[0] DISCOURS TRAPÉZITIQUE. (1) 1. Juges, ce débat est pour moi d'une haute importance ; je ne suis pas seulement exposé à perdre des sommes considérables, mais à paraître réclamer injustement des sommes qui ne m'appartiendraient pas, et c'est la chose qui me touche le plus. Il me restera toujours une fortune suffisante, quand même je serais privé de l'argent que je redemande, tandis que, si l'on peut croire que j'ai réclamé, sans y avoir droit, des sommes aussi importantes, ce sera une tache pour toute ma vie. (2) 2. La plus difficile de toutes les situations est celle où l'on rencontre de pareils adversaires. Et en effet, les transactions avec les banquiers ayant lieu sans témoins, les victimes de l'injustice sont obligées de lutter contre des hommes qui ont de nombreux amis, qui manient de grandes sommes d'argent, et qui sont considérés, à cause de leur profession même, comme dignes de la confiance publique. Quoi qu'il en soit, j'ai l'espoir de rendre évident pour tout le monde que j'ai été dépouillé par Pasion. (3) 3. Je développerai donc devant vous la série des faits, à partir de leur origine. Juges, j'ai pour père Sinopéus, et ceux qui font voile vers le Pont savent tous qu'il existe, entre Satyrus et lui de tels rapports d'intimité, que Sinopéus gouverne une portion considérable du pays, et qu'il commande la totalité des troupes de Satyrus. (4) Ayant entendu parler et d'Athènes et de la Grèce, je désirai visiter ces contrées. Mon père chargea de blé deux navires, me donna des fonds, et m'envoya, à la fois, pour voir le pays et pour commercer. Pythodore de Phénicie m'ayant recommandé Pasion, je me servis de sa banque. (5) 4. Quelque temps après, des calomniateurs ayant accusé mon père, auprès de Satyrus, de conspirer pour s'emparer du pouvoir, et moi d'avoir des relations avec les exilés, Satyrus fait arrêter mon père et écrit aux habitants du Pont qui se trouvaient alors à Athènes de se saisir des fonds que je possédais, de me donner l'ordre de revenir, et, si je m'y refusais, (6) de vous demander mon extradition. 5. En proie à de telles calamités, je fais connaître mon infortune à Pasion. J'étais avec lui dans de tels rapports d'intimité que, non seulement pour les intérêts d'argent, mais aussi pour nos autres affaires, j'avais en lui la plus entière confiance. Je pensai que, si je livrais la totalité de mes fonds, dépouillé alors de tout ce que je possédais ici et dans ma patrie, s'il arrivait quelque malheur à mon père, je me verrais absolument sans ressources ; et que, d'un autre côté, si je reconnaissais avoir des fonds, sans les remettre, quand Satyrus en avait envoyé l'ordre, je soulèverais contre mon père et contre moi les plus redoutables accusations auprès de Satyrus. (7) Nous délibérâmes ensemble, et alors il nous parut que le parti le plus sage était d'annoncer que j'obéirais aux ordres de Satyrus, de remettre toutes mes valeurs apparentes; et quant aux sommes déposées chez Pasion, non seulement de nier leur existence, mais de me montrer débiteur envers lui et envers d'autres de sommes portant intérêt ; en un mot, d'employer tous les moyens qui pouvaient le mieux convaincre les agents de Satyrus qu'il ne me restait aucun argent. (8) 6. Je m'imaginais alors que Pasion me donnait ces conseils dans un sentiment de bienveillance; mais, après avoir traité avec les agents de Satyrus, je reconnus que Pasion me dressait des embûches. Et en effet, comme j'avais voulu retirer mes fonds de sa banque pour faire voile vers Byzance, Pasion, se persuadant que l'occasion la plus favorable lui était offerte, et voyant que, d'une part, j'avais chez lui des sommes assez importantes pour motiver, à