[14,0] LIVRE XIV. [14,1] CHAPITRE I. Baudouin II, que l’on avait surnommé du Bourg, second roi Latin de Jérusalem, eut pour successeur au trône le seigneur Foulques, son gendre, comte de la Touraine, du Maine et de l'Anjou, auquel le roi Baudouin avait, comme je l'ai dit dans le livre précédent, donné en mariage sa fille aînée, nommée Mélisende. Foulques était roux, mais, comme David, le Seigneur le trouva selon son cœur ; il était rempli de fidélité et de douceur, affable, bon et miséricordieux, contre le penchant habituel des hommes qui ont le même teint, généreux à l'excès pour toutes les œuvres de piété et de commisération envers les pauvres prince puissant selon la chair, comblé de félicité dans son pays et avant qu'il fut appelé à prendre le gouvernement de notre royaume, doué d'une grande expérience dans la science militaire, patient et prévoyant à la fois au milieu des fatigues de la guerre. Il était d'une taille moyenne et d'un âge déjà avancé, puisqu'il avait passé soixante ans. L'un des principaux défauts, par où il obéissait à la loi de l'infirmité humaine, était d'avoir la mémoire courte et fugitive, à tel point qu'il ne se souvenait pas des noms de ses domestiques, et ne reconnaissait presque jamais personne ; il lui arrivait souvent, après avoir rendu les plus grands honneurs à un homme, et lui avoir donné des témoignages d'une bienveillance familière, de demander un moment après qui il était, s'il le rencontrait de nouveau à l'improviste. Aussi beaucoup d'hommes qui comptaient sur les relations familières qu'ils entretenaient avec lui, tombèrent souvent dans la confusion, en reconnaissant qu'ils auraient eux-mêmes besoin d'un patron auprès du roi, lorsque, par exemple, ils voulaient se porter protecteurs de tel autre individu. Le père de Foulques, comte de Touraine et d'Anjou, nommé aussi Foulques, et surnommé Rechin, avait épousé la sœur du seigneur Amaury de Montfort, qui s'appelait Bertelée : il eut de ce mariage deux fils, Foulques, celui dont il est ici question, et Geoffroi Martel, et une fille nommée Hermengarde, qui fut d'abord femme de Guillaume, comte de Poitou : dédaignée et repoussée par lui, au mépris de toutes les lois du mariage, elle se réfugia auprès du comte de Bretagne, et s'attacha à lui d'une affection toute conjugale ; elle en eut un fils que l'on nomma Conan, qui fut aussi comte de Bretagne, et que l'on surnomma le Gros. Après avoir donné trois enfants à son époux, la femme de Foulques-le-Rechin le dédaigna, et se rendit auprès de Philippe roi des Français : celui-ci qui avait également renvoyé sa femme légitime, admit Bertelée dans sa couche royale, l'associa à tous ses intérêts, lui témoigna toute l'affection d'un mari et la retint auprès de lui, au mépris des lois ecclésiastiques et malgré les avis et les représentations des évêques et des princes de son royaume. Il eut d'elle plusieurs enfants, Florus, Philippe, et cette Cécile dont j'ai déjà parlé, qui épousa d'abord Tancrède, prince d'Antioche, après la mort duquel elle se maria en secondes noces avec le seigneur Pons, comte de Tripoli. Foulques le fils épousa, après la mort de son père, la fille d'Hélye, comte du Maine ; elle se nommait Guiburge, et il eut de ce mariage deux fils et deux filles. Il dut ce mariage aux soins de sa mère. Dans sa jeunesse, Foulques remplissait la charge de grand bouteiller à la cour du comte de Poitou, son seigneur. Ce comte ayant appris la mort de son frère aîné, s'empara du jeune Foulques et le mit en prison, pour faire valoir les prétentions qu'il avait élevées au sujet de quelques châteaux qu'il voulait lui enlever de vive force ; ces châteaux appartenaient depuis longtemps, et à titre héréditaire, au père et au frère de Foulques ; mais ils se trouvaient situés dans les États du comte de Poitou, et lui étaient inféodés. La mère de Foulques qui avait quitté son mari longtemps auparavant, pour se réfugier auprès du roi de France, sentit émouvoir ses entrailles maternelles, en apprenant la captivité de son fils; elle implora le roi en suppliante, et obtint de lui qu'il s'employât pour lui faire rendre la liberté et l'héritage de son père. Dans la suite, elle y ajouta un nouveau bienfait en portant encore le roi de France à faire donner en mariage à son fils la fille unique du comte Hélye, et à lui faire assurer en même temps l'héritage de celui-ci. Foulques eut, comme je l'ai dit, deux fils et deux filles. Son fils aîné, nommé Geoffroi, succéda à son père dans les titres de son comté : le roi très-puissant d'Angleterre, Henri l'ancien, lui donna en mariage sa fille unique Mathilde, veuve du seigneur Henri, empereur des Romains ; Geoffroi eut trois fils de ce mariage. Henri qui maintenant gouverne l’Angleterre avec autant de sagesse que de valeur; Geoffroi, surnommé Plantagenet, et Guillaume, que l'on a surnommé Longue-épée. Le second des fils du seigneur Foulques fut appelé Hélye, du nom de son grand-père maternel ; Rotrou, comte du Perche, lui donna en mariage sa fille unique, et contracta en même temps l'engagement de ne pas se remarier, et de lui laisser après sa mort son héritage tout entier. Cependant, oubliant sa parole et méconnaissant ses obligations, Rotrou épousa dans la suite la sœur d'un noble comte anglais, et on eut des fils, par où Hélye se trouva frustré de l'héritage sur lequel il avait compté. Des deux filles de Foulques, la première, qui se nommait Sibylle, épousa un homme noble et illustre, le seigneur Thierri, comte de Flandre et en eut un fils, le seigneur Philippe, qui gouverne maintenant le comté de Flandres ; la seconde, nommée Mathilde avait été fiancée au fils de Henri, roi d'Angleterre. Mais avant que le mariage fût terminé, le jeune homme ayant voulu passer en Angleterre, essuya un naufrage et périt dans la mer. Sa fiancée, se consacrant alors à un célibat perpétuel, se retira dans un couvent de jeunes filles, à Fontevrault, et y passa toute sa vie en religieuse. [14,2] CHAPITRE II. Foulques était allé à Jérusalem par sentiment de dévotion après la mort de sa femme, et avant que le roi Baudouin l'eût fait inviter à y venir. Il se montra plein de magnificence et de zèle pour le service de Dieu, et gagna par sa bonne conduite la bienveillance de tout le peuple et l'amitié du roi et de tous les princes. Durant toute l’année il entretint cent chevaliers à ses frais dans le royaume. Il retourna ensuite dans sa patrie, maria ses filles et ses fils, et mit les affaires de son comté dans le meilleur état possible. Uniquement occupé après son retour du soin de ses intérêts, il les faisait valoir avec autant de sagesse que de courage, lorsque le roi de Jérusalem, cherchant avec sollicitude à régler les affaires de sa succession et à fixer son choix sur l'homme à qui il pourrait donner sa fille ainée en mariage, résolut, à la suite d'une mûre délibération et après s'être assuré du consentement de tous les princes et de la faveur du peuple, d'envoyer auprès de Foulques quelques-uns de ses grands, entre autres le seigneur Guillaume de Bures et le seigneur Gui de Brisebarre, et de lui faire offrir de venir épouser sa fille et attendre la succession du père. Après avoir reçu ce message, Foulques mit ordre à toutes les affaires de son comté, donna sa bénédiction à ses enfants, prit avec lui une escorte composée des principaux seigneurs de sa cour et se mit en route pour répondre à l'appel de notre roi. En effet, quelques jours après qu'il fut arrivé dans le royaume, Baudouin, fidèle à ses promesses, lui donna sa fille aînée en mariage, et, à titre de dot, les deux villes maritimes de Tyr et de Ptolémaïs, que Foulques posséda pendant près de trois ans, continuant à être appelé du titre de comte qu'il avait porté toute sa vie. Le roi Baudouin étant mort le 21 août de l'an 1131 de l'Incarnation, le comte Foulques fut couronné et consacré solennellement et selon l'usage, ainsi que sa femme, le 14 septembre, jour de l'exaltation de la sainte croix. Cette cérémonie fut célébrée dans l'église du Sépulcre du Sauveur par le seigneur Guillaume, de précieuse mémoire, patriarche de Jérusalem. [14,3] CHAPITRE III. A cette même époque le seigneur Josselin, comte d'Edesse, accablé par une longue maladie, était couché dans son lit, attendant la mort qui le menaçait. L'année précédente, comme il se trouvait dans les environs d'Alep, une tour construite en briques dures était tombée sur lui. Des ennemis l'occupaient, et le comte, pour s'en emparer plus facilement, la faisait miner sous ses yeux ; elle s'écroula subitement et il se trouva aussitôt enseveli sous les décombres. Ses gens eurent beaucoup de peine à l'en retirer ; il en sortit à demi-mort et les membres tout brisés. Affaibli et déclinant de jour en jour par les suites de ce malheur, il ne retenait plus qu'avec peine un souffle de vie prêt à s'exhaler, lorsqu'un exprès vint en toute hâte lui annoncer que le Soudan d'iconium avait mis le siège devant une de ses forteresses, nommée Cresse. A cette nouvelle le comte, plein de courage et de force d'âme, malgré la faiblesse et l'impuissance absolue de son corps, fit aussitôt appeler son fils et lui donna ordre de prendre avec lui tous les chevaliers du comté, de marcher vigoureusement à la rencontre de l’ennemi et de suppléer en cette occasion un père réduit à l'impossibilité de se servir lui-même. Le fils objecta que le soudan était suivi, à ce qu'on assurait, d'une immense multitude de Turcs, que lui-même n'aurait qu'un trop petit nombre d'hommes à opposer à tant de forces, et il parut disposé à refuser cette commission. Alors Josselin, méditant sur la pusillanimité de son fils, et prévoyant bien d'après une telle réponse ce qu'il deviendrait par la suite, ordonna de convoquer tous ses chevaliers et toute la population du pays. Aussitôt que ces préparatifs furent terminés, il se fit faire une litière, et, oubliant ses douleurs et ses graves infirmités, il monta sur son brancard et marcha à la rencontre des ennemis. Après qu'il se fut avancé un peu à la tête de son armée, l'un des grands du pays, Geofroi, surnommé le Moine, vint lui annoncer que le soudan, instruit de son approche, avait abandonné le siège de la forteresse de Cresse et s'était mis en marche sans délai pour rentrer dans ses États. En recevant cette nouvelle le comte ordonna à ceux qui le portaient dans sa litière de la déposer à terre ; élevant alors les mains vers le ciel, oppressé de soupirs et versant des larmes, il rendit grâce au Seigneur de l'avoir visité dans son affliction, et de s'être montré bon et miséricordieux pour lui en lui accordant l'insigne faveur de paraître une dernière fois formidable aux ennemis de la foi chrétienne, alors même qu'à demi-éteint, il se trouvait comme arrivé sur le seuil même de sa tombe. En effet, tandis qu'il élevait ainsi son âme vers le ciel, le comte rendit le dernier soupir, laissant après lui un fils unique qui portait son nom, qu'il avait institué héritier de tous ses biens et de sa fortune, mais qui se montra trop indigne de son héritage de gloire. Josselin le fils avait pour mère la sœur de Léon l'Arménien, homme très-puissant parmi les siens. Il était petit de taille, mais robuste et de membres vigoureux. Il avait le teint et les cheveux noirs, le visage large et couvert des cicatrices de la maladie vulgairement appelée variole, les yeux gonflés et le nez proéminent. Il était généreux, et s'était même distingué à la guerre par plusieurs actions d'éclat ; mais il s'adonnait sans aucune mesure à tous les excès de la table, de l'ivrognerie, du libertinage, et à toutes les impuretés de la chair, au point d'en être couvert d'infamie. Il épousa une femme noble de naissance, mais plus noble encore par ses vertus, Béatrix, veuve de Guillaume de Saône, et en eut un fils, qui fut Josselin le troisième, et une fille, qui se maria d'abord avec Renaud des Mares, et en secondes noces avec le seigneur Amaury, comte de Joppé, qui devint plus tard roi de Jérusalem. De ce dernier mariage naquirent Baudouin, qui fut le sixième roi de Jérusalem, et Sibylle sa sœur. J'aurai occasion de dire dans la suite de ce récit comment Josselin le jeune perdit par sa lâcheté, et en punition de ses vices, toute la contrée que son père avait gouvernée avec sagesse. [14,4] CHAPITRE IV. La première année du règne de Foulques, comme la ville et le pays d'Antioche se trouvaient privés de l'assistance d'un chef suprême depuis la mort de Bohémond le jeune, qui ne laissa après lui qu'une fille en bas âge, les grands, craignant que leur contrée ne se vît exposée sans défense aux attaques des ennemis, appelèrent auprès d'eux le roi de Jérusalem, désirant qu'il voulût se charger aussi du gouvernement de cette province et lui consacrer ses soins et sa sollicitude. La veuve du prince d'Antioche défunt, fille du roi Baudouin II et sœur de la reine Mélisende, femme remplie d'astuce et de méchanceté, entretenait des relations avec quelques-uns de ses partisans et comptait sur leur coopération pour réussir dans ses pernicieux desseins ; elle avait formé le projet de s'emparer de toute la principauté d'Antioche, en déshéritant la fille unique que son mari lui avait laissée, afin de pouvoir à son gré célébrer un second mariage dès qu'elle aurait pris possession du pays. Son père, immédiatement après la mort de son mari, avait réussi assez habilement a déjouer une première tentative et avait expulsé la princesse d'Antioche, en l'obligeant à demeurer satisfaite de la portion de succession que son époux lui avait laissée à titre de donation pour cause de mariage, savoir les deux villes maritimes de Gebail et Laodicée. Mais la princesse espéra, après la mort de son père, avoir trouvé une occasion favorable de reprendre et de faire réussir ses premiers projets. A force de largesses et de