LIVRE TROISIÈME DES MORALES DE SAINT GRÉGOIRE SUR LE LIVRE DE JOB. CHAPITRE SECOND DU LIVRE DE JOB. 1. Or, les fils de Dieu vinrent un jour se présenter devant le Seigneur, et Satan vint aussi au milieu d’eux se présenter devant le Seigneur. 2. Le Seigneur dit à Satan : D’où viens-tu ? Et Satan répondit au Seigneur : De parcourir la terre et de m’y promener. 3. Le Seigneur dit à Satan : As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n’y a personne comme lui sur la terre; c’est un homme intègre et droit, craignant Dieu, et se détournant du mal. Il demeure ferme dans son intégrité, et tu M’excites à le perdre sans motif. 4. Et Satan répondit au Seigneur : Peau pour peau ! tout ce que possède un homme, il le donne pour sa vie. 5. Mais étends ta Main, touche à ses os et à sa chair, et Tu verras s’il Te maudit en face. 6. Le Seigneur dit à Satan : Voici, Je te le livre : seulement, épargne sa vie. 7. Et Satan se retira de devant la Face du Seigneur. Puis Il frappa Job d’un ulcère malin, depuis la plante du pied jusqu’au sommet de la tête. 8. Et Job prit un tesson pour racler le pus et s’assit sur du fumier. 9. Sa femme lui dit : Tu demeures ferme dans ton intégrité ! Maudis Dieu, et meurs ! 10. Mais Job lui répondit : Tu parles comme une femme insensée. Quoi ! nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal ! En tout cela Job ne pécha point par ses lèvres. 11. Trois amis de Job, Eliphaz de Théman, Bildad de Schuach, et Tsophar de Naama, apprirent tous les malheurs qui lui étaient arrivés. Ils se concertèrent et partirent de chez eux pour aller le plaindre et le consoler ! 12. Ayant de loin porté les regards sur lui, ils ne le reconnurent pas, et ils élevèrent la voix et pleurèrent. Ils déchirèrent leurs manteaux, et ils jetèrent de la poussière en l’air au-dessus de leur tête. 13. Et ils se tinrent assis à terre auprès de lui sept jours et sept nuits, sans lui dire une parole, car ils voyaient combien sa douleur était grande. EXPOSITION DU SENS LITTÉRAL CHAPITRE PREMIER Qu’encore que les premières tentations dont le démon a attaqué la vertu de Job n’aient servi qu’à la faire croître et éclater davantage, il ne laisse pas d’entreprendre de nouveau de le tenter. Le démon n’ayant tenté le bienheureux Job que pour lui donner la mort, les maux qu’il lui fait souffrir contribuèrent à la sanctification de sa vie. Et cet ancien ennemi eut la douleur de voir perfectionner la vertu de 1 ce saint homme par les mêmes afflictions qu’il avait cru pouvoir la détruire; mais quoiqu’il ait été surmonté dans cette première attaque, il ne laisse pas de lui préparer de nouvelles tentations; il a encore assez d’impudence pour espérer qu’il pourra enfin porter au mal ce saint personnage; parce qu’un méchant esprit ne peut jamais croire le bien, quand bien même il l’a éprouvé. Or, l’Écriture répète ici les mêmes paroles qu’elle avait déjà rapportées dans la première tentation, et comme nous les avons ci-devant exposées assez au long, j’estime ne pas devoir en parler davantage ici, de crainte qu’en rebattant tant de fois les choses que nous avons déjà expliquées, nous différions trop à en venir à celles qui ont plus besoin de l’être. Je crois néanmoins que ces Paroles que Dieu dit de nouveau à Satan : D’où viens-tu ? ont ici un autre sens que la première fois qu’Il les lui dit. Car lorsque le démon revient du combat dans lequel il a été si honteusement vaincu et que Dieu, sachant fort bien d’où il vient, ne laisse pas de le lui redemander; que fait-Il d’autre sinon reprocher à cet esprit de malice l’impuissance de son orgueil ? Comme s’Il lui disait clairement : Te voilà vaincu par un homme seul, et qui est revêtu d’une chair mortelle, toi qui as eu l’arrogance de vouloir t’élever contre Moi-même, qui suis le souverain Auteur de tous les êtres. Aussi le Seigneur, louant ensuite les vertus de Job, comme Il l’avait déjà fait auparavant, ajoute au triomphe de sa victoire ce nouvel éloge : Il demeure ferme dans son intégrité; comme s’Il disait au démon en termes clairs : Quant à toi, tu as exercé contre lui ta méchanceté, mais pour lui, il n’a point perdu son innocence; et en croyant diminuer son mérite, tu n’as servi, en dépit de toi, qu’à le faire croître. Parce que ce saint homme a conservé la pureté de son âme parmi ses souffrances avec plus de gloire qu’il ne l’avait fait durant sa prospérité. CHAPITRE II Que lorsque les élus sont affligés, ce n’est pas quelquefois pour leurs péchés, mais pour l’accroissement de leurs mérites; et que, en même temps que Dieu paraît les abandonner aux tentations, Il les protège, en ne permettant pas qu’ils soient tentés au-dessus leurs forces. Et tu M’excites à le perdre sans motif. Dieu étant souverainement véritable et juste, il faut examiner ici comment Il dit qu’Il a affligé Job sans motif. Car, étant juste, il n’est pas possible qu’Il afflige les hommes sans beaucoup de raison. D’ailleurs, étant véritable, Il ne peut pas avoir dit les choses autrement qu’Il les a faites. Afin donc que ses Paroles conviennent à sa Vérité et à sa Justice, en sorte qu’Il n’ait rien dit de faux, ni rien dit d’injuste, il faut reconnaître que cela a été en partie sans raison, et en partie avec raison que le bienheureux Job a été frappé de la 2 Main de Dieu. Puis donc que Dieu, qui n’est pas moins juste que véritable, a ainsi parlé de Lui-même, il faut montrer que ce qu’Il a dit est vrai, et que ce qu’Il a fait est juste. Et il était en effet bien nécessaire que la vertu de ce grand saint, qui n’était connue que de Dieu seul et de lui-même, fût rendue publique, pour pouvoir être imitée de tous : parce qu’il n’eût pas pu en donner aux autres de si grands exemples, s’il n’eût point souffert de tentation. C’est pourquoi Dieu, lui ayant donné la force de soutenir la violence de tous ces maux, le fit connaître aux hommes comme un illustre modèle digne d’être imité de tous, et découvrit, par les cruelles persécutions que le démon lui fit souffrir, une sainteté qui fut cachée dans la tranquillité de la paix et du repos. Ainsi la vertu de la patience de Job se perfectionna dans la souffrance de tant de fléaux, et les extrêmes douleurs qu’il endura accrurent la gloire de sa récompense. Afin donc que la vérité se trouve dans les Paroles du Seigneur et l’équité dans ses Actions, le bienheureux Job a été affligé avec raison, puisque l’affliction a fait croître son mérite; et il a été affligé sans raison, puisque cela n’a point été pour la punition de ses péchés. Et en effet, c’est affliger quelqu’un sans raison, lorsqu’il n’y a point en lui de crime à punir, et c’est l’affliger avec raison, lorsque l’affliction sert à le perfectionner dans la vertu. Mais que veulent dire ces paroles : tu M’excites à le perdre ? Est-ce que la souveraine Vérité peut être aigrie par les paroles de Satan, et que ses suggestions et ses instances sont capables de La porter à tourmenter si cruellement ceux qui lui sont les plus soumis ? Mais quelqu’un pourrait-il s’imaginer qu’un dieu voulût faire ce qui paraît même être indigne d’un homme de bien ? Aussi comme les hommes ne peuvent d’ordinaire châtier sans s’émouvoir, cette commotion en Dieu n’est autre chose que l’action même par laquelle Il nous afflige. Et Dieu Se rabaisse quelquefois jusqu’à notre manière de parler, afin de nous faire concevoir, autant que nous en sommes capables, les effets de sa Puissance infinie. Car cette Puissance souveraine, qui a tout créé sans y être obligée, qui gouverne tout sans jamais faillir, qui soutient tout sans Se peiner, qui règle tout sans être occupée, corrige aussi tout sans être émue, et tourne l’esprit de l’homme, selon qu’il Lui plaît, par