[1,7] CHAPITRE VII. Étant arrivé à la porte qui répondait dans la campagne, Timoclée montra à Arcombrote la manière de l'ouvrir, en levant deux barres, qui soutenaient la pierre d'entrée, et qui la retenaient de manière qu'on ne pouvait l'enfoncer par dehors. Arcombrote l'ayant rangée, Timoclée sortit, tenant à la main un flambeau allumé, qu'elle cacha sur le champ, comme elle en était convenue avec Poliarque, de crainte qu'une lumière aperçue en cet endroit et à cette heure ne fît naître quelques soupçons. Poliarque qui ne s'était point écarté du chemin qu'on lui avait indiqué, était au bord du fleuve et attendait le signal, il joignit aussitôt Timoclée. Ils balancèrent quelque temps sur ce qu'ils devaient faire des chevaux qui avaient amené Poliarque et Gelanore. Quand Gelanore prenant la parole : "choisissez", dit-il, "un endroit plus commode pour délibérer. Je vais attacher les chevaux à un des aunes qui bordent le fleuve. Il revint dans le moment et descendit avec Poliarque et Timoclée dans le lieu souterrain. Après en avoir remis la pierre, ils songèrent à prendre des mesures. Poliarque jugeait à propos de renvoyer Gelanore, pour examiner tout et s'informer pour quel crime, pour quel sujet le Roi était si fort animé contre lui; et si dans son malheur il pouvait encore compter sur quelques amis". "Ce parti", dit Timoclée, "me paraîtrait le plus sût', si en voyant Gelanore, on ne devait pas d'abord lui demander où est son maître. Je ne doute point qu'il ne vous soit attaché, mais sa fidélité est-elle à l'épreuve des tourments?" Gelanore, sensible à la défiance de Timoclée, répondit avec fermeté que les menaces, ni les tourments ne seraient pas capables de lui arracher un secret d'où dépendait la vie de son maître, qu'il se flattait d'en imposer, en paraissant dans la ville comme un homme abandonné à son désespoir : que si quelqu'un inconnu, ou suspect, venait lui demander des nouvelles de Poliarque, il ne lui répondrait autre chose, si non que son maître avait perdu le jour ; réponse que cet asyle obscur pouvait autoriser; que si on le pressait davantage sur les circonstances de sa mort, il dirait qu'il a été malheureusement englouti dans les eaux du fleuve Himère ; que sur la première nouvelle qu'on le cherchait par ordre du Roi, il était entré de nuit dans le fleuve, espérant y trouver un gué, et qu'il avait été entraîné par les eaux (elles étaient très hauts pour lors et donnaient à cette fausse nouvelle plus de vraisemblance); "je pourrai ajouter", dit-il, "qu'il me fut impossible en ce moment, de tirer du péril mon maître que je voyais à la merci des flots. J'espère que cette invention réussira, le bruit de votre mort sera bientôt répandu, nous devons le souhaiter, vos ennemis se croiront vengés, et ceux qui plus indifférents élèvent volontiers un mérite qui ne fait plus d'ombrage, vous rendront, après cet accident supposé, toute la justice qui vous est due. On congédiera les sentinelles qui sont dans les ports, et sur les vaisseaux ; on ne songera plus à exécuter les ordres rigoureux du Prince, et vous pourrez, avec plus de sûreté, ou vous tenir caché, ou prendre le parti de la fuite. Quel genre de mort peut-on imaginer qui vous soit plus favorable que celui qui, sans laisser de vous aucunes traces, vous fait disparaître tout entier ? A l'égard de votre cheval, je le laisserai aller, comme si par votre mort, il eût recouvré sa liberté". 2. On approuva le dessein de Gelanore. Poliarque ajouta seulement que s'il rencontrait Arsidas, celui de toute la Sicile, dans qui il avait le plus de confiance, il lui dit la vérité, et le priât de venir consoler un ami malheureux, mais innocent ; s'il n'en avait point la liberté, de l'informer au moins de tout ce qu'il savait à son sujet. Arcombrote ne crut pas à propos que Gelanore revint par la même entrée, il disait qu'on ne pourrait l'entendre, que, si quelqu'un l'apercevait dans un endroit dont l'issue était inconnue, il en serait examiné de plus près ; que le plus sûr était de se rendre chez Timoclée, d'y jouer le même rôle, affectant de donner des larmes à un maître qu'un accident si funeste venait de lui enlever. Ils délibérèrent ensuite art sujet des domestiques que Poliarque avait à son service et des meubles qui étaient dans sa maison, car ce Seigneur qui cherchait à répondre par sa magnificence à l'honneur que le Roi lui faisait quelquefois d'y venir, l'avait meublée superbement. Comme il ne se fiait à aucun de ses domestiques qui lui étaient tous ou étrangers ou inconnus, et que portant toujours sous ses habits quelques pierres de prix et plusieurs pièces d'or pour le besoin, il comptait peu sur ce qu'il y avait de précieux dans sa maison ; Gelanore eut ordre de ne s'oposer à rien, soit que les domestiques voulussent en enlever les meubles, ou qu'on les confisquât par l'ordre du Roi, mais de se retirer comme une personne qui ne veut qu'éviter l'embarras d'une maison en désordre. Ces mesures prises, ils congédièrent Gelanore. Arcombrote et Timoclée ne voyaient qu'avec peine le triste moment où il fallait se séparer de Poliarque. Le temps approchait où les valets de Timoclée devaient se rendre à leur ouvrage ; il y avait à craindre que par une bizarrerie du sort, il ne se rencontrât parmi eux plus d'exactitude, et de vigilance qu'à l'ordinaire ; le moindre ioupçon eût été de la dernière conséquence. Avant que de se séparer, Arcombrote et Timoclée cherchèrent par toute sorte de moyens à consoler Poliarque : ils l'excitèrent à s'armer de courage et à se servir de cette grandeur d'âme, qui nous fait mépriser les revers de la fortune, surtout, lorsqu'exempt de reproches, nous ne sommes malheureux que par son caprice. Ils lui promirent de revenir le plus souvent qu'il leur serait possible. Timoclée avait pourvu à ce qu'il pût reposer commodément, et à ce qu'il ne manquât pas de lumiere ; et après avoir repris avec Arcombrote le même chemin, par où ils étaient venus, ils se retirèrent dans leur appartement. Poliarque se voyant seul dans cette triste et sombre demeure, ne put retenir sa colère, il s'abandonna à tout son chagrin ; l'idée même de la mort l'effrayait moins que cette vie languissante et malheureuse à laquelle il se voyait condamné.