[15,0] LIVRE QUINZIÈME. [15,1] (1138) L'armée impériale passa les mois d'hiver dans la province de Cilicie, et lorsque les approches du printemps ramenèrent une température plus douce, l'empereur, expédiant de tous côtés des hérauts, fit publier un édit par lequel il était prescrit aux commandants en chef, aux centurions et aux quinquagénaires des légions, de former les cohortes, de faire mettre en bon état les machines de guerre et d'armer le peuple entier. Des députés envoyés en même temps au seigneur prince d'Antioche, au seigneur comte d'Edesse et à tous les principaux seigneurs de ce pays, les invitèrent de la part de l'empereur à se préparer pour le suivre à la guerre. Après avoir ainsi convoqué tout son monde, l'empereur, empressé d'accomplir les conditions du traité qu'il avait conclu avec le prince d'Antioche, ordonna, vers le commencement d'avril, que le son des trompettes et le roulement des tambours donnât le signal du départ et que l'armée entière dirigeât sa marche vers Césarée ; il entra bientôt lui-même sur le territoire ennemi, et, quelques jours après, le camp impérial fut dressé sous les murs même de cette place. De leur côté le prince d'Antioche et le comte d'Edesse, dès qu'ils eurent reçu les premiers avis, convoquèrent leurs troupes dans tous les pays faisant partie de leurs domaines ; puis ils se mirent en route, précipitèrent leur marche, et, enflammés d'une même ardeur, ils eurent bientôt rejoint l'empereur sous les murs de Césarée. Cette ville, placée entre les montagnes et le fleuve qui coule sous les remparts d'Antioche, est située à peu près comme celle-ci ; elle est bâtie en majeure partie sur la plaine et se prolonge ainsi jusques au fleuve; l'autre partie se déploie sur le penchant de la montagne, au sommet de laquelle est une citadelle qui semble suspendue dans les airs et que sa position rend inexpugnable pour quelque force que ce soit. Deux murailles descendant à droite et à gauche du haut de cette montagne se prolongent jusques au fleuve et enferment la ville aussi bien que le faubourg adjacent. L'empereur, ayant passé le fleuve, disposa son armée en cercle et investit la ville du côté où elle peut être attaquée avec plus de facilité, ayant son faubourg en avant, sur la première ligne. Après avoir établi ses machines avec toutes les précautions nécessaires, l'empereur fit attaquer les tours et les murailles ; les énormes blocs de pierre qu'il faisait lancer incessamment les ébranlaient et renversaient souvent dans l'intérieur de la place les maisons même des habitants ; frappées à coups redoublés et exposées au jeu des machines qui se remplaçaient l'une l'autre et lançaient sans interruption d'énormes quartiers de roc, les murailles et les tours, en qui les assiégés avaient mis leurs plus grandes espérances et qui servaient de boulevard aux édifices intérieurs, tombèrent enfin et s'écroulèrent non sans causer en même temps la mort d'un grand nombre d'habitants. L'empereur, homme d'un grand courage, pressait les travaux avec zèle ; il proposait des prix aux jeunes gens avides de gloire, pour enflammer leur valeur et les animer au combat. Lui-même, revêtu de sa cuirasse, armé de son glaive et la tête recouverte d'un casque doré, était sans cesse au milieu des bataillons, tantôt encourageant les uns par les discours les plus convenables, tantôt donnant l'exemple aux autres, travaillant comme un homme du peuple et se portant en avant avec vigueur, pour entraîner tout le monde à sa suite. S'illustrant par son ardeur belliqueuse, toujours en mouvement et supportant les fatigues de la guerre, depuis la première jusqu'à la dernière heure du jour, il ne prenait aucun repos, et négligeait même le soin de sa nourriture. Il visitait ceux qui se trouvaient auprès des machines, pour les exciter à les faire manœuvrer avec plus d'activité ou à mieux diriger les traits ; d'autres fois il s'appliquait à ranimer le courage de ceux qui supportaient les fatigues des combats ; il veillait à les faire successivement relever à leur poste et renvoyait ceux qu'il voyait accablés de leurs longs travaux, pour les remplacer par des troupes fraîches et dont les forces fussent encore intactes. Cependant, tandis que l'armée impériale faisait les plus grands efforts, le prince d'Antioche et le comte d'Edesse, jeunes encore et cédant trop facilement aux passions frivoles de leur âge, ne cessaient, dit-on, de jouer aux dés, au grand détriment de leurs propres intérêts ; et, négligeant les soins plus importants de la guerre, ils entraînaient par leur mauvais exemple beaucoup d'autres combattants, et les détournaient de se livrer à leur ardeur belliqueuse. L'empereur en fut informé, et éprouva un extrême mécontentement d'une conduite si coupable ; il fit même à plusieurs reprises quelques tentatives pour ramener ces jeunes gens et leur adressa en secret des exhortations amicales, dans lesquelles il se donna lui-même en exemple, lui le plus puissant des rois et des princes de la terre, et qui cependant se livrait en personne à toutes sortes de travaux et à d'immenses fatigues. L'armée continua pendant quelques jours à livrer de fréquents assauts et à combattre sans cesse devant la place ; au bout de ce temps l'empereur indigné de voir qu'une ville si faible pût résister si longtemps à ses nombreuses troupes, ennuyé de si longs délais et accusant la mollesse de ses soldats, fit de nouveaux efforts pour les animer, livra de plus fréquents assauts et poussa ses attaques avec une plus grande vigueur. Enfin, à la suite de plusieurs combats, le faubourg dont j'ai déjà parlé et qui se trouve situé dans la partie inférieure de la ville, fut enlevé de vive force, et tous les habitants furent mis à mort, à moins cependant que quelqu'un d'entre eux ne donnât à entendre par son langage, ses vêtements ou tout autre signe, qu'il avait professé ou qu'il professerait à l'avenir la foi chrétienne ; car il faut savoir que dès le principe un grand nombre de Chrétiens avaient habité dans cette ville, et qu'il y en avait encore beaucoup : mais ces malheureux languissaient dans la servitude, opprimés injustement par leurs maîtres, les infidèles. [15,2] Après que cette portion de la ville fut occupée, les habitants, craignant que les ennemis ne fissent de violentes irruptions jusque dans l'enceinte intérieure, au grand péril de leurs femmes et de leurs enfants, firent demander d'abord une trêve de peu de durée et l'obtinrent aussitôt. La ville était alors sous la domination d'un certain noble Arabe, nommé Machedol : celui-ci envoya en secret à l'empereur des députés qui vinrent le supplier en toute humilité et lui demandèrent avec les plus vives instances de sauver la ville et de garantir les habitants de tout malheur, lui promettant en même temps une énorme somme d'argent. L'empereur, toujours animé de la même indignation contre le prince d'Antioche et le comte d'Edesse, à cause de leur mauvaise conduite et de l'insouciance qu'ils avaient montrée dans le cours de cette expédition, s'irritait encore plus en pensant qu'il n'avait dans le fait travaillé que pour leur intérêt et pour accomplir la promesse qu'il leur avait faite. Faisant peu de cas des serments de fidélité qu'il avait reçus d'eux, fidélité morte et stérile, plus brillante que solide, il avait fermement résolu, avec quelques-uns de ses intimes confidents, en haine de ses alliés et pour les punir de leur manque de foi, de saisir avec empressement la première occasion qui lui fournirait au moins un honnête prétexte pour lever le siège et se retirer dans ses États. Il reçut donc les sommes d'argent qui lui furent proposées pour en venir à ce résultat, et faisant publier aussitôt par ses hérauts qu'il avait accordé la paix aux assiégés, il donna en même temps les ordres nécessaires pour que ses légions eussent à faire tous les préparatifs de départ. Le camp fut aussitôt levé, et l'empereur ordonna qu'on se mît en marche pour Antioche et que toute l'armée suivît le même mouvement. Le prince d'Antioche et le comte d'Edesse, aussitôt qu'ils en furent informés, repentants, mais trop tard, de leur conduite, firent tous leurs efforts pour détourner l'empereur de l'exécution de son projet ; mais il persévéra dans une résolution irrévocablement arrêtée, et, méprisant leurs représentations, il poursuivit sa marche. On assure que le comte se conduisit en cette affaire avec une grande malignité : animé d'une haine secrète, qui dans la suite éclata publiquement, contre le prince d'Antioche son seigneur, redoutant tout ce qui pourrait contribuer à l'accroissement de son pouvoir, et en même temps plus habile et plus rusé, il avait mis tous ses soins à corrompre le jeune prince, et cela principalement dans l'intention d'attirer sur lui l'indignation de l'empereur et de nuire ainsi à son élévation. [15,3] L'empereur arriva à Antioche avec ses fils et tous ses familiers et entra dans cette ville, accompagné de nombreux chevaliers. Le prince et le comte remplissaient auprès de lui les fonctions de grands écuyers. Le seigneur patriarche l'accueillit, selon l'usage, s'avançant en ordre de procession, avec tout son clergé et tout le peuple ; on le conduisit d'abord à l'église cathédrale, en chantant des psaumes, des hymnes et des cantiques, au son d'une musique instrumentale, aux applaudissements et aux cris de joie de toute la population, et de là il fut solennellement introduit dans le palais du prince. Pendant quelques jours il usa librement et à son gré des bains et de toutes les autres commodités qui se rapportent aux besoins matériels de la vie, agissant en maître dans la maison. Sa munificence impériale se déploya avec profusion et même avec prodigalité, tant à l'égard du prince et du comte que de tous leurs grands et de tous les citoyens indistinctement : enfin il fit convoquer le prince, le comte et tous les grands seigneurs de la province, et lorsqu'ils furent tous réunis en sa présence, l'empereur se tournant vers le prince d'Antioche lui adressa les paroles suivantes : « Vous savez, Raimond mon fils très-chéri, que je ne suis resté longtemps dans ces contrées que pour l'amour de vous, pour travailler à accroître votre principauté, à étendre vos possessions au détriment des ennemis de notre foi, afin d'accomplir les conventions conclues par la médiation d'hommes sages entre notre empire agréable à Dieu et vous, notre fidèle. Maintenant que l'occasion favorable est arrivée, il est temps que je tienne mes promesses, et que je travaille à soumettre à votre domination toute la contrée environnante, ainsi que j'y suis obligé par les termes même de notre traité. Mais vous savez très-bien, et tous ceux qui sont réunis avec vous en notre présence savent aussi que l'accomplissement de tels engagements ne peut être l'affaire de peu de temps ; le succès d'une telle entreprise demande que nous fassions un long séjour et des dépenses considérables. Il faut donc que vous remettiez en nos mains, ainsi que vous y êtes tenu par notre traité, la garde de la citadelle de cette ville, afin que nous puissions y déposer nos trésors en toute sûreté. Il faut encore que nos armées puissent traverser la ville, et qu'elles aient par conséquent la faculté d'y entrer et d'en sortir librement et sans aucun obstacle. On ne pourrait à Tarse, à Anavarse ou dans les autres villes de Cilicie, faire préparer avec la facilité désirable les machines de guerre nécessaires pour aller former le blocus et le siège d'Alep : d'ailleurs cette ville-ci nous présentera beaucoup plus de ressources et d'avantages que toute autre, pour l'exécution de semblables travaux. Remplissez donc vos promesses, et conformément au serment de fidélité que nous avons reçu de vous, accomplissez ce qui est de votre devoir. Pour nous, il sera digne de notre grandeur d'interpréter le plus largement possible les engagements par lesquels nous nous sommes lié envers vous, et de vous accorder nos largesses avec surabondance ». Le prince et tous les siens, effrayés de la dureté de ce langage, ne savaient que répondre, et cherchaient avec anxiété les paroles les plus convenables en une telle occurrence. Il leur paraissait trop fâcheux de voir tomber, entre les mains des Grecs efféminés, cette ville conquise à travers tant de périls, restituée à la foi chrétienne au prix du sang de tant, de princes bienheureux, qui avait été constamment la capitale et la maîtresse de tant de provinces, et sans laquelle il semblait impossible de conserver avec quelque sûreté les autres parties du pays. En même temps on ne pouvait nier que les demandes faites par l'empereur ne fussent positivement consenties dans le traité ; et de plus, ce souverain avait pris soin d'introduire à sa suite des forces telles qu'il paraissait assez difficile d'essayer de leur résister, s'il voulait