[1,0] L'ARGENIS de BARCLAY. LIVRE PREMIER. [1,1 CHAPITRE I. Rome n'était pas encore la maîtresse du monde, et l'Océan ne se voyait point réduit sous l'obéissance du Tibre, quand à l'entrée de la Sicile, dans l'endroit où le fleuve Gélas se décharge dans la mer, un vaisseau étranger mit à bord un jeune homme, dont l'air et le port n'avaient rien que de noble et de gracieux. Quelques domestiques, aidés des matelots, transportaient son équipage de guerre et conduisaient à bord ses chevaux. Ce jeune homme qui n'était point fait au travail de la mer, s'était couché sur le sable, et cherchait, par quelques moments de repos, à se remettre des fatigues que lui avoir causé le mouvement du vaisseau ; quand un grand cri interrompit d'abord son sommeil, et plusieurs autres lui succédant, achevèrent de troubler la tranquillité qu'il s'en était promise. Du rivage de la mer on découvrait une forêt dont les arbres, quoiqu'éloignés, y conservaient néanmoins une grande obscurité, par la quantité et par l'épaisseur de leurs branches. Sous ces arbres la terre ne produisait que des buissons garnis de ronces et d'épines, qui semblaient faire de ce lieu une retraite assurée pour des brigands. Tout à coup sortit du fond de ce bois une femme parfaitement belle, mais dont la beauté était ternie par les pleurs qui coulaient sur son visage ; ses cheveux épars et mal en ordre, lui donnaient même quelque chose d'effrayant, et son cheval qu'elle poussait à toute bride, pouvait à peine satisfaire à son impatience. Elle remplissait l'air de cris et de hurlements semblables à ceux des Corybantes et des Ménades. L'étranger fut frappé du spectacle qui se présentait à ses yeux ; non seulement il fut touché de la compassion naturelle à tous les hommes en faveur des malheureux : mais aussi l'idée de ce que l'on doit au sexe, et les gémissements pitoyables qu'il entendait, firent dans son âme une impression également vive et subite et dans la nouveauté de cette première rencontre, il cherchait un présage pour l'avenir. Sitôt que cette femme fut à portée de se faire entendre : "Qui que vous soyez", s'écria-t-elle, "si vous aimez la vertu, venez promptement au secours de la Sicile, attaquée par de lâches assassins dans un de ses plus généreux défenseurs. Le mal est pressant, alarmée pour Poliarque, je ne puis ni vous solliciter longtemps en sa faveur, ni vous faire de faibles instances pour sauver une vie que des traîtres lui veulent ôter ; me dérobant dans la confusion, je vous ai heureusement rencontré, et peut-être autant pour votre gloire que pour sa défense. Priez", ajouta-t elle (en lui montrant ses domestiques qui l'avaient rejoint) "ceux qui vous accompagnent, eu ordonnez leur de vous suivre dans une occasion où le devoir et la pitié les appellent". Durant ce discours entrecoupé de sanglots, le jeune homme s'arme de son casque et de son épée ; et pendant qu'on lui amène son cheval : "Ne soyez point surprise, Madame", lui dit-il, "si le nom de Poliarque est pour moi un nom inconnu, je suis un étranger qui aborde en ce moment en Sicile: mais je me croirai trop redevable à la fortune, si elle veut se servir de mon bras, pour tirer du péril celui dont vous paraissez si fort estimer la valeur". Il monte aussitôt à cheval, et prie cette Dame de lui montrer le chemin qu'il doit suivre. De deux esclaves qu'il avait, l'un bien armé l'accompagna, l'autre eut ordre de demeurer sur le bord de la mer, pour veiller au reste de son équipage. 