[13,0] LIVRE XIII. [13,1] CHAPITRE I. La ville de Tyr est d'une haute antiquité, selon le témoignage d'Ulpien, très-savant jurisconsulte, qui en était originaire, et qui en parle dans le Digeste, au titre de Censibus : « Il faut savoir, dit-il, qu'il y a des colonies qui jouissent du droit italique, comme, par exemple, dans la Phénicie de Syrie, la très-illustre colonie de Tyr, dont je suis originaire ; ville noble parmi toutes les autres, sur laquelle des séries de siècles ont passé, puissante par les armes, et très attachée au traité qui l'unit avec les Romains. Le divin Sévère, notre empereur, lui accorda le droit italique en récompense de sa constante fidélité envers la république et l'empire romain ». En remontant à l'histoire des temps antiques on apprend que le roi Agénor fut aussi originaire de cette ville, ainsi que ses trois enfants, Europe, Cadmus et Phénix ; celui-ci donna son nom à son pays, qui fut depuis appelé Phénicie. Son frère Cadmus, fondateur de la ville de Thèbes et inventeur dé l'alphabet des Grecs, a laissé à la postérité une mémoire célèbre, la fille du même roi donna son nom à cette troisième partie du globe terrestre, qui est maintenant appelée Europe; les habitants de Tyr, distingués par l’extrême sagacité et l'activité de leur esprit, furent les premiers qui tentèrent de fixer les diverses articulations de la voix par des signes propres à chacune d'elles; et, édifiant des trésors pour la mémoire, les premiers ils enseignèrent aux hommes et transmirent à leur postérité l'art d'écrire et de constater, par des caractères de formes déterminées, la parole, interprète des pensées. Ce fait se trouve établi par les anciennes histoires, et Lucain, ce brillant narrateur d'une guerre civile, en parle en ces, termes : "Phœnices primi, famae si creditur, ausi mansuram rudibus uocem signare figuris. La ville de Tyr fut aussi la première qui tira d'un précieux coquillage la belle couleur de pourpre ; aussi cette couleur, prenant son nom de la ville où elle fut inventée, fut-elle appelée par les habitants couleur de Tyr ; aujourd'hui encore elle conserve ce nom. On sait en outre que Sichée et sa femme Elisa Didon étaient originaires de Tyr ; ils fondèrent dans le diocèse d'Afrique cette admirable cité de Carthage, qui fut rivale de l'empire romain, et appelèrent leur royaume Punique, par analogie avec le nom de la Phénicie, pays dont ils étaient sortis. Les Carthaginois, fidèles au souvenir de leur origine, voulurent toujours être appelés Tyriens, aussi lit-on dans Virgile : "Urbs antiqua fuit, Tyrii tenuere coloni". Et encore : "Tros Tyriusue mihi nullo discrimine habetur". Dans le principe la ville de Tyr eut deux noms ; les Hébreux l'appelaient Sor, ce qui est son nom le plus usité, et Tyr : ce dernier, qui semble indiquer une origine grecque, puisqu'il veut dire dans cette langue un détroit, lui vient cependant de son fondateur. Il est certain en effet, d'après les traditions les plus anciennes, que Tyras, septième fils de Japhet, fils de Noé, fonda la ville de Tyr et voulut l'appeler de son nom. Les paroles suivantes, prises dans le prophète Ezéchiel, montrent avec évidence combien fut grande dans les temps antiques la gloire de la ville de Tyr. Le Seigneur dit au prophète : «Vous, donc, fils de l'homme, faites une plainte lugubre sur la chute de Tyr : et vous direz à cette ville, qui est située près de la mer, qui est le siège du commerce et du trafic des peuples de tant d'îles différentes : Voici ce que dit le Seigneur notre Dieu : --- O Tyr, vous avez dit en vous-même : Je suis une ville d'une beauté parfaite, et je suis placée au milieu de la mer. Les peuples voisins qui vous ont bâtie n'ont rien oublié pour vous embellir. Ils ont fait tout le corps et les divers étages de votre vaisseau de sapins de Sanir ; ils ont pris un cèdre du Liban pour vous faire des mâts ; ils ont mis en oeuvre les chênes de Basan pour faire vos rames ; ils ont employé l'ivoire des Indes pour faire vos bancs, et ce qui vient des îles vers l'Italie pour faire vos chambres et vos magasins. Le lin d'Egypte, tissu en broderie, a composé la voile qui a été suspendue à votre mât ; l'hyacinthe et la pourpre des îles d'Elisa ont fait votre pavillon ». Isaïe a dit aussi : « Traversez les mers, poussez des cris et des hurlements, habitants de l'île. N'est-ce pas là cette ville que vous vantiez tant, qui se glorifiait de son antiquité depuis tant de siècles ? Ses enfants sont allés à pied bien a loin dans des terres étrangères. Qui a prononcé cet arrêt contre Tyr, autrefois la reine des villes, dont les marchands étaient des princes, dont les trafiquants étaient les personnes les plus éclatantes? » Hiram, coopérateur du roi Salomon pour la construction du temple du Seigneur, était aussi natif de la ville de Tyr, de même qu'Apollonius, qui acquit par ses actions une grande renommée. On peut citer encore, comme originaire du même lieu, le jeune Abdimus, fils d'Abdémon, qui expliquait, avec une étonnante sagacité, tous les sophismes, toutes les propositions énigmatiques, en forme de paraboles, que Salomon envoyait à Hiram, roi de Tyr, pour qu'il les interprétât. On lit, à ce sujet, le passage suivant dans le huitième livre des antiquités de Josèphe : « Ménandre, qui traduisit les Antiquités tyriennes de la langue phénicienne dans la langue grecque, a fait mention de ces deux rois, en disant : Abibal, étant mort, eut pour successeur dans son royaume son fils Hiram, qui vécut cinquante-trois ans, et régna trente-quatre ans. Dans ce temps Abdimus, fils d'Abdémon, était dans les fers, et il devinait toujours les propositions que le roi de Jérusalem envoyait ». On lit encore plus bas : « Il dit en outre que le roi de Jérusalem, Salomon, adressait à Hiram, roi de Tyr, certaines paroles figurées dont il lui demandait la solution, à la charge par lui, s'il ne pouvait la découvrir, de lui payer une certaine somme d'argent : et comme Hiram déclarait qu'il lui était impossible de les comprendre et se trouvait ainsi exposé a souffrir un grand dommage en argent, les propositions qui lui avaient été faites furent expliquées par Abdimus, le Tyrien, qui en donna d'autres pour être présentées à Salomon, afin qu'il payât aussi de fortes sommes d'argent au roi de Tyr, s'il ne pouvait les résoudre ». Peut-être cet Abdimus, fut-il le même individu que les récits populaires et fabuleux désignaient sous le nom de Marcolfe, duquel on dit qu'il devina les énigmes de Salomon et qu'il lui répondit en en proposant d'autres du même genre à son interprétation. La ville de Tyr a reçu et garde le corps d'Origène, ainsi qu'on peut s'en convaincre à présent encore par le témoignage des yeux. Jérôme, en écrivant à Pammaque et à Occéarone la lettre qui commence par ces mots : "Scedulae quas misistis", affirme ce fait en disant : Il y a maintenant environ cent cinquante ans qu'Origène est mort à Tyr. Si nous en venons à examiner l'histoire de l'Évangile, nous y trouverons que la ville de Tyr donna aussi le jour à cette admirable Chananéenne qui alla supplier le Sauveur pour sa fille horriblement tourmentée par le Démon, et dont le Sauveur exalta la foi en lui disant : « Femme, votre foi est grande ». Laissant aux filles de ses concitoyens un monument d'une admirable foi et d'une patience digne des plus grands éloges, elle leur enseigna la première à implorer le Christ Sauveur avec les dons de la foi, de la charité et de l'espérance, selon les paroles du prophète David qui avait dit : « Les filles de Tyr viendront avec leurs présents ». Tyr est la métropole de toute la Phénicie, qui occupa toujours le premier rang parmi les provinces de la Syrie, soit à cause des richesses qu'elle renferme, soit en raison de sa grande population. [13,2] CHAPITRE II. Il est à remarquer que ce nom de Syrie est employé quelquefois dans un sens plus étendu pour indiquer toute la province, et sert d'autres fois, dans une acception plus étroite, à en désigner seulement une portion quelconque ; souvent aussi on le prend pour l'ajouter au nom d'une province particulière, et pour la déterminer, comme on le verra par plusieurs exemples. Ainsi, la grande Syrie contient plusieurs provinces : elle s'étend depuis le Tigre jusqu'à l'Egypte, et depuis la Cilicie jusqu'à la mer Rouge. Vers la partie inférieure placée entre le Tigre et l'Euphrate, est la première de ces provinces, appelée Mésopotamie, parce qu'elle est située entre deux fleuves (le mot grec potamos voulant dire fleuve) ; et comme elle fait partie de la Syrie, on la trouve fréquemment désignée dans les Écritures sous le titre de Mésopotamie de Syrie. A la suite de celle-ci, se trouve la Cœlésyrie, l'une des plus grandes provinces de la Syrie, dans laquelle on remarque la noble cité d'Antioche et toutes les villes suffragantes. Elle est limitrophe, à peu près du côté du nord, des deux Cilicies qui font également partie de la Syrie. Vers le midi, elle touche à la Phénicie, la principale des provinces de Syrie, Celle-ci fut autrefois et pendant longtemps simple et d'une seule pièce, et maintenant elle est divisée en deux parties. La première est la Phénicie maritime, qui a pour métropole Tyr, la ville dont il est ici question, et, de plus, les quatorze villes suffragantes de Tyr ; elle s'étend depuis le ruisseau de Valania, qui coule au dessus du château de Margat, jusqu'à Pierre-Encise, appelée aujourd'hui District, tout près de la très-ancienne ville nommée, Tyr-l'Antique. Voici les noms des villes qui sont renfermées dans cette province. Au midi, la première est Porphyrié, autrement nommée Heffa, et plus vulgairement Caïfa. La seconde est Ptolémaïs, autrement dite Accon ; la troisième ; à l'orient, est Panéade, qui est la Césarée de Philippe ; la quatrième, au septentrion, est Sarepta ; la cinquième, Sidon ; la sixième, Béryte ; la septième, Biblios ; la huitième, Botrium ; la neuvième, Tripoli ; la dixième, Artasie ; la onzième, Archas ; la douzième, Arados; la treizième, Antarados, et la quatorzième Maraclée. L'autre Phénicie est appelée Phénicie du Liban, et à Damas pour métropole ; on la désigne quelquefois aussi sous le nom de Syrie, comme dans ce passage d'Isaïe : « Damas capitale de la Syrie ». Cette seconde Phénicie a été encore divisée en deux parties, dont l'une est nommée Phénicie de Damas, et l'autre Phénicie d'Émèse. Les deux Arabies font également partie de la Syrie. La première a pour métropole Bostrum et la seconde la Pierre-du-Désert. La Syrie de Sobal, comprise de même dans la grande Syrie, a Sobal pour métropole. Les trois Palestines sont de même des provinces de la Syrie. La première, qui a Jérusalem pour métropole, est proprement appelée Judée; la seconde a pour métropole la Césarée maritime, et la troisième Scythopolis, autrement appelée Bethsan, sur l'emplacement de laquelle est maintenant Nazareth. Enfin, l'Idumée, située en face de l'Egypte, est la dernière province de la grande Syrie. [13,3] CHAPITRE III. La ville de Tyr était non seulement très-bien fortifiée, ainsi que je l'ai déjà dit, mais en outre elle était remarquable par la beauté de sa position et la fertilité de son sol. Quoiqu'elle soit située au milieu de la mer et entourée comme une île par les flots, elle a en dehors sur la terre ferme un territoire excellent et une plaine qui se prolonge sur un sol riche et fécond, et fournit toutes sortes d'avantages aux habitants. Cette plaine n'est pas considérable, comparée du moins avec le territoire des autres villes ; mais son peu d'étendue est amplement compensé par sa fertilité, et l'abondance de ses produits représente un nombre d'arpents beaucoup plus considérable. Ce n'est pas cependant que ce terrain soit resserré à l'excès : vers le midi, il s'étend du côté de Ptolémaïs, jusqu'au lieu vulgairement appelé aujourd'hui District de Scanderion, à quatre ou cinq milles de la ville ; au nord il remonte à une distance à peu près égale vers Sarepta et Sidon ; et vers l'orient, il s'étend en largeur à deux milles au moins et trois milles au plus, suivant les localités. Il y a dans cette plaine un grand nombre de sources qui donnent des eaux claires et salubres, par lesquelles la température est agréablement rafraîchie au temps des fortes chaleurs. La meilleure et la plus célèbre à la fois est celle dont on croit que Salomon a voulu parler dans ses Cantiques, lorsqu'il a dit : « C'est là qu'est la fontaine des jardins et les puits d'eaux vivantes qui coulent avec impétuosité du Liban ». Cette source prend naissance dans la partie la plus basse de toute la plaine ; elle ne descend point, comme la plupart des autres fontaines, du haut des montagnes, mais plutôt on dirait qu'elle sourdit du fond même de l'abîme. Cependant les soins et la main des hommes l'ont élevée dans les airs, en sorte qu'elle arrose et fertilise toute la contrée environnante, et est appliquée, dans son cours bienfaisant, à des usages très-variés. Pour parvenir à ce résultat, on a élevé à une hauteur de dix coudées une belle muraille construite en pierres dures presque comme le fer. La source qui, dans la profondeur de sa position naturelle, n'eût été que très-peu utile, se trouvant ainsi élevée par un triomphe de l'art sur la nature, est devenue infiniment précieuse pour tout le pays, et donne une grande quantité d'eaux qui favorisent les productions de la terre. Ceux qui viennent pour examiner ce merveilleux ouvrage, n'aperçoivent d'abord qu'une tour plus élevée à l'extérieur, en sorte qu'on n'y voit aucun indice de la source; mais lorsqu'ils sont parvenus sur la hauteur, ils découvrent un immense réservoir d'eaux qui circulent par des aqueducs d'une égale hauteur et d'une admirable solidité, et se répandent de là dans tous les environs. On a pratiqué pour ceux qui désirent monter jusqu'au haut un escalier très-solide en pierre, dont les marches sont si douces que des