les fléaux qu’Elle lui envoie, de telle sorte que sa Divinité ne passe jamais de l’immutabilité de la lumière aux ténèbres de la mutabilité et du changement. Et Satan répondit au Seigneur : Peau pour peau ! tout ce que possède un homme, il le donne pour sa vie. Cet ancien ennemi de l’homme se sert de l’usage ordinaire des choses extérieures, pour en faire un crime à l’intention du bienheureux Job. Il dit qu’on donne peau pour peau, parce que quand on voit venir un coup contre le visage, on a l’habitude de mettre la main au-devant, pour en défendre les yeux, et l’on expose ainsi le corps à être blessé, pour en garantir la partie la plus délicate. C’est pourquoi Satan, qui savait bien que les hommes en usaient ainsi, dit qu’alors on donne peau pour peau, et que tout ce que possède un homme, il le donne pour sa vie. Comme s’il disait clairement : Job ne 3 supporte patiemment tous ces fléaux extérieurs que parce qu’il craint qu’ils ne tombent sur sa personne. De sorte que ce n’est que le soin qu’il a pour sa chair qui l’empêche d’être touché de la perte des choses qu’il aime selon la chair, parce qu’il ressent d’autant moins la privation de ses biens et de ses enfants qu’il craint davantage pour lui-même. C’est pour cela que Satan demande ensuite le pouvoir d’affliger sa chair, en disant à Dieu : Mais étends ta Main, touche à ses os et à sa chair, et Tu verras s’il Te maudit en face. Il avait dit ci-devant : Mais étends ta Main, touche à tout ce qui lui appartient, et Tu verras s’il Te maudit en face. Et maintenant, comme s’il avait oublié cette première demande, il passe à une autre. Ce que la divine Providence a permis par miséricorde, afin que cet impudent accusateur de l’innocence apprenne à se taire, par de si fréquentes défaites que lui fait souffrir la constance du bienheureux Job . Le Seigneur dit à Satan : Voici, Je te le livre : seulement, épargne sa vie. Dieu joint de nouveau le soin de sa Protection à la permission qu’Il donne au démon de le tenter, et ainsi la divine Providence protège son serviteur en l’abandonnant et l’abandonne en le protégeant. Car Il abandonne en lui certaines choses et Il en protège d’autres. Et en effet, s’Il abandonnait entièrement Job entre les mains d’un adversaire si formidable, que deviendrait-il ? C’est pourquoi Il mêle dans la rigueur de cette permission un tempérament de piété, afin qu’il arrive dans un seul et même combat et que cet humble serviteur profite de l’affliction, et que cet ennemi superbe succombe par le pouvoir qui lui a été donné. De sorte que ce saint homme est comme retenu dans le Cœur de Dieu avec sa Main toute-puissante, en même temps qu’il est livré entre les mains du démon. Aussi était-il du nombre de ces brebis choisies, dont la Vérité même dit dans l’évangile : Personne ne les arrachera d’entre mes Mains. Cependant Dieu dit à l’ennemi qui le lui demande : Voici, Je te le livre. De sorte qu’il est vrai de dire qu’il est tout ensemble et dans la Main de Dieu et dans celle du démon. Car Dieu ayant dit : Voici, Je te le livre, et ajoutant aussitôt : seulement, épargne sa vie, ce divin Protecteur témoigne assez clairement qu’Il a comme retenu celui qu’Il abandonnait, et qu’en le livrant entre les mains du démon, Il ne le livrait pas absolument, puisqu’en même temps qu’Il expose aux traits de son ennemi, Il le met à couvert de ses coups. Mais que signifient ces Paroles que le Seigneur dit à Satan : épargne sa vie ? Et comment pourra-t-il épargner quelque chose, lui qui ne pense qu’à se jeter sur celles qui sont le plus soigneusement gardées ? Mais il faut savoir que pour Satan épargner est le même que n’oser attaquer : comme par une raison contraire, nous disons à notre Père céleste dans l’oraison du Seigneur : Ne nous induis pas en tentation. Car Dieu qui protège avec tant de miséricorde ceux qui lui sont véritablement soumis est bien éloigné de les induire en tentation, mais pour Lui, induire en tentation n’est autre chose que ne pas empêcher que les charmes des 4 tentations nous attirent au mal. Et Il ne nous induit pas dans les pièges de la tentation lorsqu’Il ne permet pas que nous soyons tentés au-dessus de nos forces. Comme donc il est dit que le Seigneur nous induit en tentation quand Il permet que nous y soyons induits par notre adversaire, de même il est ordonné à notre adversaire d’épargner la vie, lorsqu’il lui est défendu de la détruire par les tentations qu’il y excite. CHAPITRE III Que Job nous donne l’exemple de ne point flatter notre chair, et de nous représenter sans cesse des sujets d’humiliation, au lieu de les ôter de devant nos yeux. Et Satan donc s’étant retiré devant la Face du Seigneur (Nous avons fait voir ci-devant comment Satan sort de la Présence de Dieu), frappa Job d’un ulcère malin, depuis la plante du pied jusqu’au sommet de la tête. Il faut peser la rigueur des fléaux que Dieu nous envoie, par deux considérations principales, c’est-à-dire en examinant leur qualité et leur quantité. Car il arrive souvent que leur grand nombre est tempéré par leur modération, ou que leur rigueur est adoucie pour leur petit nombre. C’est- à-dire s’il y en a beaucoup, mais qu’ils sont peu rudes ou s’ils sont rudes, mais qu’il y en a peu. Ainsi, l’Écriture marque avec quelle violence le démon s’est servi de ces fléaux pour exercer sa rage contre ce saint homme, en faisant voir qu’il ne l’a pas seulement attaqué par l’effort de leur violence, mais qu’il a encore voulu l’accabler par le poids de leur multitude. Car elle dit, pour en marquer la qualité, que Satan frappa Job d’un ulcère malin, et pour donner à en connaître le nombre, elle ajoute : depuis la plante du pied jusqu’au sommet de la tête, afin que, comme son corps était alors sur la terre tout couvert d’amertume et de douleurs, son âme fût un jour dans le ciel toute comblée de joie et de gloire. Et Job prit un tesson pour racler et nettoyer le pus qui sortait de ses ulcères. De quoi est composé un tesson, sinon de boue ? Et qu’est-ce que le pus qui sort d’une plaie, sinon de la boue ? C’est donc comme si l’on disait qu’il nettoyait de la boue avec de la boue. Car ce saint homme, considérant d’où avait été tiré son corps, se servait d’un morceau d’un vase de terre cassé pour nettoyer un vase de terre, qui était aussi cassé. Ce qui nous témoigne clairement avec quelle sévérité il tenait son corps en sujétion lorsqu’il était en santé, puisqu’il le néglige si fort en le pansant de cette façon lorsqu’il est malade. Et aussi avec quelle rigueur il traitait sa chair quand elle était saine, puisqu’il ne touche à ses plaies ni avec du linge, ni avec sa main, mais seulement avec ce morceau de pot cassé, afin que, se regardant lui-même dans cette terre et dans cette boue, il prît soin de la santé de son âme, en pansant les plaies de son corps. Mais parce qu’il arrive souvent que les choses qui environnent notre corps enflent notre esprit, et que ce qui se passe autour de nous éloigne 5 des yeux de notre âme les infirmités de notre chair, les gens du monde, se voyant revêtus de l’éclat des dignités temporelles, présider dans les places les plus éminentes, et recevoir selon qu’il leur plaît les services et les respects d’une infinité de gens, dédaignent jeter les yeux sur leur propre fragilité. Oubliant la courte durée de ce vase de terre qu’ils portent, ils ne considèrent plus qu’il doit être bientôt brisé. Le bienheureux Job n’en fait pas de même, car afin que les choses mêmes qui l’environnaient lui pussent continuellement représenter sa faiblesse, et grossir devant ses yeux la considération de sa propre indignité, il ne choisit pas, pour se mettre, la première place de terre qui se présenta