[17,0] LIVRE DIX-SEPTIEME. [17,1] CHAPITRE I. Nous pensons qu'il est juste et assez à propos, dans la présente histoire, de faire connaître à la postérité les noms des princes qui assistèrent à l'assemblée dont nous avons parlé, et qui étaient venus de tant de contrées diverses. Le premier était le seigneur Conrad, d'illustre mémoire, roi des Teutons et empereur des Romains. Parmi les princes ecclésiastiques de sa suite, on remarquait le seigneur Othon, frère de l'Empereur, homme lettré et évêque de Freysingen; le seigneur Étienne, évêque de Metz ; le seigneur Henri, évêque de Toul et frère du seigneur Thierri, comte de Flandre ; le seigneur Théotin, né teuton, légat du siège apostolique, et qui avait reçu du seigneur pape Eugène l'ordre de marcher à la suite de l'armée impériale. Parmi les laïques on comptait le seigneur Henri, duc d'Autriche et frère de l'Empereur; le seigneur duc Guelfe, homme illustre et puissant; le seigneur Frédéric, illustre duc de Souabe, fils du frère aîné de l'Empereur, jeune homme d'un excellent naturel, qui plus tard a succédé à son oncle, et gouverne maintenant l'empire romain avec autant de sagesse que de bravoure ; le seigneur Hermann, marquis de la province de Vérone ; le seigneur Berthold, qui fut par la suite duc de Bavière ; le seigneur Guillaume, marquis de Montferrat et beau-frère, par sa femme, du seigneur Empereur; Gui, comte de Blandrada, qui avait épousé la sœur du marquis de Montferrat, tous deux nés en Lombardie, tous deux grands et illustres princes. Il y avait encore quelques autres hommes nobles et dignes de respect, mais leurs noms et leurs titres ne nous sont pas connus. On voyait également dans cette assemblée le seigneur Louis, très-pieux roi des Français, d'illustre mémoire dans le Seigneur; et avec lui le seigneur Godefroi, évêque de Langres ; le seigneur Arnoul, évêque de Lisieux; le seigneur Gui de Florence, cardinal prêtre de l'église romaine, du titre de saint Chrysogone, et légat du siège apostolique; le seigneur comte du Perche, et frère du Roi ; le seigneur Henri, comte de Troyes, fils du seigneur comte Thibaut l'ancien, et gendre du Roi, jeune homme d'un excellent naturel; le seigneur Thierri, illustre comte de Flandre et beau-frère, par sa femme, du roi de Jérusalem; et le seigneur Ive de Nesle, de Soissons, homme sage et plein de foi. Il y avait encore beaucoup d'autres hommes nobles, puissants et dignes de mémoire , mais il serait trop long de rapporter tous leurs noms et je les omets à dessein. A la tête des princes de nos contrées était le seigneur Baudouin, roi de Jérusalem, jeune homme de la plus belle espérance ; il était accompagné de sa mère, femme douée de sagesse et de prudence, portant en son sein un cœur d'homme et non moins éclairée que le prince le plus éclairé ; ils avaient avec eux le seigneur Foucher, patriarche de Jérusalem; le seigneur Baudouin, archevêque de Césarée; le seigneur Robert, archevêque de Nazareth ; le seigneur Rorgon, évêque d'Accon ; le seigneur Bernard, évêque de Sidon ; le seigneur Guillaume, évêque de Béryte ; le seigneur Adam, évêque de Panéade; le seigneur Gérald, évêque de Bethléem ; Robert, maître des chevaliers du Temple ; Raimond, maître des Hospitaliers ; et parmi les laïques ; Manassé , connétable du Roi ; Philippe de Naplouse, Hélinand de Tibériade, Gérard de Sidon, Gaultier de Césarée, Pains, seigneur du pays situé au-delà du Jourdain ; Balian l'ancien, Honfroi de Toron, Gui de Béryte, et beaucoup d'autres encore, qu'il serait trop long de désigner chacun par son nom. Tous ces princes et seigneurs s'étaient réunis, comme j'ai dit, dans la ville d'Accon, afin d'examiner ce qu'il y avait de mieux à faire, eu égard aux lieux et aux temps, pour travailler, avec l'aide du Seigneur, à l'agrandissement du royaume et à la gloire du nom chrétien. [17,2] CHAPITRE II. (1147) On mit donc en discussion tous les objets sur lesquels il pouvait y avoir lieu à délibérer ; et à la suite de plusieurs propositions qui furent, comme il arrive toujours en pareil cas, soutenues et combattues par les partis divers, on jugea d'un commun accord que ce qui valait le mieux en ce moment était d'aller assiéger la ville de Damas, toujours dangereuse pour les Chrétiens. Cette résolution définitivement arrêtée, on ordonna aux hérauts de publier de toutes parts que tous les princes eussent à se préparer pour le jour qui fut indiqué, afin de conduire leurs troupes vers le pays de Damas. En conséquence, et le 25 mai de l'an de grâce 1147 , toutes les troupes qui se trouvaient dans le royaume, tant en gens de pied qu'en chevaliers, et en indigènes qu'en étrangers et pèlerins, s'étant rassemblées , les princes agréables à Dieu, précédés du bois salutaire de la croix vivifiante, se rendirent avec leurs hommes dans la ville de Tibériade, ainsi qu'il avait été convenu. De là, suivant des chemins raccourcis, ils conduisirent leurs armées le long de la mer de Galilée jusqu'à Panéade, qui est la Césarée de Philippe. Apres avoir consulté les hommes qui connaissaient le mieux la situation de la ville de Damas et toute la contrée environnante, les princes les plus considérables tinrent conseil et jugèrent que, pour mieux investir la ville, il serait convenable de s'emparer d'abord des vergers qui l'entourent en grande partie et lui font un puissant moyen de défense, pensant qu'après que ces positions seraient occupées il serait assez facile de s'emparer de la place elle-même. Conformément à cette résolution, les princes se remirent en route, traversèrent le célèbre mont Liban, situé entre Césarée de Philippe et Damas, et descendirent ensuite au village appelé Darie, placé à l'entrée de la plaine de Damas et à quatre ou cinq milles de distance de cette ville. De cette position les Chrétiens voyaient à découvert la ville et tout le territoire qui l'environne. [17,3] CHAPITRE III. Damas est la ville principale et la métropole de la petite Syrie, province autrement appelée Phénicie du Liban. Elle est désignée par Isaïe comme la capitale de la Syrie , et reçut son nom d'un serviteur d'Abraham, qui en fut, à ce qu'on croit, le fondateur ; ce nom veut dire la ville de sang ou la ville ensanglantée. Elle est située au milieu d'une plaine stérile et qui serait entièrement aride si elle n'était arrosée par les eaux qui y sont conduites dans des canaux très-anciennement construits. Un fleuve qui descend d'un monticule voisin vers l'extrémité supérieure de la contrée, est reçu dans ces canaux, et une partie de ses eaux est dirigée dans la plaine et distribuée de tous côtés pour fertiliser un sol d'ailleurs infécond ; ce qui reste de ces eaux (car le fleuve en fournit en abondance ), arrose, sur l'une et l'autre rive, des vergers couverts d'arbres à fruits, et coule ensuite le long des murailles de la ville, du côté de l'orient. Lorsque les princes furent arrivés au village de Darie, comme ils se trouvaient déjà dans le voisinage de Damas, ils formèrent leurs corps d'armée, et assignèrent à toutes les légions un ordre de marche, de peur qu'il ne s'élevât des querelles nuisibles au succès des opérations futures, si elles s'avançaient toutes ensemble et indistinctement. En vertu d'une décision des princes, le roi de Jérusalem reçut l'ordre de marcher le premier avec son armée et de montrer le chemin aux autres, parce qu'on déclara que les hommes qu'il avait sous ses ordres connaissaient mieux les localités. On prescrivit au roi des Français de prendre la seconde ligne et d'occuper le centre avec toutes ces troupes, afin d'être prêt, s'il était nécessaire, à porter secours à ceux qui marchaient devant lui. Par suite de la même décision l'Empereur reçut ordre de former la troisième et dernière ligne, et de se préparer à résister aux ennemis s'ils venaient par hasard faire une attaque sur les derrières, afin que les deux premiers corps d'armée se trouvassent en sûreté de ce côté. Les trois armées ainsi formées dans un ordre convenable , on porta le camp en avant, afin de se rapprocher de la ville le plus possible. Vers l'occident, par où nos troupes arrivaient, et vers le nord, le sol est entièrement garni de vergers, qui forment comme une forêt épaisse que l'œil ne peut percer, et qui se prolongent vers le Liban sur un espace de cinq milles et plus. Afin que les propriétés ne soient pas confondues et que les passants ne puissent y entrer à leur gré, ces vergers sont entourés de murailles construites en terre, car il y a peu de pierres dans le pays. Ces clôtures servent donc à déterminer les possessions de chacun, et sont séparées elles-mêmes par des sentiers et chemins publics, fort étroits à la vérité, mais suffisants pour le passage des jardiniers et de ceux qui ont soin des vergers, lorsqu'ils vont porter des fruits à la ville avec leurs bêtes de somme. Ces vergers sont en même temps pour la ville de Damas d'excellentes fortifications; les arbres y sont plantés très serrés et en grand nombre, les chemins sont fort étroits, en sorte qu'il semble à peu près impossible d'arriver jusqu'à la ville, si l'on veut passer de ce côté. C'était cependant par là que nos princes avaient résolu dès le principe de conduire leurs armées et de s'ouvrir un accès vers la place. Deux motifs les avaient déterminés : ils espéraient qu'après s'être emparés des lieux les mieux fortifiés, et sur lesquels le peuple de Damas mettait le plus sa confiance, ce qui resterait ensuite à faire serait peu de chose et pourrait être accompli plus facilement ; en second lieu, ils désiraient pour leurs armées pouvoir profiter de la commodité des fruits et des eaux. Le roi de Jérusalem entra donc le premier avec ses troupes dans ces étroits sentiers; mais l'armée éprouvait une extrême difficulté à s'avancer, soit à cause du peu de largeur des chemins, soit parce qu'elle était incessamment harcelée par des hommes cachés derrières les broussailles, soit enfin parce qu'il fallait se battre souvent contre les ennemis qui s'étaient emparés des avenues et occupaient tous les défilés. Tout le peuple de la ville en était sorti d'un commun accord, pour venir s'établir dans les vergers, et s'opposer au passage de notre armée, soit en se plaçant en embuscade, soit en attaquant à force ouverte. Il y avait en outre, dans l'intérieur même des vergers, des maisons élevées qu'on avait garnies d'hommes propres au combat, et dont les propriétés étaient voisines. De là, lançant des flèches et toutes sortes de projectiles, ils défendaient l'entrée de leurs jardins et ne laissaient approcher personne; et comme leurs flèches portaient aussi sur les chemins publics, ceux qui voulaient y passer ne pouvaient le faire sans courir les plus grands dangers. Ce n'était pas seulement ainsi que nos soldats se trouvaient exposés ; des périls de toutes sortes les environnaient de tous côtés, et la mort les menaçait de mille manières imprévues. Il y avait encore dans l'intérieur des vergers, et le long des murailles, des hommes cachés avec des lances, qui pouvaient voir tous les passants à travers de petites ouvertures pratiquées à dessein dans ces murailles, sans être vus eux-mêmes, et qui transperçaient les passants en les frappant dans les flancs. On dit que dans cette première journée un grand nombre des nôtres périrent de ce misérable genre de mort. Ils rencontrèrent encore au milieu de ces défilés beaucoup d'autres pièges dangereux qu'il serait impossible de détailler. [17,4] CHAPITRE IV. Dans cette position les Chrétiens persistèrent cependant avec ardeur, et renversant de vive force les clôtures des jardins, ils s'emparèrent des vergers à l'envi les uns des autres, et percèrent de leurs glaives ou firent prisonniers tous ceux qu'ils trouvèrent dans les enclos ou dans les maisons dont j'ai parlé. Effrayés par ces exemples, ceux qui sortaient de la ville pour venir faire un service du même genre abandonnèrent les jardins et rentrèrent en foule dans la place; et ainsi, après avoir mis leurs ennemis en fuite et en avoir tué un grand nombre, les nôtres eurent toute liberté de se porter en avant. Les corps de cavalerie, tant ceux qu'avaient formés les citoyens de Damas, que ceux qui étaient composés des étrangers accourus à leur secours, ayant appris que notre armée s'avançait du côté des vergers pour faire le siège de la ville, étaient allés s'établir sur les bords du fleuve qui coule sous les remparts, afin d'attaquer nos troupes avec leurs arcs et leurs machines à projectiles, et de les repousser loin de la rivière lorsqu'elles y arriveraient pour chercher quelque soulagement à leur soif, à la suite des longues fatigues du voyage. Les nôtres, en effet, apprenant que le fleuve était dans le voisinage, se hâtèrent de s'y rendre, pour apaiser la soif ardente que leur avaient donnée les travaux de la journée et les nuages de poussière soulevés sans cesse par les pieds des hommes et des chevaux : ils s'arrêtèrent un moment en voyant les bords du fleuve occupés par une multitude innombrable d'ennemis. Ils reprirent cependant courage ; la nécessité ranima leurs forces et leur audace, et ils tentèrent à deux reprises consécutives, mais toujours en vain, de se rendre maîtres de la rivière. Tandis que le roi de Jérusalem et les hommes de son armée faisaient les plus grands efforts sur ce point sans pouvoir parvenir à leur but, l'Empereur, qui commandait le corps d'armée placé sur les derrières, demandait pourquoi l'armée ne se portait pas en avant. On lui annonça que les ennemis occupaient les bords du fleuve, et fermaient ainsi le passage. Aussitôt l'Empereur, enflammé de colère, et s'élançant à travers le corps d'armée du roi des Français, arriva rapidement, à la tête de ses chefs, sur le point où l'on combattait pour attaquer et défendre les rives du fleuve. L'Empereur mit sur-le-champ pied à terre, de même que ceux qui étaient avec lui (car c'est ainsi que font les Teutons, lorsqu'ils se trouvent à la guerre réduits à quelque grande extrémité ), et tous ensemble, portant leur bouclier en avant et le glaive en main, s'élancèrent sur les ennemis, pour combattre corps à corps. D'abord ceux-ci avaient vigoureusement résisté, mais ils ne purent soutenir le choc des nouveaux assaillants, et prenant aussitôt la fuite ils abandonnèrent le fleuve et se retirèrent en toute hâte dans la ville. On dit que dans cette attaque l'Empereur fit un exploit bien digne d'être raconté dans tous les siècles : on assure qu'il vit un des ennemis qui se défendait et combattait avec beaucoup de courage et de vigueur, et que, malgré la cuirasse qu'il portait, l'Empereur l'abattit d'un seul coup, et fit tomber en même temps la tête, le cou, l'épaule et le bras gauche, et même une portion du flanc gauche. Cet événement répandit une si grande terreur parmi les citoyens de Damas qui en avaient été témoins, ou à qui on le raconta, qu'ils perdirent tout espoir de résister et même de sauver leurs vies. [17,5] CHAPITRE V. Après qu'ils se furent emparés du passage et des rives du fleuve, les Chrétiens dressèrent leur camp de