[0] ÉLOGE D'HÉLÈNE. (1) Il est des hommes qui conçoivent une grande idée d'eux-mêmes, lorsque après avoir fait choix d'un sujet paradoxal ou bizarre, ils parviennent à le traiter d'une manière supportable, et qui vieillissent, les uns, en répétant qu'il est impossible de dire ou de contredire des mensonges, ou de composer deux discours en opposition sur le même sujet ; les autres, que la valeur, la sagesse, la justice, sont une seule et même chose; que nous ne tenons de la nature aucune de ces vertus, que l'éducation seule nous les transmet ; d'autres enfin consument leur existence dans des discussions sans utilité, qui ne peuvent qu'embarrasser l'esprit de leurs auditeurs. (2) 2. Pour moi, si je voyais ces subtilités récemment introduites dans l'enseignement de l'éloquence, et si ces hommes pouvaient se vanter de la nouveauté de leur découverte, je serais moins étonné de leur orgueil ; mais qui pourrait aujourd'hui être assez en arrière de la science pour ne pas savoir que Protagoras et les sophistes de son temps nous ont laissé des écrits de la même nature, et encore beaucoup plus dépourvus de raison? (3) Qui pourrait, en effet, dépasser Gorgias, lorsqu'il a l'audace d'avancer que rien de ce qui est n'existe; ou Zénon, quand il veut démontrer que les mêmes choses sont possibles et ne le sont pas; ou bien encore Mélissus, qui, lorsque la multitude des êtres est infinie, prétend trouver des preuves que leur universalité n'est qu'une seule et même chose? (4) 3. C'est pourtant lorsque ces hommes ont montré, avec une si grande évidence, qu'il est facile de faire un discours mensonger sur un sujet quel qu'il puisse être, que nos sophistes s'agitent encore sur ce terrain. Ils devraient, au contraire, abandonnant un charlatanisme qui veut prouver par des paroles ce qui depuis longtemps est démontré faux par les faits, marcher à la poursuite de la vérité, enseigner à leurs disciples les choses qui se rattachent à notre vie politique, (5) et les exercer de manière à leur donner l'expérience des affaires, convaincus qu'il vaut mieux se former une opinion saine sur les choses utiles, que d'apprécier habilement des objets qui ne le sont pas, et posséder une légère supériorité dans les grandes choses, plutôt que d'exceller dans les petites, dans celles qui ne contribuent en rien au perfectionnement de la vie. (6) 4. Mais nos sophistes ne sont occupés que d'un seul soin, celui de s'enrichir aux dépens des jeunes gens; or la science des discussions a la puissance de produire ce résultat, parce que ceux qui n'ont aucun souci ni des intérêts privés, ni des intérêts publics, se plaisent surtout aux discours entièrement dépourvus d'utilité. (7) 5. On doit accorder une grande indulgence aux jeunes gens qui se laissent entraîner dans cette voie ; la jeunesse, dans toutes les affaires, est naturellement portée à l'exagération et au merveilleux ; mais les hommes qui ont la prétention d'instruire méritent d'être blâmés, lorsque après avoir accusé ceux qui trompent dans les contrats et qui font de leur éloquence un usage contraire à la justice, ils agissent eux-mêmes d'une manière plus répréhensible encore. Les premiers nuisent à des hommes qui leur sont étrangers, les autres nuisent surtout à leurs propres disciples. (8) 6. Ils ont tellement fait prospérer l'art de débiter des mensonges, qu'en les voyant s'enrichir par de tels moyens, il se rencontre des hommes qui osent écrire que la vie des mendiants et des bannis est plus digne d'envie que toute autre. Ils concluent de la faculté qu'ils ont de dire quelques paroles sur de misérables sujets, qu'il leur serait facile de trouver en abondance des expressions pour des sujets nobles et utiles. (9) Mais ce qui me paraît le comble du ridicule, c'est de chercher à persuader par de semblables discours qu'ils possèdent la science des choses politiques, quand ils pourraient, dans leurs promesses mêmes, donner la preuve de ce qu'ils avancent. Il ne convient pas à ceux qui disputent le prix de la sagesse, et qui se vantent d'être sophistes, de l'emporter sur le vulgaire en se montrant supérieurs dans les choses que tout le monde néglige, mais de se signaler dans celles qui sont l'objet d'une émulation