hommes à cheval pourraient parvenir jusqu'à l'extrémité sans la moindre difficulté. Toute la contrée tire des avantages inappréciables des eaux de cette source ; elles fécondent les jardins et les lieux plantés d'arbres à fruits, et donnent beaucoup d'agrément à tous les vergers ; elles favorisent en outre la culture de la canne mielleuse, avec laquelle on fabrique le sucre si précieux et si nécessaire aux hommes pour toutes sortes d'usages comme pour leur santé, et que les négociants transportent ensuite dans les parties les plus reculées du monde. On fait aussi merveilleusement, avec un sable qui se trouve dans la même plaine, la plus belle qualité de verre, qui, sans aucun doute, occupe le premier rang parmi les produits de la même espèce. Ce verre, transporté de là dans les provinces les plus éloignées, fournit la meilleure matière pour faire des vases de la plus grande beauté, remarquables surtout par leur parfaite transparence. Ces diverses productions ont rendu le nom de la ville de Tyr célèbre chez toutes les nations étrangères, et fournissent aux négociants les moyens de faire des fortunes considérables. Outre ces précieuses ressources, la ville de Tyr a encore l'avantage de posséder des fortifications incomparables, dont j'aurai bientôt occasion de parler. Tant de biens réunis la rendaient infiniment précieuse et chère au prince d'Egypte, le plus puissant presque de tous les princes d'Orient, et dont l'autorité s'étendait sans contestation sur tout ce pays, depuis Laodicée de Syrie jusqu'à la brûlante Lybie. Il la considérait comme la force et le siège même de son Empire : aussi l'avait-il approvisionnée avec le plus grand soin en vivres, en armes et en hommes valeureux, pensant que tout le reste du corps se maintiendrait et serait en parfaite sûreté, tant qu'il pourrait préserver de toute atteinte une tête si précieuse. [13,4] CHAPITRE IV. Le quinze donc des calendes de mars, ainsi que je l'ai déjà dit, nos deux armées arrivèrent auprès de la ville de Tyr, et l'investirent aussi bien qu'il leur fut possible. Cette ville est située, comme l’a dit le prophète Ézéchiel, « au milieu de la mer» ; elle est entourée de tous côtés par les eaux, excepté sur une étroite langue de terre qui n'a de longueur que celle que peut parcourir une flèche lancée par un arc. Les anciens ont dit qu'elle formait autrefois une île entièrement séparée de la terre ferme, et que le puissant prince assyrien Nabuchodonosor, en ayant entrepris le siège, voulut la réunir à la terre, mais qu'il ne put terminer ce travail. Le prophète Ézéchiel a perpétué le souvenir de ce siège lorsqu'il a dit : « Je vais faire venir à Tyr, des pays du septentrion, Nabuchodonosor, roi de Babylone, ce roi des rois. Il viendra avec des chevaux, des chariots de guerre, de la cavalerie, et de grandes troupes composées de divers peuples. Il fera tomber par le fer vos filles qui sont dans les champs : il vous environnera de forts et de terrasses, et il lèvera le bouclier contre vous». Josèphe fait aussi mention de ce même siège dans le dixième livre des antiquités. « Dioclès, dit-il, a parlé de ce roi dans son second livre des Colonies; et Philostrate, dans ses Histoires de l'Inde et de la Phénicie, a dit aussi que ce même roi avait assiégé Tyr pendant trois ans et dix mois, dans le temps où Jotabal y régnait ». Plus tard, Alexandre-le-Macédonien poussa jusque sur la terre ferme les travaux entrepris avant lui, et s'empara ensuite de vive force de cette place. Josèphe a parlé aussi de ce nouveau siège dans son onzième livre des antiquités : « Alexandre alla en Syrie, s'empara de Damas et de Sidon, et mit le siège devant Tyr » ; et plus bas : « Il suivit avec persévérance les opérations du siège, parvint à se rendre maître de la ville, et, après l'avoir prise, il se rendit à Gaza » ; et plus bas encore : « Après avoir employé sept mois à faire le siège de Tyr, et deux mois pour celui de Gaza, il mourut à Sanabal ». Antérieurement Salmanazar avait aussi envahi toute la Phénicie, et mis le siège devant la ville de Tyr. Josèphe en parle dans les termes suivants dans son neuvième livre des Antiquités : « Salmanazar combattit contre Tyr lorsque Hélisée régnait dans cette ville. Ménandre, qui a écrit l'histoire des temps, et traduit en langue grecque les Antiquités tyriennes, atteste ce fait et dit à ce sujet : Hélisée régna trente-six ans. Les Scythes s'étant éloignés, ce roi ramena par mer à Tyr les anciens habitants. Le roi des Assyriens, Salmanazar, marchant alors de nouveau contre eux, envahit toute la Phénicie ; il fit la paix avec toutes les villes, et se retira ensuite. Les villes de Sidon, d'Archis, Tyr l'Antique et beaucoup d'autres encore abandonnèrent la ville de Tyr, et se livrèrent elles-mêmes au roi d'Assyrie. Les Tyriens n'ayant pas fait leur soumission, le roi marcha contre eux, et les Phéniciens lui fournirent soixante navires et quatre-vingts galères à rames. Les Tyriens mirent douze navires en mer, dispersèrent la flotte ennemie, firent cinq cents prisonniers, et s'acquirent une grande gloire par cette expédition. Le roi des Assyriens, en s'en allant, plaça des gardes sur la rivière et auprès des aqueducs de la ville, afin que les Tyriens ne pussent y puiser de l'eau. Cette surveillance dura pendant cinq années consécutives, et les Tyriens burent de l'eau des puits qu'ils avaient fait creuser. On trouve le récit des faits qui se rapportent au roi d'Assyrie, Salmanazar, dans les archives de la ville de Tyr ». [13,5] CHAPITRE V. Cette ville située au milieu des eaux, comme je l'ai déjà dit, est entourée d'une mer extrêmement orageuse, dont la navigation offre d'autant plus de dangers qu'elle est remplie de rochers cachés et placés à des hauteurs fort inégales. L'abord de la ville du côté de la mer est donc périlleux pour les pèlerins et pour tous ceux qui ne connaissent pas les localités, et il est impossible qu'ils arrivent sans échouer, s'ils n'ont soin de prendre un guide qui ait une connaissance exacte de ces parages. Du côté de la mer, la ville était fermée par une double muraille, garnie à distances égales de tours d'une hauteur convenable. A l’orient et sur le point où l'on arrive par terre, il y eut une muraille triple et des tours d'une hauteur progreuse, fort rapprochées et qui se touchaient presque. En avant on voyait un fossé vaste et profond, dans lequel on pouvait facilement faire entrer les eaux de la mer, des deux côtés. Au nord est le port intérieur de la ville, défendu à son entrée par deux tours et enveloppé par les remparts de la place ; l'île, qui se trouve en avant, est exposée au premier choc des flots et en défend ainsi le port qui, placé entre cette île et la terre ferme, offre aux navires une station sûre et commode, à l'abri de tous les vents, excepté cependant de l'aquilon. La flotte alla s'établir dans cette partie du port et s'y plaça en toute sûreté ; l'armée de terre occupa les vergers qui avoisinent la ville ; elle dressa son camp en cercle, et par ce moyen les assiégés, privés de la faculté de sortir de la place et d'y rentrer, furent forcés de se tenir derrière leurs remparts. La ville de Tyr obéissait alors à deux maîtres ; le calife d'Egypte, seigneur supérieur, en possédait deux portions ; il avait cédé la troisième au roi de Damas, qui se trouvait plus voisin, afin qu'il laissât la place tranquille, et aussi afin que, dans un cas de besoin, il pût lui prêter ses secours. Il y avait à Tyr des citoyens nobles et très-riches, qui faisaient constamment le commerce avec toutes les provinces situées sur les bords de la mer Méditerranée, rapportant chez eux une grande quantité de marchandises étrangères et des richesses de tout genre. En outre beaucoup d'illustres et riches habitants de Césarée, de Ptolémaïs, de Sidon, de Biblios, de Tripoli, et des autres villes maritimes qui étaient déjà tombées au pouvoir des Chrétiens, s'étaient refugiés à Tyr, pour se mettre à l'abri de ses remparts et y avaient acheté à grand prix des maisons, regardant comme impossible qu'une ville si bien fortifiée fût jamais prise par nos troupes, car alors, de même qu'aujourd'hui encore, la ville de Tyr était considérée comme le boulevard de tout le pays, et les forces d'aucune autre place ne pouvaient être comparées aux siennes. [13,6] CHAPITRE VI. Après avoir mis en ordre tous les bagages et fait leurs dispositions de la manière la plus commode, les alliés mirent leurs navires à sec tout près du port, et ne conservèrent à flot qu'une seule galère, afin d'être toujours prêts à pourvoir à tout événement imprévu ; puis ils firent creuser un fossé profond, qui fut prolongé depuis la partie supérieure de la mer jusqu'à l'extrémité inférieure de la ville, formant ainsi une enceinte dans laquelle l'armée se trouva enfermée. On prit alors sur les navires les matériaux que les Vénitiens avaient apportés en grande quantité ; on convoqua des ouvriers, et l’on commença à faire construire des machines de toute espèce. Le seigneur patriarche, qui remplissait les fonctions du roi, assisté des princes du royaume, fit venir des charpentiers et des ouvriers habiles dans les travaux de construction, leur livra les matériaux dont ils pouvaient avoir besoin et leur commanda de construire une tour d'une grande élévation, du haut de laquelle on put combattre de très-près contre ceux qui occupaient les tours sur les remparts, et d'où la vue pût se porter dans l'intérieur de la place. Il ordonna aussi de construire des machines à lancer des projectiles, afin que l'on pût attaquer les tours et les murailles avec des blocs de terre de toutes dimensions, et répandre ainsi la terre parmi les assiégés. Le duc de Venise, rivalisant de zèle, faisait de même construire de pareilles machines, et les plaçait ensuite sur les points les plus convenables. Tous à l'envi pressent leurs travaux avec la plus grande sollicitude et poursuivent vivement leur entreprise ; ils s'animent davantage de jour en jour, serrent de près les assiégés, et ne cessent, à l'aide de leurs machines, de faire à la ville toutes sortes de maux. Ils multiplient aussi les assauts et les combats, en sorte que les assiégés ne pouvaient jouir d'aucun moment de repos. Ceux-ci cependant, préoccupés du soin de leur défense, cherchent de leur côté les moyens de repousser les attaques de leurs adversaires, et de leur faire tout le mal possible. Ils font construire dans l'intérieur de la place des machines, avec lesquelles ils lancent d'énormes quartiers de roc sur celles des Chrétiens, qui fléchissent à tout moment sous leurs coups redoublés, et la crainte qu'inspirent ces blocs immenses les rend maîtres de toute la place vers laquelle ils les dirigent, à tel point que les nôtres n'osent plus y demeurer. Ceux d'entre eux à qui le sort impose le devoir de veiller à la garde des machines ne s'en approchent plus qu'en courant avec la plus grande vitesse, et lors même qu'ils y sont enfermés ils se trouvent encore exposés aux plus grands périls. En même temps ceux des ennemis qui occupaient les tours élevées, armés d'arcs et d'arbalètes, lançaient des javelots, des flèches et des pierres contre ceux des nôtres qui les attaquaient du haut de leurs tours mobiles ou qui combattaient autour des machines, et les traits des ennemis tombaient en si grande quantité que les nôtres osaient à peine se montrer. Cependant ceux des nôtres qui étaient renfermés dans les tours mobiles repoussaient la force par la force, lançaient aussi des grêles de traits contre leurs adversaires qui se trouvaient dans les tours et sur les remparts, et ces derniers à leur tour se voyaient forcés à un travail si fatigant qu'ils étaient obligés de se relever plusieurs fois le jour dans leurs positions et ne soutenaient qu'avec peine la fatigue de ce genre de combat. Les hommes qui occupaient les autres machines, guidés par ceux de leurs compagnons qui avaient une plus grande habileté dans l'art de lancer des traits, employaient toute leur vigueur, et faisaient les plus grands efforts pour diriger contre les tours et les remparts d'énormes rochers qui, dans leur choc, ébranlaient et renversaient presque les fortifications les plus solides. Les éclats des pierres et les débris du ciment formaient des nuages de poussière tels que ceux des assiégés qui occupaient les tours et les remparts étaient souvent dans l'impossibilité de voir les mouvements de leurs ennemis. Ceux de ces blocs qui dépassaient dans leur course les tours ou les remparts, allaient tomber avec fracas dans l'intérieur de la ville et brisaient en mille morceaux les plus grands édifices aussi bien que tous ceux qui s'y trouvaient renfermés. Dans la campagne les cavaliers et les fantassins se battaient avec la plus grande ardeur, et presque tous les jours, contre ceux des assiégés qui sortaient de la place : souvent les nôtres les provoquaient à venir se mesurer avec eux ; d'autres fois les habitants sortaient eux-mêmes de leur pur mouvement, et faisaient des irruptions dans le camp des assiégeants. [13,7] CHAPITRE VII. Tandis que l'on combattait ainsi avec acharnement et que la fortune demeurait incertaine, soit que les Chrétiens livrassent des attaques du haut de leurs machines, soit qu'ils en vinssent aux mains avec leurs ennemis devant la porte de la ville, champ de bataille où les combattants se provoquaient mutuellement et s'attaquaient avec la plus grande vigueur, le seigneur Pons, comte de Tripoli, que les princes du royaume avaient appelé à leur secours, arriva suivi d'une nombreuse escorte. Sa présence sembla doubler les forces de l'armée chrétienne et la remplit d'une nouvelle audace ; les ennemis au contraire furent saisis de crainte et parurent désespérer du succès de leur résistance. Il y avait dans la ville de Tyr sept cents chevaliers de Damas, dont l'exemple soutenait le courage et animait les forces