[1,0] HARIULFE - CHRONIQUE de l'abbaye de S. Riquier LIVRE I. PRÉFACE D'HARIULFE POUR L'HISTOIRE DE CENTULE. Depuis que le genre humain, privé, par le péché du premier homme, des délices du paradis terrestre, a été averti par la divinité qu'il a obtenu de la miséricorde divine la grâce de se corriger, et a appris d'elle à espérer, par une vie sainte, son retour dans la patrie d'où il a été banni, rien ne me paraît plus utile, après l'amour que nous devons à Dieu et à notre prochain, et après l'exécution des commandements sacrés, que de transmettre par écrit à la postérité le bien que les justes et les fidèles ont dit et celui qu'ils ont fait. C'est ainsi que l'image des actions vertueuses se trouve reproduite, et qu'elle est mise en quelque sorte sous les yeux des hommes raisonnables, pour leur servir de modèle. Soit qu'on nous raconte la vie du juste et le prix dont il fut récompensé; soit qu'on nous trace la vie de l'impie ou du méchant, et qu'on nous apprenne de quels maux ils furent affligés, notre cœur est heureusement attiré vers le bien par l'appât de la récompense, ou détourné du mal par la terreur que lui inspire la perte du méchant. Et nous pensons avec raison que, non seulement les livres de la loi et des prophètes, mais encore le S. Evangile, ont été écrits afin que l'homme (qui est cher au seigneur, et sur la création duquel Dieu prenant, pour ainsi dire, conseil en lui-même, a dit : Faisons l'homme à notre image et à noire ressemblance), afin que l'homme, dis-je, d'une nature si excellente et d'un si grand prix, voie clairement ce qu'il doit éviter avec soin et ce qu'il doit principalement rechercher, et que, témoin de la tendre sollicitude dont Dieu l'entoure, il apprenne enfin à veiller pour lui-même. Nous trouvons donc rapportés, dans les anciennes écritures, tous les signes et tous les avertissements dont la bonté divine s'est servie pour nous instruire. C'est pour quoi, moi Hariulfe, moine de S. Riquier, encouragé par ces considérations, et excité par les exhortations de mes honorables frères, j'ai conçu le dessein de réunir en un seul corps d'ouvrage tout ce que j'ai recueilli de côté et d'autre sur l'ancienneté et la noblesse de l'église de Centule, et de le transmettre ainsi à la postérité, pour éviter que les faits ne se perdent entièrement dans l'oubli, en restant épars et isolés. J'offre maintenant ma bouche à la divinité, en la priant de conduire ma langue et de répandre sur moi la grâce dont j'ai besoin, pour achever dignement mon entreprise. Fin de la Préface. O vous qui voulez méditer les choses spirituelles, Je vous offre celles que le Christ nous a enseignées Par sa grâce, et qu'il a enrichies du trésor de ses vertus. Contemplez les saints que Centule a produits ; Ils jouissent avec les anges d'un bonheur éternel Ces pères, ces frères bienheureux qui ont accompli les préceptes divins. Le plus célèbre et le premier d'entre eux est, vous le savez, Le grand S. Riquier, qui, chéri de Dieu, reçoit aujourd'hui, Au milieu des joies célestes, le prix des peines qu'il a Jadis essuyées dans ce monde de douleur. Que le chœur des anges daigne éclairer mon esprit Et l'empêcher de tomber dans l'erreur. NOMS DES ABBÉS DE L'ÉGLISE DE CENTULE S. Riquier abbé et fondateur. Ocioald abbé. Coschin abbé. S. Angilbert abbé et restaurateur. Nithard abbé et comte. Héric abbé. Helizachar abbé. Ribbodon abbé. Louis abbé. Raoul abbé et comte. Helgaud abbé et comte. Guelfon abbé. Carloman abbé. Hertbert abbé. Hedenold abbé. Girbert clerc abbé. Fulcheric abbé. ... Sainte église fondée par Riquier, que tu renfermes de tombeaux d'un grand nombre de bienheureux! [1,1] AU NOM DE LA SAINTE ET INDIVISIBLE TRINITÉ Ici commence l'Histoire de l'église de Centule. LIVRE I. CHAPITRE I. Des gestes des Francs. Avant d'écrire, avec l'aide de Dieu, l'histoire du Monastère de Centule, je pense qu'il convient de raconter ici quelques-unes des actions des rois francs qui, par leurs bienfaits réitérés, ont enrichi cette église. Il est juste, en effet, de ne pas oublier dans mes récits les accroissements de ce royaume dont les chefs, loin d'avoir rien enlevé à l'Eglise, notre mère, lui ont, au contraire, beaucoup donné. Nous apprenons par les anciennes histoires que des Troyens, après la prise de leur ville par les Grecs, abandonnèrent leur patrie, en se dirigeant vers l'Italie, et que d'autres arrivèrent sur les confins de la Pannonie, où ils s'établirent au nombre de douze mille, et s'accrurent bientôt au point de former un peuple nombreux. Ils étaient d'un naturel farouche ; et, ne voulant pas d'un nom qui fût commun à plusieurs nations, ils se choisirent un chef et fondèrent une ville à laquelle ils donnèrent le nom de Sicambrie, d'où ils furent eux-mêmes appelés Sicambres. Ce peuple fut toujours si puissant que, de quelque côté qu'il se présentât, il avait plutôt l'attitude fière d'un maître que l'air humilié d'un esclave. Mais le Dieu tout puissant, dont le vouloir est pouvoir, prévoyant que cette nation recevrait un jour avec dévotion la connaissance de sa divinité, permit qu'elle s'élevât au rang des autres nations et qu'elle formât un grand royaume. Son premier roi, au rapport des historiens, fut Mérovée, qui, par ses hauts faits et ses étonnants triomphes, mérita de changer le nom du peuple Sicambre et de lui donner le sien. Ses sujets furent donc appelés Mérovingiens ; mais les Romains, dont ils avaient brisé le joug, les désignèrent sous le nom de francs, qui, dans la langue attique, signifie féroces. Mérovée laissa en mourant le trône à son fils Childéric, qui eut de Basine, reine des Thuringiens, un fils nommé Clovis. Celui-ci, qui devint roi après la mort de son père, fut un grand guerrier, et ne sut pardonner à personne. Lorsqu'il se vit maître du souverain pouvoir, il reçut, par un bienfait inappréciable de la bonté céleste, la loi divine des mains de S. Rémi, archevêque de Reims, fut baptisé par ce prélat et instruit heureusement par lui à adorer ce qu'il avait brûlé et à brûler ce qu'il avait adoré. Alors ce roi, ayant montré encore plus de fidélité à suivre ce commandement qu'il n'avait témoigné de dévotion à le recevoir, fut comblé de si grandes faveurs par la puissance divine qu'au lieu d'être seulement, comme auparavant, quelquefois victorieux, il fut toujours vainqueur dans la suite. Il recula les bornes de son royaume ; et le ciel, non content de livrer les infidèles à la fureur de son glaive, daigna de plus opérer en sa faveur des miracles éclatants pour confondre ses ennemis. Ce prince, après avoir vaincu près de la ville de Poitiers Alaric, roi des Goths, ayant résolu de s'emparer à son retour de toutes les villes qui s'étaient déclarées contre son autorité, vit tomber devant lui, par un effet de la puissance divine, les murs de la ville d'Angoulême, qu'il voulait attaquer. Enfin, Dieu lui ayant fait la grâce de triompher de tous ses ennemis, il mourut, après trente années de règne, dans la ville royale de Paris, où il fut enterré. Lorsqu'il fut monté au ciel, ainsi qu'on le croit, l'aîné de ses fils, nommé Clotaire, ayant survécu à tous ses frères, gouverna le royaume avec fermeté pendant cinquante et un ans environ. [1,2] CHAPITRE II : De l'époque de la naissance de S. Riquier et des Rois. Clotaire régnait sur les Francs, lorsque notre S. pasteur, l'élu de Dieu, le bienheureux Riquier, né d'une famille illustre de la province de Ponthieu, vint réjouir le monde par sa naissance et lui enseigner les voies méconnues du salut. Après la mort de ce roi des Francs, le royaume fut partagé également entre ses quatre fils. Caribert, l'aîné d'entre eux, fixa son séjour à Paris; le second, nommé Gontran, à Orléans; Chilpéric, le troisième, à Soissons, et Sigebert, le plus jeune des quatre, s'établit à Metz. Celui-ci épousa Brunehaud, qui lui fut amenée d'Espagne, et qui lui donna un fils nommé Childebert.Sous le règne de ces princes, on vit arriver en France quelques ministres de la parole divine, qui étaient nés en Irlande et dont deux, ainsi que nous le raconterons plus tard, initièrent au culte du seigneur le bienheureux Riquier, qui était encore jeune. Sigebert ayant péri à la guerre, son fils Childebert, quoique en bas âge, fut appelé à gouverner le royaume, sous la tutelle de sa mère. Son père avait été tué près du village de Vitri, situé dans les environs de la ville d'Arras, par la trahison du roi Chilpéric, qui se trouvait alors à Tournai, et que lui-même Sigebert poursuivait à outrance. Childebert étant mort jeune, empoisonné, dit-on, avec son épouse, ses deux fils Thierri et Théodebert régnèrent à sa place, sous la protection de Brunehaud, leur aïeule. Childebert avait régné 22 ans. Gontran, oncle de celui-ci et roi d'Orléans, laissa, en mourant, son royaume à Brunehaud ; royaume qui échut plus tard à Thierri. Thierri fut donc roi de Bourgogne, et Théodebert roi d'Austrasie. Chilpéric, le meurtrier de Sigebert, eut un fils nommé Clotaire, qui se distingua par sa prudence et par son adresse, et qui retint la part du royaume que son père avait possédée. Pendant que Clotaire était en Neustrie, un différend s'éleva entre Thierri et Théodebert, au sujet des bornes de leurs royaumes. Tous deux envoyèrent des députés à Clotaire pour implorer son secours l'un contre l'autre ; mais il le refusa à l'un et à l'autre, par le conseil de S. Colomban, qui avait été chassé du monastère de Luxeu par la malice de Brunehaud et de Thierri, et qui, par une inspiration du S. Esprit, prédit à Clotaire, qu'avant trois ans, tout le royaume serait réuni sous sa domination. Thierri, ayant donc provoqué Théodebert, son frère, à la