à lui, et qu’il eût apparemment pu trouver nette, mais il s’assit sur du fumier. Et il en usa ainsi, afin de se remettre dans l’esprit que la chair de l’homme avait premièrement été tirée de la terre et que la puanteur du lieu où il se mettait lui fît souvenir sans cesse que son corps devait bientôt être réduit en pourriture CHAPITRE IV Que c’est dans la vue de l’excellence du prix dont Dieu doit couronner ses élus dans l’autre vie, qu’Il les afflige en celle-ci avec beaucoup de rigueur; et que les excès de leurs souffrances sur la terre nous doit faire juger de la grandeur des peines des réprouvés dans l’enfer. Mais pendant que le bienheureux Job souffre tant de pertes, qu’il est affligé de la mort d’un si grand nombre d’enfants, qu’il est chargé de tant d’ulcères, pendant qu’il nettoie le pus qui sort de ses plaies avec un morceau de pot cassé et que, tout couvert de pourriture, il est couché sur un tas de fumier, il faut examiner un peu pourquoi Dieu tout-puissant afflige si prodigieusement, et comme avec quelque espèce d’abandon et de mépris, ceux qu’Il considère comme ses plus chers amis pour toute l’éternité. Or, quand je fais réflexion sur les plaies et les douleurs du bienheureux Job, je jette aussitôt les yeux sur saint Jean le Baptiste. Je considère alors avec une admiration extraordinaire que ce grand homme, qui était rempli de l’esprit de prophétie dès le ventre de sa mère, et que la Grâce de Dieu avait, pour ainsi dire, fait renaître avant qu’il fût né, cet ami particulier de l’Époux, qui, parmi tous ceux qui sont nés de femmes n’en a point eu de plus grand que lui, ce prophète si extraordinaire, qu’il est même plus que prophète, est mis en prison par des impies et a la tête coupée, pour récompenser la danse d’une jeune fille, et je suis épouvanté de voir que la mort d’un personnage si grave, si austère, si saint et si vénérable sert de jeu et de divertissement à des infâmes et des débauchés. Croirons-nous qu’il y ait eu quelque faute assez considérable dans la vie du plus grand des hommes, pour mériter d’être expiée par une mort si indigne ? Mais comment aurait péché dans son manger celui qui ne se 6 nourrissait que de sauterelles et de miel sauvage ? Comment aurait péché en somptuosité d’habits celui qui ne couvrait son corps que de poils de chameau ? Comment aurait péché dans le commerce et la société des hommes celui qui passait sa vie dans un désert ? Comment aurait péché en superfluité de paroles celui qui était si éloigné de toutes les vaines conversations du monde ? Comment aurait péché par un criminel silence celui qui reprenait, avec une véhémence si pleine de zèle, ceux qui venaient le consulter, en leur disant : Races de vipères, qui vous a appris à fuir la colère à venir ? Que veut donc dire que Dieu rend un témoignage si avantageux à la vertu du bienheureux Job, et qu’après cela, Il ne laisse pas de l’abattre, tout couvert d’ulcères jusque sur un tas de fumier ? Que veut dire aussi que le Seigneur loue saint Jean d’une manière si extraordinaire, et qu’Il tolère cependant que les paroles inconsidérées d’un homme qui avait bu le fassent mourir pour satisfaire une danseuse impudique ? Comment est-ce que Dieu tout-puissant traite avec un si prodigieux mépris ceux qu’Il avait élus avec tant de gloire avant tous les siècles, si ce n’est dans cette pensée, qui se présente d’abord à la piété des fidèles : c’est-à-dire qu’Il les afflige de la sorte dans les choses basses et méprisables, parce qu’Il voit la valeur infinie du prix dont Il doit les récompenser dans les biens célestes ? Ainsi, Il les humilie à l’extérieur jusqu’aux dernières indignités, parce qu’Il veut élever leurs âmes jusqu’à une gloire incompréhensible. Jugeons par des exemples si remarquables ce que les pécheurs que Dieu réprouve souffriront un jour, s’Il afflige ici, par tant de maux, des saints qu’Il aime, et comment ils seront punis, ceux qui mériteront de l’être dans le dernier jugement, si la vie de ceux qui reçoivent des témoignages si avantageux de leur Juge même est traversée de tant de misères et de tant de maux. 7 CHAPITRE V Que Job, ayant été tenté par sa femme comme Adam l’avait autrefois été par Ève, se montra plus fort sur son fumier qu’Adam dans le paradis, et que le démon se sert souvent pour nous tenter des personnes qui nous sont les plus proches et les plus chères. Sa femme lui dit : Tu demeures ferme dans ton intégrité ! Maudis Dieu, et meurs ! L’ancien ennemi de l’homme a l’habitude de nous tenter de deux manières, c’est-à-dire en s’efforçant soit de surmonter les âmes justes par la violence des afflictions, soit de les corrompre par ses persuasions et ses artifices. Il employa tous ses efforts contre Job de ces deux manières. Car il commença par lui causer la perte de tous ses biens, le priver de tous ses enfants et lui entamer tout le corps d’ulcères. Mais, voyant avec des yeux pleins d’envie que ce saint homme, tout couvert de pourriture au-dehors, conservait toujours au-dedans la santé de son âme, et que celui qu’il avait extérieurement dépouillé de tout, en était intérieurement devenu plus riche, par les louanges qu’Il recevait de son Créateur, il reconnut bien que les humiliations et les souffrances ne servaient qu’à élever avec plus de gloire ce divin athlète. Alors, se trouvant ainsi sans cesse vaincu, il eut recours à de plus subtils moyens de le tenter. Il reprit ses anciens artifices, et n’ayant pas oublié comment il avait trompé autrefois Adam, il revient à Ève. Il vit que Job, nonobstant tant de pertes et tant de maux, demeurait toujours invincible et se tenait comme en sûreté dans la forteresse de ses vertus. Il vit qu’il s’était réfugié en esprit dans un lieu inaccessible aux efforts et aux embûches de ses ennemis; c’est pourquoi il examine par quels degrés on peut monter dans ce château si fort et si bien muni. Il considère que rien n’est plus proche de l’homme que sa femme et qu’elle lui est soumise. Il se rend donc maître du cœur de la femme, et il s’en 8 sert comme d’un degré pour monter jusqu’au cœur de l’homme. Ainsi, il occupe l’esprit de la femme pour arriver à celui du mari. Mais il ne gagna rien par cet artifice, parce que ce saint homme considéra sa femme comme lui étant soumise et non pas supérieure, et par ses paroles pleines de vérité et de piété il instruisit celle à qui ce serpent d’enfer inspirait des paroles pleines de mensonge et d’impiété. Et en effet, il était bien raisonnable que l’esprit flottant de cette femme fût arrêté et affermi par la solide et sage censure de ce vertueux mari, qui avait appris par la chute du premier homme que la femme était incapable d’enseigner le bien. C’est pourquoi saint Paul a raison de dire à Timothée : Je ne permets pas à la femme d’enseigner. (I Tim 2,12) Parce qu’autrefois quand elle a voulu se mêler d’enseigner l’homme, elle l’a éloigné de la sagesse éternelle. Ainsi, l’ennemi de l’homme, qui avait surmonté Adam dans le paradis terrestre, a depuis perdu la victoire sur un tas de fumier, et, ayant inspiré à la femme, qui l’avait autrefois si bien servi dans ses desseins, des paroles trompeuses pour suggérer le mal, il n’a fait rien d’autre que l’envoyer à l’école sainte d’une doctrine de vérité. De sorte que la femme de Job, qui avait été excitée par le tentateur pour faire périr son mari, est instruite elle-même par ce saint homme pour ne pas se perdre. C’est ainsi que ce brave et généreux combattant surmonta son ennemi avec un si glorieux avantage, qu’il lui arracha même les traits dont il se servait, puisqu’il tourna contre Satan les mêmes armes, dont ce malheureux s’efforçait d’accroître le sentiment de ses douleurs. Or