[1,10] 1. Elle avait déjà un air plus tranquille quand une de ses femmes se présenta à la porte du cabinet pour l'avertir de l'arrivée de Méléandre. Argénis en sortit et parut dans l'appartement avec un visage plus serein que ne le permettaient même les circonstances présentes de l'état : soit qu'elle crût pouvoir plus aisément cacher, sous ces dehors contents, les larmes qu'elle venait de verser, ou qu'elle espérât que dans ce combat d'une véritable douleur et de la joie affectée qu'il fallait lui opposer, ses gestes et ses paroles prendraient le juste milieu. Elle traversa la garde, et vint au devant du roi. Sitôt qu'elle l'aperçut elle se jeta â ses genoux et lui baisa la main : le roi releva la princesse et après plusieurs marques d'amitié, il lui demanda des nouvelles de sa santé et dit qu'il la trouvait changée ; que c'était apparemment une suite des inquiétudes que lui avaient causées les troubles de l'état ; elle répondit qu'il était difficile de n'en pas avoir de véritables, lorsqu'on voyait, dans une même personne, son père et son roi, exposé à tous les hasards de la guerre et qu'elle n'avait pas cessé, durant ce temps, de faire des voeux au ciel pour la conservation de sa vie et pour le bonheur de ses armes. Trouvant dans cette occasion un prétexte pour répandre des larmes, elle laissa couler avec liberté celles qu'elle s'était d'abord efforcée de retenir. Le roi lui dit que, puisque les dieux lui avaient été favorables, elle songeât désormais à reprendre ces grâces que les malheurs d'un père semblaient avoir un peu altérée. Le peuple qui était accouru en foule au palais, ne respectait pas moins la vertu de la princesse et cette douceur répandue sur son visage, que l'âge avancé et la majesté de Méléandre. Argénis avait, en effet l'adresse de ménager ses regards, de manière que le peuple était charmé d'avoir cela de commun avec tous les seigneurs, qui avaient accompagné le roi, de recevoir de la princesse des marques de bonté proportionnées. 2. Le roi environné de courtisans qui s'étaient rendus au château, ou pour complimenter sa majesté, ou pour lui demander des grâces fut contraint de s'arrêter dans le vestibule. Il y avait dans cet endroit une fontaine qu'on admirait autant pour son travail que pour la beauté de ses eaux. On prétend que Dédale en fut l'ouvrier et qu'il avait mis en oeuvre toute soi industrie, par reconnaissance pour Coccale qui l'avait reçu chez lui. Les eaux jaillissaient à la hauteur de leur source et tantôt en passant par plusieurs petits canaux, elles formaient mille figures différentes ; tantôt elles retombaient avec violence et faisaient une espèce d'écume qui rendait leur couleur semblable à celle des eaux de la mer. C'était là, où, comme dans une autre mer, on apercevait Galathée pleurant son cher Acis, étendu sur le rivage et qui formait un fleuve de l'eau qui sortait en abondance de sa bouche et de l'endroit de sa blessure. Sur le bord du bassin on voyait une représentation du Cyclope Poliphème appuyé sur son rocher et qui semblait prêter quelque attention aux plaintes de Galathée ; elles étaient gravées sur un marbre. 3. Des monstres des forêts, monstre le plus sauvage, Mes larmes, mes soupirs n'ont donc pu te toucher ! Ton cœur plus dur que ton rocher sur mon amant vient d'assouvir sa rage, Ignorant du destin l'irrévocable loi, Tu crus sur un mortel exercer ta vengeance, Connais mieux ta victime et toute sa puissance; Éprouve un Dieu vengeur qui va s'armer pour moi. Dans ces ondes je vois l'objet de ma tendresse, De ses cheveux flottants j'y reconnais la tresse, Trop heureuse fontaine, ah!, coulez lentement Votre cours suspendu calmera mes alarmes, Vous possédez un Dieu rempli de charmes Vous possédez mon tendre amant. C'est lui-même et son sang, sous sa couleur nouvelle Conserve encore une flamme fidèle. Cher Acis vous fuyez, mille flots confondus m'enlèvent tout espoir, je ne vous verrai plus.... Privée hélas de l'objet que j'adore Je sens déjà que mon coeur agité Paye trop cher cette divinité Dont le destin aujourd'hui vous honore ; Je crains que le mortel n'ait eu plus à souffrir par l'atteinte d'un coup terrible, Que le Dieu ne sera sensible A l'encens qu'on lui doit offrir. 