tous côtés sous les murailles de la ville, et usèrent librement et selon leur gré des vergers dont ils étaient maîtres, ainsi que des eaux de la rivière. Les assiégés, saisis d'étonnement, admiraient la force et la valeur des nôtres; ils perdaient toute confiance en eux-mêmes , comme s'il leur fût devenu impossible de se défendre : et dans la crainte qu'ils avaient de toute nouvelle attaque, ils ne se croyaient nulle part en sûreté, lorsqu'ils venaient à se souvenir quels s'étaient montrés la veille ceux qui les avaient vaincus. Ils délibérèrent en commun, et, recourant aux moyens extrêmes, employant les artifices dont on se sert dans l'affliction et pour des circonstances malheureuses, ils firent garnir de grandes et longues poutres, posées en travers, toutes les rues de la ville qui se trouvaient dans le quartier près duquel nos armées avaient dressé leur camp, n'ayant d'autre espoir que de pouvoir sortir avec leurs femmes et leurs enfants par l'autre extrémité, tandis que les Chrétiens seraient occupés à renverser ces barrières. Il semblait en effet que la ville ne pût manquer de tomber promptement au pouvoir du peuple chrétien, moyennant la protection de la Divinité. Mais celui qui est terrible dans ses desseins sur les fils des hommes en avait autrement décidé. Je viens de dire que la ville était serrée de très près, et que les citoyens avaient perdu tout espoir de défense et de salut : déjà même ils préparaient leurs bagages et faisaient leurs dispositions pour abandonner la place, lorsqu'en punition de nos péchés ils en vinrent à fonder quelque espérance sur la cupidité des nôtres, et voulurent tenter d'attaquer par l'argent les esprits de ceux dont ils craignaient de ne pouvoir dompter les forces corporelles. Aussitôt ils mirent leurs soins à faire réussir toutes sortes d'intrigues, et promettant et envoyant même des sommes considérables à quelques-uns des princes, ils les entraînèrent à remplir le rôle du traître Judas, et à employer tout leur zèle et leur crédit pour parvenir à faire lever le siège. Corrompus, et par ce qu'ils avaient reçu, et par les promesses qu'on leur faisait encore, n'écoutant que la cupidité, conseillère de tous les vices, ils en vinrent à ce point de scélératesse de tromper par leurs impies suggestions les rois et les princes pèlerins qui se confiaient en leur bonne foi et en leur habileté, et les entraînèrent à abandonner le quartier des vergers, pour transporter leur camp et leurs armées à l'autre extrémité de la ville. Ils dirent, pour couvrir d'un prétexte leurs artifices, qu'il n'y avait de cet autre côté de la place qui fait face au midi, non plus que du côté de l'orient, ni vergers qui formassent un point d'appui pour la défense, ni fleuve ni fossés qui pussent rendre plus difficiles l'accès et l'attaque des murailles. Les murailles, disaient-ils en outre, étaient basses et couvertes en briques non cuites, en sorte qu'elles ne pourraient pas même soutenir un premier assaut : ils ajoutaient encore que, de ce même côté, on n'aurait besoin ni de machines ni d'efforts considérables ; que dès la première attaque il ne serait nullement difficile de renverser les murailles en les poussant avec la main, et d'entrer aussitôt après dans la place. En faisant ces propositions, ils n'avaient d'autre but que d'éloigner nos armées du quartier dans lequel elles s'étaient établies, et par où la ville se trouvait vivement pressée et dans l'impossibilité de résister longtemps, sachant très bien d'ailleurs que du côté opposé nos armées ne pourraient persévérer dans leur entreprise et poursuivre les travaux du siège. Les rois aussi bien que les principaux seigneurs crurent à ces conseils ; et, abandonnant les lieux dont ils s'étaient emparés naguère à la sueur de leurs fronts et après y avoir perdu beaucoup de monde, ils transportèrent leurs troupes et leur camp vers l'autre extrémité de la ville, marchant sous la conduite de leurs séducteurs. Mais bientôt se voyant placés hors de portée des eaux et des fruits qu'ils avaient auparavant en abondance, et se trouvant entièrement privés de toute espèce d'aliments, ils commencèrent à soupçonner quelque fraude, et se plaignirent, mais trop tard, d'avoir été méchamment entraînés à quitter les positions les plus avantageuses. [17,6] CHAPITRE VI. Le camp était entièrement dépourvu de denrées : on leur avait persuadé, même avant qu'ils entreprissent cette expédition, qu'ils s'empareraient de la place sans coup férir, et, dans cet espoir, les Chrétiens n'avaient apporté de vivres que pour quelques jours : les pèlerins surtout se trouvaient dans le dénuement, et il n'était pas possible de leur en faire un tort, puisqu'ils n'avaient aucune connaissance des localités. On leur avait dit que la ville se rendrait sans la moindre difficulté et dès le premier assaut, et, qu'en attendant ce moment, une armée considérable trouverait suffisamment de quoi se nourrir avec les fruits qu'elle pourrait se procurer sans frais, dût-elle même être entièrement dépourvue de toute autre espèce de denrées. Dans cette nouvelle situation les Chrétiens ne savaient que faire, et délibéraient tantôt en secret tantôt publiquement. Il leur semblait fâcheux et même impossible d'aller reprendre les positions qu'ils avaient quittées. En effet, aussitôt après qu'ils en étaient sortis , les ennemis, voyant leurs désirs accomplis, s'appliquèrent à fortifier ces lieux et les chemins par où nos soldats avaient passé, beaucoup plus même qu'ils ne l'étaient auparavant; ils encombrèrent les avenues de poutres et d'énormes quartiers de pierres, et les vergers furent occupés par des multitudes d'archers, chargés de repousser quiconque tenterait de s'approcher. Une attaque contre la ville, dans les nouvelles positions que nos troupes avaient prises, ne pouvait se faire sans quelque délai, et cependant le défaut absolu de vivres n'en permettait aucun. Les princes pèlerins eurent donc des conférences entre eux ; et reconnaissant, à ne pouvoir en douter, la méchanceté de ceux dont ils avaient attendu toute bonne foi pour le salut de leurs âmes et le succès de leur entreprise, persuadés d'ailleurs qu'ils ne pourraient désormais réussir, ils résolurent de retourner dans le royaume, détestant les perfidies de ceux qui les avaient trompés. Ainsi, ces rois et ces princes, formant une réunion telle que nous n'en connaissons point en aucun siècle, remplis de confusion et de crainte, et forcés, en punition de nos péchés, de renoncer à leurs desseins sans avoir pu les accomplir, reprirent la route qu'ils avaient d'abord suivie, et rentrèrent dans le royaume. Ils ne cessèrent dans la suite, et même après qu'ils eurent quitté l'Orient, de se méfier de toutes les actions de nos princes; et, certes, ce n'était pas sans raison. Ils se tenaient en garde contre leurs avis, comme pouvant cacher des pièges, et ne montraient plus aucun zèle pour les affaires du royaume. Lorsqu'il leur fut donné de retourner dans leur patrie, ils conservèrent toujours le souvenir des affronts qu'ils avaient reçus, et eurent en horreur la méchanceté de nos princes. Ils inspirèrent aussi les mêmes dispositions à ceux qui n'avaient point assisté à ces événements. Dès lors, en effet, on ne vit plus un aussi grand nombre de pèlerins entreprendre le voyage ni témoigner autant de ferveur ; et ceux qui arrivaient ou arrivent encore aujourd'hui, voulant éviter d'être pris aux mêmes pièges, s'empressaient et s'empressent de retourner chez eux aussi promptement qu'il leur est possible. [17,7] CHAPITRE VII. Je me souviens d'avoir très souvent questionné à ce sujet des hommes sages, et qui avaient conservé un souvenir très fidèle des événements de ce temps, et je le faisais principalement avec l'intention de pouvoir consigner dans cette histoire tout ce que j'en aurais appris. Je leur demandais quelle avait été la cause de ce grand malheur, quels étaient les auteurs de ces crimes, comment un projet aussi détestable avait pu être exécuté. J'ai recueilli des rapports fort divers sur les causes que l'on peut assigner à cet événement : quelques personnes pensent que le comte de Flandre pourrait avoir fourni la première occasion de tous ces maux. J'ai déjà dit qu'il était dans l'armée qui entreprit cette expédition. Après que les Chrétiens furent arrivés auprès de la ville de Damas, lorsqu'ils se furent emparés de vive force des vergers et du passage du fleuve, enfin lorsqu'on eut commencé le siége de la ville, on dit que le comte alla trouver en particulier et séparément les rois de l'Occident, et qu'il leur adressa les plus vives prières, pour en obtenir que la ville lui fût livrée dès qu'elle serait prise ; on assure même qu'on le lui promit. Quelques-uns des grands de notre royaume en furent instruits, et s'indignèrent, de concert avec d'autres personnes, qu'un si grand prince, qui devait être satisfait de ce qu'il possédait, et qui semblait vouloir combattre pour le Seigneur, sans prétendre à aucune récompense, eût demandé qu'on lui adjugeât une si belle portion du royaume; car ils espéraient que tout ce qui pourrait être conquis avec le concours et par les soins des princes pélerins tournerait à l'agrandissement du royaume et au profit des seigneurs qui y habitaient. L'indignation qu'ils en ressentirent les poussa jusqu'à cette honteuse pensée d'aimer mieux que la ville demeurât entre les mains des ennemis, que de la voir devenir la propriété du comte; et cela, parce qu'il leur semblait trop cruel pour ceux qui avaient passé toute leur vie à combattre pour le royaume et à supporter des fatigues infinies, de voir des nouveaux venus recueillir les fruits de leurs travaux, tandis qu'eux-mêmes, constamment négligés, seraient obligés de renoncer à l'espoir des récompenses que leurs longs services semblaient cependant avoir méritées. D'autres disent que le prince d'Antioche, indigné que le roi de France eût oublié la reconnaissance qu'il lui devait et l'eût abandonné sans vouloir lui prêter assistance, avait engagé quelques-uns des princes de l'armée, autant du moins qu'ils pouvaient tenir à sa bienveillance, à faire en sorte que les entreprises du Roi n'eussent aucun succès, et qu'il avait obtenu d'eux qu'ils emploieraient tous leurs soins pour le forcer de se retirer honteusement sans avoir réussi dans ses efforts. D'autres enfin affirment qu'il ne se passa rien autre chose si ce n'est que l'or des ennemis corrompit ceux qui firent tout le mal; et ils disent même d'ordinaire, comme un fait miraculeux, que dans la suite cet argent si mal acquis devint une cause de réprobation, et fut complétement inutile entre les mains de ses possesseurs. Quels furent les ministres de ce détestable crime? c'est sur quoi il y a encore beaucoup de versions différentes, et il n'a été impossible de découvrir quelque chose de positif. Quels qu'ils soient, qu'ils sachent que tôt ou tard ils seront payés selon leurs services, à moins qu'ils n'offrent au Seigneur une satisfaction convenable, et qu'il ne daigne l'agréer dans sa miséricordieuse clémence. Les Chrétiens se retirèrent donc sans gloire ; la ville de Damas se réjouit de leur départ après avoir été frappée de terreur; et pour les nôtres, au contraire , « la harpe se changea en de tristes plaintes, et nos instrumens de musique en des voix lugubres. » Les rois, de retour dans notre royaume, convoquèrent de nouveau une assemblée de tous les grands, et tentèrent, mais inutilement, de former quelque entreprise qui pût mettre leur mémoire en honneur dans la postérité. Quelques-uns eurent l'idée d'aller assiéger la ville d'Ascalon, toujours occupée par le peuple infidèle, qui se trouvait, en quelque sorte, placée au milieu du royaume, et où l'on pourrait transporter sans aucune difficulté toutes les choses dont on aurait besoin. Ils assuraient que rien ne serait plus facile que d'y rétablir promptement le culte chrétien ; mais, à la suite de beaucoup de propos semblables, ce projet avorta comme le précédent, et fut abandonné avant même d'être adopté, car le Seigneur, dans sa colère, semblait vouloir déjouer tous leurs efforts. [17,8] CHAPITRE VIII. Cependant l'empereur Conrad, voyant que le Seigneur lui avait retiré sa grâce et qu'il était hors d'état de rien faire pour l'avantage de notre royaume, fit préparer ses navires, prit congé de Jérusalem et retourna dans ses propres Etats. Peu d'années après, il mourut à Bamberg, et fut enseveli avec magnificence dans la grande église. C'était un homme pieux et miséricordieux, beau de sa personne, illustre par son courage, habile à la guerre et plein d'expérience; sa vie et ses mœurs furent en tout point dignes d'éloges, et sa mémoire est demeurée en bénédiction. Le seigneur Frédéric, illustre duc de Souabe, qui l'avait accompagné dans son expédition et ne s'était jamais séparé de lui, fils de son frère aîné et jeune homme d'une grande distinction, lui succéda dans l'Empire, et c'est lui qui le gouverne maintenant avec autant de vaillance que de bonheur. Le roi des Français voulut voir accomplir dans le royaume la révolution de l'année. Au printemps il célébra les fêtes de Pâques à Jérusalem, et partit ensuite avec sa femme et ses princes pour retourner dans ses États. Se souvenant, après qu'il y fut arrivé, des affronts qu'il avait reçus de sa femme pendant son voyage et dans tout le cours de son pèlerinage, il fit prononcer solennellement son divorce en présence de tous les évêques de son royaume, et se sépara d'elle en alléguant la parenté qui les unissait. Aussitôt après, le duc de Normandie, comte d'Anjou, la prit pour femme et l'épousa avant d'aller en Aquitaine prendre possession de son héritage paternel. Immédiatement après son mariage, le duc de Normandie succéda au seigneur Etienne, roi d'Angleterre , mort sans laisser d'enfants du meilleur sexe. Plus heureux dans un second mariage, le roi de France s'unit alors avec la fille de l'empereur des Espagnes, nommée Marie, vierge agréable à Dieu, et que ses vertus et sa sainte conduite ont rendue digne des plus grands éloges. [17,9] CHAPITRE IX. (1148) Depuis ce jour la situation des Latins en Orient commença à empirer visiblement. Nos princes et nos plus grands rois, qui semblaient les plus fermes appuis du peuple chrétien, virent tous leurs efforts déjoués, leurs entreprises sans succès; les ennemis insultèrent par leurs railleries à cet abaissement de nos forces, à cette disparition de notre gloire; la présence même de ceux dont le nom seul leur inspirait naguère la terreur, ne leur était plus fatale; ils en vinrent à ce point d'insolence et d'audace de ne plus se méfier de leurs propres forces, et de nous attaquer sans crainte, et avec plus d'acharnement qu'ils n'en avaient montré jusque alors. Ainsi, après le départ des deux rois, Noradin, fils de Sanguin, dont j'ai déjà eu occasion de parler, rassembla dans tout l'Orient une multitude infinie de Turcs, et exerça ses fureurs dans les environs d'Antioche, avec plus de témérité que jamais. Voyant que le territoire possédé par