[2,0] LIVRE II. [2,1] I. Quand les conjurés eurent fait subir à Commode le genre de mort que nous venons de décrire dans le livre précédent, leur premier soin fut de tenir ce crime secret ; pour tromper la vigilance des gardes du palais, ils enveloppèrent le cadavre dans une vieille couverture et chargèrent deux esclaves de confiance de l'emporter comme des hardes qui sortiraient de la chambre du prince. Ceux-ci passèrent avec ce fardeau à travers les gardes ; les uns étaient ivres, les autres, à moitié endormis, tenaient nonchalamment leur lance. Ils faisaient d'ailleurs peu d'attention à ce qu'on emportait de la garde-robe impériale, et ne croyaient point devoir s'en inquiéter. Le corps de Commode, furtivement tiré du palais, fut mis sur un char et conduit à Aristée. II. Cependant Laetus, Electus et Marcia délibèrent. Ils s'accordent enfin à répandre le bruit que l'empereur était mort subitement d'une apoplexie. L'intempérance connue de Commode devait donner à cette nouvelle beaucoup de vraisemblance. Mais avant de la publier, ils résolurent de choisir un homme vertueux et âgé, dont l'élévation à l'empire assurât à eux-mêmes leur salut, et permit au peuple de respirer après une si violente et si cruelle oppression. Leur délibération fut longue, et leur choix s'arrêta enfin sur Pertinax. III. Pertinax, Italien d'origine, s'était distingué par ses vertus civiles et militaires; il avait triomphé plusieurs fois des Germains et des Barbares de l'Orient. C'était le seul des illustres amis de Marc-Aurèle qui survécût encore : Commode l'avait épargné, soit par respect pour l'autorité dont l'entouraient ses vertus, soit par mépris pour sa pauvreté. Car c'était là un de ses plus beaux titres à l'estime : Pertinax, qui avait exercé plus d'emplois qu'aucun autre citoyen, était aussi le plus pauvre de tous. IV. Au milieu de la nuit, pendant que tout est livré au sommeil, Laetus et Electus, suivis d'un petit nombre de leurs affidés, se rendent à la demeure de Pertinax. Ils en trouvent les portes fermées, et éveillent le portier. Celui-ci ouvre aussitôt; il voit des soldats, il reconnaît Laetus, le préfet des gardes prétoriennes ; troublé, épouvanté, il court prévenir Pertinax qui lui ordonne de les introduire : « il allait, disait-il, recevoir une mort qu'il attendait chaque jour. » Telle était sa fermeté d'âme, qu'il ne se leva point de son lit, qu'aucune altération ne se manifesta sur ses traits. A la vue de Laetus et d'Electus, qu'il croyait envoyés pour le faire périr, il leur dit avec un maintien calme et assuré : « Depuis longtemps je m'attendais chaque nuit à cette mort : de tous les amis de Marc-Aurèle, le seul épargné jusqu'ici par Commode, je m'étonnais qu'il tardât si longtemps à me frapper. Qu'attendez-vous donc? remplissez votre sanglante mission, délivrez-moi d'une vie toujours partagée entre l'espoir et la crainte. » « Cessez, répondit Laetus un discours indigne de vous et de votre vie passée. Ce n'est point pour attenter à vos jours que nous venons ici ; c'est pour implorer de vous notre salut et celui de l'empire romain. Le tyran n'est plus; il a subi le juste châtiment de ses crimes; il a subi la mort qu'il nous réservait. Nous vous apportons l'empire; nous connaissons l'autorité dont vous jouissez dans le sénat, pour la pureté de vos moeurs, la dignité de votre caractère, la gravité de votre âge et de votre vie. Nous connaissons l'amour et le respect que le peuple entier vous porte, et nous sommes persuadés qu'où nous trouverons notre sûreté, il trouvera lui-même l'accomplissement de ses voeux. » V. « Ne vous jouez pas ainsi d'un vieillard, dit à son tour Pertinax. Me croyez-vous si timide, qu'il faille me tromper, et me déguiser la mort , en me l'apportant? - Puisque vous refusez d'ajouter foi à nos paroles, dit Electus, prenez ces tablettes (la main de Commode vous est connue); lisez. Cet écrit vous apprendra à quel péril nous avons échappé ; vous ne nous supposerez plus d'intentions perfides ; vous croirez à la sincérité de nos paroles. » Pertinax jeta les yeux sur les tablettes, il revint aussitôt de sa méfiance; il songea que Laetus et Electus lui avaient toujours été attachés ; et quand il eut appris tous les détails de l'événement, il leur abandonna sa personne. [2,2] On résolut de se rendre à l'instant auprès des soldats, pour sonder leurs dispositions. Laetus, à qui sa charge donnait quelque influence sur leur esprit, promettait de les gagner facilement. Ils marchent tous ensemble vers le camp. Déjà une grande partie de la nuit s'était écoulée; la fête allait commencer; tout fut terminé avant le jour. Ils avaient répandu dans Rome plusieurs de leurs affidés, qui publièrent partout que Commode était mort, que Pertinax lui succéderait, et qu'il allait se faire reconnaître des soldats. VI. A ce bruit, le peuple entier, comme dans l'ivresse, se livre soudain aux plus bruyants transports de joie; les citoyens courent çà et là; ils s'empressent d'annoncer cette heureuse nouvelle à tous leurs amis; surtout à ceux qui par leur rang ou leur fortune, avaient tout à craindre du tyran. On va dans le temple, au pied des autels, rendre aux dieux des actions de grâces. La haine publique s'exhale dans les termes les plus variés : le tyran n'est plus, dit l'un ; le gladiateur est mort, dit l'autre ; quelques-uns même donnent à Commode des noms plus honteux encore. Longtemps étouffée par la crainte, la voix du peuple se déchaîne enfin en toute liberté. La plupart des citoyens se dirigèrent vers le camp d'un pas rapide, dans la crainte que les soldats ne fussent mal disposés en faveur de Pertinax. Ils pensaient qu'un prince sage et modéré serait peut-être mal accueilli par des hommes accoutumés à servir la tyrannie, qui assurait l'impunité à leurs rapines et à leurs violences. Aussi le peuple accourut-il au camp de toutes parts pour vaincre une résistance qu'il appréhendait. Il s'y trouvait réuni, lorsque Laetus et Electus y entrèrent, conduisant avec eux Pertinax. Laetus convoque les soldats et les harangue en ces termes : VII. « Commode, notre empereur, a été frappé d'apoplexie. Sa mort ne doit être reprochée qu'à lui seul. Malgré nos salutaires avis, ne cessant de se livrer à des débauches que vous connaissez tous, il est mort suffoqué, victime de son intempérance. Cette fin lui était réservée par le destin : car tous les hommes ne marchent pas à la mort par les mêmes voies, quoique toutes conduisent au même but. Pour succéder à Commode, nous vous présentons, nous et le peuple romain, un homme vénérable par son âge, par l'intégrité de ses moeurs, par sa conduite et par ses talents: vétérans, vous avez fait plus d'une fois l'épreuve de ses vertus militaires; et vous, jeunes soldats, vous avez honoré, admiré même ses vertus civiles, pendant les longues années où il fut préfet de Rome. Ce n'est pas seulement un empereur que nous offre le destin, c'est un bienfaiteur, c'est un père. Son élection ne sera pas agréable à vous seuls ; mais vos compagnons d'armes qui sont campés sur les rives des fleuves, et défendent les frontières de l'empire, pendant que vous gardez nos murs, applaudiront, comme vous, au choix d'un prince dont ils n'ont pas oublié les exploits. Nous n'aurons plus besoin désormais d'acheter des barbares une paix déshonorante; mais ils se souviendront des défaites que leur fit essuyer Pertinax ; et la crainte nous les soumettra. » VIII. Laetus avait à peine cessé de parler, que le peuple, sans pouvoir se contenir davantage, pendant que les soldats montrent encore du doute et de l'hésitation, salue Pertinax du nom d'Auguste, l'appelle père