4. A ce tendre spectacle Argénis sentit une secrète émotion, elle se rappela la mort de Poliarque, et, tandis que le roi était occupé à répondre aux différentes personnes, qui s'étaient rendues auprès de lui, elle s'abandonnait aux plus tristes réflexions. Elle se regardait comme une autre Galathée qui pleurait plus qu'un Acis. Mais quel était ce Polyphème ? Quoiqu'elle se représentât, sous ce nom, Licogène, elle ne se remettait cependant qu'avec peine les ordres que son père avait donnés contre Poliarque. Le roi était déjà dans les appartements, où l'on avait étendu plusieurs tapis. Il n'avait retenu que ceux qui l'accompagnaient ordinairement, il s'en sépara même pour quelques moments, voulant s'entretenir seul avec Argénis. Votre âge, lui dit-il, ma chère Argénis, et votre sexe m'ôteraient, ce semble, la liberté de vous confier les affaires les plus importantes de l'état, mais l'heureux caractère que j'ai toujours admiré dans vous, la manière dont vous avez été élevée et à laquelle vous avez si bien répondu, me font aisément passer par dessus ces préjugés : d'ailleurs c'est vous que regarde après moi le soin de ce royaume, vous êtes destinée pour commander un jour à des hommes. Commencez dès à présent à partager mes peines, prenez part aux travaux qui sont inséparables de la couronne et surtout apprenez à garder le secret, qualité essentielle pour ceux qui veulent régner. Nous sommes à plaindre, si nous ne savons nous accommoder au temps, les circonstances présentes nous obligent a user de ménagement, au milieu même des insultes qu'on nous fait. Il faut quelquefois savoir plier pour n'être pas entièrement renversé. Vous savez que Licogène s'est révolté, que plusieurs villes ont suivi son exemple ; j'ai outre cela des preuves trop certaines de la trahison de plusieurs de ceux qui composent ma cour ; j'ai même dans mon conseil des perfides qui m'observent plutôt comme leur captif que comme leur roi. Le dernier combat devait faire sentir à Licogène, ce que je pouvais sur lui, il était vaincu et sans la nuit qui survint, il ne pouvait plus résister à mon armée victorieuse. Plusieurs de ceux que j'avais honorés de ma confiance, ne purent dans cette occasion déguiser leurs sentiments : ces traîtres disaient hautement que le parti le plus sûr était de faire la paix, qu'une partie considérable du peuple trempait dans la révolte, qu'il était plus à propos de le conserver, que de l'exciter de nouveau en le réduisant au désespoir. Il s'en trouva même d'assez hardis, pour vouloir justifier Licogène, ajoutant que le combat où il avait été défait, ne le mettait point hors d'état de continuer la guerre et que, quoiqu'on pût aisément parvenir à sa perte, il était néanmoins dangereux de l'entreprendre; que les Siciliens ne souffriraient pas impunément qu'on leur enlevât celui qui avait toute leur confiance, qu'ils seraient beaucoup plus animés, pour en venger la mort que pour le soutenir vivant dans tout son éclat : que je devais profiter de cette occasion ; que la victoire que je venais de remporter devait m'engager à faire une paix, dont mes sujets me rapporteraient tout l'honneur. Oui, Argénis, je fais cet aveu, je tremblai plus au milieu de mon conseil que quand je vis paraître devant mon camp les drapeaux de Licogène. Je sentais qu'on perdait le respect et j'avais à craindre de plus grands maux, si je voulais paraitre y faire attention. Vous seule, ma fille, étiez mon objet et je n'eusse jamais consenti à la paix, si je n'avais eu que mon rang et ma dignité à soutenir mais j'avais à maintenir sur le trône une princesse que j'aime. Ils n'attendirent pas que je leur fasse mes propositions, comme leur roi et leur vainqueur, ils m'en présentèrent de la part de Licogène, en voici le contenu. Que Méléandre soit de plein droit le maître de toute la Sicile ; que Licogène soit rétabli dans sa premiere faveur ; qu'on lui conserve toutes ses charges, son gouvernement sur mer et celui de Siracuse; qu'on lui donne deux villes en otage, Erbesse et Héraclée avec leur garnison ; ils demandaient encore une amnistie générale. 