universelle. [10] Ils agissent à peu près comme le ferait un homme qui, après s'être proclamé le plus fort des athlètes, descendrait dans une arène où personne ne daignerait le suivre. Quel est, parmi les hommes de bon sens, celui qui entreprendrait l'éloge des calamités? Il est évident que ces hommes ne cherchent qu'un refuge pour leur faiblesse ; (11) car il n'existe pour ces sortes d'écrits qu'une seule voie, qu'il n'est pas difficile de trouver, d'apprendre et de suivre, tandis que les discours d'une utilité générale, les discours dignes de foi, et ceux que l'on peut leur assimiler, exigent de celui qui les compose et les prononce une variété de formes, une convenance d'expressions, qu'il est difficile de connaître et d'appliquer; et la composition en est d'autant plus laborieuse qu'il faut se donner plus de travail pour parler avec noblesse que pour briller par la légèreté, pour être grave que pour être enjoué. En voici la plus grande preuve : (12) jamais ceux qui ont voulu louer ou les abeilles, ou le sel, ou de semblables objets , n'ont manqué d'expressions pour rendre leur pensée ; mais ceux qui ont entrepris de parler de choses universellement reconnues pour nobles et grandes, ou de célébrer des bouillies distingués par leur vertu, sont tous restés de beaucoup au-dessous de la vérité. (13) Il n'appartient pas au même génie de s'exprimer convenablement sur ces deux natures d'objets; car, s'il est facile de dépasser par ses paroles le sujet que l'on traite lorsqu'il a peu d'importance, il est difficile d'atteindre à la hauteur de celui qui commande l'admiration. Pour les choses qui ont de l'éclat, il est rare de rencontrer des pensées qui n'aient encore été exprimées par personne ; tandis que, pour celles qui sont dépourvues d'élévation ou de valeur, il est nécessaire que l'orateur les tire de son propre fonds. (14) 7. Voilà pourquoi, parmi les hommes qui ont voulu prêter à un sujet l'éclat de leur éloquence, je loue surtout celui qui a écrit un éloge d'Hélène ; parce qu'il a rappelé la mémoire d'une femme au-dessus de toute comparaison par sa beauté, sa naissance et sa renommée. Toutefois une erreur légère a échappé a son jugement : il dit qu'il a écrit l'éloge d'Hélène, et il se trouve avoir fait l'apologie de ses actions. (15) Mon discours n'est pas de la même nature, il ne porte pas sur les mêmes objets; ou plutôt il est conçu dans un ordre d'idées contraire. On fait l'apologie de ceux qui sont accusés d'avoir blessé la justice : on loue ceux qui se distinguent par quelque noble qualité. 8. Mais, afin qu'on ne puisse pas m'accuser de faire ce qui est toujours facile , c'est-à-dire de blâmer les autres sans rien produire de moi-même, je vais essayer de parler d'Hélène, en laissant de côté tout ce qui a été dit avant moi. (16) 9. Je commencerai mon discours à l'origine de sa race. Beaucoup de demi-dieux sont nés de Jupiter ; mais Hélène est la seule femme dont il ait voulu être appelé le père. Bien que le fils d'Alcmène et les fils de Léda fussent l'objet particulier de ses soins, il honora Hélène d'une telle prédilection , qu'après avoir doué Hercule de la force qui peut tout dompter, il donna à Hélène la beauté qui subjugue la force elle-même. (17) Sachant que la renommée et la gloire ne sont pas filles du repos, mais de la guerre et des combats, et voulant non seulement placer Hercule et Hélène parmi les dieux, mais rendre leur mémoire immortelle, à l'un il donna une vie pleine de travaux et de dangers ; et il répandit sur l'autre une beauté digne d'attirer tous les regards et d'être disputée les armes à la main. (18) 10. Et d'abord Thésée, que l'on nomme le fils d'Égée, quoique, dans la réalité, il doive le jour à Neptune, la voyant à une époque où elle n'était pas encore sortie de l'enfance, mais où déjà sa beauté éclipsait celle de toutes les jeunes filles de son âge, se sentit tellement subjugué par ses charmes que, bien qu'il fût accoutumé à commander aux autres hommes, et qu'il fût à la fois chef de la patrie la plus puissante et possesseur de la royauté la plus assurée, il ne crut pas qu'au sein même des prospérités dont il jouissait, la vie put avoir quelque prix pour lui, s'il n'unissait sa destinée à celle