[0] EXCEPTION CONTRE CALLIMAQUE. (1) 1. Si d'autres orateurs avaient déjà plaidé une exception de cette nature, je commencerais par traiter l'affaire en elle-même ; mais ici je suis obligé de parler d'abord de la loi en vertu de laquelle nous nous présentons devant votre tribunal, afin que vous donniez votre suffrage avec une connaissance entière des circonstances de notre litige, et que personne de vous ne soit surpris de ce qu'étant défendeur, je parle avant celui qui m'attaque. (2) Lorsqu'après votre retour du Pirée, vous reconnûtes que quelques hommes s'attachaient à calomnier les citoyens et s'efforçaient d'anéantir les traités, voulant réprimer leur audace et montrer en même temps que vous n'aviez pas fait ces traités par contrainte, mais parce que vous étiez convaincus qu'ils étaient utiles à la République, vous fîtes, sur la proposition d'Archînus, une loi portant que si on attaquait quelqu'un en justice contre les serments, l'accusé pourrait porter directement l'affaire devant les archontes, que les archontes lui donneraient action d'abord, qu'il parlerait le premier, (3) et qu'enfin celui des deux qui succomberait payerait l'épobélia, afin que ceux qui osent réveiller des souvenirs de colère ne soient pas seulement regardés comme parjures, mais qu'ils soient, en attendant la vengeance des dieux, frappés d'un châtiment immédiat. Je croirais avoir fait un acte contraire à la raison, si, en présence de telles lois, j'avais pu consentir à ce que le calomniateur ne courût que la chance d'une amende de trente drachmes, tandis que j'aurais à lutter pour la totalité de ma fortune. (4) 2. Je ferai voir que Callimaque ne m'appelle pas seulement en justice au mépris des traités, mais que, dans ses accusations, il articule des mensonges, et qu'en outre un arbitrage a eu lieu sur les choses dont il se plaint. Mais je veux auparavant vous présenter, à partir de l'origine, les faits tels qu'ils se sont passés, car je crois que, du moment où vous reconnaîtrez que Callimaque n'a éprouvé de ma part aucun préjudice, vous serez plus disposés à maintenir l'exécution des traités, en même temps que vous ressentirez contre lui une indignation plus vive. (5) 3. Les Dix avaient remplacé les Trente et gouvernaient l'État. Patrocle était mon ami; il remplissait alors les fonctions d'archonte-roi, et je marchais avec lui. Il était l'ennemi de Callimaque qui m'accuse aujourd'hui ; il le rencontre portant une somme d'argent. Il l'arrête en disant que c'est Philus qui a laissé cet argent et qu'il appartient au Trésor, parce que Philus fait partie des citoyens du Pirée. (6) Une dispute s'élève entre eux; ils en viennent aux injures, et un grand nombre de citoyens accourent de divers côtés. Le hasard amène Rhinon, qui faisait partie des Dix. Patrocle aussitôt lui rend compte de ce qui concerne l'argent; Rhinon les conduit tous les deux devant ses collègues. L'affaire est renvoyée par eux devant le Sénat ; un jugement est rendu qui déclare que l'argent appartient au Trésor. (7) Plus tard, les réfugiés étant revenus du Pirée, Callimaque accuse Patrocle et le cite en justice, comme ayant été l'auteur du tort qu'il a éprouvé; il s'arrange ensuite avec lui, et se fait donner dix mines d'argent ; puis, après cette réconciliation, il intente une accusation mensongère à Lysimaque, reçoit de ce dernier deux cents drachmes, et dirige alors ses attaques contre moi. Dans le premier moment, il me reprochait seulement ma complicité; mais, à la fin, il en vint à un tel excès d'impudence, qu'il m'attribua tout ce qui était arrivé ; et peut-être osera-t-il m'en accuser encore aujourd'hui. (8) Mais je vais produire pour témoins : d'abord ceux qui étaient présents au commencement de l'affaire, qui attesteront que je n'ai ni porté la main sur lui, ni touché à son argent; ensuite Rhinon et ses collègues, qui diront que l'accusation a été intentée devant eux, non par moi, mais par Patrocle ; enfin, les sénateurs eux-mêmes qui déclareront que c'est Patrocle qui s'est porté accusateur. Appelez les témoins de ces faits. DÉPOSITION DES TÉMOINS. (9) 4. C'est pourtant lorsqu'un aussi grand nombre