ses yeux, une telle infamie; que, de l'autre, un grand nombre de témoins m'avaient entendu nier que je possédasse rien à Athènes, et que c'était un fait connu de tout le monde que, lorsqu'on m'avait demandé de remettre mon argent, j'avais déclaré n'avoir que des dettes; (9) pensant en outre que, si j'essayais de rester à Athènes, je serais livré à Satyrus par la République ; que, si je cherchais un asile ailleurs, il n'aurait plus rien à craindre de mes paroles; qu'enfin, si je faisais voile vers ma patrie, je périrais avec mon père, calculant, dis-je, toutes ces chances, Pasion résolut de me dépouiller de mes fonds. Il feignit, vis-à-vis de moi, d'être momentanément privé de ressources et dans l'impossibilité de se libérer; et lorsque ensuite, voulant savoir la vérité, j'envoyai vers lui Philomèle et Ménexène, il nia qu'il eût rien à moi. [10] Frappé de tous côtés par d'aussi grands malheurs, à quelle pensée croyez-vous que dut s'arrêter mon esprit? Si je gardais le silence, j'étais spolié par Pasion; si je parlais, je n'obtenais rien de plus, et j'appelais sur moi et sur mon père la plus terrible accusation auprès de Satyrus. Je crus donc que le parti le plus sage était de rester dans l'inaction. (11) 7. Quelque temps après, on vient m'annoncer que mon père a été mis en liberté ; que Satyrus a éprouvé de ce qu'il avait fait un tel regret qu'il lui a donné de sa foi les gages les plus certains, qu'il a augmenté le pouvoir dont il jouissait auparavant, et qu'il a fait de ma sœur l'épouse de son fils. Pasion, informé de ces circonstances et comprenant que désormais j'agirais ouvertement, fait disparaître l'esclave Cittus, qui connaissait les faits relatifs au dépôt. (12) Lorsque je me présente pour demander cet esclave, pensant qu'il fournira la preuve la plus évidente de mes justes réclamations, Pasion ne craint pas d'articuler le plus audacieux mensonge : Ménexène et moi nous avions, disait-il, corrompu et séduit Cittus, commis à la banque, et nous avions obtenu de lui une somme de six talents; il ajoute qu'afin d'empêcher qu'il pût y avoir ni enquête ni torture pour établir la vérité, nous avons enlevé l'esclave que nous venons réclamer de lui et que nous redemandons celui que nous avons nous-mêmes fait disparaître. Et en prononçant ces paroles, en s'indignant, en versant d'abondantes larmes, il me traîne devant le polémarque, il me demande des répondants, et il ne me quitte plus que lorsque je lui ai fourni des cautions pour six talents. Appelez les témoins de ces faits. DÉPOSITION DES TÉMOINS. (13) 8. Juges, vous avez entendu les témoins ; quant à moi, après les pertes que j'avais faites, me voyant accusé de l'action la plus honteuse, je m'étais rendu dans le Péloponnèse, afin d'y faire des recherches. Ménexène, cependant, trouve l'esclave à Athènes, le saisit et demande qu'il soit interrogé par la torture, et sur le dépôt et sur les accusations de Pasion contre nous. (14) Pasion, de son côté, pousse l'audace à un tel point qu'il réclame l'esclave, en affirmant que c'est un homme libre ; et il n'éprouve ni honte ni crainte de soustraire ainsi à la justice pour le mettre en liberté et empêcher qu'on ne le livre à la torture celui qu'il nous accusait d'avoir revendiqué comme un esclave, et par lequel il prétendait que nous nous étions fait donner une somme aussi considérable. Et ce qui est plus monstrueux que tout le reste, quand Ménexène demande au polémarque de lui remettre l'esclave, en offrant une caution, Pasion dépose sept talents pour qu'on le mette en liberté. Paraissez, témoins de ces faits. DÉPOSITION DES TÉMOINS. (15) 9. Après une telle conduite, juges, Pasion, comprenant que