d'Hélène; (19) et, quand il reconnut qu'il était impossible de l'obtenir de ceux qui disposaient de son sort, qu'ils attendaient, d'une part, l'âge où elle remplirait les conditions de l'hyménée, de l'autre, une réponse de l'oracle d'Apollon , sans calculer la puissance de Tyndare, sans considérer la force de Castor et de Pollux, sans tenir compte des dangers qui pouvaient le menacer du côté de Lacédémone, il l'enleva, la conduisit dans Aphidna, au sein de l'Attique, [20] et la reconnaissance qu'il éprouva pour Pirithoüs, qui lui avait prêté son appui dans cet enlèvement, fut si grande que, celui-ci aspirant à la possession de Proserpine, fille de Jupiter et de Cérès, et lui ayant demandé de l'accompagner dans sa descente aux enfers, Thésée, après avoir fait de vains efforts pour l'en détourner par ses conseils, le suivit malgré l'évidence du danger, croyant devoir à Pirithoûs, comme prix des périls qu'il avait bravés pour lui, de ne refuser aucune de ses demandes. (21) 11. Si l'homme qui a fait de telles choses était un homme du vulgaire, et s'il n'avait pas montré une incontestable supériorité, on se demanderait, peut-être, si ce discours présente l'éloge d'Hélène ou l'accusation de Thésée; mais, parmi tous ceux qui se sont illustrés, nous trouvons que l'un a manqué de force, qu'un autre a manqué de prudence, un autre de quelque autre qualité, tandis que Thésée n'a été privé d'aucune et a ainsi possédé une vertu complète. (22) Il me semble donc convenable de m'exprimer à son égard avec plus d'étendue; car je crois que le moyen le plus sur d'inspirer de la confiance à ceux qui veulent louer Hélène, est de montrer que les hommes qui l'ont aimée et admirée étaient des hommes dignes de plus d'admiration que les autres. 12. Pour juger les événements arrivés de notre temps, il est naturel de prendre nos propres sentiments pour guides; mais, lorsqu'il s'agit de faits qui remontent à une aussi haute antiquité , il est nécessaire que l'on nous voie en harmonie avec les sages qui ont vécu à cette époque. (23) Ce que je puis dire de plus glorieux pour Thésée, c'est qu'étant né dans le même temps qu'Hercule, il s'est créé une renommée qui rivalise avec celle de ce héros. Non seulement on les vit l'un et l'autre se revêtir d'armes semblables, mais aussi se consacrer aux mêmes travaux; et en cela ils agissaient d'une manière qui convenait à leur commune origine. Fils de deux frères, l'un de Jupiter, l'autre de Neptune, leurs inclinations présentaient une véritable fraternité. Seuls, en effet, dans toute l'antiquité, ils se sont constitués les défenseurs de la vie des hommes. 13. Il arriva toutefois que l'un dut braver des périls plus grands, plus glorieux, (24) l'autre des dangers plus utiles, plus spécialement liés aux destinées de la Grèce. Eurysthée ordonna à Hercule de conduire devant lui les taureaux d'Erythée, de lui apporter les pommes du jardin des Hespérides, de lui amener Cerbère, et il lui imposa divers travaux de la même nature, qui, sans utilité pour les autres, devaient l'exposer aux plus grands dangers; (25) Thésée, maître de lui-même, choisit, entre tous les périls, ceux qui devaient montrer en lui le bienfaiteur de la Grèce ou de sa patrie. Il attaqua le taureau envoyé par Neptune, qui ravageait l'Attique; les populations réunies n'osaient lutter contre ce formidable ennemi : Thésée, seul, le terrassa et délivra les habitants de son pays d'une immense terreur et des plus cruelles anxiétés. (26) Ayant ensuite fait alliance avec la nation des Lapithes, il marcha contre les Centaures, monstres à la double nature, également redoutables par leur rapidité à la course, leur force et leur audace; ils avaient saccagé une partie des villes grecques, se préparaient à en attaquer d'autres, et les menaçaient toutes d'une entière destruction. Thésée, les ayant vaincus dans un combat, mit immédiatement un terme à leur insolence, et fit bientôt disparaître leur race de la surface la terre. (27) Vers le même temps, le monstre nourri dans la Crète, né de Pasiphaé, fille du Soleil, devait recevoir le tribut de deux fois sept jeunes enfants, qu'Athènes lui envoyait pour obéir à l'oracle. Thésée , voyant les victimes, accompagnées par le peuple