[0] A NICOCLÈS. (1) I. Nicoclès, ceux qui sont dans l'usage de vous apporter, ainsi qu'aux autres rois, de riches tissus, de l'airain, de l'or travaillé avec art et d'autres objets de la même nature, rares chez eux, abondants chez vous, me paraissent évidemment faire un trafic et non vous offrir des présents, car ils vendent en réalité ce dont ils vous font hommage avec beaucoup plus d'habileté que les hommes qui se livrent ouvertement au commerce. (2) Quant à moi, j'ai pensé que je vous ferais le don le plus beau, le plus utile, celui qu'il convenait le mieux à moi d'offrir, à vous d'accepter, si je pouvais définir convenablement les devoirs auxquels vous devez vous attacher et les actes dont vous devez vous abstenir pour gouverner avec sagesse Salamine et votre royaume. Beaucoup de choses contribuent à l'éducation des simples particuliers : d'abord l'absence d'une vie molle et sensuelle et l'obligation de pourvoir aux nécessités de chaque jour; (3) ensuite les lois par lesquelles nous sommes tous gouvernés, la liberté que possèdent les amis de s'adresser mutuellement des reproches, les ennemis de s'attaquer pour leurs torts réciproques; enfin les préceptes laissés par quelques-uns des anciens poètes sur la conduite de la vie : toutes choses dans lesquelles ils trouvent naturellement des moyens pour devenir meilleurs. (4) Les rois n'ont pas les mêmes secours ; et ceux qui auraient besoin de plus d'avertissements que les autres en demeurent privés dès qu'ils sont sur le trône. La plupart des hommes ne les approchent point ; ceux qui vivent dans leur intimité ne les abordent que pour les flatter ; et, devenus les maîtres des plus abondantes richesses, en même temps que les arbitres des plus grands intérêts, ils usent si mal de ces moyens de puissance que beaucoup d'hommes se demandent si l'on ne doit pas préférer à l'existence des rois une condition vulgaire avec une vie sans reproche. (5) Sans doute, si l'on ne considère que les honneurs, les richesses, l'autorité, tous les hommes croient semblables à des dieux ceux qui sont investis de la souveraine puissance ; mais lorsque ensuite on réfléchit sur leurs craintes, sur leurs dangers, et lorsque, rappelant le passé, on les voit tantôt frappés par ceux qui devaient le moins porter atteinte à leurs jours, tantôt contraints de sévir contre ce qu'ils ont de plus cher, ou condamnés à ces deux malheurs à la fois, on est conduit à penser que l'existence la plus modeste est préférable à l'empire de l'Asie entière, accompagné de si terribles calamités. (6) La cause de ce désordre, de cette confusion, se trouve dans l'opinion admise que la royauté est semblable à ces fonctions sacrées que tout homme est capable de remplir, tandis que la royauté est la plus haute des fonctions, celle qui exige le plus de sagesse humaine. 2. Vous présenter sur la conduite de chaque affaire des conseils pour la diriger avec prudence, en assurer le succès, en prévenir les conséquences funestes, est le devoir des hommes qui sont habituellement près de vous. Pour moi, j'essayerai de vous indiquer d'une manière générale les vertus auxquelles vous devez tendre dans le cours de votre vie, et les soins qui doivent vous occuper. (7) Le travail que je veux vous offrir sera-t-il digne de la grandeur du sujet, lorsqu'il sera terminé? C'est ce qu'il n'est pas facile d'apercevoir dès le début. Beaucoup d'ouvrages, soit en vers, soit en prose, qui avaient fait concevoir de hautes espérances lorsqu'ils étaient encore renfermés dans la pensée de leurs auteurs, n'ont obtenu, lorsqu'ils ont été achevés et exposés au grand jour, qu'une renommée très inférieure à celle dont ils avaient donné l'espoir. (8) Quoi qu'il en soit, c'est une entreprise honorable de chercher à mettre en lumière des vérités négligées et d'établir des principes utiles pour le gouvernement des monarchies. Les hommes