pour le passé sa culpabilité était évidente, mais espérant relever sa situation dans l'avenir, vient nous trouver et nous dit qu'il est prêt à livrer l'esclave à la torture. Nous choisissons des exécuteurs ; nous nous réunissons au temple de Vulcain. Je leur demande de frapper de verges l'esclave et de lui donner la question jusqu'au moment où ils croiront qu'il confesse la vérité : mais alors ce même Pasion prétend qu'ils n'ont pas été choisis pour remplir les fonctions de bourreaux, et leur enjoint de faire subir à l'esclave, en paroles seulement, l'interrogatoire (16) qu'ils voudront. Comme nous n'étions pas d'accord, les exécuteurs déclarent qu'ils n'appliqueront pas la question à l'esclave ; mais ils décident que Pasion doit me le livrer. Pasion craignait tellement le résultat de la torture, qu'il refuse de se soumettre à leur décision pour la remise de l'esclave, et dit que, s'ils l'y condamnent, il est prêt à rendre les fonds. Appelez les témoins de ces faits. DÉPOSITION DES TÉMOINS. (17) 10. Juges, à la suite de ces réunions tout le monde condamnait la conduite de Pasion comme injuste et déloyale. Et en effet, après avoir fait disparaître Cittus, qui, selon ma déclaration, connaissait les faits relatifs au dépôt, il nous accusait de l'avoir soustrait; lorsque ensuite l'esclave était arrêté, il empêchait qu'on ne le mît à la torture, sous prétexte qu'il était libre, et quand il l'avait livré comme esclave, quand il avait choisi les exécuteurs, il demandait qu'on le mît à la question en paroles seulement, mais sans permettre qu'on l'y appliquât en réalité. Comprenant que dans cette situation il n'existait, pour lui, aucun moyen de salut s'il se présentait devant vous, Pasion me fait demander par un intermédiaire de me rendre dans le temple pour m'y trouver avec lui. (18) Lorsque nous sommes arrivés à la citadelle, il se voile le visage, verse des larmes, dit qu'il s'est vu contraint par le défaut d'argent de nier la vérité, et ajoute qu'avec un peu de temps il fera en sorte de se libérer; il me supplie enfin de lui pardonner et de l'aider à cacher son malheur, dans la crainte qu'il ne fût avéré que, recevant des dépôts, il s'était rendu coupable d'un tel abus de confiance. Convaincu qu'il se repentait, je condescends à sa prière, et je l'engage à choisir lui-même le moyen qui lui conviendra le mieux pour sauver sa réputation et pour me faire rentrer dans mes fonds. (19) Trois jours après, nous étant réunis, nous nous donnons mutuellement notre parole de garder le silence sur tout ce qui s'est passé (engagement, qu'il ne tint pas, comme vous le reconnaîtrez par la suite de ce discours) ; et il promet, en outre, de faire voile avec moi vers le Pont, où, dit-il, il me remettra sa dette, afin qu'en accomplissant nos conditions le plus loin possible d'Athènes, personne ne puisse connaître la nature de nos arrangements, et qu'au retour de son voyage, il puisse dire tout ce qu'il jugera à propos; il s'engage également, s'il ne tient pas sa parole, à prendre pour arbitre de nos conventions Satyrus, qui pourra le condamner à payer moitié en sus de la totalité des fonds. [20] Nous écrivons un engagement; nous conduisons à la citadelle Pyron de Phères, homme accoutumé aux voyages du Pont ; nous lui donnons notre traité à garder, et nous ajoutons, pour instruction, de brûler l'acte si nous terminons à l'amiable ; sinon, de le remettre à Satyrus. (21) 11. Nos conventions, juges, avaient été faites dans ces termes. Ménexène, cependant, irrité de l'accusation que Pasion avait aussi intentée contre lui, l'ayant assigné en justice, demandait que Cittus lui fût livré, et prétendait faire payer à Pasion, qui