entier, s'avancer vers une mort injuste, inévitable, et assister pleines de vie aux larmes que leur mort faisait répandre, se sentit enflammé d'une telle indignation qu'il préféra mourir, plutôt que de vivre et de régner sur une ville condamnée à payer à ses ennemis un si déplorable tribut. Il monte avec les victimes sur le vaisseau; (28) il fait voile vers la Crète; et, vainqueur de cette nature mêlée de l'homme et du taureau , qui réunissait en elle la double force inhérente à cette double origine, il rend à leurs parents les enfants qu'il a sauvés, et délivre sa patrie d'une servitude si injuste, si barbare, si difficile à faire cesser. (29) 14. Ici, j'éprouve une sorte d'incertitude sur le parti que je dois prendre relativement à la suite de mon discours : je viens de parler des hauts faits de Thésée, et j'ai commencé à exprimer mon opinion à leur égard ; maintenant j'hésite à m'arrêter, et à passer sous silence la scélératesse de Sciron , de Cercyon et des autres brigands de la même nature, contre lesquels Thésée a signalé son courage, en délivrant la Grèce des plus affreuses calamités : d'un autre côté, je sens que je suis entraîné en dehors de mon sujet, et je crains de paraître aux jeux de quelques hommes plus occupé de Thésée que de celle que j'ai présentée d'abord comme le sujet de mon discours. [30] Placé entre ces deux écueils, je préfère, pour échapper au blâme des auditeurs difficiles, abandonner la plupart des exploits de Thésée, et parler des autres le plus brièvement possible. J'agis ainsi pour leur être agréable, me satisfaire moi-même, et pour n'être pas complètement vaincu par des hommes accoutumés à céder aux suggestions de l'envie et à blâmer tout ce qu'ils entendent. (31) 15. Thésée a manifesté sa valeur dans les dangers où il s'est exposé seul ; sa science pour la guerre, dans les combats qu'il livra à la tête des armées de sa patrie; sa piété envers les dieux, dans l'accueil que trouvèrent auprès de lui les supplications d'Adraste et celles des enfants d'Hercule. Il a sauvé ces derniers en remportant une victoire sur les armées du Péloponnèse ; les soldats d'Adraste, frappés par le fer des Thébains sous les murs de la Cadmée, lui ont dû les honneurs de la sépulture ; enfin, il a montré sa constance et sa sagesse, non seulement dans les faits que nous avons rappelés, mais surtout dans la manière dont il a gouverné sa patrie. (32) 16. Il voyait ceux qui aspirent à dominer leurs concitoyens par la force devenir eux-mêmes les esclaves d'autres hommes, et ceux qui préparent une existence pleine de dangers pour les autres vivre dans des craintes continuelles et dans l'obligation de faire la guerre, d'une part, avec leurs concitoyens, contre les ennemis de leur pays ; de l'autre, avec des soldats étrangers contre leurs concitoyens. (33) Il les voyait dépouiller les temples des dieux, donner la mort aux meilleurs citoyens, se défier de leurs parents les plus proches, et vivre dans les mêmes anxiétés que les malfaiteurs qui attendent, chargés de chaînes, le moment de leur supplice : il les voyait au dehors un objet de jalousie, et, dans l'intérieur de leur palais, en proie à plus de calamités que les hommes d'une condition vulgaire (34) (qu'y a-t-il, en effet, de plus cruel que de vivre constamment dans la crainte d'être immolé par quelqu'un de ceux qui nous approchent, et de redouter les satellites qui nous gardent, à l'égal des ennemis qui nous dressent des embûches?). Or Thésée, plein de mépris pour une semblable existence, et convaincu que les hommes qui sont dans cette position ne sont pas les princes, mais les fléaux de leur pays, montra qu'il était facile d'être roi, et de n'être pas moins heureux que les citoyens qui vivent sous l'empire d'une loi égale pour tous. (35) 17. Et d'abord, réunissant les bourgs séparés qui formaient la cité d'Athènes, il donna à sa patrie un tel accroissement qu'elle a été, à partir de cette époque, et qu'elle est encore aujourd'hui la plus grande des villes de la Grèce. Ayant ensuite rendu la patrie commune à tous, et affranchi, en quelque sorte, l'Ame de ses concitoyens, il ouvrit des chances égales à la vertu pour arriver aux honneurs ; persuadé qu'il ne serait pas moins