de la patrie, et lui prodigue par acclamation les titres les plus glorieux. Bientôt les soldats le proclament également empereur, non pas avec le même enthousiasme, mais plutôt entraînés et contraints par ce peuple immense qui les environnait de toutes parts. En petit nombre et sans armes à cause de la fête, ils cédèrent, et prêtèrent, selon l'usage, serment au nouvel empereur. On célébra un sacrifice, et des branches de laurier parurent aussitôt dans les mains de tous les soldats et de tous les citoyens. [2,3] IX. Ils reconduisirent ainsi avant le jour, comme nous l'avons dit précédemment, le nouveau prince jusqu'au palais des empereurs. Là, de vives inquiétudes vinrent l'assaillir. Quoiqu'il eût donné des preuves d'une âme forte et d'un courage à toute épreuve, les circonstances présentes l'effrayaient, non pour sa vie, car mille fois il avait bravé de plus grands périls; mais il avait peine à croire à une révolution aussi soudaine ; il songeait à plusieurs sénateurs d'une naissance distinguée, qui pourraient s'opposer à ce que l'empire, des mains d'un prince dont l'origine était si illustre, tombât dans celles d'un plébéien, d'un obscur parvenu. Malgré l'estime que lui avait acquise la simplicité de ses moeurs, malgré la gloire qu'il devait à ses exploits militaires, il voyait beaucoup de patriciens au-dessus de lui par leur naissance. Il se rendit donc au sénat, dès que le jour fut venu, sans permettre qu'on portât devant lui le feu sacré et les autres marques de la dignité impériale, avant qu'il eût connu les dispositions des sénateurs. X. Mais à peine parut-il en leur présence, qu'ils le saluèrent d'acclamations unanimes, et l'appelèrent auguste et empereur. D'abord il voulut refuser ces titres comme trop exposés à l'envie; il objecta sa vieillesse ; il supplia le sénat de se rendre à ses désirs : « à combien de patriciens l'empire ne convenait-il pas mieux qu'à lui? » et en même temps il prit par la main Glabrion, l'attira vers lui, et voulut le forcer de s'asseoir à la place réservée aux empereurs. Glabrion était le plus noble de tous les patriciens, il faisait remonter son origine jusqu'à Énée, fils de Vénus et d'Anchise ; il était alors pour la seconde fois consul. Il dit à Pertinax : « Moi, que vous jugez le plus digne de l'empire, je vous le cède; le sénat tout entier vous décerne, ainsi que moi, la souveraine puissance. » Tous l'entourent aussitôt, le pressent, lui font presque violence; il hésite longtemps; vaincu enfin, il s'assied sur le siége impérial, et parle en ces termes : XI. « Votre unanime assentiment, l'ardeur avec laquelle vous m'avez choisi de préférence à tant d'illustres patriciens qui siégent au milieu de vous, repoussent tout soupçon de flatterie, et ne peuvent être regardés que comme un témoignage public de votre bienveillance et de votre estime. Un autre, peut-être, encouragé par votre conduite, saisirait avec confiance et empressement l'empire qui lui serait offert, et espérerait trouver dans la royauté une tâche facile, en trouvant tant de bienveillance dans ceux qu'il serait appelé à gouverner. Mais pour moi, tout en ressentant vivement l'honneur de cette glorieuse préférence, je ne m'y soumets ni sans inquiétude ni sans crainte. Il est bien difficile de répondre dignement à un grand bienfait. Si un homme récompense magnifiquement un léger service, on lui tient compte de sa reconnaissance, lors même qu'elle lui a peu douté ; mais si, après avoir reçu un grand bienfait, vous ne pouvez dignement le reconnaître, on ne s'en prendra pas à la faiblesse de vos moyens; on vous accusera d'indifférence et d'ingratitude. Je vois déjà quelle lutte pénible je m'impose, en voulant me rendre digne des honneurs que vous m'accordez. Car ce n'est point dans le trône même que réside l'élévation du prince, mais dans le talent de ne point rester par ses actions au-dessous du trône. Autant l'on a horreur des maux passés, autant l'on se forme une idée brillante des biens à venir : on n'oublie jamais ce que l'on a souffert, une injustice est ineffaçable, tandis que le souvenir du bienfait s'efface avec le moment de la jouissance. Nous sentons moins vivement le bonheur de la liberté que les maux de la servitude. L'homme ne croit point vous devoir de reconnaissance, si vous le laissez jouir en paix de ses propriétés; il sait qu'il ne fait alors usage que d'un droit naturel. Mais si vous le dépouillez de ses biens, il conservera de votre injustice un éternel souvenir. S'il arrive dans l'État quelque changement avantageux au bien public, personne ne croit y trouver son propre avantage : chacun se soucie peu de ce qui ne tend qu'à l'intérêt de tous. Mais si nous éprouvons en particulier la moindre disgrâce, nous voudrions que tout l'État vint à notre secours. Tous ceux que la tyrannie avait habitués à s'engraisser de ces énormes largesses qu'elle répandait au hasard, s'ils voient sous un règne nouveau succéder à cette profusion un emploi plus sage de ressources devenues plus modiques, ils n'attribueront pas cette conduite à la prudence et à une louable économie, mais à une honteuse et sordide avarice. Ils ne songent point, les insensés! que les largesses inconsidérées des princes sont toujours le produit de la rapine et de la violence. Mais le monarque qui agit avec discernement, et récompense chacun selon son mérite, loin d'être contraint à des actions injustes et à d'illégales spoliations, inspire à tous l'amour de la modération et de l'économie. En appelant votre attention sur les obstacles qui m'attendent, j'implore votre secours, sénateurs ; je vous prie de regarder l'empire comme une tâche qui vous est commune avec moi. Rome n'est plus placée sous la tyrannie d'un seul, mais sous une sage aristocratie; faites donc partager à tous les citoyens l'heureux espoir qui doit animer votre âme. » XII. Ce discours sembla rendre au sénat une vie nouvelle; il fut accueilli par d'unanimes acclamations; les sénateurs rendirent à l'envi à Pertinax toute espèce d'hommages; ils l'accompagnèrent d'abord au temple de Jupiter, puis à tous les temples de Rome; le nouvel empereur fit les sacrifices accoutumés et fut reconduit jusqu'à son palais. [2,4] Quand on connut le discours qu'il avait tenu dans le sénat et les lettres qu'il adressa au peuple, tous les citoyens espérèrent une domination sage et clémente, et crurent qu'ils avaient dans Pertinax trouvé un père plutôt qu'un empereur. Il commença par défendre aux soldats d'injurier et de maltraiter les citoyens. Il tâcha de rétablir partout l'ordre et la justice. XIII. Lorsqu'il paraissait en public, ou qu'il siégeait à son tribunal, il montrait beaucoup d'affabilité et de douceur. Il s'était proposé pour exemple Marc-Aurèle, et charmait tous les vieillards à qui il rappelait les vertus de ce bon prince. Rome avait passé tout à coup d'une tyrannie cruelle et violente à un règne sage et paisible ; aussi Pertinax n'eut-il point de peine à se concilier l'amour des citoyens ; lorsque la renommée eut publié les bienfaits de ce gouvernement paternel, on vit toutes les provinces, toutes les armées et tous les peuples alliés de l'empire romain, décerner au nom de Pertinax des honneurs divins. Les barbares mêmes qui avaient secoué le joug, ou qui méditaient de s'y soustraire, furent retenus par le seul souvenir de ses anciens triomphes. Pleins de confiance, d'ailleurs, dans son équité, et persuadés que jamais il ne se plairait sans motif à les traiter en ennemis, mais qu'à la fois éloigné de la faiblesse et de la cruauté, il rendrait à chacun la justice qui lui serait due, ils se soumirent volontairement à sa