de citoyens avaient été présents à toute l'affaire, que l'on a vu Callimaque, comme si personne n'eût connu la vérité, s'approcher des groupes populaires, s'asseoir dans les ateliers, tenir enfin le même langage que s'il eût éprouvé de ma part les traitements les plus barbares, et que je l'eusse dépouillé de son argent ; et, d'un autre côté, des hommes qui vivaient en intimité avec lui m'abordaient et me conseillaient d'arranger nos différends; de ne pas laisser répandre des bruits flétrissants pour ma réputation, et de ne pas m'exposer à perdre des sommes considérables même alors que j'aurais, dans la bonté de ma cause, la confiance la plus entière. Ils ajoutaient que, devant les tribunaux, beaucoup de choses se passaient contrairement à l'opinion que l'on s'en était formée; [10] et que chez vous les affaires étaient plus souvent jugées au hasard que conformément aux règles de l'équité, de sorte qu'il y aurait de l'avantage pour moi à m'affranchir d'accusations graves par un faible sacrifice, plutôt que de n'en faire aucun et de m'exposer à de telles chances. Mais que me servirait de vous présenter en détail les nombreux arguments que j'ai passés sous silence, arguments qu'il est d'usage d'employer dans de semblables circonstances ? En définitive, je me laisse persuader (car toutes les vérités seront dites en votre présence) de lui donner deux cents drachmes, et, afin qu'il ne lui soit pas possible de me calomnier de nouveau, nous remettons le traité, à des conditions déterminées, entre les mains de Nicomaque, du dème de Bato. DÉPOSITION DES TÉMOINS. (11) 5. Callimaque observe d'abord nos conventions, mais plus tard, s'étant concerté avec Xénotimus, celui qui falsifie les lois, qui corrompt les tribunaux, qui outrage les magistrats, et qui est désigné comme la cause de toutes nos calamités, il m'intente une action pour dix mille drachmes. Comme je produisis alors des témoins qui établissaient qu'un arbitrage ayant eu lieu, la cause ne pouvait pas être introduite, (12) Callimaque, sachant que s'il n'obtenait pas la cinquième partie des suffrages, il serait forcé de payer l'épobélia, n'attaque pas le témoin, mais il gagne le juge et m'intente de nouveau la même action de manière à n'exposer que le dépôt judiciaire commun aux deux parties. Pour moi, en présence de ce malheur, ignorant à quelle résolution m'arrêter, j'ai pensé que le parti le plus sage était de paraître devant vous, afin de pouvoir lutter avec des chances égales. Voilà les faits tels qu'ils se sont passés. (13) 6. J'entends dire que Callimaque n'a pas seulement l'intention d'outrager la vérité dans la manière dont il établira ses griefs, mais qu'il doit nier l'arbitrage, et qu'il se prépare à dire que jamais il ne l'aurait confié à Nicomaque, parce qu'il le connaît depuis longtemps pour un de mes amis, et qu'en outre, il n'est pas probable qu'il ait voulu accepter deux cents drachmes au lieu de dix mille. (14) 7. Considérez d'abord que nous avons établi un arbitrage, non sur un objet contesté, mais sur des articles déjà réglés, d'où il résulte que Callimaque n'a rien fait de contraire à la raison s'il a choisi Nicomaque pour arbitre ; et qu'il eût bien plutôt manqué de bon sens, si, après avoir accepté la transaction, il eût élevé des difficultés sur l'arbitre. En second lieu, s'il lui eût été dû dix mille drachmes, il n'est pas probable qu'il eût voulu transiger pour deux mines, mais, comme il faisait une réclamation injuste et mensongère, il n'y a rien d'extraordinaire à ce qu'il se soit contenté de cette somme. D'ailleurs, si, après avoir demandé beaucoup, il a traité pour peu, ce n'est pas un témoignage en sa faveur établissant qu'il n'y a pas eu d'arbitrage ; mais c'est bien plutôt un indice pour nous que dès le premier moment il avait réclamé sans droit. (15) Je m'étonne de ce que, se regardant lui-même comme assez intelligent pour comprendre qu'il n'est pas vraisemblable qu'il ait consenti à recevoir deux cents drachmes au lieu de dix mille, il ne me croie pas capable, si je voulais mentir, de trouver que je devais dire avoir donné davantage. Dans tous les cas, je demande qu'autant