les princes latins ne pouvait recevoir aucun secours, il alla mettre le siège devant un château fort nommé Népa. Cependant le seigneur Raimond , prince d'Antioche, en ayant été informé, ne consulta que son courage et son impétuosité naturelle, qui ne lui permettaient pas d'écouter jamais les conseils d'autrui : il ne voulut pas même attendre la réunion de ses chevaliers qu'il avait ordonné de convoquer, et partit imprudemment avec un petit nombre d'hommes. Il trouva Noradin poursuivant les travaux du siège auprès du château de Népa. Celui-ci, dès qu'il fut instruit de l'approche du prince, craignant qu'il ne fût suivi d'un plus grand nombre de troupes, et ne voulant ni l'attendre ni se mesurer avec lui, abandonna le siège et se retira en lieu de sûreté, pour se donner le temps d'apprendre par les messagers qu'il expédia à plusieurs reprises, quels étaient les auxiliaires qui marchaient à la suite du prince, et s'il pouvait compter sur des forces plus considérables. Enorgueilli par ce premier succès, et, selon son usage, se confiant en lui-même plus qu'il n'aurait dû le faire, le prince d'Antioche ne tarda pas à négliger les précautions convenables : il avait près de lui des forteresses dans lesquelles il eût pu se maintenir sans aucun dommage et ramener de là ses troupes sans le moindre danger ; mais il aima mieux demeurer dans une plaine toute ouverte, pensant qu'il serait honteux de paraître avoir cédé à un sentiment de crainte en se retirant, même momentanément, et préférant rester exposé aux embûches des ennemis. Cette même nuit Noradin, voyant que le prince n'avait reçu aucun renfort, conçut l'espoir de remporter sur lui et les siens une victoire facile : il disposa ses bataillons en cercle, investit de toutes parts les troupes du prince et se prépara à les assiéger comme dans une place. Le lendemain matin, Raimond, entouré d'une multitude d'ennemis, commença , mais trop tard, à se méfier de ses propres forces et à douter du succès; il forma cependant ses rangs, plaça ses chevaliers en bon ordre, et fit ses dispositions pour combattre. La bataille s'engagea en effet; mais les Chrétiens, trop inférieurs en nombre, et ne pouvant soutenir une lutte inégale, prirent la fuite, abandonnant le prince au milieu d'un petit nombre des siens. Il se battit avec vigueur, comme un homme plein de courage et d'une bravoure remarquable ; enfin, épuisé de fatigue, il tomba percé de coups au milieu des nombreux ennemis sur lesquels la force de son bras s'était appesantie : sa tête et son bras droit furent séparés de son corps, et les restes de ce cadavre tout mutilé demeurèrent sur le champ de bataille au milieu de tous les autres. Parmi ceux qui périrent dans cette journée, on remarquait un homme grand et puissant, digne des regrets éternels de son pays, le seigneur Renaud des Mares, à qui le comte d'Ëdesse avait donné sa fille en mariage. On perdit encore quelques autres nobles, dont les noms nous sont inconnus. Le seigneur Raimond était un homme d'un grand courage ; il avait beaucoup d'habileté et d'expérience à la guerre, et s'était rendu extrêmement formidable aux ennemis ; cependant il eut peu de bonheur. Il faudrait un écrit particulier pour faire connaître toutes les actions magnifiques, toutes les preuves de vaillance par lesquelles il s'illustra dans sa principauté ; mais dans l'empressement que je dois mettre à rapporter les faits généraux, il m'est impossible de m'arrêter à des détails de ce genre. Il fut tué l'an 1148 et le 27 du mois de juin, dans la treizième année de son règne, le jour de la fête des saints apôtres Pierre et Paul, et mourut dans le lieu appelé la Fontaine murée, situé entre la ville d'Apamie et le bourg de Rugia. Son corps, que l'on reconnut à de certaines cicatrices, fut retrouvé parmi les morts et transporté à Antioche, où on l'ensevelit solennellement dans le vestibule de l'église du Prince des apôtres, au milieu de ses prédécesseurs. [17,10] CHAPITRE X. Pour mettre le comble à sa gloire, et pour célébrer un victoire signalée par la mort de celui qu'il regardait comme le plus redoutable ennemi des Gentils, Noradin envoya la tête et le bras droit de cet ennemi (qu'il avait fait enlever dans ce dessein) au plus puissant prince et monarque des Sarrasins, le calife de Bagdad, et à tous les autres satrapes turcs établis en Orient. Privés de l'assistance d'un si grand protecteur, les habitants du pays d'Antioche s'abandonnèrent aux lamentations, ne pouvant retenir leurs larmes, exprimant leur douleur par de profonds gémissements, et rappelant, d'une voix plaintive, les actions héroïques de l'homme fort. Les peuples les plus voisins ne furent pas les seuls que la nouvelle de cette mort pénétra d'une vive tristesse, et lorsque la renommée la répandit de toutes parts, les grands et les petits ressentirent dans leur cœur une profonde amertume et furent accablés de la plus vive douleur. Cependant Noradin, se montrant, comme son père, le plus zélé persécuteur de la foi et du nom du Christ, voyant que le prince et la plupart des hommes vigoureux avaient péri dans le combat, et que toute la province d'Antioche se trouvait ainsi livrée à sa merci, y conduisit aussitôt ses troupes et parcourut tout le pays en ennemi ; il passa près d'Antioche, livrant aux flammes tout ce qui tombait sous sa main, et se rendit de là au monastère de Saint-Siméon, situé sur des montagnes très-élevées, entre Antioche et la mer. Là encore il usa de toutes choses selon son bon plaisir, et ordonna en maître absolu ; il descendit vers la mer qu'il n'avait point encore vue, et alla s'y baigner en présence de tous les siens, comme pour prendre acte de la victoire qui l'avait conduit en ces lieux. Puis il revint vers le château de Harenc, situé à dix milles d'Antioche tout au plus, s'en empara en passant, le garnit de troupes et y fit entrer beaucoup de provisions d'armes et de vivres, afin qu'il fût en état de soutenir un long siège. Le peuple entier fut saisi de crainte; le pays fut humilié en sa présence, parce que le Seigneur avait livré entre ses mains et la force de la chevalerie et le prince de la contrée. Nul ne venait le secourir, nul ne lui offrait sa protection pour repousser les périls qui le menaçaient. Il ne restait dans le pays, pour prendre soin des affaires publiques et du gouvernement de la principauté, que la femme du prince, Constance, et avec elle deux fils et deux filles encore enfants ; et d'ailleurs il n'y avait personne qui remplît les fonctions du prince, ni qui pût relever le peuple de son profond abattement. Cependant Aimeri, patriarche d'Antioche, homme habile et très riche, déploya assez de courage dans ces circonstances, et se porta pour protecteur de son pays affligé. Revenant de sa parcimonie accoutumée, et cherchant à pourvoir aux premières nécessités du temps, il donna de l'argent en abondance pour lever et payer des troupes. Le roi de Jérusalem éprouva une extrême consternation en apprenant la mort du prince d'Antioche et les dangers qui menaçaient cette contrée. Il convoqua aussitôt ses chevaliers pour porter secours à ses malheureux frères, et partit en toute hâte pour Antioche ; les habitants désespéraient d'eux-mêmes et avaient perdu tout courage ; la présence du Roi leur apporta quelque consolation. Il rassembla aussitôt des forces, réunit celles qu'il avait amenées à tout ce qu'il put lever dans le pays, et invita les habitants à la résistance; et, afin de leur apprendre à se relever de leur abattement, il alla mettre le siège devant le château de Harenc, qui avait été repris tout récemment par les Turcs. Quelques jours après, voyant qu'il ne pouvait réussir dans son entreprise parce que le château avait été mis en bon état de défense, il y renonça et retourna à Antioche. Le soudan d'Iconium, ayant appris la mort du prince, descendit en Syrie suivi d'une nombreuse multitude, s'empara de beaucoup de villes et d'un plus grand nombre de châteaux, et alla mettre le siège devant Turbessel, où le comte d'Edesse était enfermé avec sa femme et ses enfants. Le Roi pendant ce temps envoya Honfroi, son connétable, avec soixante chevaliers pour défendre le château de Hasarth, et empêcher qu'il ne fût pris par les Turcs. Le comte d'Edesse finit par rendre au soudan tous les prisonniers de son pays qu'il retenait dans les fers ; il lui donna en outre douze armures de chevalier, et conclut la paix avec lui. Le soudan se retira, et le comte, ayant recouvré la liberté, partit le même jour pour Hasarth. Il se rendit de là à Antioche pour aller rendre grâces au seigneur Roi des bons procédés qu'il avait eus à son égard. Après avoir vu le Roi et pris congé de lui, le comte retourna dans son pays avec la faible escorte qui l'avait accompagné. Le Roi demeura à Antioche pour prendre soin des affaires de ce pays abandonné ; il les régla aussi bien que le temps et les lieux pouvaient le permettre, et la tranquillité étant un peu rétablie, il repartit pour son royaume, où ses intérêts particuliers le rappelaient. [17,11] CHAPITRE XI. Le patriarche d'Antioche avait, dit-on, appelé auprès de lui le comte Josselin le jeune, homme nonchalant, indigne héritier de la gloire de son père, perdu de débauche et dégoûtant de souillure, qui méprisait les meilleures voies pour suivre les plus pernicieuses, et qui croyait avoir emporté le plus grand de tous les succès par la chute du prince d'Antioche, contre lequel il nourrissait une haine implacable , sans faire attention à la vérité du proverbe qui dit : « C'est de notre affaire qu'il s'agit lorsque la maison voisine est en feu. » Le comte, étant donc parti pendant la nuit, marchait séparé de son escorte avec un jeune homme qui conduisait son cheval : il s'était arrêté pour satisfaire, à ce qu'on dit, à quelque besoin. Ceux qui marchaient en avant et ceux qui le suivaient n'en avaient aucune connaissance, lorsque tout-àcoup des brigands, cachés en embuscade, s'élancèrent sur lui, le firent prisonnier, et le conduisirent à Alep chargé de fers. Recueillant le fruit de ses vices immondes , accablé sous le poids des chaînes et par l'infection de son cachot, consumé par les angoisses de l'esprit et les souffrances du corps, il trouva là enfin le terme de sa misérable existence. Le jour étant revenu, ceux qui accompagnaient le comte, ignorant entièrement ce qui s'était passé auprès d'eux, cherchèrent leur seigneur avec anxiété, et n'ayant pu le découvrir ils retournèrent chez eux et racontèrent ce qui leur était arrivé. Toute cette terre fut de nouveau livrée à la consternation ; ses habitants n'avaient su compatir aux souffrances de leurs voisins ; mais, exposés à leur tour aux mêmes périls, ils apprirent par leur propre expérience qu'il faut savoir prendre pitié des maux d'autrui. Quelques jours après, les rapports des individus qui s'étaient positivement assurés du fait, firent connaître que le comte était retenu dans les fers à Alep. Sa femme, honnête, réservée, remplie de la crainte de Dieu, et telle que les femmes qui aiment le Seigneur, demeura avec son fils encore enfant et ses deux filles. Elle fit tous les efforts possibles pour gouverner son peuple, avec l'assistance des seigneurs restes auprès d'elle, et s'appliqua, plus qu'il n'appartient aux forces d'une femme, à défendre les forteresses du pays contre les ennemis, et à les approvisionner en armes, en hommes et en denrées. Ainsi, et en punition de nos péchés, ces deux contrées, privées de leurs plus fermes appuis et ayant peine à se maintenir, étaient l'une et l'autre gouvernées par des femmes. [17,12] CHAPITRE XII. Tandis que ces événements se passaient dans les environs du pays d'Antioche, et peu de temps après ce que je viens de raconter, la clémence divine visita enfin notre royaume. Se relevant de la poussière et de l'abattement où ils étaient comme ensevelis à la suite de tous les malheurs qui leur étaient survenus, et reprenant un peu de courage, le seigneur Roi et les autres princes de la contrée de Jérusalem résolurent de travailler à resserrer plus étroitement encore leurs cruels ennemis d'Ascalon, afin d'opposer de nouvelles barrières à leurs dangereuses incursions. A cet effet ils formèrent le projet de relever l'antique ville de Gaza ( située au midi et à dix milles de distance d'Ascalon ) alors entièrement détruite et dépeuplée ; au nord et à l'orient ils avaient élevé un cercle de forteresses qui tenaient la ville d'Ascalon comme assiégée ; ils voulurent s'assurer les mêmes ressources du côté du midi, afin de pouvoir renouveler plus fréquemment leurs attaques, et la harceler plus vivement en lui préparant de nouveaux pièges. Au jour fixé le peuple entier se réunit, comme un seul homme, sur le point et tous travaillèrent à l'envi les uns des autres pour reconstruire la ville. Gaza avait été très anciennement l'une des cinq villes du pays des Philistins ; elle était célèbre par le nombre de ses édifices, et l'on retrouva d'abondantes preuves de son antiquité et de sa noblesse dans ses églises et ses vastes maisons toutes tombant en ruines, dans les marbres et les immenses pierres qui y étaient encore, et dans une grande quantité de citernes et de puits d'eaux vives. Elle était située sur une colline peu élevée et entourée de murailles qui renfermaient une assez vaste étendue de terrain. Les Chrétiens reconnurent qu'il ne serait peut-être pas convenable, et qu'ils n'auraient d'ailleurs ni les forces ni le temps de relever toute la ville ; ils prirent donc la portion qui était sur la colline, et ayant jeté des fondations à une profondeur suffisante, ils élevèrent une belle muraille, construisirent des tours, et leurs travaux furent terminés promptement et heureusement par l'assistance du Seigneur. Les ouvrages finis et bien soignés dans toutes leurs parties, ils résolurent, d'un commun accord, d'en remettre la garde aux frères du Temple, et leur concédèrent à perpétuité la ville et toute la contrée environnante. Les frères, hommes forts et vaillants dans les combats, ont conservé jusqu'à ce jour ce dépôt avec autant de fidélité que de sagesse; ils ont fréquemment porté la désolation dans la ville d'Ascalon par les attaques qu'ils ont dirigées contre elle, soit à force ouverte, soit en tendant des embûches secrètes. Auparavant les Ascalonites parcouraient toute la contrée, la ravageaient en ennemis furieux, et s'étaient rendus redoutables aux Chrétiens ; dès ce moment ils s'estimèrent infiniment heureux de vivre en repos à l'abri de leurs murailles, et d'acheter la paix de temps à autre, soit par leurs humbles soumissions, soit à prix d'argent. Et ce n'est pas. seulement comme dirigée contre cette ville, lorsqu'elle se montrait encore intraitable, que la nouvelle forteresse rendit de grands services aux Chrétiens ; alors même que la ville d'Ascalon eut été soumise, cette forteresse, qui formait la frontière vers le midi, servit aussi contre les Egyptiens, et devint comme le boulevard de tout le pays. (1149) Au commencement du printemps, lorsque les travaux intérieurs