des nobles habitants de Tyr, hommes efféminés et délicats, trop peu accoutumés aux pénibles exercices de la guerre Ces chevaliers se montraient empressés à les encourager dans leurs efforts et à leur accorder les éloges qui leur étaient dus. Eux-mêmes cependant, lorsqu'ils virent que les forces des Chrétiens augmentaient de jour en jour et donnaient de nouvelles chances de succès à leur entreprise, tandis que d'un autre côté les trésors des assiégés et le courage nécessaire à la résistance diminuaient sensiblement ; eux-mêmes, dis-je, commencèrent à montrer moins de vigueur et parurent disposés sagement à repousser une tâche qu'il leur était impossible de supporter seuls ; si d'une part ils n'invitaient pas les assiégés à se rendre, d'autre part aussi ils s'abstenaient de les exciter à compter uniquement sur leurs forces. J'ai déjà dit, en effet, qu'alors comme aujourd'hui il n'y avait qu'un seul point et une seule porte par où l'on pût entrer dans la ville : elle était de toutes parts entourée, comme une île, par les eaux de la mer, si ce n'est sur un passage fort étroit, par lequel on arrivait à la porte, et c'était en ce lieu que fantassins et cavaliers livraient sans cesse des combats, dont les résultats étaient tour â tour favorables ou contraires à chacun des deux partis, ainsi qu'il arrive presque toujours dans les rencontres de ce genre. [13,8] CHAPITRE VIII. Dans le même temps, les habitants d'Ascalon voyant le royaume de Jérusalem entièrement dégarni de chevaliers, et que toutes les forces étaient employées au siège de Tyr, saisirent cette occasion pour rassembler leurs troupes, franchirent la plaine qui les sépare de Jérusalem et se dirigèrent en toute hâte vers les montagnes au milieu desquelles est bâtie la Cité sainte. Ils espéraient trouver cette heureuse ville presque complètement déserte et pouvoir emmener en captivité ceux des habitants qui y seraient encore, et qui se hasarderaient imprudemment hors des remparts. Ils arrivèrent en effet fort à l'improviste, et tuèrent, je crois, huit citoyens qu'ils surprirent dans les champs et dans les vignes. Ceux de la ville, quoique peu nombreux, animés par une vive foi et remplis d'un zèle bien légitime pour la défense de leurs femmes et de leurs enfants, prirent aussitôt les armes et marchèrent à la rencontre de l'ennemi. Ils demeurèrent pendant trois heures face à face, les nôtres cependant n'osant attaquer leurs adversaires, attendu qu'ils ne formaient qu'une troupe de fantassins ; les Ascalonites pensèrent qu'ils ne pouvaient demeurer plus longtemps sans s'exposer à quelque danger, qu'il y aurait peu de sûreté pour eux à attaquer aussi près de la ville des gens si fermes, qui se montraient déterminés à une vigoureuse résistance, et ils firent aussitôt leurs dispositions pour une prompte retraite. Les nôtres cependant les poursuivirent quelque temps avec précaution ; ils leur enlevèrent dix-sept chevaux et quatre combattants, leur tuèrent quarante-deux hommes ; et après cette heureuse expédition, ils rentrèrent dans la ville, tous sains et saufs. [13,9] CHAPITRE IX. Cependant les Tyriens, fatigués de leurs longues veilles, des combats continuels et des nombreux travaux qu'ils avaient à soutenir, commençaient à se présenter moins souvent en face de leurs ennemis et ne s'acquittaient plus qu'avec langueur des divers services imposés par les circonstances. Ils ne pouvaient assez s'étonner qu'une ville où ils avaient coutume de voir presque tous les jours une immense affluence de peuples divers, accourant par terre et par mer, et apportant de toutes parts des ressources abondantes, se trouvât si étroitement serrée que les étrangers ni les habitants même ne pussent plus y arriver ni en sortir, qu'enfin la disette des vivres commençât, à se faire sentir, et les menaçât d'être bientôt réduits aux dernières extrémités. Dans cette occurrence ils tinrent conseil et écrivirent au calife d'Egypte et au roi de Damas, pour leur rendre compte de leurs dangers et les supplier de venir en toute hâte les délivrer d'une situation presque désespérée ; ils peignirent en même temps l'ardeur infatigable de leurs ennemis, et déclarèrent que les forces et le courage de ceux-ci augmentaient de jour en jour, tandis que les assiégés perdaient tout espoir, souffraient déjà de la rareté des vivres, et se voyaient exposés à des maux intolérables. Cette démarche leur rendit un peu de confiance, et en attendant l'arrivée des secours qu'ils sollicitaient, ils s'encouragèrent mutuellement à résister ainsi qu'ils avaient fait jusqu'alors. Un grand nombre d'entre eux étaient dangereusement blessés et ne pouvaient plus combattre, mais ceux-là même ne cessaient d'exhorter leurs concitoyens à se défendre avec vigueur. Bientôt on annonça que le roi de Damas, Doldequin, touché de compassion en recevant les lettres et les députés qu'on lui avait adressés, venait de rassembler une armée innombrable de Turcs et un corps de cavalerie considérable, qu'il avait franchi les frontières de son pays et dressé son camp dans le diocèse de Tyr, sur les bords d'un fleuve qui n'est éloigné de cette ville que de quatre milles. On dit aussi qu'une flotte égyptienne, plus forte que les flottes ordinaires et portant un plus grand nombre d'hommes armés, s'était mise en route pour porter des secours aux Tyriens en vivres et en soldats, et qu'elle arriverait sous trois jours. On affirmait en outre que le roi de Damas attendait encore des forces plus considérables, et que c'était pour ce motif qu'il différait encore de passer le fleuve et d'attaquer les Chrétiens, voulant aussi donner à la flotte le temps de s'approcher, afin qu'il lui fût plus facile d'entrer dans la ville, tandis que les armées de terre seraient aux prises. Ces détails ayant été connus dans notre camp, les chefs tinrent conseil et délibérèrent sur les résolutions qu'il convenait de prendre : ils crurent alors devoir diviser leur armée en trois corps : l'un, composé de toute la cavalerie et de l'infanterie soldée, fut destiné à agir sous les ordres du comte de Tripoli et du seigneur Guillaume de Bures, connétable et administrateur général du royaume ; on décida qu'il sortirait du camp pour marcher au besoin à la rencontre du roi de Damas, et le combattre sous la protection du Seigneur. Le duc de Venise fut réservé pour la flotte ; on arrêta qu'il s'embarquerait avec ses troupes, et irait chercher la flotte ennemie et tenter le sort des batailles à la tête de ses vaillants soldats. Les citoyens de toutes les villes du royaume qui s'étaient réunis sous les murs de Tyr pour prendre part aux travaux du siège, furent destinés à y demeurer avec une bonne partie des Vénitiens, pour veiller à la défense des machines et des tours mobiles, afin que ceux des combattants qui se trouvaient renfermés dans ces dernières ne pussent en être expulsés, que les machines pussent continuer à battre les murailles et les tours de la place, et qu'enfin, les combats qu'on livrait en dehors de la porte ne fussent pas interrompus. Ces arrangements furent adoptés par tout le monde, et l'on fit aussitôt toutes les dispositions nécessaires. Le comte de Tripoli et le seigneur Guillaume de Bures sortirent du camp, et marchèrent suivis de tous leurs chevaliers à la rencontre de l'ennemi ; ils se portèrent presque à deux milles en avant de la ville, mais les Turcs n'osèrent se présenter. On était assuré cependant que Doldequin avait campé sur les bords du fleuve ; il avait dans le principe beaucoup de courage, et s'était résolu à franchir ce passage ; mais ensuite, lorsqu'il apprit par quelques rapports les sages résolutions des chefs de l'armée chrétienne, il jugea qu'il pouvait être périlleux pour lui de s'engager témérairement contre des hommes aussi prudents que valeureux ; en conséquence, il fit sonner les trompettes, et donna à son armée l'ordre de se remettre en marche pour rentrer dans le pays de Damas. Le duc de Venise, après avoir fait toutes ses dispositions sur sa flotte, descendit jusqu'à Alexandrie, ville située à six milles environ de Tyr, et vulgairement appelée maintenant Scandarium. Mais lorsqu'on eut appris que le roi de Damas était retourné dans son pays, et qu'en même temps aucune flotte égyptienne n'était en mer, quoiqu'on l'eût d'abord annoncé, les galères vénitiennes rentrèrent dans le port, et s'amarrèrent de nouveau sur le rivage ; toutes les troupes se rassemblèrent dans le camp, et l'on recommença à attaquer plus vivement les assiégés. [13,10] CHAPITRE X. Un jour quelques jeunes gens de la ville de Tyr, jaloux de se rendre utiles à leurs concitoyens, et d'acquérir dans la postérité une gloire immortelle, s'engagèrent les uns envers les autres à sortir ensemble de la ville, afin de pénétrer jusque dans notre camp, et d'incendier nos machines et nos tours mobiles. Accomplissant aussitôt leur dessein, ces jeunes gens sortirent et vinrent mettre le feu sous l'une des machines qui était la plus utile aux assiégeants. Dès que ceux-ci le reconnurent, ils coururent aux armes, et apportèrent de l'eau en abondance pour arrêter les progrès de l'incendie. Il arriva à cette occasion un fait digne d'admiration, et que je crois devoir rapporter. Un jeune homme d'une vertu et d'un courage qui méritent les plus grands éloges, monta sur le sommet de la machine, quoiqu'elle fût entièrement embrasée, et se tint constamment au dessus, versant sans cesse l'eau qu'on lui faisait parvenir. Les assiégés qui étaient dans les tours, armés de leurs arcs et de leurs arbalètes, s'en étant aperçus, dirigèrent tous leurs efforts contre lui ; il était là en butte à tous leurs traits, et comme si on l'y eût placé à dessein ; ils ne cessèrent de tirer sur lui ; mais ils perdirent toutes leurs peines, et le jeune homme demeura sur le même point toute la journée, sans avoir été une seule fois atteint. Ceux qui étaient venus mettre le feu à cette machine, furent arrêtés par les nôtres, et périrent sous le fer vengeur, à la vue de leurs concitoyens. Cependant les assiégeants, voyant que l'une des machines de la place lançait contre les tours mobiles des pierres d'un énorme poids, qui les frappaient toujours en droite ligne, et les endommageaient de toutes parts, reconnaissant en même temps qu'ils n'avaient parmi eux aucun homme qui fût en état de bien diriger les machines, et qui eût une pleine connaissance de l'art de lancer les pierres, firent demander à Antioche un certain Arménien, nommé Havedic, homme qui avait une grande réputation d'habileté ; son adresse à manier les machines et à faire voler dans les airs les blocs de pierre était telle, à ce qu'on dit, qu'il atteignait et brisait sans aucune difficulté tous les objets qu'on lui désignait. Il arriva en effet à l'armée, et aussitôt qu'il y fut, on lui assigna sur le trésor public un honorable salaire qui pût lui donner les moyens de vivre avec magnificence, selon ses habitudes ; puis, il s'appliqua avec activité au travail pour lequel on l'avait mandé, et déploya tant de talents que les assiégés durent croire bientôt qu'une nouvelle guerre commençait contre eux, tant ils eurent à souffrir de maux beaucoup plus cruels. [13,11] CHAPITRE XI. Tandis que ces choses se passaient dans les environs de Tyr, Balak, très-puissant satrape des Turcs, qui retenait le roi de Jérusalem dans les fers, alla mettre le siège devant la ville de Hiérapolis. Au milieu des opérations de l'attaque, il fit appeler auprès de lui le seigneur de cette ville, en lui adressant avec artifice des paroles de paix ; le gouverneur simple et crédule, trop confiant en son ennemi, se rendit aussitôt auprès de lui, et le satrape lui fit trancher la tête dès qu'il l'eut en son pouvoir. Josselin l'ancien, comte d'Edesse, ayant appris que le prince turc assiégeait une ville située dans le voisinage, et craignant qu'après en avoir expulsé le commandant, il ne se présentât plus redoutable, convoqua beaucoup de chevaliers dans le pays d'Antioche, aussi bien que dans ses États, et marcha à la rencontre du satrape. Aussitôt qu'il reconnut son armée, Josselin disposa ses bataillons en bon ordre de bataille, s'élança vivement sur les ennemis, les mit aussitôt en fuite, et fut conduit par le hasard jusqu'auprès du prince turc : il le transperça de son glaive, et l'étendit mort ; puis, il lui coupa la tête, sans savoir cependant qu'il eût mis à mort le chef de l'armée ennemie. Ainsi s'accomplit la vision qu'avait eue Balak en songe ; car, on peut dire avec vérité que Josselin avait arraché les yeux à celui qui perdit à la fois par sa main la faculté de voir et de vivre. Aussitôt le comte d'Edesse plein d'une grande sagesse, et d'une expérience consommée, voulant réjouir l'armée de Tyr par le spectacle de ses succès, et du fruit de sa victoire, chargea un jeune homme déporter à cette armée la tête du prince turc, et lui prescrivit de passer d'abord par Antioche, afin que tous les Chrétiens prissent également part à la joie de ce triomphe. Lorsque le messager se présenta, la nouvelle qu'il apportait fut reçue avec des transports d'allégresse, et tous les coeurs furent satisfaits. Le comte Pons de Tripoli, qui était aussi dans le camp, et se montra toujours comme un fidèle et modeste serviteur, obéissant envers le seigneur patriarche et les autres princes, et rempli de zèle pour le succès des affaires publiques, voulant donner un témoignage de son respect pour le comte d'Edesse, et honorer en même temps la mission qu'il avait confiée à son messager, reçut celui-ci chevalier, et lui conféra de sa main les armes de chevalerie. Tous ceux qui faisaient partie de l'expédition, en apprenant ces événements, élevaient les mains vers le ciel, pour louer, bénir et glorifier Dieu, « qui est terrible dans ses desseins sur les enfants des hommes». Toute l'armée, animée d'un zèle plus ardent, comme si elle eût pris de nouvelles