l'indication serait résultée pour lui que l'arbitrage n'avait pas eu lieu, s'il eût détruit les témoignages produits, autant la preuve de la vérité de mes assertions au sujet de cet arbitrage, ressorte pour moi de ce qu'évidemment il n'a pas jugé à propos d'attaquer mon témoin. (16) 8. Mais, en supposant qu'il n'eût existé ni arbitrage, ni témoin déposant des faits, et qu'il fallût recourir à des présomptions, il ne vous serait pas difficile, même alors, je le crois, de reconnaître de quel côté se trouve la justice. Si, auparavant, je me fusse permis de nuire à mes concitoyens, vous pourriez avec quelque vraisemblance me condamner comme coupable même envers Callimaque. Mais on ne verra nulle part que j'aie fait infliger une amende à un citoyen ; que je l'aie exposé à un danger personnel, ni que je l'aie fait effacer de la liste de ceux qui participaient aux droits politiques, en l'inscrivant sur le catalogue de Lysandre. (17) Certes, la perversité des Trente a poussé un grand nombre d'hommes à de mauvaises actions de cette nature; car les Trente, non seulement ne punissaient pas les crimes, mais ils ordonnaient d'en commettre. Moi cependant, même sous leur domination, on ne trouvera pas que jamais j'aie rien fait de semblable. Callimaque prétend en outre que l'injustice a été commise envers lui au moment, où les Trente étaient chassés, où le Pirée était pris, où le peuple était vainqueur, où l'on traitait de la paix. (16) Comment pourriez-vous croire que celui qui s'est montré plein de modération sous les Trente ait attendu, pour se rendre coupable d'une injustice, le moment où les autres citoyens se repentaient de celles qu'ils avaient commises ? Ce serait la chose la plus étrange, qu'après ne m'être vengé d'aucun de mes ennemis, j'eusse essayé de nuire à un homme avec qui je n'avais jamais eu aucun rapport. (18) 9. Je crois avoir suffisamment démontré que je ne suis pas l'auteur de la confiscation des biens de Callimaque. Vous allez voir maintenant par les traités, que, même en admettant que j'eusse été coupable de toutes les choses dont il m'accuse, il n'aurait pas le droit de me citer en justice pour les faits qui se sont passés alors. Lisez les traités. LECTURE DES TRAITÉS. [20] 10. Était-ce, je le demande, en m'appuyant sur un droit de peu de valeur, que j'ai invoqué l'exception ? N'avais-je pas complètement pour moi les traités qui affranchissaient de toute poursuite ceux qui avaient accusé, dénoncé leurs concitoyens, ou fait quelque acte semblable? Et n'était-il pas en mon pouvoir de prouver que je n'avais commis aucun de ces actes, ni aucun autre délit? Lisez aussi les serments. LECTURE DES SERMENTS. (21) 10. Juges, n'est-ce donc pas un fait odieux, qu'en présence de pareils traités, et quand il existe de tels serments, Callimaque pousse la confiance dans ses paroles jusqu'à croire qu'il pourra vous persuader de prononcer un arrêt contraire à ces traités et à de tels serments ? S'il voyait notre ville se repentir de ce qu'elle a fait, on ne devrait pas s'étonner de sa conduite ; mais ce n'est pas seulement dans l'établissement des lois que vous avez montré quel prix vous attachiez aux traités ; (22) lorsque Philon de Cœlé, accusé de prévarication dans une ambassade, et ne pouvant rien alléguer pour sa justification, invoqua les traités, vous avez regardé comme un devoir de le renvoyer de la plainte, sans prononcer aucun jugement à son égard. C'est donc lorsque la République s'abstient de punir même ceux qui font l'aveu de leurs crimes, que Callimaque ose calomnier des hommes qui n'ont commis aucune faute. (23) Il n'ignore pas cependant que Thrasybule et Anytus, qui jouissent de la plus grande autorité dans la République, qui ont été dépouillés de sommes considérables, et qui connaissent leurs accusateurs, n'osent, ni les traduire en justice, ni rappeler des souvenirs odieux; et, quoiqu'ils aient, dans l'ensemble des affaires, plus de pouvoir que les autres citoyens, (24) ils croient que, pour ce qui touche aux traités, ils doivent se soumettre aux conditions de l'égalité. Ils ne sont pas les seuls qui aient eu cette opinion, car personne