l'avait faussement accusé, l'amende à laquelle lui-même il aurait été condamne s'il eût été jugé coupable de l'une des choses que Pasion lui imputait. Pasion me conjurait d'apaiser Ménexène, en disant qu'il ne recueillerait aucun avantage si, faisant voile vers le Pont, il me remettait les fonds, conformément à notre traité, et restait également ici l'objet de la risée publique; car l'esclave, mis à la torture, déclarerait la vérité sur tous les points. (2) Quant à moi, je l'engageais à faire, vis-à-vis de Ménexène, tout ce qu'il jugerait convenable ; mais j'insistais pour qu'il accomplît à mon égard ce qui avait été convenu. Alors Pasion s'humiliait, et ne savait quel parti prendre au milieu des maux qui le menaçaient : il redoutait non seulement le résultat de la torture et de l'action judiciaire qui lui avait été intentée, mais il tremblait que Ménexène ne parvînt à s'emparer de notre acte. 12. Plein d'anxiété, et ne trouvant pas d'autre moyen, il corrompt les esclaves et falsifie l'écrit qui devait être remis à Satyrus dans le cas où il ne s'acquitterait pas envers moi. Mais il n'a pas plutôt exécuté cet acte coupable, qu'il devient le plus audacieux des hommes. Il dit qu'il ne fera pas voile avec moi vers le Pont, qu'il n'existe de sa part aucun engagement, et il demande qu'on ouvre l'écrit en présence de témoins. Qu'est-il besoin, juges, de plus longs discours ? On trouve écrit que Pasion a été affranchi par moi de toute réclamation. (24) 13. Je vous ai exposé tout ce qui est arrivé avec autant d'exactitude qu'il a été en mon pouvoir de le faire. Je prévois que Pasion cherchera à faire ressortir sa justification de l'écrit qu'il a falsifié, et que c'est sur cette base qu'il établira principalement sa défense. Prêtez-moi donc votre attention ; car j'ai la ferme confiance, en puisant à la même source, de rendre sa perversité évidente à vos yeux. (25) 14. Examinez d'abord ce point. Lorsque nous déposions entre les mains d'un étranger le traité en vertu duquel Pasion prétend qu'il a été déchargé de toute réclamation, et moi, que je dois rentrer dans mes fonds, nous avons donné pour instruction à cet étranger, si nous parvenions à nous entendre, de brûler l'acte ; et, dans la supposition contraire, de le remettre à Satyrus : c'est une instruction que nous convenons tous les deux avoir été donnée par nous. (26) Or, quel motif aurions-nous eu, juges, pour prescrire de remettre cet acte à Satyrus, dans le cas où nous ne pourrions pas nous concilier, si Pasion avait été affranchi de toute réclamation de ma part, et que l'affaire eût été complètement terminée? Il est évident que nous avons fait le traité, parce qu'il nous restait encore des intérêts à régler, par suite desquels Pasion devait, aux termes de l'acte même, se libérer envers moi. (27) Je puis d'ailleurs, juges, vous faire connaître les motifs pour lesquels il a promis de me rendre mon argent. Lorsque nous fûmes délivrés, mon père et moi, des accusations qui avaient été intentées contre nous auprès de Satyrus, et que Pasion se vit dans l'impossibilité de faire disparaître Cittus, qui connaissait les faits relatifs au dépôt, il calcula que s'il livrait cet esclave pour être mis à la torture, (28) ses intrigues seraient dévoilées ; que s'il ne le faisait pas, il serait condamné ; et alors il résolut de transiger directement avec moi. Ordonnez-lui de vous montrer dans l'espoir de quel avantage ou dans la crainte de quel danger je lui ai fait l'abandon de mes droits; et s'il lui est impossible de rien articuler devant vous à cet égard, comment ne devez-vous pas, au sujet de l'acte, m'en croire plutôt que lui? (29) Il est facile pour tout le