forces, pressa plus vivement encore les travaux qu'elle avait entrepris, et ne laissa plus un seul moment de repos aux ennemis, tant les combats qu'elle livrait se succédaient sans interruption. De leur côté les assiégés, qui avaient déjà consommé toutes leurs denrées, et se trouvaient exposés à toutes les horreurs de la famine, sans avoir aucun espoir d'être secourus, se conduisaient avec moins de vigueur. Il arriva cependant un jour un événement digne d'être rapporté. Quelques jeunes gens de la ville, fort habiles à la nage, sortirent du port intérieur, et allèrent en nageant dans le port extérieur, jusqu'auprès de la galère, qui, comme je l'ai dit, était toujours en mer pour les cas imprévus : ils avaient apporté une corde qu'ils attachèrent fortement à la galère, et après avoir coupé celles par lesquelles elle était retenue, ils retournèrent eux-mêmes du côté de la ville, traînant le navire à leur suite, à l'aide de la corde qu'ils y avaient adaptée. Les hommes qui étaient dans les tours mobiles pour le service de garde s'en aperçurent bientôt, et se mirent à crier pour donner l'alarme : à ce signal les Chrétiens accoururent sur le rivage ; mais avant qu'ils se fussent entendus sur les moyens de s'opposer à cette entreprise, les jeunes Tyriens étaient rentrés dans la ville, et y avaient conduit la galère. Elle était montée par cinq hommes, qui y faisaient le service de garde ; l'un d'eux fut tué, les quatre autres se jetèrent à la mer, et parvinrent à gagner le rivage, sans nouveau malheur. [13,12] CHAPITRE XII. Pendant ce temps, les habitants d'Ascalon, semblables à des moucherons inquiets, et sans cesse occupés du besoin de nuire, voyant les forces entières du royaume occupées au siège de Tyr, et la contrée dégarnie de chevaliers, et exposée par conséquent sans défense à toutes les irruptions, rassemblèrent une seconde fois leurs troupes et se dirigèrent vers les montagnes de la Judée. Ils attaquèrent subitement une place située au nord de Jérusalem, et à cinq ou six milles de distance, nommée Bilis, plus connue maintenant sous le nom de Mahomérie, et s'en emparèrent de vive force. Ils firent périr sous le glaive la plus grande partie des habitants ; les vieillards seuls se retirèrent avec les femmes et les enfants dans une tour, où ils échappèrent à la mort. Puis, les Ascalonites se répandirent librement dans toute la contrée et parcoururent tous les environs, sans rencontrer aucun obstacle, attaquant tous ceux qu'ils rencontraient, les chargeant de fers ou les faisant mourir sous le glaive, et s'abandonnant, au gré de leurs caprices, à toutes sortes d'excès contre les malheureux habitants de la province. [13,13] CHAPITRE XIII. Les Tyriens cependant, de plus en plus accablés par les calamités de la disette, cherchèrent d'autres moyens d'échapper à tant de maux. Déjà les citoyens se réunissaient en petites assemblées, pour délibérer entre eux sur la possibilité de mettre un terme aux souffrances qu'ils enduraient. Ils jugeaient qu'il leur serait plus avantageux de livrer la ville, et d'obtenir la faculté d'en sortir librement pour aller habiter dans d'autres villes, où ils trouveraient des compatriotes, et ils préféraient cette chance au malheur de mourir de faim et de voir, sous leurs yeux même, leurs femmes et leurs enfants dépérir dans l'excès de la misère sans pouvoir leur donner aucun secours. Après s'être réunis souvent en groupes, dans lesquels on raisonnait ainsi sur la situation des affaires, les habitants résolurent d'un commun accord de s'adresser aux hommes les plus considérables, aux chefs de la ville, et d'en venir à une assemblée publique. On convoqua toute la cité, on porta la parole au milieu de cette réunion générale, et l'on discuta le parti qu'il y avait à prendre. Tous furent unanimement d'avis qu'il importait de mettre un terme à tant de maux, et de chercher à obtenir la paix, à quelque prix et à quelque condition que ce fût. Le roi de Damas, dans le même temps, ayant appris que la ville de Tyr se trouvait réduite aux dernières extrémités, et prenant compassion de ses souffrances, rassembla de nouveau ses troupes, se rendit vers les bords de la mer, et alla camper une seconde fois auprès du fleuve voisin de la ville. Les Chrétiens redoutant son approche, firent de leur côté toutes leurs dispositions, comme s'ils allaient avoir à soutenir de nouveaux combats, et cependant ils ne négligeaient point leur entreprise contre la ville et continuaient à la serrer de près. Mais le roi de Damas envoya des députés, hommes sages et remplis de prudence, qu'il chargea de porter des paroles de paix aux chefs de notre armée, au seigneur patriarche, au seigneur duc de Venise, au seigneur comte de Tripoli, au seigneur Guillaume de Bures, et à tous les principaux seigneurs, du royaume. Enfin, après beaucoup de contestations, on convint, des deux côtés que la ville serait livrée aux Chrétiens, que les habitants auraient la faculté d'en sortir librement avec leurs femmes, leurs enfants et tous leurs biens, et que ceux qui aimeraient mieux continuer à y habiter le pourraient également, et conserveraient leurs propriétés et leurs demeures. Cependant le peuple et les hommes d'un rang inférieur, ayant eu connaissance des conditions auxquelles on traitait pour la reddition de la ville, mécontents de voir qu'en les adoptant nos princes les dépouilleraient du riche butin et des dépouilles qu'ils avaient espéré recueillir, en occupant la place de vive force, résolurent d'un commun accord de remporter le prix de leurs œuvres, malgré les arrangements qu'on avait pu faire, et se disposèrent à manifester leur dissentiment : la raison plus calme des hommes les plus considérables prévalut cependant sur ce premier mouvement ; la ville fut livrée, et les citoyens usèrent en toute liberté, et selon les conventions, de la faculté qu'on leur avait accordée de sortir de la place. En témoignage de la victoire, la bannière du roi de Jérusalem fut élevée au haut de la tour qui domine la porte de la ville ; au dessus de celle qu'on appelle la tour verte, on arbora la bannière du duc de Venise, et la bannière du seigneur comte de Tripoli fut plantée, non moins glorieusement, sur la tour dite de Tanarie. Déjà avant la prise et même le siège de la ville de Tyr, la plus grande partie du pays qui forme son diocèse était tombée au pouvoir des Chrétiens. Dans toute la partie montagneuse qui avoisine la ville et s'étend presque jusqu'au Liban, les places fortes, aussi bien que les campagnes, appartenaient à un homme noble et puissant qui habitait au milieu de ces montagnes. Il se nommait Honfroi de Toron, et était père de ce jeune Honfroi qui devint dans la suite connétable du royaume. Il possédait tout le pays jusqu'à la quatrième ou cinquième des pierres qui sont plantées à la sortie de la ville de Tyr ; il en jouissait tranquillement, et habitait dans les montagnes un château également fortifié par l'art et par la nature, d'où il faisait souvent à l’improviste des irruptions contre les habitants de la ville. Le seigneur de Tibériade, Guillaume de Bures, alors connétable, et le seigneur Josselin, comte d'Edesse, qui avait été avant lui seigneur de Tibériade, avaient aussi de vastes propriétés dans les mêmes montagnes, et il leur arrivait souvent de diriger des attaques inopinées contre la ville de Tyr et de la mettre en grand danger. Du côté du midi, le seigneur roi Baudouin, de précieuse mémoire, prédécesseur de Baudouin II, avait également fait construire un château fort, nommé Alexandrie, sur les bords de la mer, auprès d'une source limpide et salubre, à six ou sept milles de distance de Tyr. Fatiguée depuis longtemps par les attaques réitérées de ses voisins, la ville de Tyr se trouva moins bien disposée à soutenir les travaux du siège qui la fit tomber enfin au pouvoir des Chrétiens. On dit que le vénérable Odon mourut dans le cours du même siège. Il avait été élevé à la dignité de métropolitain de cette église pendant que les ennemis étaient encore maîtres de la place, et l’on rapporte que le patriarche de Jérusalem l'avait lui-même consacré. [13,14] CHAPITRE XIV. (1124) Les habitants de Tyr, fatigués de leur long emprisonnement, et cherchant à se distraire de leurs ennuis, sortirent avec empressement de la ville et s'approchèrent du camp des Chrétiens pour mieux reconnaître quel était donc ce peuple de fer, si patient dans toutes ses entreprises, si habile dans le maniement des armes, qui, dans l'espace de quelques mois, avait réduit une ville si belle et si bien fortifiée à subir les plus dures conditions, après avoir souffert toutes les calamités d'une affreuse misère. Ils examinaient en toute liberté les formes des machines; ils admiraient les vastes dimensions des tours mobiles, les armes des assiégeants, la position et l'arrangement de leur camp ; ils s'informaient aussi avec soin des noms de tous les princes, et recueillaient avidement tous les détails qu'on leur donnait, afin de pouvoir en former des relations dignes de foi, et transmettre ainsi à la postérité l'histoire précise de tous ces événements. Les Chrétiens aussi, étant entrés dans la ville, admirèrent ses fortifications, la solidité des édifices et des remparts, l'élévation des tours, l'élégance du port et les difficultés que l'on avait réunies pour en défendre l'approche ; ils louèrent aussi la fermeté courageuse des habitants qui avaient prolongé leur défense jusqu'au dernier terme possible, malgré le fléau de la disette et toutes les privations auxquelles ils étaient réduits, car au moment où les nôtres prirent possession de la place, ils ne trouvèrent plus dans toute la ville que cinq boisseaux de froment. Dans le principe, les gens du peuple avaient trouvé fâcheux que l'on accordât aux Tyriens les conditions qui assurèrent la reddition de leur cité ; mais ils ne tardèrent pas à s'en montrer plus satisfaits, se vantant en même temps des travaux qu'ils avaient supportés, et pensant qu'un tel succès et de si grands efforts méritaient d'être à jamais célébrés dans la mémoire des hommes. On divisa la ville en trois parties, dont deux furent assignées au roi de Jérusalem et la troisième aux Vénitiens, selon les conventions antérieures. Elle fut prise et rendue au nom et à la foi du Christ, l'an onze cent vingt-quatre de l'incarnation, le vingt-neuf du mois de juin, et la sixième année du règne de Baudouin II, roi de Jérusalem. [13,15] CHAPITRE XV. Ce prince cependant, après avoir demeuré pendant dix-huit mois et un peu plus prisonnier chez ses ennemis et chargé de fers, promit une somme d'argent, donna des otages, et recouvra sa liberté pour le prix convenu. Il revint à Antioche, avec la protection du Seigneur, l’année même de la prise de Tyr, le 29 août. On dit que la somme qu'il s'était engagé à payer à titre de rançon était de cent mille Michel, espèce de monnaie qui avait le plus de cours dans toutes ces contrées, soit dans les affaires de commerce, soit sur les marchés où l'on vendait toutes sortes de denrées. Arrivé à Antioche, et ne sachant comment faire pour payer les sommes qu'il avait promises et retirer ses otages, le roi consulta les hommes les plus sages, et leur demanda quelques bons avis. On lui représenta que la ville d'Alep éprouvait une grande disette de vivres, qu'elle était presque dépeuplée, qu'il lui serait facile de l'assiéger et de s'en emparer, et que les citoyens, pressés par cette attaque, ou feraient rendre les otages, ou lui donneraient de l'argent autant qu'il en aurait besoin pour payer le prix de sa délivrance. Le roi, ayant accueilli ce projet, convoqua aussitôt les chevaliers de toute la principauté et alla mettre le siège devant Alep. Ainsi qu'il est d'usage, il disposa ses troupes en cercle autour de la place, afin d'empêcher les assiégés de sortir de la ville et d'y rentrer, et contraignit ainsi les habitants à se contenter du peu d'aliments qui leur restaient encore. Ceux-ci cependant s'empressèrent de donner avis de leur cruelle situation aux Orientaux, et principalement à ceux qui habitaient au-delà de l'Euphrate, et les informèrent par leurs lettres que, s'ils n'arrivaient promptement à leur secours, la ville serait bientôt détruite. Les princes infidèles, remplis de sollicitude pour leur allié, rassemblèrent aussitôt leurs troupes, et se concertèrent ensemble pour lui porter du secours. Ils passèrent l'Euphrate et s'avancèrent en toute hâte afin de délivrer au plus tôt la ville de toutes les fatigues d'un siège. Ils avaient avec eux sept mille hommes de cavalerie, sans compter ceux qui étaient chargés du soin des bagages et des équipages, et les serviteurs qui marchaient, selon leur devoir, à la suite de leurs seigneurs. Le roi et ceux qui étaient avec lui jugèrent, en voyant s'approcher cette multitude d'ennemis, qu'il valait mieux se retirer et se mettre eu lieu de sûreté avec leurs troupes, que de s'engager témérairement contre des forces si supérieures. Avant que les Turcs fussent arrivés auprès de la ville, les nôtres firent leur retraite vers un château fort qui leur appartenait, et qui se nommait Cépère ; ils se rendirent de là à Antioche, et se séparèrent ensuite. Le roi, suivi de son escorte particulière, se rendit alors à Jérusalem. Le clergé et le peuple, qui désiraient si impatiemment son retour, le reçurent avec les plus grands honneurs ; le menu peuple et les seigneurs l'accueillirent avec un égal empressement ; il y avait à peu près deux ans qu'il avait quitté ses États. Là même année, le seigneur pape Calixte II, de précieuse mémoire, mourut et eut pour successeur un certain Lambert, né à Bologne, évêque d'Ostie, qui prit le nom d'Honoré. Il avait eu pour compétiteur un certain Théobald, cardinal-prêtre, du titre de Sainte-Anastasie ; et comme son élection même n'avait pas été faite très-canoniquement, au bout de douze jours il résigna