5. Il ne me convenait point de travailler en personne à ce traité, et mes malheurs me réduisaient à l'accepter. Dans l'incertitude de ce que j'avais à faire, Iburrane et Dunalbe ménagèrent les choses de manière que je me trouvai satisfaire en même temps à mon rang et à ma destinée. Je prévoyais que le bandeau sacré qu'ils portaient l'un et l'autre, les engagerait plus volontiers à devenir les arbitres d'un accommodement entre mon armée et celle de Licogène et qu'étant étrangers ils seraient moins suspects ; je leur envoyai mes dépêches à Panorme où ils étaient. Ils comprirent aisément mon dessein, et sous le prétexte de plusieurs entrevues qui paraissaient nécessaires, ils se rendaient tantôt à la cour et tantôt auprès de Licogène, à qui ils faisaient entendre qu'ils m'avaient enfin déterminé et, comme malgré moi, à faire ce qui dans le fond m'était le plus avantageux. J'ai consenti à tous les articles du traite, excepté celui qui concernait les garnisons d'Erbesse et d'Héraclée, qui ne devaient être que de deux compagnies. Parlà je donnais des preuves de ma clémence à un ennemi qui commençait à revenir, et je me mettais à couvert de l'invasion des légions entières qu'il aurait pu mettre sur pied, sous l'apparence de garnisons. J'avais chargé de ce traité les députés qui étaient venus de la part de Licogène, leur ayant prescrit de revenir le lendemain me rendre réponse. Ils revenaient en effet, quand, par une suite du malheur toujours obstiné à me poursuivre, ils rencontrèrent Poliarque. Argénis, à ce nom, changea de couleur et feignit une toux violente, afin qu'on imputât à cette agitation affectée, le rouge qui lui monta au visage. 6. Méléandre après avoir attendu que cette toux fût apaisée, reprit ainsi la parole. Par un malheur que je ne puis comprendre, je ne sais même encore si c'est une simple méprise ou un dessein prémédité. Quoiqu'il en soit, Poliarque se battit contre ces députés, et en laissa trois étendus sur la place ; les deux qui échappèrent à ses coups, vinrent à bride abattué me demander justice ; ils remplirent en arrivant le camp de leurs cris osant presque m'accuser de trahison. J'assemblai sur le champ mon conseil et eus le mortel déplaisir de voir qu'on prenait hautement le parti de Licogène. Le plus grand nombre des voix était pour punir Poliarque, de crainte, disait-on, que peuple ne crût ce coup ménagé par mes ordres ; on allait même jusqu'à demander sa tête, et les traîtres que j'avais auprès de moi, s'en expliquaient d'un ton si absolu qu'ils semblaient me donner un ordre plutôt qu'un conseil mais je ne pouvais penser à Poliarque que je ne me rappelasse en même temps l'obligation que je lui avais de la dernière victoire sur ce rebelle. D'ailleurs, je lui connaissais une vertu à l'épreuve et qui ne me permettais pas de le soupçonner de trahison. Cléobule, Eurimède et ceux, qui dans mon conseil n'avaient en vue que le bien de l'état, ne pouvaient croire que Poliarque fût coupable, leur avis était qu'il comparût, voulant lui laisser la liberté de se justifier. J'inclinais pour ce dernier parti : je dis qu'il était hors d'exemple de condamner une personne sans l'avoir auparavant entendue, quand il s'éleva un murmure entre les ennemis de Poliarque, qui osèrent ensuite, d'un ton plus animé, me représenter que de différer la punition du coupable, c'était le soustraire a une juste vengeance ; qu'on ne devait pas croire qu'il eût la témérité de paraître aprs un coup aussi hardi ; que même, si on n'y mettait ordre de bonne heure, il y avait à craindre qu'il ne sortît de île, pour aller jusques dans son pays se glorifier de l'insulte qu'il aurait faite impunément à la Sicile. 