promesses beaucoup plus considérables encore elle avait attiré dans ses intérêts quelques-uns des plus puissants seigneurs, tels que Guillaume de Sehunna frère de Guaranton, Pons, comte de Tripoli, et Josselin le jeune, comte d'Edesse. Les grands d'Antioche, redoutant les effets de ces alliances, employaient tous leurs efforts pour résister à ces criminelles machinations ; et ce fut principalement ce motif qui les détermina à appeler le roi de Jérusalem, en qui ils espéraient trouver un guide et un appui. [14,5] CHAPITRE V. Le roi, après avoir reçu la députation d'Antioche, éprouva les plus vives inquiétudes pour la tranquillité de ce pays et le crut exposé aux plus grands dangers : il se hâta donc de se rendre aux vœux qu'on venait de lui exprimer et se rendit d'abord à Béryte. Là, le comte de Tripoli lui fit interdire le passage sur son territoire, et alors le roi, prenant avec lui Anselin de Brie, homme noble et son fidèle, s'embarqua et alla aborder au port de Saint-Siméon. Les nobles et les plus puissants d'Antioche accoururent à sa rencontre, le conduisirent dans la ville et soumirent à son autorité toute la contrée environnante. Le comte de Tripoli, quoiqu'il fût uni au roi par son mariage avec sa sœur, comme je l'ai déjà dit, s'empressa cependant de suivre ses traces et arriva bientôt à Antioche pour tâcher de s'opposer à ce qu'il pourrait faire, et d'agir dans les intérêts de la princesse qui, à ce qu'on assure, était parvenue à le gagner par ses présents. Il possédait dans le même pays et au nom de sa femme deux châteaux-forts, dont l’un se nommait Arcicène, et l'autre Rugia. Le seigneur Tancrède, de pieuse mémoire en Jésus-Christ, les avait donnés à sa femme au moment de sa mort à titre de donation pour cause de mariage. Le comte, afin de les mieux fortifier, y fit entrer des armes et des chevaliers et commença alors à susciter mille tracasseries au roi et à ceux qui tenaient pour lui. Les habitants d'Antioche, irrités de ces mauvais procédés, obtinrent du roi qu'il marchât contre le comte, à l'effet de réprimer ses insolentes agressions. Le roi, se souvenant aussi de l'affront que le comte lui avait fait tout récemment en lui refusant le passage sur son territoire, consentit à cette demande, rassembla toutes les troupes dont il put disposer et marcha vers les forteresses. Les deux ennemis se rencontrèrent dans les environs de celle de Rugia ; ils rangèrent aussitôt leurs troupes en bataille, s'attaquèrent avec fureur et combattirent longtemps sans que le succès se déclarât d'aucun côté. Enfin le roi remporta l'avantage ; le comte prit la fuite avec tous les siens ; ses chevaliers se dispersèrent de tous côtés et beaucoup d'entre eux furent faits prisonniers, chargés de fers et envoyés à Antioche. Cependant des hommes intelligents et fidèles intervinrent et négocièrent un accommodement. Le roi et le comte se réconcilièrent. Le premier fit rendre à celui-ci ceux de ses chevaliers qu'il avait faits prisonniers ; et il semble que les affaires de la principauté d'Antioche se trouvèrent alors en meilleure situation. Toutefois, les hommes les plus sages du pays, craignant encore des agitations et des soulèvements intérieurs qui fourniraient aux ennemis du dehors de nouvelles occasions de leur nuire, si le roi retournait à Jérusalem, vinrent supplier instamment ce prince de demeurer quelque temps encore au milieu d'eux. Le roi, considérant que son royaume était en parfaite sécurité, grâce à la miséricorde du Seigneur, qu'il jouissait d'un repos complet, et qu'au contraire le pays dans lequel il se trouvait avait encore grand besoin de l'appui et de la présence d'un chef, accéda avec bonté aux désirs qu'on lui manifesta. Alors il disposa toutes choses avec sagesse et selon les convenances, tant dans la ville que dans la contrée environnante, ayant soin de prendre l'avis et le consentement des grands, et s'occupant lui-même de remettre tout dans le meilleur état possible, avec autant et même peut-être plus de sollicitude qu'il n'en aurait eu pour ses propres allaires. Cette conduite lui valut la bienveillance de tous les citoyens, et les grands se montrèrent, de leur côté, pleins de zèle à se maintenir dans la fidélité qu'ils lui devaient. Lorsqu'il eut fait toutes les dispositions de sûreté et tous les arrangements convenables pour la bonne administration des affaires, et après avoir demeuré tout le temps qui fut jugé nécessaire, le roi, rappelé chez lui pour le soin de ses intérêts particuliers, confia le gouvernement de la principauté à un homme noble et habile, Renaud, surnommé Mansour, et retourna lui-même dans son royaume. [14,6] Dans la suite, et tandis que le roi continuait avec activité à pourvoir à toutes les nécessités du royaume confié à ses soins, se montrant, comme Marthe, toujours appliqué à satisfaire et à prévenir tous les besoins publics autant qu'il dépendait de lui, vint un messager qui lui annonça, de la part des habitants d'Antioche, qu'une nombreuse armée de Turcs venus du golfe Persique et de toutes les contrées de l'Orient, avait passé le grand fleuve de l'Euphrate, et s'était établie sur le territoire d'Antioche. A cette nouvelle, le roi éprouva de vives inquiétudes pour les intérêts de la principauté dont le gouvernement était remis entre ses mains et pour tous ses habitants. Il savait que ce pays avait mis toute sa confiance en lui, et en outre il était tourmenté aussi par une autre pensée que l'on exprime d'une manière proverbiale, en disant : « C'est de vous qu'il s'agit, lorsque la maison voisine est en feu ». Les dangers auxquels était exposée une province limitrophe lui annonçaient ceux de son propre royaume. Jugeant d'ailleurs que c'était une entreprise honorable de porter secours à ses frères lorsqu'ils imploraient son assistance, il convoqua aussitôt dans tout son royaume tous les gens de pied et tous les chevaliers, fit ses dispositions de départ, et se mit en route très-promptement. Arrivé avec ses troupes à Sidon, il y rencontra sa sœur, la comtesse Cécile, épouse de Pons, comte de Tripoli, qui venait lui annoncer de nouveaux malheurs. Elle lui dit que Sanguin, prince d'Alep, et très-puissant satrape des Turcs, avait audacieusement assiégé son mari dans une de ses places fortes, nommée Mont-Ferrand. Elle le supplia en même temps et le sollicita avec les plus vives instances, comme font les femmes, d'ajourner toute autre entreprise qui ne demandait pas tant de diligence, et de voler sans retard à la délivrance du comte. Le roi, cédant à ses pressantes sollicitations, résolut de remettre de quelques instants la suite de son autre expédition, et se dirigea promptement vers le fort assiégé, en ralliant sur son chemin quelques chevaliers du comte qui ne l'avaient pas suivi dans sa marche. Sanguin, ayant appris que le roi s'avançait pour le forcer à lever le siège qu'il avait entrepris, tint conseil avec les siens, et jugeant plus sage de se retirer, il leva son camp, et rentra dans ses États avec son armée. [14,7] CHAPITRE VII. Après avoir délivré le comte de Tripoli, le roi, libre de toute sollicitude de ce côté, reprit aussitôt ses premiers projets, et se rendit à Antioche à marches forcées, ainsi qu'il l'avait d'abord résolu. Les habitants, instruits de son approche, sortirent de la ville pour se porter à sa rencontre, et accueillirent leur hôte illustre avec les plus grands témoignages de joie, dans l'espoir que, dès ce moment et grâce à l'habileté du roi, ils ne seraient plus exposés à aucun danger de la part des ennemis que l'on disait s'avancer vers eux. D'ordinaire, en effet, une multitude, quelque nombreuse qu'elle soit, n'obtient aucun succès, si elle n'est conduite par un chef, et les armées les plus fortes, semblables aux grains de sable que la chaux n'a pas liés, ont grand peine à se maintenir lorsqu'elles n'ont pas de guide qui les retienne ensemble. Cependant le bruit se répandit de toutes parts que l'armée turque qui, disait-on, avait passé l'Euphrate avec de grandes forces et dans tout l'appareil de la guerre, venait de rallier tous ceux quelle avait trouvés dans les campagnes aux environs de ce fleuve, hommes connaissant bien les localités, qu'elle avait dressé son camp sur le territoire d'Alep, et qu'elle dévastait toute cette contrée par de soudaines incursions. Les Turcs, en effet, étaient accourus de toutes les provinces limitrophes, et s'étaient réunis sur un seul point en un lieu nommé Canestrive, afin de pouvoir de là s'avancer en masse sous la conduite de ceux qui connaissaient le mieux le pays, et faire leurs irruptions à l'improviste dans les diverses parties de la contrée. Le roi, en ayant été informé, convoqua aussitôt dans la principauté tous les chevaliers, les réunit à ceux qu'il avait amenés à sa suite, sortit d'Antioche, et alla dresser son camp auprès du château de Harenc. Il s'y arrêta pendant quelques jours comme un homme sage qui sait qu'une impétuosité hors de propos gâte souvent la meilleure affaire, attendant que les ennemis, qu'on disait beaucoup plus nombreux, vinssent le provoquer au combat, ou fissent connaître de toute autre manière leurs intentions ultérieures. Lorsqu'il se fut bien assuré qu'ils ne faisaient aucune disposition, et qu'ils demeuraient au contraire fort tranquilles dans leur camp pour attendre peut-être de nouveaux renforts, le roi marcha sur eux sans le moindre retard, et, les surprenant à l'improviste, avant même qu'ils eussent eu le temps de courir aux armes, il les fit attaquer avec le glaive et la lance, et les poussa de telle sorte qu'un petit nombre d'entre eux eurent à peine les moyens de s'élancer sur leurs chevaux, et de chercher leur salut dans la fuite, tandis que le reste succomba sous le fer. Trois mille hommes environ de l'armée ennemie périrent dans cette affaire ; les autres abandonnèrent leur camp rempli de toutes sortes d'ustensiles et d'instruments divers. Les Chrétiens vainqueurs, chargés de dépouilles jusqu'à satiété, et refusant même de prendre tout ce qu'ils trouvaient, emmenèrent à leur suite des chevaux, des esclaves, du gros et du menu bétail, des tentes, un immense butin, des richesses de tout genre, et rentrèrent à Antioche ivres de joie et avec tous les honneurs du triomphe. Dès ce moment, tous les habitants d'Antioche indistinctement, grands et gens du menu peuple, rendirent au roi leur affection, et ce prince devint l'objet de la bienveillance universelle. Avant cette époque, la princesse, qui redoutait toujours le roi, et ne le voyait arriver qu'avec peine, avait maintenu quelques-uns des principaux nobles dans ses intérêts ; et ceux-ci, séduits par l'espoir d'obtenir de sa munificence les largesses qu'elle prodiguait sans mesure, s'étaient jusqu'alors prononcés pour elle, et par conséquent contre le roi. [14,8] CHAPITRE VIII. Tandis que ce prince était encore retenu à Antioche, s'occupant, dans son active sollicitude, de toutes les affaires de ce pays, comme si elles lui eussent été personnelles, en attendant que le temps fût venu de lui donner un chef du consentement général des citoyens, ceux des Chrétiens qui étaient demeurés dans le royaume, et principalement le patriarche et les citoyens de Jérusalem, mettant toute leur confiance dans le Seigneur, se réunirent en force, et allèrent construire avec toute solidité une forteresse destinée à garantir la sûreté des pèlerins et des passants, auprès d'un lieu trèsantique, appelé Nobé, et vulgairement nommé aujourd'hui Bettenuble. Il est situé au pied des montagnes et au commencement de la plaine, sur la route qui conduit à Lydda, et ensuite à la mer. Cette route, placée ainsi dans les gorges des montagnes, et à travers des défilés qu'il est impossible d'éviter, était fort dangereuse pour tous les voyageurs, surtout à cause des habitants d'Ascalon qui venaient souvent y faire des incursions à l'improviste. Après avoir heureusement terminé leurs travaux, ils appelèrent ce nouveau fort du nom de Château d'Arnaud. Ainsi, grâce à la protection de Dieu, cette position se trouva fortifiée, et dès ce moment ceux qui voulaient aller à Jérusalem, de même que ceux qui en repartaient, furent exposés à moins de dangers, et traversèrent avec plus de sécurité cette portion de la route. [14,9] CHAPITRE IX. Après avoir remporté une si grande victoire, le roi, décidant à son gré de toutes les affaires de la principauté d'Antioche, maître, par ce succès et par la dispensation de la Providence divine, de deux royaumes comblés l'un et l'autre de prospérité ; le roi, dis-je, était parvenu au plus haut point de considération, et maintenait le peuple dans un état de parfaite tranquillité. Les plus grands seigneurs de la principauté, et particulièrement ceux qui avaient le plus à cœur de garder fidélité au prince Bohémond déjà mort, et à sa fille encore mineure, vinrent alors trouver le roi, et lui demandèrent, dans l'épanchement d'un entretien intime, de leur apprendre, lui qui connaissait mieux que tout autre les jeunes gens nobles et illustres qui habitaient dans les pays ultramontains, quel serait, parmi tant de princes, celui qu'il leur conviendrait le mieux d'appeler, afin de lui donner en mariage la fille de leur seigneur, et, par suite, l'héritage que celle-ci tenait de lui. Le roi reçut cette communication avec reconnaissance, loua la confiance et la sollicitude de ceux qui lui parlaient, puis il se mit à examiner avec eux cette proposition. Après que l'on eut passé en revue un assez grand nombre de personnes il fut convenu d'un commun accord de choisir pour l'accomplissement de ces vues un jeune noble de belle espérance, nommé Raimond, fils du seigneur Guillaume, comte de Poitou. Raimond était alors, disait-on, à la cour du seigneur Henri l'ancien, roi d'Angleterre, chez lequel il avait été armé chevalier ; et