et déposa spontanément la thiare et le manteau en présence de tous ses frères. Ceux-ci cependant, tant évêques que prêtres, diacres et cardinaux, voyant ce témoignage d'humilité, et craignant pour l'avenir qu'il ne s'élevât dans l'Église romaine quelque innovation, réformèrent ce qui avait été mal fait dans l'élection d'Honoré, l'autorisèrent à reprendre le siège, tombèrent à ses pieds et lui rendirent l'obéissance accoutumée, comme à leur pasteur et au pape universel. [13,16] CHAPITRE XVI. (1125) Tandis que le roi était encore à Jérusalem, plusieurs messagers vinrent lui annoncer que l'un des plus puissants princes de l'Orient, nommé Borsequin, avait rassemblé de tous côtés une immense milice, qu'il avait passé l'Euphrate et était arrivé sur le territoire d'Antioche. Là, parcourant le pays au gré de ses caprices, sans que personne ne pût mettre obstacle à ses mouvements, il incendiait tout ce qu'il trouvait hors des villes et des places fortifiées, et livrait tout le pays au pillage. Les seigneurs d'Antioche avaient tenté de lui résister; mais, après plusieurs essais infructueux, voyant qu'il leur serait impossible d'y réussir, ils en donnèrent avis au roi, auquel ils avaient confié depuis longtemps le soin de défendre la principauté, et le firent supplier, avec les plus vives instances, de venir les secourir sans le moindre délai. Le roi, écrasé du double fardeau de son royaume et de la principauté, s'occupait avec moins de sollicitude des affaires du royaume, envers lequel cependant il était lié par de plus grandes obligations. Appelé sans cesse pour mettre fin aux maux qui affligeaient ce pays, il y avait consacré tous ses soins et dépensé toutes ses richesses depuis près de dix ans, et c'était pour s'être occupé des affaires des autres qu'il avait été fait prisonnier de sa personne, et avait gémi pendant près de deux-ans dans les fers, livré à des ennemis qui l'avaient assez maltraité. Dans son royaume, au contraire, protégé par la bonté divine, le roi n'avait jamais éprouvé aucun accident fâcheux ; le Seigneur qui protège les rois avait constamment dirigé toutes choses vers le bien et avec succès dans les mains de ses élus. Désirant cependant s'acquitter fidèlement de ses promesses, le roi rassembla promptement tous les chevaliers qu'il put réunir, et se mit en route pour Antioche. Borsequin, prince puissant, et qui avait une grande expérience de la guerre, prit avec lui le roi de Damas, Doldequin, et alla, avant l'arrivée du roi de Jérusalem (qu'il savait avoir été appelé par les gens (d’Antioche), mettre le siège devant la citadelle de Cafarda ; il poussa vivement ses opérations, et, à force d'attaques, il contraignit les assiégés à lui rendre la place, sous la condition qu'ils auraient la vie sauve. Il traversa aussitôt après la Syrie mineure, dans l'espoir d'obtenir de nouveaux succès, et alla assiéger le bourg de Sardane. Il y demeura pendant quelques jours sans pouvoir parvenir à son but ; et désespérant alors d'y réussir, il se rendit devant la fameuse ville de Hasarth , moins fortifiée cependant que la précédente, et en entreprit le siège. Tandis qu'il faisait construire des machines et déployait tout l'appareil de la guerre pour essayer ses forces contre les assiégés, le roi, suivi du comte de Tripoli et du comte d'Edesse, marchant chacun avec toutes ses troupes, arriva dans les environs et se disposa à porter secours à la place, avec l'aide du Seigneur. En s'approchant des ennemis, l'armée se forma en trois corps ; le premier, qui formait l'aile droite, était composé des principaux seigneurs d'Antioche ; le second, à l'aile gauche, fut placé sous les ordres des deux comtes, et le roi commanda le corps du centre. L'armée comptait en tout onze cents chevaliers et deux mille hommes de pied. Borsequin, se tenant pour certain en la voyant arriver que ses chefs avaient fait toutes leurs dispositions pour le combat, jugea qu'il ne pouvait le refuser sans honte, et organisa ses troupes en vingt corps ; il avait, à ce qu'on assure, quinze mille cavaliers sous ses ordres. Les deux armées s'étant ainsi bien préparées, et se trouvant rangées en bon ordre, s'élancèrent l'une sur l'autre avec plus de violence que d'ordinaire ; le fer se croisait contre le fer, et portait de tous côtés le carnage et la mort sous mille formes diverses. Dans de semblables rencontres, la douleur qu'inspire le sacrilège et le mépris de la loi sert toujours d'aiguillon à la haine et augmente les inimitiés; on combat autrement et avec moins de vigueur entre gens qui ont la même loi et la même foi, qu'entre hommes qui sont séparés par des opinions et des traditions entièrement différentes. Il suffit, pour exciter sans relâche les querelles et une constante inimitié, que l'on n'ait en commun aucun article de foi, sans qu'il existe d'ailleurs aucun autre motif de haine. Ici les deux armées s'étant rencontrées s'attaquèrent l'une l'autre avec la plus grande ardeur ; mais, grâce à la clémence divine, à laquelle il n'est pas difficile de vaincre un grand nombre d'hommes avec quelques-uns seulement, et qui a dit de ses élus qu'un seul en mettrait mille en fuite et que deux en chasseraient dix mille devant eux, les nôtres eurent l'avantage ; les ennemis furent mis en déroute, et les nôtres jouirent avec transport de la victoire que le ciel venait de leur accorder. On dit que les Turcs perdirent deux mille hommes dans cette bataille, et que les Chrétiens n'en perdirent que vingt-quatre. Borsequin, grandement trompé dans les espérances qu'il s'était faites, rempli de crainte et de confusion, et ne marchant plus dans la joie d'un orgueil superbe, passa l'Euphrate et rentra dans ses États. Le roi recueillit une forte somme d'argent provenant des dépouilles des ennemis, aussi bien que des libéralités de ses amis et de ses fidèles. Il s'en servit pour racheter sa fille Agée de cinq ans, qu'il avait laissée en otage ; puis il prit congé des gens d'Antioche pour quelque temps, et rentra à Jérusalem vainqueur et en parfaite santé. La même année encore il fit construire un château fort au dessus de la ville de Béryte et au milieu des montagnes, et le nomma Mont-Glavien. [13,17] CHAPITRE XVII. Vers le même temps et après l'expiration du terme assigné à la trêve et au traité que le roi et Doldequin avaient conclu, au prix d'une certaine somme d'argent, le roi rassembla les chevaliers de tout le royaume et alla s'établir sur le territoire du roi de Damas. Là, parcourant toute la contrée sans rencontrer aucun obstacle, détruisant les habitations de la campagne, et emmenant prisonniers ceux qu'il y trouvait, il s'enrichit d'un butin considérable, et chargé des dépouilles de ses ennemis, il rentra sain et sauf dans ses États. Trois jours s'étaient à peine écoulés, et les chevaliers ne s'étaient point encore séparés, lorsqu'on vint annoncer que l'armée d'Egypte était arrivée auprès de la ville d'Ascalon en grand appareil. Les Égyptiens avaient coutume d'envoyer tons les ans quatre expéditions à Ascalon, afin d'entretenir constamment les forces des habitants sur le même pied et de pouvoir soutenir les combats contre les Chrétiens, ou repousser les attaques qu'ils avaient à subir très-fréquemment. Ceux qui arrivaient les derniers cherchaient ordinairement à provoquer les nôtres au combat, soit pour éprouver eux-mêmes leurs forces, soit pour donner aux habitants d'Ascalon des preuves certaines de leur bravoure. Aussi arrivait-il très-souvent, dans les rencontres de ce genre, qu'un grand-nombre d'entre eux étaient faits prisonniers ou périssaient sous le glaive, parce qu'ils ne connaissaient pas bien les localités et n'avaient que peu d'expérience de la guerre ; tandis que les citoyens d'Ascalon, tels que des vétérans mieux exercés, évitaient prudemment de rencontrer les Chrétiens, ou ne les poursuivaient qu'avec précaution, s'il leur arrivait quelquefois de prendre la fuite. Dès que le roi apprit l'arrivée de ce nouveau corps, il continua sa précédente expédition plutôt qu'il n'en entreprit une seconde et se rendit en toute hâte du côté d'Ascalon : mais avant d'y arriver, il choisit un emplacement favorable pour se mettre en embuscade avec les hommes les plus vigoureux et les plus braves de sa troupe, et envoya en avant des chevaliers légèrement armés, qui eurent ordre de se répandre çà et là dans les environs, afin d'irriter les habitants d'Ascalon, et de les attirer à leur poursuite. Ceux-ci, en effet, voyant les Chrétiens agir en pleine liberté et se portera leur gré sur les points même les plus voisins de la ville, s'indignèrent d'un tel excès d'audace et prirent les armes ; puis sortant imprudemment par petits détachements séparés, ils se mirent à leur poursuite et les nôtres feignirent à dessein de fuir devant eux. Ils les poursuivirent témérairement jusqu'au lieu où le roi se tenait caché en embuscade avec ses chevaliers d'élite. Aussitôt le roi saisissant avec ardeur une si belle occasion et ceux qui étaient avec lui le secondant fidèlement, ils s'élancèrent pour arrêter l'ennemi, au moment où il voulait tenter de rentrer dans la ville, et combattant de près, l'attaquant vivement avec le glaive, ils tuèrent quarante hommes avant qu'il leur fut possible de regagner la ville ; les autres prirent la fuite et se mirent à l'abri derrière leurs remparts, s'y croyant à peine en sûreté. Les lamentations et les gémissements qui remplirent les murs d'Ascalon beaucoup plus que d'ordinaire apprirent aux Chrétiens que ceux de leurs ennemis qui avaient succombé dans cette rencontre étaient des plus braves et des plus nobles de la ville. Le Roi fit aussitôt sonner les trompettes et battre les tambours pour rappeler tous les siens ; le cœur plein de joie il dressa son camp non loin d'Ascalon, y passa toute la nuit en paix, et retourna en vainqueur à Jérusalem où il arriva sain et sauf. [13,18] CHAPITRE XVIII. (1126) Au mois de janvier de l'année suivante (l'an 1126 de l'incarnation et la huitième année du règne de Baudouin II) le roi et les princes donnèrent des ordres pour convoquer tout le peuple du royaume, depuis le plus grand jusqu'au plus petit ; des hérauts furent chargés de porter ces ordres dans toutes les villes ; en peu de jours toutes les forces du royaume furent levées et se rassemblèrent, comme un seul homme, auprès de la ville de Tibériade, comme pour entrer sur le territoire de Damas. Dès qu'elles furent réunies sur ce point, on donna les signaux militaires, les bagages furent disposés, les troupes se formèrent en ordre de marche, elles traversèrent le pays dit Décapolis et pénétrèrent sur le territoire ennemi. Après avoir franchi une vallée étroite, appelée la caverne de Roob, elles arrivèrent dans la plaine de Médan. Cette plaine ouverte de toutes parts, sans qu'aucun accident de terrain y borne la vue, est traversée par le fleuve Dan, qui va se jeter dans le Jourdain, entre Tibériade et Scythopolis, jadis appelée Bethsan. Quelques hommes pensent, en donnant pour preuve la conformité des noms, que ce fleuve de Dan a servi à composer la dernière syllabe du mot de Jourdain (Jordanis) : en effet, les eaux qui descendent dans la mer de Galilée, et en ressortant ensuite pour se diriger vers ce confluent, sont appelées Jor, et lorsque les deux courants sont réunis, les habitants du pays indiquent cette fusion par l'alliance de deux mots Jor-Danis. D'un autre côté, Bède et quelques autres de nos docteurs, qui font autorité, disent que ces deux rivières prennent leur source auprès de Césarée de Philippe et au pied du mont Liban ; que l'une d'elles est appelée Jor et l'autre Dan ; que le Jourdain, lorsqu'il a réuni toutes leurs eaux, entre tout entier dans l'étang de Gennésareth qui est la mer de Galilée, qu'il en ressort de même, parcourt un espace de cent milles et va se perdre dans le lac Asphaltite, autrement appelé la mer salée, après avoir sillonné la vallée célèbre. L'armée Chrétienne traversa donc toute cette plaine et arriva ensuite au village nommé Salomé. Ce lieu était alors, et est encore aujourd'hui, uniquement habité par des Chrétiens. Les nôtres le ménagèrent et traitèrent les habitants comme des frères ; ils se rendirent de là au lieu nommé Mergisafar, se maintenant toujours en bon ordre, et les chevaliers furent placés sur les points que l'on jugea les plus convenables. On dit que ce fut en ce lieu de Mergisafar que Saul, ce loup dévorant, ardent persécuteur de l'Église de Dieu, entendit la voix qui lui criait : « Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous? ». Il semble que ce fut par la volonté du Ciel même que l'armée des fidèles arriva au lieu où ces choses s'étaient passées, précisément le jour anniversaire de celui qui avait été désigné pour faire du persécuteur de l'Église un précieux vase d'élection. Les fidèles donc s'étant réunis sur ce point et y ayant demeuré deux jours, reconnurent le camp des troupes de Damas, établi en face d'eux et à peu de distance. Le troisième jour les deux armées se mirent en mouvement ; on fit de part et d'autre, et avec le plus grand soin, toutes les dispositions pour le combat ; les troupes ennemies en vinrent enfin aux mains, animées d'une égale ardeur ; les forces étaient à peu près égales, et la victoire demeura longtemps incertaine. Le roi pressait vivement ses ennemis avec sa valeur accoutumée : il appelait par leurs noms les plus braves de sa troupe, les encourageait par ses paroles et par son exemple, les invitait à redoubler de zèle pour le carnage et leur promettait le triomphe. Tous alors s'élançant sur les ennemis le glaive nu, faisaient les plus grands efforts de courage pour imiter le modèle que le roi leur offrait, et dans l'audace de leur foi, ils n'aspiraient qu'à venger les injures du ciel et celles dont eux-mêmes avaient aussi souffert. De son côté Doldequin animait aussi ses troupes par ses paroles, il