il faut soigneusement considérer dans les paroles de cette femme, qui tâche de corrompre son mari, que notre ancien adversaire s’applique à dérégler notre esprit, non seulement par lui-même, mais encore par les personnes qui nous sont les plus proches. Car lorsqu’il ne peut ébranler le cœur par ses violentes suggestions, il s’efforce d’y parvenir de façon plus couverte par les langues de ceux qui nous sont les plus chers et les plus unis. C’est pourquoi l’Écriture dit : Défiez-vous de vos enfants et gardez-vous de vos domestiques. Et voici comment parle Jérémie : Que chacun se tienne en garde contre son ami, et qu’on ne se fie à aucun de ses frères. Et il est écrit en Saint Matthieu : Et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison. (Mt 10,36) Car cet artificieux adversaire, se voyant repoussé du cœur des saints par la fermeté de leur courage, va chercher ceux qui en sont le plus tendrement aimés et se sert de leurs paroles pour suggérer plus agréablement ce qu’il veut, afin que la force de la dilection que les élus ont pour leurs amis ayant entamé leurs cœurs, l’épée de la suggestion pénètre plus facilement jusque dans les derniers retranchements de l’innocence et de la justice. Ainsi, ce dangereux ennemi, après avoir fait perdre au bienheureux Job ses biens, ses enfants et sa santé, se sert contre lui de la langue même de sa femme. Il faut aussi remarquer le temps qu’il prit pour corrompre l’esprit du mari par les discours empoisonnés de cette femme dangereuse. Car il ne se servit de ses paroles contre ce saint homme qu’après l’avoir entamé 9 dans son corps par une infinité de plaies, afin que le venin de ses iniques suggestions se communiquât plus aisément, lorsque la violence des douleurs lui avait comme préparé les voies. Voici donc l’ordre que tint cet adversaire fin et adroit pour tenter son ennemi : il lui enleva premièrement tous ses biens, qui ne touchaient ni à sa nature, ni à son corps. Il lui ravit ensuite ses enfants, qui étaient comme unis à lui par les sentiments de la nature, mais qui néanmoins étaient quelque chose de séparé de sa chair. Enfin, il frappa son corps même d’une maladie qui faisait horreur. Et comme il vit que par toutes les plaies dont il perça la chair de ce saint homme, il ne pouvait encore parvenir jusqu’à entamer son cœur, il eut recours à la langue de sa femme qui lui était unie si étroitement. Parce donc qu’il ne put souffrir la honte d’être vaincu dans un combat visible et connu, il lui tendit des embûches cachées sous la langue de sa femme, pour lui lancer plus secrètement les traits perçants de ces paroles : Tu demeures ferme dans ton intégrité ! Maudis Dieu, et meurs ! Il l’avait déjà tenté en lui ôtant toutes choses, et maintenant il le tente en lui laissant sa femme. Il lui a malicieusement enlevé tout ce qu’il avait, et il lui réserve encore plus malicieusement cette même femme, afin que, pour l’aider à l’exécution de sa mauvaise volonté, elle dise à son mari : Tu demeures ferme dans ton intégrité ! Voilà Ève, qui répète encore ses anciennes paroles. Car que veut dire : Abandonne ton intégrité ! sinon : méprise l’obéissance en mangeant le fruit défendu ? Que veut dire : Maudis Dieu, et meurs !, sinon : vis en transgressant le précepte et en sortant des bornes de l’état où tu as été créé ? Mais notre nouvel Adam demeure ferme et constant sur son fumier, au lieu que l’ancien se montra autrefois si inconstant et si faible dans le paradis. Car il répond ainsi aux paroles de cette pernicieuse conseillère : Tu parles comme une femme insensée. Quoi ! nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal ! C’est ainsi que l’ennemi de Job est défait de tous côtés; c’est ainsi qu’il est vaincu en toutes manières; c’est ainsi qu’il succombe dans toutes les tentations dont il combat le bienheureux Job, puisqu’il perd même le secours avantageux qu’il avait l’habitude de tirer de la femme. CHAPITRE VI Que les créatures, nous ayant détournés de Dieu par leurs charmes, il est bien juste qu’elles servent par leur amertume à nous y faire retourner; que comme le souvenir des Grâces de Dieu doit nous consoler dans l’affliction, le souvenir de ces châtiments doit nous humilier dans la prospérité; et que si l’on pèche en disant le mal, on pèche aussi en manquant à dire le bien. Mais faisons un peu de réflexion sur ce saint homme, privé de toutes les choses extérieures, et intérieurement plein de Dieu. L’apôtre saint 10 Paul, considérant en lui-même les richesses de la sagesse intérieure et au- dehors la corruption et la faiblesse de son corps mortel, dit que nous portons ce trésor dans des vases de terre. (II Cor 4,7) Dans le bienheureux Job, ce vase de terre fut comme cassé, et entr’ouvert par les ulcères dont sa chair fut entamée; mais le trésor de vertu qu’il portait au- dedans de l’âme demeura toujours en son entier. Ce vase de terre creva, pour parler ainsi, par toutes les plaies dont son corps fut percé, mais cela ne servit qu’à donner jour à ce trésor inépuisable de sagesse, qui y était renfermé, pour se communiquer au-dehors par ces paroles pleines d’une doctrine si pure et si sainte : Quoi ! nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal ! Il appelle Dons de Dieu tous les biens, soit temporels, soit éternels, et il appelle maux les fléaux que Dieu nous envoie durant cette vie. Un prophète parle des uns et des autres, quand il dit : Je suis le Seigneur, et il n’y en a point d’autre. Je forme la lumière, et Je crée les ténèbres, Je donne la paix, et Je crée l’adversité. (Is 45,7) Ce n’est pas que Dieu ait, en effet, créé le mal, puisque ce n’est point une nature qui ait d’existence, mais Dieu crée le mal lorsqu’Il fait servir les choses, qu’Il a formées bonnes, de fléaux et de châtiments pour ceux qui font mal, de sorte que ces mêmes choses sont tout ensemble et des biens par leur nature et des maux par la douleur qu’elles causent à ceux qui pèchent. D’où vient que le venin, qui est la mort de l’homme, est la vie du serpent. Car l’amour des choses présentes nous a éloignés de celui que nous devions avoir pour le Créateur, et notre âme déréglée, s’étant soumise à l’amour des créatures, s’est séparée de l’union et de l’attache à son souverain Auteur. Ainsi, il était bien juste et bien raisonnable que Dieu Se servît, pour punir cette âme, de ces mêmes créatures, que son égarement lui avait fait préférer à son Créateur. Ceci afin que l’homme pût trouver un châtiment qui le corrigeât, dans ces mêmes choses où son orgueil l’avait fait pécher sans aucune crainte, et qu’il se portât avec d’autant plus d’empressement à la recherche des biens qu’il avait perdus, qu’il reconnaissait que ceux qu’il avait si ardemment recherchés n’étaient que pleins de douleurs et d’amertumes. C’est pourquoi l’Écriture dit admirablement : Je forme la lumière, et Je crée les ténèbres, parce que quand Dieu crée au-dehors les ténèbres de la douleur, la lumière de l’esprit s’allume au-dedans par l’instruction. Je donne la paix, et Je crée l’adversité, parce que la paix avec Dieu nous est rendue quand les choses que Dieu avait créées avec bonté, mais que nous désirons avec malice, se changent en des fléaux et des châtiments, qui nous font souffrir un mal présent. Car, puisque le péché nous a mis en discorde avec notre Dieu, il est raisonnable que ce soit par les fléaux et les châtiments que la paix nous soit rendue, afin que les créatures, qui par leur nature sont toutes bonnes, devenant pour nous un sujet de douleur et d’affliction, servent à corriger notre âme, et à la rétablir par l’humilité dans la paix et l’union de son Créateur. Ainsi, le bienheureux Job appelle 11 ces fléaux de