[1,12] Entre plusieurs moyens qu'ils imaginèrent pour faciliter l'évasion de Poliarque, celui, qui leur parut le plus sûr, fut de lui faire prendre un habit de paysan. Arsidas avait épousé une dame du pays des Brutiens et pouvait aisément conduire Poliarque à Messine, où, sans occasionner le moindre soupçon, il le présenterait à son beau-père, qui le recevrait volontiers dans son bord pour le remettre en Italie. Timoclée aussitôt les prévint sur une espèce de déguisement propre à travestir Poliarque. "Il y avait", dit-elle, "sur les confins de Panorme un voleur qui savait adroitement échapper à ceux qui le cherchaient. Il avait un triple visage, tel qu'on le rapporte de Géryon. Cet homme était entre deux âges, et n'avait presque point de barbe ; il portait toujours avec lui deux espèces de chevelures où il y avait des barbes attachées, l'une plus longue et semblable à celle d'un vieillard ; l'autre représentait celle d'un jeune homme ; il se servait avec tant d'adresse de ces différents visages, qu'il n'y avait personne qui n'y fût trompé. C'était tantôt un vieillard, tantôt un jeune homme et tantôt la véritable personne qui paraissait. Il volait impunément de tous côtés et n'était pas même soupçonné, car s'il avait commis un vol ou un assassin, sous l'apparence d'un jeune homme, il reprenait aussitôt la figure d'un vieillard et prenait au contraire celle du jeune homme, si le coup avait été fait par le vieillard. Mon père pour lors gouverneur de la province prit de si justes mesures qu'il découvrit enfin l'artifice de ce malheureux caméléon. Il fut pris et attaché à une croix. Mon père surpris de l'invention de ce voleur et de ces barbes, qui imitaient si bien le naturel, a voulu les conserver, je cours es chercher, Poliarque, elles pourront vous être de quelque utilité". Elle sortit sans attendre de réponse et revint un moment après avec ces deux visages, qui représentaient des âges si différents. On en fit essayer un à Poliarque, au désespoir de se voir enfin réduit pour sauver sa vie, à se servir de visages empruntés, et dont le crime seul avait fourni l'invention. Ce nouveau déguisement, sous lequel Argénis elle-même l'eût méconnu, leur parut si sûr qu'ils le prièrent de le prendre. Timoclée s'engagea d'apporter la nuit suivante les habits qui pouvaient y convenir, disant que Poliarque ne pouvait trop tôt les mettre et qu'il devait même prendre ses sûretés dans cette obscure demeure, afin que, si le hasard y conduisait quelqu'un, il pût, sans être reconnu, s'enfuir dans la campagne. Ils étaient sur le point de se séparer, quand Poliarque, avec la permission d'Arcombrote et de Timoclée, s'approcha de l'oreille d'Arsidas ; il voulait parler d'Argénis avec cet ami pour qui il n'avait rien de caché et qui savait déja une partie de ses sentiments. Il le conjura d'aller promptement trouver la princesse ; de lui faire connaître, qu'il était plus pénétré de la douleur qu'elle pouvait ressentir que du triste état où il se voyait lui-même réduit, persuadé de la part qu'elle avait prise à la nouvelle qui s'était d'abord répandue de sa mort ; qu'il craignait que si ce bruit venait à se confirmer il n'eût le chagrin d'apprendre les cruelles extrémités où elle se serait portée ; de lui faire part enfin du dessein qu'il avait pris d'aller, avec le secours des dieux, attendre ses ordres sur les rivages d'Italie ou même de venir, si elle le jugeait à propos, les recevoir à ses genoux, quelque risque qu'il y eût dans cette démarche. Le temps ne lui permettait pas d'en dire davantage, et Arsidas s'offrit à tout de si bonne grâce que Poliarque n'eut pas besoin de faire de nouvelles instances. Cependant, comme il était tard, Timoclée pria Artidas de remettre sou départ au lendemain, en quoi Poliarque même consentit. C'était après le souper qu'ils comptaient venir retrouver Poliarque, et lui apporter les habits que lui avait promis TiIodée. Poliarque mangeait, mais sans appétit ; Arsidas cherchait à dissiper la profonde tristesse où il le voyait plongé. "D'où vous vient", lui dit-il, "cher Poliarque, cet air sombre et abattu ? Vous faites-vous une peine de trouver votre sûreté dans un lieu obscur, et sous un déguisement emprunté ? Vous-êtes seul, vous fuyez plusieurs ennemis ; les Dieux eurent-ils honte de leur fuite, quand, pour éviter