7. Sur ces avis différents, je dis que Poliarque étant absent, ce serait en vain que je prononcerais contre lui un dernier jugement. A ces mots plusieurs répondirent qu'il n'y avoir point à balancer, qu'il fallait prévenir sa fuite par des ordres donnés sur le champ, et, dès la première nuit, faire allumer les feux publics ; que ce serait un avertissement ; qu'on prendrait ces sûretés sur tous les ports et que le châtiment de Poliarque apprendrait aux étrangers qu'il dl permis de punir le crime partout où il est commis. Je crus, Argénis, qu'il était de l'intérêt de Poliarque que je consentisse à ce que la pluralité demandait, de crainte d'exciter par mon refus des personnes déjà transportées de fureur, à se venger par elles-mêmes. Faire allumer les feux publics, c'était lui donner du temps, je lui laissais la liberté de se justifier et le retirais des mains d'uit parti, qui n'était que trop animé contre lui. Je donnai mes ordres pour la nuit suivante mais j'eus la consolation de voir tous les soldats ne les suivre qu'à regret, et plaindre par avance la malheureuse destinée de ce jeune étranger. J'attendais, je l'avouerai, de meilleures nouvelles, quand Timonide est arrivé de grand matin dans le camp et m'a appris que Poliarque avait été englouti dans les eaux de I'Himère. 8. Que devint Argénis à ces dernières paroles ? Elle ne put contraindre ses sentiments, elle laissa échapper quelques soupirs, et tomba évanouie. Méléandre jetta aussitôt un cri, quelques femmes accoururent et portèrent leur maîtresse sur un lit ; l'eau qu'on lui jeta sur le visage et l'attention qu'on eut à la délasser promptement, la soulagèrent, en sorte qu'une sueur froide, dont elle avait d'abord été surprise par tout le corps, se dissipa. Méléandre durant ce temps s'informait de Sélénisse ce que c'était que ce mal, et si Argénis en avait déjà été attaquée. Il dit que, pendant qu'il l'avait entretenue, il avait remarqué une grande altération sur son visage, un air inquiet, des yeux égarés et qu'elle avait même changé plusieurs fois de couleur. Sénélisse par un déguisement officieux répondit que la princesse ne mangeoit presque point depuis deux jours ; que c'était apparemment quelque révolution subite ; qu'après tout il ne fallait point s'alarmer et qu'elle savait par expérience que cet évanouissement était de peu de durée, sans être sujet à des suites fâcheuses. 9. Le roi était dans cet embarras quand on vint lui présenter des lettres de la part de Licogène. Ce rebelle lui marquait qu'il était prêt de venir dans le temple de Pallas, (déesse à laquelle le roi avait une dévotion singulière) dans le dessein d'y jurer une paix sûre et constante ; et que si sa majesté l'agréait, il se rendrait le lendemain à la cour. Le roi fit réponse qu'il l'attendrait ce même jour. Le courier parti, il fit appeler Eurimède, homme d'exécution et heureux dans tout ce qu'il entreprenait, ce qu'il avait fait connaître dès sa jeunesse, ayant mérité, tant à la course des jeux Olympiques qu'à la lutte à ceux de Corinthe, les couronnes qu'en remportent les victorieux ; aussi le roi l'avait-il honoré de sa confiance, en lui donnant la charge de capitaine de ses gardes et le gouvernement de la plupart des villes qu'il avait conquises : grâces auxquelles ce favori répondait par une fidélité et un attachement inviolables. Le roi lui donna les ordres qu'il jugea nécessaires, entre autres de veiller sur la garde commandée pour la nuit suivante, et de ne poser en sentinelle que des gens d'une fidélité éprouvée. Il lui ordonna aussi de doubler la garde et surtout d'observer si Licogène n'exciterait point quelques troubles à son arrivée ; qu'il était à craindre qu'il ne vînt fondé plutôt sur .a confiance qu'il avait en ceux de son parti que dans un sincère dessein de conclure la paix. Après avoir donné ses ordres, voyant qu'Argénis se portait mieux, i1 voulut, pour se dissiper, souper avec elle, comptant donner au repos le reste de la nuit, autant que l'état présent des affaires lui en laisserait la liberté. Argénis passa cette même nuit dans la plus cruelle agitation.