furent à peu près achevés, le Roi et le seigneur patriarche y laissèrent les frères du Temple, et retournèrent à Jérusalem. Vers ce même temps, on vit arriver le secours d'Égyptiens qui venaient solennellement trois ou quatre fois l'année pour relever les forces et le courage des Ascalonites. Ils s'avancèrent en nombre considérable, et vinrent se présenter devant la nouvelle ville ; les habitants rentrèrent dans la place par crainte de leurs ennemis, et ceux-ci livrèrent quelques assauts avec beaucoup de vigueur; mais leurs chefs voyant, au bout de quelques jours de siège, qu'ils ne pouvaient en venir à leurs fins, se remirent en route pour Ascalon. Depuis ce jour il sembla que leurs forces eussent été détruites et qu'on leur eût enlevé tout pouvoir de nuire, si bien qu'ils cessèrent entièrement d'exercer leurs vexations ordinaires sur toute la contrée environnante. Les armées d'Egypte, qui continuèrent à venir apporter des secours aux habitants d'Ascalon, devenus dès lors malheureux, prirent l'habitude de ne plus suivre que la route de mer, se méfiant des chevaliers renfermés dans la forteresse, et voulant éviter les embûches qu'on pouvait leur dresser. [17,13] CHAPITRE XIII. A cette époque, les affaires du royaume d'Orient étaient dans une situation assez prospère, et le pays jouissait de quelque tranquillité; mais nous avions perdu le comté d'Edesse ; le comte lui-même était tombé au pouvoir des Turcs, et le pays d'Antioche était continuellement en butte aux attaques inopinées des infidèles. Alors aussi l'ennemi, qui va sans cesse semant la dissension parmi les hommes, jaloux de notre prospérité et cherchant à exciter chez nous des agitations intérieures, fit tous ses efforts pour troubler notre repos. Je dois exposer les causes et l'origine de ces nouveaux périls. Après la mort de son mari, la reine Mélisende, d'illustre et pieuse mémoire, demeura, ainsi que je l'ai dit, avec deux enfants encore en bas âge ; elle prit soin du gouvernement du royaume en vertu de ses droits héréditaires, et fut, à titre légitime, tutrice de ses deux fils. Elle avait administré jusqu'à ce jour avec autant de vigueur que de fidélité, s'appuyant de l'autorité des conseils des princes, et déployant une force et un courage qui l'élevaient au dessus de son sexe. Son fils aîné, le seigneur Baudouin, dont j'écris en ce moment l'histoire, la soutenait dans l'exercice de son pouvoir, et s'y soumettait avec juste raison, même après qu'il eut été élevé au trône de ses pères. Parmi ceux dont elle employait les services et les conseils, la Reine avait pour serviteur intime un homme noble, son cousin, nommé Manassé. Dès qu'elle eut pris possession du gouvernement, elle lui confia toute autorité sur les troupes, et le nomma commandant en chef. Cet homme, se confiant en la protection de la Reine, se montrait, dit-on, fort arrogant; il s'élevait insolemment au-dessus de tous les grands du royaume, et ne témoignait à aucun d'eux le respect qui leur était dû. Cette conduite lui avait attiré la haine de tous les nobles, et ces sentiments auraient éclaté par des effets, si la Reine n'eût employé toute son autorité à les contenir. Manassé avait épousé la veuve du seigneur Balian l'ancien, noble matrone, mère des trois frères Hugues, Baudouin et Balian de Ramla, et ce mariage lui avait valu de grandes richesses et des possessions considérables. Le Roi était placé d'intention et de fait en tête de ceux qui poursuivaient Manassé de leur inimitié ; il l'accusait de lui enlever les bonnes grâces de sa mère et de la gêner dans sa munificence. Tous ceux qui détestaient la puissance de ce seigneur, et à qui sa domination déplaisait ne manquaient pas d'entretenir le Roi dans son aversion et d'animer ses ressentiments. Ils le poussaient aussi à éloigner sa mère du pouvoir, lui disant que, puisqu'il était parvenu à l'adolescence, il était honteux pour lui d'être gouverné par les caprices d'une femme, et l'engageant à demander qu'on remît du moins entre ses mains une portion des affaires de son propre royaume. Séduit par ces conseils et d'autres semblables, le Roi résolut de se faire couronner solennellement à Jérusalem le jour de la fête de Pâques : le seigneur patriarche et les hommes sages qui aimaient la paix du royaume, le supplièrent instamment d'admettre sa mère à prendre part aux mêmes honneurs; le Roi ne voulut pas y consentir : après avoir pris l'avis de ses conseillers, et le jour même qu'il avait d'abord fixé, il différa la cérémonie ; mais le lendemain, sans avoir prévenu sa mère, il parut tout-à-coup en public couronné de lauriers. [17,14] CHAPITRE XIV. A la suite de cette solennité, le Roi convoqua une assemblée des grands, et en présence d'Ives, comte de Soissons, et de Gaultier, seigneur de Saint-Aldemar, il alla trouver sa mère et lui demanda impérieusement de partager le royaume, et de lui assigner une portion dans l'héritage de ses aïeux. A la suite de beaucoup de discussions et de délibérations, on fit en effet ce partage; on donna le choix au seigneur Roi ; il prit pour sa part les deux villes maritimes de Tyr et d'Accon, avec toutes leurs dépendances, et laissa à la Reine Jérusalem et Naplouse, aussi avec toutes leurs dépendances. Lorsque cette division eut été acceptée de part et d'autre, le peuple jugea qu'il fallait tolérer ces arrangements pour le bien de la paix, et espéra que l'une et l'autre des parties seraient satisfaites de ce qui lui était échu. Aussitôt après, le Roi nomma pour son connétable et chargea de son autorité sur les troupes, un homme noble et magnifique, le seigneur Honfroi de Toron, qui avait de grandes et vastes propriétés en Phénicie, dans les montagnes voisines de la métropole de Tyr. Mais la Reine ne fut pas quitte à ce prix des persécutions de ses ennemis ; les causes les plus frivoles ranimèrent le feu caché sous la cendre et allumèrent un incendie plus grand et plus dangereux que le précédent. Le Roi, cédant aux conseils de ceux qui l'avaient d'abord poussé , recommença à tracasser sa mère, et résolut enfin de l'expulser complètement de la portion du royaume qu'elle avait obtenue de son propre consentement, et de s'en emparer pour lui-même. Instruite de ses projets, la Reine confia à quelques-uns de ses fidèles le soin de garder la ville de Naplouse, et se retira de sa personne à Jérusalem. Pendant ce temps le Roi convoqua tous ses chevaliers, alla assiéger Manassé dans un château fort nommé Mirebel, le contraignit à se rendre, et à renoncer à tout le royaume et à toute la contrée située en deçà de la mer; il alla ensuite prendre possession de Naplouse, et partit de là pour poursuivre sa mère jusque dans Jérusalem. Cependant la Reine avait été abandonnée par quelques-uns de ceux dont les possessions se trouvaient dans la portion qui lui était échue en partage; ils oublièrent leurs serments et les devoirs de fidélité qui les obligeaient envers elle. Un petit nombre d'entre eux lui demeurèrent attachés et se montrèrent fidèles ; savoir : Amaury, comte de Joppé; son fils, jeune encore; Philippe de Naplouse, Richard l'ancien et quelques autres dont les noms me sont inconnus. Lorsqu'elle apprit que son fils s'avançait à la tête d'une armée, la Reine se retira dans la citadelle avec les gens de sa maison et ses fidèles, ayant toute confiance aux fortifications de ce château. Cependant le seigneur patriarche Foucher, de précieuse mémoire, voyant approcher le temps des malheurs et les jours de l'épreuve, résolut de se porter pour médiateur et de faire des propositions de paix. Il prit dans son clergé des hommes religieux et remplis de la crainte de Dieu, et marcha à la rencontre du seigneur Roi; il l'invita à renoncer à ses mauvais desseins, à se renfermer dans les termes des conventions antérieures, et à laisser sa mère en repos. Mais voyant qu'il ne pouvait rien obtenir, il rentra dans la ville, détestant les conseils du Roi. Ce prince cependant, poursuivant ses projets, dressa son camp sous les murs de la ville, mais les habitants, craignant d'encourir la colère royale, lui ouvrirent les portes et accueillirent le Roi ainsi que ses troupes. il fit investir aussitôt la citadelle, où sa mère s'était retirée, prescrivit toutes les dispositions d'un siège, et se présentant en ennemi, il employa les balistes, les arcs et toutes les machines propres à lancer des projectiles, pour attaquer sans relâche ceux qui s'y étaient enfermés, sans leur laisser un seul moment de repos. Les assiégés résistant vigoureusement à celui qui les combattait vigoureusement, travaillaient à repousser la force par la force, et comme on les attaquait avec tous les moyens qu'on emploie contre des étrangers, ils ne se faisaient aucun scrupule de se servir des mêmes moyens, et de rendre, comme à des ennemis, les maux qu'ils avaient à souffrir. On combattit donc pendant quelques jours avec des périls égaux de chaque côté; les affaires du Roi n'avançaient pas, mais il ne voulait pas renoncer à son entreprise; enfin quelques personnes employèrent leurs bons offices pour rétablir la paix entre les deux partis. La Reine se contenta de la ville de Naplouse avec son territoire, et résigna entre les mains de son fils la capitale du royaume; le Roi s'engagea par serment et par corps à ne jamais la troubler dans ses possessions; le fils et la mère se réconcilièrent pleinement, et, telle que l'étoile du matin qui brille au milieu de la nuit, la tranquillité fut enfin rétablie dans le royaume et dans l'Église. [17,15] CHAPITRE XV. Le Roi apprit alors par des renseignements certains que le comte d'Edesse était misérablement tombé entre les mains des ennemis; que son pays, privé de défenseur, se trouvait livré aux attaques des infidèles, et que cette province, ainsi que celle d'Antioche, tombées sous le gouvernement de deux femmes, réclamaient vivement sa sollicitude. Il prit aussitôt avec lui Honfroi, connétable, et Gui de Béryte; il convoqua aussi ceux qui habitaient dans le pays échu à la Reine, mais aucun d'eux ne vint le rejoindre, quoiqu'il les eût appelés chacun individuellement; il partit ensuite pour le comté de Tripoli; et après avoir rallié le comte et ses chevaliers, il se rendit en toute hâte à Antioche. On disait de toutes parts, et il n'était que trop vrai, que le très-puissant prince des Turcs, le soudan d'Iconium, était arrivé dans cette contrée avec une cavalerie innombrable, et avait occupé presque toute la portion du territoire limitrophe de ses États. Les habitants de ces lieux, s'étant trouvés dans l'impossibilité de résister à une armée si considérable, avaient livré leurs villes et leurs bourgs au soudan, à condition d'obtenir la vie sauve avec la faculté d'en sortir suivis de leurs femmes et de leurs enfants, et d'être conduits en toute sûreté jusqu'à Turbessel. Cette place, mieux fortifiée et plus peuplée que les autres, et dans laquelle le seigneur comte avait fait sa résidence habituelle, semblait encore tout-à-fait tranquille. Après avoir ainsi occupé tout le pays, à l'exception d'un petit nombre de châteaux forts, le soudan, rappelé par d'autres affaires plus importantes, s'était vu forcé de retourner chez lui; mais les habitants n'avaient rien gagné à son départ, et se trouvaient exposés aux mêmes maux, aux mêmes sollicitudes. Le puissant Noradin, l'ennemi le plus acharné de notre peuple, ne cessait d'infester le pays par des invasions ; et les choses en étaient venues au point que personne absolument n'osait sortir des places fortes. Placé comme entre deux étaux, le malheureux peuple était sans cesse écrasé : deux grands princes, dont l'un ou l'autre eût suffi pour l'accabler de sa puissance, pesaient en même temps sur lui et le tourmentaient sans mesure. [17,16] CHAPITRE XVI. Cependant l'empereur de Constantinople, ayant appris les malheurs de ces contrées, avait chargé l'un de ses grands de s'y rendre en emmenant à grands frais de nombreuses troupes, et d'offrir à la comtesse d'Edesse et à ses enfants un revenu annuel suffisant pour leur assurer à jamais une existence honorable, en indemnité de la cession qu'on lui demandait de faire, en faveur de l'Empire, de son pays et des places fortes qu'elle ne retenait plus qu'avec peine. L'Empereur se promettait, à l'aide de ses immenses richesses, de mettre ce pays à l'abri des invasions des Turcs, et de recouvrer même tout ce qui avait été perdu, si la province lui était entièrement abandonnée. Le Roi, arrivé à Antioche, fut instruit des propositions que portaient les députés de l'Empereur; eux-mêmes vinrent aussi lui en faire part, et il s'éleva alors un dissentiment entre les princes du pays. Les uns disaient que les choses n'en étaient point encore à une telle extrémité que l'on fût réduit à accepter ces offres ; les autres affirmaient, au contraire, qu'il était indispensable d'y consentir avant que les ennemis eussent pris possession de tout le territoire. Au milieu de ces incertitudes, le Roi considéra que le pays ne pouvait demeurer longtemps dans la situation où il se trouvait; que les propres affaires de son royaume ne lui permettaient pas d'y faire un plus long séjour; qu'il n'avait pas lui-même assez de forces pour administrer deux provinces situées à quinze journées de marche l'une de l'autre ; enfin que la province d'Antioche, placée entre deux, était depuis plusieurs années privée d'un prince qui prît soin de ses intérêts; ces divers motifs le déterminèrent à faire céder aux Grecs les villes qui restaient encore dans le comté, moyennant les conditions proposées. Ce n'est pas qu'il se crût fort assuré que les Grecs pourraient réussir à se maintenir dans cette province avec leurs forces; mais il aima mieux, s'il devait arriver un malheur, qu'il survînt pendant que les Grecs seraient en possession du pays, afin qu'on ne pût dès lors lui imputer à lui-même, et la ruine d'un peuple si dangereusement compromis, et la perte du territoire. Le traité fut donc conclu selon les conditions offertes, et on obtint le consentement de la comtesse et de ses enfants : la rédaction de cet acte reçut l'approbation de toutes les parties, et le Roi prit jour pour se rendre avec tous ses chevaliers dans le comté, pour en faire la remise aux hommes de l'Empereur, et leur livrer toutes les places encore occupées par les nôtres. Au jour indiqué, le Roi, suivi du comte de Tripoli, de ses grands, de ceux du pays d'Antioche et des députés grecs, se rendit sur le territoire du comté d'Edesse, et arriva à Turbessel. Après avoir pris sous sa protection la comtesse, ainsi que ses enfants et tous les Latins et Arméniens des deux sexes qui manifestèrent l'intention de sortir, il résigna le pays entre les mains des Grecs. Les places que les Chrétiens possédaient encore dans cette contrée étaient Turbessel, Hatab, Ravendel, Ranculat, Bilé, Samosate, et peut-être quelques autres encore. Aussitôt que ces villes eurent été cédées aux Grecs, le Roi fit ses dispositions de départ pour s'en aller avec tous ceux qui voulurent le suivre, chargés de leurs