puissant si les citoyens participaient aux affaires publiques que s'ils y restaient étrangers, et regardant les hommages offerts par des hommes qui ont l'Ame élevée comme plus flatteurs et plus doux que ceux qui soit arrachés à des esclaves. (36) Il était si loin de rien faire contre le vœu de ses concitoyens, qu'il institua le peuple arbitre du gouvernement, tandis que le peuple eut désiré qu'il régnât seul ; convaincu qu'entre ses mains, la monarchie était plus fidèle aux lois, plus exacte observatrice de la justice, que leur propre démocratie. Contre l'usage de ceux qui disposent du pouvoir souverain, il ne faisait pas supporter le poids des travaux par le peuple, et ne réservait pas pour lui seul les jouissances du trône; mais, revendiquant pour lui les dangers, il partageait les avantages entre tous. (37) Aussi accomplit-il sa vie, non pas au milieu des embûches, mais entouré de l'affection de ses peuples; non pas appuyé sur une force étrangère pour maintenir son pouvoir, mais gardé par l'amour de ses concitoyens. En un mot, roi par la puissance, et chef populaire par les bienfaits , il gouverna sa patrie d'une manière si noble et si conforme aux lois, qu'aujourd'hui même on trouve encore dans nos mœurs des traces de la douceur de sou gouvernement. (38) 18. Comment ne faudrait-il pas louer et honorer une fille de Jupiter qui a fait fléchir une si noble vertu, une si haute sagesse? et comment ne pas la considérer comme de beaucoup supérieure à toutes les femmes qui jamais ont existé ? Non, il n'est pas possible de produire un témoin plus digne de foi, un juge plus éclairé des perfections d'Hélène, que la haute intelligence de Thésée. Mais, pour que l'on ne m'accuse pas de m'arrêter sur cette seule considération, à cause de l'insuffisance de mon sujet, et d'abuser de la gloire d'un homme célèbre pour relever celle d'Hélène, je reprends la suite des faits. (39) 19. Après la descente de Thésée aux enfers, Hélène revenue à Lacédémone, et ayant atteint l'âge où son hymen pouvait être recherché, tous les princes et tous les rois qui régnaient alors éprouvèrent à son égard le même sentiment que Thésée. Ils pouvaient choisir, dans leur pays, les femmes les plus distinguées; mais, dédaignant les alliances que leur offrait leur patrie, ils vinrent à Sparte solliciter la main d'Hélène. [40] Celui qui devait s'unir à elle n'était pas encore désigné, et les chances de la fortune étaient entières; mais il était si évident qu'elle deviendrait une cause de guerre pour tous, qu'ils se réunirent et s'engagèrent par des serments réciproques à secourir celui qui aurait été jugé digne de la posséder, si un autre la lui enlevait; chacun croyait ainsi se préparer un appui dans l'avenir, (41) et tous, à l'exception d'un seul, s'abusaient dans leur espérance, mais aucun ne se trompait dans la haute opinion qu'ils avaient tous conçue d'elle. 20. Une lutte pour la palme de la beauté s'étant élevée peu de temps après entre les déesses, Alexandre, fils de Priam, fut choisi par elles pour juge. Junon lui promettait l'empire de toute l'Asie; Minerve lui assurait la victoire sur ses ennemis; (42) Vénus lui offrait la main d'Hélène. Il n'était pas en son pouvoir de se former un jugement sur les charmes des trois déesses, mais, ébloui par l'éclat de leur beauté, il était contraint de juger d'après la valeur des dons qui lui étaient offerts. Il choisit la possession d'Hélène comme un bien supérieur à tous les autres avantages, et en cela il n'était pas entraîné par l'attrait des voluptés, encore que des hommes sages les regardent comme préférables à beaucoup d'autres biens ; (43) mais telle n'était pas sa pensée : il voulait devenir le gendre de Jupiter, considérant cet honneur comme plus grand, plus éclatant, que l'empire même de l'Asie. Il voyait de puissants royaumes, de glorieuses dynasties, tomber entre les mains d'hommes méprisables, tandis que jamais un mortel, dans les siècles à venir, ne pourrait être jugé digne de posséder une telle femme ; et de plus, il comprenait qu'il ne pouvait préparer à ses enfants un plus bel héritage que l'honneur de descendre de Jupiter par leur père et par leur mère. (44) Il savait que les autres faveurs de la fortune