son frère aîné, le seigneur Guillaume, gouvernait l'Aquitaine, en vertu de ses droits héréditaires. On mit alors en délibération les divers partis qu'il y avait à prendre, et l'on décida que le meilleur serait d'envoyer secrètement des députés, et de charger de cette mission un certain Gérald, surnommé l'Ibère, frère de l'Hôpital, qui partirait avec des lettres du seigneur patriarche et de tous les grands du pays ; car on craignait, si l'on envoyait une députation solennelle, composée de personnes plus considérables, que la princesse, l'esprit toujours occupé de mauvaises pensées, ne suscitât des obstacles à ces projets. Il lui eût été facile, en effet, de s'opposer à l'arrivée de tout étranger. Roger, alors duc de Pouille, et qui devint roi par la suite, revendiquait pour son propre compte la ville d'Antioche et toutes ses dépendances, faisant valoir ses droits héréditaires, et prétendant à la succession du seigneur Bohémond, son cousin. En effet, Robert Guiscard, père du premier Bohémond, et Roger, comte de Sicile, surnommé La Bourse, et père de Roger qui fut roi, étaient deux frères de père et de mère ; et le jeune Bohémond, fils du premier Bohémond, était père de la jeune fille pour laquelle on projetait en ce moment un mariage avec le jeune Raimond. Il importait donc de prendre toutes les précautions pour faire ces propositions en secret, de peur que, si l’on venait à apprendre son arrivée, on ne parvînt de vive force ou par adresse à s'opposer aux succès de ce rival. Après avoir présidé à toutes ces dispositions, le roi partit pour Jérusalem, et quitta Antioche comblé des témoignages de la bienveillance universelle. [14,10] CHAPITRE X. Vers le même temps, Bernard, de pieuse mémoire, homme simple et craignant Dieu, premier patriarche latin d'Antioche, entra dans la voie de toute chair : il était déjà fort âgé, et mourut dans la trente-sixième année de son pontificat. Après cet événement, tous les suffragants de ce vaste siège, tant archevêques qu'évêques, se réunirent selon l'usage, afin de pourvoir le plus utilement possible au soulagement de l'église privée de pasteur. Ils se rassemblèrent dans le palais patriarchal pour délibérer sur cette importante affaire, et tandis qu'ils étaient occupés, selon la coutume, à conférer les uns avec les autres, un certain Raoul, archevêque de Mamistra, originaire du château de Domfront (lequel est situé sur les confins des provinces de Normandie et du Mans), homme de guerre, magnifique et généreux à l'excès, et qui jouissait d'une très-grande faveur auprès du menu peuple et des chevaliers, fut élu, dit-on, sans l'assentiment de ses frères et co-évêques ; et par le seul suffrage du peuple, et porté aussitôt sur le trône, dans la chaire même du prince des apôtres. Ceux qui s'étaient réunis pour se donner un supérieur dans le patriarche avec l'aide du Seigneur, ayant appris cette nouvelle, et redoutant les vociférations et les premiers mouvements d'un peuple en fureur, se séparèrent aussitôt, mais ne voulurent pas aller rendre obéissance à celui qu'ils n'avaient point élu. Celui-ci cependant s'empara de l'église et du palais, et prit sans retard possession du manteau déposé sur l'autel du bienheureux Pierre, sans donner aucun témoignage de respect pour l'église romaine. Avec le temps, il attira dans sa communion quelques-uns des suffragants de son église. Nous avons même entendu dire par beaucoup de personnes que, s'il eût eu soin de se tenir en bonne intelligence avec les chanoines de l'église, s'il n'eût point entrepris, dans l'emportement de son esprit superbe, de les troubler dans leurs possessions, il eût pu vivre en parfaite tranquillité. Mais c'est une grande vérité, et qui a passé en proverbe, que les choses qui ont eu un mauvais commencement ne sont que difficilement amenées à une heureuse fin. Raoul, devenu insolent, en punition de ses péchés, par l'excès même de ses richesses, parut n'estimer personne au dessus de lui, et sembla se porter pour l'héritier d'Antiochus plutôt que pour le successeur de Pierre ou d'Ignace. Parmi les principaux membres de l'église, les uns furent expulsés par lui de vive force, les autres chargés de fers et jetés en prison comme des hommes coupables d'un crime capital. Entre autres exemples de ce genre, un certain Arnoul, né en Calabre, homme noble et lettré, un autre prêtre nommé Lambert, archidiacre de la même église, homme d'une simplicité admirable et d'une conduite exemplaire, furent tous deux transportés dans une place forte, comme des hommes de sang, jetés en prison dans un appartement tout rempli de chaux, et maltraités pendant longtemps, sous le prétexte qu'ils avaient conspiré contre la vie de Raoul. Ce fut ainsi, et par beaucoup d'autres faits semblables, que cet homme, se livrant sans retenue à l'emportement de ses passions, et maltraitant tous ses subordonnés, finit par attirer sur lui la haine publique. A peine aussi se croyait-il en sûreté au milieu de ses familiers et de ses domestiques, tant il était sans cesse agité par les tournions d'une mauvaise conscience. Je passe maintenant sur ce sujet ; dans la suite de mon récit, je retrouverai l'occasion de rapporter la fin de cette histoire. [14,11] CHAPITRE XI. Tandis que ces choses se passaient en Orient, le seigneur pape Honoré vit approcher le terme de sa vie et acquitta la dette commune. Les cardinaux, occupés de l'élection de son successeur, se divisèrent dans leurs vœux, et, comme ils ne purent parvenir à s'entendre, il se trouva deux compétiteurs élus, Grégoire, cardinal-diacre de Saint-Ange, qui fut consacré sous le nom d'Innocent, et Pierre, surnommé Léon, cardinal-prêtre, du titre de Sainte-Marie d'au-delà du Tibre, qui est appelée la Fondeuse d'huile. Ceux qui l'avaient élu le consacrèrent également et le reconnurent sons le nom d'Anaclet. Il s'éleva alors un schisme plein de danger, qui ne se borna pas à mettre en péril les églises des environs de la ville de Rome et à amener de grands massacres, mais qui bientôt ébranla presque toute la terre et engagea une lutte sérieuse entre les royaumes divisés de parti. Enfin, après beaucoup de peines et à travers toutes sortes de dangers, le seigneur Innocent remporta l'avantage par la mort de Pierre son compétiteur. A la même époque le seigneur Guillaume, notre prédécesseur, premier archevêque latin de Tyr depuis la délivrance de cette ville, fut affranchi du fardeau de la chair et appelé auprès du Seigneur. A l'époque où cette cité était encore occupée par les ennemis on avait ordonné, comme titulaire de son église, un certain Odon, qui était mort, comme je l'ai déjà dit, même avant que les Chrétiens en eussent repris possession. Guillaume fut remplacé dans son siège par le seigneur Foucher, de précieuse mémoire, né en Aquitaine et dans la ville d'Angoulême, homme religieux et craignant Dieu, peu lettré, mais ferme, et très-attaché à la discipline. Il avait été dans son pays abbé du couvent de Celles, occupé par des chanoines réguliers. Dans la suite et à l'époque du schisme qui s'éleva entre le pape Innocent et Pierre, fils de Pierre Léon, Gérard, évêque d'Angoulême et légat du siège apostolique, étant dévoué au parti de ce dernier, tourmentait de toutes sortes de manières ceux qui s'étaient déclarés pour l'autre parti. Le vénérable Foucher, ne pouvant supporter davantage ces mauvais traitements, prit congé de ses frères, et se rendit à Jérusalem pour y faire ses prières ; il s'enferma dans le couvent de l'église du Sépulcre, y fit profession de régularité et d'assiduité, et fut ensuite appelé à l'église de Tyr et la gouverna avec autant de fermeté que de bonheur et fut le quatrième archevêque avant nous, qui maintenant présidons à cette même église, non par la préférence accordée à notre mérite, mais bien plutôt par la bonté et la patience du Seigneur. Après avoir reçu la consécration des mains du seigneur Guillaume, patriarche de Jérusalem, Foucher voulut, à l'exemple de son prédécesseur, se rendre auprès de l'église romaine pour recevoir le manteau ; mais le patriarche et ses complices lui tendirent des embûches et essayèrent même de lui faire violence ; il eut beaucoup de peine à s'échapper de leurs mains et ne parvint à Rome, pour accomplir l'objet de son voyage, qu'à travers des difficultés sans nombre. Ces faits sont prouvés avec évidence par la lettre suivante qu’écrivit le seigneur pape Innocent. « Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son vénérable frère Guillaume, patriarche de Jérusalem, salut et bénédiction apostolique ! Il est déclaré par l'autorité de l'Évangile que la magistrature de toute l'Église et de l'institution ecclésiastique a été déférée, par un privilège divin, au bienheureux Pierre, prince des apôtres ». Et, plus bas : « Nous avons donc sujet d'être étonné, après que l'église romaine a si puissamment contribué à la délivrance de l'église d'Orient, après qu'elle a versé le sang d'un grand nombre de ses fils pour toucher le cœur des ecclésiastiques et des séculiers et les porter au service de cette même église, que vous n'ayez nullement pris soin, ainsi qu'il eût été a convenable, de répondre aux efforts de cette Église mère de celle d'Orient. En effet il ne vous a pas suffi d'oser troubler dans son entreprise notre vénérable frère Foucher, archevêque de Tyr, qui venait, à l'exemple de ses prédécesseurs, recevoir le manteau dans le sein de l'église romaine, mais en outre vous vous êtes montré inhumain, difficile et âpre envers lui après son retour de Rome ; à tel point que vous n'avez voulu ni remettre en ses mains l'antique dignité de l'église de Tyr, ni lui faire justice pour les dommages qu'il a soufferts, particulièrement à Caïphe ou Porphyrie, ainsi que nous vous l'avions prescrit par nos lettres qui vous accordaient un délai de trois mois. Cependant il serait trop peu séant que les honneurs qu'il recevrait de l'église d'Antioche, si elle lui obéissait, lui fussent retirés par vous ou par vos successeurs. On dit en outre, que vous vous conduisez trop arbitrairement envers les subordonnés de cette même église. C'est pourquoi nous vous demandons et ordonnons en outre, de notre autorité apostolique, que, de même que vous désirez être soutenu par le zèle pieux et par les consolations de votre mère commune, de même que vous souhaitez trouver force dans son patronage pour les besoins qui peuvent vous survenir, de même aussi vous ayez à aimer et honorer ledit archevêque sans oser le troubler en rien : tout au contraire ne différez point de lui rendre pleine et entière justice sur toutes les choses pour lesquelles il aura déposé sa plainte auprès de vous, et cela dans les quarante jours après que vous aurez reçu les présentes lettres ; enfin n'osez rien entreprendre à l'égard de ses subordonnés qui soit contraire aux statuts canoniques ; sans cela vous aurez lieu de craindre de nous voir le retirer de votre obédience, lui et ses suffragants, et les faire passer directement sous notre main ». Donné à Saint-Jean-de-Latran, le 16 des calendes de janvier. [14,12] CHAPITRE XII. Après son retour de Rome l'archevêque de Tyr reçut l'ordre qui avait été de même transmis à son prédécesseur, d'avoir à obéir au patriarche de Jérusalem, en attendant qu'il eût été décidé, après mûre délibération, duquel des deux patriarches cette église devait définitivement, et à jamais ressortir, et il lui fut prescrit de prendre dans l'église de Jérusalem le rang que ses prédécesseurs avaient occupé dans l'église d'Antioche tant qu'ils lui avaient obéi. Or il est certain qu'entre les treize archevêques qui, depuis le temps des Apôtres, avaient été soumis au siège d'Antioche, l'archevêque de Tyr avait occupé le premier rang, puisque, pour ce fait, il était appelé dans l'Orient Protothronos. On peut s'en assurer en examinant le catalogue des évêques suffragants qui ressortissaient à l'église d'Antioche. Voici ce qu'on y trouve Premier siège, Tyr, sous lequel sont treize évêchés. — Second siège, Tarse, sous lequel cinq évêchés. — Troisième siège, Edesse, sous lequel dix évêchés. — Quatrième siège, Apamée, avec sept évêchés. — Cinquième siège, Hiérapolis, avec huit évêchés. — Sixième siège, Bostrum, avec dix-neuf évêchés. — Septième siège, Anavarse, avec neuf évêchés. — Huitième siège, Séleucie, avec vingt-quatre évêchés.