guerre, lui livra une sanglante bataille près la ville de Toul, et le mit en fuite. [1,3] CHAPITRE III. Comment Clotaire se vit maître de tout le royaume des Francs, après avoir vaincu les rois impies qui le possédaient entre eux. Pendant tous ces démêlés, Riquier, le bienheureux confesseur du Seigneur, était sorti de l'âge de la jeunesse ; il se livrait avec ardeur à la pratique des préceptes divins, et travaillait principalement à ramener à Dieu les vases du démon, c'est-à-dire, les âmes des pécheurs. Il ne nous appartient pas de raconter nous-mêmes avec quelle piété et quel zèle il remplit cette tâche sacrée, mais nous allons rapporter ci-dessous le récit du seigneur Albin sur ce sujet. Revenons maintenant à l'histoire de nos rois. Théodebert, furieux d'avoir été mis en fuite par son frère, rassembla une grande armée et marcha lui-même à la rencontre de Thierri, qui se montrait altéré de son sang, pour lui livrer bataille près du château de Tolbiac ; mais, trahi par les siens, il fut pris par Thierri et envoyé à Brunehaud son aïeule. Celle-ci qui favorisait Thierry, reçut Théodebert avec colère, ordonna en frémissant qu'il fût renfermé dans un cloître, et plus tard le fit criminellement mourir. Thierri, trop enorgueilli de ce malheureux triomphe, revint à Metz et fut tué au milieu d'un incendie excité par la colère céleste. Brunehaud plaça alors sur le trône Sigebert, fils de Thierri. Mais Clotaire, ayant présente à l'esprit la prophétie de saint Colomban, se mit en mesure, à l'aide d'une puissante armée, de conquérir les parties du royaume destinées à tomber sous sa domination. Sigebert, qui marcha contre lui à la tête de ses troupes, fut pris et tué ; ses cinq frères, ainsi que Brunehaud leur bisaïeule, furent également faits prisonniers. Les jeunes princes furent mis à mort séparément, mais la princesse, comme une autre Jézabel, fut d'abord placée sur un chameau et promenée par toute l'armée. Elle fut ensuite attachée aux queues de plusieurs chevaux indomptés, et périt comme elle le méritait, d'une mort horrible. Après ces événements, Clotaire s'empara sans opposition du gouvernement des trois royaumes. Lorsqu'il se vit seul maître de l'illustre héritage de ses pères, il se distingua par de hauts faits et laissa à ses descendants un exemple mémorable de sa puissance. Il soumit si parfaitement, par la force des armes, les Saxons qui s'étaient révoltés contre lui, qu'il fit massacrer tous les hommes de cette nation dont la taille surpassait la longueur de son épée ; afin d'abattre, par le souvenir de ce glaive, ce juge redoutable de la vie et de la mort, la fierté des jeunes Saxons qui seraient tentés de marcher sur les traces de leurs pères. Clotaire eut de la reine Bertrude un fils nommé Dagobert, qui, par son habileté et son caractère, se montra digne de succéder à son père. Il le confia dans son bas âge aux soins du vénérable Arnoul, depuis évêque de Metz, en chargeant celui-ci de l'élever selon sa sagesse, et dans les voies de la religion chrétienne, comme aussi d'être son gardien et son gouverneur. Clotaire, le quatrième roi depuis Clovis par une succession légitime, avait donné, de son vivant et dans un état de parfaite santé, le royaume d'Austrasie à Dagobert, son fils, qui, après la mort de son père, se vit maître de toute la monarchie. Dagobert la gouverna en paix, et se montra en quelque sorte un autre Salomon. [1,4] CHAPITRE IV. Exposé de la vie de S. Riquier par le seigneur Albin. Sous le règne de Dagobert, glorieux roi des Francs, célèbre par la puissance qu'il eut sur la terre et par le zèle qu'il déploya en faveur de la religion chrétienne (il combla de dignités les grands de son royaume, et d'honneurs les serviteurs de Dieu) plusieurs monastères commencèrent à s'élever par les soins de saints pères; et des laïques se distinguèrent par leur religion. De ce nombre était Riquier, qui, né dans le village de Centule de la province de Ponthieu, brilla comme Lucifer lorsqu'il s'élève au milieu des ombres de la nuit. Sa naissance n'était pas aussi illustre selon le monde que ses mœurs étaient pures et sa vie pieuse et irréprochable. Il portait même dans sa conduite de laïque certains présages de sa sainteté future. [1,5] CHAPITRE V. Explication du chapitre précèdent. Je répète encore ici l'avertissement que j'ai donné dans ma préface ; que personne ne se fâche contre moi, si j'essaie, pour faciliter l'intelligence du lecteur, d'expliquer ce que le seigneur Albin a dit, avec beaucoup de rhétorique et beaucoup d'ambiguïté, de la vie de notre bienheureux confesseur. Il me semble, en effet, avancer que ce saint homme est né du temps de Dagobert, tandis qu'évidemment il n'est pas possible de placer à la fois sous un même roi, qui ne régna que peu de temps, la naissance d'un homme, son adolescence, son éducation et l'époque où il est parvenu à la perfection de la sainteté et à l'âge de la décrépitude. En quoi donc, dira-t-on, contredis-tu l'auteur de la vie de S. Riquier ? Je ne le contredis en rien, et je n'avance aucune opinion contraire à la sienne; mais je veux seulement éclaircir ce qu'un homme très savant d'ailleurs a rapporté en des termes trop courts et trop embrouillés. Écoutez-moi donc enfin. Il dit que, du temps de Dagobert, on commença à bâtir une foule de monastères, et qu'on trouva parmi les laïques des hommes d'une grande dévotion. Il ajoute ensuite que Riquier fut de ce nombre. Mais remarquez qu'il ne dit pas que ces laïques soient nés sous Dagobert; il dit seulement qu'ils parurent sous le règne de ce prince. Il faut donc entendre qu'il y en avait plusieurs qui étaient nés avant Dagobert, et qui étaient alors parvenus à un âge avancé. Vous êtes en droit de dire : « Vous prétendez avec raison qu'on rencontra plusieurs laïques d'une grande dévotion ; nous ne vous le contestons pas, et je rends même grâce à Dieu d'avoir mérité de trouver un patron parmi eux. Mais puisque vous faites tant que de publier l'excellence de la vie du bienheureux Riquier, je voudrais que vous m'apprissiez aussi le lieu de sa naissance. » Sur le champ l'illustre auteur obéissant à vos ordres, et reprenant les choses de plus haut, dit en rhétoricien et assez brièvement que Riquier était né dans le village de Centule de la province de Ponthieu. Et, si vous lui demandez si sa naissance était humble parce que sa famille était obscure, il répond avec un excès d'indignation, qu'il brilla comme Lucifer qui se lève au milieu des ombres. Alors, si vous semblez craindre que sa brillante origine et que l'illustration de sa race n'aient été nuisibles à ses vertus, par ce qu'il est plus difficile de s'humilier lorsqu'on paraît avec éclat aux yeux du monde, fâcheux docteur, éloignez ces pensées de votre esprit. Voici ce qu'il ajoute : « Il fut moins illustre par cette noblesse d'origine, précieuse aux yeux des hommes, que par la pureté de ses mœurs et par la sainteté de sa vie" ; c'est-à-dire, il se distingua tellement par la noblesse de son caractère, que sa personne parut avec éclat au milieu de ses compatriotes, et tel que paraît Lucifer au milieu des ombres de la nuit. Mais ne pensez pas qu'un sang aussi généreux ne puisse que difficilement se placer parmi la milice céleste; et sachez que cet homme, en méprisant la noblesse de sa race, obéit avec tant d'humilité et de soumission aux préceptes divins, que l'excès de sa religion corrigea l'excès de son élévation ; et qu'en montrant de la douceur envers tout le monde, il fut constamment d'une grande urbanité, sans jamais témoigner d'arrogance. Ce point étant établi, revenons sur l'époque à la quelle il a vécu ; car il semble absurde qu'on le croie né du temps de Dagobert. En effet, nous lisons dans les gestes de ce prince que S. Riquier a été converti par la prédication des serviteurs de Dieu, qu'il a médité la loi divine après sa conversion, qu'il a annoncé avec ardeur la parole de J.-C.; qu'après avoir fini ses longues méditations, étant allé voir sa sainte commère Rictrude, il bénit lui-même son fils le bienheureux Mauront, et terrassa l'ennemi qui voulait le tenter ; que le roi Dagobert, excité par sa renommée, alla voir cet homme de Dieu, qu'il lui demanda avec instance sa bénédiction et qu'il se recommanda à ses prières. Nous apprenons encore que ce Mauront, dont nous venons de parler, fut employé à la cour de Dagobert, et qu'on lui confia la garde de la bulle ou du sceau de ce prince. Or remarquez que Mauront avait été baptisé dans son enfance par Riquier prêtre de J.-C. ; enfin nous savons que ce fut Cadoc qui convertit par ses pieux sermons le jeune Riquier, et que le roi Dagobert, lorsqu'il alla voir celui-ci, le trouva presque dans l'âge de la décrépitude. Si tous ses faits sont vrais, comme il est facile à tout lecteur de s'en convaincre en les méditant, ils ne peuvent tous avoir eu lieu sous le seul règne de Dagobert, et par conséquent le récit d'Albin est inexact. Nous sommes entrés dans ces détails par anticipation, car nous nous attacherons à suivre scrupuleusement l'ordre des temps. Je prie néanmoins mes frères d'user envers moi de charité et de me pardonner d'avoir fait entendre ma voix après la voix éloquente du vénérable Albin. Le pays où est né notre saint patron est arrosé de tous côtés par des sources d'eaux vives; il est planté de bois, il offre aux troupeaux d'excellents pâturages et produit en abondance du blé et des autres grains. Il est favorable au commerce et au transport des marchandises. L'air y est très sain et avantageux à la beauté et au développement du corps. Les hommes y sont robustes et propres à supporter les fatigues de la guerre. On n'y trouve point de cités, mais il renferme des châteaux forts et des bourgs aussi riches que des villes. Telle est la patrie de saint Riquier qui se distinguait par la noblesse de son sang aussi bien que par la douceur de ses mœurs, et qui faisait déjà présager la sainteté de sa vie future ; car sa conduite au milieu du monde annonçait d'avance les saintes œuvres qu'il pratiqua dans la suite. [1,6] CHAPITRE VI. De l'arrivée et de la prédication des saints d'Irlande. Riquier était encore dans la jeunesse, et n'avait point quitté l'habit séculier, lorsque le Christ voulut l'instruire de ses préceptes divins. Dans le temps que le roi Sigebert gouvernait avec la reine Brunehaud la France orientale, après avoir fixé sa cour dans la ville de Metz, deux prêtres ornés de toutes les vertus et d'une piété remarquable, arrivèrent d'Irlande dans le pays de Ponthieu. L'un se nommait Cadoc, l'autre, dont le vrai nom a été altéré, à cause de sa prononciation barbare, est maintenant connu sous celui d'Adrien. On sait qu'à la même époque où ces hommes pieux abandonnaient leurs familles pour suivre J.