qui instruisent les simples particuliers ne sont utiles qu'à ceux qui reçoivent leurs conseils; mais celui qui porterait à la vertu les chefs des nations serait utile à la fois et aux princes qui commandent et aux peuples qui obéissent. Il rendrait, pour les uns, le pouvoir plus assuré; pour les autres, le gouvernement plus doux. (9) 3 Il faut d'abord considérer quel est le devoir des rois, car si nous établissons bien et en peu de mots ce qui fait la puissance de la royauté, en tenant toujours nos regards attachés sur ce point, nous développerons mieux les différentes parties de notre sujet. Tout le monde conviendra, je pense, que le premier devoir des rois, si leur patrie est malheureuse, est de porter remède à ses maux ; si elle est dans la prospérité, de l'y maintenir ; si elle est faible, de la rendre puissante. C'est en vue de pareils résultats que doit être dirigée l'action journalière du gouvernement; [10] et il est évident que ceux qui sont investis d'une si grande puissance, et appelés à prononcer sur de si grands intérêts, ne doivent pas s'abandonner à la mollesse et à l'oisiveté, mais toujours veiller pour que personne ne les surpasse en sagesse ; car il est incontestable que la prospérité de leur royaume aura pour mesure celle de leur habileté. (11) Aussi les athlètes ont-ils moins d'intérêt à fortifier leur corps que les rois à développer les facultés de leur âme, et les prix offerts dans nos assemblées solennelles ne sont rien en comparaison de ceux que vous vous efforcez de conquérir chaque jour. 4. Pénétré de ces vérités, appliquez la force de votre esprit à vous placer par vos vertus au-dessus des autres hommes, autant que vous les surpassez par l'élévation de votre rang ; (12) et ne croyez pas que le soin et l'application, si utiles dans toutes les autres situations de la vie, n'aient aucune puissance pour nous rendre meilleurs et plus sages. Ne condamnez pas l'humanité à un tel degré de malheur, qu'après avoir trouvé des moyens pour adoucir les instincts des animaux et ajouter à leur intelligence, nous ne puissions rien sur nous-mêmes pour nous former à la vertu. Persuadez-vous, au contraire, que les soins et l'éducation ont une grande influence pour améliorer notre nature. (13) Rapprochez-vous des hommes les plus sages parmi ceux qui vous entourent ; appelez du dehors ceux que vous pourrez attirer, et ne souffrez pas qu'un seul parmi les poètes célèbres ou les philosophes estimés puisse vous rester inconnu. Soyez l'auditeur des uns, soyez le disciple des autres ; préparez-vous à devenir le juge des moins habiles, le rival des plus éclairés. A l'aide de tels exercices vous deviendrez bientôt tout ce que doit être, selon nous, un roi destiné à régner avec justice et à gouverner avec sagesse. Vous trouverez en vous-même un puissant motif d'émulation, (14) si vous regardez comme une chose contraire à la raison que le méchant règne sur l'homme de bien et que l'insensé commande au sage ; plus vous aurez de mépris pour l'incapacité des autres, plus vous apporterez de soin à exercer votre propre intelligence. (15) 5. C'est par là que doivent commencer ceux qui sont destinés à bien gouverner; et, de plus, ils doivent être amis de l'humanité et amis de leur patrie. Les hommes, les chevaux, les chiens, les êtres de toute nature, ne peuvent être bien dirigés, si l'affection ne préside aux soins dont ils sont l'objet. Prenez donc soin du peuple, et attachez-vous surtout à lui faire aimer votre autorité, (16) convaincu que de tous les gouvernements, soit oligarchiques, soit d'une autre nature, les plus durables sont ceux qui savent le mieux ménager les intérêts du peuple. Vous exercerez sur lui une noble et utile influence, si vous ne souffrez pas qu'il insulte personne ni qu'il soit lui-même insulté; et si, assurant toujours les honneurs aux plus dignes, vous avez soin de protéger les autres citoyens contre l'injustice. Tels sont les premiers principes, les principes les plus essentiels d'un bon gouvernement. Supprimez et changez les lois et les coutumes vicieuses ; (17) employez surtout vos efforts à découvrir quelles lois conviennent le mieux à votre pays, ou du moins imitez celles qui ont été reconnues bonnes chez les autres peuples. 