employer la violence pour parvenir à ses fins. Dans cette position critique le comte d'Edesse prenant la parole, et répondant au nom de tous, dit à l'empereur : « Seigneur, le discours que vient de prononcer votre Grandeur Impériale est empreint d'une éloquence divine et digne d'être accueilli avec transport : chacune de vos paroles nous est un gage assuré de l'accroissement de notre puissance. Mais un nouveau fait demande un nouveau conseil ; il n'appartient pas à un prince seul de suivre l'exécution de vos projets. II faut, en effet, qu'il prenne l’avis des siens, de moi et de ses autres fidèles, et qu'il, délibère à fond, dans son conseil, sur les moyens de répondre à vos demandes, de réaliser vos desseins le plus facilement possible, de peur que le menu peuple ne se porte à exciter quel-ce que tumulte, et ne mette par là quelque obstacle au plus prompt accomplissement de vos désirs ». L'empereur agréa la réponse du comte et accorda un court délai, afin que l'on pût se réunir pour la délibération proposée. Aussitôt le comte retourna dans sa maison, et le prince demeura dans le palais, où il n'avait pas même, à ce qu'on assure, la libre disposition de sa personne. [15,4] Cependant le comte d'Edesse, rentré chez lui, expédia en grand secret des hommes qu'il chargea de parcourir la ville et d'exciter le peuple à prendre les armes, en lui faisant connaître en même temps les demandes de l'empereur. Un grand tumulte s'éleva bientôt dans toute la ville, et l'on vit se former de tous côtés des groupes nombreux d'où partaient des clameurs qui s'élevaient jusqu'au ciel. Le comte s'élança aussitôt sur un cheval et se rendit en toute hâte au palais, feignant de fuir devant la populace et venant tomber aux pieds de l'empereur comme un homme à demi-mort, étonné d'un aussi brusque mouvement, l'empereur s'avance vers le comte et lui demande pour quel motif il arrive dans un tel désordre, et vient se jeter au devant de la majesté impériale, au mépris de l'usage et de la règle établie dans le sacré palais. Le comte lui répond que nécessité ne connaît point de loi, qu'il vient d'être poursuivi par un peuple en fureur, et qu'il n'a méconnu tous les usages qu'en cherchant à éviter la mort. L'empereur lui ayant demandé à plusieurs reprises quels pouvaient être les motifs de cette agitation, le comte lui dit enfin qu'il s'était retiré dans son domicile pour y chercher quelque repos, qu'il ne songeait à nulle autre chose, quand tout à coup le peuple entier s'était assemblé comme un seul homme devant la porte de sa maison, tous armés d'épées et d'autres instruments dont ils avaient pu se saisir dans ce premier mouvement de leur fureur : qu'ils avaient commencé par l'appeler homme sanguinaire, traître à sa patrie, assassin du peuple, qui voulait vendre la ville à l'empereur pour une somme d'argent qu'il en avait reçue ; qu'ensuite ils avaient demandé en ternies formels que le comte d'Edesse se présentât devant eux, et qu'enfin l'entrée de sa maison étant déjà forcée, lui-même n'était parvenu à s'échapper qu'à travers mille périls. Dans le même temps, on entendait dans toute la ville un tumulte extraordinaire, et un nombre infini de voix qui répétaient à grands cris que la ville était vendue aux Grecs et la citadelle déjà livrée, qu'il fallait abandonner les maisons de ses ancêtres et renoncer aux toits paternels. Animés par leurs propres clameurs, les citoyens attaquaient dans les rues tous les hommes de la maison de l'empereur qu'ils rencontraient ; ils les jetaient à bas de leurs chevaux, les dépouillaient de vive force, accablaient de coups et faisaient même périr sous le glaive ceux qui tentaient de résister ; d'autres, qui fuyaient les insultes ou la mort, étaient poursuivis l’épée dans les reins jusque dans le palais même de l'empereur. Ce prince cependant, inquiet de toute cette agitation et des clameurs de ses propres sujets, ordonna de convoquer sans retard le prince et les grands ; et contenant un moment son indignation, craignant d'être poussé à de plus dures extrémités, rappelant le discours qu'il avait prononcé en assemblée publique et dans la même journée, avec plus d'assurance et de fermeté, il dit aux assistants : « Je me souviens qu'aujourd'hui même, dans la conférence que j'ai eue avec vous, j'ai dit des choses qui ont peut-être excité dans le peuple le tumulte qui vient a de s'élever. Puisque mes propositions ont paru si dures et d'une exécution si difficile, je veux que vous sachiez tous, les grands ainsi que le peuple, que je révoque ma sentence et retire ce que j'avais proposé. Conservez pour vous la ville entière ainsi que la citadelle ; il suffit à l'empereur que les choses demeurent dans l'état où elles ont été jusqu'à présent. Je sais que vous êtes véritablement mes fidèles, qu'aucun temps, aucune circonstance ne pourra vous faire renoncer à la fidélité que vous m'avez jurée, et dont j'ai reçu des témoignages. Allez donc et apaisez un peuple en fureur. Si le séjour que je fais dans cette ville excite sa méfiante, qu'il se rassure encore à cet égard; demain j'en sortirai, avec l'aide du Seigneur ». En entendant ces paroles, tous approuvèrent à la fois les projets de l'empereur ; ils exaltent sa prévoyance, la sagesse de ses résolutions et la force de son jugement. Le prince et le comte d'Edesse sortent aussitôt du palais suivis de tous les seigneurs, et emploient tour à tour la parole, les gestes et les signes divers pour apaiser le premier tumulte. Ayant enfin obtenu le silence et rétabli quelque tranquillité dans le peuple à l'aide d'un langage doux et amical, ils invitent tous les citoyens à rentrer dans leurs maisons, à déposer leurs armes et à demeurer en paix. Ces ordres furent bientôt exécutés, et le lendemain l'empereur sortit avec ses fils, ses parents et tous les gens de sa suite, et donna l'ordre de dresser son camp en dehors de la ville. [15,5] Les hommes sages cependant ne pouvaient ignorer que l'empereur, s'il avait dissimulé d'abord avec prudence, ne laissait pas d'avoir beaucoup d’humeur et de garder rancune au prince et aux principaux nobles, dans l'idée que cette agitation populaire n'avait pu naître si subitement que par leur fait et à la suite de leurs intrigues secrètes. Ils se déterminèrent en conséquence, et pour travailler au rétablissement de la paix, à charger des hommes sages et expérimentés de se rendre auprès de son Excellence impériale, afin d'excuser le prince et les seigneurs de la contrée, et de déclarer à l'empereur qu'ils étaient complètement innocents du tumulte qui s'était élevé parmi le peuple. Les députés, admis à l'audience de l'empereur, firent tous leurs efforts pour le convaincre de l'innocence du prince d'Antioche, et lui adressèrent à cet effet le discours suivant : « Votre Auguste Grandeur, Votre Éminence Impériale sait mieux que nous que, dans toutes les assemblées, et plus encore dans les villes et dans toutes les nombreuses réunions d'hommes, tous ne brillent pas par une égale prudence, tous ne sont pas également faciles à la soumission ; les impressions sont diverses; les mœurs et les penchants varient à l'infini, comme l’a dit le sage : "Tres mihi conuiuae prope dissentire uidentur"; trois convives me paraissent toujours sur le point d'être divisés de sentiments. Et l'on a dit encore : "Quot homines, tot sententiae" ; autant d'hommes, autant d'avis divers. Au milieu a de cette infinie variété d'habitudes et de penchants l'homme sage discerne la valeur de chaque action, et accorde les récompenses selon les mérites. D'après a ce principe, les mouvements inconsidérés d'un peuple léger ne sauraient tourner au détriment de tous ceux qui étaient bien disposés. On sait qu'il n'arrive que trop souvent qu'une populace effrénée se livre imprudemment et sans réflexion au tumulte et à tous les désordres ; mais on sait aussi, et cet usage antique est confirmé par une longue expérience, que dans toutes les villes bien policées la sagesse des principaux citoyens réprime l'impétuosité du peuple, et met un frein à l'audace qui ne connaîtrait aucune borne. S'il en était autrement, la condition du peuple serait beaucoup meilleure que celle des nobles ; si les grands n'avaient l'espoir de pouvoir racheter les fautes d'un peuple inconsidéré, il faudrait préférer la confusion habituelle d'une multitude imprudente à l'expérience des sages. Chez nous, une populace dépourvue de sagesse a péché à l'insu du seigneur notre prince, à l'insu de ceux dont la seule volonté dirige les plus grandes affaires. Que la peine en retombe sur ceux qui l'ont méritée, mais que le prince et les grands en soient à couvert. En preuve de son innocence, notre prince est tout prêt à exécuter les clauses du traité, et à livrer la ville et la citadelle entre les mains de l'empereur, s'il veut les recevoir ». Apaisé par ces paroles et d'autres semblables, l'empereur réprima le premier mouvement d'indignation qu'il avait ressenti sur un simple soupçon, et revint à des sentiments plus doux. Il fit appeler le seigneur prince, ainsi que le comte d'Edesse et les grands, et ordonna qu'ils fussent introduits familièrement auprès de lui. Les nuages qui s'étaient élevés entre eux furent dissipés, et l'empereur reçut leurs salutations et les leur rendit avec bonté ; il leur annonça ensuite que des affaires très-urgentes le forçaient à rentrer dans ses États, et leur promit formellement, en prenant congé, qu'il reviendrait, avec l'aide du Seigneur et suivi d'une forte armée, pour travailler à l'exécution de ses engagement. Il fit alors partir toutes ses troupes, et lorsqu'il eut fini toutes ses affaires dans la Cilicie et la Syrie, il se remit de nouveau en route, et retourna à Constantinople. [15,6] Peu de temps après, et dans le courant de l'été suivant, un homme grand et illustre parmi les princes de l'Occident, le seigneur Thierri, comte de Flandre et gendre du roi, arriva à Jérusalem, suivi d'une brillante escorte de nobles qui venaient en pieux pèlerins faire leurs prières aux lieux saints. Le roi et le peuple entier les accueillirent avec des transports de joie. Les illustres et braves chevaliers que le comte avait à sa suite leur inspirèrent une nouvelle confiance, et ils résolurent d'un commun accord, et du consentement du seigneur patriarche et des autres princes du royaume, de traverser le Jourdain, et d'aller dans le pays des Ammonites, auprès de la montagne de Galaad, attaquer un lieu de refuge qui offrait de fréquents dangers aux habitants de nos contrées : c'était une caverne située sur le penchant le plus rapide d'une haute montagne, et dont l'entrée était presque inaccessible; elle était dominée par une élévation à pic qui formait un immense précipice et se prolongeait jusque dans la profondeur de la vallée, passant à côté de l'éminence sur laquelle débouchait la caverne - - -. Une détestable troupe de voleurs et de bandits, formée dans les pays de Moab, d'Ammon et de Galaad, s'était établie dans cette caverne ; de là ils envoyaient des éclaireurs qui connaissaient bien les localités, et les informaient exactement de la situation des contrées voisines ; puis, prenant leur temps à propos, ils faisaient de fréquentes sorties, et tombaient à l'improviste sur le territoire des Chrétiens, non sans leur faire toujours beaucoup de mal. Les nôtres résolurent enfin de s'en débarrasser, et d'aller assiéger la caverne. On convoqua tout le peuple et tous les chevaliers du royaume ; on passa le Jourdain, et l'on arriva au lieu du rendez-vous. Là, malgré les aspérités des lieux et les difficultés du terrain, les Chrétiens occupent les avenues, dressent leur camp en cercle, et disposent leurs forces de manière à investir toute l'enceinte extérieure de la caverne ; puis, fidèles aux lois de la guerre, ils cherchent tous les moyens de nuire aux assiégés, et font tous leurs efforts pour les bloquer le plus étroitement possible, afin de les contraindre à se rendre, tandis que, de leur côté, les ennemis employaient toutes les ruses usitées dans ces malheureuses circonstances, et ne posaient point les armes, pour veiller constamment à leur défense. Pendant que presque toute l'armée chrétienne était occupée à poursuivre cette entreprise, d'autres Turcs, voyant tout le pays situé au-delà du Jourdain dégarni de chevaliers et exposé sans défense à leurs attaques, saisirent cette occasion favorable, traversèrent le fleuve, et, laissant à droite le pays de Jéricho, ils longèrent le lac Asphalte, autrement appelé Mer-Morte, se dirigèrent de là vers les montagnes, et pénétrèrent subitement dans cette partie de la province que le sort assigna jadis à la tribu de Juda. Ils arrivèrent auprès de la ville des prophètes Amos et Habacuc, nommée Thécua. Elle était à peu près déserte : ils s'en emparèrent de vive force, et mirent à mort le