-C, l'Hibernie a produit une multitude de saints, au nombre des quels se distingue le bienheureux Colomban, scot d'origine, et dont les pieux entretiens et la vertu éclatante ont illustré toute la Gaule. On pense que les deux premiers prêtres dont nous avons parlé, avaient passé la mer avec lui, et qu'ils étaient arrivés ensemble dans nos contrées. Le rapport des temps que nous avons fixés plus haut vient à l'appui de cette opinion. En effet personne n'ignore que S. Colomban vint en France du temps du roi Sigebert et de la reine Brunehaud, son épouse ; il faut donc nécessairement que S. Riquier soit né sous le règne de Clotaire, prédécesseur de Sigebert, puisque ces saints personnages, arrivés sous le règne de ce dernier, trouvèrent Riquier encore jeune. Quand je dis qu'il était encore jeune, j'entends seulement qu'il était dans l'âge où le corps et l'esprit sont actifs et entreprenants, car, du reste, on ne voyait en lui aucun défaut naturel à la jeunesse. Mais revenons à notre histoire. Les saints prêtres ne tardèrent pas à annoncer la parole de Dieu dans le bourg de Centule et se montrèrent les dignes soldats de J.-C. Mais les peuples grossiers, peu accoutumés à leurs sermons, et ne pouvant souffrir, dans leur âme infectée du poison du démon, d'entendre prêcher de nouvelles croyances, sont saisis de fureur et forment le dessein de les chasser en les accablant d'outrages. Ils ne savaient pas que le seigneur leur envoyait à travers les mers des rayons du vrai soleil, parce qu'ils n'étaient pas encore dignes d'ouvrir leurs yeux à la lumière. Aussitôt que Riquier, encore laïc, a découvert ce complot criminel, il protège les serviteurs de Dieu et s'oppose à la fureur de la populace. Il les arrache d'autorité à ses coups comme un noble pouvait le faire et les accueille avec respect dans sa maison. Le lecteur peut juger par là que le pays ne reconnaissait, après le roi, personne d'aussi puissant que celui qui déployait une telle autorité, en sauvant ainsi les hommes du Seigneur. Il fait donc à ses hôtes l'accueil le plus gracieux, il les fait coucher, il place la table, il les fait manger et mange lui-même avec eux; car, au milieu de ce repas charnel, ces pieux héros ne cessent de le repaître de la nourriture de l'âme. Tout à coup Riquier, pour le salut du quel le Seigneur avait en effet député ses ministres, verse des larmes et pousse des sanglots; et, devenant, comme dit l'écriture, son premier et son propre accusateur, il confesse que sa jeunesse lui a fait commettre bien des fautes. Mais la semence du Seigneur n'était pas tombée sur un sol pierreux où elle se dessèche, ni sur le chemin où elle est foulée aux pieds des passants, ou devient la proie des oiseaux, mais sur une terre excellente, labourée intérieurement par une main invisible, et qui plus tard, ainsi qu'on le verra, doit produire au centuple la graine qu'elle a reçue, et enrichir des miliers de personnes par sa grande fertilité. Dès ce jour, Riquier prit l'habit de religion et crût de plus en plus en sagesse et en vertu. Les saints prêtres d'Irlande, après avoir achevé leur tâche sur cette terre, et mérité la palme de l'immortalité, remplissent maintenant de joie les demeures célestes qu'ils habitent, illustrent de leurs dépouilles sacrées l'église de Centule fondée en quelque sorte par leurs soins, et la soutiennent encore dans sa ruine par leurs prières. Quoi que nous venions de parler de leur mort, le lecteur saura que jusque dans leur vieillesse ils ont vécu à Centule dans la pratique des saintes œuvres. [1,7] CHAPITRE VII : De la vie austère de S. Riquier. Je vais maintenant, sans plus m'écarter de mon sujet, parler de la vie que S. Riquier a menée après sa conversion. A peine l'esprit divin l'a-t-il éclairé, qu'il s'opère en lui un changement absolu, qu'il n'est plus ce qu'il était et qu'il devient ce qu'il n'était pas. Je vais raconter des choses étonnantes, qui seraient au dessus des forces de l'homme, si le Seigneur n'habitait en lui. Il se soumit à une austérité si grande et à une pénitence si rude, qu'il renonça sans retour à tous les mets capables de flatter le palais des hommes ; en effet, depuis sa conversion jusqu'à sa mort, il s'abstint entièrement du pain de froment, d'huile, de légumes et, à plus forte raison, de viande et de poisson, de vin et de toute boisson préparée. Mais, comme la matière de notre corps ne peut subsister sans nourriture, il rétablissait ses forces, épuisées par les jeûnes continuels, en mangeant un peu de pain d'orge mêlé de cendres et en buvant de l'eau trempée de ses larmes. Car pour rendre ses jeûnes plus austères, il ne se contentait pas d'un pain d'orge pure, que tout le monde sait être d'un goût amer, mais il mêlait des cendres à son pain, parce qu'il se reconnaissait cendres depuis le péché de notre premier père, ("sed quia cinerem se protoplasti peccato cognouerat") ; et il n'aurait pas voulu pour sa boisson d'une eau pure qui n'aurait pas été trempée de ses larmes. La pâleur de son visage déposait, du reste, de la continuité de ses veilles. Je parle sans exagération en avançant qu'un homme qui se soumettait à une si dure pénitence, aurait affronté les tourments de la persécution sous Néron ou sous Trajan. En effet, ceux qu'on voulait alors contraindre à renier J.-C. ne souffraient guère que pendant trois jours ou une semaine tout au plus, tandis que celui-ci souffrit le martyre pendant tout le cours de sa longue vie. Si les fidèles examinent avec équité laquelle des deux choses est la plus méritoire, ils diront qu'il n'y a pas un moindre mérite à réprimer, pour l'amour de Dieu, sa chair par des macérations continuelles, qu'à braver le glaive des gentils pour la défense de sa foi. [1,8] CHAPITRE VIII. De son ordination. En croissant ainsi tous les jours en vertu, et en faisant de son corps une hostie vivante, sainte et agréable au Seigneur, Riquier se rendit bientôt digne d'exercer le ministère sacré et de continuer lui-même l'œuvre des apôtres. Il fut fait prêtre lorsqu'il eut été initié aux mystères divins ; et celui qui, par ses actes de piété, s'était rendu sans tâche aux yeux du Christ, put toucher d'une main pure le corps sans tâche de notre Sauveur, et mérita l'honneur d'être compté parmi les soldats de J.-C. Ce vénérable serviteur de Dieu honora sa profession par une grande humilité ; il s'acquitta de ses devoirs avec une vraie charité, et répandit par la prédication la parole du Seigneur. Il arracha avec le fer, ainsi que fait un bon cultivateur, les ronces et les péchés du champ fertile de l'évangile, et arrosa les cœurs arides de la rosée céleste du salut éternel. La clémence divine accrut encore sa foi par le succès dont elle couronna ses prédications au milieu des habitants du Ponthieu. S. Riquier devint cher et respectable aux yeux de tous, parce qu'il donna lui-même l'exemple de la conduite qu'il recommandait dans ses sermons, et qu'il marcha toujours le premier dans le chemin qu'il montrait aux autres. Il s'empressait de répandre sur les pauvres toutes les sommes qu'il recevait de la piété des fidèles. Il lui paraissait indigne de s'occuper du lendemain de la vie, à lui qui soupirait pour les richesses de l'éternité. Il distribuait donc ce qui lui était apporté par les hommes, afin d'obtenir ce qui lui avait été promis par la divinité. Heureux échange! Celui qui donnait avec joie des choses légères et d'une courte durée, devait recevoir par un heureux retour des biens sans prix et sans fin. Il se montra toujours le consolateur empressé du pauvre, le refuge du voyageur, le défenseur de la veuve, le père de l'orphelin et de l'enfant délaissé. De sorte qu'on peut avec raison lui appliquer ce passage du bienheureux Job : « J'étais l'œil de l'aveugle, le pied du boiteux, le père de l'orphelin, et je m'instruisais avec un soin extrême des choses que je ne savais pas.» C'est pourquoi les infirmes accouraient vers lui de toutes parts. Il les accueillait avec joie et leur procurait leur guérison par ses saintes prières. En faisant un signe de croix, il redonnait aussitôt la vue aux aveugles, et, par la vertu de ses oraisons et par l'imposition de ses mains, il rendait le mouvement aux paralytiques. Tantôt avec une prière adressée au ciel, il chassait les démons des corps qu'ils tourmentaient ; tantôt il les mettait en fuite par la vertu seule de son commandement, et souvent il suffisait de sa présence pour opérer ce miracle. [1,9] CHAPITRE IX. Du miracle des lépreux. Il n'évitait jamais l'abord des lépreux et des ladres ; au