6. Cherchez des lois qui soient justes et utiles dans leur ensemble, des lois qui s'accordent avec elles-mêmes, des lois telles que les procès deviennent rares et leur solution rapide. Les lois, pour être bonnes, doivent remplir toutes ces conditions. (18) Rendez les transactions avantageuses et les procès préjudiciables, afin que les citoyens évitent les uns et se portent avec empressement vers les autres. Prononcez, dans les différends qui s'élèvent entre les particuliers, des jugements qui ne soient ni dictés par la faveur ni contradictoires entre eux, et décidez toujours de la même manière dans les affaires semblables. L'utilité publique et la dignité royale sont également intéressées à ce que les jugements des rois soient immuables, comme les lois sagement faites. Administrez votre royaume comme vous administrez l'héritage que vous avez reçu de votre père. (19) Soyez magnifique et royal dans toutes vos dispositions, et apportez un soin exact dans la levée des impôts, afin de briller d'un grand éclat et de suffire à toutes vos dépenses. Ne montrez jamais votre magnificence dans des profusions éphémères, mais dans les choses que nous avons signalées, dans la somptuosité de vos palais, dans les bienfaits que vous répandez sur vos amis. En usant ainsi de vos richesses, vous en conserverez le fruit et vous laisserez à ceux qui vous succéderont des avantages plus précieux que les trésors dont vous aurez fait un noble usage. [20] Rendez aux dieux le culte qui leur est dû, en vous conformant aux exemples que vous ont laissés vos ancêtres ; mais croyez que le plus beau sacrifice, l'hommage le plus grand, sera de vous montrer juste et vertueux. L'homme animé de ces nobles sentiments peut compter sur la faveur divine plus que celui qui immole de nombreuses victimes. 7. Honorez par les fonctions brillantes vos parents les plus proches, et confiez les emplois qui donnent un pouvoir véritable à vos amis les plus dévoués. (21) Considérez comme la garantie la plus certaine de votre sûreté la vertu de vos amis, la bienveillance de vos concitoyens et votre propre sagesse ; c'est à l'aide de tels secours que l'on peut acquérir le pouvoir et qu'on peut le conserver. Veillez sur la manière dont les citoyens administrent leur fortune; regardez ceux qui dépensent avec profusion comme des hommes prodigues de votre bien, et croyez que ceux qui s'enrichissent par leur travail ajoutent à vos trésors. La fortune des citoyens fait la richesse des rois qui gouvernent avec sagesse. (22) Montrez dans toute votre vie un tel respect pour la vérité, que vos paroles inspirent plus de confiance que les serments des autres hommes. Offrez à tous les étrangers un asile dans votre ville, et qu'ils y trouvent le respect des lois dans toutes les transactions. Préférez à ceux qui vous apportent des présents ceux qui désirent en recevoir de vous. Les faveurs que vous leur accorderez accroîtront votre renommée. (23) Bannissez la terreur du milieu de votre peuple, et ne souffrez pas que l'innocent soit réduit à trembler, car les sentiments que vous inspirerez à vos concitoyens, vous les éprouverez vous-même à leur égard. Ne faites rien avec colère, mais montrez-vous irrité quand l'occasion l'exige. Montrez-vous redoutable par une surveillance à laquelle rien n'échappe ; indulgent par le soin que vous mettrez à n'infliger que des châtiments qui soient au-dessous des fautes. (24) Faites respecter votre autorité, non par la dureté du commandement et la rigueur des