— Neuvième siège, Damas, avec dix évêchés. — Dixième siège, Amida, avec sept évêchés. — Onzième siège, Sergiopoiis, avec quatre évêchés. — Douzième siège, Théodosiopolis avec sept évêchés. — Treizième siège, Emèse, avec quatre évêchés. — Métropolitains indépendants, huit, et douze archevêques. (1132) Le rescrit suivant, adressé par le seigneur pape Innocent au même patriarche de Jérusalem, établit évidemment que le premier rang entre les suffragants de l'église de Jérusalem appartenait à l'église de Tyr, et que celle-ci n'obéissait à la première qu'en vertu des ordres exprès du pape. Voici les termes même de cette lettre : « Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Guillaume, patriarche de Jérusalem, salut et bénédiction apostolique ! « Plus la bonté de la munificence suprême a élevé de votre temps l'église de Jérusalem, et plus il convient que votre personne se montre pleine d'humanité envers ses frères et que vous donniez amour pour amour à ceux qui vous rendent obéissance. Ainsi nous invitons votre Fraternité à chérir et honorer d'une affection fraternelle notre vénérable frère Foucher, archevêque de Tyr, qui vous obéit en vertu des ordres de la sainte église romaine. Prenez donc bien garde de ne lui imposer aucune charge qui aggrave sa condition, et faites qu'â la suite de ce devoir de soumission qui lui a été imposé en votre faveur et en faveur de l'église de Jérusalem, par un effet de la bienveillance du siège apostolique, la noble et célèbre église de Tyr n'éprouve cependant aucun dommage ni dans ses droits, ni dans sa dignité. Il serait peu séant en effet que les honneurs qui lui seraient rendus par l'église d'Antioche, si elle lui obéissait, lui fussent retirés par vous ou par vos successeurs ». Donné à Albano, le 16 des calendes d'août. [14,13] CHAPITRE XIII. A son retour de Rome l'archevêque recouvra, après quelques tracasseries, les suffragants de son église qui avaient été jusqu'à ce jour sous l'autorité du patriarche de Jérusalem, savoir ceux d'Accon, de Sidon et de Béryte. Les autres, c'est-à-dire ceux de Biblios, de Tripoli et d'Antarados, qui gouvernaient les autres évêchés ressortissant à la même église, comme s'ils leur appartenaient en propre, étaient retenus de vive force par le patriarche d'Antioche, qui alléguait pour se justifier qu'il n'avait pas à obéir à l'archevêque, sans cependant aller jusqu'à nier que ces évêchés fussent compris dans le ressort de sa juridiction. Pour prévenir cette objection et afin que ces évêchés fissent retour à leur mère l'église de Tyr, le même pape Innocent écrivit également aux susdits évêques et au patriarche d'Antioche les lettres dont voici les termes : «Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères Gérard de Tripoli, R. de Tortose et H. de Biblios, évêques, salut et bénédiction apostolique ! « Vous devez savoir, mes frères, que l'Église brille d'un éclat plus vif lorsque la gradation des rangs qui y ont été établis est maintenue intacte, et lorsqu'on rend exactement le respect qui est dû à chaque prélat sans contestation ni contradiction. Chacun de ceux qui sont soumis à l'Église doit reconnaître combien il importe qu'il témoigne ce respect et qu'il rende ces honneurs à ses supérieurs, s'il en a : que si l'on se soustrait, à tort et injustement, à l'accomplissement de ce devoir, on verra disparaître ce principe d'unité auquel la discipline ecclésiastique a tout ramené dans son organisation si sagement combinée, afin de donner plus de stabilité à sou œuvre. Afin donc que l'honneur ou la dignité de vos églises ne soit point diminuée ou annulée par suite de contestations on de rebellions injustes, nous vous mandons et ordonnons, par cet écrit apostolique, d'avoir à rendre à notre vénérable frère Foucher, archevêque de Tyr, l'obéissance et le respect que vous lui devez, comme à votre métropolitain, car nous vous restituons, vous et vos églises, à l'église de Tyr, qui est votre métropole, en vertu de notre autorité apostolique, et nous vous délions de la même manière de tout serment ou de tout devoir de fidélité par lequel vous êtes engagés envers le patriarche d'Antioche. Que si vous négligez d'obtempérer à nos ordres et de rentrer sous l'obéissance de notre frère susdit dans les trois mois qui suivront la réception de cette lettre, nous ratifierons, avec l'aide de Dieu, la sentence qu'il promulguera contre vous selon les lois canoniques ». Donné à Saint-Jean-de-Latran, le 16 des calendes de février. Et afin que le patriarche d'Antioche qui avait longtemps retenu ces évêques, et qui était très-puissant, ne les empêchât pas de nouveau de déférer à ses ordres, le seigneur pape écrivit au même patriarche dans les termes suivants : « Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son vénérable frère Raoul, patriarche d'Antioche, salut et bénédiction apostolique ! « Les règles des saints canons prescrivent que chacun se tienne satisfait dans ses limites, et ne cherche point à envahir les droits d'autrui. Les lois divines, de même que les lois humaines, nous défendent encore de faire à notre prochain ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fît. Les choses étant ainsi, nous invitons votre Fraternité à ne pas empêcher les suffragants de l'église de Tyr de rendre à notre vénérable frère Foucher, leur archevêque, l'obéissance et le respect qu'ils lui doivent. Soustraire des suffragants à l'obédience de leur métropolitain, serait agir contre toutes les règles canoniques. Nous désirons donc que les droits et l'ordre établi soient maintenus sans contradiction entre les prélats et ceux qui leur sont subordonnés ». Donné à Saint-Jean-de-Latran, le 16 des calendes de février. Après avoir écrit en ces termes aux personnes que je viens de nommer, le seigneur pape écrivit en outre à ceux des évêques qui avaient été retenus par le patriarche de Jérusalem, et qui, par crainte de ce dernier, refusaient de se conformer aux ordres apostoliques : il leur enjoignit de la même manière de ne plus mettre aucun retard à rendre obéissance à leur seigneur de Tyr ; voici le texte même de ces lettres : « Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères Baudouin de Béryte, Bernard de Sidon, Jean de Ptolémaïs, évêques, salut et bénédiction apostolique ! « En instituant dans l'Église des rangs et des ordres divers, les saints pères ont voulu surtout que, les inférieurs portant respect et soumission à leurs supérieurs, il résultât une plus forte union de cette diversité même, et que l'administration de chaque office en fût d'autant mieux gérée. Ainsi sommes-nous affligé, et en même temps étonné d'apprendre que, bien que nous vous ayons déjà prescrit par nos lettres apostoliques, de rendre obéissance et respect à notre vénérable frère Foucher, archevêque de Tyr, votre métropolitain, vous avez dédaigné de le faire, en alléguant des excuses et proposant des explications peu convenables. Car il est certain que c'est une espèce de magie de ne vouloir pas se soute mettre, et ne se rendre pas à sa volonté c'est le crime de l'idolâtrie. En conséquence, nous vous mandons et vous ordonnons de nouveau, en vertu de notre autorité apostolique, de ne plus alléguer aucun prétexte, d'obéir en tout à notre frère, et de ne point faire valoir, pour vous soustraire à ce devoir de soumission et de respect envers votre métropolitain, l'obéissance que vous rendez a quelque autre supérieur. Que si vous continuez à vous montrer récalcitrants, je ratifierai, avec l’aide du Seigneur, la sentence que le même archevêque a prononcée, ou aura prononcée contre vous selon les lois canoniques. Et si le patriarche de Jérusalem avait pris quelque décision contre vous, pour le cas où vous viendriez à rendre obéissance à notre frère, nous déclarons cette sentence dénuée de toute force, et ne pouvant avoir aucune valeur ». Donné à Saint-Jean-de-Latran, le 16 des calendes de février. [14,14] CHAPITRE XIV. Mais pour qu'on ne soit pas étonné qu'après avoir parlé de quatorze suffragants, relevant de droit de l'archevêque de Tyr, je n'aie nommé que six d'entre eux auxquels le seigneur pape avait écrit, il est bon d'ajouter qu'à cette époque, la ville de Panéade, qui est la Césarée de Philippe, n'avait pas encore d'évêque, et qu'en outre les six suffragants que j'ai nommés retenaient les autres évêchés. L'évêque de Sidon retenait et retient encore aujourd'hui le siège de Sarepta ; celui de Tripoli retenait les sièges de Botryum, d'Archis et d'Artasie, et celui d'Antarados (autrement appelée Tortose) retenait les sièges d'Arados et de Maraclée. Trois de ces six suffragants obéissaient au patriarche d'Antioche, savoir, ceux d'Antarados, de Tripoli et de Biblios. Après que ces villes eurent été prises par les Chrétiens, ce patriarche alla y consacrer des évêques, dans l'intention de les restituer sans aucune difficulté, et comme il y était tenu par son devoir, à l'archevêque de Tyr, dès que cette ville serait elle-même délivrée, et que son métropolitain lui aurait rendu, à lui patriarche, l'obéissance qu'il lui devait en vertu des antiques constitutions. Les villes que je viens de nommer étaient situées dans le comté de Tripoli, et comme le roi de Jérusalem n'y avait mis aucun obstacle, le patriarche d'Antioche avait pu agir dans cette occasion en toute liberté. Dans les trois autres villes de Béryte, Sidon et Ptolémaïs (ou Accon), le seigneur patriarche de Jérusalem avait de son côté consacré des évêques dans l'intention de les restituer par la suite, et après la délivrance de Tyr, à l'archevêque qu'il comptait y consacrer lui-même ; car, il espérait que malgré les anciennes coutumes, cet archevêque lui rendrait un jour obéissance, et il fondait cet espoir sur les lettres par lesquelles le seigneur pape Pascal était censé avoir fait au seigneur Baudouin, premier roi de Jérusalem, et au seigneur Gibelin, troisième patriarche de cette ville, une concession en vertu de laquelle les évêques de toutes les villes que le roi et son armée avaient conquises ou conquerraient encore, devraient être soumis au patriarche de Jérusalem. J'ai déjà parlé de cette affaire, en écrivant l'histoire du règne de Baudouin, premier roi de la Cité sainte. La province de Tyr s’étant trouvée entièrement conquise, avant la délivrance de la métropole elle-même, les deux patriarches se partagèrent son diocèse : ce qui était en dehors du royaume, depuis le lieu appelé Pas de païen, et en dessous, fut attribué et appartient encore à l'église d'Antioche ; ce qui se trouve en deçà, et dans le territoire du royaume, fut dévolu au patriarche de Jérusalem. Enfin, la ville de Tyr ayant été délivrée par la miséricorde du Seigneur, quatre ans après cet événement, le patriarche de Jérusalem alla y consacrer un archevêque, et lui restitua ceux de ses suffragants qu'il retenait encore sous son autorité. Mais dans l'espace de temps qui précéda cette consécration, et tandis que le patriarche de Jérusalem gouvernait directement cette église, elle fut tellement affaiblie et réduite au néant, qu'on alla jusqu'à ne réserver pour le futur archevêque qu'une seule et unique église, parmi celles qui se trouvaient dans l'enceinte même de la ville de Tyr. Il en résulta qu'on fit, comme on le dit proverbialement, « de larges courroies avec le cuir d'autrui », pour ceux qui en demandaient, et qui cependant ne les méritaient pas. Aujourd'hui encore, les deux mêmes seigneurs, forts à notre détriment et enrichis de notre pauvreté, se disputent nos propres entrailles ; l'Église qui depuis les temps les plus reculés, depuis les jours des Apôtres et de l'assentiment de sept conciles œcuméniques, avait prospéré dans son intégrité et brillé du plus vif éclat, maintenant abattue, déchirée et mutilée dans ses membres les plus précieux, attend des consolations sans que personne se présente pour la consoler ; elle tend la main et il n'est personne qui vienne à son secours : nous sommes devenus semblables à ceux dont il a été dit : "Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi". Ils se rassasient de notre chair, et plaise à Dieu qu'elle les rassasie en effet jusqu'au dégoût ! Nous nous croyons fondé à imputer tous ces maux à l'église romaine elle-même. Tandis qu'elle nous prescrit de nous soumettre au patriarche de Jérusalem, elle tolère injustement que le patriarche d'Antioche continue à nous mutiler. Nous cependant, si l'on nous rétablissait dans l'intégrité de notre église, étant fils d'obéissance, nous serions tout disposé et tout prêt à nous soumettre sans contestation ni tracasserie à l'un ou l'autre de ces supérieurs. Puisque nous avons entrepris d'écrire l'histoire, nous avons lieu d'espérer que personne ne regardera comme étranger à notre sujet le récit que nous avons inséré en ce lieu touchant la situation de notre église ; il eût été peu convenable qu'en rapportant des faits qui nous concernent moins directement, nous eussions oublié nos propres affaires, et d'ailleurs le proverbe a dit : « Celui qui s'oublie prie mal ». Je reprends maintenant la suite de l'histoire du temps. [14,15] CHAPITRE XV. Le roi, ayant quitté le pays d'Antioche, et de retour à Jérusalem, trouva dans cette ville même des dangers de nouvelle sorte. Quelques-uns des principaux seigneurs du royaume, et en particulier Hugues, comte de Joppé, et Raimond du Puy, seigneur du pays situé au delà du Jourdain, conspirèrent, dit-on, contre ses jours. Pour faire bien comprendre ceci, il est nécessaire de remonter aux temps antérieurs. Sous le règne du seigneur Baudouin du Bourg, prédécesseur du roi Foulques, un homme noble et puissant parmi les siens, Hugues du Puiset, de l'évêché d'Orléans, se mit en route avec sa femme Mamilie, fille du seigneur Hugues Cholet, comte de Roussi, pour aller faire ses dévotions à Jérusalem. Sa femme était grosse au moment de son départ ; elle accoucha dans la Pouille, et comme l'enfant était encore trop jeune pour pouvoir supporter un tel voyage, son père l'envoya au seigneur Bohémond, son parent ; puis, il passa la mer et arriva auprès du roi Baudouin, qui était aussi son proche parent selon la chair. Le roi, aussitôt après son arrivée, lui donna la ville de Joppé avec toutes ses dépendances, pour être possédées par lui et ses descendants à titre héréditaire. Peu de temps après, le seigneur Hugues mourut dans cette même ville. Alors le roi donna sa veuve et son héritage a un autre homme noble, le comte Albert, frère du comte de Namur, homme très-puissant de l'Empire, originaire de l'évêché de Liège. Le comte Albert et sa femme moururent l'un et l'autre en peu de temps. Le fils de Hugues, qui avait été laissé dans la Pouille au moment de sa naissance, étant déjà parvenu a l'âge de puberté, demanda alors au roi de lui adjuger l'héritage de son père qui lui était dévolu par droit de naissance, et le roi le lui concéda. Après en avoir pris possession, il épousa la dame Émelote, nièce du patriarche Arnoul, et veuve de l'illustre seigneur Eustache Grenier. Eustache avait eu de son mariage avec celle-ci deux fils jumeaux, Eustache le jeune, seigneur de la ville de Sidon, et Gautier qui gouvernait à Césarée. A là suite de la mort du seigneur Baudouin, et après que le seigneur Foulques eut été élevé au trône de Jérusalem, il s'éleva une profonde inimitié entre le roi