contraire on le voyait les embrasser comme ses frères, ranimer avec des bains leurs membres malades et ensuite se baigner lui-même dans leurs eaux. Il opéra par la vertu de sa profonde humilité et de sa piété ineffable un miracle étonnant et inouï. Lorsqu'il poussait la mortification de sa chair jusqu'à laver son corps avec ces eaux infectées de venin, non seulement il n'en éprouvait aucun mal, mais les lépreux eux-mêmes, qui étaient déjà sortis du bain, se trouvaient par un effet de la Providence et par les mérites du saint, entièrement guéris de leur mal. Il suivit exactement ce précepte du prophète « Reçois dans ta maison les pauvres et les vagabonds ; couvre leur nudité de tes propres vêtements, et garde-toi de mépriser ton frère". Il ne se contentait pas de réparer les forces affaiblies de ceux qui le visitaient en leur donnant de la nourriture, mais il les consolait encore par ses discours pleins de charité. S'il se montrait le consolateur des affligés, il ne craignait pas de s'ériger en censeur austère des orgueilleux ; il relevait les uns par la douceur de sa miséricorde, et abaissait les autres par la sévérité de sa censure. Il était au-dessus de toute crainte terrestre celui que la crainte de la puissance divine fortifiait intérieurement. Il brava continuellement les menaces des riches pour demeurer toujours fidèle à son devoir d'apôtre de la vérité. Il n'était point comme un frêle roseau agité par les vents, en présence de la louange ou du blâme des hommes, mais inébranlable sur le sol de la vérité, il méprisait, selon la parole de l'apôtre, les jugements humains. Il marcha avec fermeté dans le sentier du seigneur, sans se laisser écarter à droite par les menaces terribles des puissants, et sans se laisser détourner à gauche par les caresses insidieuses des flatteurs. C'est pour quoi il ramena à son Dieu une foule de brebis égarées de cette province de Ponthieu, et mérita ainsi une gloire éternelle. [1,10] CHAPITRE X. De sa charité envers les captifs, et de son passage en Bretagne. Le peuple, voyant sa profonde dévotion envers le Christ, commença à lui témoigner beaucoup de respect, et à lui apporter un grand nombre d'aumônes, qu'il se plaisait à distribuer aux pauvres et qu'il employait surtout à la rédemption des captifs parce qu'il était plein de l'amour de Dieu et du prochain. Il délivrait les uns des chaînes du démon par ses discours et ses exhortations ferventes, et les autres de la captivité corporelle par l'abondance de ses pieuses largesses ; afin que ceux-là, devenus libres d'esprit, se réjouissent dans le Seigneur, et que les autres, devenus libres du corps, se tournassent vers Dieu. Non seulement le grand saint Riquier illustra les Gaules par ses saintes œuvres et par ses lumineuses prédications, mais franchissant comme Luciferles plaines liquides de l'océan, il porta encore jusques dans les pays étrangers le flambeau du jour parmi les ombres de la nuit. C'est ainsi qu'il répandit à son arrivée sur les contrées de la Bretagne située au-delà des mers, la lumière pure de la vérité, pour disperser les ténèbres épaisses de l'ignorance, et pour délivrer dans ce pays, comme dans celui d'où il était parti, les uns de la servitude du démon, les autres de la captivité corporelle. Il versa dans le cœur des premiers la parole de Dieu, et paya aux autres la dette de la charité, pour leur procurer, au lieu d'une rédemption temporelle, la liberté de toute une éternité. [1,11] CHAPITRE XI. De son arrivée a Sigetrude et du miracle de la neige. Il existe dans le Ponthieu un village nommé Sigetrude, où le vénérable Riquier avait coutume de recevoir l'hospitalité, lorsqu'il se disposait à traverser l'océan, soit pour se livrer à ses saintes prédications en Bretagne, soit pour travailler à la rédemption des captifs. La dame de cette terre se nommait Sigetrude et avait donné son nom au pays. Je vais maintenant rapporter ce qui arriva dans ce village un jour que le saint confesseur de J.-C. y était venu. Il y était descendu pendant l'hiver à son retour de Bretagne, et y fut surpris par la nuit avec les captifs qu'il avait rachetés. Il demanda l'hospitalité pour lui et pour ses compagnons à la sénatrice dont nous avons parlé, et qui la leur refusa, soit qu'elle ne connût pas encore la vertu ni le mérite du saint, soit, comme on le raconte, qu'étant affligée d'une mauvaise nouvelle qu'elle avait reçue, elle fit peu d'attention à sa prière. L'homme de Dieu, persuadé que personne ne lui donnerait asile, et voyant que l'heure avancée ne lui permettait pas de continuer sa route avec ses compagnons qu'il avait délivrés, et dont la troupe était nombreuse, se mit à parcourir tout le village et découvrit un large fossé qui pouvait recevoir et cacher un assez grand nombre de personnes. Il s'y retira avec les siens et y passa la nuit. Mais admirez la sagesse de Dieu ! Elle ne souffrit pas que la dame de Sigetrude accordât, pour une seule nuit, l'hospitalité à ceux qui la lui demandaient, afin que l'opération divine qui se préparait eut son plein effet. Voyez aussi tout le mérite que notre saint avait aux yeux du Seigneur, puisqu'il obtint de lui non seulement une maison mais encore tout un domaine. La nuit donc que le bienheureux Riquier et ses compagnons étaient couchés dans le fossé, il tomba une si prodigieuse quantité de neige que tout le pays en fut, pour ainsi dire, surchargé. Tout ce qui était à l'air devint bientôt blanc, tandis que le seul espace occupé par le fossé où dormaient nos voyageurs fut épargné par la neige. Celle même qui était chassée par le vent et qui, par sa finesse, pénétrait jusques dans l'intérieur des maisons, ne put atteindre des hommes qui manquaient de domicile mais qui étaient abrités par la protection divine. Le matin étant venu, les habitants du village se lèvent, et s'efforcent de se frayer un passage pour eux et pour leurs troupeaux à travers une montagne de neige; et, lorsque le soleil vient éclairer la nature, ils trouvent S. Riquier et sa suite entièrement secs et sans aucune trace de neige. Ce prodige excita leur surprise et leur admiration, et leur fit reconnaître que celui qui avait été si miraculeusement protégé, était véritablement l'adorateur et le bien-aimé de Dieu. Aussitôt que la dame eut connu tout le pouvoir dont notre patron jouissait auprès du Seigneur, elle conçut une vive inquiétude pour lui avoir refusé l'hospitalité ; mais, dans la suite, elle eut tant d'affection pour lui qu'elle lui fit une donation irrévocable de sa terre de Sigetrude. Dieu, véritablement admirable dans ses saints, et fidèle à ses promesses, n'abandonna pas un bon serviteur dénué de tout secours humain ; et, au moment même qu'il ne lui permettait pas de trouver une seule maison pour asile, il lui accordait déjà le village tout entier. [1,12] CHAPITRE XII. D'une fontaine qu'il fit couler a Sigetrude par la seule vertu de ses prières Lorsque S. Riquier combattait sur la terre pour cueillir la palme des cieux, il s'arrêtait souvent dans le village de Sigetrude, chez la dame dont nous avons parlé, en allant en Bretagne ou en revenant de ce pays. Cette dame qui avait su se concilier son amitié, parce qu'elle se montrait très assidue et très attentive à suivre la loi du seigneur, le conjura un jour avec tant d'instance d'obtenir de la miséricorde divine, par ses saintes prières, qu'une source se formât au milieu du village qui manquait d'eau, que le saint se mit aussitôt à prier Dieu selon son désir. Après sa prière il enfonça son bâton dans la terre, et il en jaillit tout-à-coup une fontaine, qui subsiste encore aujourd'hui, en témoignage de l'efficacité des prières du serviteur de J.-C. Quoiqu'elle coule sans interruption, elle ne se répand jamais dans la campagne ; mais elle se perd à peu de distance de sa source. Je pourrais dire beaucoup de choses sur le village et sur sa fontaine, mais j'évite ces détails pour passer à d'autres objets. [1,13] CHAPITRE XIII. De sa Prophétie. Mais outre tant et de si grands miracles que notre Seigneur opéra par le moyen de son serviteur, celui-ci fut tellement pourvu de la grâce du S. Esprit qui fait tout et qui voit tout, qu'il fut doué non seulement d'une grande sagesse, mais encore de la connaissance de l'avenir. Je vais en rapporter un exemple. Après avoir fait un long séjour en Bretagne, pour se livrer à ses prédications, il lui vint tout-à-coup dans la pensée, par l'effet de l'inspiration du S. Esprit, qu'il avait laissé dans la Gaule quelques-uns de ses frères dans la servitude. Cette idée l'accablant de douleur, il dit aux siens : « Hélas! tandis que je viens délivrer ceux-ci, je laisse en mon pays plusieurs des miens dans la servitude ; et je sais qu'ils doivent bientôt mourir. Hâtez-vous donc de monter sur un vaisseau et de leur donner la liberté avant leur mort. » Ses disciples exécutent ses ordres avec lenteur ; ils arrivent néanmoins dans sa patrie, trouvent ses esclaves sains et saufs et les affranchissent, ainsi qu'ils en avaient reçu la commission. Mais ces hommes, devenus libres, meurent quelque temps après, comme l'avait prédit S. Riquier. O bonté infinie de J.-C. ! Notre Sauveur éclaire l'esprit de son serviteur et lui découvre la mort prochaine des siens, afin que ceux-ci profitent des trésors de sa miséricorde, et qu'en mourant ils ne restent pas sous le joug de la servitude. Depuis ce temps Riquier ne retint aucun des siens dans l'esclavage, mais il leur donna à tous la liberté, afin de montrer envers les hommes qui lui appartenaient autant de douceur et de bienveillance qu'il en témoignait aux étrangers, et afin d'accumuler pour lui, par sa conduite envers ceux-là, les mêmes trésors qu'il amassait par sa manière d'agir envers les autres. [1,14] CHAPITRE XIV. De la construction du monastère de Centule. En dissipant les ténèbres de l'ignorance et de l'erreur, S. Riquier avait rempli beaucoup de pays du nom de J.