petit nombre de personnes qu'ils y trouvèrent. Les habitants, prévenus de leur arrivée prochaine, avaient pris la fuite, emmenant avec eux leurs femmes et leurs enfants, leur gros et leur menu bétail, et s'étaient réfugiés non loin de là dans la caverne d'Odolla. Ayant donc trouvé la ville presque abandonnée, les Turcs entrèrent dans les maisons, et enlevèrent tout ce qu'ils purent y trouver encore, afin de l'emporter. Précisément dans le même temps, le hasard avait amené d'Antioche à Jérusalem un homme de pieuse mémoire dans le Seigneur, chevalier illustre, vaillant à la guerre, noble selon le sang autant que par ses vertus, le seigneur Robert, surnommé Bourguignon, né dans la province d'Aquitaine, et maître des chevaliers du Temple. Il partit avec quelques-uns de ses frères, et avec quelques chevaliers de divers ordres qui étaient demeurés à Jérusalem, pour se rendre en toute hâte vers la ville de Thécua. Un homme, familier du roi, Bernard Vacher, portait la bannière royale, et le peuple le suivait. Les Turcs, apprenant l'approche des Chrétiens, quittèrent le lieu d'Habacuc, résidence du prophète Joël, et prirent la fuite vers Ébron, où étaient les sépulcres des patriarches, avec l'intention de descendre de là dans la plaine, et de diriger leur marche vers Ascalon. Les nôtres, sachant que les ennemis avaient pris la fuite, et se croyant assurés de la victoire, ne suivirent pas leurs traces, et se répandirent imprudemment de divers côtés, cherchant à dépouiller les fuyards plutôt que de s'attacher à les détruire. Ceux-ci reconnurent bientôt leur position, et se ralliant selon leur coutume, et reprenant courage, ils mirent d'abord tous leurs soins à rassembler leurs détachements dispersés çà et là ; puis, s'élançant à l'improviste et avec impétuosité sur les nôtres, ils les attaquent partout où ils les rencontrent dispersés et se croyant à l'abri de tout danger. Les uns périrent sous le glaive ; d'autres, en petit nombre, se rallièrent pour résister, et soutinrent le combat. Les sons éclatants des trompettes et des cors, le hennissement des chevaux, le cliquetis et le flamboiement des armes, les cris des combattants avertirent ceux des Chrétiens qui s'étaient dispersés sur divers points et ils accoururent vers le champ de bataille. Mais, avant qu'ils eussent pu se réunir à ceux de leurs compagnons qui avaient entrepris de résister, ceux-ci étaient vaincus et mis en déroute, et les ennemis avaient repris tout l'avantage. Les Chrétiens alors, fuyant à travers un pays difficile et couvert de pierres et de rochers, où ils ne trouvaient aucun chemin qui pût favoriser leur marche, poursuivis à coups de flèches et l'épée dans les reins par leurs ennemis, succombèrent les uns sous le fer meurtrier, les autres en tombant dans des précipices, et tout l'espace qu'ils parcoururent depuis la ville d'Ébron ou Cariatharbé jusqu'aux environs de Thécua, fut jonché de leurs cadavres. Un grand nombre d'hommes nobles et illustres périrent dans cette journée, entre autres le fameux frère du Temple, Odon de Montfaucon, dont la perte excita les regrets et les gémissements de tous les frères. Les ennemis, maîtres de la victoire, retournèrent à Ascalon triomphants du carnage des Chrétiens et des dépouilles qu'ils remportaient. Ceux du royaume qui faisaient partie de l'expédition de la caverne apprirent aussi cette triste nouvelle, et en éprouvèrent une grande consternation. Cependant, forcés de reconnaître que c'est la loi de la guerre que les chances soient variées et passent tour à tour dans les camps opposés, ils trouvèrent enfin des consolations, et poursuivirent leur entreprise avec une nouvelle ardeur. Au bout de quelques jours, ils parvinrent avec l'aide du Seigneur à s'emparer de la caverne, et rentrèrent ensuite dans leur pays couverts de gloire et pleins de joie de leur succès. [15,7] Tandis que ces choses se passaient dans les environs de Jérusalem, Sanguin, enorgueilli de ses succès et semblable au ver de terre qui s'agite sans cesse, osa former le projet de s'emparer du royaume de Damas. Ainard, gouverneur de ce pays, chef des chevaliers et beau-père du roi de Damas, ayant appris que Sanguin était entré les armes à la main sur son territoire, envoya au roi de Jérusalem des députés porteurs de paroles de paix, et chargés par lui de solliciter instamment le roi et le peuple chrétien pour en obtenir secours et conseil contre un ennemi si formidable aux uns et aux autres ; et afin que l'on ne pût croire qu'il réclamait témérairement une telle assistance, ou qu'il désirait l'obtenir gratuitement et sans présenter l'espoir de grandes récompenses, il fit promettre au roi de lui payer vingt mille pièces d'or par mois pour l'indemniser des frais de cette entreprise. En outre, il s'engagea, dès que l'ennemi aurait été chassé de son territoire, à restituer aux Chrétiens, sans aucune contestation, la ville de Panéade qui leur avait été enlevée de vive force quelques années auparavant ; et, pour mieux garantir l'observation complète des divers articles de ce traité, il promit de donner comme otages des fils de nobles en nombre déterminé. Le roi, après avoir reçu ces propositions, convoqua tous les princes du royaume, leur exposa l'objet de la députation et les conditions qui lui étaient offertes, et leur demanda leur avis sur la réponse qu'il y avait à faire. On tint conseil pour délibérer à ce sujet ; et, après avoir mûrement examiné le projet, on résolut de porter secours à Ainard et aux habitants du pays de Damas contre un ennemi cruel et également dangereux pour les deux royaumes ; on décida même que ces secours seraient fournis gratuitement, de peur que l'ennemi commun, devenu plus puissant si les Chrétiens demeuraient dans l'oisiveté, ne trouvât dans un triomphe sur le royaume de Damas de nouvelles forces dont il se servirait ensuite contre les nôtres. La dernière condition offerte par Ainard était d'ailleurs bien propre à déterminer les résolutions des Chrétiens ; et l'assurance que la ville de Panéade leur serait rendue fut le plus puissant motif pour les porter à accepter ses offres. [15,8] Le conseil ayant approuvé ce projet, on reçut les otages qu'Ainard avait promis, et ils furent déposés en lieu de sûreté. Aussitôt on donna l'ordre à toutes les troupes d'infanterie et de cavalerie de se réunir à Tibériade de toutes les parties du royaume. Pendant ce temps, Sanguin, plein de confiance en sa valeur, était entré sur le territoire de Damas avec une nombreuse cavalerie ; et, laissant derrière lui la ville de ce nom, il était arrivé auprès d'un lieu nommé Rosaline, et s'y était établi pendant quelque temps, ne sachant pas encore si les Chrétiens se mettraient en mouvement, et se croyant assuré de réussir dans son entreprise, si ces derniers ne cherchaient pas à y mettre obstacle. Cependant les nôtres apprirent que Sanguin s'était arrêté dans le lieu que je viens de nommer, et que, d'un autre côté, les gens de Damas étaient sortis de leur ville, et attendaient à Nuara l'arrivée du roi et de ses troupes. Le camp des Chrétiens fut aussitôt levé, et l'armée se mit en marche pour Nuara, toutes bannières déployées. Dès que Sanguin en fut informé, il craignit, en homme prudent et avisé, de se trouver compromis en présence de deux armées et sur un territoire ennemi ; abandonnant sans délai sa position, et laissant sur sa gauche les deux armées qu'il fuyait, il se porta à marches forcées vers le pays vulgairement appelé vallée de Daccar. Les nôtres cependant, arrivés à Nuara, y trouvèrent les gens de Damas, et firent leur jonction. Ils apprirent alors le départ de Sanguin, et l'on résolut, à la suite d'un conseil de tous les chefs, de conduire les deux armées contre la ville de Panéade, conformément aux stipulations du traité. J'ai déjà rapporté que peu d'années auparavant, Doldequin, roi de Damas, s'était, emparé de vive force de cette place. Le magistrat, à qui il en avait remis la garde, l’avait abandonnée pour passer dans le parti de Sanguin, et c'était le motif qui avait déterminé les gens de Damas à faire tous leurs efforts pour remettre cette ville entre les mains du roi de Jérusalem, aimant mieux la restituer aux Chrétiens avec qui ils vivaient en bonne intelligence, que la laisser au pouvoir d'un ennemi qui était pour eux un objet de méfiance et de craintes perpétuelles, et qui d'ailleurs, en occupant ce point, avait plus de facilité pour les attaquer de près et leur faire beaucoup de mal. [15,9] Panéade, que l'on nomme vulgairement Belinas, était appelée Lesen dans les temps anciens, avant l'entrée des enfants d'Israël dans la terre de promission. Elle échut en partage aux fils de Dan, qui la nommèrent Lesen-Dan, comme on l'apprend par ces paroles de Josué : « Les enfants de Dan, ayant marché contre Lesen, l'assiégèrent et la prirent ; ils passèrent au fil de l'épée tout ce qui s'y rencontra ; ils s'en rendirent maîtres et y habitèrent, l'appelant Lesen-Dan, du nom de Dan, leur père». Dans la suite, elle fut nommée Césarée-de-Philippe, parce que Philippe-le-Tétrarque, fils d'Hérode l'ancien, la fit agrandir en l'honneur de Tibère. César l'embellit d'admirables édifices, ce qui la fit désigner sous le double nom de César et de celui qui avait contribué à son embellissement. Les armées alliées suivirent leur marche, arrivèrent sous les murs de Panéade vers le commencement de mai, et investirent aussitôt la place de toutes parts. Ainard prit position vers l'orient, et se plaça avec toutes ses troupes entre la ville et la forêt, sur l'emplacement appelé Cohagar. Le roi campa vers l'occident, et ses légions occupèrent toute la plaine située de ce côté. Les assiégeants, ainsi établis autour de la place, firent leurs dispositions pour intercepter toute communication avec la ville, et pour gêner les mouvements de ceux qui auraient voulu y entrer ou en sortir. On résolut en outre, après avoir tenu un conseil commun, d'expédier des messagers chrétiens pour inviter le seigneur Raimond, prince d'Antioche, et le seigneur comte de Tripoli à venir se joindre aux assiégeants, et des exprès furent aussitôt envoyés. Cependant les Chrétiens et les Turcs leurs alliés, rivalisant d'ardeur et toujours prêts pour le combat, livraient presque tous les jours de nouveaux assauts. Munis de machines appelées pierriers, ils lançaient une grande quantité d'énormes blocs qui, dans leur chute, ébranlaient les murailles et allaient renverser des maisons jusque dans l'intérieur de la ville ; en outre, ils faisaient pleuvoir sur les assiégés une grêle de traits et de flèches, à tel point qu'il n'y avait plus dans la ville aucun lieu où l'on pût se cacher en sûreté, et que les habitants, postés derrière leurs murailles et leurs remparts pour lancer de leur côté d'énormes roches, ou pour faire usage de leurs arcs, osaient à peine s'avancer et regarder en face ceux qui les attaquaient du dehors, ils avaient en ce moment le spectacle extraordinaire d'ennemis encourageant d'autres ennemis à toutes les fureurs de la guerre, et travaillant en commun, et sans aucune feinte, à consommer leur ruine. Il eût été difficile en effet de juger laquelle des deux armées alliées portait les armes avec le plus d'ardeur, déployait le plus d'acharnement dans les combats, ou se montrait le mieux disposée à soutenir avec courage les longues fatigues de la guerre, tant les chevaliers chrétiens et les troupes du pays de Damas paraissaient animées du même zèle et des mêmes désirs. L'habitude et l'expérience de la guerre n'étaient pas les mêmes dans les deux armées ; mais on y voyait une égale intention de nuire à l'ennemi commun. Les assiégés, de leur côté, résistaient vaillamment, quoiqu'ils eussent à supporter toutes sortes de fatigues, des assauts presque continuels, des veilles et un service extrêmement onéreux ; combattant de toutes leurs forces pour la défense de leur liberté, de leurs femmes et de leurs enfants, la difficulté même de leur position leur donnait une nouvelle habileté, et leur inspirait toutes sortes de moyens d'assurer le succès de leur résistance. Au bout de quelques jours d'attaque, les assiégeants reconnurent qu'il leur serait impossible de réussir s'ils ne faisaient construire une tour en bois pour la dresser contre les murailles, et attaquer la ville d'un point plus élevé. Mais, comme on ne pouvait trouver dans les environs les matériaux nécessaires à ce genre d'ouvrage, le seigneur Ainard envoya des hommes à Damas pour y chercher des poutres fort longues et fort grosses, préparées depuis longtemps pour cet usage ; il leur donna ordre de les rapporter et de revenir en toute hâte. [15,10] Sur ces entrefaites, le prince d'Antioche et le comte de Tripoli, ayant reçu les députés du roi, se mirent en marche avec toutes leurs troupes qui formaient une forte armée, et