Dieu des maux en vue de la confusion dont ils troublent le bien de la tranquillité et du salut. Mais il faut surtout remarquer quelles sont les considérations dont se sert Job pour se fortifier contre les pernicieux conseils de sa femme : Quoi ! nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal ! Car nous trouverons beaucoup de consolations dans notre douleur, si nous avons soin de rappeler dans notre mémoire les Dons de Dieu quand nous sommes exposés à l’affliction, et notre âme sera toujours à l’épreuve des maux qui l’attaquent lorsqu’elle fera une sérieuse réflexion sur les Grâces que Dieu lui a accordées. C’est pourquoi il est écrit : N’oublie pas le bien dans le jour des maux, et n’oublie pas les maux dans le jour des biens. Parce que quiconque, en recevant des biens et des Grâces de la Main de Dieu, ne fait point la réflexion sur les fléaux qu’Il peut aussi lui envoyer se laisse facilement emporter à la vanité d’une joie inconsidérée. Quiconque aussi, en recevant des maux et des châtiments de la Main de Dieu, ne trouve point sa consolation dans la vue des Dons et des Grâces qu’Il en a reçus tombera bientôt dans le désespoir. Il faut donc toujours joindre ces deux importantes considérations, de sorte que l’une soit fortifiée par l’autre; et que, comme le souvenir du bien passé tempère la douleur du mal présent, de même l’appréhension du mal futur modère l’excès de joie du bien dont on jouit. Ainsi ce saint homme, afin de soulager son âme oppressée par tant de pertes et tant de douleurs, rappelle dans sa mémoire la douceur des Faveurs divines parmi l’excès des maux, et dit : Quoi ! nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal ! C’est pourquoi il a fort bien dit avant cela : Tu parles comme une femme insensée. Car comme la dépravation est dans la volonté et non dans le sexe, il ne dit pas simplement : Tu parles comme une femme, mais comme une femme insensée, afin de faire voir que ce qu’il y avait de mal dans cette femme venait d’une folie et d’une dépravation d’esprit qui lui étaient propres, et non de son être et de sa nature. En tout cela Job ne pécha point par ses lèvres. Nous péchons de nos lèvres de deux manières : en disant le mal ou en taisant le bien. Car s’il n’y avait jamais de péché à se taire, un prophète ne dirait pas : Malheur à moi, parce que je me suis tu. Ainsi le bienheureux Job n’a point péché de parole en tout ce qui lui est arrivé, parce qu’il ne s’est point emporté en des discours injurieux à la Majesté de Dieu qui le châtiait. Il n’a point retenu dans un criminel silence les paroles salutaires à l’égard de celle qui lui donnait de mauvais conseils; de sorte qu’il n’a péché ni en parlant, ni en se taisant, puisqu’il rend grâces à son Père céleste qui lui envoyait tous ces fléaux et qu’il étale la doctrine de la sagesse à sa femme qui s’efforçait de lui inspirer l’iniquité. Car comme il savait bien ce qu’il devait et à Dieu et au prochain, c’est-à-dire la fermeté de la patience à son Créateur, et l’instruction de la sagesse à sa femme; c’est pour cela qu’en rendant des actions de grâces à Dieu, il publia ses louanges, et qu’en 12 rejetant les dangereuses persuasions de sa femme, il l’instruisit de son devoir. Y a-t-il quelqu’un de nous, qui, s’il recevait la moindre de toutes ces afflictions, ne tombât dans le dernier découragement ? Cependant, Job, étant abattu au-dehors par une infinité de plaies dont son corps était couvert, son âme soutenue par la fermeté de son courage, demeure toujours élevée et inébranlable. Il regarde, comme au-dehors de lui, voler les traits dont la main cruelle de son ennemi perce sa chair à l’extérieur; il observe soigneusement tous ces dards qui lui sont lancés tantôt en face, tels que sont ses plaies extérieures, tantôt de côté, tels que sont les paroles de sa femme qui veut le corrompre. Et ce brave et vaillant soldat, se trouvant environné de tant d’ennemis qui le combattent, leur oppose de toutes parts le bouclier de la patience; il pare tous les dards que l’on lui lance, et il arme toutes ces vertus de la fermeté et de la circonspection de son âme, pour soutenir les coups dangereux que son ennemis décharge sur lui. CHAPITRE VII Que pour bien consoler un affligé, il faut compatir à sa douleur, mais en même temps prendre bien garde à ne pas le faire avec excès, comme il arriva aux amis de Job. Mais plus cet ancien ennemi est surmonté avec honte, plus il s’anime à préparer de nouvelles embûches; et comme il voit que la femme de Job se tait après la répréhension de son mari, il émeut aussitôt d’autres personnes, qui vinrent le reprendre lui-même, s’emportant en beaucoup de paroles injurieuses contre ce saint homme. Car, comme il s’était appliqué à l’affliger par les fréquentes nouvelles de ses pertes et de ses dommages, il s’efforce ici de briser la fermeté de son âme, par des paroles offensantes qu’il met dans la bouche de ces indiscrets amis. Voici ce qu’en dit l’Écriture. Trois amis de Job, Eliphaz de Théman, Bildad de Schuach, et Tsophar de Naama, apprirent tous les malheurs qui lui étaient arrivés. Ils se concertèrent et partirent de chez eux pour aller le plaindre et le consoler ! Le fait qu’ils étaient ainsi convenus ensemble d’aller consoler la douleur de Job marque et l’amitié qui était entre eux, et la compassion charitable dont ils étaient touchés pour une personne si affligée. Aussi la seule considération de ce qu’en dit l’Écriture, c’est-à-dire qu’ils étaient amis d’un si grand homme, suffit pour nous témoigner et qu’ils étaient vertueux, et que leur intention était droite et sincère. Cependant, cette bonne intention n’est plus que ténèbres devant les Yeux du sévère et souverain Juge, à cause de la faute où ils sont tombés en parlant si indiscrètement à leur ami. 13 Ayant de loin porté les regards sur lui, ils ne le reconnurent pas, et ils élevèrent la voix et pleurèrent. Ils déchirèrent leurs manteaux, et ils jetèrent de la poussière en l’air au-dessus de leur tête. Cette horrible maladie de Job l’ayant tellement défiguré qu’il en était méconnaissable, ses amis en furent si touchés, qu’en le voyant ils font de grands cris, ils répandent beaucoup de pleurs, ils déchirent leurs habits et ils couvrent leurs têtes de cendre, afin que, comme la violence de tant de maux avait changé celui qu’ils étaient venus consoler, leur douleur volontaire et compatissante changeât aussi leur extérieur. L’ordre de la consolation demande que, lorsqu’on veut soulager l’affliction de quelque personne, on s’applique premièrement à s’affliger avec lui. Car il est impossible de consoler un affligé sans compatir à sa douleur, puisque, lorsqu’on ne prend point de part à l’affliction de celui qui souffre, il est difficile d’acquérir beaucoup de crédit dans son esprit, en étant séparé de sentiment. Il faut donc attendrir d’abord son esprit, pour condescendre à la douleur de celui qui était affligé, afin que, s’accommodant à lui, l’on s’y unisse, et que, y étant uni, on puisse le porter à des sentiments plus modérés. Et en effet, nous voyons que l’on ne joint point deux morceaux de fer ensemble, si on ne les amollit tous deux dans le feu; et le dur ne peut pas s’unir à ce qui est mou, si sa dureté n’est premièrement attendrie, en sorte qu’il devienne une même chose avec celui auquel on a dessein de le joindre. Il en est de même quand nous voulons relever quelqu’un qui est tombé. Car nous ne saurions le faire sans nous incliner nous-mêmes, puisque la position de celui qui est debout, étant différente de la position de celui qui est couché, il est impossible de le relever si on ne se rabaisse jusqu’à lui. Ainsi, les amis de Job, pour soulager sa