supplices, mais en vous montrant supérieur aux autres hommes par votre sagesse, et en leur inspirant la conviction que vous garantissez leur sécurité mieux qu'ils ne la garantiraient eux-mêmes. Que la science militaire et les appareils de la guerre montrent en vous un roi belliqueux ; votre éloignement pour tout agrandissement injuste, un prince ami de la paix. Comportez-vous envers les États plus faibles comme vous désireriez que les États plus puissants se comportassent envers vous. (25) N'élevez pas de contestations sur toute espèce de sujet; bornez-vous à celles qui peuvent, si vous l'emportez, vous procurer quelque avantage. Ne regardez pas comme dignes de mépris ceux qui succombent en atteignant un résultat utile, mais ceux qui obtiennent une victoire nuisible à leurs intérêts. Croyez que la grandeur d'âme n'existe pas chez les hommes qui entreprennent plus qu'ils ne peuvent exécuter, mais chez ceux qui, se portant avec ardeur vers ce qui est noble et grand, peuvent exécuter ce qu'ils entreprennent. (26) Ne rivalisez pas avec les hommes qui ont étendu au loin leur puissance, mais avec ceux qui font le meilleur usage de celle qui leur appartient ; et croyez que vous serez heureux, non si vous commandez à tous les hommes au milieu des terreurs, des dangers et des souffrances, mais si, étant tel que vous devez être, et agissant comme vous le faites aujourd'hui, vous n'éprouvez que des désirs modérés, toujours couronnés par le succès. (27) 8. Admettez au rang de vos amis, non pas tous ceux qui recherchent votre affection, mais ceux qui sont dignes de l'obtenir; non pas ceux dont la société vous est la plus agréable, mais ceux qui pourront le mieux vous aider à gouverner votre pays avec sagesse. Faites en sorte d'être toujours éclairé sur la valeur des personnes qui vous entourent, convaincu que ceux qui ne peuvent vous approcher vous croiront semblable aux hommes qui jouissent de votre intimité. Dans le choix de ceux auxquels vous confiez le soin des affaires que vous ne dirigerez pas par vous-même, ne perdez jamais de vue que la responsabilité de leurs actes retombera sur vous. (28) Regardez comme vos amis les plus fidèles non pas ceux qui approuvent toutes vos paroles et qui louent toutes vos actions, mais ceux qui blâment vos fautes. Donnez aux gens sages la liberté d'exprimer leur opinion, afin d'avoir, dans les affaires douteuses, des conseillers qui puissent les examiner utilement avec vous. Sachez discerner les courtisans qui flattent avec art des amis qui servent par dévouement, afin que les méchants ne puissent pas obtenir près de vous plus de crédit que les hommes vertueux. Écoutez ce que les hommes disent les uns des autres, et tâchez de vous éclairer à la fois sur ceux qui parlent et sur ceux dont ils parlent. (29) Punissez les calomniateurs des peines qui seraient infligées aux coupables. N'ayez pas moins d'empire sur vous que sur les autres hommes ; croyez qu'il n'est rien de plus royal que de vous affranchir du joug de vos passions, et soyez maître de vos désirs plus encore que de vos concitoyens. Ne contractez aucune liaison au hasard et sans réflexion, mais accoutumez-vous à trouver du plaisir dans les entretiens qui ajoutent à votre sagesse et à votre réputation. [30] 9. Ne cherchez pas à vous distinguer dans les actes que les hommes vicieux peuvent accomplir comme vous, mais soyez fier de la vertu, à laquelle les méchants ne peuvent avoir aucune part. Songez que les véritables honneurs ne se rencontrent pas dans les hommages rendus en public et inspirés par la crainte, mais dans les sentiments de ceux qui, au sein de leur famille, admirent votre sagesse encore plus que votre fortune. S'il vous arrive de prendre plaisir à quelque chose de frivole, dérobez cette faiblesse aux yeux du public ; montrez-lui seulement votre zèle pour ce qui est noble et grand. (31) Ne croyez