parmi vous n'a osé intenter un procès de cette nature. Ce serait une chose monstrueuse, lorsque vous êtes fidèles à vos serments dans les affaires qui vous sont personnelles, que vous voulussiez les enfreindre dans l'intérêt des calomnies de Callimaque ; et quand l'autorité publique assure l'exécution des transactions particulières, que vous permissiez à quiconque en a la volonté d'anéantir, dans son propre intérêt, des traités faits dans l'intérêt général. (25) Mais ce qui exciterait l'étonnement le plus profond, ce serait qu'à une époque où l'on était incertain sur l'utilité des traités, vous les eussiez consacrés par des serments tels que, dussiez-vous n'en tirer aucun avantage, vous seriez encore obligés d'y rester fidèles; et qu'ensuite, lorsque ces traités ont produit des effets si heureux que, n'y eût-il pas d'engagements, il faudrait persévérer dans la même politique, (26) vous violassiez ces mêmes serments. De sorte qu'on vous verrait, d'une part, vous irriter contre les hommes qui demandent l'abolition des traités, et, de l'autre, renvoyer impuni celui qui ose les violer, alors qu'ils sont consignés dans les actes publics. Agir ainsi ne serait ni juste, ni digne de vous, ni conforme à vos précédentes décisions. (27) 12. Persuadez-vous bien que vous allez prononcer sur les plus grands intérêts. C'est sur les traités mêmes que vous allez donner votre suffrage : or jamais la violation des traités n'a eu d'heureux résultats, ni pour vous à l'égard des autres, ni pour les autres relativement à vous ; leur puissance est si grande qu'on y a recours pour régler la plupart des affaires les plus importantes de la vie chez les Grecs comme chez les Barbares. C'est en nous confiant à leurs garanties que nous nous rendons sans crainte les uns chez les autres, et que chacun de nous se procure les objets dont il peut avoir besoin; c'est par les traités que nous sanctionnons nos transactions mutuelles, et que nous faisons cesser les haines entre les particuliers, les guerres entre les nations ; en un mot, les traités sont la seule chose commune à tous, dont les hommes fassent entre eux un continuel usage, de sorte qu'il convient à tout le monde, mais surtout à vous, de les défendre. (29) 13. Il n'y a pas encore longtemps que, vaincus et tombés sous la puissance de nos ennemis dont un grand nombre voulaient anéantir notre ville, nous avons trouvé un refuge dans les serments et les traités ; aujourd'hui même, si les Lacédémoniens osaient les enfreindre, chacun de vous s'en indignerait. [30] Comment serait-il possible d'accuser les autres pour des actes dont, soi-même, on se rendrait coupable? A qui paraîtrions-nous injustement opprimés, si nous éprouvions quelque dommage par suite de l'infraction des traités, lorsqu'on nous verrait ne pas y attacher nous-mêmes le plus grand prix ? Quelles garanties, enfin, pourrions-nous présenter aux autres peuples, si nous anéantissions avec tant de légèreté celles que nous nous sommes données à nous-mêmes ? (31) Nous ne devons pas oublier que, si nos ancêtres se sont autrefois signalés dans la guerre par un grand nombre d'actions glorieuses, notre ville ne s'est pas moins illustrée par cette réconciliation. On peut trouver un grand nombre de villes qui ont lutté noblement sur les champs de bataille ; mais on n'en montrerait pas une qui, relativement aux dissensions civiles, ait pris une résolution plus sage que la nôtre. (32) Dans les hauts faits qui s'accomplissent au milieu des dangers, la plus forte part appartient à la fortune ; mais personne ne pourrait assigner à la modération dont nous avons usé dans nos relations intimes une autre cause que notre propre sagesse. Trahir cette gloire serait indigne de nous. (33) 14. Et que personne ne croie que j'exagère, que je dépasse les bornes de la vérité, parce que j'ai tenu ce langage dans l'intérêt de ma défense personnelle. Le débat n'existe pas seulement sur les sommes réclamées ; pour moi il porte sur ces sommes; mais, pour vous, il porte sur les choses dont je viens de parler, et sur lesquelles personne ne pourrait s'exprimer assez dignement, ni conclure à une amende