douleur, s'appliquèrent, par un devoir nécessaire, de s’affliger aussi avec ce saint homme. De sorte que, voyant son corps déchiré de plaies, ils déchirèrent aussi leurs habits, et, lui voyant le visage tout changé et défiguré, ils se défigurèrent aussi la tête, en la couvrant de poussière et d’ordure, afin que ce pauvre affligé reçût d’autant plus agréablement les paroles de consolation qu’ils lui apportaient, qu’ils reconnaîtrait en eux quelque chose de sa douleur. Celui néanmoins qui veut consoler un affligé doit prendre garde à mettre des bornes à la douleur qu’il lui fait paraître, de crainte qu’au lieu d’adoucir l’esprit de son ami, il ne le porte jusqu’au désespoir, par l’excès de l’affliction dont il compatit à la sienne. Car nous devons joindre notre affliction à celle d’autrui avec une si juste mesure, que nous le soulagions par une compassion modérée, sans l’accabler par l’excès de notre douleur. Et peut-être qu’en cela les amis de Job ont manqué d’approche, en s’affligeant plus qu’il ne fallait pour le consoler. Car, ne considérant que la grandeur de l’affliction, et ne connaissant pas la grandeur d’âme de l’affligé, ils s’emportèrent à une douleur excessive, comme si cet homme si fort et si courageux eût été autant pénétré de faiblesse dans le fond du cœur qu’il était percé de plaies dans toutes les parties de son corps. 14 CHAPITRE VIII Que comme le manque de considération corrompt souvent, par la suite, des actions commencées avec une bonne intention, l’on doit beaucoup craindre, en faisant le bien, de le faire mal, et considérer avec quelle rigueur Dieu punira les actions de pure malice, s’Il châtie les simples fautes d’indiscrétion. Et ils se tinrent assis à terre auprès de lui sept jours et sept nuits, sans lui dire une parole, car ils voyaient combien sa douleur était grande. Il est incertain si les amis de Job furent assis continuellement auprès de lui durant sept jours et sept nuits, ou bien seulement s’ils lui rendirent leurs visites chacun de ces sept jours et ces sept nuits. Car on a l’habitude de dire que l’on travaille à une affaire durant un certain nombre de jours, quoique l’on n’y soit pas continuellement occupé durant ce temps-là. Ainsi l’Écriture met souvent le tout pour la partie, la partie pour le tout. La partie est mise pour le tout lorsque l’Écriture, décrivant la famille de Jacob, dit qu’il entra en Égypte avec soixante-dix âmes. Car en marquant les âmes, elle comprend aussi les corps des personnes qui y entrèrent. Le tout est mis pour sa partie lorsque Marie pleurant au tombeau de Jésus Christ dit : Ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils L’ont mis. Car elle ne cherchait que le Corps de Jésus Christ, et elle pleure comme si on avait enlevé Jésus tout entier. De sorte qu’il est incertain si en ce lieu l’Écriture a marqué le tout pour sa partie. Mais quoi qu’il en soit, il ne faut pas négliger ici cette circonstance qu’elle rapporte, que les amis de Job sont demeurés longtemps sans parler, et que quand ils ont parlé, Dieu a condamné ce qu’ils ont dit. Car il y en a qui parlent d’abord avec indiscrétion, et continuent encore après 15 avec plus d’emportement qu’ils n’ont commencé. Et il y en a d’autres qui, à la vérité, ne se hâtent pas tant de parler, mais qui, après avoir une fois commencé, ne gardent plus de modération et de retenue dans leurs paroles. C’est ainsi que les amis de Job, voyant son excessive douleur, demeurèrent longtemps dans le silence, mais après avoir commencé, quoique tard, ils parlèrent avec beaucoup d’indiscrétion, en voulant absolument condamner une affliction si juste. Ils retinrent leur langue en l’empêchant de parler trop tôt, mais dès le moment qu’elle eut commencé de rompre ce long silence, ils la laissèrent aller depuis la consolation jusqu’aux injures. Ils étaient venus avec l’intention de le consoler, mais l’indiscrétion de leurs discours corrompit toute la pureté du bon dessein que leur piété avait d’abord offert à Dieu. Car il est écrit : Si tu as bien fait de M'apporter des offrandes, en les choisissant mal n'as-tu pas péché ? Or, on offre bien lorsqu’on le fait avec une bonne intention. Mais on ne choisit pas bien son offrande lorsqu’on ne considère pas avec assez de discernement ce que l’on commence par esprit de piété. Parce que bien choisir ce que l’on offre n’est autre chose qu’examiner tous nos bons desseins avec une soigneuse discrétion, en sorte que, si nous négligeons de la pratiquer, nous péchons même en faisant le bien. Aussi arrive-t-il assez souvent que, n’ayant pas assez de soin de considérer exactement les choses que nous commençons avec une intention droite, nous ignorons quelle doit en être la fin et quel jugement Dieu en fera, puisqu’une action qui paraît d’abord pleine de vertu devient quelquefois par la suite vicieuse et corrompue par les péchés qui s’y mettent. Or, quiconque fera réflexion sur les actions des amis de Job sera persuadé qu’ils vinrent le consoler avec une intention droite et sainte. Et en effet, il suffit de considérer quelle a dû être leur charité pour convenir tous ensemble d’aller voir un affligé pour le consoler, quelle leur patience pour ne point se lasser de passer en silence sept jours et sept nuits auprès d’une personne si misérable, quelle leur humilité pour demeurer si longtemps assis contre terre, quelle leur compassion pour se couvrir la tête de poussière. Cependant, dès qu’ils eurent commencé à parler, ils méritèrent d’être justement repris de Dieu, au sujet de la même chose pour laquelle ils croyaient devoir être récompensés. Parce qu’il arrive d’ordinaire aux imprudents que ce qu’ils entreprennent dans la seule vue de la récompense leur tourne à la fin à péché. Ainsi ils perdirent par l’irréflexion de leurs paroles le bien qu’ils avaient acquis avec tant de peine. Et si Dieu, par sa Grâce et sa Bonté ne leur eût commandé d’offrir le sacrifice pour l’expiation de leur faute, ils eussent justement mérité d’être punis pour la même chose qu’ils avaient cru devoir les rendre agréables à Dieu. Et il leur arriva de déplaire à ce Juge souverain, lorsqu’ils avaient plus de complaisance en eux-mêmes pour ce zèle ardent avec lequel ils paraissaient Le défendre. Nous en parlons de la sorte afin d’obliger ceux qui liront ceci à considérer sérieusement avec quelle rigueur Dieu punira les actions que 16 l’on fait à mauvaise intention, s’Il châtie si sévèrement celles qui, étant entreprises à bon dessein, sont par la suite accompagnées d’indiscrétion et de négligence. Et en effet, qui ne présumerait avoir mérité une très grande récompense s’il avait fortement repris son prochain pour défendre la cause de Dieu; ou bien s’il avait gardé le silence durant sept jours et sept nuits pour consoler Job dans sa douleur ? Et cependant, nous voyons ici que les amis de Job, en travaillant de la sorte, n’ont fait que pécher, parce que, encore qu’ils connussent bien l’importance et le mérite de la consolation qu’ils voulaient donner, ils ignoraient néanmoins la juste mesure de discrétion avec laquelle ils devaient agir à cette occasion. C’est pourquoi nous ne devons pas seulement considérer ce que nous faisons, mais encore de quelle manière nous devons l’accomplir. Premièrement pour ne jamais faire de mal en quelque sorte que ce puisse être, et ensuite pour ne point faire le bien avec imprudence. Un prophète nous y exhorte lorsqu’il dit : Maudit soit celui qui fait avec négligence l’œuvre de Dieu. (Jer 48,10) Or tout ce que nous disons ici doit servir à nous faire craindre, non seulement dans le mal que nous commettons, mais même dans le bien que nous pouvons faire, le sévère et inconcevable examen du Juge terrible; d’autant que ce qui durant cette vie nous paraissait comme une vertu, se trouvera peut-être alors n’être que péché, et que l’action dont on attendait une favorable récompense n’entraînera qu’un effroyable supplice. 