[1,17] L'incertitude du sort qu'il va subir, est pour tout le monde, comme un ordre secret de se taire. Un profond silence règne déjà partout, quand Eurimède arrive dans l'appartement, conduisant Héraléon. Cet Héraléon était connu à la Cour par plusieurs traits de folie. Eurimède le présenta au Roi : "Voilà, dit-il, ce Poliarque que plusieurs paysans ont arrêté, comme il prenait la fuite". Héraléon se jeta aussitôt aux pieds du Roi, et demanda grâce. Le roi plus tranquille lui fit plusieurs questions : mon nom, répondit Héraléon, était tout mon crime, je m'appelle Poliarque". Cette réponse fit rire ceux qui étaient présents, le Roi même, se tournant vers Eurimède, lui demanda si c'était un jeu. "J'étais, dit Eurimède, à la porte du palais,: pour y recevoir Poliarque, comme votre Majesté m'en avait chargé, j'y ai vu une troupe de paysans, qui entouraient Héraléon : celui qui était à leur tête comptait donner des preuves de sa fidélité, en amenant Poliarque prisonnier. J'ai demandé à ce chef par quel occasion il l'avait rencontré, et comment il s'en était saisi. Nous allions, a-t-il répondu, ce matin à l'ouvrage, quelques-uns de nous surpris de voir un homme à cheval s'engager dans un chemin impraticable, se sont d'abord proposé de l'avertir, qu'il se trompait, dans le dessein cependant de le suivre, comme une personne suspecte ; ce cavalier voyant qu'on cherchait à le joindre, a tourné bride à son cheval, qu'il avait déjà mis hors d'haleine par les mauvais détours où il l'avait poussé. Il a aperçu une caverne assez proche de là, il a mis pied à terre, et s'y est promptement jeté, nous y sommes accourus, nous l'en avons tiré avec peine, et après lui avoir demandé qui' il était, et quelles raisons l'obligeaient à se cacher, il nous a répondu qu'il était Poliarque.. L'habit démentait le nom mais nous avons cru que c'était un déguisement pour pouvoir plus aisément échapper a ceux qui le cherchaient : nous l'avons lié sur le champ, et vous le remettons en cet état. J'ai loué la fidélité de chacun de la troupe, et les ai renvoyés. Je vous présente ce prisonnier, votre Majesté peut en prononcer le jugement. A peine Eurimède eut-il rendu compte de cette aventure, que les plus sérieux ne purent s'empêcher de sourire; tout le monde savait à la Cour que la folie d'Héraléon, était de vouloir passer pour Poliarque, il n'y avait qu'Archombrote, qui comme étranger, cherchait à s'instruire d'un fait qu'il ignorait. Méléandre qui s'en aperçut, voulait lui-même l'informer du sujet de cette méprise. Cet homme, dit-il, est fou mais sa folie à des bornes : il est économe, il entend les affaires ; qu'il agisse, qu'il parle, il ne laisse échapper aucun trait qui marque du dérangement dans son esprit ; vient-on à parler de Poliarque, vous ne le reconnaissez plus, c'est un homme dont l'imagination se trouble, il s'égare, il prétend être ce même Poliarque, et que toutes les louanges qu'on donne à ce nom,. ne sont dues qu'à lui ; que c'est lui faire une injustice que de les attribuer à une autre personne. Il y a plus de six mois qu'il est attaqué de cette maladie ; son imagination frappée lui aura fait croire que c'était lui qu'on cherchait, quand je fis allumer les feux contre Poliarque. Epouvanté il aura pris la fuite, et ces paysans qui ne le connaissaient ni pour Héraléon, ni pour un fou, l'ont pris pour celui dont il empruntait le nom, et l'ont sur le champ amené prisonnier. Mais voyons ce qu'il a à répondre. "Eh bien Poliarque" dit le Roi, "qui a pu vous engager à prendre la fuite?" "Ah ! grand Roi", répondit Héraléon, qu'avais-je fait pour donner contre moi ces ordres rigoureux, auxquels je ne pouvais me soustraire qu'en fuyant ? Peut-on me faire un crime du dessein que j'avais de me sauver ? Je m'étais flatté mal-à-propos que les mauvais habits dont j'étais revêtu, serviraient à cacher mon évasion ; pourquoi faut-il que je sois Poliarque?" Le Roi se détourna pour sourire, mais il était déjà trop attendri par ses propres malheurs, et ce premier plaisir se tourna bientôt