2. A l'entrée de la forêt, cette Dame apercevant plusieurs chemins, et ne reconnaissant plus celui qui conduisait vers Poliarque, fit retentir l'air de nouveaux cris. L'étranger qui en fut ému, ne savait s'il était à propos d'avancer ou d'attendre, lorsqu'un grand bruit d'armes et de chevaux lui fit enfin connaître l'endroit où le danger l'appelait. Trois Cavaliers armés courraient à toute bride, l'épée à la main, et l'on ne pouvait juger à leurs regards farouches, si c'était la crainte ou l'audace qui causait leur précipitation. Comme les occasions subites donnent souvent lieu aux appréhensions les plus mal fondées, il craignit d'être tombé lui-même dans quelque embûche, et s'adressant à celle qui l'avait conduit, il lui demanda si c'était là les brigands contre qui il avait à combattre. Il se saisit en-même temps d'un javelot (arme dont personne ne savait mieux se servir) et se mit en état de le lancer contre un de ces assassins, afin du moins de ne pas périr sans vendre chèrement sa vie. Mais ce n'était point l'envie de se battre qui pressait ces trois malheureux, la crainte seule leur avait fait prendre le parti de la fuite, et ils cherchaient par différents chemins, à échapper à la main victorieuse qui les poursuivait ; car ce même Poliarque pour qui la Dame venait de se trouver dans de si grandes alarmes, quoi que seul, poursuivait ces lâches, il en avait frappé un d'un coup si violent, qu'il l'avait presque separé en deux. Le voyant tomber à tes pieds, il courut après les autres avec tant de rapidité, que son cheval ayant rencontré une petite éminence, fit un faux pas et le renversa par terre, sans lui faire cependant aucun mal. Aussitôt cette Dame affligée, qui avait reconnu Poliarque, mit pied a terre, et s'approcha pour le secourir, mais, nonobstant deux blessures qu'il venait de recevoir, il se releva sans peine, et les armes encore à la main. Timoclée (c'était le nom de cette Dame) lui ayant appris comme elle avoir rencontré cet inconnu qui venait à son secours avec tant de générosité, il se tourna de son côté pour lui en marquer sa reconnaissance mais le jeune homme était déjà descendu de cheval, et prévenant Poliarque : "Si les Dieux, dit-il, m'eussent permis d'être auparavant le témoin de votre valeur, le n'aurais point pardonné à cette Dame les larmes que je lui ai vu répandre, et qui m'obligent à m'excuser d'avoir osé présenter du secours à un Cavalier aussi courageux. Quelque glorieux qu'il soit pour vous d'avoir mis seul en déroute trois hommes armés, j'en serais cependant moins surpris, si le coup dont vous avez frappé celui qui a péri à nos yeux ne m'avait fait connaître avec combien de raison les autres prenaient la fuite". Poliarque qui joignait beaucoup de politesse à un grand courage, remerciait l'étranger du secours qu'il avait bien voulu lui donner sans le connaître, et loin de se prévaloir de l'avantage qu'il venait de remporter, il ne l'attribuait qu'à la lâcheté de ceux qui avaient voulu attenter sur sa personne. 3. Après les premiers compliments, et les embrassements qui les interrompirent, ils demeurèrent, pour ainsi-dire, interdits, et leur embarras réciproque produisit un moment de silence, comme si l'un et l'autre eût été occupé de ce qu'il devait dire, et de la personne à qui il avait à parler. Ce fut dans cet intervalle qu'ils se considérèrent avec plus d'attention, et que chacun d'eux eut la satisfaction de trouver et de reconnaître dans son nouvel ami les mêmes perfections qui lui en attiraient l'estime et l'attachement. Ils avaient le même âge, le même port, la même vivacité dans les yeux, c'était la même grâce sur deux visages différents. Mais ce qu'il y avait de singulier, c'était de voir également dans ces jeunes Héros un véritable courage, joint à toutes les qualités extérieures. Timoclée de son côté, ne pouvait assez remercier la fortune d'avoir réuni, par une aventure aussi extraordinaire, deux personnes qui avaient ensemble un si parfait rapport. Elle fit même un voeu d'offrir à Vénus, s'ils voulaient bien y consentir, un tableau où ils seraient tous deux représentés. Après plusieurs contretemps qui en avaient différé l'accomplissement; elle l'a enfin acquitté et fait graver ces vers au bas du tableau placé dans le Temple de la Déesse : 4. Quelle douce et noble fierté ! De roses et de lis quel heureux assemblage ! Des mortels ont-ils en partage Tant d'éclat, tant de majesté ? Même au milieu de sa carrière Le Dieu du jour n'a point cette vive lumière. Les deux astres si chers aux nochers alarmés Ces Dieux brillants, dont la présence Rend d'un calme prochain la flatteuse espérance, Jamais de plus de feux furent-ils animés ? Vous-même fier Dieu de la Thrace, Vous n'avez rien qui les efface, Quand vous faites marcher la victoire après vous, Ou qu'aux pieds de Vénus, enivré de ses charmes, Vous ne voulez causer d'alarmes, Que dans le triste coeur d'un malheureux époux. 