-C. ; il avait converti une foule de païens ; il leur avait enseigné la foi et en avait engagé plusieurs à embrasser la vie religieuse. Mais après de longues fatigues, sentant qu'il ne pouvait plus se livrer aux travaux de la prédication, et que cependant il brûlait encore du désir de se livrer à la pratique des choses saintes, il se rendit dans son pays natal, au milieu des terres qu'il avait reçues de ses ancêtres (et que nous avons désignées sous le nom d'alleu ou de patrimoine) pour y consacrer le reste de ses jours au service de Dieu. Depuis longtemps il avait fait en lui-même l'offre de ses biens à J.-C, et y avait bâti un monastère, pour attirer des serviteurs au seigneur et leur donner la vie spirituelle sur le sol paternel où il avait reçu le jour. Ce lieu qui a été conservé par la Providence, subsiste encore dans sa gloire au milieu du village de Centule, et renferme un grand nombre de religieux. Lorsqu'il eut achevé de bâtir ce couvent, qu'il avait construit, non pour faire admirer de vastes bâtiments ou de superbes murailles, mais pour sanctifier des hommes d'une bonne famille, il y établit des moines qu'il fit venir de diverses provinces, et les captifs qu'il avait rachetés qui imitaient ses vertus. Il dirigeait leur conduite, purifiait leurs cœurs, leur enseignait plus par son exemple que par ses discours à s'élever des abîmes de la terre aux sommets des cieux, et les gouvernait avec le titre d'abbé. Une foule de nobles francs, que la réputation de sa sainteté attirait vers lui, embrassaient avec ardeur les voies du salut; tandis qu'il se réjouissait lui-même de voir ses disciples renoncer au monde et ne tourner leurs regards que vers le ciel. Souvent il était ravi en extase et disait : « Mon âme a eu soif du Dieu fort et vivant. Quand viendrai-je, et quand paraîtrai-je devant la face de Dieu ». Puis il ajoutait : « Je paraîtrai devant tes yeux avec la justice ; et je serai rassasié, lorsque j'aurai été témoin de ta gloire ». Toujours éclairé par les lumières de l'Esprit saint et assisté de la grâce de J.-C, il se livra avec d'autant plus d'ardeur au service de Dieu, qu'il se sentit plus près du jour de la récompense. Il épuisa son corps par des jeûnes continuels, il mortifia sa chair, il supporta de longues veilles, il redoubla ses prières, il affermit sa charité, il se fortifia avec l'espérance et se couvrit des armes de la foi. Ne rendant jamais le mal pour le mal ; ne flattant et ne méprisant personne, il marcha le premier dans le chemin de la vérité qu'il avait enseigné aux autres par ses prédications. C'est ainsi que l'homme de Dieu couvert du casque du salut, ceint du glaive de la parole de J.-C, entouré de toute part de la cuirasse de la justice, armé du bouclier de la foi, et chaussé dans la préparation de la paix évangélique, marcha au combat contre notre vieil ennemi ; et après avoir repoussé avec l'écu impénétrable de la foi tous les traits enflammés que celui-ci lui lançait, remporta tous les jours de nouveaux triomphes et déposa dans l'église du Christ les dépouilles de son adversaire terrassé. Il fut aussi redoutable à l'ennemi du genre humain que profitable aux hommes, à un grand nombre des quels il procura le salut. Il est donc juste qu'il soit loué en J.-C. par un grand nombre de personnes, puisqu'il fut le rédempteur d'une foule de mortels, par le mérite de notre sauveur. Il montra en effet tant d'ardeur à ramener les âmes à Dieu, que tout en présidant à son monastère, il parcourut, tout à l'entour, les églises, les châteaux, les villages et même les maisons de tous les fidèles, pour embraser leur cœur de l'amour de la patrie céleste. {L'histoire de sa vie est d'un plus haut prix que celle de ses miracles, par ce qu'il acquit au roi des cieux un peuple nombreux ; et le bien produit par les prédications est sans contredit préférable aux prodiges. Néanmoins il ne laissa pas que d'en opérer plusieurs de très-étonnants, selon l'opportunité des temps ou la convenance des choses, lorsque la clémence divine lui accorda cette faveur.} [1,15] CHAPITRE XV. De Sainte Rictrude sa commère. Une dame illustre nommée Rictrude, qui jouit maintenant du bonheur céleste, envoya un jour son fils nommé Mauront à notre S. abbé, qui lui administra le baptême. Mais lorsque cet enfant fut de retour auprès de sa mère, l'esprit malin tenta l'homme de Dieu. Riquier s'étant rendu à cheval auprès de Rictrude qui depuis longtemps s'était consacrée au Seigneur, se disposait, après plusieurs pratiques religieuses et plusieurs entretiens salutaires, à retourner chez lui sur son cheval. La dame l'avait reconduit, selon l'usage, en demandant sa bénédiction pour son enfant, qu'elle portait dans ses bras et qui venait d'être régénéré dans les eaux du baptême, et le vénérable cavalier avait pris l'enfant pour le bénir ou pour l'embrasser, lorsque l'ancien ennemi de tous les justes, qui portait envie à la gloire et à la vertu du S. homme et à la piété future de cet enfant, rendit le cheval furieux, le fit cabrer, ruer et courir par la campagne avec une rapidité extraordinaire. La mère, effrayée à cette vue, détourna les yeux pour ne pas être témoin de la mort de son fils, que le serviteur de Dieu portait pendant que son cheval était transporté de fureur; et toute la famille fit retentir l'air de ses cris et de ses lamentations dans la crainte où elle était de la mort de l'enfant ou de la chute de l'homme de Dieu. Mais la main de J.-C. qui souleva Pierre dans sa frayeur et l'empêcha d'être englouti dans les ondes, soutint l'enfant dans sa chute et le déposa à terre sans blessure. En effet le serviteur de Dieu fit une prière, et l'enfant arriva à terre sain et sauf comme s'il eut été un petit oiseau, et le cheval revint à sa douceur naturelle. La mère prit alors dans ses bras son enfant qui n'avait aucun mal et qui lui souriait. Néanmoins, depuis ce temps, le serviteur de Dieu ne voulut plus aller à cheval et préféra monter un âne doux et facile à conduire. Il se souvenait de notre Seigneur qui se servit d'un âne et non d'un cheval lorsqu'il marcha à la rédemption du genre humain. A son divin exemple, S. Riquier n'eut plus qu'un âne pour monture dans les longs voyages qu'il entreprit pour ses prédications. C'est ainsi que par la miséricorde divine, la tentation de l'esprit malin tourna à l'honneur du saint, et que l'orgueil du cheval fut pour notre patron une leçon d'humilité. [1,16] CHAPITRE XVI. D'un aveugle qui recouvre la vue. Un jour que S. Riquier, voulant passer la rivière d'Authie, s'était assis en attendant le retour de la barque, un pauvre aveugle du Ponthieu, qui témoignait, ainsi que ses compatriotes, beaucoup de vénération pour lui, ayant appris qu'il se trouvait dans le voisinage, se fit conduire à ses côtés, et, l'appelant à grands cris son très-cher père et le seigneur de son pays, il le conjura de lui rendre la vue. L'homme qui témoigna toujours la plus tendre compassion au mal d'autrui fut touché du sort de cet aveugle et s'avança vers lui avec bonté. Lorsqu'il fut à son côté, il approcha ses doigts de ses lèvres sacrées et, ayant frotté de sa salive les yeux de l'aveugle, il renouvela l'exemple donné par notre Seigneur et rendit la vue au patient. Il existe encore un village et une église qu'on appelle Dom Riquier par amour pour le saint. Jamais le temps ne fera oublier les grands miracles que nos compatriotes racontent de notre patron. Ils rapportent que, quand il travaillait en ces lieux à la rédemption des captifs, s'il arrivait que la barque sur laquelle il devait passer à son retour l'Authie ou la Canche se fît attendre trop longtemps, il traversait alors la rivière à pied sec, sans le secours de personne. Un jour qu'il revenait de la Bretagne avec une foule de captifs qu'il avait délivrés, il aperçut tout à coup, en se retournant, une troupe de scélérats qui voulaient maltraiter ses compagnons. Craignant pour eux beaucoup plus que pour lui-même, il invoqua la divinité et la pria de les tirer des mains de ces mauvaises gens. La providence exauça aussitôt sa prière et le transporta avec ses compagnons de l'autre côté de l'Authie, au pied d'une forêt qui en est voisine. Le lieu où il se reposa après avoir échappé aux hommes qui le poursuivaient, fut nommé Maisoutre, en mémoire de la puissance céleste qui l'avait transporté de l'autre côté de la rivière. Mais il n'entre pas dans notre dessein de rapporter tous les prodiges que les fidèles lui attribuent; passons donc à des faits plus certains que nos sages ancêtres ont eu soin d'insérer dans son histoire, pour servir d'exemple à ceux qui viendraient après lui. En quelque part qu'il se rendit, il récitait en tout temps les psaumes, ou prêchait aux hommes leur salut. Il n'est pas étonnant en effet que celui qui portait constamment le Christ dans son cœur, l'eut sans cesse à la bouche. C'est par notre divin Sauveur qu'il se montrait à tout moment le consolateur charitable des malheureux et l'austère censeur des puissants. Il adoucissait la misère des uns en compatissant à leurs peines ; il réprimait l'orgueil des autres en les réprimandant avec sévérité. [1,17] CHAPITRE XVII. De l'arrivée du roi Dagobert auprès de lui. Tant de bonnes œuvres ne furent pas ensevelies dans le silence ; mais, par la volonté de Dieu, qui glorifie ceux par qui il est glorifié, la douce odeur de la sainteté de notre patron se répandit dans toutes les contrées voisines, et parvint jusqu'aux grands et aux hommes puissants du royaume. Le roi Dagobert lui-même désira de voir Riquier, à cause du bien qu'il en entendait dire. Ce très puissant prince, à la prière de l'illustre Gislemar, vint un jour en Ponthieu pour visiter l'homme du Seigneur, et pour se recommander à ses prières. Le serviteur de J.