bagages, et avec leurs bêtes de somme, car nul ne voulut quitter le pays sans emmener toutes les personnes de sa maison et de sa famille, ainsi que tout son mobilier ; et le Roi, en voyant ce peuple nombreux et désarmé, embarrassé en outre de tout ce qu'il traînait à sa suite, voulut l'accompagner dans sa marche afin de le préserver de tout péril. [17,17] CHAPITRE XVII. Noradin cependant fut instruit que le Roi avait fait ses dispositions pour conduire lui-même le peuple chrétien ; il avait su qu'ayant perdu tout espoir de se maintenir dans cette contrée, les princes avaient résigné les places qu'ils possédaient encore entre les mains des Grecs, hommes mous et efféminés; trouvant dans ces témoignages de crainte de nouveaux motifs de courage, il rassembla ses troupes dans toutes les contrées voisines, et partit en toute hâte pour marcher à la rencontre du Roi et de son peuple, tandis qu'ils étaient remplis de méfiance et embarrassés par leurs nombreux bagages : il espérait tirer grand avantage de cette apparition inopinée au milieu de telles circonstances. Le Roi était à peine arrivé à la ville de Tulupa, à cinq ou six milles de Turbessel, avec cette multitude impuissante qu'il conduisait, que déjà Noradin avait inondé tout le pays de ses légions. Elles étaient dans le voisinage d'un château fort nommé Hatab, devant lequel les Chrétiens devaient passer ; et ceux-ci en effet, étant près de s'y rendre et se voyant exposés à de grands périls, formèrent leurs corps et se rangèrent en bon ordre, comme s'ils devaient se battre incessamment contre les ennemis. Les Turcs firent aussi toutes leurs dispositions, et se croyant assurés de la victoire, ils attendirent avec impatience l'arrivée de notre armée. En dépit de leurs espérances, elle arriva cependant sans aucun accident au château de Hatab, marchant sous la protection de la miséricorde divine : les hommes et les animaux employés au transport étaient fatigués, et se reposèrent toute la nuit : pendant ce temps, on convoqua l'assemblée des grands pour délibérer sur la marche du lendemain. Quelques-uns d'entr'eux demandèrent qu'on leur remît le fort de Hatab, espérant, avec l'aide du Seigneur et leurs propres forces, pouvoir se défendre et s'y maintenir malgré les invasions des Turcs. L'un d'eux était du royaume, et se nommait Honfroi de Toron, homme illustre et connétable du Roi ; l'autre était un homme noble et puissant de la principauté d'Antioche, nommé Robert de Sourdeval. Mais le Roi, voyant qu'aucun des deux n'avait les forces et la puissance nécessaires pour accomplir ces projets, dédaigna leurs offres comme vaines, persista à assurer l'exécution du traité, livra la citadelle aux Grecs, et donna de nouveau l'ordre du départ. On voyait dans ce cortège des hommes nobles, des matrones illustres conduisant avec elles d'innocentes jeunes filles et de jeunes garçons : tous, quittant le sol natal, la résidence de leurs aïeux, la terre de leurs pères, ne pouvaient contenir leurs soupirs et leurs sanglots; et en s'éloignant pour aller s'établir chez un autre peuple, ils pleuraient et faisaient entendre des lamentations. Aussi l'on n'eût pu trouver un cœur assez endurci pour n'être pas ému des pleurs et des gémissements plaintifs de ce peuple fugitif. Le jour revenu, on prépara de nouveau les bagages, et l'on se remit en marche. Les ennemis avaient aussi formé leurs bataillons, et marchaient sur les deux côtés de la route, prêts à tout moment à s'élancer sur l'escorte. Cependant nos princes, en voyant les Turcs ainsi rangés en ordre de bataille et formant une masse imposante, distribuèrent tout de suite en divers corps les cinq cents chevaliers qu'ils avaient avec eux, et assignèrent à chacun la place qu'il devait occuper. Le Roi se porta en avant, et régla le mouvement de la marche pour la foule des gens qui arrivaient à pied : on prescrivit au comte de Tripoli et à Honfroi de Toron de se tenir sur les derrières avec les chevaliers les plus illustres et les plus vigoureux, afin de soutenir le choc des ennemis, et de défendre la multitude de toute attaque violente ; les seigneurs d'Antioche furent placés sur la droite et sur la gauche de la colonne, afin que la multitude, qui s'avançait sur le milieu, se trouvât ainsi entourée de tous côtés d'hommes forts et de chevaliers armés. Tel fut durant toute cette journée et jusqu'au coucher du soleil l'ordre de la marche, pendant laquelle nos troupes eurent à soutenir toutes sortes de vexations, à repousser de fréquentes attaques, à livrer des combats presque continuels. En même temps il pleuvait une si grande quantité de flèches sur l'armée, que tous les bagages étaient transpercés comme des machines de guerre : il faisait en outre beaucoup de poussière et une chaleur excessive, telle qu'on la peut éprouver au mois d'août, et le peuple était horriblement fatigué de l'excès de la soif. Enfin, lorsque le soleil vint à tourner vers le couchant, les Turcs, qui se trouvaient entièrement dépourvus de vivres, et avaient déjà perdu quelques-uns de leurs nobles, entendirent le signal de la retraite, et cessèrent de poursuivre nos frères, admirant avec étonnement leur incomparable fermeté et leur persévérance. Honfroi, le connétable, s'était mis à la poursuite de quelques-uns d'entre eux; il était déjà éloigné de la colonne, lorsque s'avança vers lui un chevalier ennemi qui, posant ses armes, et joignant successivement les mains à droite et à gauche, lui donna des témoignages de son respect. C'était un domestique et familier intime d'un puissant prince turc qui avait contracté avec le connétable une alliance fraternelle, et lui était extrêmement attaché. Ce prince avait envoyé cet homme auprès de Honfroi pour le saluer en son nom, et l'informer exactement de l'état de l'armée ennemie. Il lui annonça que Noradin avait le projet de retourner chez lui dans le courant de la nuit suivante avec tous les siens, attendu qu'il n'y avait plus de vivres dans son camp, et qu'il lui était impossible de poursuivre plus longtemps les Chrétiens. Le Turc alla rejoindre sa troupe, et Honfroi, rentré dans le camp, alla aussitôt rendre compte au seigneur Roi de ce qu'il venait d'apprendre. La nuit étant près d'arriver, le peuple entier campa dans le lieu appelé Joha. Les jours suivants il traversa sans obstacle la forêt nommée Marris, et arriva enfin sur le territoire soumis à la domination chrétienne. Le seigneur Roi se rendit alors à Antioche. Cependant Noradin, voyant que le comté d'Edesse était désormais abandonné par les Latins, et comptant sur la mollesse des Grecs qui en avaient pris possession , renouvela plus fréquemment ses attaques ; et comme les Grecs étaient hors d'état de lui résister, la situation du pays devint encore plus critique. Enfin Noradin y conduisit de nombreuses armées, assiégea et investit toutes les places, en expulsa les Grecs de vive force, et se trouva, dans l'espace d'une année, entièrement maître de tout le pays. Ainsi cette province extrêmement opulente, embellie de cours d'eau, de forêts et de pâturages, riche d'un sol très fertile, douée de toutes sortes de commodités, et dans laquelle cinq cents chevaliers avaient possédé des bénéfices très considérables, passa, en punition de nos péchés, entre les mains des ennemis, et a été, depuis cette époque, soustraite à notre juridiction. L'Église d'Antioche perdit dans ce comté trois archevêchés, celui d'Edesse, celui de Hiérapolis et celui de Coritium ; ces églises sont maintenant encore occupées par les infidèles, et asservies, à leur grande douleur, aux superstitions des gentils. [17,18] CHAPITRE XVIII. Cependant le seigneur Roi de Jérusalem éprouvait une vive sollicitude pour la ville d'Antioche et le territoire qui forme son diocèse; il craignait que, privée de l'assistance d'un prince, elle n'éprouvât le sort misérable du comté d'Edesse, et que, tombant comme celui-ci entre les mains des ennemis, elle ne causât une perte irréparable au peuple chrétien, et ne devînt pour tous un nouveau sujet de confusion. Comme les affaires de son royaume le rappelaient, et l'empêchaient de prolonger son séjour à Antioche, il renouvela ses instances auprès de la princesse pour l'engager à choisir, parmi les nobles de la contrée, celui dont elle voudrait faire son époux, afin qu'il pût prendre en main le gouvernement de la principauté. Il y avait alors dans le pays plusieurs hommes nobles et illustres qui avaient suivi le Roi dans sa dernière expédition ; savoir le seigneur Ives de Nesle, comte de Soissons, homme puissant, sage et habile, qui avait une grande autorité dans le royaume des Français ; Gaultier de Falcomberg, châtelain de Saint Aldemar, et qui fut dans la suite seigneur de Tibériade, homme également sage, d'une urbanité parfaite, plein de prudence dans les conseils et de valeur dans les combats; et enfin le seigneur Raoul de Merle, homme d'une très-grande noblesse, fort habitué à la guerre, et doué d'une rare sagesse : chacun de ces seigneurs paraissait également propre à gouverner le pays; mais la princesse, qui redoutait les liens du mariage et préférait vivre en toute liberté, s'inquiétait peu de ce qui pouvait être utile au peuple, et s'occupait presque exclusivement de satisfaire aux convoitises de la chair. Le Roi, ayant appris ses résolutions, convoqua une assemblée générale de tous les princes du royaume et de la principauté, et assigna Tripoli pour lieu de la réunion. Il y invita le seigneur patriarche d'Antioche et ses suffragants, ainsi que la princesse et tous ses grands : sa mère, la reine Mélisende, s'y rendit aussi, et les princes du royaume l'y accompagnèrent. Après que l'on eut examiné avec soin toutes les affaires publiques, on en vint à s'occuper de celle de la princesse ; mais ni le Roi et le comte de Tripoli, ses cousins, ni la Reine et la comtesse de Tripoli, ses tantes maternelles, ne purent la déterminer à prendre le parti qu'on lui offrait pour son intérêt aussi bien que pour celui du pays. On dit qu'elle suivit en cette occasion les conseils du patriarche, homme adroit et dissimulé, qui l'entretenait dans ces mauvais sentiments, afin de pouvoir satisfaire ses propres prétentions, et exercer plus librement sa domination sur toute la contrée. Toutes ces sollicitations n'ayant produit aucun résultat, l'assemblée fut dissoute, et chacun retourna chez soi. [17,19] CHAPITRE XIX. A peu près vers le même temps, des sentiments de jalousie qu'éprouvait le comte de Tripoli avaient excité une secrète inimitié entre ce seigneur et sa femme, sœur de la reine Mélisende, et la Reine s'était rendue à Tripoli pour tâcher d'apaiser ces querelles, en même temps que pour voir la princesse d'Antioche. Elle eut peu de succès dans les soins qu'elle prit pour opérer une réconciliation, et au moment de son départ elle résolut d'emmener sa sœur avec elle : toutes deux, en effet, sortirent ensemble de la ville. Le comte, de son côté, était allé accompagner la princesse d'Antioche qui partait aussi ; et, peu de temps après être sorti, il prit congé d'elle et retourna à Tripoli. Au moment où il arrivait à la porte de la ville, ne redoutant aucun fâcheux événement, il fut attaqué par des assassins, à l'entrée même de la porte, entre la muraille et le rempart, et, percé de plusieurs coups d'épée, il périt misérablement. Le noble et illustre seigneur Raoul de Merle, dont j'ai déjà parlé, fut tué à ses côtés, de même qu'un chevalier de sa suite. Tous deux étaient sortis par hasard avec le seigneur comte, et l'avaient accompagné dans sa promenade. Pendant ce temps, le Roi était en parfaite sécurité dans la ville, jouant aux dés, se divertissant et ne se doutant de rien. Cependant la nouvelle de la mort du comte répandit une grande agitation dans la ville : le peuple courut aux armes; tous ceux qu'il rencontrait ne parlant pas notre langue, ou distingués par leurs vêtements, étaient à ses yeux les sicaires auteurs de cette catastrophe ; ils succombaient aussitôt sous le glaive ; tous étaient frappés et périssaient indistinctement. Cependant le Roi, averti par ces cris extraordinaires, apprit bientôt la mort du comte ; il en éprouva une profonde douleur, et l'âme abattue, ne pouvant contenir ses larmes et ses sanglots, il donna l'ordre de rappeler sur-le-champ sa mère et sa tante. Elles furent ramenées toutes deux à la ville, et, après beaucoup de lamentations et de témoignages d'affliction, on célébra les obsèques du comte avec toute la magnificence qui lui était due ; puis, en vertu des ordres du Roi, tous les grands du pays prêtèrent serment de fidélité à la comtesse et à ses enfants. Le comte laissait après lui un fils, nommé comme lui Raimond, à peine âgé de douze ans, et une fille nommée Mélisende, plus jeune que son frère. Les choses ainsi terminées, le Roi repartit pour son royaume, avec sa mère et les princes. [17,20] CHAPITRE XX. (1152) Il y avait alors quelques nobles satrapes turcs, hommes puissants, et qui portaient chez eux un nom illustre; on les surnommait les Hiaroquin; on dit que la cité sainte leur appartenait par droit d'héritage, avant qu'elle eût été délivrée par les Chrétiens. Peu de temps après le retour du Roi, ces satrapes cédant aux instances de leur mère, qui leur reprochait leur lâcheté de consentir à demeurer si longtemps expulsés de l'héritage de leurs aïeux, rassemblèrent une multitude innombrable de Turcs et résolurent de se rendre à Jérusalem et de la revendiquer, comme leur appartenant par droit de naissance. Ils prirent avec eux une immense escorte d'hommes de guerre, et marchant à la suite de leur mère, déjà fort âgée, et qui ne cessait de les animer par ses discours, ils se mirent en route, déterminés à poursuivre l'exécution de leurs projets, si le Seigneur leur permettait d'y réussir. Arrivés à Damas, ils y firent quelque séjour pour laisser leurs troupes se reposer et reprendre des forces; les gens de Damas voulurent les détourner d'une entreprise aussi insensée; mais ils n'en tinrent aucun compte, et prenant des provisions de route, rechargeant tous leurs bagages, ils partirent pour Jérusalem, ne doutant pas du succès de leurs efforts. Après avoir passé le Jourdain et gravi avec toutes leurs troupes les montagnes au milieu desquelles est située la cité sainte, ils s'arrêtèrent sur le mont des Oliviers, qui se trouve non loin de la ville et la domine entièrement. De ce point élevé leurs regards se portaient en liberté sur les lieux saints, et principalement sur le Temple du Seigneur, pour lequel ils avaient un respect tout particulier. En ce moment, la plupart des chevaliers du pays s'étaient rendus à Naplouse, dans la crainte que les nouveaux ennemis ne se dirigeassent en masse sur cette ville, qui n'avait pas même de murailles. Ceux des nôtres qui étaient demeurés à Jérusalem, voyant arriver les Turcs, invoquèrent les secours du ciel, coururent aux armes et sortirent avec empressement, marchant à la rencontre des ennemis et faisant des vœux ardents pour pouvoir se mesurer avec eux. Le chemin qui descend de