passent bientôt dans des mains étrangères, mais qu'une noble origine est un patrimoine éternel, et que la splendeur de son choix s'étendrait sur toute sa race, tandis que l'effet des autres dons ne pourrait dépasser le terme de sa vie. (45) 21. Aucun esprit sensé ne condamnerait de tels calculs, et c'est seulement parmi les hommes qui, sans tenir compte des circonstances antérieures, ne voient que le fait accompli, qu'il s'en est trouvé quelques-uns qui l'ont blâmé avec injure. Leur démence, toutefois, est facile à reconnaître dans les reproches mêmes qu'ils lui adressent. (46) Comment, en effet, le ridicule ne s'attacherait-il pas à des hommes qui croient que leur intelligence surpasse celle qui a été honorée du choix des déesses ? N'est-il pas évident que, dans une lutte si importante à leurs yeux, elles n'avaient pas remis le droit de prononcer à un homme ordinaire, et qu'elles avaient apporté d'autant plus de soin à désigner le meilleur juge, qu'elles attachaient plus de prix à l'objet d'une si ardente rivalité ? (47) Il faut donc voir ce qu'il était, et l'estimer, non d'après le ressentiment de celles qui avaient succombé, mais d'après l'opinion qu'elles avaient conçue de lui, lorsque, délibérant ensemble, elles s'étaient déterminées à se soumettre à son jugement. Rien n'empêche d'être accablé par une puissance supérieure, alors même qu'on est innocent, mais obtenir un tel degré d'honneur, et, mortel, devenir l'arbitre des déesses, ne pouvait appartenir qu'à l'intelligence la plus élevée. (48) 22. J'admire, au reste, que l'on puisse blâmer la résolution de celui qui a voulu passer sa vie près d'une femme pour laquelle un grand nombre de demi-dieux ont voulu mourir. N'eût-il pas été un insensé si, après avoir vu les déesses disputer avec tant d'ardeur la palme de la beauté, il eût méprisé cette faveur du ciel, et s'il n'eut pas regardé comme le bien le plus précieux un don auquel il voyait les déesses elles-mêmes attacher un si grand prix ? (49) 23. Qui aurait pu dédaigner la possession d'Hélène, puisque, après son enlèvement, on voit les Grecs transportes de la même colère que si la Grèce entière eût été ravagée, et les Barbares aussi fiers que s'ils nous eussent tous vaincus? Le sentiment qui enflammait les deux partis est évident, car de nombreux sujets de plaintes s'étaient élevés entre eux dans les temps antérieurs, et cependant ils étaient restés en paix : mais, dès qu'il s'agit d'Hélène, ils se firent une guerre telle que jamais l'on n'en vit une semblable, non seulement par la fureur qui animait les combattants, mais par la durée du temps et par l'immensité des préparatifs. [50] Les uns pouvaient, en rendant Hélène, s'affranchir des maux qu'ils souffraient; les autres, en l'abandonnant, pouvaient passer le reste de leur existence dans une sécurité complète, mais ni les uns ni les autres ne voulurent y consentir. Les Barbares regardaient d'un œil indifférent leurs villes saccagées, leur pays dévasté, pourvu qu'ils ne fussent pas obligés de remettre Hélène aux mains des Grecs; et les Grecs préféraient vieillir sur la terre étrangère et renoncer à revoir jamais leurs familles, plutôt que de revenir dans leur patrie en abandonnant Hélène. (51) Ils agissaient ainsi, non pour soutenir la querelle d'Alexandre et de Ménélas, mais les uns pour la cause de l'Asie, les autres, pour celle de l'Europe, tous également convaincus que celle des deux contrées qui posséderait Hélène serait la plus heureuse. (52) 24. L'ardeur de s'associer aux travaux, de partager les dangers de cette grande expédition, était telle, non seulement parmi les Grecs et les Barbares, mais aussi parmi les dieux, que ces derniers ne détournaient même pas les héros auxquels ils avaient donné le jour de prendre part à la lutte engagée sous les murs de Troie. Jupiter prévoyait la mort de Sarpédon ; l'Aurore, celle de Memnon; Neptune, celle de Cycnus; Thétis, celle d'Achille; et pourtant ils les exhortaient à s'armer; ils les envoyaient à cette guerre, (53) convaincus qu'il était préférable de mourir en combattant pour la fille de Jupiter, que de vivre en se dérobant aux périls qu'on allait braver pour elle. Comment d'ailleurs s'étonner que les dieux aient éprouvé