en compassion pour cet insensé. Le médecin du Roi nommé Philippe était présent. Quelqu'un le pria d'expliquer d'où provenait la folie ; après une longue dissertation sur la disposition du cerveau, il voulut prouver que la folie n'en occupait qu'une partie et laissait le reste libre. Il y a, dit-il, dans le cerveau de ces sortes de personnes, de petites cellules, qui par leur délicatesse, ne sont que trop susceptibles des images que nous appelons fantaisies ; lesquelles étant une fois gravées sur cette substance déliée, ne peuvent presque jamais en être effacées, parce qu'ordinairement, elles ne frappent l'esprit que par quelque chose d'agréable : il n'y a qu'une seconde impression plus forte qui puisse chasser la première. Il arrive de là que ces sortes d'esprits sont presque toujours agités, et qu'ils sont gais ou tristes, selon les pensées qui viennent en foule se présenter. Un homme par exemple qui a de la disposition à la folie, s'il a un penchant dominant, comme celui de la vaine gloire, l'envie d'amasser des richesses, celle de se venger, ou quelque autre passion violente, il aura sans cesse présent à l'esprit, tout ce qui peut y avoir rapport, il se plaira à s'en entretenir : s'il s'y attache, il se trouble, et croit posséder tout de bon, ce qu'il ne faisait que souhaiter. Il se familiarise, pour ainsi dire, avec toutes ces idées, et il ne considère plus les choses comme à désirer mais comme en ayant réellement la possession. Pour cette impression, elle ne se fortifie que par l'habitude que se fait l'imagination de s'en occuper continuellement, ou par un concours violent de pensées qui la frappent tout à coup. Mais pourquoi, me dira-t-on, cette imagination ne s'égare-t-elle pas tout-à-fait ? Cela arrive le plus souvent, quelquefois aussi elle n'est troublée que par l'idée à laquelle elle s'est le plus longtemps arrêtée et comme nous voyons tous les jours qu'après une maladie, les membres les plus faibles et les plus delicats atirent sur eux toutes les mauvaises humeurs du corps, de manière qu'il n'en reste plus dans les parties les plus saines, de même Héraléon, et tous ceux qui ont quelque genre de folie, troublés par la violence d'une passion dont ils se seront occupés, envisagent tout ; d'ailleurs assez bien vivent-ils comme les- autres et ont sur le reste un jugement aussi sain que personne. On est même surpris que la prudence, qui paraît dans les autres occasions, ne l'emporte pas sur ce degré de folie, ou que ce degré de folie n'attteigne pas entièrement la raison. Vous pourriez ajouter, reprit Méléandre, qu'il n'y a personne qui n'ait quelque atteinte de folie. Il est vrai que tout le monde n'en a pas une si dangereuse que de s'imaginer être Poliarque dans ces fatales circonstances ; mais l'un rejette l'idée des Dieux, comme une idée chimérique, l'autre veut que chaque chose soit autant de Dieux ; celui-ci, qu'il n'y ait rien au-dessus du plaisir ; celui-là, que les Dieux lassent le crime impuni. Il s'en trouve beaucoup qui s'emporteraient encore sur Héraléon mais leur folie est plus conforme au genre du siècle, ils sont en cela moins excusables, ils peuvent se guérir, et n'en ont pas la volonté, au lieu qu'Héraléon, quand il le voudrait, ne le pourrait pas. Héraléon qui croit que ce discours tend à sa condamnation, demeure prostré aux pieds de Méléandre. On veut profiter de cette occasion et dissiper les inquiétudes du Roi, les uns feignent de demander la grâce de ce pauvre malheureux, d'autres de demander justice mais le Roi, à qui l'idée de Poliarque est toujours présente, croit qu'il y a de l'inhumanité à souffrir, qu'un nom si cher à la Sicile, soit plus longtemps un sujet de plaisanterie ; il renvoie Héraléon, disant que ce jeu avait assez duré, qu'il s'agissait pour le present d'affaires plus sérieuses. On avait, en effet, annoncé l'arrivée de Licogène. Le Roi, occupé de la manière dont il devait le recevoir, se retira avec Argénis dans son appartement, où, nonchalamment appuyé sur le premier siège qui se rencontra, il reprit un