Jérusalem à Jéricho et de là au Jourdain est fort inégal, couvert de rochers et entouré de précipices qui le rendent dangereux; la montée et la descente sont également difficiles pour ceux-là même qui ne craignent rien et qui ne rencontrent aucun obstacle en y passant. Les ennemis, qui se trouvaient engagés dans ce chemin, ayant cherché à fuir devant nos bataillons qui les poursuivaient avec ardeur, et ne pouvant se sauver qu'avec peine à travers les précipices et les étroits défilés, beaucoup d'entre eux périrent par des chutes et sans être frappés du glaive. Ceux qui avaient suivi des chemins plus unis cherchèrent aussi leur salut dans la fuite, mais ils tombaient alors au milieu des nôtres, et, percés de coups, blessés dangereusement, ils se précipitaient également vers la mort : leurs chevaux, fatigués de leurs longues marches et de toutes les difficultés du voyage, ne pouvant résister à l'aspérité de ces chemins , abattus et privés de forces, refusaient tout service à ceux qui les montaient ; et les hommes, obligés de se mettre à pied, écrasés du poids de leurs armes, et peu accoutumés à ce genre de fatigue, tombaient comme des moutons sous les coups de ceux qui les poursuivaient. Par suite de ces divers accidents, il se fit un si grand massacre d'hommes et de chevaux que les cadavres entassés sur les chemins faisaient souvent obstacle à la marche de ceux qui poursuivaient les fuyards. Mais ces obstacles mêmes animaient encore plus le zèle des nôtres ; ils dédaignaient de s'arrêter pour ramasser du butin ou pour enlever des dépouilles; ils s'attachaient uniquement au carnage, pensant que le sang de leurs ennemis était le plus beau gain qu'ils pussent rechercher. Pendant ce temps, ceux qui s'étaient réunis à Naplouse, ayant appris que les ennemis avaient marché vers Jérusalem, sortirent tous ensemble et accoururent avec empressement sur les bords du Jourdain pour s'emparer des gués, et s'opposer ainsi au passage des Turcs. Ils y rencontrèrent ceux qui avaient réussi à s'échapper, les surprirent tout-à-fait à l'improviste, et s'élancèrent sur eux, en les prenant en flanc. La main du Seigneur s'appesantit sur les Turcs en cette journée, et l'on put répéter ces paroles de l'Écriture : « La chenille a dévoré les restes de la sauterelle. » Ceux qui paraissaient avoir échappé aux poursuites de leurs ennemis, grâce à la rapidité de leurs chevaux, ou par tout autre moyen, succombèrent sous le glaive de ces nouveaux ennemis ; et si quelques-uns d'entre eux, marchant en avant des bataillons, se jetaient dans les eaux du Jourdain, comme ils ne connaissaient pas les gués, ils étaient bientôt emportés par le courant et étouffés dans les flots. Ainsi, des gens qui étaient arrivés au nombre de plusieurs milliers, cédant à la véhémence de leurs passions et pleins de confiance en leur forte cavalerie, s'en retournèrent chez eux en fort petit nombre et remplis de confusion et de terreur. On dit qu'ils perdirent à peu près cinq mille hommes dans cette journée, le 23 novembre de l'an 1152 de l'incarnation et la neuvième du règne du seigneur Baudouin III. Les Chrétiens, chargés des dépouilles de leurs ennemis, et rapportant en triomphe un riche butin, rentrèrent à Jérusalem pour offrir au Seigneur de solennelles actions de grâce. [17,21] CHAPITRE XXI. Cette victoire accordée par le ciel même ranima toutes les espérances des Chrétiens; le Seigneur dirigea leurs cœurs, et ils résolurent d'un commun accord, à la suite d'un conseil où les grands et les petits furent également admis, de chercher quelque moyen de nuire aux gens d'Ascalon, ces ennemis qui, toujours placés dans le voisinage, trouvaient toujours de nouvelles occasions de susciter les plus graves dangers à notre royaume. On jugea que ce qui convenait le mieux dans les circonstances présentes, c'était de chercher, avec un corps de troupes nombreux, à détruire les vergers situés dans le voisinage de cette ville, et qui étaient d'une grande utilité à ses habitants, afin de faire du moins quelque notable dommage à ces insolents ennemis. En conséquence toutes les troupes du royaume se rassemblèrent avec empressement devant la ville d'Ascalon, formant une masse bien unie, et l'on jugea qu'il fallait se borner à chercher le succès de l'entreprise projetée. Mais lorsque les Chrétiens furent réunis auprès de la place, la clémence divine les assista merveilleusement, et leur inspira, d'une manière inattendue, le désir de tenter de plus grandes choses. A peine nos troupes se furent-elles établies en face de la ville, que les habitants furent saisis d'une si grande frayeur qu'ils se retirèrent tous derrière leurs remparts, et l'on ne vit pas un seul homme qui osât se présenter au dehors. Aussitôt les Chrétiens, saisissant cette occasion favorable, et guidés par la grâce divine, résolurent d'assiéger et d'investir la place. Ils expédièrent des messagers dans toutes les parties du royaume pour convoquer ceux qui étaient demeurés chez eux, les faisant inviter à ne pas manquer de se rendre tous au jour indiqué, et leur annonçant en même temps les projets que Dieu leur avait inspirés. Tous ceux qui furent appelés, pleins de joie, et se mettant en marche sans retard, vinrent se réunir à leurs frères qui les avaient devancés, et dressèrent leurs tentes au milieu d'eux. Afin de se fortifier dans leurs desseins, et pour qu'il ne fût permis à personne de douter de leur persévérance à poursuivre l'exécution de cette entreprise, ils s'engagèrent par corps les uns envers les autres, et prêtèrent serment de ne point renoncer au siège avant que la ville fût tombée en leur pouvoir. Toutes les forces du royaume ainsi réunies, et le peuple entier prenant part à cette expédition, le seigneur Roi, le seigneur patriarche et tous les autres princes, tant séculiers qu'ecclésiastiques, ayant au milieu d'eux la croix du Seigneur, étendard vénérable et vivifiant, dressèrent leur camp en face de la ville d'Ascalon, le 15 janvier, sous les plus heureux auspices. Les prélats des églises qui se trouvaient pressens étaient, le seigneur Foucher, patriarche de Jérusalem ; le seigneur Pierre, archevêque de Tyr; le seigneur Baudouin , archevêque de Césarée ; le seigneur Robert, archevêque de Nazareth ; le seigneur Frédéric, évêque d'Accon; le seigneur Gérald, évêque de Bethléem; quelques abbés, Bernard de Tremelay, maître des chevaliers du Temple, et Raimond maître des Hospitaliers. Parmi les princes laïques, on comptait Hugues d'Ibelin, Philippe de Naplouse, Honfroi de Toron, Simon de Tibériade, Gérard de Sidon, Gui de Béryte, Maurice de Mont-Réal, Renaud de Chatillon, et Gaultier de Saint-Aldemar ; ces deux derniers étaient à la solde du seigneur Roi. Les tentes ayant été dressées et plantées en cercle, et les princes ayant pris chacun une position fixe et convenable, on se mit avec ardeur à l'œuvre, et tous, animés d'une juste sollicitude, se montrèrent remplis de sagesse et de dévouement pour travailler au succès de cette grande entreprise. [17,22] CHAPITRE XXII. Ascalon, l'une des cinq villes du pays des Philistins, est située sur le bord de la mer, et bâtie en forme d'un demi-cercle, dont le rivage fait la corde ou le diamètre, et dont la circonférence ou l'arc se décrit sur la terre ferme, faisant face à l'Orient. La ville entière est établie comme dans un creux qui va s'abaissant vers la mer, et entourée de tous côtés par une chaussée élevée de main d'homme, sur laquelle est construite une muraille garnie d'un grand nombre de tours, ouvrage tout en ciment, mais extrêmement solide, plus dur même que les pierres, et qui a en épaisseur et en hauteur des dimensions convenables et bien proportionnées : il y a en outre des remparts construits avec la même solidité, qui forment une seconde enceinte, et complètent les moyens de défense de la place. On ne trouve à Ascalon aucune fontaine, ni dans l'intérieur des murailles, ni dans le voisinage mais on voit au dedans, aussi bien qu'au dehors, une grande quantité de puits qui donnent des eaux pleines de saveur et très-bonnes à boire. Pour plus de sûreté, les habitants avaient aussi construit dans l'intérieur de la ville quelques citernes qui recueillaient les eaux pluviales. Le long de l'enceinte des murailles on trouve quatre portes, toutes bien flanquées de tours élevées et solides : la première, qui fait face à l'orient, est appelée la Grande-Porte, et surnommée porte de Jérusalem, parce qu'elle est dans la direction de la cité sainte. Auprès de cette porte sont deux tours extrêmement hautes, qui servent comme de citadelle et de boulevard à la ville qu'elles dominent. En avant, et dans l'épaisseur des remparts, sont trois ou quatre portes plus petites, par lesquelles on arrive à la grande, à travers plusieurs sinuosités. La seconde porte, faisant face à l'occident, est appelée la porte de la mer, parce qu'elle conduit en effet au rivage. La troisième, au midi, est placée en face de la ville de Gaza, dont j'ai déjà fait mention, et a reçu en conséquence le même nom. La quatrième et dernière fait face au nord, et est appelée porte de Joppé, du nom de la ville voisine, située dans les mêmes parages. Il n'y a et n'y a jamais eu à Ascalon ni port, ni même station où les vaisseaux puissent se mettre en sûreté : le rivage est couvert de sables, et offre de grands dangers lorsque les vents agitent la mer dans les environs, en sorte que l'on ne peut y aborder que par un calme parfait. Le sol qui entoure la place est tout-à-fait recouvert de ces sables, qui rendent toute agriculture impraticable ; les vignes cependant et les arbres à fruit y réussissent : il y a du côté du nord quelques petits vallons où la terre, fécondée par le fumier qu'on y répand et arrosée par des eaux de puits, produit pour l'utilité des habitants un peu d'herbages et de grains. La ville contenait un peuple nombreux, dont le moindre citoyen, et, comme on disait vulgairement, jusqu'au nouveau-né, recevait une solde sur les trésors du calife d'Égypte. Ce seigneur, en effet, et les princes de son pays étaient animés d'une grande sollicitude pour cette ville, pensant que, si elle venait à leur manquer et à tomber au pouvoir de nos princes, ceux-ci n'auraient autre chose à faire qu'à descendre librement et sans obstacle jusqu'en Egypte pour s'emparer de vive force de ce royaume. Ils la regardaient donc comme leur boulevard, et quatre fois par an ils envoyaient des subsides aux habitants, tant par terre que par mer, avec une grande libéralité, espérant jouir eux-mêmes du repos dont ils avaient besoin, tant que les nôtres se consumeraient en vains efforts contre cette place. Ils envoyaient à grands frais, et à des époques déterminées, tout ce qui pouvait être nécessaire à la ville, des armes, des vivres, des troupes toujours fraîches, afin d'occuper sans cesse les Chrétiens, et de se garantir eux-mêmes des forces qu'ils redoutaient. [17,23] CHAPITRE XXIII. Depuis cinquante ans et plus que le Seigneur avait livré au peuple chrétien toutes les autres contrées de la terre de promission, la ville d'Ascalon avait constamment résisté et résistait encore à tous les efforts : enfin on voulut essayer de l'assiéger; entreprise extrêmement difficile, et dont le succès semblait presque impossible. En effet, outre qu'elle était défendue au-delà de toute idée par ses murailles, ses remparts, ses tours, sa chaussée, et parfaitement approvisionnée d'armes et de vivres, elle avait une population bien exercée au maniement des armes, et si forte que, depuis le premier jusqu'au dernier jour du siège, le nombre des assiégés fut toujours double de celui des assiégeants. Le seigneur Roi et le seigneur patriarche, le seigneur Pierre, archevêque de Tyr et notre prédécesseur, tous les grands du royaume, tant princes que prélats des églises, et avec eux, les citoyens de chacune des villes du royaume, dressèrent leurs tentes séparément, et investirent la place du côté de la terre : le seigneur Gérard de Sidon, l'un des plus grands seigneurs du royaume, fut chargé du commandement de la flotte, composée de quinze navires à éperons, armés en course, et destinés à repousser tous ceux qui tenteraient d'arriver par mer, comme aussi à s'opposer aux sorties de la ville de ce même côté. Les Chrétiens, tantôt les gens de pied, tantôt les chevaliers, livraient des assauts presque tous les jours; et d'autre part les Ascalonites, s'avançant et combattant avec courage pour leurs femmes, leurs enfants et leur liberté, ce bien le plus précieux de tous, opposaient une résistance vigoureuse. Comme il arrive d'ordinaire dans les rencontres de ce genre, ils avaient tour à tour l'avantage ; les nôtres cependant faisaient plus souvent tourner les chances en leur faveur. On dit aussi qu'on était en parfaite sécurité dans leur camp, par suite d'une extrême abondance de toutes sortes de marchandises et de denrées; en sorte que, sous quelque tente que ce fût, le peuple se trouvait aussi bien qu'il avait coutume d'être chez lui et dans les villes fermées de murailles. Les assiégés s'attachaient principalement à garder leur place pendant la nuit ; ils avaient des postes de veille qui se relevaient alternativement ; les grands eux-mêmes faisaient aussi ce service tour à tour, ils parcouraient les murailles et passaient une grande partie de la nuit sans dormir. Ils avaient placé sur toute la circonférence des murs, et sur les créneaux des tours, des lanternes en verre, également recouvertes de la même manière, dans lesquelles le feu était toujours entretenu par l'huile qu'on y versait, et qui répandaient une lumière semblable à celle du jour, pour guider la marche de ceux qui voulaient faire la ronde. Dans le camp des Chrétiens on faisait faire aussi le service des veilles par détachements, et pendant un temps déterminé, et l'on avait aussi une garde continuelle, de peur que les assiégés ne tentassent quelque sortie pendant la nuit, ou que les Egyptiens qui arriveraient à leur secours ne vinssent attaquer l'armée à l'improviste, et lui faire ainsi beaucoup de mal. Il y avait en outre dans les environs de Gaza, et sur un grand nombre d'autres points, des éclaireurs chargés d'annoncer trèspromptement l'approche des ennemis. [17,24] CHAPITRE XXIV. On était depuis deux mois occupé avec la même ardeur des travaux du siège, lorsqu'aux environs des fêtes de Pâques on vit commencer, comme de coutume, le passage des pèlerins qui arrivaient en grande affluence. Après avoir tenu conseil à cette occasion, on expédia de l'armée des hommes qui furent chargés d'aller, en vertu de l'autorité du Roi, fermer le chemin aux matelots, ainsi qu'aux pèlerins qui voudraient repartir, et les inviter tous à venir prendre part aux travaux d'un siège si agréable à Dieu, moyennant promesse de solde, et à conduire auprès d'Ascalon tous les vaisseaux grands et petits. En effet, peu de jours après, on vit arriver sous la place les navires qui avaient transporté des passagers; une immense multitude de pèlerins tant à pied qu'à cheval vinrent également