[23,0] Livre Vingt Troisième. PRÉFACE. Lassé des malheurs qui arrivent dans notre royaume, plus fréquemment que de coutume et presque sans relâche, nous avions résolu de quitter la plume, et d'ensevelir dans le silence les récits que nous avions d'abord entrepris de transmettre à la postérité. Nul ne saurait sans douleur raconter les maux de sa patrie et produire au grand jour les fautes de ses concitoyens; car il est en quelque sorte convenu entre les hommes, et l'on regarde comme un devoir de nature, que chacun fasse tous ses efforts pour célébrer sa terre natale, et ne se montre point envieux de la gloire de ses compatriotes. Cependant tout sujet de louange nous est maintenant enlevé; nous n'avons sous les yeux que les calamités de notre patrie en deuil et des misères de tout genre, qui ne peuvent nous arracher que des larmes et des gémissements. Jusqu'à présent nous avons décrit de notre mieux les beaux faits des grands princes qui, pendant quatre-vingts ans et plus, ont exercé le pouvoir dans notre Orient, et principalement à Jérusalem. Le courage nous manque maintenant: nous détestons le présent, nous demeurons interdit devant les choses qui se présentent à nos yeux et à nos oreilles, choses qui ne seraient pas même dignes des chants d'un Codrus ou des récits d'un Moevius, quel qu'il fût. Nous ne rencontrons rien dans les actions de nos princes qu'un homme sage puisse croire devoir confier au trésor de la mémoire, rien qui soit capable d'intéresser le lecteur ou de faire quelque honneur à l'écrivain. Nous pouvons répéter pour nous la complainte du prophète: « La prudence a manqué au sage, la parole au prêtre, l'esprit de provision au prophète ». Maintenant aussi chez nous « le prêtre est comme le peuple » en sorte qu'on peut justement nous appliquer ces paroles d'un autre prophète: « Toute tête est languissante, et tout cœur est abattu; depuis la plante des pieds jusqu'au haut de la tête il n'y a plus rien de sain ». Nous sommes arrivés à ce point de ne pouvoir plus supporter ni nos maux ni les remèdes. Aussi, et en punition de nos péchés, les ennemis ont-ils repris tout l'avantage: nous qui avions triomphé, qui remportions habituellement sur eux la palme glorieuse de la victoire, privés maintenant de la grâce divine, nous avons la plus mauvaise part dans presque toutes les rencontres. C'est pourquoi il faudrait se taire; c'est pourquoi il vaudrait mieux couvrir nos fautes des ombres de la nuit, que porter la lumière sur des choses honteuses. Mais ceux qui ont à cœur de nous voir poursuivre l'entreprise que nous avons commencée, et qui nous supplient avec de vives instances de continuer à tracer pour la postérité le tableau des événements heureux ou malheureux survenus dans le royaume de Jérusalem, nous encouragent en nous proposant l'exemple des historiens les plus distingués. Ainsi Tite-Live, disent-ils, n'a pas seulement raconté dans ses écrits les prospérités des Romains, il a parlé aussi de leurs malheurs; Josèphe ne s'est pas borné, dans ses longs ouvrages, à rapporter les belles actions des Juifs, il a dit aussi ce qui leur est arrivé de honteux. Ils nous citent encore beaucoup d'autres exemples, par lesquels ils cherchent à nous déterminer, et qui font voir en effet d'une manière évidente que ceux qui racontent les choses du passé ont autant de motifs de rapporter les vicissitudes les plus contraires de la fortune; car de même que le tableau des événements heureux doit éveiller chez nos descendants des sentiments de courage, de même l'exemple des maux qu'on a soufferts doit inspirer plus de prudence pour des circonstances semblables. Le devoir des annalistes est de consigner les faits dans leurs écrits, non tels qu'ils désireraient eux-mêmes qu'ils se fussent passés, mais tels que les présente la série des temps. Dans les choses de ce monde, et surtout à la guerre, les chances sont ordinairement variées et n'ont point d'uniformité; jamais on n'y voit de prospérité continue, ni de malheurs sans quelques intervalles lucides. Nous sommes donc vaincu; et puisque nous avons commencé, renonçant à notre précédente résolution, nous continuerons, avec l'aide de Dieu et tant qu'il nous prêtera vie, à écrire avec soin le récit des événements que nous présentera la suite