le seul Tiphée qui les poursuivait, ils se retirèrent en Égypte, où, sous la forme de mille animaux monstrueux, ils trouvèrent l'unique moyen d'échapper à sa fureur ? Voyez, je vous prie, de quelle manière vive et pathétique Nicopompe votre ami représente la frayeur qu'ils eurent, avec quel feu d'imagination il décrit les figures différentes des uns et des autres. Il lui donna aussi un livre où étaient plusieurs pièces de poésie, et avant que de le quitter, il marqua ces vers qu'il voulait lui faire : Ce superbe géant, Tiphée audacieux Se propose déjà d'escalader les cieux. :` Monts sur monts entassés tracent à ce rebelle Pour achever son crime, une route nouvelle. Les dieux, à son aspect sont saisis de frayeur A leur éclat succède une froide pâleur. Le monarque des cieux, sur ce fils de la terre, D'un bras mal assuré, lance en vain son tonnerre, D'un effroi si subit quels étranges effets ! Apollon n'attend plus de secours de ses traits Mars demeure immobile, et Minerve timide Oublie en ces moments ce que peut son égide. Les astres obscurcis, ensemble confondus Semblent se refuser aux mortels éperdus. La nature n'est plus qu'un spectacle effroyable Quand Atlas vient offrir sa cime inébranlable Pour livrer un passage aux dieux épouvantés. On voit bientôt les creux s'ouvrir de tous côtés Et la troupe immortelle, en ses vives alarmes Chercher des lieux plus sûrs, emprunter d'autres armes. Sur le dos recourbé du monstrueux Atlas, Conduits par les torrents à travers les frimas, Ils se font un chemin sur le sein de la terre ... (Craignez, craignez, grands dieux, une seconde guerre, Cette terre rebelle, a dans son sein jaloux, Enfanté le géant qui s'arme contre vous) Ainsi qu'on voit de daims une troupe timide Prendre, aux jeux du chasseur, une course rapide, Ensuite s'arrêter, attendre que le cor, Ou la clameur des chiens l'oblige à fuir encore ; Dans le plus fort du bois elle se précipite, Et croit toujours présent le danger qu'elle évite. Traversant les forêts, les plaines et les monts, Les dieux vont se cacher dans des antres profonds, Et voudraient en bannir ce reste de lumière ; Qui d'un péril prochain laisse l'horreur entière. Ce pays enrichi de fertiles coteaux Que les sept bras du Nil arrosent de leurs eaux Qui vit du genre humain la première origine, Quand Phébus l'anima d'une flamme divine, Fut l'endroit où les dieux fixèrent leur séjour. Pan lui-même avec peine y rassembla sa cour, Les Faunes, les Silvains et les Hamadriades Y coururent suivis des timides Naïades. Non loin se présentait un asile charmant Où des troupeaux nombreux errant tranquillement Au fin des chalumeaux de leur guide fidèle se nourrissaient des dons de la saison nouvelle. Ce spectacle frappa le souverain des dieux Surpris, il voit régner en ces aimables lieux Un bonheur à l'abri des soins et des alarmes, Le trouble qui l'agite en augmente les charmes. Heureux troupeaux, dit-il, que votre sort est doux ! Oui le dieu du tonnerre en est même jaloux. Ces lieux sont-ils marqués des fureurs d'un rebelle ? Fuyez puissance, honneurs, fuyez gloire cruelle, On est bien plus tranquille avec moins de grandeur. Il dit, et dans l'instant, sous un voile trompeur; Il se dérobe aux yeux de toute l'assemblée, Et fait d'un cri nouveau retentir la vallée : Deux cornes sur ce front, dont le seul mouvement Faisait trembler la terre, en font tout l'ornement. On voit le souverain de toute la nature, s'y soumettre à son tour, prendre une autre figure, Sous le voile emprunté d'une blanche toison, s'attacher promptement à l'émail du gazon. Devenu plus hardi par cette ressemblance, Du Titan furieux il brave l'insolence. Apollon applaudit, il allait l'imiter, Mais sur terre, pour lui, tout est à redouter ; Il emprunte aussitôt du corbeau le plumage, s'élève dans les airs, et pour heureux présage Bat de l'aile trois fois sur la tête des dieux, Que dans ce vil état méconnaîtraient les cieux. Enfin, qui le croirait ! chaque dieu prend la forme, L'un d'un simple bélier, l'autre d'un monstre énorme, Un dieu d'un autre dieu redouble la frayeur ; Ils n'osent s'approcher, ils frissonnent d'horreur, Dans l'excès imprévu de leurs nouvelles peines De leurs cris différents retentissent les plaines Tandis que leurs autels fument du vain encens Que le mortel trompé donne à ces dieux absents.