et le comte Hugues, pour des motifs qui sont inconnus. Quelques personnes disaient que le roi était possédé de jalousie, et craignait que le comte n'entretînt des relations trop familières avec la reine, et il semblait en effet que l'on pouvait fournir des preuves à l'appui de cette assertion. Enflammé de tous les sentiments d'un mari qui se croit outragé, le roi avait conçu, dit-on, une haine implacable contre le comte. Celui-ci, brillant dans son adolescence, était d'une taille élevée et d'une belle tournure ; illustré déjà à la guerre par plusieurs actions d'éclat, et devenu l'objet de la faveur publique, il semblait que la nature se fût complue à lui prodiguer les dons les plus précieux. Nul dans le royaume né l'égalait, ni pour la beauté de sa personne, ni pour l'illustration de sa naissance, ni pour l'éclat de ses exploits. Il était en outre, par son père, très-proche parent de la reine, puisque leurs deux pères étaient cousins-germains, fils de deux sœurs. Quelques-uns qui cherchaient à pallier les bruits publics répandus à ce sujet, disaient que le seul motif de cette haine était l'insolence du comte, qui, emporté par sa présomption, ne voulait pas se soumettre au roi, comme le faisaient tous les autres princes du royaume, et refusait obstinément d'obtempérer à ses ordres. [14,16] CHAPITRE XVI. Un jour que toute la noblesse était assemblée, Gautier de Césarée, beau-fils du même comte, homme d'une belle et élégante tournure, célèbre pour sa force et qui se trouvait dans toute la vigueur de l'âge, se leva en présence du roi et de toute la cour, et excité, dit-on, en secret par le roi lui-même, il se présenta comme accusateur du comte, et lui imputa publiquement le crime de lèse-majesté, disant qu'il avait conspiré contre la vie du roi, de concert avec quelques complices de sa faction, et qu'il avait ainsi offensé les bonnes mœurs et violé toutes les lois du pays. Le comte nia le crime et se déclara prêt à subir le jugement de la cour, et à défendre son innocence sur les faits dont on l'accusait. A la suite de cette altercation, et conformément à l'usage des Français, on leur adjugea le combat singulier et le jour fut fixé pour cette épreuve. Le comte cependant quitta la cour et retourna à Joppé ; soit que cédant au témoignage de sa conscience, il se déclarât coupable du crime qui lui était imputé, soit encore qu'il fût en méfiance contre la cour, il ne se présenta point au jour fixé ; conduite qui fortifia à juste titre les préventions que l'on avait contre lui, et lui nuisit, même auprès de ses partisans. La cour et l'assemblée des grands, jugeant par contumace, le condamnèrent, quoique absent, comme coupable du crime dont on l'avait accusé. Aussitôt que le comte en fut informé, il se livra à une entreprise inouie jusqu'à ce jour et bien propre à exciter contre lui la haine et l'indignation du peuple. Il s'embarqua sans retard et se rendit à Ascalon, ville constamment ennemie des Chrétiens, et résidence ordinaire des infidèles, pour aller solliciter des secours contre le roi. Les Ascalonites jugeant bien que ces querelles intérieures et ces séditions domestiques ne pouvaient que tourner à leur profit et au plus grand détriment des Chrétiens, accueillirent le comte avec faveur ; celui-ci leur livra des otages, conclut un traité avec eux et retourna ensuite à Joppé. Les Ascalonites cependant, entraînés par la haine profonde qu'ils nourrissaient contre les nôtres, et rassurés par leur nouvelle alliance, entrèrent sur le territoire du royaume avec plus de forces et plus de confiance qu'ils n'en avaient jamais déployé ; ils se répandirent de tous côtés sans rencontrer aucun obstacle, enlevèrent beaucoup de butin, et ne craignirent pas de pousser leurs incursions jusqu'à la ville d'Arsur, autrement nommée Antipatris. Cependant, le roi convoqua aussitôt toutes ses troupes et toute la masse du peuple, et alla mettre le siège devant Joppé. Quelques-uns des fidèles du comtes enfermés avec lui dans cette ville, tels que Balian l'ancien, et beaucoup d'autres remplis de la crainte du Seigneur, voyant que le comte était entièrement déterminé à pousser jusques au bout, que les sages avis de ses fidèles et de ses amis, ne pouvaient le faire renoncer à ses pernicieux desseins, et qu'il ne craignait pas par son obstination d'exposer sa cause aux plus grands dangers, abandonnèrent les bénéfices qu'ils tenaient de lui, et prenant le meilleur parti, allèrent se réunir au roi. [14,17] CHAPITRE XVII. Cependant le patriarche Guillaume, homme très-doux et sincère ami de la paix, et quelques-uns des princes du royaume reconnaissant que ces dissensions intestines ne pouvaient amener que de graves dangers, persuadés, selon les paroles de l'Évangile, que « tout royaume divisé contre lui-même sera ruiné, et toute ville ou maison qui est divisée contre elle-même ne pourra subsister » ; ayant de plus de justes motifs de craindre que les ennemis du nom du Christ ne prissent avantage de ces divisions pour les faire tourner à notre détriment, se portèrent médiateurs, et cherchèrent pour l'amour de la paix les meilleurs moyens de conclure quelque arrangement entre le roi et le comte. A la suite de beaucoup de discussions, comme il arriye toujours dans les affaires de ce genre, les négociateurs convinrent entre eux qu'il fallait, pour le bien de la paix et pour donner en même temps au roi une satisfaction d'honneur, que le comte fût banni du royaume pour trois ans ; qu'après ce temps il lui serait permis d'y rentrer disculpé de l'accusation qui lui attirait ce malheur, qu'il serait réintégré alors dans les bonnes grâces du roi, qu'il aurait la faculté de ramener avec lui tous ceux qui l'auraient suivi, et qu'enfin pendant son absence les revenus de ses possessions seraient employés à acquitter ses dettes et à rembourser tout l'argent qu'il avait emprunté de toutes parts à des étrangers. (1133) Vers le même temps, et tandis que le roi était retenu pour ses affaires dans les environs de Joppé avec le seigneur Reinier, surnommé Brus, et les autres princes du royaume, la ville de Panéade, assiégée par le roi de Damas Tegelmelach fut emportée de vive force et tomba au pouvoir des ennemis, avant que le roi eût eu le temps, malgré tous ses efforts et toute son activité, de rassembler et d'y envoyer des secours. Les habitants furent faits prisonniers, de même que les troupes soldées, gens de pied, chevaliers, et la femme de l'illustre et vaillant seigneur Reinier Brus, et tous les captifs furent transportés aussitôt hors du pays. [14,18] CHAPITRE XVIII. Le comte de Joppé attendait une occasion de passer la mer et demeurait encore à Jérusalem, selon son usage. Il était un jour dans la rue dite des Corroyeurs, devant la boutique d'un marchand nommé Alfane, occupé à jouer aux dés sur une table, sans méfiance et pensant uniquement à son jeu, quand tout à coup un chevalier né Breton, tire son glaive, attaque le comte à l'improviste et lui porte plusieurs coups, en présence de tous ceux qui se trouvaient auprès. Un grand concours de peuple se rassemble aussitôt; la ville entière est agitée et frémit d'horreur, en apprenant un si détestable assassinat. Bientôt on en vint à dire publiquement, et ces paroles volèrent de bouche en bouche, qu'une telle entreprise ne pouvait avoir été tentée sans que le roi en fût instruit; que l'assassin n'aurait point osé projetter ni exécuter un pareil dessein, s'il ne se fût confié en la protection du roi ; le bruit se répand et circule de toutes parts dans le peuple que le comte est innocent et victime d'odieuses calomnies, et l'on assure en même temps que le roi vient de donner un témoignage trop évident de la haine qui l'anime injustement et sans motif contre le comte. Celui-ci se trouva en peu d'instants l'objet de la faveur et de la bienveillance du peuple, et l'on pensa que toutes les plaintes portées contre lui n'étaient provenues que de pure méchanceté. Le roi, cependant, lorsqu'il fut informé de cet événement et des bruits qui s'étaient répandus, voulant s'en justifier complètement et établir son innocence aux yeux de tous, ordonna que l'assassin fût mis en jugement, et comme il n'était pas nécessaire pour un crime aussi notoire et commis en public, d'appeler un accusateur et des témoins, et de suivre l'ordre accoutumé de la justice, le roi voulut que l'on rendît une sentence digne du forfait qu'il fallait punir. La cour fut aussitôt convoquée, et l'on décida d'une voix unanime, que le meurtrier subirait le supplice de la mutilation des membres. Dès que le roi en fut informé, il ordonna de mettre le jugement à exécution, faisant cependant la réserve que la langue ne serait point comprise parmi les membres à mutiler, et cela afin que l'on ne pût dire qu'il lui avait fait enlever la langue dans l'intention de l'empêcher de confesser cette partie de la vérité qui pourrait se rapporter à quelque mission reçue du roi. Ce prince réussit par cette conduite sage et habile à rétablir sa considération et à calmer l'indignation que l'on avait d'abord conçue contre lui ; il fut impossible, soit en secret, soit en public, soit avant, soit pendant le supplice, d'arracher à l'assassin aucune parole qui pût établir qu'il eût commis cet énorme crime d'après les ordres ou seulement de l'aveu du roi ; il déclara qu'il l'avait fait de son propre mouvement, et cependant qu'il n'avait osé l'entreprendre que dans l'espoir d'obtenir par cette conduite la bienveillance du roi. (1134) Le comte demeura encore à Jérusalem pour s'occuper de la guérison de ses blessures et du rétablissement de sa santé ; enfin, lorsqu'il fut en pleine convalescence, il partit le cœur plein de douleur tant à raison de l'offense qu'il avait tout récemment reçue, que par suite du chagrin de se voir forcé d'abandonner son héritage et d'aller porter sa misère dans des lieux inconnus. Il se soumit cependant aux conventions antérieures, sortit du royaume, et se rendit dans la Pouille. Roger qui avait alors soumis toute la contrée à sa domination, l'accueillit avec bonté, pensant que la jalousie seule avait porté ses rivaux à faire expulser du royaume un homme si noble et si vaillant ; il eut compassion de son sort, et lui donna le comté de Gargana ; le jeune homme mourut dans ce pays, frappé d'une mort prématurée, digne des regrets de la postérité, et sans avoir pu rentrer dans le royaume de Jérusalem. Dès ce moment tous ceux qui avaient été les délateurs du comte auprès du roi et s'étaient attachés à animer sa haine, encoururent l'indignation de la reine, sur laquelle semblait aussi rejaillir la honte du crime que l'on avait reproché au comte et qui ne cessait, depuis l'expulsion de celui-ci, d'être en proie à la plus vive douleur : ils furent même obligés de veiller soigneusement à leur propre conservation. Parmi eux surtout, Roard le vieux, qui fut dans la suite appelé Roard de Naplouse, et qui avait infiniment contribué à exciter la jalousie du roi, eut à souffrir toutes sortes de persécutions de la part de la reine. Il n'y avait pour lui, non plus que pour les autres, aucune sûreté à se présenter devant elle ; la prudence les forçait à ne paraître dans aucune assemblée publique, et le roi lui-même ne pouvait se trouver nulle part avec quelque sécurité, an milieu des partisans ou des parents de la reine. Quelques amis domestiques intervinrent cependant pour mettre un terme à ces ressentiments ; le roi parvint à force d'instances à calmer ceux qui avaient pris parti dans cette querelle et qui conservaient leur animosité ; il alla même jusqu'à leur rendre la permission de se présenter devant lui avec tous les autres. Dès ce moment aussi, il s'attacha à la reine, fit tous ses efforts pour apaiser son indignation après l'avoir tant exaspérée contre lui, et on le vit ne plus rien entreprendre, même dans les affaires les moins importantes, sans avoir d'abord obtenu son assentiment. [14,19] CHAPITRE XIX. (1135) Vers le même temps, les gens de Damas demandèrent au roi de consentir à une trêve, et pour le mieux déterminer à accepter ce traité, ils lui rendirent tous les prisonniers qu'ils avaient emmenés de Panéade, et entre autres la femme de l'illustre et vaillant Reinier Brus, seigneur de cette ville. Elle revint après deux ans de captivité, et son seigneur et mari l'accueillit avec bonté et l'admit de nouveau à l'honneur de partager son lit. Cependant, ayant appris par la suite qu'elle avait tenu une conduite assez légère chez les ennemis, méconnaissant les devoirs d'une dame noble et oubliant le respect dû aux nœuds qui l'engageaient, il la renvoya de sa maison. Elle ne nia point ses fautes, mais elle entra aussitôt dans le couvent des Saintes Filles à Jérusalem, fit vœu de continence éternelle et fut admise comme religieuse. Après sa mort, son illustre mari épousa Agnès, nièce du seigneur Guillaume de Bures, et celle-ci, ayant par la suite perdu son mari, épousa en secondes noces Gérard de Sidon ; de ce mariage est né Renaud, qui est maintenant seigneur de la ville de Sidon. Quant à cette ville de Panéade qui, comme je l'ai dit, fut enlevée, en l'absence de son seigneur, après avoir appartenu longtemps aux Assissins, elle avait été cédée peu de temps auparavant aux Chrétiens, par un certain magistrat de ce peuple, nommé Émir-Ali, moyennant une indemnité déterminée dans le traité de cession, et le roi aussitôt après l'avoir reçue, l'avait donnée au seigneur Reinier Brus, pour être possédée par lui à titre héréditaire. Je trouverai dans la suite de ce récit l'occasion de faire connaître ce qu'était ce peuple Assissin et de parler des traditions qu'il avait adoptées, folles à la fois et odieuses au Seigneur. Il suffit de dire en ce moment que ce peuple est à juste titre l'objet particulier des méfiances et des craintes des