vinrent se réunir au camp des Chrétiens, sous les murs de Panéade. Leur arrivée redoubla les craintes des assiégés, et sembla leur faire perdre tout espoir de résister avec efficacité. Les nouveaux venus, empressés d'essayer leurs forces, avides d'éloges et de gloire, firent leurs dispositions en corps séparés, et attaquèrent vivement la place. Les assiégés furent remplis de terreur, et perdirent toute confiance ; les assiégeants, au contraire, se croyant désormais assurés de la victoire, se sentirent animés d'un nouveau courage qui diminua pour eux l'ennui de leurs longs travaux, et redoubla leur ardeur à recommencer tous les jours leurs attaques. Bientôt ceux que l'on avait envoyés à Damas en revinrent, rapportant des poutres d'une étonnante dimension, et aussi solides qu'on pouvait les désirer. Des ouvriers et des charpentiers s'occupèrent sans le moindre retard à les dresser ; puis ils les assemblèrent solidement avec des clous de fer, et élevèrent en peu de temps une machine d'une énorme hauteur, du sommet de laquelle en dominait toute la ville. Placés sur ce point, les assiégeants pouvaient atteindre et repousser les assiégés, en lançant de la main des flèches, des traits de toutes sortes et des pierres. Aussitôt que la machine fut dressée, on aplanit le terrain qui s'étendait jusqu'aux remparts ; puis on la poussa contre la muraille, et il sembla qu'une nouvelle tour se fût élevée subitement au milieu de la ville, tant la vue s'étendait sur tous les points. Alors seulement les assiégés se trouvèrent réduits à la plus dure extrémité, et menacés d'une fin prochaine ; il leur devint impossible de trouver quelque moyen de se défendre contre les pierres et les traits que lançaient incessamment sur eux ceux des assiégeants qui occupaient le haut de cette tour. Dans l'intérieur de la ville, ils ne trouvaient plus aucune place où ils pussent mettre en sûreté les hommes faibles et les blessés, ou qui pût servir de refuge, à la suite de leurs fatigues, à ceux qui, encore pleins de force et de vigueur, étaient en état de travailler à la défense de leurs compatriotes. Il leur était également impossible de parcourir les remparts ; et s'ils voulaient porter quelque secours à ceux des leurs qui tombaient sous les coups des ennemis, ils ne pouvaient y arriver qu'en s'exposant eux-mêmes aux plus grands dangers. Les attaques dirigées du pied des remparts, et les divers modes de combat qu'on pouvait employer de ces positions inférieures, n'étaient presque rien en comparaison des maux et des périls de tout genre auxquels les assiégés étaient exposés depuis que nos troupes les attaquaient du haut de leur nouvelle machine ; il semblait qu'au lieu d'avoir à combattre contre des hommes, ils eussent maintenant des dieux pour ennemis. Dans le principe, les assiégés avaient espéré, et jusqu'à ce moment ils conservaient encore l'espoir que Sanguin viendrait à leur secours, ainsi qu'il s'y était formellement engagé ; mais le péril croissait tous les jours, sans qu'ils vissent arriver leur allié, et sans qu'ils pussent trouver aucun moyen de prolonger leur défense. [15,11] Dans le même temps un légat de l'église romaine, nommé Albéric, évêque d'Ostie, Français de nation, et né dans l'évêché de Beauvais, débarqua sous les murs de Sidon. Il était envoyé par le Saint-Siège avec la mission de juger les différends qui s'étaient élevés dans l'église d'Antioche entre le patriarche et ses chanoines. Peu de temps auparavant un autre vénérable prélat, le seigneur Pierre, archevêque de Lyon, remplissant aussi les fonctions de légat, était également arrivé en Syrie ; mais la mort l'empêcha de terminer l'examen de l'affaire pour laquelle il était venu, et ce fut alors que l'évêque d'Ostie fut nommé à sa place et chargé d'aller mettre fin à cette grande contestation. J'aurai incessamment l'occasion d'en parler avec plus de détail. Le légat du pape ayant appris que toute l'armée chrétienne était occupée au siège de Panéade, et que le seigneur Guillaume, patriarche de Jérusalem, le seigneur Foucher, archevêque de Tyr, et tous les autres princes du royaume étaient également rassemblés sous les murs de cette ville, se hâta d'aller les y rejoindre ; il trouva les assiégeants fort occupés à poursuivre le succès de leur entreprise, et ne perdant pas un seul instant dans l'oisiveté ; lui-même cependant, avec tout le zèle d'un homme sage et toute l'autorité que lui donnait son caractère de légat apostolique, les encouragea dans leur bonne résolution ; ses discours et ses exhortations furent un nouvel aiguillon pour tous les Chrétiens et ajoutèrent encore à leur ardeur. Ceux des assiégeants qui étaient chargés de manœuvrer du haut de la grande machine ne cessaient de diriger leurs attaques contre les habitants de la place ; ils ne leur laissaient aucun repos, chaque instant leur amenait quelque nouvelle occasion de crainte ou de péril et leur imposait des travaux et des fatigues imprévus. Déjà les assiégés avaient perdu beaucoup de monde, les uns morts par le glaive, les autres mis hors de service à la suite de dangereuses blessures, d'autres encore excédés de fatigue ; en sorte qu'il leur devenait tous les jours plus difficile de repousser les assaillants ainsi qu'ils l'avaient fait dans le principe. Le gouverneur du royaume et chef des troupes de Damas, Ainard, homme plein de prévoyance, fidèle allié et zélé coopérateur des Chrétiens, reconnut les embarras des assiégés : il savait que le malheur dispose à prêter l'oreille et que presque toujours l'excès de la misère porte à accepter les conditions même les plus dures. En conséquence il chargea secrètement quelques-uns de ses familiers d'aller faire, de vive voix, quelques tentatives d'arrangement et d'engager les assiégés à se rendre, en leur présentant quelque chance de salut. D'abord ceux-ci témoignèrent un grand éloignement et firent semblant de pouvoir tenir plus longtemps, comme s'ils avaient en effet l'espoir fondé de résister avec quelque succès ; bientôt cependant ils accueillirent les paroles qui leur étaient portées avec une extrême avidité et témoignèrent une vive reconnaissance. Le magistrat, que les Turcs eux-mêmes appellent émir, homme noble et puissant, exigea, comme condition supplémentaire pour la reddition de la place, que sa situation personnelle fût prise en considération et qu'on lui accordât quelque indemnité, qui serait fixée au jugement d'un homme raisonnable, afin qu'il ne tombât pas dans le besoin, disant qu'il serait honteux et inconvenant qu'un homme noble, seigneur d'une ville si célèbre, fut expulsé de son propre patrimoine et réduit en outre à aller mendier. Ainard jugea qu'il était juste et équitable de satisfaire à cette demande, et désirant ardemment de parvenir à remettre la ville entre les mains des Chrétiens, il s'engagea, conformément au désir qui lui fut exprimé, à faire assigner à l'émir un revenu annuel qui ne dépasserait pas une certaine somme, qu'on eut soin de fixer, et qui serait prélevé sur le produit des bains et des vergers. Il promit en outre que ceux qui voudraient sortir de la ville auraient la faculté de se retirer avec tous leurs effets, et s'engagea enfin, pour ceux qui voudraient continuer à habiter dans la ville ou dans leurs propriétés de la campagne, à leur faire accorder soit un délai suffisant et de bonnes conditions, soit même l'autorisation d'y vivre à perpétuité, sous l'obligation de demeurer fidèles. Le roi et le reste du peuple chrétien agréèrent ces conditions, et les assiégés se préparèrent à rendre la ville sans retard. Ainard, aussitôt après s'être assuré des conditions du traité, était allé trouver en particulier le roi, le patriarche, le prince d'Antioche, le comte d'Edesse, leur avait fait part de tous les détails de la négociation qu'il avait secrètement conduite et les avait vivement invités à souscrire à ces arrangements. Les princes chrétiens rendirent justice à la sagesse et à la sincérité du gouverneur de Damas, ils approuvèrent les conditions proposées, lui témoignèrent leur reconnaissance et leur satisfaction, et lui promirent formellement d'exécuter toutes les dispositions qu'il aurait faites. La ville leur fut donc livrée et les habitants sortirent en toute liberté pour se rendre dans les lieux qu'il leur convenait de choisir, emmenant avec eux tout leur bagage avec leurs femmes et leurs enfants. Après qu'on eut pris possession de la ville, le seigneur patriarche proposa de lui donner pour évêque le seigneur Adam, archidiacre de Ptolémaïs : le seigneur Foucher, archevêque de Tyr, dont la juridiction métropolitaine s'étendait sans contestation sur la ville de Panéade, consentit à cette proposition et approuva l'élection. On lui confia donc le gouvernement spirituel des fidèles qui voulurent demeurer à Panéade : quant au gouvernement temporel, il fut rendu au seigneur Reinier, surnommé Brus, qui l'avait perdu peu d'années auparavant. Alors le seigneur roi partit avec le seigneur prince d'Antioche, le seigneur patriarche et le seigneur légat de Rome, pour aller à Jérusalem rendre à Dieu mille actions de grâces et lui offrir le sacrifice solennel. Après avoir fait les prières d'usage et être demeuré quelques jours dans la Cité sainte, le prince d'Antioche chercha à sonder les dispositions du légat, au sujet de son patriarche, et l'invita à se rendre sans crainte et sans retard dans cette ville, et à se confier en l'assistance qu'il lui promettait. Ce légat avait été envoyé de Rome (comme je l'ai déjà dit) pour faire une information au sujet de certaines accusations portées contre le patriarche par quelques chanoines de son église, et pour mettre un terme à ces différends. Il est temps maintenant d'exposer en détail les faits que je n'ai fait qu'indiquer jusqu'ici en parlant du patriarche d'Antioche ; et afin de me faire mieux comprendre, il est nécessaire que je reprenne mon récit d'un peu plus haut. [15,12] Au moment où le seigneur Raimond arriva à Antioche, et avant qu'il eût reçu l'épouse qui lui était destinée, désirant parvenir plus facilement à ses fins, il engagea sa fidélité au seigneur Raoul, alors patriarche d'Antioche, et, lui donnant sa main, il promit, sous la foi du serment, que, « dès ce jour, il ne consentirait jamais, ni de pensée ni de fait, à ce qu'il perdît son honneur, sa vie, ou un membre, ou à ce qu'il fût victime d'aucune mauvaise trahison » ; car telle était la formule par laquelle on engageait sa foi. Cependant le prince ne tarda pas à méconnaître ses promesses : aussitôt après qu'il se fut marié et qu'il eut reçu la soumission de tout le pays par suite des soins et des efforts du patriarche, Raimond se ligua avec les adversaires de celui-ci et les seconda de sa force et de ses conseils au détriment du seigneur Raoul et au mépris de ses propres engagements. Ses ennemis, dès qu'ils eurent trouvé un si puissant coopérateur, poursuivirent leurs adressions avec plus de zèle et partirent bientôt pour Rome. On en remarquait deux : un certain Lambert, archidiacre de la même église, homme lettré et d'une conduite honorable, mais n'ayant que peu ou point d'expérience des choses du monde, et un certain Arnoul, né en Calabre, homme noble et lettré, et qui, au contraire, était fort avisé en affaires. Ils eurent soin d'interjeter un appel à Rome et partirent avec le consentement et l'approbation du prince : le patriarche ne voulait pas prendre la même route, mais il y fut contraint malgré lui, et le prince le fit sortir de la ville par force. Arnoul s'était mis en voyage le premier et arriva en Sicile par la voie la plus directe : comme il était originaire de Calabre (dans la suite il fut archevêque de Cosenza, car il était noble, ainsi que je l'ai dit), il retrouva dans ce pays des amis et des parents, et alla voir le duc de Pouille dont il était connu. Il lui dit : « Prince illustre, voilà que, selon vos désirs, le patriarche d'Antioche vient tomber de lui-même, et sans effort, entre vos mains, lui le plus cruel de vos ennemis, qui vous enleva à jamais cette principauté, à vous ainsi qu'à vos héritiers, pour la donner à un homme inconnu, au mépris de toutes les lois de la justice. Le Seigneur vous le livre, et ses nombreux péchés l'ont amené devant vous. Réveillez-vous donc, cherchez les moyens de vous emparer de sa personne et soyez assuré que vous pourrez recouvrer l'héritage qui vous est dû en vertu du droit de succession légitime, par les mains même de celui qui vous en a injustement exclu ». Le duc de Pouille, persuadé par ce discours et agissant tout de suite avec son habileté accoutumée, expédia des ordres dans toutes les villes maritimes, et fit dresser des pièges secrets afin que l’on pût s'emparer de la personne du patriarche au moment de son arrivée et qu'on renvoyât en Sicile chargé de fers. Celui-ci