la vie éternelle, peuvent bien former une société qui s’accorde avec leurs opinions et leur avantage temporel ; mais je ne conçois pas qu’on lui puisse donner le titre d’Église de Jésus-Christ, puisqu’elle n’est pas fondée sur ses lois, et qu’elle exclut de sa communion des personnes qu’il recevra lui-même un jour dans le royaume des cieux. Mais, comme ce n’est pas ici le lieu d’examiner quelles sont les marques de la vraie Église, je me contenterai d’avertir ces ardents défenseurs des dogmes de leur société, qui crient sans relâche, l’Église, l’Église, avec autant de force et peut-être dans la même vue que les orfèvres de la ville d’Ephèse exaltaient leur Diane, je me contenterai, dis-je, de les avertir que l’Église témoigne partout que les véritables disciples de Jésus-Christ souffriront de grandes persécutions : mais je ne sache pas avoir lu, dans aucun endroit du nouveau Testament, que l’église de ce divin sauveur doive persécuter les autres, et les contraindre, par le fer et par le feu, à recevoir ses dogmes et sa créance. [17] Le but de toute société religieuse, comme nous l’avons déjà dit, est de servir Dieu en public, et d’obtenir par ce moyen la vie éternelle. C’est donc là que doit tendre toute la discipline, et c’est dans ces bornes que toutes les lois ecclésiastiques doivent être renfermées. Aucun des actes d’une pareille société ne peut ni ne doit être relatif à la possession des biens civils ou temporels. Il ne s’agit point ici d’employer, pour quelque raison que ce soit, aucune force extérieure. Car la force appartient au magistrat civil ; et la possession de tous les biens extérieurs est soumise à sa juridiction. [18] On me demandera peut-être : « Quelle vigueur donc restera-t-il aux lois ecclésiastiques, et comment sera-t-il possible de les faire exécuter, si l’on en bannit toute sorte de contrainte ? » je réponds qu’elles doivent être établies par des moyens conformes à la nature d’un ordre de choses dont l’observation extérieure est inutile, si elle n’est accompagnée de la persuasion du cœur. En un mot, les exhortations, les avis et les conseils sont les seules armes que cette société doive employer pour retenir ses membres dans le devoir. Si tout cela n’est pas capable de ramener les égarés, et qu’ils persistent dans l’erreur ou dans le crime, sans donner aucune espérance de leur retour, il ne lui reste alors d’autre parti à prendre qu’à les éloigner de sa communion. C’est le plus haut degré où le pouvoir ecclésiastique puisse atteindre ; et toute la peine qu’il inflige se réduit à rompre la relation qu’il y avait entre le corps et le membre qui a été retranché, en sorte que celui-ci ne fasse plus partie de cette Église. [19] Cela posé, examinons quels sont les devoirs où la tolérance engage, et ce qu’elle exige de chaque individu. Et d’abord, je soutiens qu’aucune Église n’est obligée, par le devoir de la tolérance, à garder dans son sein un membre qui, après en avoir été averti, continue à pécher contre ses lois ; parce qu’elles sont les conditions de sa communion, l’unique lien qui la conserve, et que, s’il était permis de les violer impunément, elle ne saurait plus subsister. Avec tout cela, il faut prendre garde que ni l’acte d’excommunication ni son exécution ne soient accompagnés de paroles injurieuses, ni d’aucune violence qui blesse le corps, ou qui porte aucun préjudice aux biens de la personne excommuniée. Car l’emploi de la force n’appartient qu’au magistrat, comme nous l’avons déjà dit plus d’une fois, et il n’est permis aux particuliers que pour leur propre défense, en cas d’agression injuste. L’excommunication ne peut ôter à l’excommunié aucun des biens civils qu’il possédait, parce qu’ils regardent l’état civil, et qu’ils sont sous la protection du magistrat. Toute la force de l’excommunication se réduit à ceci : c’est qu’après avoir déclaré la résolution de la société, l’union qu’il y avait entre ce corps et l’un de ses membres est rompue, et que de cette manière la participation à certaines