se réunir à nos troupes qui s'accroissaient de jour en jour. Tout le camp était dans la joie, et s'animait par l'espoir de la victoire; les ennemis au contraire sentaient redoubler leur tristesse et leurs angoisses, et se méfiant de plus en plus de leurs forces, ils se présentaient plus rarement au combat, quoiqu'ils fussent plus fréquemment attaqués. Ils expédièrent de nombreux exprès au calife d'Egypte pour le solliciter de leur envoyer des secours en toute hâte, et lui annoncer que, s'il ne le faisait, ils seraient bientôt hors d'état de se défendre. Le calife, rempli d'activité, employa aussitôt ceux de ses princes préposés aux travaux de ce genre, pour faire équiper une flotte, disposer les troupes, et charger les plus hauts navires d'armes, de vivres et de machines; il institua des chefs, fournit à toutes les dépenses, et commanda surtout la plus grande célérité. Pendant ce temps, les nôtres avaient acheté des vaisseaux à grand prix, et en firent enlever les mâts; puis ils convoquèrent des ouvriers et firent construire une tour en bois d'une immense hauteur; on la doubla en dedans et en dehors de claies et de cuirs, afin qu'elle fût ainsi à l'abri du feu et de tout autre accident, et que ceux qui recevraient l'ordre de s'y enfermer pour attaquer la place y pussent demeurer en sûreté et comme dans un fort. Le reste du bois que l'on tira des navires fut employé à la construction de machines à projectiles pour attaquer les murailles, et l'on plaça ces machines dans les positions les plus convenables. On fit encore avec ces bois d'autres machines au moyen desquelles on s'avançait en sûreté pour travailler à abattre la chaussée. Ces divers travaux terminés, on rechercha la partie de la muraille contre laquelle il devait être le plus facile d'appliquer la tour mobile ; d'abord on abattit la chaussée sur une grande largeur, puis les Chrétiens dirigèrent la tour contre la muraille, en poussant de grands cris; du haut de cette tour on voyait parfaitement la ville et l'on pouvait se battre de près contre ceux des assiégés qui occupaient les tours voisines. En vain les Ascalonites faisaient les plus grands efforts de dessus leurs murailles ou de la chaussée pour repousser les nôtres avec leurs arcs et leurs arbalètes; ils ne pouvaient atteindre ceux qui étaient cachés dans l'intérieur de la machine et qui la faisaient mouvoir à leur gré. Les citoyens accoururent en foule vers ce côté de la muraille qui faisait face à notre tour ; les plus courageux reçurent ordre d'aller y déployer leur force, et ils y entretenaient un combat continuel avec ceux qui les attaquaient du haut de la tour mobile. En même temps, et sur divers autres points de la muraille, on ne manquait pas d'occasions de se battre avec autant d'acharnement, en sorte qu'il ne se passait presque pas de jour qui ne vît périr beaucoup de monde, sans parler des blessés, qui des deux côtés étaient aussi fort nombreux. J'ai entendu, au sujet de ce siège, raconter beaucoup d'actions éclatantes et de faits mémorables, tant de la part des nôtres que de la part des ennemis ; mais en écrivant une histoire générale, je ne puis m'arrêter beaucoup à rapporter des détails de ce genre. [17,25] CHAPITRE XXV. Déjà nos princes persévéraient depuis cinq mois dans les travaux de ce siège, les forces des ennemis semblaient déjà un peu abattues, tandis que les nôtres s'attachaient de plus en plus à l'espoir de s'emparer enfin de la place, quand tout-à-coup une flotte égyptienne, poussée par un vent favorable, se présenta sous les murs d'Ascalon. Dès qu'ils la reconnurent les habitants, élevant les mains vers le ciel, poussèrent de grands cris, disant que nous serions forcés de nous retirer, ou que nous ne tarderions pas d'être anéantis. Gérard de Sidon, qui commandait notre flotte, voyant l'armée ennemie s'approcher vers la ville, voulut essayer de se porter à sa rencontre avec le petit nombre de galères qu'il avait sous ses ordres; mais, effrayé de la force des Egyptiens, il tourna le clos et chercha son salut dans la fuite. Cependant la flotte ennemie s'avança sans crainte jusqu'à la ville, apportant aux citoyens des consolations depuis longtemps attendues. Cette flotte était forte, à ce qu'on dit, de soixante-dix galères et de beaucoup d'autres navires chargés à l'excès d'hommes, d'armes et de vivres, tous d'une grandeur admirable, et envoyés par le prince d'Égypte pour porter secours à la ville assiégée. Alors, comme s'ils eussent retrouvé toute leur force, et mettant une entière confiance dans les renforts qu'ils venaient de recevoir, les ennemis recommencèrent à livrer de nouveaux combats, et se montrèrent plus audacieux et plus empressés que de coutume à rechercher les batailles : les habitants de la ville, qui connaissaient déjà la valeur des nôtres, y apportaient plus de réserve ; mais les hommes grossiers et les nouveaux venus, avides de gloire, et voulant faire parade de leur force et de leur audace, se livraient imprudemment à leur ardeur, et succombaient en plus grand nombre, jusqu'à ce qu'enfin ils eussent appris, en voyant la ferme contenance des nôtres, à se ménager dans leurs attaques et à résister plus modérément à l'impétuosité des assiégeants. [17,26] CHAPITRE XXVI. Tandis que ces choses se passaient dans les environs d'Ascalon, la dame Constance, veuve du seigneur Raimond, prince d'Antioche, après avoir, avec la légèreté d'une femme, refusé plusieurs hommes nobles et illustres qui la recherchaient en mariage, choisit secrètement pour époux Renaud de Châtillon, chevalier, qui s'était mis à la solde du Roi. Elle ne voulut point faire connaître sa détermination, avant que le seigneur Roi, dont elle était cousine, et sous la protection duquel la principauté d'Antioche se trouvait placée, l'eût confirmée par son autorité et son assentiment. Renaud se rendit donc à l'armée en toute hâte; il porta au seigneur Roi les paroles de la princesse, reçut son consentement, retourna à Antioche, et épousa aussitôt la princesse, non sans exciter l'étonnement de beaucoup de gens, qui ne pouvaient comprendre qu'une femme si distinguée, si puissante, si illustre, veuve d'un si grand prince, daignât se marier avec un homme qui n'était qu'un simple chevalier. Pendant ce temps aussi, Noradin, homme sage et prudent, ayant appris la mort d'Ainard, son beau-père, chef des chevaliers de Damas et gouverneur de ce pays pour le Roi, qui avait à diverses reprises résisté aux tentatives de son gendre, et sachant que d'un autre côté le seigneur roi de Jérusalem, ainsi que tous les chevaliers du royaume, était occupé dans les environs d'Ascalon, jugea qu'il ne serait pas facile à ceux-ci d'abandonner le siège, et de se porter au secours du pays de Damas s'ils en étaient requis, et profita de ces circonstances favorables pour se rendre sur le territoire de Damas avec d'immenses troupes, dans l'intention de s'en emparer de vive force. Les habitants l'ayant bien accueilli et lui prêtant assistance, Noradin détrôna le Roi, homme perdu de débauche et complètement nul, et le força à prendre la fuite, et à s'en aller errant et vagabond dans tout l'Orient. Cet événement fut fatal aux Chrétiens, en ce qu'il substitua un adversaire formidable à un homme sans puissance, et que sa faiblesse avait mis sous notre dépendance , à tel point qu'il était devenu comme notre sujet, et payait un tribut annuel. Car de même qu'il est vrai qu'un royaume divisé en lui-même périra, comme l'a dit le Sauveur, de même aussi plusieurs royaumes unis se prêtent appui mutuellement et se lèvent plus forts contre leurs ennemis. Après avoir pris la ville de Damas et soumis tout le pays, Noradin, voulant secourir les Ascalonites, autant du moins qu'il le pouvait à une telle distance, et comptant toujours sur les occupations qui retenaient les Chrétiens, alla assiéger la ville de Panéade située sur l'extrême frontière du royaume, espérant que les nôtres viendraient porter secours à cette ville, et seraient ainsi forcés de renoncer à leur entreprise sur Ascalon, avant d'être parvenus à leurs fins. Mais la divine miséricorde déjoua ces projets, et Noradin ne réussit dans aucune de ces deux combinaisons; il ne put s'emparer de la place qu'il assiégeait, et les nôtres, au contraire, avec l'aide du Seigneur, forcèrent les Ascalonites à se rendre. Vers le même temps le seigneur Bernard, de précieuse mémoire , évêque de Sidon, étant mort, on lui donna pour successeur Amaury, de pieux souvenir dans le Seigneur, abbé des chanoines réguliers de l'ordre des Prémontrés, qui habitaient dans le lieu appelé de Saint-Habacuc, ou de saint Joseph (le Joseph que l'on nomma d*Arimathie). Amaury était un homme simple, rempli de la crainte de Dieu, et d'une conduite irréprochable : il reçut, dit-on, le don de la consécration dans l'église de Lydda, des mains du seigneur Pierre, de bienheureuse mémoire, archevêque de Tyr, parce qu'en ce moment il n'était permis à personne de s'éloigner davantage de la ville assiégée. [17,27] CHAPITRE XXVII. Cependant tous ceux qui faisaient partie de l'expédition poussaient vivement les travaux, et ne cessaient de livrer des assauts à la place. C'était surtout du côté de la grande porte que recommençaient le plus souvent des combats fort périlleux pour les assiégés. Les machines continuaient aussi à ébranler les tours et les murailles, et les blocs énormes qu'elles lançaient jusque dans l'intérieur de la ville y renversaient des maisons, non sans tuer aussi beaucoup d'habitants. Ceux des assiégeants qui étaient chargés du service de la tour mobile, armés de leurs arcs et de leurs arbalètes, lançaient une si grande quantité de flèches, non seulement sur les assiégés qui leur résistaient du haut de leurs tours ou de leurs murailles, mais encore sur tous ceux que leurs affaires forçaient à se répandre dans la ville, que tous les maux qu'ils avaient à supporter sur d'autres points, comparés à ceux qui leur venaient de la tour, paraissaient légers et tolérables, quelque fâcheux qu'ils fussent dans la réalité. Les Ascalonites tinrent donc conseil entr'eux, et, prenant principalement l'avis de ceux qui avaient une plus grande expérience des affaires de cette nature, ils formèrent le projet, quels que fussent les dangers ou les malheurs auxquels ils dussent s'exposer , de jeter des bois secs entre la muraille et la tour mobile, d'y mêler des substances propres à entretenir et à animer le feu, et de l'allumer secrètement, afin de brûler la machine, jugeant, dans leur malheur et leur extrême désolation, que, s'ils ne recouraient à ce moyen, il ne leur restait aucun espoir de salut, aucune chance de résister avec succès. A la voix de leurs concitoyens, quelques hommes, remarquables par leur force et leur courage, et pour qui le salut de leur patrie était préférable au soin de leur conservation, se présentèrent pour affronter ce péril. D'abord ils transportèrent du bois sur la portion de la muraille la plus voisine de la tour, et le jetèrent en dehors dans l'espace qui séparait la muraille et la machine. Ils en firent un très-grand amas, suffisant pour assurer l'embrasement de la tour, et jetèrent pardessus de la poix, de l'huile, des résines, et toutes sortes de substances de la nature de celles qui ser vent d'ordinaire à animer un incendie. Aussitôt qu'on y eut mis le feu, la divine clémence intervint manifestement en faveur des nôtres : la flamme gagna avec rapidité, mais, au même instant, un vent très-violent souffla du côté de l'orient, et repoussa vivement toute l'activité de l'incendie contre les murailles de la ville. Le vent continua toute la nuit à souffler avec la même force et du même côté, et la muraille fut calcinée et réduite en cendres : le lendemain matin, vers le premier crépuscule, elle s'écroula entièrement, depuis une tour jusqu'à la tour voisine, et le fracas qu'elle fit en tombant ébranla toute l'armée. La chute d'une telle masse atteignit la tour mobile; naguère elle était demeurée à l'abri des flammes, mais la muraille en s'écroulant brisa quelques-unes de ses principales pièces, et ceux qui se trouvaient sur le sommet ou sur les points avancés, à faire le service de garde, furent presque renversés par terre. Avertis par le bruit de cette chute, les Chrétiens coururent aux armes, et se rendirent en toute hâte vers le lieu où le ciel même semblait leur avoir ouvert un passage, afin d'entrer sans retard dans la ville. Mais déjà depuis longtemps Bernard de Tremelay, maître des chevaliers du Temple, et ses frères, les avaient prévenus; ils s'étaient emparés du passage et ne permettaient à personne de le franchir. L'on assure qu'ils agissaient ainsi afin d'obtenir un plus riche butin en entrant les premiers dans la place, et d'enlever plus de dépouilles. C'est un usage observé jusqu'à ce jour comme une loi parmi les Chrétiens, que dans toutes les villes prises de vive force, ce que chacun peut enlever pour son compte, en y entrant, lui est acquis de droit et à perpétuité, à lui et à ses héritiers. Si tous fussent entrés dans la ville indistinctement, on eût pu s'en emparer , et les vainqueurs eussent même trouvé d'assez riches dépouilles pour tous ; mais il est rare qu'une entreprise viciée dans son principe et qui provient d'une intention perverse, ait une heureuse conclusion : "Non habet euentus sordida praeda bonos". Mauvais butin ne fait point de profit (OVIDE, Les Amours, I, 10). Tandis qu'entraînés par leur cupidité les chevaliers du Temple refusaient d'admettre personne à partager avec eux, ils se trouvèrent seuls justement exposés aux périls et à la mort. Quarante d'entr'eux environ entrèrent dans la place, et les autres ne purent les suivre. Les citoyens, d'abord uniquement occupés du soin de leurs personnes, et résolus à supporter les plus dures extrémités sans opposer de résistance, ayant reconnu combien leurs ennemis étaient en petit nombre, retrouvèrent leur force et leur courage, saisirent leurs glaives et massacrèrent les chevaliers, après les avoir séparés de leurs compagnons; puis, se reformant en bataillons, reprenant une vigueur nouvelle et les armes qu'il avaient déposées naguère comme des vaincus, ils s'élancèrent tous en même temps vers le lieu où la muraille était tombée. Aussitôt, entrelaçant des poutres d'une immense grandeur et d'énormes pièces de bois, qu'ils tiraient des navires en abondance, ils comblèrent l'ouverture, fermèrent le passage, et s'empressèrent à l'envi à le rendre impénétrable. Ils s'appliquèrent à fortifier de nouveau les tours qui avaient été, des deux côtés, le plus exposées à l'effet de l'incendie, et qu'ils avaient d'abord abandonnées, dans l'impossibilité de supporter l'activité des flammes; puis, tout prêts à recommencer la guerre, et se disposant pour le combat, ils provoquaient eux-mêmes les Chrétiens, comme s'ils n'eussent éprouvé aucun revers. Ceux des nôtres qui étaient dans la tour mobile, sachant bien qu'elle était moins solide sur ses fondements, attendu que les pièces les plus fortes avaient été dégradées