cependant, après une heureuse traversée, débarqua à Brindes, exempt de toute crainte ; il voyageait comme un prince très-puissant : conformément aux ordres du duc on lui enleva tout ce qu'il traînait à sa suite ; les gens de sa maison furent dispersés de tous côtés, et lui-même retenu comme prisonnier fut livré à Arnoul, pour être traîné par lui en Sicile et conduit en présence du duc. Pour la première fois Arnoul eut enfin le pouvoir d'exercer sa vengeance à son gré et selon ses désirs contre son ennemi et son impie persécuteur, et de lui faire payer cher les mauvais traitements qu'il en avait reçus. Enfin le patriarche se présenta devant le duc ; il eut avec lui plusieurs entretiens particuliers, et, comme il était habile, éloquent et honorable dans toutes ses manières, il conclut un traité avec celui qui le retenait. On lui rendit complètement tout ce qui lui avait été enlevé ; les gens de sa maison le rejoignirent aussi ; il promit de venir voir le duc à son retour et continua sa route pour Rome, comblé d'honneurs et de bons procédés. Arrivé dans cette ville il éprouva d'abord de grandes difficultés à s'approcher du pape : on le regardait comme le persécuteur de l'église romaine, et comme ayant cherché à diminuer et à méconnaître la prééminence du siège apostolique pour élever un siège rival de celui de Rome et pour faire marcher de pair ces deux églises; aussi, le considérant comme coupable du crime de lèse-majesté, on lui refusa l'entrée du sacré palais, et le seigneur pape ne voulut point l'admettre à son entretien. [15,13] Le pape et toute l'Église étaient donc très disposés à saisir la première occasion favorable pour accabler le patriarche d'Antioche, et ses adversaires étaient accueillis avec beaucoup de bienveillance. On lui en voulait infiniment et on faisait des efforts redoublés pour parvenir à l'humilier, soit parce qu'il était riche et magnifique, soit parce qu'il refusait dédaigneusement de soumettre le siège qu'il gouvernait à l'autorité du siège romain, et affectait au contraire la prétention de les faire marcher de pair en toutes choses, disant toujours que l'une et l'autre des deux églises étaient les cathédrales de Pierre, et allant presque jusqu'à établir que celle d'Antioche avait l'avantage d'une plus ancienne illustration. Il employa cependant les bons offices de quelques amis : les gens de sa maison et ceux du seigneur pape prêtèrent leur intervention et préparèrent les voies, et le patriarche fut enfin autorisé à paraître devant le pape et devant la cour solennellement assemblée ; il y fut reçu avec les plus grands honneurs. Déjà il avait été admis deux fois dans le consistoire, lorsque ses adversaires, saisissant une occasion favorable, se montrèrent à découvert, publièrent des libelles et se déclarèrent tout prêts à suivre leur accusation selon toutes les solennités de la justice. La cour cependant, informée que ceux qui se portaient accusateurs n'étaient pas assez bien instruits de tous les détails de l'affaire pour pouvoir donner entière satisfaction au seigneur pape et à ses assesseurs sur toutes les objections qui seraient proposées, fit signifier aux deux parties l’ordre d'avoir à se tenir en paix jusqu'à ce que le seigneur pape pût envoyer quelqu'un dans le pays d'Antioche et le charger de prendre une connaissance approfondie de cette cause, en recueillant tous les renseignements que pourraient fournir, sur les lieux mêmes, les témoignages et les pièces. Pendant ce temps le patriarche, déposant le manteau qu'il avait pris de sa propre autorité sur l'autel de l'église d'Antioche, pour insulter, disait-on, au siège apostolique, le remit entre les mains des cardinaux ; puis il en reçut un autre qui fut pris sur le sépulcre du bienheureux Pierre et lui fut donné avec les solennités d'usage par le prieur des diacres. Après être demeuré à Rome aussi longtemps que l'intérêt de ses affaires parut l'exiger, le patriarche rentré complètement en grâce, sauf l'examen de l'accusation portée contre lui, prit congé de la cour et retourna en Sicile, auprès du duc Roger. Celui-ci le reçut avec les plus grands honneurs ; ils eurent ensemble de fréquents entretiens, dans lesquels ils traitèrent en intimité de toutes choses; puis, le seigneur duc mit à la disposition du patriarche les galères dont il eut besoin pour retourner en Orient, et le prélat, poussé par des vents propices, aborda sur les côtes de Syrie, et débarqua près de l'embouchure du fleuve Oronte, qui coule sous les murs d'Antioche. Ce lieu est vulgairement appelé le port de Siméon, et se trouve placé environ à dix milles d'Antioche. [15,14] Aussitôt qu'il fut entré en Cœlésyrie, non loin de la capitale de son siège, le seigneur patriarche écrivit à son église pour demander qu'une procession solennelle sortît de la ville, et vînt à sa rencontre au jour et au lieu qu'il indiquait. Mais les hommes de l'église, forts de la protection du prince qui poursuivait le patriarche d'une haine implacable, au mépris du serment de fidélité par lequel il s'était lié envers lui, refusèrent positivement de faire ce que le patriarche demandait, et de lui obéir ; poussés par le prince à un plus grand acte de violence, ils lui interdirent même formellement l'entrée de la ville. Le patriarche, après avoir reçu cette preuve de la méchanceté de son clergé, de l'aversion de ceux qui auraient dû se conduire tout autrement à son égard, et de la haine obstinée du prince, se retira aussitôt dans les montagnes, vulgairement appelées montagnes Noires, et situées à peu de distance de la ville ; là, vivant dans les monastères qui y sont très-nombreux, il attendit que le prince et son clergé voulussent bien renoncer à leur colère, revenir à des sentiments plus modérés, et le rappeler à Antioche. Le prince, cependant, s'y opposait chaque jour plus ouvertement, et montrait une nouvelle animosité : sa haine s'accrut et éclata avec plus de fureur à la suite des lettres qu'il reçut de Sicile, et par lesquelles Arnoul lui mandait que le patriarche avait conclu une alliance secrète avec le duc Roger, son rival ; en preuve de ses assertions, Arnoul lui annonçait que le duc avait reçu le patriarche à son retour de Rome avec les plus grands honneurs, qu'il l'avait comblé de présents, et lui avait fourni pour son voyage toutes les galères dont il avait eu besoin. Ces récits étaient bien propres à produire l'effet que j'ai rapporté. Tandis que le patriarche continuait a habiter au milieu des montagnes, le comte d'Edesse, Josselin le jeune, poussé par sa haine contre le prince et par sa bienveillance pour le patriarche, envoya à ce dernier des députés qui vinrent l'inviter expressément à se rendre avec confiance, et en toute sécurité, sur les terres du comte, et à y conduire toute sa suite. Les évêques de ce pays, savoir, les archevêques d'Edesse, de Corice et de Hiérapolis étaient prononcés en faveur du patriarche, et le respectaient comme leur seigneur et leur père. Cédant à leurs invitations, il se rendit auprès d'eux, et fut accueilli avec les plus grands honneurs par tous les prélats de la contrée : le comte, fidèle à ses promesses, lui témoigna dès son arrivée tous les égards et tout le dévouement possibles, et le patriarche reconnaissant se résolut à attendre au milieu d'eux. Enfin, le prince d'Antioche, gagné, dit-on, à prix d'argent, et par la médiation de quelques amis communs, rendit ses bonnes grâces au patriarche, de bouche seulement et non de cœur, et lui envoya des députés qui vinrent, la paix à la bouche et la fraude au fond de l'âme, l'inviter affectueusement à rentrer dans la ville. Le patriarche fit aussitôt ses dispositions de départ ; il prit avec lui les évêques qui lui avaient donné dans ses malheurs des preuves certaines d'un dévouement dont il jugea qu'il pourrait encore avoir besoin, et il arriva à Antioche avec eux. L'église entière, le peuple et les chevaliers marchant en foule sous la conduite du prince, allèrent à sa rencontre : tout le cortège s'avança chantant des hymnes et des cantiques, et le patriarche, revêtu de ses habits pontificaux, entra solennellement dans la ville, et fut conduit directement à la grande église et de là dans son palais. [15,15] Cependant un légat de l'église romaine, nommé Pierre, né en Bourgogne, et archevêque de Lyon, envoyé par le seigneur pape Innocent, pour mettre un terme à ces longs différends, arriva en Syrie et débarqua à Accon. C'était un homme vénérable, simple et rempli de la crainte de Dieu, mais âgé et succombant déjà sous le poids des ans. Dès qu'il fut arrivé en Syrie, il se rendit à Jérusalem pour y faire ses prières ; bientôt après, vivement sollicité par Lambert et Arnoul de partir sans retard pour Antioche, afin de s'acquitter de sa mission, il retourna d'abord a Accon : il y fut dangereusement malade avant de pouvoir se remettre en route ; on dit qu'on lui administra du poison dans une boisson, et que tout-à-coup il tomba en défaillance et mourut. Les adversaires du patriarche se rendirent aussitôt à Antioche : privés maintenant de tout appui, frustrés dans les espérances qu'ils avaient fondées sur l'arrivée du légat, ennuyés et fatigués de leurs nombreux voyages et de leurs longs travaux, ils employèrent les médiateurs qui leur parurent les plus propres à faire réussir leurs desseins ; ils demandèrent la paix en suppliants et implorèrent la restitution de leurs bénéfices, se déclarant prêts à renoncer à leur accusation, et à se maintenir dans leur fidélité. Lambert fut réintégré dans ses fonctions d'archidiacre ; mais Arnoul, repoussé sans miséricorde, se releva par l'assistance du prince, et se disposa avec son courage accoutumé à reprendre ses poursuites. Il partit de nouveau pour Rome, et recommençant à frapper à toutes les portes, s'agitant à tort et à travers, il obtint, à force d'obstination et de prières, la nomination et l'envoi d'un nouveau légat, celui dont il me reste maintenant à parler. J'ai déjà annoncé l'arrivée de ce légat à Jérusalem : après avoir fait ses prières, il convoqua le patriarche et tous les pontifes du royaume, avec invitation de se réunir en synode à Antioche, le 30 novembre, et lui-même se hâta de se rendre dans cette ville. [15,16] (1141) Au jour fixé, on vit arriver, du diocèse de Jérusalem, le seigneur patriarche Guillaume, Gaudence, archevêque de Césarée, et Anselme, évêque de Bethléem : le seigneur Foucher, archevêque de Tyr, très-dévoué et très-fidèle à l'église romaine, s'y rendit aussi. Le légat mettait en lui toutes ses espérances pour le succès de sa mission, et l'archevêque était plein de courage et de sagesse ; il amena avec lui deux de ses suffragants, Bernard, évêque de Sidon, et Baudouin, évêque de Béryte. Tous les prélats de la province d'Antioche se trouvant plus rapprochés s'y rendirent avec empressement, ayant des projets et des sentiments fort divers. Etienne, archevêque de Tarse, Gérard, évêque de Laodicée, et Hugues, évêque de Gabul, étaient prononcés contre le seigneur patriarche, et soutenaient le parti des chanoines. Francon, de Hiéropolis; Gérard, de Corice ; et Serlon, d'Apamée, défendaient ouvertement les intérêts du patriarche : le dernier s'était déclaré contre lui dans le principe, mais ensuite il se rattacha à sa cause. Les autres prélats étaient jusqu'alors demeurés neutres dans la querelle. Les archevêques, évêques et abbés se réunirent, selon l'usage, dans l'église du prince des Apôtres, tous revêtus de leurs habits pontificaux : le seigneur légat, représentant du seigneur pape, présidait l'assemblée : on lut d'abord publiquement les ordres expédiés par le pape. A la suite de cette lecture, et après que chacun eut pris connaissance de l'objet de ces lettres, les deux accusateurs, Arnoul et Lambert l'archidiacre, se présentèrent ouvertement. Ce dernier, quoiqu'il fût parvenu par ses artifices à se réconcilier avec le patriarche, et à en obtenir la restitution de son bénéfice, retourna à ses mauvais penchants, et se porta enfin pour accusateur. Plusieurs autres encore se réunirent à eux, lorsqu'ils virent que circonstances paraissaient peu favorables au patriarche. On peut reconnaître en cette occasion la vérité des paroles que le poète Ovide nous a laissées, et qui sont devenues proverbiales : "Donec eris felix, multos numerabis amicos ; Tempora si fuerint nubila, solus eris". Les accusateurs ayant comparu publiquement devant l'assemblée, déclarèrent qu'ils étaient tout prêts, selon les règles de la justice, à présenter leur acte d'accusation, à le soutenir et à subir la loi du talion, s'ils étaient vaincus. Les griefs sur lesquels ils avaient résolu d'attaquer le patriarche, étaient inscrits sur des billets. Les uns se rapportaient au fait de son installation, qu'on disait contraire aux usages, à la discipline et aux règles établies