leur inspirait un nouveau courage en leur promettant la victoire et leur assurant qu'ils soutenaient une guerre juste, puisqu'ils combattaient pour leurs femmes et leurs enfants, puisqu'ils défendaient contre des brigands leur liberté et, qui mieux est, le sol même de leur patrie. Encouragés par ces discours et par d'autres paroles du même genre, les Turcs déployaient la même ardeur et combattaient à forces égales. Parmi les Chrétiens les compagnies de gens de pied, animées par l'exemple du roi et des chevaliers, s'élançaient avec vigueur au milieu des rangs ennemis et les attaquaient impétueusement ; s'ils rencontraient des Turcs tombés de cheval ou blessés, nos fantassins les perçaient de leur glaive et leur enlevaient ainsi les derniers moyens de salut ; ils relevaient et rendaient au combat ceux des nôtres qu'ils trouvaient tombés par terre ; ils emportaient nos blessés et les déposaient auprès des bagages, afin que l'on put en prendre soin : d'autres (et l'on croit que ce fut ce genre d’attaque qui porta le plus grand préjudice aux ennemis dans le cours de cette journée) s'appliquaient uniquement à blesser les chevaux des Turcs, renversant ainsi les cavaliers et préparant des victimes à ceux de leurs compagnons qui marchaient sur leurs pas. Pendant ce temps le roi s'enfonçant au milieu des rangs les plus serrés, suivi de quelques guerriers braves et illustres, tel qu'un lion furieux, répandait la mort de tous côtés, et faisait un affreux carnage, déplorable même aux yeux des vainqueurs. On ne lit dans aucune histoire que les Chrétiens eussent livré jusqu'à ce jour un combat aussi périlleux, et aussi longtemps incertain : la bataille dura depuis la troisième heure jusqu'à la dixième heure du jour, et une heure après il était difficile de reconnaître lequel des deux partis remporterait la victoire. Enfin, grâce à la clémence divine et à l'intercession de l'illustre docteur des Gentils, les ennemis furent mis en fuite, après avoir éprouvé des pertes considérables. On dit qu'ils laissèrent plus de deux mille hommes sur le champ de bataille. Dans l'armée chrétienne on passa la revue générale des troupes, et l'on reconnut qu'il était mort vingt-quatre chevaliers et quatre-vingts hommes de pied. Maître de la victoire que le ciel lui avait accordée, le roi triomphant demeura en possession du champ de bataille. Puis le cœur plein de joie, et rendant à Dieu de justes actions de grâce, il rassembla son armée et se remit en route pour rentrer dans ses États. Chemin faisant, il rencontra une tour, dans laquelle s'étaient renfermés quatre-vingt-seize Turcs, espérant y trouver un asile assuré : le roi s'en empara de vive force et fit périr sous le glaive tous ceux qui l'occupaient. Plus loin il prit encore possession d'une seconde tour qui était confiée à la garde de vingt Turcs, et leur fit grâce de la vie parce qu'ils remirent leur poste sans la moindre résistance : dès qu'il en fut maître, le roi ordonna de faire miner la tour, et ses débris tombèrent sur la terre avec un fracas épouvantable. Enfin les Chrétiens rentrèrent gaiement chez eux, après avoir obtenu une triple victoire, digne d'être à jamais célébrée. [13,19] CHAPITRE XIX. (1127) Vers le même temps le seigneur Pons, comte de Tripoli, résolut d'assiéger la ville de Rafanée, voisine de son territoire, dont l'occupation lui parut devoir présenter peu de difficultés. Afin cependant d'y réussir plus sûrement, il invita le roi de Jérusalem à venir lui prêter son assistance, et le sollicita par lettres et par plusieurs messagers. Le roi, toujours infatigable et toujours prêt à s'associer fidèlement aux entreprises du peuple Chrétien, prit avec lui une honorable escorte et se mit en route pour Tripoli. Il y trouva le comte qui avait terminé tous ses préparatifs ; on rassembla toutes les machines et les instruments nécessaires pour un siège ; on fît aussi des approvisionnements de vivres pour quelques jours, et après avoir fait marcher en avant les hommes de pied, les princes se mirent en route et dirigèrent le reste de leur expédition vers la ville de Rafanée. Dès qu'ils y furent arrivés, ils investirent la place de toutes parts et bientôt les citoyens se trouvèrent dans l'impossibilité d'en sortir ou d'y rentrer. La position même de la ville et la pauvreté de ses habitants la rendaient peu susceptible d'être bien fortifiée ; elle était en outre, et depuis longtemps, fatiguée par de continuelles attaques, en sorte qu'elle se trouvait hors d'état de résister. Le comte de Tripoli avait fait construire une forteresse sur une montagne voisine, et les hommes qu'il y avait établis, n'ayant cessé d'opprimer la ville par de continuelles exactions, l'avaient à peu près réduite aux dernières extrémités. Après dix-huit jours d'attaques vigoureuses, les habitants furent forcés de se rendre, en obtenant cependant la faculté de sortir librement de la place avec leurs femmes et leurs enfants et même la promesse d'une indemnité. La ville de Rafanée, située dans la province d'Apamée, et l'une des suffragantes de celle-ci, fut prise le dernier jour du mois de mars. Après cela le roi retourna à Jérusalem, où il célébra les fêtes de Pâques avec beaucoup de dévotion. Le seigneur Henri, empereur des Romains, mourut à peu près à la même époque. II eut pour successeur un homme honorable en tout point, le seigneur Lothaire, duc de Saxe. Celui-ci, dans la suite, descendit dans la Pouille avec une armée considérable ; il fit la conquête de tout ce pays jusqu'à Faro, et le mit sous l'autorité d'un homme sage et plein de prudence, nommé Rainon, qu'il créa duc de Pouille. Le comte Roger, qui auparavant s’y était établi de vive force, fut contraint de passer en Sicile ; mais, après la retraite de l'empereur, Roger revint de nouveau dans la Pouille, livra bataille à Rainon, et, celui-ci ayant été tué, Roger reprit possession du duché : plus tard il devint roi de Sicile et de toute la Pouille. [13,20] CHAPITRE XX. Le roi étant à Tyr, reçut d'Antioche un exprès qui vint lui apporter des lettres et l'instruire de vive voix que le plus cruel des ennemis de la foi chrétienne, Borsequin, était entré en Cœlésyrie avec un immense cortège ; qu'il assiégeait les villes, ravageait et incendiait les campagnes de tous côtés ; qu'il traînait les habitants captifs à sa suite, et dévouait à une éternelle servitude leurs femmes et leurs enfants. En ce moment le roi avait des motifs de redouter la prochaine arrivée des Égyptiens, et savait qu'une flotte considérable se disposait à les transporter vers ces parages. Cependant, tel qu'un sage médecin qui se hâte d'appliquer des remèdes sur le point où la maladie déploie le plus de violence, il mit de côté ses craintes, et se rendit en toute hâte à Antioche pour s'opposer d'abord au plus pressant danger. Borsequin avait mis le siège devant la noble ville de Cépère, et poursuivait cette entreprise avec beaucoup de zèle ; dès qu'il fut instruit de l'approche du roi, il abandonna sa position et se retira sur son territoire. Avant son arrivée, cependant, Borsequin avait eu le temps de s'emparer d'une petite place d'un nom assez obscur et dans laquelle il avait pris quelques faibles femmes avec leurs enfants. Les hommes, qui d'abord soutinrent le siège, trouvèrent moyen de s'échapper à travers mille périls et mille difficultés, aimant mieux sortir seuls et chercher leur salut dans la fuite, que d'être misérablement condamnés aux rigueurs de l'esclavage avec leurs femmes et leurs enfants. Bientôt après l'impie Borsequin, héritier de malédiction, succomba sous le glaive, de ses domestiques et des gens de sa maison, et reçut enfin le prix de ses scélératesses et de son impiété. Tandis que ces événements s'accomplissaient dans le pays d'Antioche, la flotte égyptienne, composée de vingt-quatre galères, parcourait toute la côte maritime et descendait jusqu'à la ville de Béryte, cherchant avec soin les occasions de faire quelque mal à l'une de nos villes qui se trouvaient sur les bords de la mer, ou d'attaquer à l’improviste, soit à l'entrée, soit à la sortie des côtes de Syrie, quelque navire qui ne fût pas sur ses gardes. Cependant les Égyptiens, manquant d'eau et pressés par la soif, abordèrent sur le rivage et allèrent chercher de l'eau aux courants les plus voisins. Le peuple de Béryte marcha aussitôt à leur rencontre avec d'autres citoyens accourus à son secours de plusieurs des villes peu éloignées ; les Egyptiens furent repoussés à main armée et ne purent faire leurs provisions ; on les poussa vigoureusement l'épée dans les reins jusqu'à ce qu'ils fussent remontés sur leurs navires, et ils n'y parvinrent qu'après avoir laissé cent trente morts sur le chemin. [13,21] CHAPITRE XXI. L'automne suivant le seigneur Bohémond le jeune, fils du premier prince Bohémond, et lui-même prince de Tarente, après avoir conclu avec son oncle paternel, Guillaume, duc de Pouille, un traité d'alliance et une convention par laquelle il fut stipulé, au sujet de leurs droits éventuels de succession, qu'ils se donnaient réciproquement l'un à l'autre et en totalité l'héritage de celui des deux qui mourrait le premier ; après avoir fait ces arrangements, dis-je, Bohémond le jeune fit préparer dix galères et douze autres navires destinés au transport de ses bagages, de ses armes et des vivres nécessaires au voyage, et se mit en route pour la Syrie, comptant pleinement sur la bonne foi du roi de Jérusalem, et espérant que ce prince ne lui refuserait point à son arrivée de lui rendre l'héritage de son père. Il alla aborder vers l'embouchure du fleuve Oronte où sa flotte s'établit en toute sûreté. Le roi, dès qu'il en fut informé, partit avec les principaux seigneurs et marcha à sa rencontre. Il le ramena à Antioche et lui rendit aussitôt avec bonté la ville et tout le territoire, dont la défense l'avait accablé pendant huit années consécutives de fatigues et de sollicitudes sans cesse renaissantes. A la suite de cette restitution tous les seigneurs du pays se rendirent au palais, et en présence et sur l'invitation du roi ils s'engagèrent envers le jeune Bohémond par le serment de fidélité-lige. Puis, et par l'intervention de quelques hommes amis des deux parties contractantes, le seigneur roi lui donna en mariage la seconde de ses filles, nommée Alix, après que les conditions de cette alliance eurent été réglées d'un commun accord et afin de resserrer encore mieux les liens d'amitié et de bienveillance qui l'unissaient avec Bohémond. Ce jeune prince n'avait encore que dix-huit ans ; il était beau, de taille assez élevée ; il avait les cheveux blonds, une figure agréable, et tout en lui décelait le prince, même aux yeux de ceux qui ne le connaissaient pas. Il parlait avec grâce et savait se concilier par ses discours la faveur de ceux qui l'écoutaient ; généreux à l'excès et magnifique ainsi que son père, il n'était inférieur à nul homme pour l'éclat de la noblesse selon la chair. Il avait pour père le seigneur Bohémond l'ancien, fils de l'illustre seigneur Robert Guiscard, dont la mémoire vivra dans tous les siècles ; et sa mère, la noble et respectable Constance, illustre parmi les femmes illustres, était fille de l'excellent roi des Français, Philippe. Après avoir célébré les noces selon l'usage, et remis sa fille entre les mains du prince Bohémond et sous la foi de la loi conjugale, le roi retourna à Jérusalem, délivré désormais de son plus lourd fardeau, et y arriva sain et sauf. Le printemps suivant le seigneur Bohémond alla mettre le siège devant la ville de Cafarda ; les ennemis s'en étaient emparés quelques années auparavant et s'y maintenaient avec des forces considérables. Bohémond convoqua ses chevaliers dans toute sa principauté ; il fit construire par de bons ouvriers les machines nécessaires pour les expéditions de ce genre et alla attaquer la citadelle; il s'en rendit maître au bout de peu de temps et ne fit grâce à aucun de ceux qui s'y trouvèrent, quoiqu'ils eussent essayé de racheter leur vie à grands frais et en offrant des sacrifices d'argent considérables. Tels furent les premiers exploits de cet illustre et noble prince qui, dès sa jeunesse, donna des marques de ses excellentes dispositions. [13,22] CHAPITRE XXII. Cependant de graves inimitiés ne tardèrent pas à éclater entre le jeune prince et le comte d'Edesse, Josselin l'ancien ; les motifs en sont inconnus, du moins à nous, mais ils ne laissèrent pas d'être détestables aux yeux du Seigneur. Les choses en vinrent à ce point que Josselin, agissant contre toute honnêteté, contre toutes les règles de notre temps, et laissant à sa postérité l'exemple le plus pernicieux, appela à son secours les Turcs et les essaims des peuples infidèles. Fort de leur assistance il ravagea tout le territoire d'Antioche par le fer et le feu, et livra ses habitants, serviteurs du Christ, au joug d'une indigne servitude. Mais ce qui est plus remarquable encore et ce qui semble avoir dû exciter davantage l'animadversion divine, on assure que le comte se livra à tous ces excès, tandis que le prince même était absent et ignorait absolument tout ce qui se passait, s'employant avec ardeur pour le service du Christ à combattre les ennemis de son nom. Aussi, lorsque cette conduite fut connue, le seigneur Josselin encourut-il à juste titre la haine et l'indignation de tous ceux qui en entendirent parler, et tous l'accablèrent de malédictions. La renommée en instruisit aussi le roi de Jérusalem. Craignant d'abord, dans sa juste sollicitude, que cette malheureuse rupture ne fournît à nos ennemis de nouveaux moyens de travailler à notre plus grande confusion (car le Seigneur a dit : « Tout royaume divisé contre lui-même sera détruit ») ; considérant de plus qu'il était, selon la chair, très-proche parent des deux adversaires, puisque l'un était son cousin, fils de sa tante maternelle, l'autre