Chrétiens, des nations attachées à d'autres sectes et surtout de tous les princes. [14,20] CHAPITRE XX. (1136) Pendant ce temps ceux qui avaient été envoyés par les habitants d'Antioche auprès du seigneur Raimond fils du comte de Poitou, cherchant, avec toute la sollicitude qui leur avait été recommandée, à le trouver le plus promptement possible, apprirent par des rapports certains que ce jeune homme vivait chez le seigneur Henri l'ancien, roi des Anglais, par les mains duquel il avait été armé chevalier. Ils se dirigèrent donc vers l'Angleterre et y trouvèrent en effet celui qu'ils cherchaient. Ils lui firent connaître en confidence le motif de leur voyage ; et celui-ci, de l'avis du roi son bienfaiteur, accepta avec reconnaissance les offres qui lui étaient portées, fit tous ses préparatifs de départ, et se mit en route dans le plus sévère incognito. Le duc de Pouille avait eu quelque connaissance du projet qui avait été formé à Antioche pour y appeler le jeune Raimond, et en conséquence il avait fait en secret ses dispositions dans les villes maritimes de son duché, pour parvenir à s'emparer de sa personne, espérant bien, s'il pouvait l'empêcher d'aller plus loin, qu'il lui serait beaucoup plus facile de s'assurer de l'héritage auquel il aspirait, en prodiguant ses trésors pour acheter l'assentiment des principaux seigneurs du pays. Cependant le seigneur Raimond, dissimulant avec prudence, cachant ses projets, et renonçant à toute espèce de faste, s'en alla comme un homme tout-à-fait obscur, tantôt à pied, tantôt monté sur une vile bête de somme, marchant toujours parmi des gens du peuple, et s'abstenant rigoureusement de tout acte qui eût pu faire connaître à qui que ce fût l'illustration de sa naissance, ou déceler sa fortune. Ses compagnons et les gens de sa maison s'étaient formés par petits détachements ; les uns marchaient en avant à trois ou quatre journées de distance ; d'autres le suivaient de loin, mais sans avoir l'air de faire aucune attention à lui. Couvert des vêtements d'un obscur pèlerin, se soumettant souvent à remplir les fonctions des serviteurs, et trompant tout le monde sous ces fausses apparences, il parvint ainsi à échapper aux embûches d'un ennemi adroit autant que puissant. Il arriva enfin à Antioche; sa présence combla de joie tous ses amis et inspira en même temps les plus vives craintes à quelques amis que la princesse conservait encore, et qui faisaient tous leurs efforts pour s'opposer à son élévation. En effet, quelque temps auparavant, et cependant après le départ des députés chargés d'aller chercher le seigneur Raimond, la princesse Alix, veuve du seigneur Bohémond (et sœur de la reine Mélisende), que son père le roi Baudouin avait expulsée de la ville d'Antioche en la forçant à se réduire aux seules villes de Laodicée et de Gebad, avait employé l'intervention de la reine sa sœur auprès du roi Foulques ; pour obtenir de lui qu'il ne mît aucun obstacle à ses démarches ; et s'appuyant du crédit de quelques-uns des seigneurs, elle était rentrée à Antioche, y agissait en souveraine, et attirait à elle le soin de toutes les affaires. Le patriarche Raoul, homme plein de ruse et d'un esprit fécond en inventions, ayant besoin d'employer la bienveillance et l'autorité de la princesse contre les membres de son clergé qui le tracassaient, avait réussi à lui persuader que celui qui avait été appelé à Antioche et qu'on disait sur le point d'y arriver, le seigneur Raimond, lui était destiné à elle-même et qu'elle l'aurait pour époux; la princesse trop crédule s'était laissé séduire par cette vaine espérance. Raimond, prévoyant bien qu'il lui serait impossible de parvenir à ses fins, s'il n'obtenait la faveur et l'assistance du seigneur patriarche, employa des agents bien connus de l'un et de l'autre et chercha les moyens de se rapprocher du prélat, afin de travailler à gagner ses bonnes grâces et son affection. On exigea du seigneur Raimond qu'il prêtât serment par corps, et se liât de fidélité envers le patriarche, et celui-ci promit à son tour que Raimond ne rencontrerait aucune difficulté pour obtenir la jeune fille en mariage et pour jouir de la principauté en parfaite tranquillité; enfin on ajouta pour dernière clause de ce traité, que si le frère du seigneur Raimond, nommé Henri, venait dans le pays d'Antioche, le patriarche s'emploierait sincèrement pour qu'il pût obtenir en mariage la mère de la future de Raimond, veuve du prince Bohémond, et en même temps deux villes maritimes avec les territoires dépendants. Cette convention ayant été confirmée par les serments des deux parties, Raimond fut admis dans la ville, tandis que la princesse se flattait encore que tous les préparatifs de noces n'avaient qu'elle seule pour objet. Raimond fut aussitôt conduit dans la basilique du prince des apôtres ; il y reçut des mains du patriarche, et, sur les instances de tous les grands, et épousa sur-le-champ la jeune Constance, à peine parvenue à l'âge nubile. La princesse sa mère, se voyant ainsi jouée, partit aussitôt d'Antioche, et se rendit dans son pays, nourrissant contre le prince une haine implacable dont elle ne cessa de le poursuivre. Dès ce jour aussi, le seigneur patriarche, espérant avoir trouvé dans le prince un solide appui, et triomphant orgueilleusement de son nouveau succès, se montra de plus en plus arrogant, et fut enfin trompé par le prince même, de qui il attendait et exigeait plus qu'il ne lui était dû. Celui-ci, jugeant qu'il était honteux pour lui que le patriarche lui eût extorqué un serment de fidélité, et oubliant les bienfaits qu'il en avait reçus, le poursuivit bientôt en ennemi, et se ligua avec ses adversaires, au mépris de ses engagements. [14,21] CHAPITRE XXI. Le seigneur Raimond, issu d'une famille depuis longtemps illustre, était d'une taille élevée et de la tournure la plus gracieuse et la plus élégante ; jeune encore, et les joues a peine recouvertes d'un léger duvet, plus beau que tous les rois et princes de la terre, il se recommandait par sa manière de parler et par son affabilité, et toutes ses manières faisaient de lui le prince le plus accompli. Dans le maniement des armes et dans la science de la chevalerie, il se montrait supérieur à tous ceux qui l'avaient précédé, comme à ceux qui lui succédèrent, dans la même principauté. Il recherchait les gens lettrés, quoique lui-même fût peu docte. Il suivait assidûment les offices de l'église, et particulièrement dans les jours de solennité. Après qu'il se fut marié, il se montra attentif et plein de sollicitude pour maintenir l'honneur de sa maison. Il était sobre pour les aliments et pour la boisson, magnifique et généreux à l'excès, mais en même temps peu prévoyant, et adonné plus qu'il n'eût été convenable au jeu des dés et à tous les autres jeux de hasard. Parmi les défauts qu'on pouvait encore lui reprocher, il avait l'esprit ardent ; il était impétueux dans l'action ; dans la colère, il ne connaissait aucune borne; il avait peu de raison, et tout aussi peu de bonheur dans ses entreprises ; enfin, il oublia ses serments et la fidélité qu'il avait promise au seigneur patriarche, et se montra prodigue de sa parole. [14,22] CHAPITRE XXII. Les Ascalonites étaient devenus à cette époque plus insolents que de coutume, et, encouragés par le succès, ils se répandaient librement dans toute la contrée, et l'infestaient de leurs incursions. La ville d'Ascalon était sujette du très-puissant prince d'Egypte. Ce prince, craignant, si cette ville était prise par les Chrétiens, que leurs armées ne vinssent à se précipiter sur l'Egypte et à troubler son repos, employait tous ses soins et faisait des dépenses considérables pour parvenir à en faire comme un mur de séparation entre notre pays et le sien. De peur que des travaux continuels et les périls sans cesse renaissants de la guerre n'épuisassent les forces et la valeur de ce peuple, il avait soin, tous les trois mois, d'envoyer de nouvelles forces et des troupes toutes fraîches pour prêter appui aux habitants, et de leur donner en même temps toutes les provisions de vivres et d'armes dont ils pouvaient avoir besoin. Ces nouveaux arrivants, toujours empressés, pour faire leur apprentissage, d'essayer leurs forces et de donner des preuves de leur valeur, entreprenaient des expéditions, presque toujours en dépit de leurs vétérans, et ces essais d'incursions recommençaient très-fréquemment. Les nôtres cependant, fatigués de ces entreprises si audacieusement réitérées, voyant reparaître des forces toujours nouvelles, qui, telles que l'hydre, et malgré les ravages de la mort, allaient augmentant de plus en plus les ressources de la ville, résolurent, après avoir tenu plusieurs conseils, d'attaquer cette hydre cruelle qui s'enrichissait incessamment de la perte de ses têtes, et qui, sans cesse abattue, renaissait sans cesse pour accroître les périls des Chrétiens. Ils formèrent donc le projet de construire des forts dans une certaine circonférence, afin de pouvoir plus facilement rassembler les chevaliers, et d'être mieux à portée de résister aux incursions des ennemis, ou d'aller attaquer, la ville même. Ils choisirent l'emplacement qui leur parut le plus convenable pour l'exécution de leurs projets, au pied des montagnes, et à l'entrée d'une plaine qui se prolonge sans interruption depuis ces montagnes jusqu'à la ville, dans cette partie de la Judée qui, lors de la distribution de ce pays, fut anciennement affectée à la tribu de Siméon, et ils entreprirent de relever la ville antique, et alors détruite, qui s'était appelée Bersabée. Tout le peuple du royaume fut convoqué ; le seigneur patriarche et les grands s'y rendirent aussi. L'ouvrage fut entrepris sous de bons auspices, et terminé heureusement avec l'aide du Seigneur. On construisit une forteresse entourée d'une muraille impossible à franchir, précédée de remparts et de fossés, et garnie de tours très-solides, à douze milles de distance de la ville d'Ascalon. Ce lieu, du temps des fils d'Israël, marquait les limites de la terre de promission vers le midi, comme elles étaient indiquées au nord par la ville de Dan, maintenant appelée Panéade ou Césarée de Philippe, ainsi qu'on le trouve souvent indiqué dans l’Ancien Testament par ces mots : « Depuis Dan jusqu'à Bersabée ». Abraham, dit-on, creusa un puits en ce lieu, comme sur beaucoup d'autres points, et le nomma l’Abondance, à cause de la quantité d'eau qu'il y trouva. Josèphe en a fait aussi mention dans son livre des antiquités : « Abimélec, dit-il, lui donna de la terre et de l'argent ; ils convinrent entre eux de vivre en bonne intelligence et sans fraude, et conclurent ensemble un traité auprès du puits dit de Bersabée. Cette convention peut être appelée le traité du puits ; et en effet aujourd'hui encore les gens du pays la désignent sous ce nom ». On l'appelle aussi le septième puits. Les Arabes l'ont nommée Bethgebrim, ce qui veut dire Maison de Gabriel. Après avoir terminé leur construction, et mis la dernière main à tous les travaux, les Chrétiens, d'un commun accord, confièrent cette forteresse aux frères de la maison de l'Hôpital, située à Jérusalem. Ils ont jusqu'à ce jour gardé fidèlement ce dépôt ; et les attaques des ennemis sont devenues en effet, de ce côté, moins fréquentes qu'auparavant. [14,23] CHAPITRE XXIII. Peu de temps après, Bezeuge, chef des chevaliers de Damas, entra sur le territoire de Tripoli avec ses troupes. Le seigneur Pons, comte de Tripoli, marcha aussitôt sur lui avec les siennes ; il le rencontra sous le château fort appelé le Mont-des-Pélerins, et l'attaqua vigoureusement ; mais ses troupes furent mises en déroute et prirent la fuite, et lui-même tomba entre les mains des ennemis. Les Syriens qui habitaient sur les hauteurs du Liban, au dessus de la même ville, le firent reconnaître, et il fut mis à mort, laissant un fils unique, Raimond, qui fut son héritier et lui succéda dans le même comté. Le seigneur Gérard, évêque de Tripoli, fut aussi fait prisonnier dans cette affaire. Il demeura quelque temps inconnu et captif chez les infidèles ; mais enfin il parvint à recouvrir la liberté, en faisant rendre un prisonnier qui était retenu dans les fers par les Chrétiens. On perdit dans le même combat un grand nombre d'hommes nobles de la ville de Tripoli, et un bien plus grand nombre de gens de la classe moyenne. Raimond, après la mort de son père, rallia tous les débris des troupes, forma une forte escorte de gens de pied, monta aussitôt et avec beaucoup de courage sur le Liban, et alla attaquer ces hommes de sang qui avaient attiré l'illustre et puissant comte dans la plaine de Tripoli, et auxquels il pouvait imputer à juste titre la mort de son père et le massacre de tant de Chrétiens. Tous ceux qu'il put saisir furent chargés de fers, ainsi que les femmes et les enfants, et envoyés à Tripoli. Là, et en présence de tout le peuple, ils subirent divers supplices et les genres de mort les plus cruels, en expiation du sang répandu dans la plaine, et en juste punition de leurs énormes crimes. Le jeune comte se concilia, par ce premier essai de son courage, l'affection de tous ses sujets, et devint l'objet de la bienveillance publique. [14,24] CHAPITRE XXIV. (1137) Cependant on apprit par de nombreux rapports que le seigneur Jean, empereur de Constantinople, fils du seigneur Alexis, avait convoqué de toutes les parties de son empire des peuples appartenant à des tribus et parlant des langues diverses, qu'il s'avançait suivi d'une immense quantité de chars et de chariots, et d'un nombre infini d'escadrons de cavalerie, et dirigeait sa marche par la Syrie : ces bruits n'étaient pas dénués de fondement. Aussitôt qu'il eut appris d'une manière certaine que les habitants d'Antioche avaient appelé auprès d'eux