monde de reconnaître que si moi, qui l'accusais, j'avais éprouvé quelque appréhension d'en arriver à la preuve, il était en mon pouvoir, même sans faire aucun traité, d'abandonner l'affaire ; tandis que lui, au contraire, à cause de la torture et des débats qui auraient eu lieu devant vous, il ne pouvait s'affranchir, par sa seule volonté, des dangers qui le menaçaient, à moins qu'il ne me persuadât de me désister de ma plainte. Voilà pourquoi il fallait que nous fissions un traité, non de désistement de ma part, mais de restitution de la sienne. Enfin, c'eût été chose étrange, [30] si, avant d'avoir fait le traité, je m'étais défié de ma cause au point, non seulement d'affranchir Pasion de toute réclamation, mais de consentir un arrangement à cet égard; et qu'après avoir donné contre moi, par écrit, un si puissant témoignage, j'éprouvasse le désir de me présenter à votre tribunal. Quel homme pourrait conduire ainsi ses affaires ? (31) 15. Voici de toutes les preuves la plus évidente que Pasion n'a point été libéré par la transaction, mais qu'il a promis de rendre les fonds. Lorsque Ménexène l'attaqua en justice, l'acte n'étant pas encore falsifié, il envoya vers moi Agyrrhius, ami de Ménexène et le mien, pour me prier, ou de faire désister Ménexène, ou d'anéantir le traité qui existait entre nous deux. (32) Croyez-vous donc, juges, qu'il aurait voulu détruire un traité par lequel il pouvait nous convaincre de mensonge ? Non, sans doute ; mais, lorsque l'acte eut été falsifié, il ne tint plus le même langage, il s'en référa pour tout au traité, et demanda que l'on en fît l'ouverture. Au reste, afin de prouver qu'il cherchait d'abord à anéantir le traité, je produirai comme témoin Agyrrhius lui-même. Agyrrhius, présentez-vous. TÉMOIGNAGE D'AGYRRHIUS. (33) 16. Je crois avoir démontré suffisamment que nous avons fait un traité, non pas tel que Pasion essayera de l'établir, mais tel que je vous l'ai exposé. Il ne faut pas, toutefois, vous étonner qu'il ait falsifié ce traité, non seulement parce que beaucoup de faits du même genre se sont déjà produits, mais encore parce que plusieurs des amis de Pasion ont commis des actes beaucoup plus graves. 17. Qui de vous ignore qu'il y a un an Pythodore, qu'on appelle le scénite, qui ne parle et n'agit que dans l'intérêt de Pasion, a ouvert les urnes et enlevé les noms des juges qui y avaient été jetés par le sénat ? (34) Et si, cependant, pour un faible intérêt, et au péril de sa vie, Pythodore a osé ouvrir des urnes cachetées par les prytanes, scellées par les chorèges, gardées par les trésoriers, déposées enfin dans la citadelle? pourquoi faudrait-il s'étonner que des hommes qui avaient l'espoir de recueillir un profit si considérable aient altéré un acte confié à un étranger, soit en séduisant ses esclaves, soit par tout autre moyen qu'ils auraient imaginé? Je ne sais pas si, relativement à ces faits, je dois insister davantage. (35) 18. Sans doute Pasion a déjà tenté de persuader à quelques personnes que je ne possédais rien à Athènes, en disant que j'avais emprunté trois cents statères à Stratoclès. C'est un fait dont il importe que vous écoutiez la discussion, afin que vous puissiez bien connaître sur quels arguments Pasion s'appuie pour me dépouiller de mes fonds. 