puissance. XIV. On vit en même temps arriver de toutes parts des ambassadeurs chargés de féliciter Rome sur son nouvel empereur. Mais ce gouvernement sage et modéré, qui, satisfaisant à la fois l'intérêt général et celui des particuliers, était chéri de tous les citoyens, fit cependant des mécontents : les cohortes prétoriennes, chargées de la garde des empereurs, habituées de tout temps au pillage et à la violence, et rappelées tout à coup à la discipline et à l'ordre, ne virent dans l'administration douce et paisible du nouveau prince, qu'une insulte, une preuve de mépris, et la perte de cette liberté dont ils avaient tant abusé. Cet état de choses leur devint insupportable. Ils commencèrent à montrer des dispositions à la désobéissance et à la révolte, et ne les firent éclater que trop tôt. Pertinax ne régnait que depuis deux mois ; dans ce court espace de temps, sa sagesse avait produit les plus grands biens, et tous les citoyens avaient conçu de ce règne le plus doux espoir, quand la fortune jalouse vint tout renverser, et empêcher le malheureux prince d'accomplir les admirables projets qu'il avait formés pour la félicité de son peuple. XV. D'abord il avait ordonné que toute terre inculte, située soit en Italie, soit dans les autres parties de l'empire, quand même elle serait du domaine de la couronne, deviendrait la propriété de tous ceux qui viendraient s'y établir pour la faire valoir; il les exemptait de toute contribution pendant dix ans, et leur promettait une entière sécurité pendant tout le temps de leur possession. Il défendit qu'on inscrivît sous son nom les terres du domaine impérial, disant que ces biens n'appartenaient pas à l'empereur, mais à l'empire et au peuple romain. Enfin il supprima tous les impôts que l'ingénieuse cupidité des tyrans avait établis sur le passage des fleuves, sur les ports, sur les grandes routes, et il replaça tout sur le pied de l'ancienne liberté. Ces heureux commencements faisaient présager d'autres bienfaits, non moins importants pour le bonheur public. XVI. Il avait chassé de Rome les délateurs, et ordonné qu'on les punit partout où on les découvrirait. Il voulait empêcher par cette mesure que les citoyens ne fussent exposés à la calomnie et poursuivis pour des accusations sans fondement. Aussi les sénateurs et tout le peuple se promettaient-ils de longues années de bonheur et de paix. Telle était la retenue de Pertinax et le soin avec lequel il évitait toute apparence de supériorité, qu'il éloigna toujours du palais son fils, déjà dans l'adolescence. Il le fit demeurer dans la maison paternelle, continua de l'envoyer dans les lycées pour y partager, comme l'enfant d'un simple particulier, l'éducation des jeunes Romains, sans permettre qu'aucune espèce de distinction, qu'aucune suite fastueuse leur fit reconnaître dans un condisciple le fils de l'empereur. [2,5] XVII. Pendant que Pertinax déployait tant de modération et de vertu, les prétoriens seuls s'indignaient de leur condition présente; ils regrettaient le passé, leurs rapines, leurs violences. Au milieu du vin et de la débauche, ils prennent la résolution subite de tuer Pertinax, dont l'autorité était pour eux un si pesant fardeau, et de lui choisir pour successeur un prince qui donnerait à leur licence une libre carrière. Leur dessein s'exécute à l'instant même : au milieu du jour, lorsque tous les citoyens, dans la plus entière sécurité, se reposaient dans l'intérieur de leurs maisons, tout à coup ces soldats se dirigent rapidement, en désordre et comme des furieux, vers le palais de l'empereur, la lance tendue et le glaive hors du fourreau : surpris par cette émeute soudaine et imprévue, les officiers du palais, se trouvant d'ailleurs en petit nombre et sans armes, ne songent pas à résister à une pareille multitude armée; ils abandonnent tous leur poste, se sauvent par les galeries et par toutes les issues du palais; quelques-uns, plus attachés à Pertinax, courent le presser de fuir, et de se placer sous la protection du peuple. Quoique ce conseil fût sage pour la circonstance, le prince le rejette, comme un parti honteux, indigne d'un homme libre, indigne d'un empereur et de sa vie passée ; il ne veut ni fuir ni se cacher. Il résolut de s'offrir lui-même au danger, et courut au-devant des soldats; il voulut se mêler dans leurs rangs, il espérait les ramener par ses discours, et calmer ce subit accès de fureur. Il s'élance de son appartement, se présente à eux tout à coup; et, sans être troublé par le danger, leur demande les motifs de leur révolte, et cherche à les apaiser. Il garda un maintien plein de calme et de dignité; il ne perdit rien de la majesté d'un empereur; sa contenance n'était point celle d'un homme humilié, d'un lâche, d'un suppliant; et d'une voix ferme il leur adressa ce discours : XVIII. « La mort que vous allez me donner, soldats, n'aura pour vous rien d'honorable, et ne sera pas un mal pour moi, qui ai vieilli dans la gloire. La vie humaine a un terme inévitable. Mais vous, soldats, à qui est confiée la garde et la sûreté du prince, et qui devez préserver ses jours de toute atteinte, que vous deveniez vous-mêmes ses assassins, que vous trempiez vos mains dans le sang, non seulement d'un citoyen, mais de votre empereur, songez-y : c'est un attentat qui ne peut vous offrir que honte pour le présent et danger pour l'avenir. Est-ce la mort de Commode qui vous afflige? Commode n'était qu'un homme, vous deviez vous attendre à le perdre. Peut-être croyez-vous qu'il fut victime d'un assassinat? Ce crime n'est pas le mien. Vous savez que j'ai été à l'abri de tout soupçon, et que cet événement a toujours été pour moi aussi obscur que pour vous-mêmes. Si vous soupçonnez un forfait, ce n'est pas moi qu'il faut en accuser. Mais la mort de ce prince ne vous sera pas funeste; si je m'oppose aux mesures violentes et aux rapines, je ne prétends vous refuser rien de ce qui soit conforme à l'honneur et à notre mutuelle dignité. » XIX. Ces paroles avaient déjà fait impression sur plusieurs prétoriens; un assez grand nombre se retirait, plein de respect pour cet auguste vieillard. Mais d'autres plus furieux se jettent sur lui et l'égorgent, comme il achevait de parler. Quand ils eurent commis ce crime, effrayés de leur propre audace, et voulant se soustraire à l'indignation du peuple, à laquelle ils avaient lieu de s'attendre, ils gagnent leur camp en toute bâte, se tiennent à l'abri de leur rempart et placent sur les tours des sentinelles pour empêcher le peuple d'approcher des murs. Telle fut la fin de Pertinax, dont nous avons loué avec justice la vie et les vertus. [2,6] XX. Avec le bruit de ce meurtre, le trouble et la désolation se répandent parmi le peuple : tous les citoyens courent dans Rome comme des insensés; ils errent au hasard et sans but; ils cherchent les auteurs du crime, ne peuvent les trouver, ne peuvent se venger. Mais rien n'égale la consternation des sénateurs; ils paraissent frappés du même coup que Pertinax ; ils pleurent un tendre père, un prince bienfaisant et vertueux. Ils craignent le retour de la tyrannie. Ils savent que c'est là le voeu des soldats. XXI. Cependant deux jours s'écoulent; chacun tremble pour sa sûreté particulière, et le peuple entier se tient en repos : les hommes élevés en dignité, craignant les suites dangereuses d'un changement de gouvernement, se retirent dans leurs terres les plus éloignées de Rome. Les soldats sont informés que le peuple est tranquille, et que personne n'ose entreprendre de venger la mort de Pertinax. Ils se tiennent toujours renfermés dans leur camp; mais ils font monter sur les