-C. l'affermit par sa bénédiction dans le sentier de la sagesse, et le réprimanda en même temps avec liberté et avec toute l'autorité que lui donnait sa qualité de prêtre. Il l'avertit de ne pas s'enorgueillir de la puissance temporelle, de ne pas placer son espoir en des richesses fugitives, de ne pas se laisser éblouir par les vains propos des flatteurs, de ne pas se réjouir d'honneurs passagers ; mais plutôt de craindre la puissance divine et de louer la gloire infinie du Seigneur, de ne faire aucun cas de la puissance et de la gloire humaines, qui soudain s'évanouissent comme une ombre et disparaissent comme l'écume de l'eau, au premier souffle de la tentation ; de penser surtout avec crainte que les grands tourments sont réservés aux grands, qu'on exige plus de quiconque a plus reçu, et que celui qui peut à peine rendre compte de lui seul à Dieu, au jour du jugement, pourra difficilement lui rendre compte de tant de milliers d'hommes qui sont placés sous sa conduite ; c'est pourquoi l'on doit plutôt craindre de commander que d'obéir : celui qui obéit répond envers Dieu de lui seul, tandis que celui qui commande est responsable de tous ceux qui vivent sous son autorité. Le roi reçut avec bonté cette remontrance, car il vécut sagement, et, satisfait de cette assurance que la vérité donnait au saint prédicateur, il l'invita à dîner avec lui. Riquier, imitant l'exemple du Sauveur qui allait volontiers aux repas, se mit à table avec le Roi, afin de profiter de l'occasion de prêcher devant lui ; et, pendant tout le jour et toute la nuit, il présenta, au milieu des joies du festin, les mets salutaires de la parole divine. Le roi, enchanté de la douceur et de la pureté de ses mœurs aussi bien que de la force de ses discours, conçut de l'amitié pour lui, et lui fit tant d'honneur qu'il lui donna le jour même quelque partie de ses revenus pour servir à l'entretien des luminaires de la maison de Dieu. {Pensant avec raison qu'ayant été éclairé par la prédication lumineuse du saint, il devait à cause de lui éclairer la maison du seigneur, et répandre sur l'église l'éclat qu'avait reçu sa foi. Il se souvenait de ce commandement : « Que votre lumière brille ainsi devant les hommes » ; et de cet autre des psaumes : « Nous verrons la lumière dans la lumière, c'est à dire dans la lumière de la foi, qui, lorsqu'elle brille en dedans, doit répandre son éclat au dehors »}. Il lui donna aussi, après lui avoir fait la confession de ses fautes et en avoir reçu l'absolution, un territoire en Ponthieu, nommé Campagne, où sont trois villages, qui depuis ce temps ont fait service à notre S. Patron, et, après la mort de celui-ci, au monastère de Centule jusqu'à nos jours. Le premier de ces villages se nomme Hautvillers, le second Ribemont et le troisième Valeri ». [1,18] CHAPITRE XVIII. De l'ordination de l'abbé Ocioald; et de la retraite de S. Riquier dans le désert. L'homme de Dieu se voyant en grand honneur parmi les hommes, songea à les fuir, afin d'obtenir, en méprisant les pompes du monde, les gloires de l'éternité. En effet les plus grands revêtus de toute espèce de dignités, imitant l'exemple du roi, recherchaient avec ardeur son entretien. Mais, n'ayant plus de pensées que pour le ciel, et supportant avec peine leur empressement, il soupira après la solitude, pour échapper à tant d'hommages que lui rendaient les hommes pourvus d'honneurs, pour se consacrer plus librement à Dieu seul, et pour goûter les jouissances contemplatives. Il ne sentait que de l'aversion pour les choses temporelles. Mais comme l'église qu'il avait fait bâtir à Centule ne pouvait ni ne devait rester sans abbé, en se dépouillant de cette charge, il la remit à l'un de ses disciples nommé Ocioald, qui était d'une piété solide et éprouvée. Après s'être acquitté de ce devoir avec dévotion, {c'est à dire, après s'être pénétré de ces mots que le seigneur adressa à Marie qui se trouvait assise à ses pieds, et qui entendait intérieurement la parole de la vie : « Marie a choisi la meilleure part, et celle qui ne lui sera jamais enlevée; » après, dis-je, avoir médité ses paroles} ; il se dévoua entièrement à la contemplation de Dieu, et chercha une solitude où il pût en secret ne s'occuper que des choses célestes et se sanctifier dans le Seigneur qui devait bientôt l'attirer à lui. Gislemar, homme illustre, plein de zèle pour la religion du Christ, et Mauront, fils de Ste Rictrude, qui jouissait d'un grand crédit auprès du roi Dagobert, à cause de son insigne noblesse, et qui avait alors la direction et la garde de toutes ses terres et de tous ses bois, donnèrent une retraite à notre saint patron, au milieu de la forêt de Cressy, dans un lieu qui se nomme aujourd'hui Forêt-Montier qui est à dix mille pas de Centule, et où jamais personne n'avait jusqu'alors habité. C'est dans cet endroit qu'il se mit à construire, en l'honneur de Notre Dame Ste Marie, un monastère à J.-C. Je ne veux pas laisser ignorer au lecteur que, dans la suite, Mauront, après avoir renoncé aux pompes et à l'habit du monde, se retira au milieu des moines de Forêt-Montier, et qu'après avoir été leur directeur, il quitta cette vie pour entrer dans le royaume des cieux, tant fut efficace la bénédiction qui lui avait été donnée dans son enfance par S. Riquier, à la prière de sa mère. [1,19] CHAPITRE XIX. Comment il mortifie son corps dans la solitude. Le grand confesseur de Dieu, le vénérable père Riquier, entra dans sa solitude, accompagné seulement de Sygobard, distingué par la plus haute noblesse. Il se contenta d'une petite cabane grossièrement construite, pour y passer le reste de sa vie, car il ne voulait rien posséder des richesses d'un monde qu'il méprisait. C'est dans ce lieu qu'il mortifia sa chair avec tant d'austérité et qu'il s'imposa des jeûnes et des veilles d'une si longue durée que ses os desséchés tenaient à peine à leurs articulations. Il ne pouvait que difficilement guider ses pas tremblants, même avec le secours d'un bâton, et il avait entièrement oublié la terre pour ne plus s'occuper que du ciel. Plus il se trouvait éloigné du monde, plus il se croyait près de Dieu. Il terrassait tous les jours dans sa solitude celui par qui Adam fut vaincu dans le paradis. Marchant sur l'aspic et le basilic, il écrasait chaque jour la tête du serpent. Méprisant tout ce qui tenait au temps et ne soupirant que pour l'éternité, il affermissait, par des prières continuelles, ses pas dans le chemin qui conduit à la vie. Cependant cette colonne de lumière, enfermée dans les profondeurs de la solitude, ne put tellement se cacher, que ses rayons éclatants ne se répandissent au loin. C'est pourquoi on voyait de toute part l'aveugle, le sourd, le muet, le boiteux, le lépreux, le paralytique, et toute sorte de malades, accourir vers lui ou s'y faire porter. Il les guérissait par la vertu de ses saintes prières ; et tous ceux qui venaient à lui affligés de quelque maladie ou tourmentés de quelque peine d'esprit, il les renvoyait chez eux sains et pleins de joie. Mais ce n'est pas une chose étonnante qu'un homme chéri de Dieu fût fréquenté par les hommes, puisque les animaux eux-mêmes, qui sont privés de la raison, se montraient empressés à le servir. Car s'il lui arrivait, ce qui était rare, de chercher quelque nourriture pour soutenir ses forces, les oiseaux, qui de leur nombre remplissaient la forêt, descendaient avec si peu de crainte auprès de lui et se posaient si volontiers sur ses genoux et sur ses épaules, qu'on les aurait pris, non pour des animaux déraisonnables, mais pour des enfants qui vont fêter affectueusement leur père. Le saint leur présentait des miettes dans sa main, et ceux qui, par la dureté ou la mauvaise qualité de leur chair, ne pouvaient servir de nourriture aux hommes, semblaient caresser les autres et les attirer avec leurs chants et leurs ailes. {Mais je n'ai pas le dessein de raconter en détail tous les mérites de S. Riquier; il me suffit d'exposer en peu de mots la sainteté de sa vie, car autrement je craindrais de nuire par la longueur et la fatigue de mes récits à la renommée qu'il s'est acquise par ses belles actions. Je laisse cette tâche à de plus habiles que moi, et je me contenterai de raconter comment son âme pure est montée dans les cieux}. [1,20] CHAPITRE XX. De son passage a J.-C. Tant qu'il n'a été question dans mon histoire que de la vie du saint, un plaisir pur a rempli mon cœur; je me suis réjoui comme s'il eut été vivant, en racontant ce qu'il avait fait pendant qu'il habitait sur la terre. Il me semblait naviguer sous des vents favorables, et en parcourant avec délices les actions de notre père chéri, je croyais entendre les chants joyeux avec lesquels les matelots s'encouragent à ramer. Mais à présent, mon esprit, qu'entreprends-tu ? Tu gardes le silence. Raconteras-tu la mort du juste? Mais n'appelle pas mort ce qui fut pour le saint une seconde naissance. Car, s'il est mort au monde, il est né à J.