[0] ISOCRATE - CONSEILS A DEMONIQUE. [1] Il est bien des choses, ô Démonique! sur lesquelles nous trouvons les sentiments des hommes solides bien différents des idées des gens frivoles; mais cette différence paraît bien plus grande encore dans leurs liaisons mutuelles. Ceux-ci, en effet, n’ont d’attention pour leurs amis qu’en leur présence; ceux-là, au contraire, les aiment, quelque éloignés qu’ils soient. Les liaisons des gens frivoles se refroidissent en peu de temps; l’amitié des hommes graves résisterait même à la durée des siècles. [2] Pensant donc qu’il convient à ceux qui aspirent à la gloire et cherchent à s’instruire, de prendre pour modèles les sectateurs de la vertu, et non les partisans de la frivolité, je t’envoie ce discours en présent comme un gage de notre amitié, et comme un signe de celle qui m’unissait à Hipponique. Ne convient-il pas, en effet, que les enfants, de même qu’ils héritent des biens de leurs pères, héritent aussi de leurs amis? [3] Je vois d’ailleurs que le hasard nous favorise, et que les circonstances actuelles nous secondent. Tu désires l’instruction ; moi, je travaille à instruire les autres. Tu te livres avec ardeur à la connaissance de la sagesse, et je dirige ceux qui l’étudient. Tous ceux qui composent des exhortations pour leurs amis, entreprennent assurément une œuvre louable, [4] mais ils ne traitent point ce que la philosophie a de plus important; ceux qui enseignent aux jeunes gens, non les moyens d’acquérir une éloquence persuasive, mais à paraitre bien nés et de bonnes mœurs, rendent à leurs auditeurs un service d’autant plus grand, que la première de ces instructions ne forme qu’à bien dire, tandis que l’autre apprend à bien faire. [5] Quant à nous, ce n’est point une exhortation que nous avons composée, mais plutôt des préceptes que nous avons écrits. Nous allons examiner avec toi ce que les jeunes gens doivent désirer, les actions qu’ils doivent éviter, l’espèce d’hommes qu’ils doivent fréquenter, comment ils doivent régler leur conduite. Car tous ceux qui, pendant leur vie, ont suivi cette route, sont les seuls qui aient pu véritablement atteindre à la vertu, dont la possession est plus honorable et plus solide qu’aucune autre chose. [6] En effet, la beauté est ou détruite par le temps ou flétrie par la maladie; et la richesse sert le vice bien plus que la vertu, en donnant les moyens de se livrer à la paresse, et en excitant les jeunes gens aux plaisirs. La force, quand elle est jointe à la prudence; peut sans doute être utile; mais, sans elle, le plus souvent elle est nuisible à ceux qui la possèdent; et si les corps de ceux qui s’exercent en sont embellis, les fonctions de leur esprit s’en trouvent obscurcies. [7] La vertu seule, quand elle s’est accrue dans une âme sans aucun mélange de corruption, ne l’abandonne point dans la vieillesse. Préférable à la richesse, elle est encore supérieure à la naissance. Ce qui est impossible aux autres, elle le rend facile; ce que la multitude redoute, elle l’envisage avec fermeté: pour elle la paresse est un opprobre, et le travail un éloge. [8] On peut facilement concevoir ceci d’après les combats d’Hercule et les travaux de Thésée, dont la vertu a imprimé à leurs actions un tel caractère de gloire, que la durée du temps ne saurait condamner à l’oubli rien de ce qu’ils ont fait. [9] Mais, sans recourir ailleurs, rappelle-toi le plan de conduite que s’était tracé ton père, et tu y trouveras un bel exemple domestique de ce que je te dis. Ce n’est ni dans l’oubli de la vertu ni dans l’indolence qu’il a passé sa vie; mais il accoutuma son corps à supporter les travaux, et son âme à soutenir les périls. Les richesses, il les aima avec modération; cependant il sut jouir des biens présents comme mortel, et conserver ses possessions comme s’il eût dû vivre toujours. [10] Rien de petit ne se décelait en sa conduite; au contraire, grand et magnifique, ce qu’il avait était à ses amis. Il préféra toujours