pas qu'une vie décente et honnête soit le partage du vulgaire, et que vivre dans le désordre soit le privilège des rois. Offrez la régularité de votre vie comme un modèle à vos concitoyens, et n'oubliez pas que les moeurs des peuples se forment sur celles des hommes qui les gouvernent. Vous aurez une preuve de la sagesse de votre gouvernement, si vous voyez que vos soins ont assuré aux peuples sur lesquels vous régnez une plus grande aisance et des moeurs plus honnêtes. (32) Attachez plus de prix à transmettre à vos enfants un nom glorieux qu'à leur laisser de grandes richesses. Les richesses sont périssables, la gloire est immortelle. Les richesses peuvent s'acquérir par la gloire, la gloire ne s'achète point par les richesses. Les richesses sont quelquefois le partage des méchants, la gloire ne peut être acquise que par les hommes d'une vertu supérieure. Ayez de la magnificence dans vos vêtements comme dans tout ce qui peut contribuer à l'éclat de votre personne, mais soyez simple et austère dans le reste de vos habitudes, comme il convient aux hommes qui gouvernent, afin que ceux qui aperçoivent la magnificence qui vous environne vous croient digne de régner, et que ceux qui vous approchent, voyant la force de votre âme, conçoivent de vous la même opinion. (33) Veillez sans cesse sur vos paroles et sur vos actions, afin de commettre le moins de fautes possible. Le plus important dans les affaires, c'est de saisir le point qui décide du succès ; ce point étant difficile à reconnaître, il vaut mieux ne pas l'atteindre que de le dépasser. La véritable sagesse demeure en deçà du but plutôt que d'aller au delà. (34) 10. Efforcez-vous d'unir la politesse à la gravité. La gravité convient à la puissance souveraine ; la politesse est l'ornement de la société. Ce double précepte est de tous, le plus difficile à observer; presque toujours ceux qui affectent la gravité tombent dans la froideur, et, en cherchant à être poli, on peut paraître humble et rampant. Il faut, en réunissant les deux qualités que nous avons indiquées, éviter l'inconvénient qui s'attache à chacune d'elles. (35) Si vous voulez approfondir les connaissances qu'il convient aux rois de posséder, unissez l'expérience à la théorie ; la théorie vous tracera le chemin, l'expérience vous donnera le moyen d'y marcher d'un pas assuré. Réfléchissez sur les vicissitudes et les malheurs qui atteignent les particuliers et les rois ; les souvenirs du passé ajouteront à la sagesse de vos conseils pour l'avenir. (36) Soyez convaincu que, lorsque de simples particuliers consentent à sacrifier leur vie pour être loués après leur mort, il est honteux pour les rois de ne pas avoir le courage de se signaler par des actes qui les feront jouir d'une honorable renommée pendant leur vie. Faites en sorte que vos statues restent comme un monument de votre vertu plus encore que comme un souvenir de votre personne. Efforcez-vous avant tout de garantir votre sécurité et celle de votre royaume; mais, s'il faut braver les dangers, préférez mourir avec gloire plutôt que de vivre avec honte. (37) Dans toutes vos actions, souvenez-vous que vous êtes roi, et employez tous vos soins à ne rien faire qui soit indigne de ce rang suprême. 11. Craignez de mourir tout entier; et, puisque vous avez reçu de la nature un corps périssable et une âme immortelle, efforcez-vous de laisser de votre âme un souvenir qui ne meure pas. (38) Accoutumez-vous à parler de moeurs et d'actions honorables, afin de nourrir dans votre coeur des sentiments qui répondent à l'objet de vos entretiens. Les choses qui vous paraissent les meilleures lorsque vous réfléchissez en vous-même, réalisez- les dans vos actions. Imitez les hommes dont la gloire excite votre émulation. Les conseils que vous donneriez à vos enfants, croyez qu'il est digne de vous de les suivre. Usez des préceptes que je