le jeune Raimond, et lui avaient livré leur ville, et donné en mariage la fille du seigneur Bohémond, l'empereur résolut de se rendre à Antioche, indigné que les habitants eussent osé, sans son consentement et son ordre, disposer de la fille de leur seigneur, ou qu'ils eussent entrepris, sans le consulter, de mettre leur ville au pouvoir d'un étranger. Voulant donc la faire rentrer sous sa juridiction ainsi que les provinces adjacentes, il forma le projet de la revendiquer. Il disait, à l'appui de ses prétentions, que les princes (dont il serait trop long de reproduire tous les noms), illustrés par tant de vertus et dignes de vivre à jamais dans la mémoire des hommes, qui, marchant sous la conduite de Dieu, avaient dirigé vers l'Orient les premières expéditions chrétiennes, étaient convenus avec son père et son prédécesseur à l'Empire, le seigneur Alexis, en échange des riches présents et des bons offices qu'ils en avaient reçus, que toutes les villes et tous les châteaux forts dont ils pourraient se rendre maîtres dans le cours de leur voyage, de quelque manière que ce fût, deviendraient, sans aucune contestation, sujets de l'Empire, et qu'après s'en être emparés, les princes emploieraient toutes leurs forces et leurs ressources pour les conserver fidèlement à l'empereur, jusqu'au moment où celui-ci pourrait en prendre possession avec ses propres troupes. Il ajoutait que ces choses avaient été insérées dans les actes, et que les princes les avaient confirmées, en outre, en s'engageant par serment et par corps envers l'empereur. Il est certain, en effet, que les princes chrétiens avaient conclu des traités avec l'empereur de Constantinople, et que ce souverain, de son côté, avait contracté envers eux des engagements qu'il avait méconnus le premier. En conséquence, ceux des princes qui avaient pris part a ce traité déclaraient constamment qu'ils ne pouvaient être tenus à l'exécuter envers celui qui avait violé ses promesses, et que ceux de leurs compagnons qui n'existaient plus avaient été aussi suffisamment affranchis, puisque, dès avant leur mort, l'empereur, agissant en homme inconstant et léger, avait également donné des preuves de sa mauvaise foi à leur égard, en contrevenant à tous ses engagements. Ils disaient donc, et avec justice, qu'ils se regardaient comme entièrement affranchis de l'obligation d'exécuter le traité, car il est injuste de conserver sa foi envers celui qui n'a cessé d'agir contre la teneur de ses promesses. Depuis un an l'empereur avait envoyé des délégués dans toutes les parties de ses États pour faire faire les préparatifs de son voyage avec une magnificence vraiment impériale ; traînant à sa suite des chars et des chevaux, des trésors qu'il eût été impossible de compter, de peser ou de mesurer, et des troupes en nombre infini, il s'embarqua sur l'Hellespont, traversa la portion de cette mer vulgairement appelée le bras de Saint-George, et dirigea sa marche vers Antioche au milieu d'une immense multitude. Après avoir traversé les provinces intermédiaires il arriva en Cilicie et s'y arrêta pour mettre le siège devant Tarse, belle métropole de la première Cilicie. Il s'en empara de vive force, et, en ayant expulsé les fidèles du prince d'Antioche à qui celui-ci en avait confié la garde, il y établit les siens. En peu de temps il s'empara de la même manière d'Adana, de Mamistra, d'Anavarse, celle-ci célèbre métropole de la seconde Cilicie, et prit aussi possession des autres villes, places et bourgs de la même province. Il réunit ainsi à son Empire, contre toute justice et tout droit, l'entière province de Cilicie qui, pendant quarante années, avait appartenu sans contestation au prince d'Antioche, depuis que la ville de Tarse avait recouvré le libre exercice du christianisme par les mains du seigneur Baudouin, frère du duc Godefroi, depuis que l'illustre Tancrède avait conquis Mamistra et tout le reste de la contrée, et avant même que nos armées eussent pris possession d'Antioche. De là l'empereur, s'avançant à la tête de toutes ses armées et dans le sentiment de sa force, poursuivit sa marche vers Antioche ; dès qu'il y fut arrivé, il l'attaqua en ennemi et traça ses lignes de circonvallation; d'immenses machines de toute espèce furent disposées autour de la place et établies sur les points les plus convenables, et la ville se trouva bientôt vivement serrée de toutes parts. [14,25] CHAPITRE XXV. Tandis que ces événements se passaient dans la principauté, le scélérat Sanguin, le plus cruel persécuteur du nom du Christ, ayant appris la mort du comte de Tripoli et la détention d'une grande partie des siens, et sachant que tout son pays était dégarni de troupes, entra sur ce territoire et alla mettre le siège devant la citadelle appelée Mont-Ferrand, dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui est située sur le sommet d'une montagne au dessus de la ville de Raphanie. Il attaqua les habitants de cette place avec la plus grande vigueur, les pressa vivement et poussa ses opérations sans leur laisser un seul moment de repos. Cependant le jeune Raimond, comte de Tripoli, fils du comte Pons, mort peu de temps auparavant, et neveu du roi de Jérusalem par sa mère, expédia des exprès en toute hâte pour rendre compte au roi de sa position et le supplier avec les plus vives instances de lui être favorable dans une situation presque désespérée, et de ne mettre aucun retard pour venir à son secours. Le roi, dont le cœur paternel était rempli d'une juste sollicitude pour tous les maux du peuple chrétien, convoqua aussitôt tous les princes du royaume, rassembla toutes ses troupes, chevaliers et gens de pied, avec la plus grande activité, et parut à l'improviste sur le territoire de Tripoli. Il y rencontra en même temps les députés du prince d'Antioche venant lui apporter de mauvaises nouvelles et lui annonçant de vive voix, et par les lettres dont ils étaient chargés, que l'empereur (ce qui n'était que trop vrai) avait mis le siège devant Antioche. Ils lui demandèrent aussi et le supplièrent vivement de se diriger vers cette ville avec toutes ses troupes et de voler au secours de ses frères pour les délivrer de leurs affreuses anxiétés. Le roi mit en délibération ce qu'il avait à faire dans cette double nécessité. On résolut, d'un commun accord, de dégager d'abord les Chrétiens assiégés dans la forteresse de Mont-Ferrand, dans l'espoir qu'il serait facile d'y réussir et de rassembler ensuite toutes les forces pour les porter au secours d'Antioche. En conséquence le roi et le comte de Tripoli réunirent toutes leurs troupes et firent leurs efforts pour joindre les ennemis ; mais ils marchèrent dénués de la protection de la grâce divine. Lorsqu'ils se furent rapprochés du lieu de leur destination, Sanguin, ayant appris leur prochaine arrivée, leva le siège de la citadelle, disposa son armée en ordre de bataille et marcha à la rencontre des Chrétiens. Ceux-ci, de leur côté, s'étant formés selon toutes les règles de l’art militaire, et s'avançant avec ardeur en un seul corps, dirigèrent leur marche vers la place dans l'intention de porter secours aux assiégés et d'approvisionner la citadelle entièrement dépourvue de vivres, en y faisant entrer les denrées qu'ils traînaient à leur suite. Les guides qui dirigeaient l'armée et marchaient en avant laissèrent sur la gauche, soit par erreur, soit par méchanceté, une route plus facile et plus plate pour entrer dans les montagnes et conduire les troupes à travers des chemins étroits et presque impraticables, dans un pays où l'on ne trouvait nulle position avantageuse pour combattre, et où il était également, impossible de se défendre ou d'attaquer avec quelque chance de succès. Sanguin, qui avait une grande sagacité et beaucoup d'expérience de la guerre, n'eut pas plutôt appris la marche des Chrétiens, qu'il reconnut tout l'avantage qu'il en pourrait tirer : il convoque sur-le-champ tous les siens, marche le premier à la tête de plusieurs milliers de combattants, les encourage par ses paroles, par son exemple et se précipite au milieu des bataillons chrétiens. Il attaque avec la plus grande vigueur et excite ses troupes au carnage ; bientôt les rangs des Chrétiens sont rompus, ils prennent la fuite et tombent de toutes parts. Cependant les principaux chefs de notre armée, voyant les premiers rangs enfoncés, désespérant de pouvoir résister avec succès, se trouvant eux-mêmes étroitement serrés et dans l'impossibilité de secourir leurs frères, avertissent le roi de songer à sa propre sûreté et l'engagent à se retirer dans la forteresse voisine. Le roi, voyant que c'était en de telles circonstances le seul parti qui lui restât à prendre, se dirigea vers la forteresse et y entra avec un petit nombre des siens, tandis que presque tous les hommes de pied périssaient sous le fer de l'ennemi ou se rendaient prisonniers. Le comte de Tripoli, jeune homme de belle espérance, et avec lui quelques chevaliers tombèrent entre les mains des infidèles. Ceux qui avaient suivi le roi entrèrent avec lui dans le fort et parvinrent du moins à sauver leur vie. On perdit en cette journée une immense quantité de bagages avec tous les chevaux et tous les animaux chargés du transport des approvisionnements que l'on avait eu le projet de faire entrer dans la citadelle. Ceux qui vinrent s'y réfugier, après avoir quitté le champ de bataille, n'y apportèrent que leur personne et les armes qu'ils avaient sur eux. Parmi ceux qui succombèrent dans cette journée on distingua Geoffroi Charpalu, frère du premier Josselin, comte d'Edesse, homme illustre par sa noblesse autant que par ses talents militaires : la mort d'un si vaillant guerrier fut un sujet de douleur pour un grand nombre de ses frères d'armes, et l'armée entière fut émue en apprenant une perte si déplorable. [14,26] CHAPITRE XXVI. Sanguin cependant s'empara de tous les approvisionnements des Chrétiens et fut instruit que ceux qui s'étaient réfugiés dans la citadelle n'y avaient rien apporté. Les forces du royaume étaient détruites ; Sanguin avait pris le comte de Tripoli ; il voyait le roi renfermé avec ses principaux seigneurs dans un fort à demi ruiné et entièrement dépourvu de vivres ; en conséquence il résolut d'aller l'attaquer de nouveau, espérant bien que les assiégés ne pourraient recevoir aucun secours et ne doutant pas qu'ils ne fussent obligés de se rendre au bout de quelques jours. Il rassembla donc toutes ses troupes ; elles se remirent en marche chargées des dépouilles des Chrétiens et dédaignant même d'emporter tout leur butin, et revinrent de nouveau dresser leur camp autour de la citadelle et presser vivement les travaux du siège. Le roi s'était renfermé dans la place avec quelques-uns des principaux seigneurs du royaume, Guillaume de Bures, connétable, Reinier Brus, illustre chevalier, Gui de Brisebarre, Baudouin de Ramla, Honfroi de Toron, jeune encore, et qui débutait dans la carrière des armes, et plusieurs autres : il tint conseil avec eux tous et mit en délibération ce qu'il y avait à faire dans des circonstances aussi urgentes que difficiles. Ils résolurent, d'un commun accord, d'appeler à leur secours le prince d'Antioche, le comte d'Edesse, Josselin le jeune, d'inviter aussi le seigneur patriarche de Jérusalem à accourir avec tout le peuple du royaume, et d'attendre leur arrivée en se défendant de toutes les manières possibles. Tandis que ces choses se passaient dans les environs de Mont-Ferrand, Renaud, que l'on avait surnommé l'Évêque, neveu de Roger, évêque de Lydda et chef des chevaliers de Saint-George, homme vaillant à la guerre et illustré par de nombreux exploits, s'étant mis, selon sa coutume, à la poursuite des gens d'Ascalon, et s'abandonnant imprudemment à son ardeur, tomba dans une embuscade qui lui avait été préparée, et fut fait prisonnier. Cependant les exprès suivaient leur marche et se rendaient en toute hâte aux lieux de leur destination. L'un allait solliciter le prince d'Antioche, lui apprenait les malheurs du roi et des seigneurs de sa suite et le pressait vivement de ne mettre aucun retard à voler à son secours. Un autre portait les mêmes avis au comte d'Edesse et cherchait à l'animer d'une égale ardeur. Un troisième se rendait en hâte à Jérusalem et soulevait tout le peuple par ses récits. Le prince d'Antioche hésitait encore et ne savait comment se décider : l'empereur était sous les murs de la place et le prince craignait en sortant de la ville de lui faciliter les moyens de s'en emparer. D'un autre côté cependant le roi se trouvait dans une telle situation qu'il semblait dur et inhumain de ne pas le secourir. A la fin, rempli de compassion pour les souffrances et les maux du roi et du peuple chrétien, et mettant sa confiance dans le Seigneur pour la sûreté de la capitale, le prince résolut de s'associer aux malheurs de ses frères, plutôt que de vivre dans l'abondance et de se réjouir dans sa prospérité et son repos, tandis que les autres étaient complètement dénués de ressources. Il convoqua donc les grands et les principaux citoyens, leur exposa ses sentiments et ses intentions, les invita à s'unir à lui pour voler au secours du roi, et n'eut aucune peine à les persuader. Tous lui exprimèrent spontanément des vœux qui furent agréables au ciel et se préparèrent immédiatement à partir. Ils sortirent de la ville, laissant l'empereur sous les murailles et se mirent en marche pour aller travailler à la délivrance du roi. Le comte d'Edesse s'engagea aussi par les mêmes vœux et sortit de son territoire avec toutes les forces dont il disposait, faisant toute la diligence possible. Enfin le seigneur Guillaume, patriarche de Jérusalem, rassembla également dans le royaume toutes les troupes qu'il y put trouver, et, prenant en ses mains le vénérable