par les saints Pères ; les autres lui imputaient son intempérance et des œuvres de simonie. Les accusateurs demandèrent avec instance que le patriarche se présentât : on le fit inviter solennellement à se rendre auprès du synode, et à venir répondre sur les griefs qui seraient portés contre lui ; il s'y refusa formellement. Le premier jour, on ne fit rien de plus sur cette affaire, et il n'y eut que des discours et des exhortations réciproques, ainsi qu'il est d'usage dans les assemblées de cette nature. Le second jour, les prélats se réunirent de nouveau et prirent place selon leur rang ; un édit de citation fut publié solennellement pour appeler une seconde fois le serveur patriarche, et de même que la veille il ne voulut pas comparaître. Pendant ce temps, Serlon, archevêque d'Apamée, retiré clans le chœur des évêques, y demeurait, n'ayant pas voulu revêtir comme ses collègues ses habits pontificaux. Le seigneur légat alla le trouver, et lui demanda pourquoi il n'agissait pas de même que tous ses frères, et pourquoi on ne le voyait pas suivre l'accusation, comme il avait fait dans le principe. Serlon répondit : « Ce que j'ai fait autrefois, je l'ai fait par un emportement irréfléchi, et au mépris du salut de mon âme, médisant de mon père et dévoilant des choses honteuses, comme fit jadis Cham, l'enfant maudit. Maintenant je renonce à cette voie de l'erreur avec l'aide du Seigneur, et loin de vouloir accuser ou juger témérairement, je suis tout prêt à combattre jusqu'à la mort pour défendre les droits et la personne du patriarche ». Aussitôt on lui donna l'ordre de sortir ; on prononça contre lui, à tort ou à raison, une sentence d'excommunication et de dégradation, et il fut à jamais interdit de tout office sacerdotal et pontifical. Le prince inspirait à tous les prélats un sentiment de crainte dont le légat lui-même ne pouvait se défendre, à tel point qu'il devint absolument impossible à qui que ce fût de contredire avec liberté. Léger et doué de peu de prévoyance, le prince était animé dans sa haine par les soins d'un nommé Pierre Armoin, gouverneur de la citadelle d'Antioche, homme extrêmement méchant, et qui espérait, si l'on parvenait à obtenir la déposition du patriarche, réussir aussi à séduire le prince, et se servir de son crédit pour faire élever à cette dignité un sien neveu, nommé Aimeri, que le patriarche avait, pour son malheur, nommé doyen de la même église ; son projet fut en effet réalisé. L'archevêque Serlon se trouvant déposé de fait, soit qu'on en eût eu le droit ou non, quitta Antioche et se retira dans son diocèse : il arriva au château de Harenc et se mit au lit, accablé de mal et de chagrins ; puis, s'étant retourné vers la muraille, il expira, n'ayant pu supporter la douleur des affronts qu'on lui avait fait subir. [15,17] Le troisième jour l'assemblée s'étant de nouveau réunie, et les prélats ayant repris leurs places, on prescrivit de citer le patriarche pour la dernière fois, et de l'inviter à venir fournir ses réponses sur l'accusation. Il refusa encore positivement, soit qu'il fut dominé par ses remords, soit qu'il connût les dispositions défavorables de l'assemblée, et redoutât quelque acte de violence de la part du prince ; je n'ai pu découvrir lequel de ces motifs l'avait déterminé. Pendant ce temps, il demeurait dans son palais avec les gens de sa maison, sans cesse entouré d'un grand nombre de chevaliers et de gens du peuple ; tous les habitants de la ville s'étaient portés en foule pour lui prêter secours, et si la puissance du prince ne leur eût inspiré des craintes, ils étaient disposés à chasser honteusement de la ville et le légat et tous ceux qui s'étaient réunis pour concourir à l'acte de déposition. Cependant le légat voyant que le patriarche ne voulait pas venir à lui, et se confiant dans la protection et les forces du prince, monta au palais, prononça contre le patriarche la sentence de déposition, et le contraignit de vive force a remettre l'anneau et la crosse. Puis, et encore en vertu des ordres du légat, le patriarche fut livré au prince, misérablement garrotté et chargé de fers, maltraité ignominieusement, comme un homme de sang, et envoyé en prison dans le monastère de Saint-Siméon, situé non loin de la mer et sur une montagne très-élevée. Le seigneur Raoul, que j'ai vu moi-même dans mon enfance, était grand et d'un bel extérieur ; il avait les yeux un peu de travers, sans qu'il y eût cependant rien de choquant. Il était peu lettré, mais plein de faconde, d'une conversation très-agréable et rempli de grâce. Généreux à l'excès, il avait su gagner au plus haut degré la bienveillance des chevaliers et des gens de la classe inférieure. Il oubliait facilement ses promesses et ses engagements ; il était léger dans ses discours, inconstant, plein de ruse et marchant toujours par des voies détournées, et en même temps doué de beaucoup de prévoyance et de réserve, il ne se montra imprudent qu'en une seule occasion, lorsqu'il refusa d'accueillir des adversaires qu'il avait irrités à juste titre et qui cherchaient à rentrer en grâce auprès de lui. On disait encore (et c'était vrai) que le patriarche était d'une arrogance et d'une présomption excessives. Ce fut même à ces défauts qu'il dut des malheurs qu'il eût facilement évités en se conduisant avec plus de modération. Il demeura longtemps dans le monastère, prisonnier et chargé de fers ; enfin il parvint à s'échapper et se rendit à Rome, il y réussit à recouvrer jusqu'à un certain point la faveur du siège apostolique, et se disposait à repartir, lorsqu'il mourut misérablement, ayant bu un poison que lui présenta un artisan du crime, dont le nom nous est inconnu : nouveau Marius, qui éprouva dans sa personne les vicissitudes les plus contraires de la fortune. [15,18] (1142) Après la déposition du patriarche, le légat ayant terminé les affaires qui l'avaient appelé à Antioche, retourna à Jérusalem, Il y demeura jusqu'aux solennités de Pâques, et après avoir tenu conseil avec les prélats des églises, le troisième jour, à la suite de la fête de Pâques, il célébra solennellement la dédicace du temple du Seigneur, avec le concours du patriarche et de quelques-uns des évêques. Beaucoup d'hommes nobles et illustres, venus des pays ultra-montains et des contrées d'outre-mer, assistèrent à cette cérémonie, et parmi eux le seigneur Josselin le jeune, comte d'Edesse, qui était venu passer les jours de solennité dans la Cité sainte et déploya une grande magnificence. Après cela le légat convoqua les archevêques, les évêques, tous les autres prélats des églises, et tint avec le seigneur patriarche un concile qui s'assembla dans la sainte église primitive de Sion, mère de toutes les autres : on délibéra sur toutes les affaires qui pouvaient se rapporter aux circonstances du temps. On remarquait dans cette assemblée, Maxime, évêque des Arméniens, ou plutôt prince et illustre docteur de tous les évêques de la Cappadoce, de la Médie, de la Perse et des deux Arménies. On le nommait aussi catholique. Les conférences que l'on eut avec lui avaient pour objet les articles de foi sur lesquels son peuple est en dissentiment avec le nôtre, et il promit, pour ce qui le concernait, de faire des réformes sur plusieurs points. Après avoir clos cette assemblée, selon les rites accoutumés, le légat se rendit à Accon et s'embarqua pour Rome. Le clergé d'Antioche et principalement ceux qui avaient conspiré pour obtenir la déposition du seigneur Raoul, cédant aux insinuations du prince et surtout, à ce qu'on assure, aux riches présents qui furent prodigués, élurent pour patriarche un certain sous-diacre de la même église, nommé Aimeri, né en Limousin, homme illettré et d'une conduite peu honorable. Le seigneur Raoul l'avait nommé doyen de cette église, dans l'espoir de l'attacher à ses intérêts et de s'assurer de sa fidélité, mais il en fut complètement déçu. Dès le jour même de sa promotion, Aimeri s'unit avec les adversaires du patriarche ; et oubliant son serment de fidélité, il travailla avec ardeur à la déposition de celui qui l'avait comblé de bienfaits. Quant à sa promotion au siège patriarchal, on dit qu'elle fut l'ouvrage d'un certain Pierre, surnommé Armoin, gouverneur de la citadelle de la ville, qui employant toutes sortes d'intrigues, et distribuant avec profusion de riches présents, parvint enfin à diriger vers lui le choix du clergé et du prince, en disant qu'Aimeri était son cousin. [15,19] Quatre années s'étaient à peine écoulées depuis que le seigneur Jean, empereur de Constantinople, avait quitté la ville de Tarse en Cilicie et toutes les provinces de la Syrie. Déjà le prince et les habitants d'Antioche lui avaient expédié de nombreux messagers pour le rappeler dans leur pays : l'empereur réorganisa ses forces, rappela ses légions, prépara une nouvelle expédition pour la Syrie, et lui-même, plein de confiance en son courage, traînant à sa suite des chars et des chevaux, d'immenses trésors et des troupes innombrables, se mit en route pour se rendre dans le pays d'Antioche. Après avoir traversé le Bosphore, qui marque les limites de l'Europe et de l'Asie, et franchi les provinces intermédiaires, il arriva à Attalie, grande ville, située sur les bords de la mer et métropole de la province de Pamphilie. Tandis qu'il y demeurait avec deux de ses fils, Alexis son fils aîné et Andronic qui venait après lui, ils furent attaqués d'une sérieuse maladie, et succombèrent l'un et l'autre. L'empereur appela auprès de lui son troisième fils, nommé Isaac, et le renvoya à Constantinople, en le chargeant d'y ramener les corps de ses deux frères, de veiller, selon les lois de l'humanité, au soin de leurs obsèques, et de les déposer dans leurs tombeaux, en leur faisant rendre les derniers devoirs avec une magnificence digne de l'empire. Isaac, après avoir terminé ces cérémonies, demeura à Constantinople, ainsi que son père le lui avait prescrit, et y séjourna constamment jusqu'à l'époque de la mort de l'empereur. Ce souverain prit alors avec lui son quatrième et dernier fils Manuel, et poursuivit sa route : il traversa l’Isaurie et entra en Cilicie, mais il ne s'y arrêta point ; à peine la renommée avait-elle annoncé sa prochaine arrivée, qu'il se trouva sur le territoire du comte d'Edesse, avec toutes ses troupes, et fit dresser son camp presque à l'improviste, sous les murs de Turbessel. Ce château, fort et riche, est situé à vingt-quatre milles (ou peut-être un peu plus) des bords de l'Euphrate. Dès qu'il y fut arrivé, l'empereur fit demander au comte Josselin le jeune de lui livrer des otages. Le comte frappé d'étonnement en apprenant une invasion si subite, voyant d'une part des armées innombrables et telles qu'il semblait qu'aucun roi de la terre ne pût en entretenir de semblables, d'autre part l'état de dénûment dans lequel il se trouvait lui-même et l'impossibilité absolue de tenter quelque résistance, se faisant de nécessité vertu, envoya en otage l'une de ses filles, nommée Isabelle. L'empereur n'avait fait cette demande qu'afin de le lier plus étroitement à ses intérêts et de s'assurer davantage de sa fidélité pour l'exécution des ordres qu'il aurait à lui donner. Il se remit en marche pour Antioche avec toutes ses armées, et s'avançant avec rapidité, il alla, le 24 du mois de septembre, camper avec toutes ses forces auprès d'un petit bourg, nommé Guast. Il envoya aussitôt des députés au prince d'Antioche, pour lui rappeler les termes des traités qui les unissaient, et l'inviter en conséquence à lui remettre la ville, la citadelle et toutes les munitions qui s'y trouvaient renfermées, sans aucune distinction, afin de pouvoir, de ce point central et plus voisin, diriger ses expéditions contre toutes les villes limitrophes encore occupées par les ennemis. En même temps il lui fit assurer qu'il serait constamment disposé, de sa personne et en tout ce qui dépendrait de lui, à donner la plus large interprétation possible aux conventions par lesquelles il s'était lié, et même à lui faire bonne et forte mesure, selon qu'il aurait mérité. [15,20] Le prince d'Antioche, le seigneur Raimond, qui naguère avait accablé l'empereur de ses messagers pour le rappeler à l'exécution de ses promesses, se voyant maintenant serré de près et connaissant bien l'étendue de ses engagements, demeurait incertain et ne savait comment se décider. Il convoqua aussitôt les grands et les principaux habitants de la ville et de toute la contrée, les réunit pour délibérer avec eux, et leur demanda leur avis sur ce qu'il avait à faire dans une occurrence si périlleuse. Après avoir longuement discuté, tous furent unanimement d'accord qu'il ne pouvait convenir aux intérêts du pays de remettre entre les mains de l'empereur, à quelque condition que ce fût, une ville si noble, si