air plus conforme aux circonstances. Licogène était déjà dans Magella, il n'était accompagné que de quelques amis choisis, qui étaient même en petit nombre et sans armes pour mieux marquer la confiance qu'il avait dans les bontés du Roi. Sourd, dans cette occasion, aux reproches de son coeur, il n'envisageait que la clémence de Méléandre. Il était arrivé en poste, soit pour éviter l'importune lenteur d'une marche préparée, ou pour donner moins de prise à la haine et aux discours publics. Quelques favoris, entre autres Timonide, eurent l'ordre secret d'aller, comme d'eux-mêmes, au devant de lui ; ils le conduisirent dans l'appartement de Méléandre qui l'attendait. Licogène avait dans sa personne quelque chose au-dessus du commun, que l'air de confiance qu'il prit en arrivant semblait encore relever. Ayant aperçu le Roi et la Princesse, il se prosterna selon la coutume, il avança encore quelques pas avec la même cérémonie, mais le Roi qui, sous le prétexte de s'entretenir avec Argénis, était tourné de son côté, ne répondit point à ces premières démarches, jusqu'à ce que Licogène s'étant encore approché, il le reçut avec un visage ouvert, et lui donna sa main à baiser, accompagnant cette première marque de bonté de tout ce que sa clémence lui suggéra : mais ces égards et ces attentions firent reprendre à Licogène sa fierté naturelle ; il n'oublia rien pour faire sentir au Roi et à tous ceux de sa cour, qui s'étaient rendus en grand nombre dans l'appartement, qu'il était toujours le maître de rallumer une guerre qui n'était pas entièrement éteinte. Après s'être excusé légèrement sur la nécessité où il s'était vu réduit d'avoir recours aux armes, pour prévenir les mauvais desseins de ses ennemis, il ajouta qu'il ne devait espérer une véritable paix que quand il se verrait à l'abri de toutes leurs entreprises. Méléandre dit qu'il ne fallait plus songer aux anciennes démêlées, qu'il fallait même en oublier jusqu'au nom que dès le lendemain, dans le temple de Pallas, les Dieux devaient être les témoins d'une parfaite réconciliation. Ils parlèrent d'autres choses, affectant l'un et l'autre un air plus content, et sélon l'usage trop ordinaire des cours, une amitié sincère. Eurimède, par ordre du Roi, donna à dîner à Licogène, et aux Seigneurs les plus distingués de sa suite. Les premiers de la Cour s'y trouvèrent, entre autres Dunalbe. C'était un étranger, mais aussi attaché à Méléandre qu'aucun de ses sujets. Il occupait une des premières places parmi les grands sacrificateurs, et donnait autant de lustre à sa dignité qu'il en recevait d'elle. C'était un homme adroit, et consommé dans les affaires, il savait se faire des amis et les cultivait avec soin ; il était franc avec ceux dans qui il reconnaissait la même qualité ; il avait un génie heureux, et orné de ce que les sciences ont de plus solide et de plus agréable ; il avait aussi beaucoup de penchant pour les muses, et savait accorder leur entretien avec les affaires les plus sérieuses mais la fortune, par un caprice qui lui est ordinaire, se plût à traverser le bonheur d'une personne dans qui la nature avait rassemblé les plus rares talents. Il avait un oncle qui tenait le premier rang entre les ministres des Dieux, ce qui devait lui donner les plus hautes espérances ; elles qui furent enlevées. par la mort de ce parent. N'ayant plus rien à attendre de ce côté, par un second malheur, il fut employé dans une Cour étrangère, pour y négocier quelques affaires, peu s'en fallut qu'il ne succombât à la malice des temps. Le pays où il fut envoyé se souleva tout à coup. Il était presque impossible de se concilier des esprits si fort divisés, et d'apaiser des personnes animées qui n'écoutaient que la passion et leurs intérêts particuliers, il arriva cependant heureusement au port. Il se trouva en Sicile dans le temps de ces derniers troubles, et fut d'un grand secours au Roi par son attachement et par ses conseils. Un des meilleurs amis qu'il avait à la Cour, était Nicopompe qu'Eurimède avait aussi prié du repas.