[1,16] La conversation roula ensuite, mais d'une manière moins sérieuse, sur la violence de cette populace; le roi crut que l'âge et la bonne mine d'Arcombrote, et surtout son habit étranger, avaient donné lieu à cette méprise, et que des gens sans expérience, s'étaient imaginé que, puisque Poliarque était étranger il devait être aussi vêtu d'une manière différente des Siciliens. Sire, reprit Arcombrote, je ne donnerai plus occasion dans la suite par mes habits à une erreur pareille, je me conformerai à l'usage d'une cour, où je suis venu pour m'instruire. Attendez, dit le roi, que ce pays vous soit plus connu, et que par l'habitude de nous voir, notre habit vous paraisse moins extraordinaire. Tout vous surprend ici, vous avez encore l'idée frappée des manières d'Afrique, vous vous plaisez à vous-même mais après quelque séjour dans cette île vous changerez de sentiment, vous vous paraîtrez à vous-même extraordinaire, et vous vous rendrez, je suis sûr, à nos usages. Je me souviens qu'étant encore fort jeune je passai en Afrique. Je trouvai d'abord chez ces peuples quelque choie de bizarre dans un habillement si, différend du mien. Je m'y accoutumai cependant de manière que, quand je revins en Sicile, je ne pus m'empêcher de témoigner ma nouvelle surprise, jusqu'à ce que, par une autre habitude, j'ai enfin repris nos usages. Ce qui prouve l'injustice de nos préjugés, qui nous fait souvent condamner les choses qui nous sont, pour ainsi dire, étrangères, et que nous ne pratiquons pas nous-mêmes. Chaque pays n'a-t-il pas sa situation particulière ; ne doit-il pas, par conséquent, avoir des modes qui lui soient propres. Partout où l'on se trouve, la première attention, selon moi, est de pratiquer la vertu et de fuir le vice. Au reste, cher étranger, je souhaite pour la Sicile que vous puissiez trouver ici des usages et des manières conformes aux vôtres. Arsidas avait profité du temps que lui avait laissé la suite de cet entretien, pour se rendre chez la Princesse. Il la prévenait en faveur d'Arcombrote, qui, dans une première occasion, avait parlé de Poliarque dans des termes si avantageux. Argénis et Sélénisse donnaient toute leur attention à ce que rapportait Arsidas de la bravoure de ce jeune étranger, lorsque le bruit se répandit dans l'appartement de la Princesse, que Poliarque était arrêté, et qu'on l'amenait au roi. Argénis écouta cette nouvelle sans émotion, croyant que ces femmes voulaient parler d'Arcombrote, et les regardant en souriant, elle leur dit que c'était une méprise. Une d'entre elles prit la parole, et dit qu'il ne s'agissait plus de la première erreur, qu'on savait que le jeune étranger, que de paysans avaient amené à la cour, n'était point Poliarque, mais qu'il n'était à present que trop sûr, que le véritable Poliarque avait été tiré par d'autres paysans d'un lieu souterrain où il se tenait caché sous des habits empruntés, qu'on l'amenait au palais ; que quelques personnes avaient pris les devants, pour en apporter la nouvelle. Argénis fut saisie de frayeur ; Arsidas et Sélénisse sentirent ce coup presqu'aussi vivement : Sélénisse gardait un profond silence, mais Arsidas s'approchant de l'oreille d'Argénis, faut-il, Madame, lui dit-il, qu'une destinée toujours contraire rende nos soins inutiles, et l'emporte sur les mesures les mieux concertées. C'est fait de Poliarque, si vous ne prenez ouvertement sa défense ; ce lieu souterrain, ce déguisement n'annoncent que trop la vérité, je ne doute plus de son malheur. Argénis se sentit un nouveau courage dans ces dernières extrémités. Il est vrai, dit-elle, Arsidas, que lorsque le bruit de la mort de Poliarque se répandit, n'ayant plus rien à espérer, je me livrai à toute ma douleur, mais puisque ce bruit est faux, qui peut vivre à présent, et que j'ai à craindre sa perte., ne négligeons rien pour le sauver ou pour mourir avec lui. J'irai trouver mon père (mon silence était mon crime) je lui représenterai les obligations que nous avons à cet étranger, j'aurai au moins la consolation, si les Dieux sont toujours obstinés de nous frapper, d'avoir employé tout ce était en mon pouvoir pour détourner leurs injustes coups. Sélénisse alarmée craignait déjà les suites de cette démarche, elle appréhendait que le roi n'éclatât, quand il apprendrait de la bouche de sa fille des circonstances qu'on lui avait cachées avec tant de soin : mais le temps pressait, quelles raisons opposer au transport de la Princesse? Elle se remit de tout à cette même fortune qui leur avait été jusqu'alors si contraire. Argéniss sortit pour aller trouver Méléandre, après avoir envoyé au-devant quelques-unes de ses dames. Ce prince se promenait dans les jardins du palais, Poliarque que tout le monde dit être sûrement arrêté, cause les plus vives inquiétudes. Que ce roi était à plaindre ! quelle destinée plus malheureuse ! que doit-il dire ? Que doit-il faire Tout se déclare conitre lui. Les destins contraires semblent lui préparer toujours de nouveaux coups. Depuis près de deux jours il pleure Poliarque en secret, et croit avoir suffisamment satisfait par ses larmes, à l'ombre de cet innocent condamné avec tant de précipitation : mais tout conspire à renouveler ses peines et son embarras. Poliarque vit encore. Il hésite, s'il doit se rendre coupable du sang de cet étranger, ou si, n'écoutant que la voix de la justice, il faut rejeter une paix qui n'est pas encore conclue. Ceux que la jalousie animait contre ce digne favori, venaient de tous côtés faire entendre que, lui vivant, la Sicile serait toujours exposée. Arcombrote était avec le roi : il plaignait le sort de ce Prince presque autant que celui de Poliarque dont il cherchait à démêler les véritables amis. Iburrane et Dunalbe, qui venaient d'arriver à la cour, étaient aussi dans l'appartement, ils prenaient hautement la défense de Poliarque quand Argénis entra. Chacun fit place : elle parut devant le roi, et sut d'abord si bien se composer, que personne ne put pénétrer le motif qui l'amenait ; elle ne comptait s'expliquer que lorsque les circonstances l'exigeraient. Déterminée à se donner la mort, si elle ne pouvait sauver cet amant malheureux, elle en avait un air plus assuré. Elle affecta de jeter des regards fiers et menaçants sur ceux qu'elle savait être les plus animés contre lui ; leur contenance hardie lui donna même un nouveau courage pour le défendre. Les deux partis ne pouvaient plus se contraindre, on témoignait être tout ami, ou tout ennemi de Poliarque.