murs ceux d'entre eux dont la voix a le plus de force : on les entend proclamer que « l'empire est à vendre; qu'ils le livreront au plus offrant, et déposeront en sûreté l'acheteur dans son palais, en lui faisant un rempart de leurs armes. » Cette annonce ne séduisit aucun des sénateurs distingués par leur caractère, ou par leur naissance, ou par un reste de fortune, échappé à la tyrannie de Commode. Aucun d'eux ne se rendit à ce honteux appel ; aucun ne voulut acheter à prix d'or un pouvoir infâme et une couronne flétrie. II. Mais un personnage consulaire, nommé Julien, qui avait une grande réputation de richesse, fut averti de la déclaration des soldats. C'était le soir; il était alors à table, au milieu des fumées du vin : Julien passait à Rome pour un débauché. Sa femme, sa fille, ses nombreux parasites, l'entourent aussitôt, le pressent de quitter la table, de courir au camp, et de savoir au juste ce qui s'y passe. Pendant tout le chemin, ils l'exhortent à saisir l'empire qu'on lui abandonne; « il était assez riche pour surpasser en générosité tous ses concurrents, en supposant même qu'il dût en trouver un seul. » On arrive au pied du rempart; Julien crie aux soldats qu'il leur donnera tout ce qu'ils lui demanderont; que sa richesse est immense, qu'il a chez lui de vastes monceaux d'or et d'argent. Au même instant se présentait un autre acheteur; c'était aussi un consulaire, Sulpicianus, gouverneur de Rome, dont Pertinax avait épousé la fille. Mais cette parenté fit rejeter sa demande, les soldats craignant que Sulpicianus ne leur tendit un piége et ne voulût venger la mort de son gendre. XXXIII. Ils descendirent une échelle à Julien, et lui firent ainsi franchir le mur. Ils avaient refusé d'ouvrir la porte du camp avant qu'on eût stipulé la somme. Arrivé au milieu des soldats, Julien leur promet d'abord de rendre à Commode les honneurs dont on avait dépouillé sa mémoire et les statues qu'avait fait disparaître le sénat; quant à eux-mêmes, il leur garantissait l'entière licence dont ils avaient joui sous ce prince. En outre, tous les soldats devaient recevoir plus d'argent qu'ils ne pouvaient en demander ou en attendre, et cette distribution n'éprouverait aucun retard, les sommes étant chez lui toutes prêtes. Séduits par ces promesses, et cédant à de si brillantes espérances, les soldats proclament Julien empereur, en ajoutant à son nom le surnom de Commode. Ils lèvent leurs enseignes, sur lesquelles ils replacent l'image de ce prince, et se préparent à accompagner le nouvel empereur. Julien, après avoir fait dans le camp les sacrifices d'usage, en sort suivi d'une escorte plus nombreuse qu'elle ne l'était habituellement en pareille circonstance : c'est que, parvenu par la violence et contre la volonté du peuple à l'empire qu'il avait honteusement acheté, il craignait avec raison un soulèvement de la multitude. Couverts de leur armure, présentant partout un front hérissé de fer, et prêts à combattre s'il le fallait, les soldats marchaient en ordre de bataille avec leur empereur au milieu d'eux. Ils avaient leurs piques hautes, et la tête couverte de leurs boucliers, pour se garantir des pierres qu'on pourrait lancer du haut dos toits sur le cortége. Ils conduisirent ainsi Julien au palais, sans que le peuple osât faire aucun mouvement; mais aussi sans qu'il poussât sur le passage du prince les acclamations accoutumées. Il se contenta de l'injurier de loin et de lui reprocher avec mépris d'avoir acheté l'empire à prix d'or. XXIV. C'est à cette époque surtout que commença la corruption des soldats. Depuis ce temps ils montrèrent une insatiable et hideuse cupidité, et affichèrent le plus grand mépris pour le souverain. Ils avaient vu triompher leur audace et Pertinax mourir sans vengeur; l'empire avait été mis à l'encan et acheté, sans que personne s'opposât à une pareille infamie; cette impunité les encouragea, fit naître leurs honteux excès et fomenta leur indiscipline. Ils poussèrent souvent jusqu'à l'assassinat leur cupidité et leur mépris pour le prince. [2,7] XXV. Julien sur le trône se livra aux plaisirs et à de continuelles débauches. Négligeant les affaires publiques, il s'abandonna à une vie molle et voluptueuse. Mais il ne tarda pas à passer pour un imposteur aux yeux des soldats qu'il avait trompés en leur promettant plus qu'il ne pouvait accorder : il n'était pas aussi riche qu'il s'en était vanté, et le trésor public se trouvait épuisé par les débauches et les folles prodigalités de Commode. Trompés dans leur espoir, et indignés de l'impudence de Julien, les soldats le haïssaient ; le peuple, qui connaissait cette haine, le méprisait ouvertement. XXVI. Se montrait-il en public, on le poursuivait de malédictions. On lui reprochait les honteux raffinements de son impudicité. Dans le cirque même, où se réunissait une grande foule de citoyens, le peuple poursuivait hautement Julien de ses invectives ; il invoquait Niger comme un vengeur à l'empire romain, comme un soutien à la majesté du trône outragé. Les Romains l'appelaient à leur secours ; ils le suppliaient de venir au plus tôt les délivrer d'une humiliante oppression. XXVII. Niger avait été consul, et à l'époque dont nous parlons, il gouvernait toute la Syrie. Ce gouvernement était alors d'une grande importance ; et Niger réunissait sous son obéissance la Phénicie et tout le pays qui s'étend jusqu'à l'Euphrate. II touchait à la vieillesse, avait rempli avec distinction des fonctions nombreuses et élevées, et s'était fait une réputation de douceur et d'habileté. On lui trouvait des rapports avec Pertinax, ce qui surtout lui avait concilié la faveur du peuple : aussi n'entendait-on que prononcer son nom dans les assemblées publiques. Julien, dans Rome, ne recevait que des imprécations; c'était à Niger absent que s'adressaient les acclamations et tous les honneurs réservés à la souveraine puissance. XXVIII. Niger fut instruit de toutes ces circonstances et des dispositions de la multitude en sa faveur: il conçut l'espoir d'un succès facile; voyant Julien presque abandonné des gardes prétoriennes dont il avait trompé l'attente, et méprisé du peuple, comme indigne de ce trône qu'il avait acheté, il résolut d'y monter lui-même. Il fit d'abord venir successivement chez lui des généraux, des tribuns, et même quelques soldats qui exerçaient de l'influence sur leurs compagnons; il leur communiquait les nouvelles qu'il recevait de Rome, pour qu'ils les répandissent dans l'armée, et que bientôt tout l'Orient en fût instruit. Il espérait ainsi trouver partout des partisans, lorsqu'on saurait qu'il ne cherchait pas à s'emparer du trône par ambition ; mais qu'appelé par le voeu de tous les Romains, il marchait à leur délivrance. Son attente ne fut pas déçue; on accourait vers lui de toutes parts; on le suppliait d'agir sans délai, on le conjurait de se mettre à la tête des affaires publiques. Les Syriens sont naturellement légers; ils sont avides de nouveauté et de révolutions. Ils portaient un vif attachement à Niger, qui les gouvernait avec douceur et leur prodiguait les jeux et les spectacles. De tout temps ils eurent le goût de ces plaisirs. Les habitants d'Antioche surtout (c'est la plus grande et la plus riche des villes de Syrie) s'occupent pendant l'année presque entière de fêtes et de jeux, qu'ils célèbrent en partie dans l'intérieur de la ville, en partie dans les jardins qui l'environnent. Niger ne cessait d'entretenir et de satisfaire cette passion; il leur donnait toujours de nouvelles fêtes, multipliait leurs plaisirs, et gagnait ainsi leur amour et leur respect. [2,8] Quand il fut