en rapport avec leur gravité. (34) Ce procès diffère essentiellement des litiges ordinaires ; ces derniers concernent exclusivement les plaideurs, tandis qu'ici l'intérêt du pays est engagé dans les chances du jugement. Enfin, vous allez rendre votre arrêt après avoir fait deux serments : celui qui est d'usage dans les affaires ordinaires, et celui qui a été consacré par les traités. Si donc vous rendez un arrêt contraire à la justice, outre les lois de votre pays, vous violerez les lois communes à tous les hommes. Il serait indigne de vous, dans l'affaire présente, d'écouter la faveur, la clémence, ou tout autre sentiment que le respect dû aux traités. (35) 15. Callimaque lui-même ne pourra pas, je pense, contester qu'il ne soit nécessaire, utile et juste à la fois, de prononcer conformément aux traités; mais je suppose qu'il va déplorer devant vous et sa misère présente, et le malheur qu'il a éprouvé ; il dira que ce serait pour lui une chose odieuse et cruelle d'être obligé de payer, sous la démocratie, l'épobélia, pour des sommes dont il a été dépouillé sous l'oligarchie ; et, lorsqu'il a dû s'exiler de sa patrie à cause de ses richesses, de se voir flétri au moment où il devrait obtenir justice. (36) Il rappellera, pour mieux exciter votre indignation, les excès commis pendant son exil, parce que, sans doute, il aura entendu dire que, lorsque vous ne pouviez pas atteindre les coupables, vous sévissiez contre ceux que le hasard vous présentait. Je suis loin de croire que vous puissiez être dominés par de pareils sentiments, et, de plus, je crois qu'il est possible de répondre à ces arguments. (37) 16. Quant aux plaintes de Callimaque, je dis que vous devez donner votre appui, non pas à ceux qui se présentent eux-mêmes comme les plus malheureux des hommes, mais à ceux qui, dans les litiges où ils se trouvent engagés, vous paraissent s'exprimer de la manière la plus conforme à la justice. Quant à l'épobélia, si j'étais l'auteur de ce débat, ce serait avec raison que vous vous uniriez à la douleur du citoyen menacé de la payer ; mais Callimaque est un calomniateur, et vous ne pouvez dès lors admettre aucune de ses assertions. (38) Considérez d'ailleurs que tous les citoyens qui sont revenus du Pirée auraient le droit de tenir le même langage que lui, et que cependant aucun d'eux n'a osé intenter un tel procès. Or vous devez haïr les hommes de la nature de Callimaque, et regarder comme de mauvais citoyens ceux qui, ayant éprouvé les mêmes malheurs que les autres, prétendent obtenir des réparations différentes. (39) Remarquez, en outre, que, même aujourd'hui, il est encore loisible à Callimaque de se délivrer de toute inquiétude, en abandonnant l'instance, avant de s'exposer aux chances de votre arrêt. Or ne serait-il pas absurde qu'il intéressât votre pitié pour un péril auquel il est le maître de se soustraire, où il s'est placé lui-même, et que, maintenant encore, il dépend de lui d'éviter ? [40] 17. Si par hasard Callimaque voulait rappeler les faits qui remontent au temps de l'oligarchie, exigez qu'au lieu de condamner ici des actes dont personne ne fait l'apologie, il montre que c'est moi qui me suis emparé de son argent, parce que c'est sur cet objet que vous avez à prononcer; ordonnez-lui de prouver, non pas qu'il a souffert un tort considérable, mais que c'est moi qui en ai été l'auteur, moi dont il prétend retirer les sommes qu'il a perdues ; (41) car, établir qu'il est dans une position malheureuse, est une chose qu'il peut faire en plaidant contre tout autre citoyen. Les accusations qui doivent avoir un grand poids auprès de vous, ne sont pas celles dont on pourrait se servir, même contre des hommes exempts de toute faute, mais celles qui ne peuvent être articulées que contre de vrais coupables. Ceci suffirait, je pense, pour repousser les arguments de Callimaque : l'occasion d'ailleurs se présentera peut-être d'ajouter d'autres réfutations. (42) 18. Considérez encore (dût-on m'accuser de revenir deux fois sur le même sujet) qu'un grand nombre de citoyens suivent avec attention ces débats ; non qu'ils prennent intérêt à ce qui nous