choses, que cette société accorde à ses membres, et auxquelles il n’y a personne qui ait un droit civil, vient aussi à discontinuer. Du moins l’excommunié ne reçoit aucune injure civile si, dans la célébration de la Cène du seigneur, le ministre d’une église lui refuse du pain et du vin, qui n’ont pas été achetés de son propre argent. [20] En second lieu, il n’y a point de particulier qui ait le droit d’envahir, ou de diminuer en aucune manière les biens civils d’un autre, sous prétexte que celui-ci est d’une autre Église, ou d’une autre religion. Il faut conserver inviolablement à ce dernier tous les droits qui lui appartiennent comme homme, ou comme citoyen : ils ne sont nullement du ressort de la religion, et l’on doit s’abstenir de toute violence et de toute injure à son égard, qu’il soit chrétien ou païen. Bien plus, il ne faut pas s’arrêter dans les simples bornes de la justice ; il faut y ajouter la bienveillance et la bonté. Voilà ce que l’Évangile ordonne, ce que la raison persuade, ce qu’exige la société, que la nature a établie entre les homme. Si un homme s’écarte du droit chemin, c’est un malheur pour lui, et non un dommage pour vous ; et vous ne devez pas le dépouiller des biens de cette vie, parce que vous supposez qu’il sera misérable dans celle qui est à venir. [21] Ce que je viens de dire de la tolérance mutuelle que se doivent les particuliers, qui diffèrent de sentiment sur le fait de la religion, doit aussi s’entendre des Églises particulières, qu’on peut regarder, en quelque manière, comme des personnes privées, les unes à l’égard des autres. Aucune d’elles n’a aucune sorte de juridiction sur une autre, non pas même lorsque l’autorité civile se trouve de son côté, comme il arrive quelquefois ; parce que l’État ne peut donner aucun nouveau privilège à l’Église, non plus que l’Église à l’État. l’Église demeure toujours ce qu’elle était auparavant (c’est-à-dire une société libre et volontaire), soit que le magistrat se joigne à sa communion, ou qu’il l’abandonne ; et, qui plus est, elle ne saurait acquérir, par son union avec lui, le droit du glaive, ni perdre, par sa séparation, celui qu’elle avait d’instruire ou d’excommunier. Ce sera toujours un droit immuable de toute société volontaire de pouvoir bannir de son sein ceux de ses membres qui ne se conforment pas aux règles de son institution, sans acquérir pourtant aucune juridiction sur les personnes qui sont dehors, par l’accession de quelque nouveau membre que ce soit. C’est pourquoi les différentes Églises doivent toujours entretenir la paix, la justice et l’amitié entre elles, de même que les simples particuliers, sans prétendre à aucune supériorité ni juridiction les unes sur les autres. [22] Pour rendre la chose plus claire par un exemple, supposons qu’il y ait deux Églises à Constantinople, l’une de Calvinistes, et l’autre d’Arméniens. Dira-t-on que les uns ont le droit de priver les autres de leur liberté, de les dépouiller de leurs biens, de les envoyer en exil, ou de les punir même de mort (comme on l’a vu pratiquer ailleurs), parce qu’ils diffèrent entre eux à l’égard de quelques dogmes ou de quelques cérémonies ; tandis que le Turc demeurerait tranquille spectateur de ces fureurs, et rirait de voir les chrétiens se porter à un tel excès de cruauté et de rage les uns contre les autres ? Mais, si l’une des deux Églises a ce pouvoir de maltraiter l’autre, je voudrais bien savoir à laquelle il appartient, et de quel droit ? L’on me répondra sans doute, que les orthodoxes ont de droit l’autorité sur les hérétiques. Mais ce sont là de grands mots et des termes spécieux, qui ne signifient absolument rien. Chaque Église est orthodoxe à son égard, quoiqu’elle soit hérétique à l’égard des autres ; elle prend pour vérité tout ce qu’elle croit, et traite d’erreur l’opinion contraire à la sienne ; de sorte que la dispute entre ces deux Églises, sur la vérité de la doctrine et la pureté du culte, est égale de part et d’autre, et qu’il n’y a point de juge vivant