puissante et si bien fortifiée, prévoyant bien qu'un jour ou l'autre, et comme il était arrivé déjà plus d'une fois, les Grecs indolents se laisseraient enlever par les ennemis et la ville et toute la contrée environnante. Cependant, afin que le prince ne pût être accusé à juste titre de violer la foi promise, on chercha les meilleurs moyens d'atténuer autant que possible les torts qui pourraient lui être imputés. Lors du premier voyage de l'empereur, le prince était positivement convenu avec lui, comme je l'ai déjà dit, de lui remettre la ville sans aucune difficulté, et depuis cette époque, en lui adressant des messages réitérés pour l'inviter à venir en Syrie, il avait renouvelé ses promesses d'exécuter ses engagements en toute bonne foi. Afin donc de fournir à leur prince un moyen quelconque de l'excuser, les grands assemblés résolurent d'envoyer à l'empereur des députés, choisis parmi les plus nobles du pays, qui seraient chargés de la part du bienheureux Pierre, du seigneur patriarche et de tous les habitants, de lui interdire l'entrée de la ville, et de lui déclarer « qu'ils n'entendaient en aucune manière ratifier les actes et les traités conclus antérieurement par le prince : qu'en droit le prince n'avait jamais eu le pouvoir de prendre de pareils engagements dans l'héritage de sa femme ; que celle-ci n'avait jamais eu non plus et n'avait point encore la libre faculté de transmettre le gouvernement à toute autre personne, sans l'assentiment des citoyens et des grands : que ni l'un ni l'autre enfin n'avait, ni droit ni autorisation d'aucune espèce de conclure des traités au préjudice des citoyens ou des grands du pays. Qu'en conséquence si tous les deux, ou l’un ou l'autre des deux, osaient persister obstinément dans de telles prétentions, il arriverait, infailliblement qu'on les expulserait à jamais de la ville et du territoire composant l'héritage qu'ils n'avaient eu aucun droit de mettre en vente, au détriment de leurs fidèles ». L'empereur fut saisi d'une vive indignation en entendant ces paroles ; cependant, comme il connaissait bien les dispositions des citoyens et de tous les habitants de la province, il donna des ordres pour faire rentrer son armée en Cilicie, afin d'éviter les rigueurs de la mauvaise saison qui s'approchait et de chercher la température des bords de la mer, car en hiver l'air est toujours plus doux dans les pays situés le long des côtes, et d'ailleurs on y trouve plus de ressources et de facilité pour mettre les armées à l'abri des frimas. [15,21] Se voyant forcé de renoncer pour le moment à ses désirs et à ceux que témoignait son armée, l'empereur espéra trouver quelque moyen de prendre possession d'Antioche, en dépit des habitants, lorsque l'hiver serait passé et que le printemps aurait ramené une plus douce température. Il renferma ses projets au fond de son cœur, et, pour mieux dissimuler, il envoya des hommes de la plus haute noblesse au seigneur Foulques, roi de Jérusalem, pour lui annoncer qu'il se rendrait volontiers dans cette ville, si les Chrétiens le jugeaient bon, tant pour faire ses dévotions et ses prières, que pour les aider de ses secours contre les ennemis qui pouvaient se trouver dans les environs. Le roi tint conseil et chargea du soin de porter sa réponse le seigneur Anselme, évoque de Bethléem, le seigneur Geoffroi, abbé du temple du Seigneur, qui connaissait bien la langue grecque, et Roard, gouverneur de la citadelle de Jérusalem. Ces députés arrivés auprès de l'empereur, lui dirent « que le royaume était fort peu étendu, qu'il ne pourrait fournir assez de vivres pour un si grand rassemblement et serait hors d'état d'entretenir de telles armées, sans être exposé aux dangers de la famine et au manque absolu de toutes les choses nécessaires à la vie. Qu'en conséquence si l'empereur, agréable à Dieu, voulait se rendre avec dix mille hommes seulement dans la Cité bienheureuse, visiter les saints lieux du salut et disposer de toutes choses à son gré, les citoyens de leur côté se porteraient à sa rencontre avec un extrême empressement, qu'ils l'accueilleraient à son arrivée avec une vive joie et dans les transports de leur cœur, qu'enfin ils lui obéiraient comme à leur seigneur et au plus grand prince de la terre ». A ces mots, l'empereur retira ses propositions, jugeant qu'il serait peu digne de sa gloire de marcher avec une si faible escorte, lui qui ne s'avançait jamais qu'environné de tant de milliers d'hommes. Il renvoya les députés du roi en les comblant d'honneurs et leur donnant de nombreux témoignages de sa bienveillance et de sa libéralité, et alla passer l'hiver en Cilicie dans les environs de Tarse, se promettant bien, dans le fond du cœur, de reprendre ses projets au retour du printemps, et d'accomplir en Syrie, dans le cours de l'été suivant, quelque grande entreprise, digne de demeurer à jamais dans la mémoire des hommes. Dans le même temps un homme noble, nommé Paganus, qui avait été d'abord grand échanson du roi, et qui dans la suite posséda les terres situées au-delà du Jourdain (après que Renaud du Puy et son fils Raoul en eurent été dépouillés et expulsés, en punition de leurs péchés), fit construire sur le territoire de la seconde Arabie, une forteresse, qu'il nomma Crac. Ce lieu, que sa position naturelle et les travaux d'art que l'on y exécuta rendaient extrêmement fort, était situé près d'une ville très-antique, métropole de la seconde Arabie : elle se nommait anciennement Raba, et l'ancien Testament nous apprend que ce fut au siège de cette ville que périt l'innocent Urie, par suite des ordres de David et par les soins de Joab. Plus tard la ville de Raba fut appelée la pierre du désert et donna son nom à cette seconde Arabie que l'on nomme aujourd'hui Pétrée. [15,22] Cependant, vers le commencement du printemps, et avant l'époque où les rois rassemblent d'ordinaire leurs armées pour les conduire à la guerre, l'empereur de Constantinople, amateur passionné de la chasse, cherchant à se distraire de ses ennuis et se conformant à ses anciennes habitudes, parcourait les bois et les forêts, toujours suivi d'une escorte chargée spécialement de ce genre de service. Un jour qu'il poursuivait les bêtes féroces avec son ardeur accoutumée, portant en main son arc, et, comme à l'ordinaire, un carquois chargé de flèches suspendu sur ses épaules, un sanglier lancé par des chiens habiles, fatigué de leur poursuite et fuyant leurs aboiements acharnés, fut forcé de passer devant l'empereur qui s'était placé en embuscade. Le prince saisit une flèche avec une merveilleuse rapidité, et, tendant son arc par un mouvement brusque, il se blessa du bout de la flèche empoisonnée à la main dont il tenait l'arc en suspens. Quelque léger que parût cet accident, le venin mortel pénétra, et bientôt l'activité du mal força l'empereur à quitter la foret, et à rentrer dans son camp. On fit venir aussitôt un grand nombre de médecins. L'empereur leur raconta ce qui lui était arrivé, et ne craignit pas d'annoncer que lui-même venait de se donner la mort. Les médecins cependant, pleins de sollicitude pour le salut de leur maître, lui prodiguèrent tous leurs soins ; mais le poison subtil avait pénétré dans l'intérieur, et repoussait tous les remèdes ; il se glissait comme un serpent, s'avançant peu à peu, et fermant les voies à toute guérison. Bientôt les médecins déclarèrent qu'il ne restait plus qu'un seul moyen à employer, moyen extraordinaire et peu digne d'un si grand prince : c'était de couper la main attaquée, dans laquelle le mal résidait encore avec toute sa force, et de l'enlever avant que toutes les autres parties du corps en fussent infectées. Mais le prince, plein de courage, dédaigna ce conseil, malgré les horribles douleurs qu'il éprouvait, et, quoiqu'il sût bien positivement que la mort était près de l'atteindre, il se montra ferme à soutenir la majesté impériale tout entière, et répondit, à ce qu'on assure, qu'il serait indigne de l'Empire romain d'être gouverné par une seule main. Ce sinistre événement, plus redoutable encore en ces circonstances, répandit dans l'armée autant d'étonnement que de consternation. La perte assurée d'un si grand prince était pour toutes les légions un sujet de profondes douleurs ; tous les cœurs étaient émus et agités, et le camp des Grecs fut tout à coup livré aux plus cruelles angoisses. [15,23] L'empereur, voyant sa mort inévitable, voulut, en homme sage et prévoyant, rassembler autour de lui ses parents et ses proches qui le suivaient toujours en foule, ainsi que les principaux officiers du sacré palais et les chefs des armées, afin de provoquer leurs délibérations sur le choix de son successeur. Il était lui-même fort indécis, et ne savait encore s'il remettrait le soin de gouverner l'Empire après lui à son fils lsaac, l'aîné de ses enfants vivants, qu'il avait renvoyé d'Attalie à Constantinople pour y ramener les corps de ses deux fils, et que le droit de sa naissance semblait appeler au trône, ou s'il élèverait à cette dignité suprême son fils cadet qui était auprès de lui, jeune homme de belle espérance, et duquel tout le monde disait qu'il deviendrait un grand prince. Un nouveau motif d'hésitation se présentait ; l'empereur le proposa à l'assemblée : « Si nous confions le sceptre impérial à ce dernier, dit-il, nous aurons agi ouvertement contre les lois humaines qui prescrivent avec justice de préférer toujours le premier né ; mais aussi, dans le cas où nous voudrions observer les règles ordinaires, et conférer le gouvernement à notre fils aîné, il n'est personne qui puisse ramener en sûreté jusque dans nos États ces nombreuses armées qui font la force et la gloire de l'Empire romain ». En effet, il paraissait certain qu'entourées d'ennemis toujours prêts à leur tendre des embûches, et qui rassemblaient leurs forces de tous côtés, les légions ne pourraient traverser tant de pays sans courir les plus grands dangers, si elles étaient privées d'un chef suprême. Il y avait parmi les princes du palais un homme illustre, nommé Jean, qui remplissait les fonctions de méga-domestique. Il désirait vivement, ainsi que ceux qui lui étaient attachés, de faire conserver l'héritage au prince Isaac, et il faisait tous ses efforts pour fixer les incertitudes de l'empereur, et le rassurer sur les moyens de ramener les armées sans aucun danger. Cependant l'armée entière, et principalement les Latins, se prononcèrent hautement, et avec les plus grands éloges, en faveur du jeune Manuel, qui se trouvait auprès de son père. Quelques-uns des princes travaillaient aussi avec ardeur dans ses intérêts. Son père même éprouvait pour lui une plus vive affection et un penchant très-marqué, parce qu'il lui paraissait plus sage, plus vaillant à la guerre, et surtout plus affable ; et la sollicitude qu'il avait pour le salut de l'armée le préoccupait et l'agitait par-dessus tout. A la suite de plusieurs délibérations, le plus jeune fils, protégé par le Seigneur, obtint la préférence. L'empereur donna l'ordre qu'on le fît venir devant lui : on lui chaussa les bottines rouges, selon l'usage de l'empire, et le jeune Manuel fut proclamé Auguste aux acclamations de toutes les légions. Après qu'il eut été élevé à cette suprême dignité, son père, de glorieuse mémoire, homme illustre, généreux, pieux, clément et miséricordieux, rendit le dernier soupir. Il était de taille moyenne, et avait la peau brune et les cheveux noirs, ce qui le fit surnommer le Maure, nom sous lequel on le désigne encore aujourd'hui. Avec cet extérieur mesquin, il fut distingué par ses vertus, et s'illustra par ses exploits à la guerre. Il mourut sous les murs d'Ana-versa, ville très-antique, métropole de la seconde Cilicie, dans le lieu appelé Pré des Manteaux, l'an de grâce onze cent trente-sept, au mois d'avril, dans la vingt-septième année de son règne et la - - - de sa vie. Le nouvel empereur, après avoir terminé toutes ses affaires dans le pays, ramena ses armées à Constantinople, et y arriva sans aucun accident. Son frère aîné, ayant appris la mort de son père, avait pris possession du palais. L'empereur écrivit en secret à son confident intime qui était chargé du gouvernement du palais et de tous les trésors, et celui-ci fit aussitôt arrêter le prince Isaac qui ne s'y attendait nullement, et le chargea de fers. Dans la suite cependant, et après que l'empereur eut fait son entrée solennelle dans la ville royale, des parents communs et les princes du sacré palais employèrent leurs bons offices pour réconcilier les deux frères, et y réussirent. La tranquillité fut rétablie ; le seigneur Manuel conserva la monarchie, conformément aux dernières volontés de son père, et ne cessa, tant que son frère vécut, de le combler d'honneurs comme son aîné, et de lui prodiguer les témoignages de