ceux que leur goût attachait auprès de sa personne à ceux qui tenaient à lui par le sang. Car il pensait que, dans l’amitié, on doit consulter le sentiment plus que la loi, les mœurs plus que la naissance, le choix plus que l’obligation. [11] Nous n’aurions point assez de temps, si nous voulions énumérer toutes ses actions. Nous t’en donnerons un détail plus exact dans d’autres moments; pour le présent, nous nous sommes borné à te présenter un échantillon du caractère d’Hipponique, sur lequel tu dois régler ta vie, comme sur un modèle, regardant sa conduite comme une loi, et te rendant l’imitateur et le rival de la vertu paternelle. Il est honteux, en effet, que les peintres copient ce qu’il y a de beau dans les animaux, et que les enfants n’imitent point les qualités de leurs parents. [12] Crois qu’il n’est aucun athlète auquel il importe de s’exercer contre ses antagonistes, autant qu’à toi de chercher les moyens d’égaler ton père dans ses vertus. Or, il est impossible que l’âme d’un homme soit ainsi disposée, si elle n’a été imbue d’un grand nombre de bons préceptes. En effet, le corps se fortifie par des travaux modérés, l’âme par de sages leçons. C’est pourquoi je vais essayer de te tracer en raccourci les moyens qui me semblent les plus propres à te faire profiter dans la vertu, et à t’attirer l’estime de tous les hommes. [13] Montre, avant tout, ton respect pour les dieux, non seulement par des sacrifices, mais par ta fidélité à tes serments. Le premier point marque d’abondantes richesses, le second prouve l’honnêteté des mœurs. Honore la Divinité en tout temps, mais surtout conjointement avec tes concitoyens. De cette manière, tu paraîtras à la fois sacrifier aux dieux et respecter les lois. [14] Sois à l’égard de tes parents tel que tu désirerais que tes enfants fussent envers toi. Livre-toi aux exercices du corps, non point à ceux qui donnent de la force, mais à ceux qui contribuent à la santé. C’est à quoi tu parviendras en cessant tes travaux, quand tu pourrais encore les continuer. [15] Dans ton rire ne t’abandonne point à des éclats immodérés; dans tes discours n’affecte point de présomption. L’un est d’un sot, l’autre d’un insensé. Ce qu’il est honteux de faire, crois qu’il est également honteux de le dire. Accoutume-toi à avoir un air, non point sombre, mais réfléchi. Par l’un tu passerais pour un insolent; par l’autre tu te feras regarder comme un sage. Pense que ce qui te convient surtout, c’est la décence, la modestie, la justice, la modération: car c’est en toutes ces choses que parait consister le mérite des jeunes gens. [16] Si jamais tu fais une action honteuse, n’espère point la tenir cachée. Car, quand même tu la déroberais aux autres, ta conscience la saura. Crains Dieu, et honore tes parents; respecte tes amis, et obéis aux lois. Entre les plaisirs, recherche ceux qu’accompagne l’honneur. Car le plaisir, joint à l’honnêteté, n’en est que plus estimable; sans elle, il n’est digne que de blâme. [17] Evite les accusations, fussent-elles même sans fondement. Car le plus grand nombre ignore la vérité, et se règle sur l’opinion. Dans toutes tes actions, semble agir comme si chacun devait les connaître. Car, quand tu te cacherais pour le moment, dans la suite tu seras dévoilé. Tu te feras surtout estimer, si l’on te voit ne point faire ce que tu reprendrais dans un autre. [18] Si tu aimes à apprendre, tu sauras beaucoup. Ce que tu sais, entretiens-le par des méditations; et ce que tu n’as point appris, acquiers-le par l’étude. Il est aussi honteux en effet, quand on entend un discours utile, de ne point le retenir, que de refuser le présent que vous offre un ami. Emploie tes moments de loisir à écouter des discours utiles. De cette façon, ce que d’autres auront trouvé difficilement, il t’arrivera de l’apprendre sans peine. [19] Crois que le grand nombre de bons préceptes est préférable à de grandes richesses. Celles-ci, en effet, se perdent avec rapidité; ceux-là, au