touche, mais parce qu'ils sont convaincus que votre arrêt portera aussi sur les traités. Or, si vous prononcez un jugement équitable, vous affranchirez de toute crainte leur séjour au milieu de vous; et, s'il en est autrement, quelle sera l'opinion de ceux qui sont restés à Athènes, alors que vous vous montrerez également irrités contre tous ceux qui ont pris part au gouvernement ? (43) Que penseront ceux qui se sentent coupables d'une faute, quelque légère qu'elle soit, lorsqu'ils verront même les hommes qui ont agi avec modération ne pouvoir jouir des droits qui leur appartiennent ? A quel désordre ne faut-il pas nous attendre, lorsque les uns se sentiront enhardis à calomnier, comme s'ils étaient sûrs d'avance de votre approbation, et que les autres redouteront le gouvernement actuel comme ne leur offrant aucune garantie ? (44) N'aurions-nous pas lieu de craindre, après la violation des serments, de nous trouver de nouveau replacés dans les circonstances qui nous avaient forcés de conclure les traités ? Vous n'avez pas besoin d'apprendre des autres peuples à quel point la concorde est un bien et la division un malheur, car vous' avez fait de toutes les deux une telle expérience que vous pourriez parfaitement l'enseigner aux autres. (45) 19. Mais, pour qu'on ne m'accuse pas de m'arrêter trop longtemps sur les traités, parce qu'il est facile de dire à leur égard beaucoup de choses conformes à la justice, je vous supplie seulement de vous rappeler, au moment où vous donnerez vos suffrages, qu'avant d'avoir fait ces traités, nous étions en proie à la guerre civile; que les uns occupaient l'enceinte des murailles, que les autres s'étaient rendus maîtres du Pirée ; enfin, que nous étions animés de plus de haine entre nous que contre les ennemis que nous avaient laissés nos pères ; (46) tandis qu'à partir du jour où, réunis dans le même lieu, nous nous sommes donné des garanties mutuelles, nous nous sommes constamment gouvernés avec autant de sagesse et de concorde que s'il n'y avait jamais eu de division entre nous. Aussi, après avoir été regardés partout comme les plus insensés et les plus malheureux des hommes, nous passons aujourd'hui pour les plus heureux et les plus sages des Grecs. (47) Par conséquent, il est juste de punir; ceux qui osent transgresser les traités, non seulement de peines sévères, mais des derniers châtiments, comme étant les auteurs des plus grands maux, surtout quand ils ont vécu comme a vécu Callimaque. 20. Pendant les dix années où les Lacédémoniens nous faisaient une guerre sans relâche, Callimaque ne s'est pas présenté une seule fois aux généraux pour prendre rang parmi ceux qui défendaient le pays; (48) il n'a cessé pendant tout ce temps de se dérober au service et de cacher sa fortune ; mais, aussitôt que les Trente furent établis, il fit voile vers la ville. Et il se présente maintenant comme ami du peuple, tandis qu'il préférait à tel point le gouvernement des tyrans que, malgré les mauvais traitements auxquels il était en butte de leur part, il n'a pas voulu quitter Athènes, et a préféré subir les malheurs d'un siège avec ceux qui l'avaient outragé, plutôt que de se réunir à vous, ses concitoyens, victimes comme lui de l'injustice ! (49) Il resta donc avec les Trente, participant aux affaires, jusqu'au jour où vous deviez donner l'assaut aux remparts ; et ce fut alors seulement qu'il sortit de la ville, non par haine de ce qui existait, mais, comme il le montra plus tard, par la crainte du danger qui s'approchait. En effet, lorsque, les Lacédémoniens ayant envahi l'Attique, le peuple se trouva renfermé dans le Pirée, Callimaque s'échappa une seconde fois et alla vivre en Béotie ; de sorte qu'il est beaucoup plus convenable de l'inscrire au nombre des transfuges qu'au nombre des exilés. [50] C'est pourtant après s'être conduit de cette manière envers les citoyens qui occupaient le Pirée, envers ceux qui étaient restés dans l'enceinte, et envers la ville tout entière, que, peu satisfait de jouir des droits communs aux autres citoyens, il cherche aujourd'hui à obtenir plus que nous, comme s'il était la seule victime des