certain des sentiments favorables de la multitude, il convoqua à un jour fixé tous les soldats : le peuple se réunit en même temps. Niger monta sur un tribunal élevé, et prononça ces paroles : XXIX. « Ma modération, j'ose le croire, vous est connue ; vous savez que je ne me jette point légèrement dans des entreprises périlleuses et hasardées. Ce qui m'engage à la démarche que je fais en ce moment auprès de vous, ce ne sont donc pas des vues particulières d'ambition, ni un espoir frivole, ni de simples désirs, à défaut d'espoir. Mais les Romains m'appellent ; ils me crient sans cesse de leur tendre une main secourable et de ne point laisser dans un honteux abaissement cet empire illustre et glorieux que nous ont transmis nos ancêtres. Sans doute, si les circonstances n'étaient point favorables, il y aurait de l'audace et de la témérité à entreprendre un si grand dessein; mais lorsqu'un peuple entier m'appelle, il y aurait de la lâcheté, de la trahison à repousser des voeux si unanimes. Je vous ai donc assemblés pour consulter vos avis, pour vous demander ce que je dois faire, pour n'agir que d'après vos conseils et dans notre intérêt commun ; car si le succès couronne mes efforts, vous le partagerez avec moi. Non, je ne cède pas à de légères et à de trompeuses espérances. Ce qui m'appelle, c'est le peuple romain, ce peuple à qui les dieux ont donné l'empire absolu du monde; c'est l'empire lui-même qui flotte sans pilote et sans appui. Tout nous répond du succès, puisque la multitude est pour nous, et que nous ne pouvons trouver ni obstacle ni résistance. D'après les rapports qui nous viennent de l'Italie, Julien ne peut compter sur les soldats qui lui ont vendu l'empire : ils lui reprochent de lui avoir manqué de parole. C'est à vous maintenant de me déclarer vos sentiments. » XXX. Dès qu'il eut achevé de parler, tous les soldats et le peuple le proclamèrent empereur et auguste. Ils le couvrent de la pourpre impériale, rassemblent à la hâte tous les autres insignes de la royauté, l'en décorent et le conduisent en faisant porter le feu devant lui, d'abord dans tous les temples d'Antioche, ensuite dans sa maison, qu'ils avaient ornée au dehors de tous les emblèmes de la puissance, ne la considérant déjà plus comme le séjour d'un particulier. XXXI. Niger était au comble de l'espérance et de la joie ; les dispositions du peuple romain, les témoignages d'affection qu'on lui prodiguait en Syrie, tout semblait lui assurer la possession du trône. Dès que le bruit des événements dont Antioche avait été le théâtre se fut répandu parmi les nations de l'Orient, elles s'empressèrent toutes de venir lui rendre hommage ; et de ces contrées diverses arrivaient à Antioche des ambassadeurs, comme vers un roi déjà reconnu. On vit même les satrapes et les princes des pays situés au delà de l'Euphrate et du Tigre lui adresser, par des envoyés, des félicitations et des offres de secours ; Niger combla ces députés de présents magnifiques; il les chargea de remercier leurs maîtres du zèle qu'ils lui témoignaient et de leur dire qu'il n'avait pas besoin d'auxiliaires, que son empire était assuré, et qu'il régnerait sans verser du sang. XXXII. La confiance que lui inspirèrent ces premiers succès le fit tomber dans une molle nonchalance ; au lieu d'agir, il se livra à des plaisirs frivoles ; il donna au peuple d'Antioche des spectacles et des fêtes. Il ne se hâta pas de marcher sur Rome, ce qui était son premier devoir. Il aurait dû se rendre auprès des troupes d'Illyrie, pour les attacher à sa cause, et il négligea même de leur faire annoncer ce qui s'était passé à Antioche, espérant sans doute qu'à la première nouvelle de ces événements, ils partageraient les voeux de Rome, et suivraient le parti des armées d'Orient. [2,9] Pendant qu'il s'endormait dans cette sécurité, et qu'il se livrait à un espoir vague et incertain, le bruit de la révolution de Syrie se répandit en Pannonie, en Illyrie, et parmi les armées qui, campées sur les rives del'Ister et du Rhin, gardent contre les incursions des barbares les frontières de l'empire romain. XXXIII. Un seul homme gouvernait alors toute la Pannonie. C'était l'Africain Sévère, général entreprenant, d'un caractère porté à la violence, habitué à une vie dure et pénible, supérieur à la fatigue, prompt à former un projet, aussi prompt à l'exécuter. Lorsqu'il eut appris que l'empire exposé, comme sur un mât élevé, était prêt à devenir le prix du plus agile, connaissant et la faiblesse de Julien et l'indolence de Niger, il ambitionna le trône, soutenu d'ailleurs par je ne sais quels songes, quels oracles, par une foule de ces présages pour lesquels on a toujours une grande confiance, quand la prédiction s'est réalisée. La plupart de ces miraculeux avertissements ont été décrits dans la vie de ce prince, laissée par lui-même ; et il les a fait représenter dans des tableaux qu'il donna à la ville de Rome. Mais je ne crois pas devoir passer sous silence le dernier de ces songes, le plus important de tous, et celui qui lui inspira une confiance presque sans bornes. XXXIV. Lorsqu'on eut reçu la nouvelle de l'avènement de Pertinax au trône, Sévère, après s'être rendu au temple pour y sacrifier, et prêter serment de fidélité à la puissance du nouvel empereur, rentra le soir dans sa maison, et s'endormit presque aussitôt. Il rêva qu'il était à Rome : il vit un grand et superbe cheval, magnifiquement caparaçonné, qui portait Pertinax à travers la Voie sacrée. Arrivé à l'entrée du forum, où le peuple, du temps de la république, se rassemblait pour délibérer, ce cheval, par une secousse violente, renversa Pertinax, vint s'offrir à lui, Sévère, qui se trouvait près de cet endroit, et sembla l'inviter, en se courbant, à prendre la place de l'empereur. Il monta le cheval, qui, docile à son nouveau maître, le conduisit au milieu du forum, l'offrant aux regards et à la vénération de la multitude. La statue équestre d'airain, élevée, pour représenter ce songe, au forum même et dans des proportions colossales, subsiste encore de nos jours. XXXV. Le souvenir de ce rêve exalta les espérances de Sévère ; il crut que la volonté des dieux l'appelait au trône, et il voulut sonder les dispositions de ses troupes. Il commença par attirer auprès de lui quelques préfets militaires, quelques tribuns et même de simples soldats, respectés dans leurs corps il s'entretenait avec eux des affaires de l'État; il déplorait l'abaissement de l'empire ; il se plaignait de ce qu'il ne se montrait aucun chef capable de le diriger avec fermeté et d'une manière conforme à la dignité de Rome; il s'emportait avec véhémence contre la trahison des prétoriens, qui avaient forfait à leur serment, qui s'étaient souillés du sang d'un Romain, du sang de leur empereur; il ajoutait qu'il fallait les punir et venger le meurtre de Pertinax. Il savait que le souvenir de ce prince vivait encore dans le coeur de tous les soldats de l'armée d'Illyrie : sous le règne de Marc-Aurèle, Pertinax, alors leur général, et gouverneur de cette province, avait mille fois triomphé avec eux des Germains. Il s'était fait craindre de l'ennemi par sa brillante valeur, et chérir de ses soldats par sa douceur, sa justice et sa modération. Aussi, pleins de respect pour sa mémoire, ils n'avaient appris qu'avec indignation l'odieuse violence exercée contre sa personne. Mettant à profit cette disposition favorable, Sévère les dirigea facilement vers toutes ses vues : ce n'était point l'empire qu'il paraissait ambitionner; il ne prétendait pas à la souveraine puissance; il ne voulait que venger le sang d'un si grand