contraire, subsistent malgré le temps. La sagesse est le seul des biens qui ne périsse pas. Ne balance point à entreprendre un long voyage pour aller trouver ceux qui s’annoncent pour enseigner des choses utiles. Car il est honteux que des marchands parcourent tant de mers pour augmenter leur fortune, tandis que de jeunes gens n’oseront s’exposer à des voyages de terre pour rendre leur âme meilleure. [20] Que tes manières soient affables, et ton langage poli. Il est de l’affabilité de parler à ceux que l’on rencontre, et de la politesse de les entretenir de choses qui les intéressent. Sois agréable envers tout le monde, mais ne fréquente que les gens vertueux : par là, sans te rendre odieux aux uns, tu deviendras cher aux autres. [21] Que les entretiens ne soient ni trop fréquents avec les mêmes personnes, ni trop longs sur les mêmes matières. Il y a satiété à tout. Exerce-toi par des travaux volontaires, afin de pouvoir supporter ceux qui seront imposés. Les passions qui ne peuvent gouverner l’âme sans honte, sache les maîtriser toutes : amour des richesses, colère, plaisir, douleur. Tu y parviendras, à l’égard des richesses, en regardant comme un gain ce qui doit, t’attirer l’estime, et non ce qui peut t’enrichir; tu réprimeras ta colère en te montrant, à l’égard de ceux qui font des fautes, tel que tu voudrais que les autres fussent pour toi, quand tu en fais toi-même; tu te modéreras dans les plaisirs, en pensant qu’il est honteux de commander à des esclaves, et d’être soi-même l’esclave des voluptés; tu ne t’abandonneras point à la douleur, en considérant les malheurs des autres, et en te rappelant que tu es homme. [22] Conserve le dépôt d’un secret avec plus de soin encore que celui de l’argent; car les gens de bien doivent avoir des mœurs qui inspirent plus de confiance que le serment. Crois qu’on doit se défier des méchants, autant qu’on doit avoir de confiance en d’honnêtes gens, ce qui doit rester secret, n’en parle jamais à personne, à moins que ceux à qui tu le dis ne soient aussi intéressés que toi-même à le tenir caché. [23] Le serment qu’on te demande, ne l’accorde que dans deux cas: ou pour te laver d’une accusation infamante, ou pour préserver tes amis d’un péril. Mais pour des intérêts pécuniaires, ne prends jamais Dieu à témoin, ton serment dût-il être vrai. Car tu paraîtrais aux uns avoir parjuré, aux autres avoir été conduit par l’avarice. [24] N’admets aucun homme parmi tes amis, avant d’avoir examiné comme il a agi avec les siens. Car tu dois être sûr qu’il sera envers toi tel qu’il a été envers eux. Sois lent à accorder ton amitié; quand tu l’as donnée, tâche de persévérer. Car il est aussi honteux de n’avoir aucun ami, que de changer fréquemment de liaisons. Que ce ne soit point à ton détriment que tu éprouves tes amis; et cependant cherche à connaître ceux que tu fréquentes. [25] C’est à quoi tu parviendras, si, sans être dans le besoin, tu en présentes néanmoins l’apparence; si tu leur communiques comme un secret ce qui peut être divulgué. Car, si tu t’es mal adressé, tu ne risqueras rien ; si au contraire tu as bien rencontré, tu n’en connaîtras que mieux le caractère des personnes. Juge tes amis dans les moments fâcheux de la vie, et en voyant la part qu’ils prennent à tes périls. L’or s’éprouve par le feu, et les amis se reconnaissent dans l’infortune. La meilleure manière d’agir envers tes amis, c’est de ne point attendre leurs demandes, mais de les prévenir et de leur porter secours dans la circonstance. [26] Pense qu’il est également honteux de se laisser abattre par les méchancetés de ses ennemis, et de se laisser vaincre par ses amis en bienfaits. Attache-toi non seulement ceux qui s’affligent des malheurs des autres, mais encore ceux qui ne sont point envieux de leurs succès. Car beaucoup s’affligent avec leurs amis dans le malheur, et portent envie à leur prospérité. Parle de tes amis absents à ceux qui sont présents, afin de leur faire voir