vous offre, ou cherchez à en découvrir de meilleurs. (39) Considérez comme sages, non pas les hommes qui engagent sur des sujets frivoles des discussions minutieuses, mais ceux qui traitent habilement les questions importantes ; non pas ceux qui promettent aux autres le bonheur et qui vivent eux- mêmes au sein de la misère, mais ceux qui, ne parlant de ce qui les concerne qu'avec réserve, sont capables de se mêler utilement aux hommes et aux affaires, et qui, n'étant jamais troublés par les vicissitudes de la vie, savent soutenir avec la même noblesse et la même modération la bonne et la mauvaise fortune. [40] 12. Et ne vous étonnez pas si, dans les choses que je vous ai dites, il s'en trouve beaucoup qui vous soient connues ; c'est une remarque qui ne m'a point échappé. Je n'ignorais pas qu'un grand nombre de particuliers et de princes avaient exprimé une partie de ces vérités, que d'autres les avaient entendues proclamer, que d'autres en avaient vu faire l'application, que d'autres enfin la faisaient eux-mêmes. (41) Mais ce n'est pas dans les discours destinés à exposer des règles de conduite qu'il faut chercher des idées nouvelles. Rien de paradoxal, de hasardé, de contraire aux idées reçues, ne peut trouver sa place dans de tels discours, et on doit regarder comme le plus digne de plaire entre tous les écrivains celui qui pourrait réunir le plus grand nombre des vérités éparses dans les pensées des hommes, et les présenter sous la forme la plus éloquente. (42) Je n'ignorais pas non plus qu'entre tous les discours et les écrits, soit en vers, soit en prose, ceux qui ont pour but d'offrir des conseils sont universellement regardés comme les plus utiles, mais non comme les plus agréables pour ceux qui les écoutent. On éprouve à leur égard le même sentiment qu'à l'égard des hommes qui font profession de donner des avis ; tous leur accordent des louanges, mais personne ne les recherche, et nous préférons la société de ceux qui partagent nos fautes à celle des hommes qui nous détournent d'en commettre. (43) On pourrait, à l'appui de ce que j'avance, citer les poésies d'Hésiode, de Théognis et de Phocylide. Ces grands hommes sont proclamés comme les meilleurs conseillers de la vie humaine, et, tout en s'exprimant ainsi à leur égard, on préfère consumer le temps au milieu d'entretiens frivoles, plutôt que de se nourrir de leurs sages doctrines. (44) Bien plus, si quelqu'un choisissait dans les oeuvres des plus grands poètes les passages qu'ils ont travaillés avec le plus de soin, et qu'on appelle leurs maximes, on accueillerait ces maximes avec les mêmes dispositions, et la plus futile comédie serait toujours écoutée avec plus de plaisir que des préceptes élaborés avec un art si parfait. 13. Mais qu'est-il besoin de nous arrêter sur chaque objet en particulier? (45) Si nous voulons examiner en général la nature des hommes, nous trouverons que la plupart n'éprouvent d'attrait ni pour les aliments les plus sains, ni pour les occupations les plus nobles, ni pour les actions les meilleures, ni pour les préceptes les plus utiles ; qu'ils recherchent les plaisirs les plus contraires à leurs intérêts, et qu'ils regardent comme des modèles de constance et d'énergie les hommes qui remplissent quelque partie de leurs devoirs. (46) Comment serait-il possible de plaire à de semblables auditeurs, en leur donnant des conseils, des instructions ou des avertissements utiles, lorsqu'en outre de tout ce que nous avons dit, ils poursuivent de leur envie les hommes sages, et croient que les insensés sont uniquement des hommes simples et ouverts ? Ils ont un tel éloignement pour la vérité des affaires, qu'ils ignorent même celles qui les touchent ; qu'ils s'irritent lorsqu'ils sont contraints de s'occuper de leurs intérêts ; qu'ils ne prennent de plaisir qu'à discuter sur les intérêts des autres, et qu'ils