prince. Les Illyriens sont robustes, d'une haute stature, belliqueux, et terribles un jour de bataille; mais, en revanche, ils sont bornés, d'une intelligence épaisse, et presque incapables de démêler la ruse dans les paroles ou dans les actions d'autrui. Aussi crurent-ils facilement aux démonstrations de Sévère; convaincus que son unique pensée était de venger Pertinax, ils se donnèrent entièrement à sa cause, le proclamèrent empereur, et lui offrirent le pouvoir suprême. Quand il se fut ainsi assuré de toute la Pannonie, il s'empressa d'envoyer des députés aux nations voisines et à tous les princes de ces contrées, tributaires de Rome ; il les séduisit par de brillantes promesses, et les attacha sans peine à ses intérêts. Sévère était le plus dissimulé des hommes : jamais personne ne sut mieux que lui prendre un masque de bonté; il ne se faisait point scrupule de violer un serment quand son intérêt le demandait, ni de mentir quand il y trouvait son avantage. Rarement ses paroles étaient l'expression de ses pensées. [2,10] Par des lettres artificieuses, il sut gagner tous les gouverneurs des provinces illyriennes. Il rassembla les troupes de toute part, après avoir pris le surnom de Pertinax, qu'il savait devoir plaire à la fois à l'armée d'Illyrie et au peuple de Rome. Il convoqua les soldats dans une plaine, et du haut d'un tribunal, parla en ces termes : XXXVI. « Soldats, vous donnez un grand exemple de fidélité, de piété envers ces dieux dont le nom a présidé à vos serments, de respect et d'amour pour vos empereurs. L'horrible attentat commis par les cohortes prétoriennes, par ces troupes d'apparat qui ne savent point combattre, vous pénètre d'une vertueuse indignation. Mon premier désir est de la satisfaire ; et maintenant que vous me permettez une espérance que je n'osai jamais concevoir, mon unique pensée sera d'accomplir le voeu de vos coeurs. Non, nous ne laisserons point tomber dans une honteuse abjection cet empire qui, gouverné jusqu'ici avec dignité, s'était transmis à nous vénérable et glorieux. Sans doute, lorsqu'il échut aux mains de Commode, il eut à souffrir de la jeunesse de ce prince; mais les fautes de cet empereur avaient pour voile sa haute naissance et la mémoire de son père; elles excitaient plutôt notre pitié que notre haine, et nous les imputions moins à lui-même qu'aux flatteurs dont il était entouré, qu'à ces vils courtisans, conseillers et ministres de tous ses excès. Mais l'empire enfin passa entre les mains de cet auguste vieillard, dont le courage et la bonté vivent encore au fond de vos coeurs. Les lâches prétoriens n'ont pu supporter tant de vertu : ils ont égorgé ce bon prince. Après lui, je ne sais quel infâme a acheté cet empire de la terre et des mers; mais vous savez que le peuple l'abhorre, et que les soldats qu'il n'a pas assez payés l'abandonnent. Quand même ils voudraient le défendre, ne vous sont-ils pas inférieurs en nombre comme en courage? Les combats vous ont aguerris ; toujours opposés aux barbares, vous vous êtes accoutumés à braver les fatigues, les longues marches, les ardeurs de l'été, les rigueurs du froid; à traverser des fleuves couverts de glace, à boire, non point l'eau des fontaines, mais une eau puisée dans les entrailles de la terre. La chasse exerce vos forces chaque jour ; enfin vous réunissez tout ce qui peut former les vaillants soldats, et si même l'on voulait vous résister, je demande qui pourrait le faire avec succès? L'école du guerrier, c'est la fatigue, et non la mollesse. Énervés par les plaisirs et les débauches, les prétoriens, bien loin d'oser vous combattre, ne pourront même soutenir le son de votre voix. Si quelqu'un d'entre vous croyait voir un sujet de crainte dans les événements de Syrie, qu'il songe, pour se convaincre de la faiblesse de Niger et de la frivolité de ses espérances, que ses troupes n'ont pas encore osé faire le moindre mouvement, et craignent de marcher sur Rome. Ces faibles rivaux ne veulent point quitter leur voluptueux séjour ; ils y jouissent par avance des plaisirs éphémères qu'ils regardent comme le profit de leur pouvoir mal assuré. Vous connaissez le goût des Syriens pour les jeux et tous les plaisirs frivoles. Les habitants d'Antioche sont d'ailleurs les seuls qui se soient vivement prononcés pour Niger. Quant aux autres villes et aux autres peuples de cette contrée, ne voyant encore se montrer personne qui soit digne de l'empire, et capable de le gouverner d'une manière à la fois ferme et modérée, ils ont reconnu Niger; mais cette soumission n'est point sincère, et dès qu'ils apprendront que l'armée d'Illyrie a choisi un empereur, dès qu'ils m'entendront nommer (je ne leur suis pas inconnu, car moi aussi j'ai commandé en Syrie), sans doute ils ne pourront me reprocher ni lâcheté, ni indolence; et, reconnaissant votre force corporelle, votre courage éprouvé par les fatigues, votre expérience dans les combats et leur propre infériorité, ils n'oseront soutenir votre choc ni résister à votre valeur. Hâtons-nous d'occuper Rome, le centre et le siége de l'empire. Là, nous ferons facilement le reste; j'en ai pour garants les oracles des dieux, la trempe de vos épées et la vigueur de vos bras. » XXXVII. Ce discours de Sévère est accueilli par les vives acclamations des soldats. Ils l'appellent Auguste et Pertinax, et lui donnent mille témoignages de dévouement et de zèle. [2,11] Sévère ne perd pas un instant; il ordonne à ses troupes de s'armer le plus légèrement possible, et les fait marcher sur Rome, après leur avoir distribué des vivres et tout ce qu'il leur fallait pour la route. Il s'avance avec la plus grande rapidité, brave la fatigue, ne s'arrête nulle part, et ne permet à ses soldats que le repos strictement nécessaire. Il partage leurs travaux, leur tente, leur nourriture. Point de luxe; rien qui indique un empereur. Cette conduite le rendait de jour en jour plus cher à son armée. En le voyant non seulement supporter avec eux toutes leurs privations, mais donner en tout l'exemple, les soldats le vénéraient et exécutaient ses ordres avec enthousiasme et dévouement. XXXVIII. Il traverse la Pannonie, et arrive aux frontières de l'Italie. Prévenant la renommée, il apparut avant qu'on eût connaissance de sa marche. La vue d'une si nombreuse armée épouvante les villes d'Italie. Les habitants de cette contrée, depuis longtemps étrangers à la guerre et aux armes, ne songeaient plus qu'à cultiver en paix leurs champs. Du temps de la république, lorsque le sénat nommait les généraux, tous les habitants de l'Italie portaient les armes : ce sont eux qui soumirent la terre et les mers, triomphèrent des Grecs, des Barbares, et ne laissèrent aucun pays, aucun climat, sans y étendre leur domination. Mais lorsque Auguste devint le seul maître de l'empire, il habitua son peuple au repos, le désarma, prit à sa solde des étrangers mercenaires auxquels il confia la défense de ses frontières, déjà protégées d'ailleurs par de vastes fleuves, des précipices, de hautes montagnes et d'impraticables déserts. XXXIX. Aussi l'arrivée soudaine et presque miraculeuse de Sévère avec des forces si imposantes, répandit-elle partout en Italie l'étonnement et l'effroi. Personne ne songea à lui résister et à le combattre. Les habitants des villes accouraient au-devant de lui avec des branches de laurier, et lui ouvraient à l'envi leurs portes. Sévère ne s'arrêtait que pour faire un sacrifice aux dieux et une harangue au peuple. Il ne songeait qu'à gagner Rome. Ces nouvelles plongèrent Julien dans le dernier désespoir : il connaissait le nombre et la force des troupes d'Illyrie; il ne