son gendre depuis bien peu de temps encore, le roi partit en toute hâte pour tâcher d'aller mettre un terme à ces différends. Il trouva un fidèle et zélé coopérateur dans le seigneur Bernard, patriarche d'Antioche, et parvint enfin à rétablir la paix entre les deux rivaux. Une circonstance particulière le favorisa singulièrement dans cette entreprise. Au milieu des négociations le comte d'Edesse tomba malade et se trouva bientôt en grand danger. Repentant de sa conduite passée, il fit vœu devant le Seigneur, s'il recouvrait la vie et la santé, de donner toute satisfaction au prince et de se réconcilier avec lui, en renouvelant l'hommage de fidélité qu'il lui devait. Ces promesses furent accomplies. Dès qu'il se trouva en pleine convalescence, le comte se réconcilia avec le prince d'Antioche en présence du roi et du seigneur patriarche, il rentra complètement en grâce, présenta sa main au prince en signe d'hommage et de fidélité, et observa dans la suite ses engagements dans toute leur étendue. Le roi, ayant heureusement terminé cette affaire, revint alors à Jérusalem. On dit que ce fut vers le même temps que Roger, comte de Sicile, conduisit en Afrique une flotte de quarante galères, équipée avec beaucoup de soin. Les habitants de ce pays, instruits à l'avance de la prochaine arrivée du comte, prirent toutes leurs précautions pour ne donner à leurs ennemis aucun moyen ni aucune occasion de leur causer des dommages. Eux-mêmes d'un autre côté armèrent avec autant de zèle que de soin les galères dont ils purent disposer, commencèrent par poursuivre d'une course rapide ceux de leurs ennemis qui rentraient sans avoir pu réussir dans leur entreprise, puis ils poussèrent leur expédition jusqu'en Sicile et y arrivèrent avec quatre-vingts galères. Ils attaquèrent sans délai la ville de Syracuse, cité noble et antique, amollie par une longue paix et qui demeurait en parfaite sécurité, ne prévoyant nullement une pareille attaque. Les Africains s'en emparèrent de vive force et sans coup férir ; ils massacrèrent un grand nombre d'habitants sans aucun égard pour le sexe ni pour l'âge, et ceux qui furent épargnés se trouvèrent réservés pour une servitude plus affreuse encore que la mort. L'évêque de Syracuse se sauva dans la campagne avec quelques hommes de son église et eut grand peine à échapper au massacre. [13,23] CHAPITRE XXIII. (1128) Le printemps suivant, qui commençait la quatrième année depuis que la ville de Tyr avait été rendue à la foi chrétienne, le roi, le seigneur patriarche de Jérusalem et les principaux seigneurs du royaume se rassemblèrent à Tyr pour s'occuper enfin du soin d'instituer un pontife dans cette église. Le seigneur Guillaume, homme vénérable, prieur de l'église du Sépulcre du Seigneur, né Anglais et recommandable par la pureté de sa vie et de ses mœurs, fut enfin désigné pour remplir ces fonctions. Ici Dieu nous est témoin que nous ne saurions contenir nos gémissements ; car, ainsi que dit le proverbe : « là où est l'amour, là s'attache l'œil, et la main se porte où se trouve la douleur ». Ces sentiments nous pressent avec puissance, et le violent chagrin que nous ressentons ne nous laisse aucun repos dans le fond du cœur. Si nous ne pouvons considérer qu'avec étonnement la déplorable négligence de ces temps, nous demeurons nous-mêmes immobiles et craignons de pousser trop loin la témérité de nos jugements. Ceux qui, deux ans avant que la ville de Tyr recouvrât sa liberté dans la foi du Christ, avaient pris soin d'y consacrer un évêque, ceux-là même, s'abandonnant ensuite à une mollesse honteuse et rétrogradant dans leurs voies, différèrent jusqu'à la quatrième année de donner un nouveau chef à cette même église ; aussi les églises furent distraites de leur ressort, l'église cathédrale se vit mutilée dans ses propres membres, et celui qui devait le premier venir reprendre soin de ce gouvernement se trouva exposé à recevoir la plus mauvaise part avec l'homme maudit, car il a été écrit : « Maudit est l'homme qui a laissé détériorer sa part ». Toutefois ce prélat, notre prédécesseur, et nous tous qui lui avons succédé depuis dans la même église, nous repoussons avec raison loin de nous les effets de cette malédiction, car ce n'est point nous qui avons fait notre part plus mauvaise ; d'autres l'avaient détériorée, et force nous a été de la recevoir à ces conditions. Que le Seigneur veuille épargner les tourments de la géhenne à ceux qui ont réduit notre Église dans cet état ! Quant au seigneur Guillaume, notre prédécesseur, de précieuse mémoire, après avoir reçu le don de consécration des mains du seigneur patriarche de Jérusalem, il partit pour Rome afin d'y recevoir le manteau, contre l'avis et la volonté de celui qui l'avait consacré. Le seigneur pape Honoré II l'accueillit avec bonté et lui accorda ce qu'il avait demandé; puis il le combla d'honneurs et le renvoya dans son église, chargé de sa part de lettres apostoliques, lesquelles étaient conçues dans les termes suivants : « Honoré, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères les évêques suffragants, au clergé et au peuple de Tyr, salut et bénédiction apostolique ! Notre frère très-chéri Guillaume, votre archevêque, étant venu à nous, nous l'avons reçu avec l'amour que nous lui devons. Il avait été élu canoniquement, et consacré par notre vénérable frère Gormond, patriarche de Jérusalem; et nous, après l'avoir ainsi accueilli, nous l'avons décoré de la dignité du manteau, afin de le revêtir de la plénitude a de l'office pontifical. Comme nous pensons qu'il portera les meilleurs fruits en sa personne pour l'église-mère de Tyr, avec la protection de la miséricorde divine, nous avons jugé convenable de le renvoyer auprès de vous, accompagné de la bienveillance du siège apostolique et chargé de nos lettres. En conséquence, nous ordonnons à vous tous généralement de le recevoir avec bonté, et de lui rendre, en toute humilité, soumission, obéissance et respect, comme à votre propre métropolitain et à l'évêque de vos âmes ». Honoré, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son vénérable frère Gormond, patriarche de Jérusalem, salut et bénédiction apostolique ! « Après avoir reçu les lettres de votre fraternité, nous-avons accueilli avec bonté notre frère Guillaume, que vous avez consacré archevêque de l'église de Tyr, et nous l'avons décoré de la dignité du manteau, afin de le revêtir de la plénitude de l'office pontifical. Nous avons en outre ordonné aux suffragants de son église de lui rendre soumission, obéissance et respect, comme à leur propre métropolitain ». Donné dans le territoire de Bari, le huit des ides de juillet. Le pape envoya aussi avec le même archevêque le seigneur Gilles, évêque de Tusculum et légat du siège apostolique, homme éloquent et fort lettré, dont il reste encore des lettres qu'il écrivit aux habitants d'Antioche, et qui ont acquis une grande célébrité. Il remit à ce dernier une lettre par lui adressée à Bernard, patriarche d'Antioche, pour l'inviter à rendre au seigneur archevêque de Tyr les suffragants de cette église qu'il retenait encore sous son autorité, lui disant, entre autres choses, dans cet écrit: « En conséquence, nous vous mandons et ordonnons par cet écrit apostolique et par notre vénérable frère Gilles, évêque de Tusculum, légat du siège apostolique, d'avoir à rendre à l'église de Tyr ses suffragants ; que si, dans un délai de quarante jours après qu'ils auront pris connaissance des lettres que nous leur avons adressées, ils ne montraient pas la soumission qu'ils doivent, nous les suspendons dès lors de leur office d'évêques ». J'aurai occasion de dire dans la suite de ce récit, et en la place convenable, quels furent les motifs pour lesquels l'archevêque de Tyr fut consacré par le patriarche de Jérusalem, et lui rendit obéissance, quoiqu'il soit certain que, depuis le temps des apôtres jusqu'à nos jours, cette église a été constamment soumise au siège d'Antioche. [13,24] CHAPITRE XXIV. (1129) L'année suivante, vers le milieu du printemps, on vit débarquer au port d'Accon un homme illustre et magnifique, le seigneur Foulques, comte d'Anjou, auquel le roi avait fait offrir, du consentement unanime des princes ecclésiastiques et séculiers, de venir épouser sa fille aînée Mélisende. Il arriva suivi d'une brillante escorte de nobles, et dans un appareil qui surpassait la magnificence des rois. Le seigneur Guillaume de Bures, connétable du roi, revint avec lui. Le roi, aussitôt après sa sortie de captivité, avait chargé celui-ci d'aller avec quelques autres nobles porter ses propositions au comte d'Anjou. Au moment de son départ, il avait reçu l'ordre d'annoncer confidentiellement au comte et de lui jurer par l'âme du roi et par celle des princes du royaume, que, dès que ledit comte aurait débarqué sain et sauf sur le territoire de Jérusalem, et dans l'espace de cinquante jours, il obtiendrait en mariage la fille aînée du roi, et en même temps l'espoir de la succession au trône après la mort du roi Baudouin II. En effet, dès qu'il fut arrivé, le roi, empressé de remplir ses promesses, et ne voulant pas même attendre l'époque des solennités de la sainte Pentecôte qui n'était pas éloignée, lui donna sa fille aînée en mariage, et lui remit en même temps, les deux villes de Tyr et de Ptolémaïs, pour être possédées par lui du vivant même de son beau-père, et les nouveaux époux en jouirent en effet jusqu'au moment de la mort du roi. Le comte d'Anjou se montra, en homme sage et prudent, empressé à seconder le roi, et à le servir fidèlement dans toutes les affaires, soit au dedans, soit au dehors du royaume, remplissant en tout point les devoirs d'un fils dévoué, ne perdant point dans l'oisiveté les qualités par lesquelles on parvient toujours à se faire des amis, et se consacrant tout entier au service de son seigneur et roi. [13,25] CHAPITRE XXV. Cette même année, le seigneur Gormond, patriarche de Jérusalem, de précieuse mémoire, se trouvant dans le canton de Sidon, occupé à faire le siège d'une forteresse nommée Bethasem, que quelques brigands retenaient en leur pouvoir, tomba dangereusement malade, et fut transporté à Sidon. Là, son mal augmenta de plus en plus, et, satisfaisant enfin à la condition mortelle, il entra dans la voie de toute chair, après avoir gouverné pendant dix ans à peu près l'église de Jérusalem. Il eut pour successeur un homme noble selon la chair, mais beaucoup plus noble encore par sa vie et par ses mœurs, nommé Etienne, abbé de Saint-Jean-de-la-Vallée, monastère situé près la ville de Chartres. Lui-même était originaire de cette ville, et cousin du roi Baudouin. D'abord il avait appartenu à l'ordre de chevalerie, et avait été vicomte de la même ville avant l'époque de sa profession ; puis, renonçant au siècle, il prit l'habit de religieux dans le couvent que j'ai nommé, et fut plus tard, en récompense de son mérite, élevé à la dignité de chef de cette église. Dans sa jeunesse, il avait reçu une instruction convenable, et étudié les sciences libérales. Il était venu à Jérusalem pour y faire ses prières et ses dévotions, et y demeurait encore, attendant une occasion de repasser en France, lorsqu'après les obsèques du patriarche Gormond, et tandis que le clergé et le peuple délibéraient sur l'élection d'un nouveau pasteur, il se trouva tout à coup appelé à ce siège par les vœux unanimes des habitants. Aussitôt qu'il eut été consacré, le patriarche suscita au roi de sérieuses difficultés : il soutint que la ville de Joppé lui appartenait de droit, ainsi qu'à l'église de la Sainte-Résurrection, et qu'en vertu des mêmes droits la Cité sainte elle-même devrait revenir à l'église après la prise d'Ascalon. Etienne avait de la magnificence; il était ferme dans ses volontés, honorable dans sa conduite, et ardent à poursuivre ses droits. Il en résulta une grave et prompte inimitié entre lui et le roi ; mais une mort prématurée, dit-on, vint y mettre bientôt un terme. Avant la fin de la seconde année de son patriarchat, Etienne subit la loi commune. Quelques personnes pensent qu'il mourut par le poison ; mais nous ne savons rien de certain à ce sujet. On assure cependant que, tandis qu'il était sur son lit de mort, le roi étant venu le visiter, et lui ayant demandé comment il se trouvait, le patriarche lui répondit : « Nous sommes maintenant, seigneur roi, dans l'état que vous avez voulu ». [13,26] CHAPITRE XXVI. (1130) L'année suivante, on vit revenir à Jérusalem Hugues de Pains, premier maître des chevaliers du Temple, et quelques autres religieux; qui avaient été envoyés par le roi et par les autres grands du royaume auprès des princes de l'Occident, pour exciter les peuples à venir à notre secours, et engager particulièrement les puissants à s'armer pour entreprendre le siège de Damas. Ils furent suivis par un grand nombre d'hommes nobles qui, sur la foi de leurs paroles, accoururent en foule vers notre royaume. Se confiant en leurs forces et en leurs œuvres, tous les princes chrétiens de l'Orient se réunirent d'un commun accord. Le seigneur roi Baudouin, le seigneur Foulques, comte d'Anjou, le seigneur Pons, comte de Tripoli, le seigneur Bohémond le jeune, prince d'Antioche, le seigneur Josselin l'ancien, comte d'Edesse, se rassemblèrent et tinrent conseil. Ils levèrent en même temps tous leurs chevaliers, convoquèrent leurs auxiliaires, et firent à la hâte toutes leurs dispositions pour aller mettre le siège devant l'illustre et noble ville de Damas, afin de la contraindre à se rendre par capitulation, ou de l'emporter par la force de leurs armes. Mais la Providence divine, dans ses jugements secrets et justes à la fois, s'opposa au succès de cette grande entreprise. L'armée, marchant sous la conduite de Dieu, s'avança d'abord sans obstacle, et parvint heureusement sur le territoire de Damas ; mais