un tel sentiment à l'égard de leurs enfants, quand on les voit se livrer eux-mêmes des combats plus grands, plus terribles que ceux qu'ils avaient jadis soutenus contre les Géants? Contre les Géants, en effet, ils combattaient réunis; dans la guerre dont Hélène était l'objet, ils combattaient les uns contre les autres. (54) 25. La résolution qu'ils prirent était conforme à la raison; et j'ai le droit, lorsque je parle d'Hélène, de me servir d'un langage si pompeux, car Hélène réunissait en elle la plupart des trésors dont la beauté se compose, et il n'est rien dans l'univers de plus auguste, de plus noble, de plus divin que la beauté. Il est facile de reconnaître sa puissance. Parmi les choses qui ne participent ni de la force, ni de la sagesse, ni de la justice, il en est un grand nombre qui sont plus honorées que chacune de ces vertus, tandis que, sans la beauté, nous ne trouvons rien qui nous charme, ou plutôt nous dédaignons tout ce qui n'est pas doué de ce précieux avantage, et la vertu est surtout admirée parce qu'elle est la beauté de l'âme. (55) On peut apprécier à quel point la beauté l'emporte sur toutes les choses qui existent, par la disposition où nous sommes à l'égard de chacune d'elles. Pour tous les autres objets, dans le moment où nous en ressentons le besoin , nous cherchons à les obtenir; au delà, ils n'exercent aucune action sur notre âme : mais l'amour de ce qui est beau existe en nous, avec une force d'autant plus supérieure à notre volonté que ce qui en est l'objet le mérite davantage. (56) Nous éprouvons de la jalousie à l'égard de ceux qui se distinguent par leur intelligence ou par quelque autre avantage, à moins que, nous attirant chaque jour par des bienfaits, ils ne nous forcent à les aimer; tandis que ceux qui ont la beauté en partage nous inspirent au premier aspect un tel sentiment de bienveillance que pour eux seuls, de même que pour les dieux, nous ne nous lassons jamais du culte que nous leur rendons ; (57) nous trouvons plus de douceur à leur obéir en esclaves qu'à commander aux autres hommes; et nous savons plus de gré à ceux qui multiplient leurs ordres qu'à ceux qui ne nous commandent rien. Nous poursuivons de nos injures, nous appelons vils flatteurs ceux qui subissent le joug d'un ascendant étranger, et nous considérons ceux qui se vouent au culte de la beauté comme des hommes distingués par l'intelligence et le bon goût. (58) Nous entourons d'un tel respect, d'un soin si religieux, ce don de la divinité que, parmi les êtres qui en sont doués , nous vouons à l'infamie ceux qui, séduits par un vil intérêt ou entraînés par de funestes conseils, flétrissent la fleur de leur jeunesse, et nous les méprisons plus encore que les êtres dégradés qui outragent dans les autres le sentiment de la pudeur: tandis que ceux qui gardent leur innocence dans sa pureté, qui en font comme un sanctuaire impénétrable aux méchants, sont l'objet de nos respects, et sont honorés dans tout le cours de leur vie , comme les auteurs d'un bienfait qui se répand sur la société tout entière. (59) 26. Mais pourquoi nous arrêter à reproduire les opinions des hommes ? Jupiter, le maître de l'univers, se montre partout environné de l'éclat de sa puissance ; mais, dès qu'il veut s'approcher de la beauté, aussitôt sa fierté s'abaisse. S'il se rend près d'Alcmène , c'est sous les traits d'Amphitryon ; il se répand en pluie d'or pour s'unir à Danaé ; c'est sous la forme d'un cygne qu'il se réfugie dans le sein de Némésis, et c'est encore sous cette forme qu'il devient l'époux de Léda; en un mot, on le voit toujours employer l'art, et non la force, pour soumettre la beauté. [60] La beauté est encore plus honorée chez les dieux que chez les hommes; elle l'est à un tel point que les premiers pardonnent même à leurs compagnes de se laisser vaincre par elle : et nous pourrions nommer ici un grand nombre de déesses qui ont été subjuguées par la beauté d'un mortel, sans qu'aucune ait jamais cherché à cacher sa défaite comme un acte honteux. Que dis-je? toutes ont voulu que la poésie célébrât leurs entraînements comme des faits glorieux, plutôt que de les ensevelir dans le silence. La preuve la plus grande de la vérité de mes