bois de la croix du Seigneur, il se mit en route avec une extrême activité, cherchant de tous côtés des renforts et poursuivant vivement son entreprise. [14,27] XXVII. Pendant que l'on s'occupait ainsi des intérêts du roi, le gouverneur de Damas, Bezeuge, chef des chevaliers de ce pays, dont j'ai déjà parlé, fut informé que notre royaume était dégarni de toutes ses forces, que le roi était lui-même enfermé et assiégé dans une place située à l'extrémité des États chrétiens, et que les princes et tout le peuple, empressés d'assurer sa délivrance, se hâtaient, d'un commun accord, de se rendre vers les mêmes lieux : saisissant aussitôt cette nouvelle occasion de faire du mal, il entra dans le royaume à la tête d'une nombreuse troupe, et alla attaquer à l'improviste la ville de Naplouse, place entièrement dénuée de fortifications et qui n'avait ni murailles, ni remparts, ni même de fossés. Il y entra subitement, comme un voleur au milieu de la nuit, et, surprenant les habitants sans défense, il assouvit sur eux sa fureur, sans aucun égard pour l'âge ni le sexe. Ceux qui échappèrent au premier moment du carnage, avertis enfin par le désastre, se retirèrent, non sans difficulté, dans la citadelle située au milieu de la ville et y firent entrer leurs femmes et leurs enfants, les arrachant avec peine à la mort et au fléau de l'incendie. L'ennemi cependant se répandit sans obstacle dans les quartiers de la ville, mettant le feu partout, enlevant tout ce qui pouvait lui convenir, et il se retira enfin chargé de butin et sans avoir essuyé aucun dommage. [14,28] XXVIII. Sanguin ne cessait cependant de presser les assiégés de ses vives attaques : des instruments de guerre ébranlaient les murailles, ses machines lançaient au milieu du fort des blocs de pierres et des rochers énormes, et écrasaient les maisons dans leur chute, non sans répandre une grande terreur parmi ceux qui y étaient enfermés. Cette grêle continuelle de pierres et de traits de toute espèce était à la fois si importune et si dangereuse qu'on ne trouvait plus dans l'enceinte des murailles un seul emplacement où l'on pût cacher en sûreté les hommes blessés et les infirmes. De tous côtés on ne voyait que sujets de crainte et de péril, on ne rencontrait que la redoutable image de la mort, et tous les esprits étaient continuellement frappés ou de la crainte d'un danger prochain ou de la présence même des événements les plus sinistres. Le chef cruel des assiégeants recommençait sans cesse les assauts ; il distribuait ses troupes, et leur assignait un ordre de service, par lequel il ménageait les forces de ses soldats ; ceux qui étaient fatigués se retiraient pour faire place à d'autres, et par ce moyen il semblait que les combats se succédassent sans interruption, au lieu de recommencer à de certains intervalles. Les assiégés cependant n'avaient pas assez de forces pour adopter de semblables manœuvres, et les mêmes hommes étaient occupés sans relâche à repousser les premières aussi bien que les secondes attaques. De jour en jour aussi leurs forces se réduisaient ; les uns succombaient sous le poids de leurs blessures, d'autres périssaient de diverses maladies ; tous souffraient en commun des mêmes privations, et surtout de l'impossibilité de supporter tant de fatigues et des maux si continus. Dans la nuit, obligés de veiller sans cesse, ils ne pouvaient dormir, et dans le jour, appelés continuellement à repousser les attaques des ennemis, ils ne pouvaient non plus trouver un seul moment pour reposer leurs membres fatigués. Pour comble de maux, ils n'avaient apporté aucune provision dans la place en s'y renfermant; le premier siège qu'elle avait supporté avait épuisé toutes les denrées qui y étaient d'abord enfermées, et celles qu'ils avaient compté y introduire étaient tombées en entier entre les mains des ennemis. Aussi, dès qu'ils furent arrivés dans la citadelle, les Chrétiens dépourvus de toute autre ressource, se mirent à manger leurs chevaux ; mais ils en virent aussi la fin, et se trouvèrent alors encore plus dénués de moyens de nourriture. Les hommes même les plus robustes étaient exténués par le jeûne, et la maigreur qui venait à la suite de tant de misère dérobait leurs forces même aux plus vaillants. Les assiégés étaient d'ailleurs en fort grand nombre, de telle sorte que les vivres même n'eussent pas suffi pour fournir modérément à leurs besoins ; toutes les auberges de la ville étaient remplies de monde, et cependant on trouvait encore dans les rues et sur la place un grand nombre de malheureux couchés par terre, et qui couvraient tout le sol ; souvent des traits lancés du dehors à tout hasard et sans aucune intention, venaient tomber au milieu d'eux, et faisaient des blessures mortelles. Sanguin savait très-bien tout celà, et pressait les travaux de ses troupes avec d'autant plus d'ardeur qu'il était persuadé que les Chrétiens ne pourraient supporter longtemps un tel excès de malheur. Tout autour de la place, il y avait une si grande quantité de troupes ennemies, gardant toutes les avenues avec un si grand soin, que nul ne pouvait essayer de pénétrer jusqu'aux assiégés, ni ceux-ci de sortir de la place, tant c'eût été une tentative désespérée. De jour en jour cette cruelle situation s'aggravait encore, les vivres manquaient entièrement, et les Chrétiens n'entrevoyaient plus aucune chance de salut. Dans cette extrémité, ils pouvaient juger par leur propre expérience combien sont impérieux les besoins de la faim ; aussi dit-on que la famine seule perd les villes. Ce peuple réduit à la dernière détresse se soutenait encore un peu par l'espoir que le prince d'Antioche, le comte d'Edesse, les gens même de Jérusalem arriveraient à leur secours; mais on ne se hâte jamais assez au gré de ceux qui désirent. Tout retard leur semblait de mauvais augure, et donnait en même temps plus d'activité à leur impatience ; une heure était à leurs yeux comme une année. [14,29] CHAPITRE XXIX. Cependant le prince Raimond d'Antioche s'avançait avec ses légions ; d'un autre côté, le comte d'Edesse, traînant à sa suite de nombreux bataillons, n'était pas non plus très-éloigné, et l'armée de Jérusalem, ayant en tète le précieux bois de la croix du salut, hâtait également sa marche. Sanguin en fut informé par de fidèles messagers ; il craignit l'arrivée de tant de princes illustres, et surtout il eut peur que l'empereur de Constantinople, qu'il savait dans les environs d'Antioche, ne prît compassion des maux des assiégés, s'il venait à en avoir connaissance, et ne marchât contre lui, dans sa colère, avec ses innombrables armées. En conséquence, et avant que ces nouvelles pussent parvenir aux assiégés, Sanguin envoya des députés au roi et aux princes qui étaient avec lui, pour leur faire ses premières propositions de paix. Il leur fit dire « que la citadelle à demi-ruinée ne pourrait tenir longtemps devant lui ; que le peuple chrétien, travaillé par la famine, avait perdu la force et le courage de résister ; que son armée au contraire avait en abondance tous les approvisionnements nécessaires ; que cependant, par considération pour le roi, prince grand et illustre au milieu du peuple chrétien, il était disposé à rendre tous les prisonniers tombés entre ses mains peu de temps auparavant, le comte aussi bien que les autres; qu'enfin, il accorderait aussi au roi la faculté de sortir librement et tranquillement avec tous les siens, et de rentrer dans ses États , à condition qu'il consentît à évacuer la place et à la remettre entre ses mains ». Comme les Chrétiens ignoraient que leurs frères fussent si près, et comme d'ailleurs la famine, les veilles, les fatigues, les blessures, les angoisses de tout genre les avaient entièrement épuisés et mis hors d'état d'opposer une plus longue résistance, ils accueillirent les propositions qui leur étaient faites avec un extrême empressement, s'étonnant toutefois qu'un homme si cruel pût donner une telle marque d'humanité : quel que fut au surplus le motif de cette résolution, les Chrétiens acceptèrent avec reconnaissance les conditions qu'on leur offrait. Le traité fut en conséquence rédigé à la satisfaction des deux parties, et Sanguin renvoya le comte de Tripoli et les nombreux prisonniers qu'il retenait dans son camp. Le roi sortit aussitôt de la place avec tous les siens ; les Turcs le traitèrent avec assez de bonté, prirent possession de la citadelle, et le roi confus, et heureux cependant d'avoir échappé enfin à cette affreuse perplexité, quitta les montagnes et descendit dans la plaine voisine de la ville d'Archis. Ayant appris que le prince d'Antioche et le comte d'Edesse s'avançaient, louant leur sollicitude et leur charité fraternelle, et se plaignant en même temps qu'ils fussent arrivés trop tard, il marcha avec empressement à leur rencontre. Il leur rendit mille actions de grâces de ce qu'ils s'étaient montrés pleins de zèle pour ses intérêts et lui avaient prêté secours, autant du moins qu'il était en leur pouvoir ; puis, après s'être mutuellement réjouis dans des entretiens intimes, les princes se séparèrent les uns des autres et retournèrent chacun dans ses États. [14,30] CHAPITRE XXX. Le prince d'Antioche se hâta de rentrer dans cette ville. Sa position semblait devenue extrêmement critique, depuis le moment où le plus puissant souverain de la terre était arrivé sous les murs de sa capitale, comme pour y porter la guerre. Raimond rentra dans la ville par la porte supérieure, située près de la citadelle, et trouva l'empereur persévérant dans les mêmes desseins. On se battit pendant quelques jours. Les habitants d'Antioche firent plusieurs sorties, quelquefois en secret, plus souvent à découvert, et, dans leurs irruptions sur l'armée impériale, ils réussirent à lui faire souvent beaucoup de mal, l'attaquant en ennemis acharnés et sans avoir égard au lien de la foi commune qui les unissait. L'empereur de son côté faisait agir d'immenses instruments de guerre, et des machines qui lançaient des blocs de pierres d'un poids et d'une dimension énormes: du côté de la porte du port, les murailles et les tours en étaient ébranlées, et l'empereur faisait tous ses efforts pour détruire et renverser les remparts qui défendaient l'approche de la ville. Ses troupes étaient rangées en cercle autour de la place ; les archers et les frondeurs lançaient des flèches et toutes sortes de projectiles, à l'effet d'interdire aux assiégés la défense des remparts, et en même temps ils cherchaient toutes les occasions de se rapprocher des murailles, afin de travailler à les miner. Dans cet état de choses, les hommes les plus éclairés des deux partis craignirent qu'il ne devînt bientôt impossible de mettre un terme à ces querelles et de prévenir de nouveaux périls. Remplis de la crainte du Seigneur, quelques citoyens d'Antioche entreprirent de s'interposer comme arbitres ; ils se présentèrent, portant en main des emblèmes de paix devant le camp de l'empereur, et firent tous leurs efforts pour apaiser son indignation parlant un langage plein de douceur et s'avançant en toute humilité. Ils se rendirent de là auprès du prince, et cherchèrent avec autant de prudence que d'adresse à reconnaître quels seraient les meilleurs moyens de conclure la paix. Enfin, ils pensèrent et décidèrent, comme arbitres du traité, « qu'il fallait que le prince se rendît auprès du magnifique empereur, et qu'en présence de tous les illustres du palais impérial, entouré lui-même de tous les grands seigneurs de la principauté, il fit à l'empereur hommage-lige de fidélité, avec toutes les solennités usitées, et qu'il prêtât serment, en s'engageant par corps, que si le seigneur empereur voulait entrer à Antioche, ou dans la citadelle, soit en homme irrité, soit en homme apaisé, le prince ne lui refuserait point d'y entrer librement et en toute tranquillité. Que si le seigneur empereur cédait au prince, selon la faveur des traités, les villes d'Alep, de Césarée, de Hamath et d'Emèse, le prince se tiendrait pour satisfait de les obtenir ainsi que les villes circonvoisines ; et qu'alors, il restituerait aussi et sans difficulté la ville d'Antioche, pour être possédée à titre de propriété par le seigneur empereur. Que celui-ci à son tour, et en reconnaissance du serment de fidélité qu'il recevrait, s'engagerait envers le prince (s'il pouvait parvenir, avec l'aide de Dieu, à s'emparer d'Alep, de Césarée et de toute la contrée environnante), à les donner au prince en accroissement de ses autres possessions, de telle sorte qu’elles lui appartiendraient à jamais à lui et à ses héritiers, pour être par eux possédées sans trouble, sous la seule réserve du bénéfice vulgairement appelé fief ». En conséquence de ces résolutions, le prince d'Antioche sortit de la ville, escorté par tous ses nobles, et se rendit au camp impérial. Le seigneur empereur le reçut avec les honneurs qui lui étaient dus ; le traité fut agréé et ratifié par les deux parties, et le prince engagea sa foi en présentant sa main au seigneur empereur. Aussitôt après, ce dernier donna au prince l'investiture des villes ci-dessus désignées et de toutes leurs dépendances, et s'engagea formellement à faire, dans le cours de l'été suivant, tous ses efforts pour reprendre ces villes, avec l'aide du Seigneur, et les livrer au prince. Le traité ainsi terminé, et la paix complètement rétablie, on arbora la bannière impériale sur la plus haute tour de la citadelle, et le prince, comblé d'immenses présents, rentra dans la ville avec toute son escorte. Le seigneur empereur, pressé d'éviter les rigueurs de l'hiver, se remit en route avec toutes ses armées ; il repassa en Cilicie et s'arrêta dans les environs de Tarse, auprès des bords de la mer, avec l'intention d'y séjourner pendant la mauvaise saison.