soumettraient leur corps à toute espèce de tortures plutôt que d'exercer leur esprit au travail et de donner leur attention à une chose nécessaire. (47) Se trouvent-ils réunis, ils font entre eux un échange de railleries et d'injures. Sont-ils seuls, vous les trouverez occupés, non pas à réfléchir, mais à former des voeux chimériques. Je ne dis pas cela de tous : je le dis de ceux qui ont les défauts que nous avons signalés. (48) Il est donc de toute évidence que ceux qui veulent écrire, soit en vers, soit en prose, de manière à être agréables à la multitude, ne doivent pas s'attacher aux vérités les plus utiles, mais aux fictions les plus merveilleuses. La multitude se plaît à de semblables récits ; elle s'émeut à la vue des luttes et des combats. Et voilà pourquoi nous devons admirer le génie poétique d'Homère et des premiers inventeurs de la tragédie, parce qu'ayant apprécié la nature de l'homme, ils ont donné à leurs écrits les deux formes que nous venons d'indiquer. (49) Homère a représenté dans ses fictions les combats et les guerres des demi-dieux ; les poètes tragiques ont transporté ces mêmes fictions sur la scène en récits et en actions, de manière à nous rendre à la fois auditeurs et spectateurs. En présence de tels exemples, il demeure évident pour les hommes qui désirent charmer ceux qui les écoutent, qu'ils doivent soigneusement s'abstenir de donner des avis ou des conseils, et s'attacher à dire ou à écrire ce qui leur paraîtra de nature à plaire davantage à la multitude. [50] 14. Je vous ai présenté ce tableau dans la pensée que vous, qui n'êtes pas un homme de la foule, mais qui la gouvernez, vous ne devez pas avoir les mêmes sentiments que le vulgaire, et que vous devez juger de l'importance des choses, et de la valeur des hommes, d'après l'utilité qu'on en peut retirer, et non d'après les agréments qu'ils procurent. (51) J'ai surtout adopté cette opinion après avoir reconnu que les maîtres de la sagesse différaient entre eux sur les moyens de développer les facultés de l'âme, et annonçaient qu'ils rendraient leurs disciples plus sages et plus habiles, ceux-ci par les discussions de la dialectique, ceux-là par les discours politiques, d'autres par d'autres moyens, mais que tous étaient d'accord sur ce point, qu'un homme formé par une noble éducation devait se montrer capable de tirer de chacune de ces sources des éléments de sagesse. (52) Il faut donc, pour juger avec certitude, abandonnant les choses qui sont contestées, s'appuyer sur ce qui est universellement admis, et surtout apprécier les hommes d'après les conseils qu'ils donnent dans des circonstances déterminées, ou du moins d'après ce qu'ils disent sur l'ensemble des affaires. Enfin vous devez repousser ceux qui, dans les choses qui les concernent, ne savent rien de ce qu'il est nécessaire de savoir, car il est évident que celui qui ne peut pas se rendre utile à lui-même n'enseignera jamais la sagesse à personne. (53) Accordez au contraire votre estime et votre appui aux hommes éclairés, aux hommes dont la vue porte plus loin que celle des esprits vulgaires, convaincu qu'un sage conseiller est le plus utile, le plus royal de tous les trésors, et enfin, croyez que les hommes qui vous offriront le plus de ressources pour cultiver votre intelligence sont ceux qui contribueront le plus à la grandeur de votre règne. (54) 13. En vous adressant ces conseils proportionnés à mes lumières, je vous honore par les moyens dont je dispose. Quant à vous, comme je le disais en commençant mon discours, ne permettez plus que l'on vous apporte désormais ces présents consacrés par l'habitude, que vous, ainsi que les autres rois, achetez de ceux qui les offrent beaucoup plus cher que de ceux qui les vendent, et préférez des dons qui, loin de s'altérer par le fréquent usage que vous en ferez, acquerront chaque jour une valeur nouvelle.