que tu ne les oublies pas eux-mêmes quand ils sont éloignés de toi. [27] Dans ta mise, cherche à être décent, et évite le luxe; or la décence s’accorde avec la magnificence; mais le luxe recherche les superfluités. Aime dans les richesses, non des possessions immenses, mais une jouissance modérée. Méprise ceux qui se donnent beaucoup de mouvement pour amasser de l’or, et ne savent point en jouir. Car leur sort est à peu près semblable à celui d’un homme qui posséderait un bon cheval, ne sachant pas le monter. [28] Tâche de te faire de tes richesses un revenu et une possession. Elles sont un revenu pour ceux qui savent en jouir; elles sont une possession pour ceux qui peuvent s’en servir. Estime les richesses que tu as, pour deux raisons, pour subvenir à une grande perte, et pour secourir un ami vertueux dans le malheur. Du reste, n’y attache pas trop d’importance, et aime-les avec modération. [29] Content de ta situation présente, cherche néanmoins à l’améliorer. Ne reproche à personne son malheur; car chacun est exposé aux vicissitudes de la fortune, et l’avenir est inconnu. Fais du bien à ceux qui sont vertueux: car c’est un beau trésor que la reconnaissance due par un homme de bien; si tu fais du bien aux méchants, tu éprouveras ce qui arrive à ceux qui nourrissent les chiens des autres. En effet, ces animaux aboient contre ceux qui leur donnent, aussi bien que coutre les premiers venus; et les méchants font du mal à ceux qui les obligent, comme à ceux qui leur nuisent. [30] Hais ceux qui flattent autant que ceux qui trompent, car les uns et les autres, quand on les écoute, font tort à ceux qui les croient. Si tu recherches des amis qui te félicitent dans les choses blâmables, tu n’en trouveras pas qui veuillent s’exposer à te déplaire pour te représenter le bien. Sois affable envers ceux qui t’approchent, et n’aie point de fierté. Le poids de l’orgueil est à peine supportable, même pour des esclaves : au contraire, des manières agréables plaisent à tout le monde. [31] Or, tu seras affable si tu n’es ni querelleur, ni grondeur, ni contrariant sur les moindres choses, si tu ne t’opposes pas avec rudesse à le colère de ceux qui t’entourent, quand même elle serait injuste ; si tu cèdes à leur humeur, et si tu attends qu’elle soit calmée pour leur en faire des reproches. Ne mêle point le sérieux avec le plaisant, ni le plaisant avec le sérieux: ce qui est déplacé est toujours désagréable. Prends garde d’obliger d’une manière désobligeante; c’est ce qui arrive à beaucoup de gens qui font du bien à leurs amis, il est vrai, mais qui le font de mauvaise grâce. Ne sois point ami de la censure, elle est à charge. N’aime point la critique, elle aigrit. [32] Fuis surtout la société des buveurs; et, si jamais tu t’y trouves entraîné par la circonstance, quitte avant l’ivresse. Quand l’âme est abrutie par le vin, il lui arrive la même chose qu’à ces chars qui ont perdu leurs conducteurs. Privés de leurs guides, ils sont emportés çà et là: de même l’âme s’égare bientôt, quand la raison ne peut plus la diriger. Goûte les choses immortelles, par l’élévation de tes sentiments, et les choses mortelles, en jouissant avec modération des biens présents. [33] Juge combien la science a d’avantages sur l’ignorance. Les autres vices apportent quelque profit à leurs sectateurs. L’ignorance seule n’attire que du mal aux siens, qui souvent paient par des effets l’offense qu’ils ont faite en parole. S’il est quelqu’un dont tu veuilles te faire un ami, dis-en du bien à des gens qui le lui rapporteront. Le principe de l’amitié est la louange, celui de la haine est le blâme. [34] Quand tu délibères, que le passé te serve d’exemple pour l’avenir: car ce que l’on ne peut voir peut facilement se juger d’après ce que l’on a vu. Sois lent dans tes délibérations, mais prompt à exécuter ce que tu auras arrêté. Crois que ce qui importe surtout, c’est, de la part de Dieu, le destin favorable; de la nôtre, la prudence. S’il