[1,6] CHAPITRE VI. 1. Arcombrote après la lecture de ces vers s'était arrêté à considérer cette obscure retraite, mais l'inquiétude où l'avait jeté le malheur de Poliarque, le rappela bientôt à lui-même. Timoclée lui raconta que, quoique Poliarque fût étranger, personne n'avait été dans une plus haute faveur auprès du Roi, qu'on n'en avait d'abord témoigné aucune jalousie, mais que ce vice si ordinaire dans les cours éclatait enfin. Quel caprice de la fortune ! pourquoi payer si cher le titre de favori ? La confiance du prince ne servira-telle qu'à rendre malheureux celui qu'il veut en honorer ? L'expérience ne le prouve que trop reprit Arcombrote. Quelle est la cour, qui depuis quelques années ne se soit vue exposée à cette maligne influence ? Il est vrai, dit Timoclée, mais les suites en ont toujours été funestes pour les sujets, ou pour les rois mêmes. Quelle destinée ! un jeune homme du mérite de Poliarque trouve son malheur sous un prince si généreux ! en vain citerait-on ici l'exemple des Lydiens, ce couple infortuné, qui fut puni dans une cour étrangère. Leur bonheur fit leur crime, ils ne surent point en user avec modération ; l'homme nageait dans son sang aux portes da palais, tandis qu'on faisait sortir la femme de prison pour périr par la main des bourreaux. Je ne vous parle point d'un événement qui vous soit, je crois, inconnu ; mais dans Poliarque je vois un malheureux qui ne mérite point de l'être. Les Lydiens étaient prêts de monter sur le trône, il ne leur manquait que le nom et la pourpre; ils se regardaient déjà comme des souverains qui allaient donner la loi aux nations. Aveugles qu'ils étaient, ils méprisaient la jeunesse d'un prince, qui pouvait affermir un jour sa puissance et qui en effet, pour coup d'essai, a su si bien la recouvrer. Poliarque a-t-il eu l'ambition de s'emparer de la couronne ? A-t-il jamais songé à se faire un parti ou à s'assurer d'un lieu de défense d'où il pût ménager quelque révolte ? Il n'a voulu être regardé dans la Sicile que comme un étranger qui n avait pas dessein de s'y arrêter ; il s'est contenté d'y donner des preuves d'un véritable courage. Le couple Lydien en a agi bien autrement, aussi bien que les Phrygiens dont la fortune s'est jouée également. 2. "Voulez-vous parler", dit Arcombrote, "de ce Phrygien et de sa femme, qui furent tous deux convaincus d'avoir voulu empoisonner le roi, et qui ne seraient sortis d'une cour, où ils avaient auparavant une autorité absolue, que pour être exécutés sur un échafaud, si le roi par les suites d'une bonté, dont ils s'étaient rendus indignes, n'eût changé leur arrêt de mort en une prion perpétuelle". "C'est eux-mêmes que j'avais en vue", reprit Timoclée, "vous savez jusqu'où ils portèrent leur aveuglement ; l'un, en oubliant son premier état, regardait l'amitié des personnes même les plus distinguées comme une chose fort au-dessous de lui ; la femme, de son côté, s'était fait un front contre tout ce qu'on pouvait dire de son premier mariage qu'elle avait fait casser. L'un et l'autre méprisaient la colère des dieux et ne songeaient point à apaiser Junon justement irritée. 3. "Ces événements", dit Arcombrote, "devraient nous frapper mais, pour être trop fréquents, on les voit avec moins de surprise. Jetez les yeux sur la cour d'Aquilius ; voyez celle d'Hippophilus, de quoi a-t-il servi aux premiers seigneurs de ces deux cours, quand ils ont vu expirer, pour ainsi dire, le pouvoir absolu qu'ils s'y étaient ménagé, de chercher une place parmi les prêtres distingués par leur pourpre ? Ils se flattaient d'y être à l'abri des derniers revers de la fortune mais cette démarcher n'a servi qu'à rendre encore plus remarquables les tristes débris de tant d'honneurs perdus. Pour moi, je ne serais jamais assujetti à ce ridicule entêtement de certains sujets, qui ne voient qu'avec indignation ceux que la faveur du prince élève au dessus des autres, qui ont même quelquefois l'insolence de lui porter leurs plaintes et leurs reproches sur la préférence qu'il veut bien leur donner. Cruelle destinée des princes ! seront-ils donc privés des douceurs d'une amitié et d'une confiance qu'ils seraient en droit d'attendre de ceux qu'ils ont comblés de bienfaits ? N'auront-ils pas la liberté de jouir d'un des plus grands bonheurs de la vie et ce même bonheur n'est-il réservé que pour nous particuliers ? Nous sommes ravis de voir Philoctète attaché à Hercule et Patrocle ami d'Achille. Il y a peu de héros qui n'aient senti quelque prédilection pour quelqu'un de ceux qui les approchaient, qui n'aient même choisi un ami fidèle, à qui ils pussent confier ce qu'ils avaient de plus secret". 