17 EXPOSITION DU SENS ALLÉGORIQUE, où tout ce qui est dit de Job est appliqué à Jésus Christ CHAPITRE IX De l’étroite union du Chef et des membres : de Jésus Christ avec son Église. Que Jésus Christ ne Se fût point fait homme afin de mourir pour les hommes si le premier homme n’eût point péché; et que, ayant souffert sans péché les peines dues au péché, Il en a délivré les pécheurs avec justice. Après avoir ainsi expliqué la suite de notre histoire, il faut en venir aux mystères des allégories. Mais parce qu’au commencement de cet ouvrage, où nous avons parlé de l’union du Chef et des membres, nous avons d’abord pris soin de montrer avec quelle liaison de charité ils étaient joints, puisque, d’une part, le Seigneur souffre encore présentement beaucoup de choses dans nous qui sommes son Corps, et que de l’autre, ce Corps, c’est-à-dire la sainte Église, jouit déjà en quelque sorte de la gloire du ciel dans son Chef, qui est le Seigneur, il faut maintenant expliquer les Souffrances de ce même Chef, afin de faire connaître combien Il endure dans ses membres. Car si nos maux ne Le touchaient point, Il n’adresserait pas à son persécuteur ces paroles en faveur de ses membres affligés : Saül, Saül, pourquoi Me persécutes-tu ? (Ac 26,14) Si nos douleurs n’étaient pas les siennes, saint Paul, étant converti et prenant soin de mortifier son corps, ne dirait pas : Ce qui manque aux Souffrances de Christ, je l’achève en ma chair, pour son Corps, qui est l’Église. (Col 1,24) Et cependant, se considérant déjà comme élevé au ciel avec son Chef, il dit ailleurs : Il nous a ressuscités ensemble, et nous a fait asseoir ensemble dans les lieux célestes, en Jésus Christ. (Ep 2,6) Ce grand Apôtre souffrait sur la terre une infinité de persécutions et de tourments, mais quoiqu’il fût comme accablé de peines et d’afflictions, il ne laisse pas de se considérer déjà comme dans le ciel, par la Gloire de son Chef qui rejaillissait sur lui. Puis donc que nous sommes persuadés de l’étroite union qui se trouve en toutes choses entre le Chef et ses membres, nous commencerons ici par les persécutions que le Chef a endurées, afin d’en venir ensuite aux maux qu’ont souffert les membres. Mais parce que nous avons déjà plusieurs fois expliqué ce que dit l’Écriture, que Satan se présenta un jour devant Dieu, que Dieu lui demanda d’où il venait, et qu’Il dit ensuite de grandes louanges en faveur de Job, nous ne le répéterons pas ici, de crainte de différer trop longtemps, si nous nous embarrassions encore des choses déjà expliquées, à en venir à celles qui ne le sont pas. Ainsi, nous commencerons l’exposition des allégories à ce que l’Écriture dit de nouveau à la suite des paroles qui ont déjà tant de fois été répétées. 18 Dieu dit donc à Satan : tu M’excites à le perdre sans motif. Si le bienheureux Job dans ses souffrances représente le Sauveur dans sa Passion, comment Dieu dit-Il à Satan : tu M’excites à Le perdre ? Car le Médiateur entre Dieu et l’homme, Jésus Christ Homme, est venu souffrir les maux qu’avait mérités notre nature mortelle, afin d’expier les fautes que nous avions commises par la violation de la loi : mais, étant de même substance que son Père, comment peut-il être vrai que Satan ait animé contre Lui ce même Père ? Car il est certain que cette étroite liaison ne peut être rompue par aucune inégalité de puissance, ni diversité de volonté. Mais il faut considérer que Celui qui par sa Divinité est égal au Père est Celui-là même qui est venu, pour l’amour de nous, souffrir dans sa Chair mortelle les fléaux que nous avions mérités. Or, Il n’aurait pas pu les endurer, s’Il n’eût pris la forme de l’homme condamné, pour le racheter; et si le premier homme n’eût point péché, le second Homme ne fût point venu Se soumettre à l’ignominie de sa Passion. Quand donc le premier homme a été séparé du Seigneur par la séduction du démon, alors il a été vrai de dire que le Seigneur a été excité contre le second Homme. Ainsi Satan a excité le Seigneur contre le premier homme lorsqu’il l’a précipité du haut de la justice par sa désobéissance. Car s’il n’eût entraîné Adam par un péché volontaire dans la mort de l’âme, le second Adam qui n’avait point péché n’eût jamais souffert la mort volontaire de la chair. C’est pourquoi ces paroles : tu M’excites à Le perdre, peuvent aussi fort bien s’entendre de notre Sauveur. Comme si Dieu eût dit clairement au démon : Parce que ce n’est pas pour ses fautes, mais pour celles du premier Adam que meurt le second Adam, tu M’as excité contre Lui, lorsque par tes suggestions artificieuses tu as soustrait à mon service ce premier Adam. Or l’Écriture ajoute : sans motif, parce que Celui-là est affligé sans motif, qui souffre la peine du péché sans l’avoir commis. Celui-là est affligé sans motif, qui, étant né dans la chair sans avoir eu de péchés qui Lui soient propres, n’a pas laissé de souffrir la punition des fautes dont la chair était entachée. Aussi est-ce pour cette raison qu’un prophète dit : Ce que Je n’ai pas dérobé, il faut que Je le restitue. (Ps 69,4) Car le premier Adam, ayant été créé pour le paradis, a voulu usurper avec orgueil la ressemblance de la Puissance divine, mais le Médiateur entre Dieu et l’homme, sans avoir commis de péché, a souffert la peine due à cette orgueil. Aussi est-ce pour cela qu’un sage a dit autrefois à Dieu : Comme Tu es juste, Tu disposes justement de toutes choses, et Tu condamnes Celui même qui ne mérite pas d’être puni. Sur quoi il y a sujet de s’étonner, comment Celui qui est appelé juste et qui dispose justement de toutes choses peut condamner Celui qui ne mérite pas d’être puni. Car notre Médiateur n’a pas mérité par Lui-même d’être puni puisqu’Il n’a point commis de péché. Mais s’il n’eût point souffert la mort sans la mériter, Il ne nous eût jamais délivrés de celle que nous méritions. C’est pourquoi le 19 Père céleste, qui est juste, dispose des choses très justement lorsqu’Il punit Celui qui est juste, puisqu’Il justifie tous les pécheurs en condamnant en leur faveur Celui qui est sans péché, afin que les élus puissent parvenir au comble de la justice, lorsque Celui qui est élevé au- dessus de tout, souffre la peine de leurs injustices C’est donc parce qu’Il a été condamné sans l’avoir mérité en aucune sorte, que l’Écriture dit ici qu’il a été affligé sans motif. Mais quoiqu’il soit très vrai que cela ait été sans motif à l’égard de son Innocence, cela n’a néanmoins pas été sans motif à l’égard de nos actions. Car la rouille de nos péchés ne pouvait être consumée sans le feu des afflictions et des douleurs. Ainsi Celui qui était sans péché est venu volontairement S’offrir aux tourments, afin que les tourments et les supplices dûs à nos crimes perdissent avec d’autant plus de justice le droit qu’ils avaient sur les coupables, qu’ils s’étaient injustement attaqués à Celui qui ne leur était point soumis. C’est donc tout ensemble et sans raison et avec raison qu’Il a été affligé. Parce que d’une part, Il n’a point eu en Lui de péché, mais de l’autre, Il a effacé par son propre Sang les taches de tous nos péchés. CHAPITRE X Que les persécuteurs de Jésus Christ, qui étaient les membres du démon, ne L’ont fait souffrir qu’autant et de la manière qu’Il l’a voulu; et que les tentations que le démon a excitées contre Lui n’ont été qu’extérieures; pas plus que les mouvements qu’il a excités en Lui-même. Et Satan répondit au Seigneur : Peau pour