assertions, c'est que la beauté a fait obtenir le don de l'immortalité à un plus grand nombre de mortels que tous les autres avantages. (61) 27. Ces avantages, Hélène les a possédés dans un degré proportionné à la supériorité de ses charmes. Elle n'a pas seulement obtenu l'immortalité pour elle-même, mais, exerçant une puissance égale à celle de la divinité, elle a d'abord placé parmi les dieux ses frères, qui avaient déjà subi l'arrêt de la destinée; et, voulant assurer à leur apothéose une ferme croyance, elle leur a donné des privilèges si manifestes qu'aperçus au milieu des dangers de la mer, ils sauvent ceux qui les invoquent avec une piété sincère. (62) Elle a ensuite montré envers Ménélas une si grande reconnaissance pour les travaux et les périls qu'il avait affrontés pour elle, que, la race de Pélops ayant succombé tout entière, précipitée dans des malheurs irrémédiables, non seulement Hélène l'a préservé du destin funeste de sa famille , mais, de mortel, l'élevant au rang des dieux, elle a fait de lui pour jamais son compagnon et son époux. (63) Et je puis produire, comme témoin de ces faits extraordinaire, la ville de Sparte elle-même, cette ville si attentive à conserver les traditions antiques. Encore aujourd'hui, à Thérapné, au sein de la Laconie, se conformant à l'usage de leurs ancêtres, les Lacédémoniens offrent, au nom de la patrie, aux deux époux, de religieux sacrifices, non comme à des héros, mais comme à des dieux. (64) 28. Hélène a aussi montre au poète Stésichorus l'étendue de sa puissance. Il avait placé au début d'une ode quelques traits acérés contre elle : il se lève, privé tout à coup de la lumière des cieux ; et, lorsqu'ensuite, ayant connu la cause de son infortune, il fit un de ces ouvrages que l'on nomme palinodies, Hélène le rétablit dans ses facultés premières. (65) Quelques auteurs, et même des disciples d'Homère, disent qu'Hélène lui apparut une nuit, et lui ordonna de faire un poème destine à célébrer les héros qui avaient combattu pour elle sous les murs de Troie, voulant montrer que leur mort était plus digne d'envie que l'existence des autres hommes. Si donc les poésies d'Homère offrent un charme si doux, et si leur renommée a rempli l'univers, c'est à son génie, sans doute, qu'il faut en partie l'attribuer; mais c'est surtout aux inspirations d'Hélène que l'honneur en appartient. (66) 29. Hélène ayant la puissance de punir et de récompenser, il est juste que ceux qui possèdent des richesses lui rendent un culte et l'apaisent par des offrandes , des sacrifices et de pieuses supplications ; mais le devoir des philosophes est d'essayer de lui donner des louanges dignes de ses perfections : car c'est aux maîtres de la science qu'il appartient d'offrir de semblables hommages. (67) 30. Les faits que nous passons sous silence sont en beaucoup plus grand nombre que ceux dont nous avons parlé. Car, sans rappeler ici les arts, les sciences, les institutions utiles, dont l'origine peut se rapporter à Hélène et à la guerre de Troie, la justice nous oblige à reconnaître que nous devons à Hélène d'avoir échappé au joug des Barbares. C'est à cause d'elle que les Grecs, réunis dans un même sentiment, ont fait en commun une expédition contre les Barbares, et que, pour la première fois, l'Europe a élevé un trophée sur l'Asie. (68) Le changement qui s'est opéré parmi nous, à partir de cette époque , a été si grand que, dans les temps antérieurs, les Barbares qui éprouvaient dans leur pays les rigueurs de la fortune se croyaient appelés à commander aux villes de la Grèce ; qu'ainsi Danaüs, fuyant d'Égypte, s'établissait dans Argos ; Cadmus, sorti de Sidon , fondait un royaume à Thèbes ; les peuples de la Carie envoyaient des colonies dans nos îles, et Pélops, fils de Tantale, soumettait le Péloponnèse entier; mais, depuis la guerre de Troie, on a vu notre nation prendre un tel accroissement que nous avons conquis sur les Barbares des villes considérables et un immense territoire. (69) Si donc quelques orateurs veulent traiter et développer ce sujet, les ressources ne leur manqueront pas : ils pourront louer Hélène, en dehors de ce que nous avons dit, et composer à sa louange des discours éloquents et nombreux.