-C. dans les cieux. Il est misérable de trop aimer le séjour de la mort, et, après avoir essuyé les dangers, de ne pas vouloir contempler le port. Tu dois te réjouir avec notre saint patron qui, sauvé du naufrage du monde, habite une demeure fixe et vit dans la gloire de notre Seigneur. Je dis que sa demeure est fixe par ce qu'elle est céleste et éternelle et qu'elle ne peut être enlevée par les incursions des ennemis. Séchons nos larmes et suspendons nos douleurs, car nous allons parler non de sa mort, mais du voyage de notre père qui fut véritablement heureux, parce que, méprisant le monde, il ne forma de vœux que pour ce voyage. Bannissons donc le chagrin pour annoncer sans regret la gloire du grand S. Riquier. Sentant que le jour de sa vocation était proche, et voyant qu'il allait obtenir le bonheur qu'il attendait depuis si longtemps, et que bientôt il serait pour toujours réuni à Dieu qu'il avait toujours aimé, S. Riquier appela auprès de lui son compagnon Sygobard, et lui dit : « Je sens, mon fils, que ma fin est prochaine et que je dois voir bientôt le roi que j'ai si longtemps désiré. Puisse-t-il être aussi propice à son serviteur qu'il est désirable à ses saints. Mais toi, mon fils, prépare une tombe pour y déposer mon corps. Qu'elle soit simple et modeste et qu'elle renferme ce qui, de corruptible, va devenir en ce jour au dessus des atteintes de la corruption, et ce qui, de mortel, doit passer à l'état d'immortalité. Mets tous tes soins, mon fils, à te trouver prêt lorsque cette heure, qui vient aujourd'hui pour moi, arrivera pour toi dans la suite. Je vais où nous allons tous. Que le Seigneur répande sur son serviteur sa miséricorde, et qu'il me protège lui qui jadis m'a délivré du pouvoir de l'ennemi. Puisse celui qui fut mon consolateur dans cette vie se montrer libéral envers moi pendant toute l'éternité". Le disciple fondit en larmes en entendant ces paroles; cependant il s'apprêta à exécuter les ordres de son maître. Il fendit un bois en deux, le creusa et l'adapta en pleurant au corps du vénérable Riquier. Il remplit ce cercueil de ses pleurs avant de le remplir des membres du saint. Lorsqu'il eut achevé son ouvrage, il déposa la bière en la place qui lui avait été désignée. Mais pendant que le fils préparait à son père de tristes funérailles, celui-ci sentait son mal s'aggraver, et il lui restait à peine un souffle de vie. Il ne cessait pas néanmoins de prier le Seigneur ou de chanter ses louanges. Enfin, le VI des calendes de mai, après avoir fortifié son corps avec le salutaire viatique du corps et du sang de J.-C, il rendit le dernier soupir au milieu de ses prières et de ses actions de grâce, et fut déposé par son disciple dans le cercueil, à l'endroit même qu'il avait choisi. [1,21] CHAPITRE XXI. De sa gloire céleste découverte a Sygobard. Je vais raconter un prodige admirable. Au milieu des obsèques de son père, le disciple fut tout à coup accablé par le sommeil et eut une vision, dans la quelle il crut être transporté au milieu d'une cour magnifique, enrichie des ornements les plus précieux. Il vit une lumière plus brillante que celle du soleil, et au milieu de cette lumière le bienheureux Riquier qui lui apparut avec un visage empreint de joie et de beauté et qui lui dit : « Voici Sygobard, mon frère, la demeure que le Seigneur m'a préparée. Au lieu de cette habitation grossière que j'avais sur la terre, j'en possède une très belle dans les cieux. Celle que j'ai quittée était méprisable, celle où je suis entré est glorieuse ; l'autre était obscure, celle-ci est resplendissante de lumière ; la première était pleine de fumée, ici je ne respire que les plus douces odeurs. » {Car, pour ne pas passer sous silence un genre particulier de souffrance que notre saint s'infligeait au milieu de toutes ses autres mortifications, je dois dire que, s'il avait froid, il éloignait le feu ; si, au contraire, il avait chaud, il le ranimait, non pour produire de la chaleur, mais pour s'ensevelir dans un nuage de fumée au moyen du bois vert qu'il jetait sur son foyer}. Le disciple, après son réveil, acheva plein de joie les obsèques qu'il avait commencées. Dieu avait voulu, pour consoler le fils, lui découvrir la gloire de son père. Le soldat de J.-C. fut enterré, ainsi qu'on l'a vu, dans le lieu où il avait le plus combattu pour son roi. [1,22] CHAPITRE XXII. De la translation de son corps a Centule. La noblesse et la sainteté du bienheureux Riquier qui l'avaient rendu très illustre dans le pays ne permettaient pas que son corps restât longtemps dans l'endroit qu'il n'avait choisi que parce qu'il était désert et éloigné de toute habitation. Cependant ses précieuses dépouilles reposèrent dans le cercueil de bois qu'il avait fait construire, pendant cinq mois et douze jours, c'est à dire depuis le VI des calendes de mai jusqu'au VII des ides d'octobre. A cette dernière époque, les frères du monastère de Centule, que le saint, comme on l'a dit, avait fondé lui-même, vinrent avec son successeur l'abbé Ocioald, homme d'une grande dévotion, lever son vénérable corps, qu'ils trouvèrent préservé de toute corruption, de même que son cœur avait été garanti de tout amour du monde. Après avoir chargé sur leurs épaules, avec tout le respect qui était dû à un aussi grand confesseur, la terre qui le renfermait et qui était plus précieuse que l'or, ils l'apportèrent à Centule, précédés et suivis d'une foule de religieux et d'hommes du peuple. Il était juste que le monastère qui renfermait ses disciples, fût décoré de sa sépulture. L'ami et le glorieux confesseur de J.-C. fut ainsi enterré le VII des ides d'octobre, dans son église, qu'il avait bâtie déjà depuis longtemps, en l'honneur de Notre Dame Ste Marie, mère de Dieu. Près de sa tête est maintenant élevé l'autel de S. Pierre, prince des apôtres. S. Riquier reposa dans ce nouveau tombeau 150 ans et plus, jusqu'à ce que les saints religieux, qui, au bout de ce temps, gouvernaient notre monastère, et, entre autres, le vénérable abbé Angilbert d'heureuse mémoire, l'en eussent déplacé avec les honneurs qui convenaient à son éminente sainteté. J'exposerai ailleurs, avec l'aide de Dieu, la manière dont se fit cette translation. Dans sa seconde demeure le saint fit, par la volonté de notre Seigneur qui sait glorifier ses fidèles, des miracles nouveaux et nombreux, que le ciel permit pour faire paraître au grand jour la foi de ceux qui le prient et faire briller aux yeux de tous les mérites de son serviteur, qui célébra toute sa vie, ainsi qu'on l'a dit, les louanges de J.-C. : Louez donc le Seigneur dans ses saints dont il veut que les actions soient écrites, pour servir à l'instruction et à l'édification de la postérité. [1,23] CHAPITRE XXIII. Des miracles opérés sur son tombeau. Un homme rachitique et d'un corps débile, mais d'une foi robuste, s'étant rendu souvent sur le tombeau du saint pour y faire ses prières, obtint sa guérison tout à coup et s'en retourna bien portant, de malade qu'il était venu. En mémoire de ce miracle, on suspendit pendant longtemps ses béquilles dans l'église de S. Riquier. Souvent des frénétiques et des personnes possédées du démon, après avoir été conduites par leurs parents sur la tombe du saint, étaient, par la grâce de Dieu, délivrées aussitôt de la présence de l'esprit malin. Un jour que des hommes, liés et enchaînés, étaient conduits sur la chaussée publique qui passe près de l'église de notre patron, ils se mirent à crier, dès qu'ils aperçurent le temple de Dieu : « Saint Riquier, délivrez-nous. » Et aussitôt leurs chaînes se brisent et les laissent en liberté. Une maladie affreuse, qu'on appelle le charbon ou le lézard venimeux, affligea un moine de Centule, qui, malgré la gravité du mal, ne désespéra pas de la vie par la confiance qu'il avait en notre patron. Il se rendit sur son tombeau avec les autres frères, pour y chercher un remède à sa maladie, et, après y avoir fait sa prière, il fut aussitôt guéri, et tout le couvent fut préservé de cette peste. Mycon diacre et moine. Chaque année nous ramène, comme aujourd'hui, La fête du grand S. Riquier, qui habite Les demeures célestes. Il mena une vie pauvre pour l'amour De J.-C, afin de devenir le compagnon des anges. Il travailla avec ardeur à la délivrance des captifs. Il fut le protecteur des malheureux et le père des pauvres. Je ne puis raconter toutes les actions de sa vie, Ni exposer les grandes leçons qu'il nous a données. Les miracles, qui s'opèrent fréquemment dans ce saint lieu, Publient assez sa grandeur et ses louanges. Il est né dans le pays où il repose maintenant, Et il a mérité par sa sainteté que ce lieu fût Préservé de la destruction. Nous et nos frères sommes restés Sains et saufs, par son intercession et par la grâce de J.