à Constantinople, ni même sur toute la terre, qui la puisse terminer. La décision de cette question n’appartient qu’au souverain juge de tous les hommes, et c’est lui seul aussi qui a le droit de punir ceux qui sont dans l’erreur. Je laisse donc à penser quel est le crime de ceux qui joignent l’injustice à l’orgueil, si ce n’est pas même à l’erreur, lorsqu’ils persécutent et qu’ils déchirent, avec autant d’insolence que de témérité, les serviteurs d’un autre maître, qui ne relèvent point d’eux à cet égard. [23] Il y a plus : supposé qu’on pût découvrir laquelle de ces deux Églises est véritablement orthodoxe ; cet avantage ne lui donnerait pas le droit de ruiner l’autre, parce que les sociétés ecclésiastiques n’ont aucune juridiction sur les biens temporels, et que le fer et le feu ne sont pas des instruments propres pour convaincre les hommes de leurs erreurs et les amener à la connaissance de la vérité. Supposons néanmoins que le magistrat civil incline en faveur de l’une de ces Églises, qu’il lui confie son glaive, et qu’il lui permette d’en agir avec les opposants de la manière qu’il lui plaira. Peut-on dire que cette permission, accordée par un empereur turc, donne le droit à des chrétiens de persécuter leurs frères ? Un infidèle, qui lui-même n’a pas le droit de les punir à cause de la religion qu’ils professent, ne saurait donner ce qu’il n’a pas. D’ailleurs, il faut entendre ceci de tous les États chrétiens. Ce serait le cas à Constantinople, et la raison en est la même, pour quelque royaume chrétien que ce soit. Le pouvoir civil est partout le même, en quelque main qu’il se trouve, et un prince chrétien ne saurait donner plus d’autorité à une Église qu’un prince infidèle, c’est-à-dire aucune. Peut-être aussi qu’il ne sera pas mal à propos de remarquer en passant que tous ces zélés défenseurs de la vérité, tous ces ennemis jurés des erreurs et du schisme, ne font presque jamais éclater le zèle ardent qu’ils ont pour la gloire de Dieu que dans les endroits où le magistrat les favorise. Dès qu’ils ont obtenu la protection du gouvernement civil, et qu’ils sont devenus supérieurs à leurs ennemis, il n’y a plus de paix, ni de charité chrétienne ; mais ont-ils le dessous, ils ne parlent que de tolérance mutuelle. S’ils n’ont pas la force en main, ni le magistrat de leur côté, ils sont paisibles, et ils endurent patiemment l’idolâtrie, la superstition et l’hérésie, dont le voisinage leur fait tant de peur en d’autres occasions. Ils ne s’amusent point à combattre les erreurs que la cour adopte, quoique la dispute, soutenue par de bonnes raisons, et accompagnée de douceur et de bienveillance, soit l’unique moyen de répandre la vérité. [24] Il n’y a donc aucune personne, ni aucune Église, ni enfin aucun État, qui ait le droit, sous prétexte de religion, d’envahir les biens d’un autre, ni de le dépouiller de ses avantages temporels. S’il se trouve quelqu’un qui soit d’un autre avis, je voudrais qu’il pensât au nombre infini de procès et de guerres qu’il exciterait par là dans le monde. Si l’on admet une fois que l’empire est fondé sur la grâce, et que la religion se doit établir par la force et par les armes, on ouvre la porte au vol, au meurtre et à des animosités éternelles ; il n’y aura plus ni paix, ni sûreté publique, et l’amitié même ne subsistera plus entre les hommes. [25] En troisième lieu, voyons quel est le devoir que la tolérance exige de ceux qui ont quelque emploi dans l’Église, et qui se distinguent des autres hommes, qu’il leur plaît de nommer LAÏQUES, par les titres d’ÉVÊQUES, de DIACRES, de MINISTRES, et par tels autres noms. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher l’origine du pouvoir ou de la dignité du clergé ; je dis seulement que, quelle que soit la source de ce pouvoir, puisqu’il est ecclésiastique, il faut sans doute qu’il soit renfermé dans les bornes de l’Église, et qu’il ne saurait, en aucune manière, s’étendre aux affaires civiles, parce que l’Église elle-même est entièrement séparée et distincte de l’État. Les bornes sont fixes et immuables de part et d’autre. C’est confondre le ciel avec la terre que de vouloir unir ces deux sociétés, qui sont tout à fait distinctes, et entièrement différentes l’une de l’autre, soit par rapport à leur origine, soit par rapport à leur but ou à leurs intérêts. Quelque charge ecclésiastique qu’ait donc un homme, il n’en saurait punir un autre qui n’est pas de son Église, ni lui ôter, sous prétexte de religion, aucune partie de ses biens temporels, ni le priver de sa liberté, et encore moins de la vie. Car, ce qui n’est pas permis à toute l’Église en corps, ne saurait devenir légitime, par le droit ecclésiastique, dans aucun de ses membres. [26] Mais il ne suffit pas aux ecclésiastiques de s’abstenir de toute violence, de toute rapine et de toute persécution : puisqu’ils se disent les successeurs des apôtres, et qu’ils se chargent d’instruire les peuples, il faut qu’ils leur enseignent à conserver la paix et l’amitié avec tous les hommes, et qu’ils exhortent à la charité, à la douceur et à la tolérance mutuelle les hérétiques et les orthodoxes, tant ceux qui se trouvent de leur opinion que ceux qui en diffèrent ; tant les particuliers que les magistrats, s’il y en a quelqu’un qui soit membre de leur Église. En un mot, il faut qu’ils travaillent à éteindre cette animosité, qu’un zèle indiscret, ou que l’adresse de certaines gens allume dans l’esprit des différentes sectes qui partagent le christianisme. Si l’on prêchait partout cette doctrine de paix et de tolérance, je n’ose dire quel fruit il en reviendrait à l’Église et à l’État, de peur de faire tort à des personnes dont je voudrais que tout le monde respectât la dignité, et qu’ils n’y fissent eux-mêmes aucune tache. Il est du moins certain que c’est leur devoir ; et si quelqu’un de ceux qui se disent les ministres de la Parole de Dieu et les prédicateurs de l’Évangile de paix, enseigne une autre doctrine, il ignore sa mission ou il la néglige, et il en rendra compte un jour au Prince de la Paix. S’il faut exhorter les chrétiens a s’abstenir de la vengeance, quand même on les aurait provoqués par des injustices réitérées, combien plus doit-on s’abstenir de toute colère et de toute action violente envers des personnes de qui l’on n’a reçu aucun mal, ou qui même ne pensent qu’à leurs véritables intérêts et à servir Dieu de la manière qui leur paraît lui être la plus agréable, ou qui enfin embrassent la religion où ils croient pouvoir mieux faire leur salut ? Lorsqu’il s’agit de la disposition des biens temporels et de la santé du corps, il est permis à chacun de se gouverner, à cet égard, comme il le juge à propos. Il n’y a personne qui se mette en colère de ce que son voisin gouverne mal ses affaires domestiques, ou de ce qu’il n’a pas semé son champ comme il faut, ou de ce qu’il a mal marié sa fille. On ne s’inquiète point pour ramener un homme qui se ruine par ses débauches ou au cabaret : qu’il édifie, ou qu’il renverse, qu’il prodigue son bien à tort et à travers ; tout cela est permis, et on lui laisse toute liberté. Mais s’il ne fréquente pas l’Église, s’il ne se conforme pas exactement aux cérémonies prescrites ; s’il ne présente pas ses enfants pour être initiés dans les mystères de telle ou telle communion, alors on n’entend dans tout le voisinage que murmures, que clameurs et qu’accusations ; chacun est prêt à venger un crime si énorme, et peu s’en faut que les zélés n’en viennent au pillage et à la violence, jusqu’à ce que le prétendu criminel soit traîné devant le juge, mis en prison, et condamné à la mort ou à la perte de ses biens. Sans doute, il est permis aux ministres de toutes les sectes de combattre les erreurs qui sont opposées à leurs croyances, et d’y employer toute la force de raisonnement dont ils sont capables ; mais qu’ils épargnent au moins les personnes. Qu’ils ne suppléent pas au manque de preuves solides, en recourant aux instruments de la force, qui appartiennent à une autre juridiction, et qui