lorsqu'elle fut arrivée auprès du lieu nommé Mergisafar, les hommes de la classe inférieure se séparèrent du reste de l'expédition. Ces hommes sont ordinairement chargés à la guerre de se disperser et d'errer de tous côtés dans les campagnes pour y chercher les approvisionnements nécessaires à la nourriture de l'armée et à celle des chevaux. On les avait mis sous la protection du seigneur Guillaume de Bures, qui commandait mille cavaliers. Ils commencèrent, selon leur coutume, à se séparer les uns des autres, et à se répandre imprudemment dans toute la contrée, chacun cherchant à dessein à marcher sans compagnons, afin de pouvoir s'emparer pour son propre compte de tout ce qu'il rencontrerait, et de n'avoir à entrer en partage avec personne. Tandis qu'ils se livraient témérairement à leur ardeur, enfonçant et dévastant toutes les habitations dans la campagne, et cherchant à ramasser de riches dépouilles pour les rapporter au camp, ils en vinrent bientôt à transgresser toutes les lois de la discipline militaire. Le prince de Damas, Doldequin, en ayant été instruit, espéra qu'il lui serait facile de détruire ces bandes d'hommes qui ne connaissaient pas les localités, en les attaquant, comme d'ordinaire, à l'improviste, et au moment où ils ne se tiendraient point sur leurs gardes. Il choisit dans toute son armée les hommes les plus agiles et les plus accoutumés aux expéditions de ce genre, et vint tout à coup attaquer ceux des nôtres qui s'étaient répandus dans la plaine pour fourrager. Surpris sans moyens de défense, et tandis qu'ils étaient occupés de soins bien différents, ces derniers furent promptement mis en fuite ; dispersés çà et là dans les champs, beaucoup d'entre eux périrent, et le prince ne cessa de les poursuivre qu'après avoir complètement mis en déroute et les gens du peuple, et même le corps d'élite chargé de veiller à leur défense ; ce dernier corps perdit aussi beaucoup de monde. Aussitôt qu'on en fut instruit dans l'armée, on prit les armes pour repousser cette audacieuse attaque, et tirer vengeance d'un tel affront. Animés d'une vive indignation, et avec leur vigueur accoutumée, les Chrétiens firent leurs dispositions pour marcher à la rencontre de l'ennemi, lorsque tout à coup la puissance divine, en dépit de laquelle les hommes poursuivent vainement les succès de leurs entreprises, se manifesta contre eux par une telle abondance de pluie que l'atmosphère en fut enveloppée et obscurcie ; les routes, couvertes d'eaux, devinrent à peu près impraticables, et bientôt chacun en vint presque à désespérer de sa vie, sans avoir cependant d'autre ennemi que la cruelle intempérie des éléments. L'atmosphère chargée de brouillards et d'épais nuages s'abaissant sur la terre, les vents contraires luttant irrégulièrement dans l'espace, des tonnerres et des éclairs se succédant sans interruption, avaient d'avance donné le signal de l'orage ; mais l'esprit aveuglé de l'homme, ignorant l'avenir, n'entendit point la voix du Seigneur qui le rappelait dans sa longanimité, et voulut, ce qui est impossible, persévérer dans ses desseins en dépit de cette voix. Cependant lorsqu'ils virent cette horrible tempête envoyée par le ciel en punition de leurs péchés, les Chrétiens furent enfin forcés de renoncer à leurs projets. Leur situation était entièrement changée ; ceux qui naguère étaient arrivés terribles, et inspirant des craintes à leurs ennemis, étaient devenus à eux-mêmes leur propre fardeau : tandis que l'ennemi demeurait tranquille, et avait même obtenu la supériorité, ils étaient réduits à estimer comme la plus grande victoire la seule possibilité de retourner dans leur pays. Cet événement arriva le 5 décembre, l'an 1130 de l'Incarnation, et le douzième du règne de Baudouin II, dans le lieu même où, quatre ans auparavant, ce roi avait remporté une grande et mémorable victoire sur les mêmes ennemis. C'est une chose en vérité bien admirable, et qui surpasse toute sagesse humaine, ô Sauveur éternel, de voir comment vous humiliez ceux qui s'enorgueillissent de leurs mérites ! vous percez des traits de votre malédiction, en punition de leurs péchés, ceux qui mettent leur confiance dans l'homme, et se reposent sur la chair de leurs bras! et pour cela vous n'empruntez point de secours, vous ne cherchez personne qui participe à votre gloire ! car vous avez dit, Seigneur béni : « Je n’abandonnerai point ma gloire à un autre ; c'est à moi que la vengeance est réservée, et c'est moi qui la ferai. C'est moi qui fais mourir, et c'est moi qui fais vivre ; c'est moi qui blesse, et c'est moi qui guéris; et nul ne peut rien soustraire à mon souverain pouvoir ; Je frapperai et je guérirai ; je ferai vivre, et il n'est personne qui puisse se retirer de dessous ma main ». Ces paroles se sont trouvées véritables, Seigneur. Tant que le roi, ne se servant que des forces de son royaume, et n'usant que de ses propres chevaliers, se confia tout entier en la surabondance de la grâce divine, il remporta très-souvent sur ses ennemis des triomphes inattendus ; mais lorsque, confiant en la multitude, il crut pouvoir s'élever par les œuvres des hommes ; lorsque, recevant des secours multipliés, il commença à compter sur des mérites mortels, votre grâce se retira de lui, vous l'abandonnâtes à sa destinée ; et il s'en alla confus au milieu de la multitude, celui qui, avec un petit nombre des siens, s'appuyant sur le secours du Seigneur, avait coutume de triompher facilement de ses ennemis. A la suite de cette tempête venue d'en haut, et dans laquelle le ciel même avait combattu contre eux, les Chrétiens ne purent obtenir vengeance pour ceux des leurs qui avaient succombé sous le glaive de l'ennemi, ni exécuter les desseins qu'ils avaient formés. Les princes se séparèrent donc, jugeant qu'il serait impossible de recommencer une pareille entreprise, et chacun d'eux rentra dans ses États. Pendant ce temps le seigneur Etienne, de pieuse mémoire, patriarche de Jérusalem, était décédé : il eut pour successeur Guillaume, prieur de l'église du sépulcre du Seigneur. Guillaume était un homme simple, peu lettré, beau de sa personne, et recommandable par ses bonnes, mœurs : il était Flamand d'origine. Le roi, les princes du royaume, et le peuple entier avaient pour lui une grande affection. [13,27] CHAPITRE XXVII. (1131) Après que le seigneur Bohémond, gendre du roi et prince d’Antioche, fut de retour de son expédition et rentré dans sa province, Rodoan, fils de malédiction, prince d'Alep, et l'un des plus puissants gouverneurs des Turcs, entra sur le territoire d'Antioche. Le prince Bohémond voulant marcher contre lui et l'expulser de ses États, descendit en Cilicie ou il était encore attiré par d'autres motifs, qui se rapportaient à des affaires particulières et à des intérêts de famille. Ayant dressé son camp sur l'emplacement appelé le Pré des Manteaux, au milieu d'une vaste plaine, il fut subitement attaqué par une multitude d'ennemis, les gens de sa suite l'abandonnèrent, et il périt percé de mille coups. C'était un grand prince, dont la vie fût devenue agréable à Dieu si une mort prématurée et le sort jaloux ne l'eussent promptement enlevé de ce monde. Ce malheur répandit la plus grande consternation chez le peuple d'Antioche, qui se flattait de pouvoir se maintenir pendant longtemps et en toute sûreté sous le gouvernement de ce prince, et qui avait fondé sur sa jeunesse des espérances peut-être excessives. Il se livra de nouveau à ses lamentations accoutumées, en se voyant privé de chef et exposé à devenir encore une fois la proie des ennemis. Enfin, après avoir tenu conseil, les Antiochiens implorèrent l'assistance du roi de Jérusalem. Ce prince vivement ému en apprenant un événement si inattendu, et craignant que ce malheureux pays dépourvu de protection ne fût livré à de nouveaux désastres, mit de côté le soin de ses propres affaires pour s'occuper de celles des autres, pensant d'ailleurs que rien de ce qui intéressait les princes Chrétiens ne devait lui être étranger, et croyant aussi devoir montrer sa sollicitude en se dévouant, et faisant pour le peuple du Christ tout ce qui était en son pouvoir. Il se rendit donc à Antioche en toute hâte. Mais pendant ce temps, et aussitôt qu'elle fut instruite de la mort de son mari, la fille du roi, agitée d'un esprit méchant, conçut un projet criminel, avant même qu'elle eût pu avoir le moindre avis de la prochaine arrivée de son père. Afin de s'assurer une possession plus tranquille, et de parvenir plus sûrement à l'exécution de ses desseins, elle envoya des exprès à un chef très-puissant des Turcs, nommé Sanguin pour solliciter des secours, espérant avec son assistance pouvoir s'emparer à perpétuité de la ville d'Antioche, en dépit même des grands et du peuple entier. Elle n'avait eu de son mariage avec le seigneur Bohémond, de précieuse mémoire, qu'une fille, pour laquelle même il paraît certain qu'elle avait fort peu d'attachement, puisque son projet était, à ce qu'on croit, d'établir pour toujours sa domination dans la principauté, en déshéritant sa fille, soit qu'elle demeurât en état de veuvage, soit qu'elle en vînt à contracter un nouvel engagement. En même temps, elle envoya au noble turc, par l'un de ses domestiques, un palefroi blanc, ferré en argent, avec le mords et tout le reste du harnois en argent, et recouvert d'une housse blanche, afin de former l'assortiment de là même couleur. Le messager fut arrêté par hasard en chemin : conduit en présence du roi, il avoua tout, et périt du dernier supplice, recueillant ainsi le fruit de ses actions. Le roi, pressé de se mettre en mesure contre tant de malheurs, poursuivit promptement sa route vers Antioche ; mais, lorsqu'il y fut arrivé, il ne put y entrer, par suite des défenses de sa fille qui, déjà tourmentée par les reproches de sa conscience, n'osait pas même se livrer à son père à discrétion. Elle livra donc la ville à ses complices et à ceux qu'elle avait corrompus à force d'argent, et voulut entreprendre d'organiser une résistance et d'exercer sa tyrannie en toute liberté. Mais les événements déjouèrent tous ses projets. Il y avait dans la même ville des hommes remplis de la crainte de Dieu, et qui méprisaient l'audace d'une femme insensée. On remarquait parmi eux Pierre Latinator, moine de Saint-Paul, et Guillaume d'Averse. Ceux-ci, du consentement de tous les autres, envoyèrent en secret des messagers au roi, et, en vertu des conventions qui furent faites, on plaça le seigneur Foulques, comte d'Anjou, auprès de la porte du Duc, le seigneur Josselin, comte d'Edesse, auprès de la porte de Saint-Paul ; puis, on les fit ouvrir, et le roi entra sans obstacle dans la ville. La princesse, dès qu'elle en fut informée, se retira dans la citadelle. Peu après, cédant aux conseils des hommes les plus sages et en qui elle avait le plus de confiance, elle alla se présenter devant son père, et se déclara prête à se soumettre à ses ordres. Le roi, quoique le ressentiment, des fautes de sa fille eût rempli son cœur d'indignation, touché par les prières de ceux qui intercédaient pour elle, et n'étant pas dépourvu non plus de toute affection paternelle, reprit possession de la ville d'Antioche, et pour prévenir à l'avenir un pareil attentat, il fit concession à sa fille des deux villes maritimes de Laodicée et de Gebail, que son mari lui avait également assignées par ses dernières dispositions, à titre de donation en mariage. Après avoir mis ordre aux affaires de la ville, et laissé aux principaux seigneurs le soin de l'administration, le roi retourna à Jérusalem, où ses intérêts particuliers le rappelaient. Il ne repartit cependant qu'après avoir reçu le serment de fidélité des grands comme des petits, qui s'engagèrent par corps envers lui à demeurer fidèles à sa pupille Constance, fille du seigneur Bohémond, et à conserver pour elle, du vivant du roi de même qu'après sa mort, la ville d'Antioche et toutes ses dépendances ; car le roi redoutait toujours la méchanceté de sa propre fille, et craignait qu'elle ne renouvelât ses premières tentatives, afin de parvenir à déshériter son enfant. [13,28] CHAPITRE XXVIII. A peine était-il de retour à Jérusalem, qu'il tomba dangereusement malade. Voyant s'approcher son dernier jour, le roi sortit de son palais, et humilié et suppliant devant la face du Seigneur, déposant toute pompe royale, il se fit transporter a la maison du patriarche, qui était plus voisine du lieu même de la résurrection du Seigneur, espérant de celui qui avait vaincu la mort en ce lieu, qu'il l'admettrait aussi à participer à sa résurrection. Il fit alors appeler sa fille et son gendre, leur jeune enfant Baudouin, âgé de deux ans, le seigneur patriarche, les prélats des églises, et quelques-uns des princes que le hasard rassembla ; il leur confia le soin des affaires du royaume, leur transmit ses pleins pouvoirs, et leur donna, comme un prince vraiment pieux, sa bénédiction paternelle. Lui-même, véritable confesseur du Christ, s'enveloppant du vêtement de la religion et promettant de mener une vie régulière s'il recouvrait la santé, rendit bientôt l'esprit entre les mains de celui qui est le père des esprits, et alla, avec l'aide du Seigneur, recevoir le prix de ses œuvres, avec tous les princes pieux qui l'avaient précédé. Il mourut l'an onze cent trente et un de l'Incarnation, dans la treizième année de son règne, et le vingt et un du mois d'août. Il fut enseveli au milieu des rois ses prédécesseurs, de pieuse mémoire, au dessous du mont Calvaire, en avant du lieu appelé Golgotha. Ses obsèques furent célébrées, par les soins de ses serviteurs, avec une grande solennité et une magnificence vraiment royale. La mémoire de ce prince est demeurée et demeure en bénédiction auprès de tous, tant à cause de l'excellence de sa foi que des glorieuses actions qui illustrèrent son règne.