sa bienveillance. [15,24] Cependant le seigneur roi de Jérusalem, les autres princes du royaume, le seigneur patriarche et les autres prélats des églises, voulant réprimer l'insolence des Ascalonites, et leur enlever, autant que possible, la faculté de se répandre dans toute la contrée, et d'y commettre toutes sortes de ravages, résolurent d'un commun accord de construire une forteresse dans la plaine, à côté de la ville de Ramla, non loin de celle de Lydda, autrement appelée Diospolis. Il y avait au milieu de cette plaine une colline peu élevée, sur laquelle les traditions anciennes nous apprennent qu'avait été construite, l'une des villes des Philistins, nommée Geth, près d'une autre ville appartenant au même peuple, et appelée Azot, à dix milles d'Ascalon et à une petite distance de la mer. Les Chrétiens se réunirent en ce lieu par suite de l'appel qui leur fut fait ; ils établirent des fondations fort avant dans la terre, et construisirent avec une grande solidité une citadelle qui fut garnie de quatre tours. Les anciens édifices, dont il restait encore beaucoup de débris, fournirent des pierres en grande quantité : on trouva aussi, dans l'enceinte même de la ville détruite, des puits antiques qui donnèrent de l’eau en abondance, tant pour les travaux de construction que pour l'usage des hommes. Lorsque la forteresse fut élevée et terminée dans toutes ses parties, on arrêta à l'unanimité d'en confier la garde à un homme noble et rempli de sagesse, le seigneur Balian, père de Hugues, Baudouin et Balian jeune, qui tous les trois furent appelés d'Ibelin, prenant le nom qu'on donnait dans le pays à cette colline avant même que la citadelle y fût bâtie. Balian le père se montra plein de vigilance et d'activité pour défendre le fort et poursuivre les ennemis, accomplissant ainsi parfaitement les intentions des fondateurs. Après sa mort, ses fils, hommes nobles, vaillants à la guerre et remplis d'ardeur, se maintinrent constamment dans ce poste jusqu'au temps où la ville d'Ascalon elle-même rentra sous le pouvoir des Chrétiens. [15,25] (1144) L'année suivante, les princes du royaume s'étant convaincus par l'expérience que les deux forteresses qu'ils avaient fait construire à Bersabée et à Ibelin leur étaient fort utiles pour rabattre l'orgueil et l'insolence des habitants d'Ascalon, mettre un frein à leurs entreprises et réprimer leurs incursions, résolurent d'en faire construire une troisième qui serait également placée dans un nouveau rayon de la ville, afin de pouvoir l'accabler de plus de maux, et la dominer constamment par la crainte, en l'exposant sans cesse à des dangers imprévus, et en la tenant en quelque sorte assiégée de tous côtés. Il y avait dans cette portion de la Judée où se terminent les montagnes et où commence la plaine, près des frontières du pays des Philistins, dans l'ancienne tribu de Siméon et à huit milles d'Ascalon, un emplacement que l'on pourrait appeler colline, en le comparant aux montagnes qui l'avoisinent, et montagne élevée, eu égard à la plaine à laquelle il est uni. Les Arabes l'ont nommé Tellésaphi, ce qui veut dire pour nous Mont ou Colline brillante. Les hommes les plus sages jugèrent qu'il serait bon d'établir une citadelle sur ce point, soit parce qu'il était plus rapproché de la ville que les autres lieux sur lesquels on avait fait déjà de semblables constructions, soit parce que sa position naturelle devait la rendre la plus forte de toutes. L'hiver passé, et dès les premières approches du printemps, le roi et les princes, le patriarche et les prélats des églises convoquèrent des ouvriers ; le peuple s'empressa de fournir tout ce qui pouvait être nécessaire, et l'on fit construire sur de solides fondations, et en pierres carrées, un fort d'une hauteur convenable, garni de quatre tours. Du haut de cette citadelle on voyait parfaitement la ville ennemie, et lorsque les habitants voulaient sortir pour aller chercher du butin, ils rencontraient dans cette position un obstacle odieux et redoutable pour eux. Les gens du pays l'ont appelé vulgairement blanche garde, et les Latins la guérite blanche. Quand les travaux furent complètement finis, le seigneur roi prit ce château sous sa protection ; il l'approvisionna convenablement, en vivres et en armes, et en remit la garde à des hommes sages, ayant une grande expérience de la guerre, et dont la fidélité et le dévouement étaient déjà connus et bien éprouvés; Ceux-ci sortaient souvent seuls ; plus souvent encore ils se réunissaient aux chevaliers qui gardaient les autres citadelles, et tous ensemble marchaient à la rencontre des ennemis lorsqu'ils faisaient quelque sortie, et déjouaient ainsi leurs entreprises ; quelquefois même ils allaient attaquer directement les Ascalonites, leur livraient de rudes combats, et triomphaient d'eux le plus souvent. Ceux qui possédaient les terres situées aux environs de la forteresse, rassurés par ce moyen de défense et par le voisinage des autres citadelles, firent faire beaucoup de constructions dans la campagne en dessous du château. De nombreuses familles s'y établirent, ainsi que des laboureurs : leur présence contribua à garantir la sécurité delà contrée, et les vivres devinrent plus abondants dans tout le pays. Cependant les habitants d'Ascalon, voyant leur ville en quelque sorte investie par les citadelles inexpugnables qui s'élevaient autour d'eux, commencèrent à concevoir de plus vives craintes sur leur situation ; ils s'adressèrent alors au très-puissant prince d'Egypte, leur seigneur, qui n'avait plus aucune autre possession dans tout le pays, et lui expédièrent, de fréquents messagers, afin d'éveiller sa sollicitude pour le salut d'une ville qui faisait la force de son empire. [15,26] Vers le même temps, et tandis que le royaume jouissait enfin de quelque tranquillité par un effet de la grâce surabondante du Seigneur, la reine Mélisende, de pieuse mémoire, préoccupée du salut de son âme et de celle de ses parents, de son mari et de ses enfants, forma le projet de fonder un couvent de saintes filles, s'il lui était possible de trouver un lieu qui pût répondre aux intentions de son cœur. La plus jeune de ses sœurs, nommée Yvette, avait fait profession de vie religieuse dans le couvent de Sainte-Anne, mère de la sainte mère de Dieu. C'était principalement à cause d'elle que la reine tenait vivement à l'exécution de son projet, jugeant qu'il était indigne de la fille d'un roi de se trouver, comme une personne du peuple, soumise dans un couvent à l'autorité d'une mère supérieure. Après avoir parcouru dans son esprit toute la contrée, et examiné avec le plus grand soin quel serait le lieu le plus convenable pour cet établissement, la reine fixa son choix sur Béthanie, ancienne résidence de Marie et de Marthe et de leur père Lazare que Jésus aima, lieu où le Seigneur et Sauveur du monde alla souvent se reposer. Ce lieu est situé vers l'orient, à quinze stades de Jérusalem, et, comme le dit l'Évangéliste, au-delà et sur le revers de la montagne des Oliviers. Il appartenait alors à l'église du Sépulcre du Seigneur : la reine en obtint la cession, et donna en échange aux chanoines Thécua, la ville des Prophètes. Mais, comme il se trouvait presque au milieu du désert, et exposé par conséquent aux agressions des ennemis, la reine fît d'abord construire à grands frais, et en pierres carrées et polies, une tour très-forte, qui fut en outre pourvue de toutes les machines nécessaires, et qui eut pour destination de mettre les vierges consacrées au Seigneur entièrement à l'abri de toute attaque imprévue. Après la construction de la tour, et lorsqu'on eut fait dans le reste du local les dispositions à peu près nécessaires pour y pratiquer les cérémonies de la religion, la reine y fit entrer des femmes religieuses, et leur donna pour mère une vénérable matrone déjà âgée, et remplie d'expérience pour toutes les choses de la religion ; elle dota ensuite l'église de biens considérables, en sorte qu'en ce qui concernait les biens temporels, nul couvent d'hommes ou de femmes ne lui était supérieur ; on assure même qu'il n'y avait aucune église qui pût s'égaler à celle-là pour les richesses. Entre autres propriétés que la reine assigna généreusement à ce respectable couvent, on remarquait la ville de Jéricho et toutes ses dépendances, lieu célèbre, situé dans la plaine du Jourdain, et qui offre en grande abondance toutes les ressources que l'on peut désirer. La reine donna encore au couvent une grande quantité de meubles sacrés en or, en pierreries et en argent, des soieries pour décorer la maison de Dieu, et des vêtements de tout genre, selon les lois de la discipline ecclésiastique, tant pour les offices sacerdotaux que pour le service des lévites. Après la mort de la vénérable matrone qu'elle avait mise à la tête de cette maison, la reine reprit son projet, s'assura du consentement du seigneur patriarche et de l'agrément des sœurs religieuses, et donna à sa sœur les fonctions de supérieure. Elle y ajouta à cette occasion de nouveaux présents en calices, en livres et autres ornements nécessaires au service d'une église, et tant qu'elle vécut, elle ne cessa d'enrichir le couvent de ses dons, dans l'intérêt de son âme et pour l'amour de sa sœur qu'elle chérissait uniquement. [15,27] Peu de temps après, et vers la fin de l'automne, le roi se trouvant avec la reine dans la ville d'Accon et y faisant quelque séjour, la reine eut le désir, pour secouer son ennui, de sortir de la ville et d'aller se promener dans une certaine maison de campagne, arrosée par plusieurs sources. Le roi ne voulant pas la laisser seule, partit avec elle, emmenant à sa suite son escorte ordinaire. Tandis qu'on était en marche, quelques enfants qui précédaient la foule et l'escorte firent par hasard lever un lièvre, qui se tenait caché dans les sillons, et l'animal en fuyant fut poursuivi par les acclamations générales de tous les assistants. Le roi, se livrant à une fatale impulsion, saisit aussitôt sa lance, et se jetant à la poursuite du lièvre, poussa vivement son cheval dans la direction que suivait l’animal. Tandis qu'il hâtait imprudemment sa course, le cheval s'emporta, tomba par terre et jeta son cavalier sous lui ; la violence de la chute lui fit perdre toute connaissance, et au même moment la selle lui fendit la tête, à tel point que la cervelle jaillit aussitôt par le nez et par les oreilles. Tous ceux qui faisaient partie de l'escorte, et qui se trouvaient en avant ou en arrière du roi, remplis d'effroi à cette horrible vue, s'élancèrent pour lui porter secours et le relever ; ils le trouvèrent comme mort, ayant perdu à la fois, la parole et le sentiment. La reine, en apprenant la mort si imprévue de son mari, blessée du même coup, déchira ses vêtements, s'arracha les cheveux et poussa des cris lamentables qui attestaient l'immensité de sa douleur ; elle se précipitait sur le sol, elle embrassait ce corps inanimé ; ses yeux ne contenaient pas assez de larmes pour pleurer ; de violents sanglots interrompaient seuls les éclats de sa voix, interprète d'une profonde affliction ; elle ne pouvait suffire à sa douleur, quoiqu'elle en fût exclusivement préoccupée. Les gens de la maison versaient aussi d'abondantes larmes ; leurs paroles et leur contenance exprimaient également leur chagrin et rendaient tristement témoignage de l'angoisse de leur âme. Bientôt on annonça la fin déplorable du roi, et la nouvelle s'en répandit promptement dans toute la ville d'Accon. Le peuple se précipita en foule vers le lieu de la scène, chacun voulant s'assurer par ses propres yeux de la réalité d'une catastrophe si inouie. On le transporta dans la ville, au milieu de la foule qui fondait en larmes ; il demeura pendant trois jours, entièrement privé de connaissance, mais respirant encore ; enfin le quatrième, qui était le 13 novembre, il mourut, terminant sa vie au sein d'une bonne vieillesse, l'an de grâce onze cent quarante-deux, et dans la onzième année de son règne. Son corps fut ensuite porté à Jérusalem, avec tous les honneurs qui lui étaient dus ; tout le clergé et le peuple s'avancèrent a sa rencontre; il fut enseveli dans l'église du sépulcre du Seigneur, au dessous du mont Calvaire, à la droite de ceux qui entrent, près de la porte, et au milieu des autres rois ses prédécesseurs, de bienheureuse mémoire. Le seigneur Guillaume, de pieux souvenir, vénérable patriarche de Jérusalem, présida à cette cérémonie, qui fut célébrée avec une magnificence royale. Foulques laissa après lui deux fils, qui n'avaient pas encore atteint l'âge de puberté, Baudouin, l'aîné, alors âgé de treize ans, et Amaury qui n'en avait que sept. Le pouvoir royal passa entre les mains de la reine Mélisende, princesse agréable à Dieu, en vertu de ses droits héréditaires.