19. Stratoclès était à la veille de faire voile vers le Pont; comme je voulais faire venir de ce pays le plus d'argent possible, je priai Stratoclès de me laisser l'or qu'il possédait, ajoutant que mon père le lui remettrait dans le Pont ; (36) je regardais comme un avantage important que mes fonds ne fussent pas exposés aux dangers de la traversée, à une époque principalement où les Lacédémoniens étaient maîtres de la mer. Or, je ne vois rien dans ce fait qui puisse être, pour Pasion, la preuve que je n'avais pas de fonds ici, tandis que mes conventions avec Stratoclès sont un témoignage très puissant que j'avais de l'argent chez Pasion. (37) Stratoclès, en effet, m'ayant demandé qui lui remettrait ses fonds, si mon père n'acquittait pas mon mandat, ou que lui-même, à son retour, ne me trouvât plus à Athènes, je lui présentai Pasion, qui s'engagea à lui payer le principal et les intérêts. Croyez-vous que, si je n'avais pas eu de fonds déposés chez lui, Pasion se serait fait ma caution avec tant de facilité pour une somme aussi importante? Paraissez, témoins. DÉPOSITION DES TÉMOINS. (38) 20. Peut-être encore, juges athéniens, Pasion produira-t-il des témoins qui déposeront que j'ai déclaré, devant les agents de Satyrus, que je ne possédais rien au-delà des fonds que je leur avais remis ; que lui-même, Pasion, d'après l'aveu que je faisais d'une dette de trois cents drachmes envers lui, avait saisi mes effets, et qu'enfin je ne m'étais pas opposé à ce qu'Hippolaïdas, mon hôte et mon ami, lui fît un emprunt. (39) 21. Je l'avouerai, plongé dans des malheurs tels que ceux dont je vous ai fait le tableau, dépouillé de tous les biens que je possédais dans ma patrie, obligé de livrer ce que j'avais ici aux commissaires de Satyrus, et n'ayant pas d'autre ressource que de sauver, en le cachant, le dépôt que j'avais placé chez Pasion, je me reconnus son débiteur pour trois cents drachmes, et en même temps je disais et je faisais, pour tout le reste, ce qui pouvait le mieux convaincre les envoyés de Satyrus que je ne possédais plus rien. [40] Vous comprendrez facilement que j'agissais de cette manière, non parce que je manquais d'argent, mais parce que je voulais leur inspirer de la confiance dans mes paroles. Je vais donc vous présenter d'abord les témoins qui savent que j'ai apporté du Pont des sommes considérables ; je produirai ensuite ceux qui m'ont vu faire usage de la banque de Pasion, et ceux chez qui, à cette époque, j'ai changé, contre d'autres espèces, plus de mille statères. (41) Ajoutez qu'une taxe nous ayant été imposée, et de nouvelles contributions ayant été levées, j'ai payé plus que les autres étrangers ; que, choisi pour répartiteur, je me suis attribué à moi-même la plus forte part de l'impôt, et qu'enfin j'ai sollicité la bienveillance de mes collègues en faveur de Pasion, en disant qu'il se servait de mes fonds. Témoins, présentez-vous. DÉPOSITION DES TÉMOINS. (42) 22. Maintenant, je produirai Pasion lui-même, joignant par le fait son témoignage à tous ceux que vous avez entendus. Quelqu'un dénonça comme appartenant à un habitant de Délos un vaisseau sur lequel j'avais, chargé des quantités considérables de marchandises. Je réclamai, je demandai que le navire fût amené dans le port ; mais des calomniateurs de profession disposèrent tellement le sénat que je me vis au moment d'être condamné à mort sans que ma cause eût été entendue ; jusqu'à ce qu'enfin, mes adversaires se laissèrent persuader d'accepter de moi des cautions. (43) Philippe, mon hôte paternel, ayant été appelé et ayant entendu ce dont il s'agissait, se retira, saisi de crainte devant la grandeur du péril; mais Pasion me procura Archestratus, un des associés de sa banque, qui se porta ma caution pour sept talents. Certes, si Pasion avait été exposé à faire une perte, même légère, et s'il avait su que je ne possédasse rien ici, il n'aurait pas répondu de moi, pour une somme aussi considérable. (44) Ainsi, il est évident que, d'une part, c'est pour me rendre service qu'il a réclamé de moi les trois cents