événements, qu'il fût le meilleur des citoyens, qu'il eût souffert pour vous les derniers malheurs, ou bien encore qu'il eût rendu à sa patrie les plus grands services. (51) Je voudrais que vous connussiez Callimaque aussi bien que je le connais ; et alors, au lieu de le plaindre pour les pertes qu'il a faites, vous verriez, avec envie ce qu'il a conservé. S'il me fallait mettre devant vos yeux le tableau des embûches qu'il a dressées, des procès qu'il a intentés, des accusations qu'il a introduites, comme aussi vous faire connaître les hommes avec lesquels il a conspiré, et ceux contre lesquels il a porté de faux témoignages, le double de l'eau qui m'est accordée ne me suffirait pas ; (52) mais, si vous voulez écouter le récit d'une seule de ses actions, vous apprécierez facilement toute sa perversité. 21. Une rixe s'était élevée relativement à un domaine entre Cratinus et un parent de Callimaque. Un combat ayant été la suite de cette altercation, Callimaque et son parent font disparaître une esclave ; ils accusent Cratinus de lui avoir brisé la tête, et, après avoir affirmé qu'elle est morte de sa blessure, ils intentent à Cratinus une action pour cause de meurtre au tribunal du temple de Pallas. (53) Cratinus, informé des embûches qu'ils lui dressent, garde le silence pendant quelque temps, afin que, ne changeant pas leur plan et ne combinant pas d'autres mensonges, ils soient pris en flagrant délit dans leur crime. Le parent de Callimaque était accusateur ; Callimaque déposait que la femme était morte : (54) Cratinus et ses amis se rendent alors dans la maison où elle était cachée, l'enlèvent de force, la conduisent au tribunal et la montrent vivante aux yeux des assistants. Sur sept cents juges, et après l'audition de quatorze témoins qui confirmaient les dépositions de Callimaque, il n'obtient pas un seul suffrage. Appelez les témoins de ces faits. AUDITION DES TÉMOINS. (55) 22. Qui pourrait s'élever avec assez de force contre de pareils crimes ? Et comment pourrait-on trouver un exemple plus frappant d'iniquité, de perversité, de mensonge? Il y a des crimes qui ne suffisent pas pour dévoiler entièrement le caractère de ceux qui les ont commis, mais il est facile, dans des actes de cette nature, de lire la vie entière de leurs auteurs. (56) De quel forfait s'abstiendra celui qui ne craint pas d'attester que des êtres vivants sont morts? Et que n'osera pas entreprendre l'homme arrivé à ce point de perversité pour des intérêts étrangers, alors qu'il agira dans ses propres intérêts ? Comment serait-il possible d'accorder quelque confiance, quand il parle pour lui-même, à celui qui a été convaincu de s'être parjuré pour d'autres ? Et quel homme a jamais été démontré faux témoin avec plus d'évidence ? Vous jugez les autres coupables d'après les paroles que vous entendez ; mais lui, ses juges ont vu de leurs yeux que son témoignage était un mensonge. (57) C'est pourtant après s'être rendu coupable d'un pareil crime qu'il essayera de dire que nous trahissons la vérité : comme si Phrynondas reprochait à quelqu'un sa fourberie, ou bien comme si Philorgos, celui qui a dérobé le bouclier de Minerve, accusait les autres de sacrilège ! Quel homme serait plus capable de présenter des témoins pour attester des faits mensongers, que celui qui n'a pas craint d'être lui-même faux témoin? (58) 23. On peut, au reste, renouveler fréquemment les accusations contre Callimaque, car il a toujours établi sa vie politique de manière qu'il en soit ainsi. Venant désormais à ce qui me touche, je passerai sous silence les autres services que j'ai rendus à l'État; il en est un toutefois qui non seulement me donne des droits à votre reconnaissance, mais qui peut servir à apprécier l'ensemble de l'affaire ; et celui-là, je le rappellerai devant vous. (59) A l'époque où notre patrie perdit ses vaisseaux dans l'Hellespont et fut dépouillée de sa puissance, je me distinguai tellement de la plupart des triérarques, qu'après avoir sauvé mon vaisseau comme le firent un petit nombre d'entre eux, seul, parmi ceux-ci, lorsque je fus rentré au Pirée, je conservai mon commandement, [60] et, tandis