des temps: et plaise au ciel que ces événements soient heureux ! [23,1] La haine excitée par des causes secrètes entre le Roi et le seigneur de Joppé s'animait de plus en plus et de jour en jour; les choses en vinrent à tel point que le Roi parut bientôt chercher ouvertement des motifs de séparer sa sœur de son mari et de rompre leur union. Dans ce dessein le Roi alla trouver publiquement le patriarche et lui demanda, comme avec l'intention de porter plainte de ce mariage, de lui assigner un jour où il pût faire prononcer le divorce solennellement et en sa présence. Le comte, instruit de toutes ces démarches, quitta aussitôt l'armée et retourna à Ascalon par le plus court chemin, afin de faire avertir sa femme, qui se trouvait en ce moment à Jérusalem, d'avoir à sortir de cette ville avant que le Roi y fût arrivé, car il craignait que ce prince ne lui permit plus de retourner auprès de son mari s'il pouvait réussir à s'emparer de sa personne. Le Roi expédia un exprès par lequel il mandait le comte et lui faisait connaître les motifs de cet appel; mais le comte, ne voulant pas y répondre, chercha des prétextes pour s'en dispenser, et allégua qu'il était malade. Après l'avoir mandé à plusieurs reprises, et toujours sans succès, le Roi se résolut à se rendre en personne auprès de lui, et à le sommer solennellement et de vive voix de se présenter en justice. Il arriva à Ascalon accompagné de quelques-uns de ses princes, trouva les portes de la ville fermées, y frappa de la main, et répéta par trois fois l'ordre de les lui ouvrir; mais comme personne ne se présenta pour lui obéir, il se retira rempli d'une juste indignation, à la vue de toute la population de cette ville, qui, en apprenant son arrivée, s'était rendue sur les tours et sur les murailles pour attendre l'issue de cet événement. De là le Roi se porta directement sur Joppé, et rencontra dans son chemin un grand nombre de citoyens de cette ville, des plus considérables, de l'une et l'autre condition; les portes lui ayant été ouvertes, il entra sans difficulté, et après avoir chargé un fondé de pouvoirs de prendre soin de cette place, il se rendit à Accon: Il convoqua une assemblée générale dans cette ville, et tous les princes du royaume s'y étant réunis au jour fixé, le patriarche, assisté dans cette démarche des deux maîtres du Temple et de l'Hôpital, alla trouver le seigneur Roi, et fléchissant le genou, il intercéda pour le comte et supplia le Roi de déposer toute rancune et de le faire rentrer en grâce. Cette demande n'ayant pas été accueillie sur-le-champ, ils se retirèrent tous trois remplis d'indignation et quittèrent non seulement la cour, mais même la ville. On avait fait la proposition, en présence des princes rassemblés, d'envoyer des députés aux rois et aux autres princes d'outre-mer, pour solliciter des secours en faveur de la chrétienté et de notre royaume. On aurait dû s'occuper d'abord de cette affaire; mais le patriarche, ayant élevé l'incident dont je viens de parler, et ayant porté la parole au nom des princes, avait prononcé le discours que j'ai rapporté, et ensuite, dans le premier mouvement de sa passion, il était sorti et avait quitté la ville, comme je l'ai dit. Le comte de Joppé, apprenant que le Roi ne voulait pas fléchir et se réconcilier avec lui, ajouta des torts plus graves à ses torts précédents. Il se fit accompagner des chevaliers dont il disposait, et se rendit au château nommé Daroun. Il s'élançait à l'improviste sur le camp de quelques Arabes, qui, attirés par les pâturages, avaient dressé leurs tentes non loin de là; le Roi leur avait promis sécurité, et ils y séjournaient tranquillement, se confiant en cette parole. Le comte les trouvant sans défense leur enleva tout le butin qu'il put prendre, et retourna à Ascalon. Dès qu'il en fut informé, le Roi convoqua de nouveau les princes et confia l'administration générale du royaume au comte de Tripoli; mettant tout son espoir dans sa sagesse et sa grandeur d'âme. Cette résolution parut satisfaire en grande partie aux vœux de tout le peuple et des princes, car tous jugeaient qu'il n'y avait d'autre moyen de salut que de remettre entre les mains du comte le soin des affaires du royaume. Fin de l’Histoire des Croisades par Guillaume de Tyr.