dans la partie inférieure, avaient peu de confiance en leur position, et montraient ainsi moins d'audace. Pour comble de confusion, les assiégés avaient relevé les cadavres de ceux des nôtres qu'ils venaient de tuer, et, du haut de leurs fortifications, ils les tenaient suspendus par des cordes en dehors des murailles, insultant ainsi aux nôtres, et leur exprimant de la voix et des gestes la joie qu'ils en ressentaient. Mais « l'extrême joie touche au deuil,» et la suite de ce récit fera voir bientôt avec évidence combien il est vrai de dire que « l'orgueil marche devant l'écrasement. » Pendant ce temps, les nôtres, l'âme consternée et pénétrée de douleur, le cœur rempli d'amertume, désespéraient de la victoire et étaient devenus tout craintifs. [17,28] CHAPITRE XXVIII. Cependant le seigneur Roi, effrayé de cette affreuse catastrophe, convoqua les princes, et ayant fait apporter devant eux la croix vivifiante (car ils s'étaient réunis dans sa tente), il leur demanda avec sollicitude, ainsi qu'au seigneur patriarche, au seigneur archevêque de Tyr, et aux autres prélats des églises, tous présents, ce qu'il y avait à faire au milieu de cette extrême mobilité des événements. Frappés de la crainte de Dieu et saisis de vives angoisses, les princes ne purent s'entendre dans leur délibération, et exprimèrent des vœux et des projets forts différends. Les uns, craignant de ne pouvoir s'emparer de la ville, disaient que depuis longtemps les Chrétiens se consumaient en efforts infructueux, que les princes étaient les uns blessés, les autres morts, les chevaliers détruits en partie, les ressources épuisées; que, d'un autre côté, la ville était inexpugnable, que les assiégés se trouvaient dans l'abondance de toutes choses, qu'ils avaient les moyens de réparer sans cesse leurs forces, tandis que les nôtres déclinaient visiblement, et qu'en conséquence il fallait se retirer. D'autres, plus raisonnables, voulaient au contraire que l'on persévérât dans l'entreprise, disant qu'on devait espérer dans la miséricorde du Seigneur, qui n'abandonne jamais ceux qui se confient en lui avec une pieuse assurance, et déclarant que c'est peu d'avoir bien commencé une affaire si on ne l'amène à une heureuse fin. Ils disaient en outre que l'on avait employé déjà beaucoup de temps et fait des dépenses considérables, mais que ce n'avait été que dans l'espoir de recueillir des fruits avec abondance; que si le Seigneur retardait ce moment , il ne semblait pas que ce fût pour l'éloigner à jamais ; que beaucoup des nôtres avaient succombé, mais qu'on gardait l'espoir qu'ils obtiendraient une heureuse résurrection, puisqu'il a été promis aux fidèles que « la tristesse se changera en joie; » puisqu'il a été dit : « Quiconque demande reçoit». Tels étaient les motifs, et d'autres semblables, que présentaient, pour s'opposer à la retraite, tous ceux qui, en hommes forts, cherchaient à obtenir que notre armée persévérât dans son entreprise. Presque tous les princes laïques soutenaient la première de ces opinions, et le seigneur Roi, fatigué de tant d'événements fâcheux, semblait aussi pencher vers cet avis. Dans le parti contraire étaient le seigneur patriarche, le seigneur archevêque de Tyr, tout le clergé, ainsi que le seigneur Raimond, maître de l'Hôpital, et ses frères. Au milieu de cette discussion, et tandis que chacun de son côté alléguait des motifs divers, la clémence divine intervint pour faire adopter l'opinion du seigneur patriarche, qui s'appuyait sur des considérations plus fortes, et tendait à faire prévaloir la détermination la plus honorable. Tous résolurent enfin , d'un commun accord, de recourir au Seigneur, d'implorer les secours du ciel, et de persévérer dans leur entreprise jusqu'à ce que le Tout-Puissant daignât les visiter et laisser tomber sur eux un regard de clémence. Tous aussitôt saisissent de nouveau les armes ; les trompettes résonnent , les clairons et les hérauts appellent le peuple entier au combat. Empressés de venger la mort de leurs frères, animés d'une ardeur plus qu'ordinaire, les Chrétiens se rassemblent sous les murs de la ville, et provoquent leurs ennemis avec acharnement. Il semblait que nos troupes n'eussent éprouvé jusqu'à ce jour aucun échec, ou qu'elles fussent remplies d'une force toute nouvelle : dans leur fureur d'extermination elles s'élançaient sur les ennemis , et livraient des assauts plus violents que tous ceux qui les avaient précédés. Les assiégés eux-mêmes les admiraient, et ne pouvaient assez s'étonner dé cette vigueur indomptable, de cette persévérance à renouveler sans cesse les attaques : de leur côté, ils faisaient aussi les plus grands efforts pour résister, mais c'était en vain ; ils ne pouvaient soutenir le choc des assaillants, ni échapper à leurs glaives. On combattit toute cette journée avec des forces fort inégales , et cependant sur tous les points, nos troupes, tant chevaliers que fantassins, triomphèrent de leurs adversaires, et remportèrent partout la victoire. Les ennemis perdirent beaucoup de monde, et expièrent chèrement les maux qu'ils nous avaient faits l'avant-veille. Il n'y avait pas dans la ville une seule famille qui fût exempte de deuil, et n'eût à déplorer quelque malheur particulier. La confusion régnait partout, et les dangers passés semblaient légers, comparés aux dangers présents. Depuis le premier jour du siège ils n'avaient pas encore éprouvé d'aussi grands malheurs, ni fait des pertes aussi considérables. Toute la force de leur milice était anéantie, les chefs avaient péri ; plus de conseil, plus de courage, plus d'espoir de résister avec succès. Aussi, après avoir délibéré en public, les Ascalonites envoyèrent quelques-uns des principaux du peuple pour porter des paroles de paix, et demander une trêve au seigneur Roi, afin de pouvoir rendre les morts, et recevoir aussi les leurs, et pour que les deux peuples eussent la faculté, chacun selon leurs coutumes, de les faire ensevelir, ainsi qu'on le devait, et de leur rendre les derniers honneurs. Cette proposition fut acceptée, et les corps ayant été échangés, tous furent ensevelis avec les solennités d'usage. [17,29] CHAPITRE XXIX. Mais lorsque les Ascalonites eurent reconnu combien leurs pertes étaient grandes, et comment le Seigneur avait étendu sur eux sa puissante main, leur affliction se renouvela ; ils éprouvèrent une profonde anxiété et une immense douleur, et leurs cœurs furent glacés d'effroi. Pour mettre le comble à leurs maux, ce même jour encore, tandis que quarante de leurs hommes les plus vigoureux transportaient une poutre d'une énorme grandeur vers un lieu où elle était nécessaire, un bloc immense lancé d'une de nos machines tomba par hasard sur cette poutre, et l'écrasa, en même temps que tous ceux qui la soutenaient pour la transporter. Accablée sous le poids de tant de maux, et le cœur rempli d'amertume, la populace se rassembla enfin tout entière, versant des larmes, poussant des gémissements; et elle appela ceux des principaux citoyens qui vivaient encore. On voyait dans cette réunion jusqu'aux mères qui portaient dans leurs bras des enfants à la mamelle , et jusqu'aux vieillards infirmes qui conservaient à peine le dernier souffle de la vie. Là, du consentement de tous les assistants, des hommes sages et habiles à manier la parole adressèrent au peuple le discours suivant : « Hommes d'Ascalon, qui habitez dans l'intérieur des portes de cette ville, vous savez, et nul ne sait mieux que vous, quelle lutte difficile et périlleuse nous avons soutenue depuis cinquante ans contre ce peuple de fer, trop obstiné à la poursuite de ses projets. Vous savez par de longues épreuves combien de fois il a dissipé dans les combats les bataillons de nos pères, combien de fois les fils, prenant la place de leurs pères, ont recommencé la guerre contre lui, pour repousser ses insultes, pour défendre le lieu où nous avons pris naissance, pour conserver nos femmes, nos enfants, et, ce qui est bien plus encore, notre liberté. Nous sommes aujourd'hui dans la cinquante-quatrième année depuis que ce peuple importun est accouru en foule vers nous des extrémités de l'Occident, et s'est emparé de vive force de toute la contrée, depuis Tarse de Cilicie jusqu'à l'Égypte. Cette ville seule, par les mérites et par la bravoure de nos prédécesseurs, a résisté et s'est maintenue jusqu'à ce jour intacte au milieu de si puissants adversaires ; mais tout ce qu'elle a souffert jusqu'à ce jour n'est presque rien, ou même rien du tout, comparé avec ce qui la menace. Maintenant encore nul de nous n'a senti diminuer en lui le courage de la résistance ; mais l'armée est détruite, les provisions sont épuisées, et les fatigues intolérables de la guerre, l'acharnement de cette multitude ennemie, toujours vigilante et toujours obstinée, les souffrances de l'âme et du corps nous enlèvent toutes nos forces et nous mettent hors d'état de prolonger notre défense. C'est pourquoi les principaux citoyens jugent convenable, si toutefois vous êtes aussi d'avis que le temps presse et qu'il importe de mettre un terme à nos misères, d'envoyer, au nom de tout le peuple, des députés auprès de ce roi puissant qui nous assiège, pour tenter d'en obtenir la faculté de sortir librement avec nos femmes et nos enfants, nos serviteurs et nos servantes, et tout notre bagage, et pour nous soumettre., à ces conditions (nous le disons en pleurant), à livrer notre in ville, comme un moyen de finir tous nos malheurs. » [17,30] CHAPITRE XXX. Ce discours parut sage à tous ceux qui l'entendirent, et tous en même temps témoignèrent leur approbation en poussant de grands cris, comme il est d'usage en de pareilles assemblées. On choisit aussitôt dans le peuple des hommes sages et prudents, qui portaient sur leur personne les marques d'une respectable vieillesse ; ils furent chargés d'aller trouver le seigneur Roi et ses princes, et de leur offrir les propositions qu'on venait d'arrêter : ils sortirent par la porte de la ville, et ayant obtenu une trêve et la permission de s'avancer, ils se rendirent auprès du Roi. On convoqua sur-le-champ, suivant le désir qu'ils en témoignèrent, l'assemblée de tous les princes ; les députés obtinrent la parole, et exposèrent avec ordre les conditions qu'ils venaient offrir. Ils reçurent ensuite l'ordre de se retirer pour un moment; le Roi tint conseil avec les princes, et demanda soigneusement à chacun d'eux ce qu'il pensait des propositions ; tous alors répandant des larmes de joie, élevant les yeux et les mains vers le ciel, rendirent mille actions de grâces au Créateur, qui daignait, quelque indignes qu'ils en fussent, leur prodiguer le trésor de ses largesses. On rappela les députés, et ils récurent cette réponse, arrêtée d'un commun accord, « qu'on agréait les conditions proposées, pourvu que, dans l'espace des trois jours suivants, les habitants eussent évacué la ville. » Ils consentirent à cette résolution, et demandèrent, afin de donner plus de force au traité, qu'il fût confirmé par serment. Ce serment fut solennellement prêté par le Roi en présentant la main, et par quelques-uns de ses princes, élus à cet effet, en s'engageant par corps à faire observer les conventions dans toute leur teneur, de bonne foi et sans fraude; les députés livrèrent d'abord pour otages ceux-là même que le Roi désigna nominativement, et s'en retournèrent ensuite chez eux remplis de joie, emmenant à leur suite quelques-uns de nos chevaliers, qui récurent ordre de planter les bannières royales sur les tours les plus élevées de la ville, en signe de notre victoire. Notre armée attendait cet événement avec la plus vive impatience : aussitôt qu'ils aperçurent l'étendard royal flottant sur les plus hautes tours, les Chrétiens, se livrant à leurs transports, poussèrent jusqu'au ciel des cris de joie, pleurant, louant le Seigneur à haute voix, et disant : « Béni soit le Seigneur de nos pères, qui n'abandonne point ceux qui espèrent en lui, et béni soit le nom de Sa Majesté, parce qu'il est saint, et parce que nous avons vu aujourd'hui des choses admirables ! » Les assiégés avaient, en vertu des conventions, obtenu une trêve de trois jours ; mais comme ils redoutaient le voisinage des Chrétiens, dans l'espace de deux jours ils rassemblèrent tous leurs bagages, et sortirent de la ville avec leurs femmes et leurs enfants, leurs serviteurs et leurs servantes, et tous leurs objets mobiliers. Le seigneur Roi leur donna des guides pour les conduire jusqu'à Laris, ville très-antique située dans le désert, et les renvoya en paix, selon les conventions stipulées dans le traité. Le Roi, le seigneur patriarche, les autres princes du royaume et les prélats des églises étant ensuite entrés dans la ville, marchant avec tout le clergé et le peuple, et précédés du bois de la croix du Seigneur, se rendirent d'abord au principal oratoire, édifice d'une grande beauté, qui fut dans la suite consacré en l'honneur de l'apôtre Paul, et y déposèrent la croix du Seigneur. On célébra l'office divin; et, après ces actions de grâces, chacun se rendit dans la maison qui lui était destinée, et fêta cette journée de bonheur, à jamais mémorable. Peu de jours après, le seigneur patriarche organisa l'église , et y institua un certain nombre de chanoines, auxquels il assigna un traitement fixe, appelé prébende ; puis il donna l'ordination d'évêque à un ecclésiastique nommé Absalon, chanoine régulier de l'église du Saint - Sépulcre, malgré les réclamations et l'opposition formelle de Gérald, évêque de Bethléem. Dans la suite, cette cause ayant été portée par appel à l'audience du pontife romain, cet évêque obtint l'exclusion du prélat que le seigneur patriarche avait déjà consacré, et la réunion à perpétuité de cette église et de toutes ses possessions à l'église de Bethléem. Par suite des conseils de sa mère, le Roi distribua des propriétés et des terres, soit de la ville, soit des campagnes environnantes, à ceux qui avaient bien mérité, et en concéda d'autres à prix d'argent ; puis il donna généralement toute la ville à son jeune frère, le seigneur Amaury, comte de Joppé. Ascalon fut prise l'an de l'incarnation 1154, le 12 du mois d'août, et la dixième année du règne de Baudouin, quatrième roi de Jérusalem. Les malheureux Ascalonites éprouvèrent une nouvelle infortune pendant leur voyage, et en se rendant en Égypte. Les guides que le Roi leur avait donnés pour les accompagner dans leur marche, et pour les défendre de toute vexation, les ayant quittés, un certain Nocquin, Turc de nation, vaillant à la guerre, mais homme pervers et sans foi, qui avait partagé tous les travaux des Ascalonites, en combattant longtemps avec eux et à leur solde, avait feint de vouloir s'associer à leur sort et descendre avec eux en Égypte; mais, lorsqu'il les vit dénués de guides, oubliant ses serments et méconnaissant toutes les lois de l'humanité, il se précipita sur eux, leur enleva de riches dépouilles, et partit, les laissant errer à l'aventure au milieu des déserts.