que les autres s'empressaient de résigner leurs charges, qu'ils désespéraient du présent, qu'ils regrettaient les dépenses qu'ils avaient faites, dissimulaient ce qui leur restait, et, regardant les affaires de la République comme perdues, songeaient à leurs intérêts personnels, loin de partager ces sentiments, je persuadai à mon frère de se réunir avec moi dans mes fonctions de triérarque ; et, payant la solde des matelots avec nos propres ressources, nous fîmes une guerre active aux ennemis. (61) Enfin, pour dernier trait, Lysandre ayant décrété peine de mort contre quiconque vous apporterait du blé, notre dévouement à la République fut tel que, dans un moment où les autres n'osaient pas même transporter chez vous leur propre grain, nous nous emparions de celui qui était destiné aux Lacédémoniens, et nous le conduisions au Pirée. Aussi avez-vous ordonné, pour récompenser notre conduite, que nous serions couronnés et proclamés devant les statues des héros éponymes, comme les bienfaiteurs du pays. (62) Il faut considérer comme amis du peuple, non pas ceux qui, lorsque le peuple était vainqueur, ont désiré s'unir à lui, mais ceux qui les premiers, dans des temps de détresse, ont voulu braver des dangers pour vous ; il faut montrer de la reconnaissance, non pour celui qui a éprouvé des malheurs, mais pour celui qui vous a rendu des services; il faut ressentir de la pitié pour ceux qui sont devenus pauvres, non pas en dissipant leur fortune, mais en la sacrifiant pour vous. (63) 24. Vous devez reconnaître que je fais partie de ce nombre, car je serais le plus malheureux des hommes si, après avoir employé une partie considérable de mes richesses pour servir mon pays, je pouvais paraître à vos yeux convoiter celles des autres citoyens, et regarder avec indifférence les accusations portées devant vous ; tandis que l'on me voit, au contraire, attacher, non seulement à ma fortune, mais à ma vie, moins de prix qu'à votre estime. (64) Qui de vous n'éprouverait des regrets, sinon dans ce moment, du moins dans un avenir prochain, en voyant le calomniateur accroître sa fortune, et moi, dépouillé même de ce qui m'était resté après les charges que j'avais remplies; en voyant celui qui jamais n'a bravé un danger pour vous, plus puissant que les lois, plus fort que les traités; (65) et moi, qui ai fait preuve de tant de dévouement pour notre ville, ne pas jouir même de ce qui m'appartient ? Qui pourrait ne pas vous blâmer si, à la persuasion de Callimaque, vous nous regardiez comme coupables d'une pareille scélératesse, nous que vous avez couronnés pour notre valeur, en nous jugeant d'après nos actions, dans un temps où il n'était pas si facile qu'aujourd'hui d'obtenir un tel honneur ? (66) Il nous arrive le contraire de ce qui arrive aux autres hommes : ceux-ci réveillent la mémoire des dons que l'on a reçus d'eux ; et nous, nous vous supplions de vous rappeler ceux que vous nous avez faits, afin qu'ils deviennent pour vous le témoignage de nos paroles aussi bien que de nos actions. (67) Il est évident que nous nous sommes rendus dignes des honneurs que nous avons reçus, non pour nous emparer, sous l'oligarchie, de biens qui ne nous appartenaient pas, mais pour que, la patrie étant sauvée, les uns jouissent en sécurité de leurs droits, et nous, de la reconnaissance méritée du peuple. Cette reconnaissance, nous ne la réclamons pas aujourd'hui, dans la pensée de rien obtenir au-delà de ce qui nous est dû, mais seulement de montrer que jamais nous n'avons violé la justice et que nous sommes demeurés fidèles aux serments et aux traités. (68) Il serait odieux que ces traités aient eu la puissance d'exempter de châtiment les coupables, et qu'ils fussent sans valeur pour nous, qui avons agi conformément à tous nos devoirs. J'ajoute qu'il est utile de conserver l'état où vous vous trouvez maintenant, en vous pénétrant de cette vérité, que les traités ont porté le trouble dans d'autres villes, mais qu'ils ont accru la concorde dans la nôtre. C'est en présence de tels souvenirs que vous devez déposer vos suffrages conformément à la justice et à l'utilité du pays.