est des choses sur lesquelles tu crains de t’expliquer ouvertement, et que cependant tu désires communiquer à quelques-uns de tes amis, parle-leur en comme d’affaires qui te sont étrangères. Par là tu connaîtras leur sentiment sans découvrir le tien. [35] Lorsque tu devras consulter quelqu’un sur des affaires qui te seront personnelles, examine auparavant comment il s’est conduit dans les siennes propres. Car celui qui n’a pas su se guider dans ses affaires ne saurait donner de bons conseils dans celles des autres. Tu seras surtout porté à peser toutes tes actions, si tu considères les malheurs que produit l’imprudence. En effet, on prend un soin plus particulier de sa santé, quand on se rappelle les désagréments de la maladie. [36] Imite les rois dans leurs manières, et suis leurs goûts: car tu paraîtras chérir et estimer leur personne; alors la multitude aura pour toi plus de considération, et les rois eux-mêmes t’accorderont une bienveillance plus solide. Obéis aux lois que les rois ont établies; mais crois que la plus puissante de toutes est ce qui peut leur plaire. Car, s’il faut que celui qui vit dans une démocratie flatte les goûts de la multitude, il faut de même que celui qui habite dans une monarchie cherche à plaire aux rois. [37] Elevé en dignité, n’emploie pas le ministère d’un méchant; car le mal qu’il ferait te serait imputé. Sors des charges publiques, non pas plus riche, mais plus estimé. Les grandes richesses ne valent point l’estime des peuples. Ne sois ni le complice ni le défenseur d’une mauvaise action; car on te croira capable de faire ce dont tu auras facilité l’exécution à d’autres. [38] Mets-toi en état d’obtenir la supériorité, et sache cependant te contenir dans les bornes de l’égalité; afin de paraître aimer la justice, non par impuissance, mais par modération. Préfère une pauvreté vertueuse à une opulence criminelle; car la justice l’emporte d’autant plus sur les richesses, que celles-ci ne nous servent que pendant notre vie, au lieu que la justice procure la gloire, même après notre mort. Les richesses se partagent d’ailleurs avec les méchants, qui ne sauraient prétendre à la justice. [39] N’envie point le sort de ceux que des voies injustes ont enrichis; préfère ceux qui ont souffert pour la justice. Lors même que les gens de bien n’auraient aucun autre avantage sur les méchants, ils auraient, au moins, de plus qu’eux, de bonnes espérances. [40] Prends soin de tout ce qui regarde ta vie, mais exerce surtout ton esprit c’est ce qu’il y a de plus grand dans ce qu’il y a de plus petit, qu’un esprit bien orné dans le corps d’un homme. Que ton corps soit ami du travail, et ton âme amie de la sagesse; afin que l’un puisse exécuter tes résolutions, et que l’autre sache prévoir ce qui t’est utile et avantageux. [41] Quelque chose que tu doives dire, réfléchis-y auparavant. Bien des gens parlent avant de réfléchir. Prends la parole dans deux circonstances, ou quand il s’agit de choses que tu sais parfaitement, ou quand la nécessité l’exige. Dans ces deux cas seuls la parole est préférable au silence dans tous les autres, il vaut mieux se taire que de parler. [42] Sois persuadé que les choses humaines n’offrent rien de stable. C’est le moyen de ne point te livrer à une joie excessive dans la prospérité, et de ne point te laisser abattre par la tristesse quand tu es dans le malheur. Réjouis-toi des biens qui t’arrivent, sans trop t’affliger des maux qui te surviennent; dans quelque position que tu te trouves, ne te découvre point aux autres, car il est ridicule de renfermer sa fortune dans des maisons, et d’exposer son âme à tous les regards. [43] Crains le blâme plus que le danger. Les méchants doivent redouter la fin de leur vie, et les gens de bien ne doivent craindre que de vivre sans honneur. Tâche de vivre tranquillement; mais, si tu te trouves jamais dans les périls, cherche à sortir des combats avec gloire, et non avec une réputation infamante. Mourir, c’est