drachmes ; et que, de l'autre, s'il s'est fait mon répondant pour sept talents, c'est parce qu'il croyait avoir une garantie suffisante dans l'or placé en dépôt chez lui. Il vous est donc prouvé par les actes mêmes de Pasion et par le témoignage de ceux qui en avaient connaissance, que j'avais ici des sommes importantes, et que ces sommes avaient été déposées par moi à la banque de Pasion. (45) 23. Juges, il me semble que vous pourrez apprécier le mieux possible notre litige, si, remontant vers le passé par vos souvenirs, vous vous rappelez les circonstances de cette époque, et l'état dans lequel étaient nos affaires quand j'envoyai Ménexène et Philomèle pour redemander mon dépôt, et quand, pour la première fois, Pasion osa le nier. Vous trouverez, en effet, qu'alors mon père avait été emprisonné et dépouillé de toute sa fortune; et que, par une conséquence de mon malheur, je ne pouvais ni demeurer à Athènes, ni faire voile vers le Pont. (46) Or, qu'y a-t-il de plus probable, que, dans une position si cruelle, j'aie fait une réclamation injuste, ou, qu'enhardi par la grandeur de notre infortune, et par l'importance des sommes déposées chez lui, Pasion ait entrepris de me dépouiller ? Quel homme est jamais arrivé à un tel degré de cupidité, qu'en danger pour sa propre vie, il ait voulu attenter à la fortune des autres? Dans quel espoir, dans quelle pensée, aurais-je injustement attaqué Pasion? Serait-ce parce que, redoutant ma puissance, il se verrait contraint à me donner immédiatement de l'argent ? Mais nous n'étions pas l'un et l'autre dans une telle situation. (47) Aurais-je pu croire qu'en lui faisant un procès, je l'emporterais devant vous contrairement à la justice, moi qui n'avais pas même la pensée de rester ici, dans la crainte que Satyrus ne réclamât de vous mon extradition ? Enfin, aurais-je voulu, sans en retirer aucun avantage, me constituer son ennemi, quand je vivais avec lui dans une intimité plus grande qu'avec aucun autre habitant d'Athènes ? Est-il quelqu'un parmi vous qui voulût me déclarer atteint d'un tel aveuglement, d'une telle folie? (48) 24. Juges, c'est un fait digne d'observation, que l'inconséquence et l'invraisemblance des arguments que Pasion cherche à réunir de tous côtés. A une époque où ma situation ne m'eût pas permis d'obtenir justice, même s'il eût avoué qu'il me dépouillait de mes fonds, il m'accuse d'avoir voulu lui intenter un procès injuste, et c'est quand je suis délivré des accusations portées contre moi devant Satyrus, quand tout le monde est convaincu qu'il doit être condamné, c'est alors qu'il invoque un prétendu désistement de toutes les réclamations envers lui. Quoi de plus insensé qu'une telle conduite ? (49) 25. Mais peut-être est-ce uniquement sur ces faits et non sur les autres, que Pasion se montre en contradiction évidente avec lui-même, dans ses paroles comme dans ses actions ? Cet homme qu'il a fait disparaître et qu'il dit avoir été enlevé par nous, il l'a inscrit dans le recensement de ses propriétés, comme esclave, avec ses autres serviteurs ; et lorsque Ménexène demande qu'il soit mis à la torture, il le soustrait, en affirmant qu'il est libre. [50] Bien plus encore, il me prive de mon dépôt, et il ose nous accuser d'être détenteurs de six talents appartenant à sa banque. Comment celui qui entreprend de mentir sur des choses aussi évidentes mériterait-il d'inspirer quelque confiance pour celles qu'il a traitées seul à seul ? (51) 26. Pour dernier trait, juges, Pasion avait pris l'engagement de s'embarquer, de se rendre auprès de Satyrus, de se soumettre à sa décision : or, en cela, il nous a encore trompés, car il a refusé d'y aller