conviennent mal aux mains des gens d’Église ; qu’ils n’appellent pas au secours de leur éloquence et de leur doctrine le glaive du magistrat, de peur que, peut-être, tout en prétendant montrer leur amour pour la vérité, ce zèle trop ardent, qui ne respire que le fer et le feu, ne trahisse leur ambition, et ne découvre qu’ils cherchent la domination, plus que tout autre chose. Du moins, on aurait de la peine à persuader à des hommes de bon sens qu’on souhaite avec ardeur le salut de ses frères, et qu’on travaille de bonne foi à les garantir des flammes éternelles de l’enfer, pendant qu’on les livre ici-bas pour être brûlés vifs par la main du bourreau, et qu’on regarde cet affreux spectacle d’un œil sec et d’un air content. [27] En dernier lieu, il faut examiner quels sont les devoirs du magistrat à l’égard de la tolérance, et, certes, ils sont très importants. Nous avons déjà prouvé que le soin des âmes n’appartient pas au magistrat, s’il est vrai que l’autorité de celui-ci consiste à prescrire des lois et à contraindre par la voie des châtiments ; mais tout le monde peut exercer la charité envers ses frères, les instruire, les avertir et les persuader par de bonnes raisons. Ainsi, chacun a le droit d’avoir soin de son âme, et on ne saurait le lui ôter. Mais, dira-t-on peut-être, s’il néglige ce soin ? Mais s’il néglige la santé de son corps, et les affaires domestiques, où la société civile est beaucoup plus intéressée, faudra-t-il que le magistrat publie une ordonnance pour lui défendre de s’appauvrir et de tomber malade ? Autant qu’il se peut, les lois mettent les biens et la santé des sujets à couvert de toute insulte et de toute fraude étrangère ; mais elles ne sauraient les garantir contre leur propre négligence et leur mauvaise conduite. On ne saurait forcer personne à se bien porter, ou à devenir riche, bon gré malgré qu’il en ait. Dieu lui-même ne sauvera pas les hommes contre leur volonté. Supposons cependant qu’un prince veuille obliger ses sujets à acquérir des richesses et à se conserver la force et la santé du corps ; faudra-t-il qu’il ordonne par une loi qu’on ne consulte que les médecins de Rome, et qu’on n’ait à suivre pour sa diète que les règles qu’ils prescriront ? Faudra-t-il qu’on ne prenne aucun remède ni aucune viande, que ce qui aura été préparé au Vatican ou à Genève ? et, afin que les sujets vivent chez eux dans l’abondance et dans les délices, seront-ils tous obligés à être marchands ou à devenir musiciens ? faudra-t-il qu’ils deviennent tous rôtisseurs, ou charpentiers, parce qu’il y en a quelques-uns qui se sont enrichis à faire ces métiers-là, et que leurs familles vivent dans l’aisance ? On me dira, sans doute, qu’il y a mille moyens de gagner de l’argent, et qu’il n’y a qu’un seul chemin qui conduise au salut. C’est ce que disent, en effet, tous ceux qui veulent nous contraindre à suivre des routes opposées ; les uns celle-ci, les autres celle là : car s’il y en avait plusieurs, il ne resterait pas le moindre prétexte d’y employer la force et la violence. Si, par exemple, je veux aller à Jérusalem, et que, suivant la carte géographique de la Terre sainte, je prenne le droit chemin, où je marche de toutes mes forces, pourquoi me maltraite-t-on parce que je ne suis pas monté sur des brodequins, ou que je n’ai pas fait certaines ablutions et reçu quelque tonsure ; parce que je mange de la viande en chemin, et que je me sers de la nourriture qui est propre à mon estomac et à l’état faible et débile de ma santé ; parce que j’évite quelques détours qui me paraissent conduire dans des précipices ou des broussailles ; parce que, entre plusieurs sentiers qui aboutissent au même endroit, je choisis celui qui me paraît le moins tortu et le moins sale ; que je préfère la compagnie de ceux qui me semblent les plus modestes et de la meilleure humeur ; ou, enfin parce que j’ai pris, ou je n’ai pas pris pour mon guide un homme paré d’une mitre ou couvert d’une robe blanche ? Car, si l’on examine les choses de