pouvait se fier au peuple, dont il connaissait la haine, ni aux gardes prétoriennes, qu'il avait trompées. Il rassembla tout son argent, celui de ses amis, toutes les richesses des temples et des édifices publics, et en fit le partage aux prétoriens, qu'il essaya de ramener à lui par ces largesses. Mais quelque abondantes qu'elles fussent, on ne lui en sut pas le moindre gré : les prétoriens disaient que Julien ne faisait qu'acquitter une dette, mais ne leur donnait rien. En vain ses amis lui conseillèrent-ils de sortir à la tête de ses troupes, et d'occuper le premier les défilés des Alpes. Ces montagnes, les plus hautes de l'empire romain, s'élèvent et s'étendent comme une vaste mer devant l'Italie. La nature semble avoir mis le comble aux bienfaits qu'elle a prodigués à cet heureux pays, en lui donnant un rempart inexpugnable qui se prolonge depuis la mer du Nord jusqu'à celle du Midi. Mais Julien, négligeant ce poste important, n'osa seulement pas sortir de Rome. Il envoya supplier ses soldats de s'armer, de se préparer par des exercices, d'entourer Rome de larges fossés. C'est de Rome même qu'il voulait faite le théâtre de la guerre. Il rassembla tous ses éléphants, qui n'avaient jamais servi que pour la pompe, et voulut qu'on les dressât à porter des combattants. Il espérait que ces énormes animaux effrayeraient par leur aspect seul les troupes d'Illyrie, qui devaient n'en avoir jamais vu de semblables, et épouvanteraient leurs chevaux. Dans toute la ville, on fabriquait des armes et on semblait se préparer à une vigoureuse défense. [2,12] XI. Mais pendant que les soldats de Julien montrent de l'indécision et se préparent négligemment au combat, on apprend que Sévère approche. Il avait fait prendre les devants à un grand nombre de ses soldats, en leur donnant l'ordre de s'introduire dans Rome secrètement. Ils prirent tous des chemins séparés, et entrèrent à Rome de nuit, leurs armes cachées sous des habits de paysan ; et déjà l'ennemi était dans ses murs, que Julien, toujours inactif, n'avait pas encore pris de résolution. Le peuple cependant, instruit des événements, était dans la plus grande agitation. Il commença à se prononcer pour Sévère, dont il craignait les forces. Tous témoignaient hautement leur mépris pour la lâcheté de Julien, pour la faiblesse et l'indolence de Niger, et une vive admiration pour l'activité de Sévère, qui les avait tous deux prévenus. Julien irrésolu, incapable d'agir, convoque d'abord le sénat, puis écrit à Sévère, l'engage à traiter, et à recevoir avec lui l'empire en partage. Les sénateurs, quoiqu'ils ordonnassent ces mesures, voyant cependant que Julien désespérait lui-même de sa cause, penchaient tous déjà pour Sévère. Deux ou trois jours après, quand ils surent que ce général était aux portes, ils ne cachèrent plus leur mépris pour l'autorité de Julien. Ils se rassemblent, convoqués par les consuls. C'est à ces magistrats qu'est dévolue l'administration de Rome chaque fois que l'empire est disputé. Pendant que le sénat réuni délibère, Julien, resté dans son palais, se lamente sur son infortune, et supplie en grâce qu'on lui permette de renoncer à l'empire et de le transmettre sans partage à Sévère. XLI. Quand le sénat out connaissance de l'abattement de Julien, et de l'effroi des prétoriens, qui l'avaient abandonné, il décréta sa mort et proclama Sévère empereur. Les sénateurs lui députent aussitôt ceux d'entre eux qui étaient alors en fonctions, ou qui jouissaient de la plus grande considération, pour lui conférer tous les honneurs réservés à la dignité impériale. Ils donnent en même temps l'ordre à un tribun de tuer Julien, ce faible et malheureux vieillard, qui avait payé de son or une si triste fin. Le tribun le trouva seul, abandonné de tous et versant des larmes honteuses; il l'égorgea. [2,13] XLII. Sévère, ayant appris les délibérations du sénat et la mort de Julien, conçut un projet difficile: il résolut de faire prisonniers, en employant la ruse, les prétoriens, assassins de Pertinax. Avant d'entrer dans Rome, il adresse secrètement des lettres aux tribuns et aux centurions de ce corps, leur promettant de brillantes récompenses, s'ils parviennent à engager leurs soldats à exécuter fidèlement ses ordres. En même temps il publie une proclamation dans laquelle il ordonne aux prétoriens de laisser leurs armes dans leur camp, et de venir au-devant de lui, pour lui prêter serment de fidélité, couverts des pompeux vêtements dont ils se servaient pour accompagner l'empereur à un sacrifice ou à des jeux. Il les engageait à tout espérer de lui, et leur promettait de les employer à la garde de sa personne. Se fiant à cette parole, entraînés d'ailleurs par leurs officiers, les soldats déposent leurs armes, prennent leurs vêtements de fête, et se dirigent vers le camp de Sévère, des branches de laurier à la main. Quand ils arrivèrent près de son armée, averti de leur approche, Il leur fit prescrire d'entrer dans son camp : il voulait, disait-il, les complimenter et leur faire l'accueil qu'ils méritaient. Ils se rendent donc au pied du tribunal où le général était monté; et pendant qu'ils le saluent de leurs acclamations, un signal se donne, et ils sont environnés de toutes parts. Les soldats de Sévère avaient reçu de lui l'ordre d'épier l'instant où les prétoriens seraient immobiles, les yeux fixés sur lui, et dans l'attente de ses paroles, pour les investir comme une troupe ennemie, sans néanmoins en blesser ou en frapper un seul. Mais ils devaient serrer leurs rangs autour des gardes du prétoire, les enfermer dans un vaste cercle et leur présenter la pointe de leurs javelots et de leurs lances. La crainte d'une mort certaine les empêcherait sans doute de s'opposer sans armes et en petit nombre, à une multitude d'hommes armés. Quand il les vit ainsi entourés d'un rempart de fer, et pris comme dans un immense filet, d'une voix forte, d'un ton menaçant et enflammé, il leur adressa ces paroles : XLIII. « Vous voyez maintenant que nous avons sur vous et l'avantage de la prudence et celui du courage et du nombre; l'événement vous le prouve. Nous vous avons pris sans peine, et vous tombez entre nos mains sans combat. Je puis disposer de votre vie : vous êtes là à mes pieds comme des victimes que je puis immoler à ma puissance. Si vous cherchez un châtiment qui soit digne de vos crimes, vous n'en trouverez pas. Un auguste vieillard, un prince vertueux que vous deviez protéger et défendre, vous l'avez égorgé. Cet empire, de tout temps si glorieux, et que nos ancêtres n'accordaient qu'à l'éclat du mérite ou de la naissance, vous avez eu l'infamie de le livrer honteusement à prix d'or, comme s'il vous eût appartenu ; vous n'avez su ni sauver ni défendre ce prince que vous aviez ainsi créé vous-mêmes, mais vous l'avez trahi lâchement. Si l'on voulait trouver un supplice digne de tant d'audace et de tant de crimes, mille morts suffiraient à peine pour vous punir. Jugez donc vous-mêmes du sort qui devrait vous être réservé. Mais je m'abstiendrai de votre sang, je n'imiterai point vos mains cruelles. Les dieux, la justice, défendent sans doute que vous gardiez les jours de votre prince, vous qui avez violé vos serments, souillé vos bras du sang d'un Romain, d'un empereur, forfait à la fidélité et trahi tous vos devoirs! Mais l'humanité me commande de ne pas attenter à vos jours : vous devrez la vie à ma clémence. Je vais donner l'ordre à mes soldats qui vous entourent de vous dépouiller de vos vêtements militaires, et de vous renvoyer nus loin de mon camp. Je vous ordonne de vous éloigner de Rome à la plus grande distance