lui-même, bien que je l'eusse sommé plusieurs fois de le faire; et il a envoyé Cittus, qui s'est présenté, en arrivant, comme un homme libre, originaire de Milet, et chargé par Pasion de donner des renseignements sur ce qui concernait le dépôt. (52) Satyrus, après nous avoir entendus l'un et l'autre, a refusé de prononcer un jugement sur des transactions qui avaient eu lieu, ici, Pasion surtout étant absent et n'ayant pas l'intention de se soumettre à sa décision ; mais Satyrus était tellement convaincu que j'étais victime d'une injustice, qu'il convoqua les capitaines de navires, les pria de me secourir, de ne pas me laisser opprimer injustement, et écrivit à la République une lettre qu'il remit à Xénotimus, fils de Carcinus. Lisez la lettre devant les juges. LETTRE DE SATYRUS. (53) 27. Au milieu de tant de preuves qui établissent mes droits, je regarde, juges, comme le témoignage le plus fort de la spoliation exercée par Pasion envers moi, le refus qu'il a fait de livrer à la torture l'esclave qui connaissait les circonstances relatives au dépôt. Et en effet, lorsqu'il s'agit de transactions avec les banquiers, quel moyen de conviction plus puissant que la torture, puisqu'on n'admet pas de témoins dans ces sortes de transactions? (54) Je vous vois d'ailleurs convaincus que, dans les affaires particulières comme dans les affaires publiques, rien n'est plus digne de foi, rien n'est plus vrai que la torture, et persuadés qu'il est toujours possible de se procurer des témoins, même pour les choses qui n'ont jamais existé ; tandis que la torture montre, avec évidence, quels sont ceux qui disent la vérité. C'est donc parce que Pasion avait la conscience de ces faits, qu'il a voulu vous réduire à juger par conjecture, plutôt qu'à prononcer en pleine connaissance de cause. Pasion ne pourrait pas même prétendre qu'il devait y avoir du désavantage pour lui dans l'emploi delà torture, et que c'est pour cela qu'il n'a pas dû y soumettre son esclave. (55) Vous savez tous que cet esclave, s'il déposait contre lui, devait rester en sa puissance et périr de la mort la plus misérable, tandis que, s'il résistait aux tourments, il serait libre, et aurait part à l'argent dont Pasion me dépouillait. C'est cependant lorsque Pasion devait avoir un aussi grand avantage, que, sachant au fond de son âme tout ce qui s'était passé, il a eu le courage de se dérober au jugement, en acceptant toutes les inculpations, pourvu que la torture ne fût pas employée. (56) 28. Juges, je vous demande donc de prononcer contre Pasion, en vous rappelant tous ces faits, et de ne pas me condamner comme atteint d'une telle perversité, qu'habitant le Pont, et possédant une fortune suffisante pour répandre des bienfaits, je fusse venu à Athènes pour calomnier Pasion, et réclamer de lui des dépôts mensongers. (57) 29. Il est juste aussi de vous souvenir de Satyrus et de mon père, qui ont professé, à toutes les époques, plus d'estime pour vous que pour les autres Grecs ; et qui, souvent autrefois, dans les temps où la rareté du blé leur faisait renvoyer sans chargement les vaisseaux des autres commerçants, vous ont accordé, à vous seuls, la faculté d'exporter. Enfin, veuillez vous rappeler que, dans les transactions particulières soumises à leur jugement, vous n'obtenez pas seulement de leur part justice égale, mais faveur. (58) Il serait donc contraire à la raison que vous eussiez peu d'égard pour les lettres qu'ils vous ont écrites. En résumé, je vous demande, et pour moi et à cause d'eux, de donner votre suffrage conformément à l'équité et de ne pas regarder les paroles de Pasion, qui sont autant de mensonges, comme plus vraies que les miennes.