près, il se trouvera que ce qui divise aujourd’hui la plupart des chrétiens, et qui les anime avec tant d’aigreur les uns contre les autres, n’est guère plus considérable que tout ce que je viens de rapporter, et qu’on peut le pratiquer ou le négliger, pourvu que l’on soit exempt de superstition et d’hypocrisie, sans aucun préjudice à la religion et au salut des âmes. Ce sont, dis-je, des choses de ce genre qui entretiennent des haines implacables entre les chrétiens qui sont tous d’accord sur la partie substantielle et véritablement fondamentale de la religion. [28] Mais accordons à ces zélateurs, qui condamnent tout ce qui n’est pas conforme à leurs opinions, que de toutes les circonstances que j’ai déjà marquées, il en naisse autant de chemins opposés, qui ont différentes issues ; que faudra-t-il conclure de là ? Est-ce que de tous ces chemins, il n’y en a qu’un seul qui conduise au salut ? Eh bien, soit. Mais entre ce nombre infini de routes que les hommes prennent, il s’agit de savoir quelle est la véritable ; et je ne crois pas que le soin du gouvernement public ni le droit de faire des lois serve au magistrat à découvrir le chemin qui conduit au Ciel, avec plus de certitude que l’étude et l’application n’en donnent à un particulier. Si je suis attaqué d’une maladie grave qui me fait traîner une vie languissante, et qu’il n’y ait pour me guérir qu’un seul remède, qui est inconnu ; le magistrat sera-t-il en droit de me prescrire un remède, parce que celui qui peut me guérir est unique en son espèce, et qu’il est inconnu ? sera-t-il sûr pour moi de faire tout ce qu’ordonne le magistrat, parce qu’il ne me reste qu’un seul parti à prendre, si je veux éviter la mort ? Ce que tous les hommes doivent rechercher avec tout le soin, l’étude, l’application et la sincérité dont ils sont capables, ne doit pas être regardé comme constituant la profession d’aucune sorte de personnes. A vrai dire, la naissance rend les princes supérieurs en pouvoir aux autres hommes ; mais par la nature ils sont égaux : et le droit ou l’art de gouverner les peuples n’emporte pas avec soi la connaissance certaine des autres choses, et beaucoup moins celle de la vraie religion. Car, s’il en était ainsi, d’où viendrait, je vous prie, que les rois et les souverains de la terre sont si peu d’accord sur cet article-là ? Mais accordons, si l’on veut, que le chemin qui mène à la vie éternelle est mieux connu du prince que de ses sujets ; ou que du moins, dans l’incertitude où l’on se trouve à cet égard, il est plus commode et plus sûr pour les particuliers d’obéir à ses ordres. Cela posé, me direz-vous, si le prince vous condamnait à vous appliquer au négoce pour gagner votre vie, est-ce que vous refuseriez de lui obéir, sous prétexte que vous êtes incertain si vous réussirez ou non ? Point du tout : je lui obéirais, au contraire, de bon cœur, parce que, si le succès ne répondait pas à mon attente, il est assez puissant pour me dédommager d’un autre côté, et que, s’il a bonne envie de me tirer de la misère, comme il veut me le persuader, il lui est facile d’en venir à bout, quand même j’aurais eu le malheur de perdre tout mon bien dans le négoce. Mais il n’en est pas de même pour ce qui regarde la vie éternelle. Si je n’ai pas pris le chemin qui peut y conduire, si j’ai échoué dans cette entreprise, il n’est plus au pouvoir du magistrat de réparer ma perte, ni en tout, ni en partie. Quelle garantie peut-on donner, quand il s’agit du royaume des cieux ? [29] L’on me dira peut-être, « que ce n’est pas au magistrat civil que l’on attribue ces décisions infaillibles auxquelles tout le monde est tenu de se conformer, sur les matières de la foi et du salut, mais à l’Église ; que le magistrat civil ne fait qu’ordonner l’observation de ce que l’Église a défini, et qu’il empêche seulement par son autorité que l’on croie, ou que l’on enseigne autre chose que la pure doctrine de l’Église ; en sorte que la décision est toujours au pouvoir de celle-ci, et que le magistrat ne fait