4. "Cette jalousie", reprit Timoclée, "sous l'apparence du bien public, cache un véritable orgueil où l'amour propre a plus de part que le zèle de la patrie. Combien en voit-on qui, voulant parler contre les favoris, se déchaînent aussi contre les rois ? Et par là donnent à r:connaître que ce n'est pas tant l'élevation des autres que le tort qu'ils prétendent qu'on leur fait, qui les anime. Un prince cependant, que pourra-t-il seul dans les affaires importantes de l'état ? Avec une expérience consommée, avec la pénétration la plus vive, s'il refuse un second, n'est-il pas à craindre qu'il ne succombe sous le poids d'un fardeau si pesant ? Qu'il éprouve ceux qu'il veut admettre dans sa confidence, leur connaît-il un attachement sincère, qu'il les protège ouvertement contre la haine et la jalousie de leurs ennemis ; se rendent-ils indignes de son amitié, plus de ménagement, qu'il les traite avec la dernière rigueur. Vous êtes peut-être surpris, Arcombrote, de voir une femme entrer dans ce détail, mais ayant été élevée à la cour, j'ai souvent entendu agiter cette matière entre personnes, que l'expérience m'a fait depuis reconnaître pour très éclairées. La cruelle situation de Poliarque, qui nous conduit ici est assurément sans exemple. Rendons justice à Méléandre, c'est un prince droit et équitable mais Poliarque n'a-t-il pas toujours donné des preuves de son attachement et de sa fidelité ? Peut-on lui reprocher de s'être laissé aveugler par la haute fortune où il était élevé ? Ce sont les seuls destins que j'accuse ici, eux seuls l'ont réduit à cet état malheureux". 5. Arcombrote, qui durant cet entretien avait entendu le murmure de quelques eaux, qui coulaient assez proche de là, demanda à Timoclée d'où provenait ce bruit, et s'il se faisait toujours entendre. Il regardait à terre, autant que la lumière du flambeau le lui pouvait permettre, de crainte de s'engager dans quelque mauvais pas. "C'est une fontaine", dit Timoclée, que forme ici la quantité des eaux qui coulent incessamment des montagnes voisines et qui, par différents canaux, se répandent ensuite dans les campagnes éloignées. Cette fontaine es1 d'un grand secours pour ceux que le malheur aurait conduits ici". S'étant un peu avancé, Timoclée montra à Arcombrote une grande pierre creusée, pour recevoir l'eau de cette fontaine, et la distribuer ensuite dans leurs canaux. La grosseur de cette source qui coulait sans interruption, la pureté, la fraîcheur de ses eaux surprenaient d'autant plus Arcombrote, qu'il arrivait d'Afrique, pays extrèmement sec et où se rencontrent peu de fontaines. Avant que de joindre Poliarque, il voulut se donner le plaisir de mettre sa main dans cette eau. Il avança la bouche dans l'endroit où elle paraissait couler plus lentement, et enfin échauffé qu'il était de mille inquiétudes, d'avoir veillé toute la nuit, il ne pût s'empêcher d'en boire. Timoclée lui représenta qu'il pourrait en être incommodé et sur ce qu'elle le vit fort attentif à considérer cette fontaine. "Mes ancêtres", lui dit-elle, n'ont pas seulement ménagé cette endroit comme un simple passage qui ne dût servir que pour une fuite précipitée, ils y ont pratiqué toutes les commodités nécessaires à une personne que sa fortune aurait réduite à y vivre un temps plus considérable. Voyez cet endroit voûté et lambrissé de crainte que la trop grande fraîcheur et l'humidité de la terre ne pussent nuire". Arcombrote eut la curiosité d'entrer dans ce caveau, qui était sur la droite et qui paraissait détaché du reste du lieu. L'obscurité, qui y régnait et que pouvait à peine dissiper la lumière que tenait Timoclée, le saisit d'abord ; il ne put en supporter la vue, il lui échappa même quelques soupirs, quand il songea quel était celui que les destins avaient condamné à devenir l'hôte d'une si triste demeure. Timoclée pénétrée de douleur ne put en ce moment retenir ses plaintes. "Ah !" dit-elle, "funeste réduit, tu vas donc recevoir Poliarque, et cacher sous ces épaisses ténèbres un héros que la lumière la plus pure ne saurait assez éclairer, deviens pour lui un asile sûr et que sa disgrâce serve à te rendre célèbre". "O fortune" ajouta-t-elle, "quelle est ta puissance ! Faut-il t'implorer au milieu de tes plus vives insultes ? Tu as forcé ce jeune malheureux à se retirer dans ces sombres lieux, souffre par pitié qu'il y conserve des jours qu'il a été sur le point de perdre par ton caprice".