-C. C'est pourquoi nous célébrons en ce jour, dans notre reconnaissance, Les louanges et les mérites de S. Riquier. Que nos chants plaisent donc à tous Et surtout à notre Seigneur. Prions avec ferveur notre saint patron D'être à la fois notre épée et notre bouclier ; Afin qu'armés de nos prières nous puissions triompher De tous les ennemis de l'église catholique. Accorde-nous cette grâce, toi, souverain régisseur du monde ; Tu peux tout ce que tu veux ; Je te la demande aussi dans ces vers, à toi notre père Et notre patron, dont la fête sera toujours pour nous un jour de bonheur. [1,24] CHAPITRE XXIV. De la suite des rois francs. Puisqu'au commencement de cet ouvrage nous avons parlé des gestes des Francs, nous croyons nécessaire et glorieux en même temps d'y revenir encore. Dagobert, après la mort de son père, se vit maître de tout le royaume, mais il ne vécut pas longtemps. Il eut pour fils Sigebert et Clovis. Il envoya le premier régner sur l'Austrasie avec le duc Pépin et garda avec lui Clovis qui obtint le royaume des Francs, à la mort de son père. Clovis prit pour épouse une jeune fille sage et fort belle, nommée Batilde,dont il eut Clotaire, Childéric et Thierri. Sous son règne, Pépin duc d'Austrasie mourut, et Grimoald, son fils, fut nommé par Sigebert maire du palais et duc à sa place. Sigebert laissa en mourant un fils nommé Dagobert, qui était son héritier, mais Grimoald le fit raser et conduire en exil par Didon, je ne dis pas évêque, mais profanateur du siège de Poitiers, et plaça son propre fils sur le trône. Les Francs, en apprenant cette perfidie, sont saisis d'indignation. Ils s'emparent de Grimoald par ruse et l'envoient à Clovis, roi de France, qui, le traitant comme il le méritait, le fait enfermer dans une prison de Paris, et enfin le fait mettre à mort. Alors Childéric, fils de Clovis, devint roi d'Austrasie et gouverna son royaume avec justice. Après la mort de Clovis, fils du grand Dagobert, Clotaire monta sur le trône et régna quatorze ans sur la France occidentale. Sous son règne Ebroïn administra le duché et le palais. A la mort de Clotaire, Childéric, son frère germain fut déclaré roi de toute la monarchie, par les soins de Léger, évêque d'Autun, qui se distinguait alors parmi tous les grands du royaume par sa prudence, sa sagesse et sa piété. Cependant Ebroïn, qui avait été maire du palais, désirait de faire nommer roi Thierri, frère de Childéric ; mais, comme sa cruauté l'avait rendu odieux aux Francs, ils rejetèrent unanimement la proposition qu'il leur en fit. Alors Ebroïn, se voyant déconcerté et arrêté dans ses projets, demanda au roi la permission de renoncer au monde et de se faire moine. Childéric y ayant consenti, il se retira à Luxeu, où, par une feinte dévotion, il se soumit quelque temps aux pratiques de la vie religieuse, afin de pouvoir épier plus librement les moyens et les circonstances d'agir contre ceux qui, en nommant le roi, avaient rendu vaine l'élection de celui qu'il avait proposé. Childéric, étant monté sur le trône, abolit tous les statuts des tyrans qu'il trouva en opposition avec les lois des anciens rois, et rétablit dans leur premier état d'équité les choses qui avaient été altérées mal à propos. Il confia l'éducation et la garde de Thierri, son frère germain, à un serviteur de Dieu ; mais, pendant qu'il gouvernait la monarchie avec justice, il fut tué dans une embuscade par des traîtres, après avoir occupé le trône pendant trois années seulement. Sa respectable mère, douée de piété et de vertu, après avoir joui des honneurs d'un royaume temporel qu'elle avait quitté d'elle-même pour prendre l'habit de religieuse dans un monastère, acquit la gloire du royaume éternel, et sortit saintement de ce monde, le VIII des calendes de février. Thierri, qui survivait à Batilde, sa mère, monta sur le trône. Mais aussitôt que le perfide, le faux moine, en un mot, l'exécrable Ebroïn, eut appris cette nouvelle, il abandonna le cloître, jeta l'habit, et, rétabli par le roi dans sa charge de maire du palais, fit tout le mal qui lui fut possible à ceux qui jadis avaient empêché l'élection du roi qu'il avait voulu faire. Entre tous les excès dont son extrême cruauté le rendit coupable, le plus détestable sans doute est d'avoir supplicié de tant de manières le vénérable et saint évêque Léger, qu'il égala, s'il ne surpassa même, la barbarie des princes païens à l'égard des fidèles. Voici les noms des rois qui ont occupé le trône des Francs depuis son origine jusqu'aux temps où nous sommes maintenant arrivés : Mérovée, Childéric, Clovis, Clotaire, Caribert, Gontran, Chilpéric, Sigebert, Clotaire, Childebert, Thierri, Théodebert, Sigebert, Dagobert, Sigebert, Clovis, Dagobert, Clotaire, Childéric et Thierri. [1,25] CHAPITRE XXV. De l'abbé Ocioald et de quatre autres abbés. Après la mort du grand S. Riquier, l'illustre Ocioald, qui avait déjà été choisi par lui pour gouverner le monastère de Centule, continua à remplir sa charge d'abbé, jusqu'à ce qu'ayant achevé le cours de sa vie sainte, il reçut de J.-C. le prix de la gloire éternelle. Il ne nous est pas facile d'établir d'une manière positive quel fut son successeur immédiat. Le monastère eut des abbés recommandables par leur naissance et par leurs vertus, mais leur vie a été cachée aux yeux des hommes, quoi que leur mérite soit connu de Dieu. De ce nombre fut l'abbé Coschin, homme d'une conduite respectable et de mœurs simples et pures. Il avait été, dit-on, disciple de S. Filibert, et la sainteté de sa vie, la vaste étendue de ses connaissances l'avaient appelé à gouverner le monastère de Jumièges. Lorsque notre bienheureux patron, après avoir triomphé du siècle, était devenu un soldat émérite et se trouvait déjà près du tombeau, S. Filibert employait ses jeunes années au service du Seigneur, et commençait à porter le joug d'une austère servitude, sous le saint abbé Agile, dans le monastère de Rebais. On rapporte que ce fut par lui, qui fondait alors, dans sa vieillesse, le monastère de Jumièges, que Coschin fut initié à la connaissance des lois divines, et que celui-ci, après quelques autres, fut lui-même nommé pour gouverner le même monastère de Jumièges. Mais pendant qu'il édifiait son abbaye par ses exhortations et par son exemple, les religieux de Centule le choisirent pour leur abbé; non qu'il ne se trouvât parmi eux des hommes dignes de remplir cet auguste ministère, mais ils n'écoutèrent dans cette circonstance que leur charité fervente et leur profonde humilité. Déjà, à cette époque, tous ceux qui avaient pu connaître S. Riquier étaient sortis de ce monde, et les religieux de Centule, guidés par l'amour qu'ils portaient à cet illustre confesseur, placèrent à leur tête un homme qui avait vécu avec le bienheureux Filibert, qui lui-même avait été l'un des amis les plus dévoués de notre patron. Ainsi, comme nous venons de le dire, l'amitié fraternelle de nos moines nomma Coschin abbé de Centule, dans le temps même qu'il gouvernait l'abbaye de Jumièges. Celui-ci, dans la vue de fournir un encouragement à la vertu et un modèle d'édification aux âmes qui lui étaient confiées, fit écrire la vie de S. Filibert, sans ornements de style, mais aussi sans mensonge et sans déguisement, afin que les esprits les plus simples pussent tirer d'une lecture claire et facile tout le fruit qu'elle pouvait offrir. Depuis l'abbé Coschin, les monastères de Centule et de Jumièges furent unis par les liens d'une charité si étroite qu'ils parurent se confondre pour ne former qu'un seul couvent de frères et n'être séparés que par la distance des lieux. Alors ces hommes, vraiment bons et saints, ne songeaient guère à mettre en écrit les actions de leur vie, et n'étaient occupés qu'à mériter le ciel par la pratique de toutes les vertus. C'est pourquoi nous ne connaîtrions aucun abbé de ce temps, si le vénérable abbé Angelran ne fût venu dans la suite à notre secours. Il plaça au nombre des anciens abbés, dont il dressa le catalogue, un nommé Guitmar, dont il vante la ferveur et la dévotion. Comme celui-ci a mérité un si beau témoignage de la part d'un personnage aussi illustre que l'était Angelran, il est juste que nous fassions mention, dans nos faibles écrits, d'un homme qualifié de très saint par un abbé qui l'était lui-même. Ce Guitmar fut enterré dans la Neustrie où il repose, et où il existe une église bâtie en son honneur.] Il ne nous appartient pas de faire l'histoire de sa piété et de sa justice; nous laissons cette noble tâche aux chanoines qui gardent son corps. Guitmar sera donc porté sur notre liste comme ayant été le quatrième abbé de notre monastère. Aldric fut, dit-on, le cinquième abbé de Centule. Il ne nous reste aucune trace de ses actions, et nous ignorerions même son nom, si le vénérable abbé Angelran n'eût pris soin de nous en instruire. Après la mort d'Aldric l'abbaye fut gouvernée par Symphorien, homme juste et irréprochable, qui craignit Dieu, se sépara des pécheurs et mérita le ciel par la pureté de son âme. Du temps de ces vénérables abbés, il s'opérait de si nombreux et de si grands miracles au tombeau du bienheureux Riquier que les événements les plus remarquables du siècle, ne paraissant d'aucune importance à côté des prodiges dont on était journellement témoin, ne furent pas jugés dignes d'être rapportés par des historiens. Peut-être aussi que la paresse d'esprit et la disette de matériaux empêchèrent qu'on ne confiât à l'écriture des choses qu'on regardait comme ne pouvant jamais être effacées de la mémoire des hommes. Non seulement on voyait arriver de grands miracles dans le lieu où reposait le corps du saint, mais il s'en opérait encore à Forêt-Montier, où notre patron avait séjourné pendant quelques temps ; et, à cette occasion, je dois avertir le lecteur qu'après la mort de l'illustre confesseur de J.-C, ce saint lieu fut entretenu d'une manière convenable et décente par des religieux, et que, comme il avait eu le même fondateur que le monastère de Centule, il eut, comme celui-ci, un abbé pour le gouverner. Après avoir ainsi rapporté la vie de notre bienheureux patron, qui fut le principe de notre foi et de notre religion, et l'avoir insérée dans cet ouvrage pour servir à la fois à sa durée et à son ornement, nous allons suspendre nos travaux et laisser reposer quelque temps notre esprit, afin d'avoir plus de force pour raconter ce qui nous reste à dire. Nous finissons ce livre en remerciant Dieu le père et J.-C, son fils, du secours qu'ils nous ont prêté dans nos récits; en implorant la grâce du S. Esprit pour la tâche qui nous reste à remplir, et en demandant, dans nos prières, d'être dirigés dans nos paroles, et dans nos actions, par la vertu de la S, Trinité. Puissions-nous, en la confessant, mériter la gloire éternelle. Ainsi soit-il.