qu’obéir lui-même, et qu’exiger l’obéissance des autres ». Mais qui ne voit que ce nom d’Église, qui était si vénérable du temps des apôtres, n’a servi bien des fois, dans les siècles suivants, qu’à jeter de la poussière aux yeux du peuple ? Quoi qu’il en soit, il ne nous est d’aucun secours dans l’affaire dont il s’agit. Je soutiens que le chemin étroit qui conduit au ciel, n’est pas plus connu du magistrat que des simples particuliers, et qu’ainsi je ne saurais le prendre pour mon guide infaillible dans cette route, puisqu’il ne la sait peut-être pas mieux que moi, et que d’ailleurs il n’y a nulle apparence qu’il s’intéresse à mon salut plus que moi-même. Entre tous les rois des Juifs, combien n’y en eut-il pas qui abandonnèrent le culte du vrai dieu, et qui auraient engagé dans l’idolâtrie et la perdition tous les Israélites qui auraient eu la faiblesse de leur rendre une obéissance aveugle ? Cependant, vous m’exhortez à avoir bon courage, et vous m’assurez même qu’il n’y a point de risque, parce qu’aujourd’hui le magistrat n’ordonne pas au peuple de suivre ses règlements sur le chapitre de la religion, et qu’il ne fait qu’autoriser par une loi civile les décrets de l’Église. Mais de quelle Église me parlez-vous, je vous prie ? n’est-ce pas celle que le prince adopte, et alors ne juge-t-il pas de la religion, lui qui me contraint par les lois et par la violence de me joindre à telle ou telle Église ? Qu’importe qu’il me guide lui-même, ou qu’il me remette à la conduite des autres ? je dépends toujours de sa volonté ; et, de quelque manière qu’on le prenne, il décide de mon salut éternel. Si un Juif, par l’ordre du roi, avait sacrifié à Baal, s’en serait-il mieux trouvé quand on lui aurait dit que le roi ne pouvait rien établir de son chef sur la religion, ni ordonner aucune sorte de culte à ses sujets, qu’avec l’approbation des prêtres et des docteurs de la loi ? Si la doctrine d’une Église devient vraie et salutaire, parce que ses prêtres, ses ministres et ses dévots en parlent avec de grands éloges, et l’élèvent jusques aux nues, quelle religion pourra jamais être déclarée erronée, fausse et pernicieuse ? La doctrine des Sociniens me paraît douteuse ; le culte des catholiques romains et des Luthériens m’est suspect ; y aura-t-il pour moi plus de sûreté à me joindre à l’une ou à l’autre de ces Églises par l’ordre du magistrat, parce qu’il ne commande et n’établit rien sur la religion que de l’avis et par l’autorité des ecclésiastiques qui les composent ? Quoique, à dire le vrai, il arrive souvent que l’Église (si l’on peut du moins donner ce titre à une assemblée d’ecclésiastiques qui dressent des articles de foi) s’accommode plutôt à la cour, que la cour à l’Église. Tout le monde sait ce que fut autrefois l’Église, sous des princes successivement orthodoxes et ariens. Mais si cet exemple est trop éloigné de notre temps, l’histoire d’Angleterre nous en fournit de beaucoup plus modernes. Sous les règnes de Henri VIII, de Marie et d’Elizabeth, avec quelle complaisance et quelle promptitude les ecclésiastiques ne changèrent-ils pas leurs articles de foi, la forme du culte, et toutes choses en un mot, suivant le bon plaisir de ces princes ? Cependant ces rois et ces reines avaient des idées si différentes sur la religion, qu’à moins que d’être fou, pour ne pas dire athée, on ne saurait prétendre qu’un honnête homme, et qui craint Dieu, aurait pu, en conscience, obéir aux ordres opposés qu’ils donnaient à cet égard. En un mot, soit qu’un prince suive ses propres lumières, ou l’autorité de l’Église, pour déterminer la religion des autres, tout cela revient à la même chose. Le jugement des ecclésiastiques, dont les disputes et les animosités ne sont que trop connues dans le monde, n’est ni plus sûr ni plus infaillible que le sien ; et tous leurs suffrages réunis ensemble ne sauraient donner la moindre force au pouvoir civil : outre que les princes ne s’avisent guère de consulter les ecclésiastiques qui ne sont pas de leur religion.