l’arrêt que le destin a prononcé contre tous les hommes, mais mourir avec gloire, c’est le partage que la nature a réservé à la vertu. [44] Ne sois point surpris que, dans tout ce que je t’ai dit, il y ait beaucoup de choses qui ne conviennent point à ton âge actuel. Je ne l’ignore pas; mais j’ai voulu te donner à la fois, dans le même ouvrage, des préceptes pour le présent, et te laisser une instruction pour le temps à venir. Car tu trouveras facilement à en faire l’application, et tu rencontreras difficilement quelqu’un qui te conseille avec bonté. Afin donc que tu n’aies pas besoin d’avoir recours à d’autres et que tu puisses puiser ici comme dans un arsenal, j’ai cru ne devoir omettre aucun des conseils que je pouvais te donner. [45] Quelles actions de grâces je rendrais à la Divinité, si je ne m’étais point trompé dans l’opinion que j’ai de toi! Car, de même que nous voyons la plupart des hommes préférer des mets agréables à d’autres qui leur seraient plus salutaires, nous les voyons aussi préférer pour amis ceux qui partagent leurs faiblesses, à ceux qui les en reprennent. Quant à toi, je crois que tu penses autrement qu’eux; j’en ai la preuve dans le zèle que tu mets à perfectionner ton éducation. Celui qui s’est imposé la loi de ne faire que ce qu’il y a de mieux, doit nécessairement préférer à tous les autres ceux qui l’exhortent à la pratique de la vertu. [46] Ce qui t’excitera surtout à l’amour des choses honnêtes, c’est de considérer qu’elles sont la source de nos jouissances les plus vraies. En effet, une vie molle et oisive, et les excès auxquels on se livre, font succéder de bien près les remords aux plaisirs. Mais la pratique de la vertu, mais une vie sage et réglée, ne peuvent procurer que des plaisirs purs et solides. [47] Là, après avoir été d’abord dans la joie, nous tombons ensuite dans la douleur: ici, au contraire, le chagrin précède le plaisir. Or, en toutes choses, nous nous occupons moins du commencement que nous ne considérons la fin. Car, dans la plupart des actions de notre vie, ce n’est point pour les choses elles-mêmes que nous agissons, mais c’est par rapport à leurs suites que nous les entreprenons. [48] Considère d’ailleurs que, s’il est permis aux méchants de tout faire, c’est que dès l’abord ils se sont montrés tels qu’ils étaient; mais un homme de bien ne saurait s’écarter du sentier de la vertu sans trouver beaucoup de censeurs. Car on hait moins ceux qui sont habituellement vicieux, que ceux qui, se vantant d’avoir une conduite réglée, ne diffèrent cependant en rien du vulgaire. [49] Et c’est avec raison car, puisque nous méprisons ceux qui nous trompent dans leurs discours, pourquoi estimerions-nous ceux qui se démentent continuellement dans leur conduite? Nous pourrions les accuser avec justice, non seulement de se manquer à eux-mêmes, mais encore de trahir la fortune. Richesses, honneurs, amis, elle leur a tout donné; et eux-mêmes se rendent indignes de leur bonheur. [50] S’il est permis à un mortel de lire dans la pensée de dieux, il me semble qu’ils ont montré dans ceux qui leur étaient les plus proches, les divers traitements qu’ils font éprouver au vice et à la vertu. Jupiter, ayant eu pour fils Hercule et Tantale, ainsi que la fable le raconte, et comme tout le monde le croit, a rendu le premier immortel à cause de ses vertus, et a puni l’autre des plus grands supplices à cause de ses crimes. [51] Profitons de ces exemples, pour nous exciter à la vertu; et ne t’en tiens pas à ce que je t’ai dit, mais apprends ce qu’il y a de meilleur dans les poètes, et lis ce que les philosophes ont écrit d’utile. [52] De même que nous voyons l’abeille se reposer sur toutes les fleurs, et prendre de chacune d’elles ce qui lui convient : de même, aussi, ceux qui veulent s’instruire doivent ne rien omettre, et recueillir de tous côtés ce qui peut leur être utile. A peine encore, avec tous ces soins, pourrait-on surmonter les faiblesses de la nature.