5. Poliarque, après avoir considéré avec plaisir ce jeune étranger, se tourne du côté de Timoclée, et badine avec plus de liberté sur son air défait et abattu, qui paraissait d'autant plus, qu'elle avait encore une partie de ses cheveux épars. Il lui demande si elle n'a point à se plaindre de la rencontre de quelque satire ? "Non Poliarque", reprit-elle en souriant", ne croyez pas que le désordre de mes cheveux soit un effet de mon désespoir. Effrayée du danger où je vous avait laissé, j'allais à toute bride vous chercher du secours, quand quelques branches ont fait tomber le noeud qui les retenait". Un domestique de Poliarque et deux de Timoclée qui s'étaient égarés parurent dans le moment; il ne manquait plus qu'une femme de la suite deTimoclée. Mais un instant après, on t'aperçût montée sur un cheval que les coups qu'elle lui donnait mal à propos et les cris qu'elle poussait de temps en temps ne rendaient pas plus docile. Après s'être un peu divertis de son embarras, ils allèrent au devant d'elle, pour la soulager. L'inconnu s'informa cependant de Poliarque par quel hasard il s'était trouvé engagé dans une aventure si périlleuse ? si c'était une querelle, ou un dessein prémédité de le voler, qui avait armé ces assassins. Mais Timoclée, prenant la parole, "il est temps", dit-elle, "de vous reposer l'un et l'autre vous devez vous ressentir, vous des fatigues de la mer, et Poliarque de celles du combat. Ma maison n'est pas éloignée, vous pourrez vous y délasser et vous y entretenir plus commodément". Ils acceptèrent volontiers une offre si obligeante et le domestique, qui gardait les équipages sur le bord de la mer, les ayant joint, ils prirent tous le chemin qui conduisait à la maison de Timoclée. 6. Ces deux jeunes Seigneurs se livraient déjà l'un à l'autre avec moins de réserve, et Poliarque rendait compte à l'étranger, comment étant parti le matin du camp pour se rendre a Agrigente, il avait rencontré cette Dame, qui revenait de faire sa cour à la fille du Roi ; que les valets de cette Dame s'étaient égarés dans la forêt, pendant qu'accompagnée d'une seule femme, elle suivait le droit chemin qu'aussitôt avaient parus cinq hommes armés qui étaient venus sur lui, sans presque lui donner le temps de se connaître ; que Timoclée effrayée avait poussé le cheval qu'elle montait et qu'au milieu de ce danger, elle avait eu le bonheur de rencontrer un homme assez généreux pour lui offrir le secours de son bras : "mais les destins ont permis", ajouta Poliarque, "que les mauvais desseins de ces brigands devinssent inutiles ; car dans l'insant que je les ai aperçùs je me suis saisi d'un javelot, et le combat étant engagé entre nous, j'ai reçu deux blessures assez légères. Plus animé contre ces lâches, j'en ai immolé un à ma première fureur et blessé un autre à la tête. Surpris de cette résistance, les autres ont tourné bride, en sorte qu'a présent il est difficile de décider laquelle a été la plus grande ou leur audace a m'attaquer, ou leur précipitation à prendre la fuite. J'ai pressé aussi mon cheval et devancé un des trois assassins, qui a subi presque à vos yeux la peine de son crime. Je poursuivais les deux autres, lorsque mon cheval, en s'abattant, les a dérobés à ma vengeance. Au reste j'ignore sur qui doivent tomber mes soupçons, si ce n'est peut-être sur des soldats de l'armée de Licogène, qui s'étaient proposé d'attaquer les passants ou qui me cherchaient moi-même pour me faire périr".