possible; je vous préviens (et j'en fais ici le serment) que s'il en est un seul parmi vous qui se montre en deçà de la centième borne militaire, il payera de sa tête sa témérité. » XLIV. A cet ordre de Sévère, les Illyriens accourent, enlèvent aux soldats du prétoire les petits poignards enrichis d'or et d'argent qu'ils portaient dans les jours de fête, leur arrachent leurs ceintures, leurs vêtements et tous leurs insignes militaires, et les renvoient dépouillés de tout. Les prétoriens se voyant trahis et pris par la ruse, n'essayèrent aucune résistance : que pouvaient-ils faire sans armes et en petit nombre contre tant d'hommes armés? Ils partirent désolés, s'estimant toutefois heureux qu'on leur accordât la vie, mais se repentant avec amertume d'être venus sans défense au camp de Sévère pour s'y laisser prendre honteusement. Cependant, ce général conçoit un nouveau dessein : craignant que les prétoriens, après le traitement déshonorant qu'ils avaient subi, ne regagnent désespérés leur camp, pour y chercher leurs armes, il fait prendre l'avance à des soldats d'élite, dont la valeur était éprouvée, et leur ordonne de se rendre en secret, par des chemins différents et détournés, au camp des prétoriens, de l'occuper avant l'arrivée des gardes, et de leur en défendre l'entrée, après s'être emparés de leurs armes. Ainsi fut accompli le châtiment des meurtriers de Pertinax. [2,14] XLV. Sévère fit aussitôt son entrée dans Rome avec le reste de sa nombreuse et brillante armée. Cette vue remplit les Romains d'étonnement et de crainte : ils étaient frappés de tant d'audace et de fortune. Le sénat et le peuple entier accueillirent Sévère en portant des branches de laurier : c'était le premier de tous les hommes, de tous les empereurs, qui eût achevé une aussi grande œuvre, sans effusion de sang et sans combats. Tout paraissait admirable en lui, mais principalement sa pénétration, sa patience dans les fatigues, l'audace de son entreprise et sa noble confiance dans le succès. Le peuple le salua d'unanimes acclamations; le sénat en corps vint le complimenter aux portes de la ville. Sévère entra dans le temple de Jupiter; il y fit un sacrifice, puis se rendit successivement, suivant la coutume des nouveaux empereurs, dans tous les autres temples, et se retira enfin au palais. XLVI. Le lendemain il vint au sénat; le discours qu'il y prononça et les paroles qu'il adressa soit en particulier, soit en public, à tous ceux qui se présentèrent à lui, firent concevoir d'heureuses espérances : « Il n'était venu, disait-il, que pour venger l'assassinat de Pertinax, rétablir la dignité de l'empire et jeter les fondements d'un gouvernement aristocratique. Personne ne serait condamné sans jugement à la mort et à la confiscation de ses biens; il ne souffrirait point de délateurs ; il assurerait le bonheur de tous les citoyens; dans toutes ses actions, il chercherait à imiter Marc-Aurèle sur le trône; il n'aurait pas seulement le nom de Pertinax, mais le cœur et les sentiments de ce prince. » La modération qu'annonçaient les paroles du nouvel empereur lui attira l'amour et la confiance de la multitude. XLVII. Mais il se trouva quelques vieillards qui, connaissant son caractère, disaient en secret que Sévère était un homme habile à revêtir toutes les formes, rusé, artificieux, n'agissant jamais avec franchise et capable de tout sacrifier à son intérêt et à son élévation. L'événement devait confirmer ces prédictions sinistres. Sévère ne resta que peu de temps à Rome : quand il eut fait au peuple et aux soldats de magnifiques et abondantes largesses, quand il eut choisi dans son armée les soldats les plus robustes, pour les préposer à la garde du trône, en remplacement des prétoriens licenciés, il se prépara à partir pour l'Orient. Tandis que l'indolent Niger différait toujours d'agir, et que les habitants d'Antioche ne songeaient qu'à se livrer aux plaisirs et aux fêtes, il résolut de marcher sans délai vers son imprudent compétiteur, et de tomber sur lui à l'improviste. Il ordonne à ses soldats de se préparer au départ, rassemble des troupes de tout côté, décrète dans toute l'Italie de nouvelles levées de jeunes gens, et commande au reste des troupes illyriennes, qui n'avaient point quitté la Thrace, de venir au plus tôt le rejoindre. En même temps il réunit une grande flotte, et fait partir toutes les trirèmes de l'Italie, après les avoir remplies de soldats. Avec une étonnante promptitude, il sut ainsi rassembler des forces immenses de toute espèce : il sentait qu'il avait besoin de vastes ressources pour soumettre cette grande partie de l'Asie que s'était conciliée Niger, et il poussa vivement les préparatifs de cette guerre. [2,15] XLVIII. Cependant sa circonspection et sa prévoyance avaient conçu quelque inquiétude des armées de la Bretagne, armées nombreuses, redoutables, et composées de soldats belliqueux. Elles étaient toutes sous les ordres d'Albinus, patricien et sénateur, homme nourri dès l'enfance dans le luxe et dans la mollesse. Sévère voulut se l'attacher par la ruse : il craignait qu'encouragé par sa richesse, sa naissance, le nombre de ses troupes et l'éclat dont son nom jouissait à Rome, Albinus ne vînt à désirer et à espérer l'empire, ne marchât sur la capitale, peu éloignée de la Bretagne, et ne s'en emparât, pendant que lui-même serait engagé dans la guerre d'Orient. Il amorça, en flattant sa vanité, cet homme d'un esprit léger, d'un caractère simple, et qui ajouta foi aux nombreuses protestations dont Sévère remplissait ses lettres. Sévère lui donna le titre de César, et prévint les désirs de son ambition en lui offrant le partage du trône. Il ne cessait de lui écrire du style le plus affectueux, le suppliant de se charger des soins de l'empire : « L'État avait besoin d'un homme qui fût, comme lui, d'une naissance illustre et dans la force de l'âge. Quant à lui Sévère, il était vieux, attaqué de la goutte, et ses fils encore dans l'enfance. » Le trop confiant Albinus accepta l'honneur qu'on lui offrait, joyeux d'obtenir sans combats et sans péril cet empire, l'objet de ses voeux. XLIX. Sévère, pour mieux tromper sa crédulité, communiqua au sénat la résolution qu'il avait prise, fit battre monnaie à l'effigie d'Albinus, lui érigea des statues, et en lui prodiguant des honneurs de toute espèce, lui inspira une confiance entière dans ses intentions. Quand par ces prudentes manoeuvres il se fut ainsi rassuré sur Albinus et sur la Bretagne, quand il eut réuni autour de lui toute l'armée d'Illyrie, et préparé tout ce qui pouvait servir à ses succès, il marcha contre Niger. Plusieurs historiens ont fidèlement rapporté les diverses stations qu'il fit dans sa route, les discours qu'il prononça à son entrée dans chaque ville, les signes divins qui apparurent fréquemment sur son passage, les vastes régions qu'il traversa, les batailles qu'il livra, et jusqu'au nombre des morts de part et d'autre. Ces détails ont surtout occupé les poètes, dont la muse féconde a trouvé dans la vie de Sévère le sujet d'un poème entier. Mais, pour moi, le but que je me suis proposé, c'est de réunir dans un seul tableau les faits importants dont j'ai été le témoin sous le règne de plusieurs princes et dans une période de soixante-dix ans. Je continuerai donc de décrire sommairement les principales actions de Sévère, et je choisirai tout ce que son règne offre d'éclatant. Je n'imiterai pas la plupart de ceux qui ont écrit sur sa vie : je serai exempt de toute partialité, de toute flatterie; mais je n'omettrai rien non plus de ce qui me paraîtra digne d'être rapporté et transmis au souvenir.