peau ! tout ce que possède un homme, il le donne pour sa vie. Mais étends ta Main, touche à ses os et à sa chair, et Tu verras s’il Te maudit en face. Quand l’esprit impur voit que le Rédempteur fait éclater sa Puissance par des miracles, il s’écrie : Je sais qui tu es : le Saint de Dieu. (Mc 1,24) Ainsi il témoigne craindre Jésus, en Le reconnaissant pour Fils de Dieu, mais comme il ignore la grandeur de sa Miséricorde divine et les conseils de sa Bonté, il croit que Jésus, étant passible, n’est qu’un simple homme. Satan savait bien que plusieurs qui occupaient la place de pasteurs n’avaient qu’une apparence de sainteté, et qui, étant entièrement dépouillés des entrailles de charité, ne comptaient pour rien le mal et les dommages de leur prochain. C’est pourquoi, mettant le bienheureux Job de ce nombre, comme il vit qu’il n’avait pu le surmonter par tant de pertes qu’il lui avait fait souffrir, il s’enflamma d’un si violent désir d’entamer sa chair par les douleurs et par les tourments, qu’il osa bien dire à Dieu : Peau pour peau ! tout ce que possède un homme, il le donne pour sa vie. Mais étends ta Main, touche à ses os et à sa chair, et Tu verras s’il Te maudit en face. Comme s’il disait clairement : Les choses extérieures ne le touchent pas assez pour l’émouvoir, mais il fera véritablement connaître quel il est si on le fait souffrir lui-même. C’est ce que dit Satan, non par 20 des paroles, mais par des désirs, lorsqu’il souhaita pouvoir faire endurer tous ces maux à Job. Et c’est ce qu’il a mis encore depuis et dans le cœur et dans la bouche de ses membres réprouvés. Car c’est véritablement lui- même qui parle, lorsque selon le rapport d’un prophète, il fait dire à ses sectateurs : Allons, mêlons du bois à son pain ! Retranchons-Le de la terre des vivants. Car mettre du bois dans son pain n’est autre chose qu’attacher le Corps de Jésus Christ au bois de la croix. Et ces misérables pensaient retrancher sa Vie de la terre des vivants, lorsque, Le voyant mortel, ils s’imaginaient qu’Il serait anéanti par la mort. Le Seigneur dit à Satan : Voici, Je te le livre; seulement, épargne sa vie. Qui serait assez insensé pour croire que le Créateur voulût livrer le Corps de Jésus Christ entre les mains de Satan ? Mais aussi, qui est assez peu instruit de la vérité pour ne pas savoir que tous ceux qui se joignent au démon par l’iniquité de leur vie sont véritablement ses membres ? Et en effet, Pilate a été un de ses membres, en méconnaissant jusqu’à la fin le Seigneur qui était venu en ce monde. Les premiers des prêtres ont été son corps lorsqu’ils se sont efforcés de chasser du monde le Sauveur même du monde, en Le persécutant jusqu’à la mort. Lors donc que le Seigneur S’est livré pour notre salut entre les mains de ces membres de Satan, q u ’ a - t-I l f a i t a u t r e c h o s e s i n o n d e permettre à Satan d’étendre sa main sur Lui, afin que cette mort, qui Le faisait succomber à l’extérieur, servît à nous délivrer et extérieurement et intérieurement ? Si donc la main de Satan est son pouvoir, Jésus en ressentit la pesanteur sur sa propre Chair, lorsque les Juifs, qui étaient le corps de Satan, Lui firent endurer les crachats, les soufflets, les fouets, la croix et le coup de lance. C’est pourquoi, étant près d’aller à la croix, Il dit à Pilate, l’un des membres du démon : Tu n’aurais sur Moi aucun pouvoir, s’il ne t’avait été donné d’en haut. (Jn 19,11) Cependant Il fit intérieurement servir à son avantage cette puissance qu’Il lui avait extérieurement donnée contre Lui. Car Pilate, ou Satan, le chef de ce malheureux, était en effet soumis à la Puissance de Celui sur Lequel il avait reçu la puissance; parce que Jésus Christ, comme lui étant supérieur, avait, avant cela, disposé tout ce qu’Il endura ensuite de la part de ses persécuteurs, auxquels Il avait voulu Se rendre inférieur, afin que la cruauté même du démon, qui animait l’esprit de ces infidèles, servît à l’avantage de tous ces élus. Ainsi Il ordonna 21 intérieurement, par sa Bonté, toutes les choses qu’Il permit qu’on Lui fît extérieurement souffrir. C’est pour ce même sujet qu’il est dit de Lui dans la Cène : Jésus, qui savait que le Père avait remis toutes choses entre ses Mains, qu’Il était venu de Dieu, et qu’Il S’en allait à Dieu, Se leva de table, ôta ses vêtements. (Jn 13,4) On voit que Jésus Christ, étant près de Se livrer entre les mains de ses persécuteurs, savait bien qu’eux-mêmes étaient dans les siennes. Car, puisque toutes choses Lui avaient été mises entre ses Mains, il est certain qu’Il y tenait ceux même qui Le tenaient; de sorte qu’Il faisait, par des voies cachées, tourner à l’usage de sa Miséricorde et de sa Bonté tout ce que leur rage avait le pouvoir de Lui faire souffrir de plus sensible et de plus cruel. Disons donc que le démon est entre ses Mains, puisque, encore qu’il ait reçu le pouvoir d’exercer sa cruauté contre la Chair du Sauveur, il n’a néanmoins fait autre chose que d’exécuter, sans le savoir, les ordres de sa Puissance. Or, Dieu ordonne à Satan de garder son âme, non pas qu’Il lui défende absolument de la tenter, mais pour le convaincre qu’il n’a pas la puissance de la vaincre. Car ce n’est pas comme nous, qui, n’étant purement qu’hommes, sommes si souvent ébranlés par l’effort des tentations; l’Âme de notre Sauveur n’a point été troublée par une nécessité et une violence extérieure. Et en effet, quoique notre ennemi ait transporté sur une haute montagne Celui qu’il avait eu permission de tenter, quoiqu’il Lui ait offert tous les royaumes du monde, quoiqu’il Lui ait proposé de changer les pierres en pain, il n’a néanmoins jamais eu la force d’ébranler l’Âme du Médiateur entre Dieu et l’homme. Parce qu’Il a souffert ces attaques à l’extérieur, en telle sorte que son Âme étant intérieurement attachée à sa Divinité demeura toujours constante et inébranlable. Et encore qu’il soit dit dans l’évangile que Jésus Se troubla et frémit en son Esprit; c’était Lui-même qui disposait par sa Puissance divine jusqu’à quel point son Humanité devait se troubler; gouvernant ainsi toutes choses avec un ordre immuable et Se rendant muable Lui- même pour exprimer la faiblesse de l’humanité. Il demeura donc toujours tranquille en son Âme, pendant qu’Il réglait souverainement le trouble qu’Il devait faire paraître à l’extérieur, pour témoigner de la vérité de la nature qu’Il avait prise. Or, parce que quand nos affections sont bien réglées, nous n’aimons rien de toutes les choses créées plus chèrement que notre âme, et que, pour exprimer aux personnes que nous aimons la grandeur de notre amour, nous leur disons que nous les aimons comme notre âme, l’on peut entendre par l’âme dont il est ici parlé, la vie des élus. Car quand Satan reçoit la permission d’entamer la Chair du Sauveur, on lui interdit de toucher son Âme; parce que les élus sont soustraits à sa tyrannie lorsque le Corps des Jésus est exposé aux souffrances de sa Passion; et leur esprit se fortifie contre toutes les tentations lorsque son Corps reçoit la mort sur la croix. Ainsi Dieu dit au démon : Voici, Je te le livre : seulement, épargne sa vie; c’est-à-dire : Je te donne pouvoir sur son Corps, mais Je 22 te prive de l’injuste domination que tu exerçais sur mes élus, que Je possède avant tous les siècles dans mon éternelle prescience. CHAPITRE XI Que le démon a fait souffrir des persécutions aux élus dès le commencement du monde, et que Jésus Christ, abandonnant les superbes, Se repose dans le cœur des humbles, des pénitents et des affligés. Or, Satan, s’étant retiré de devant la Face du Seigneur, frappa Job d’un ulcère malin, depuis la plante du pied jusqu’au sommet de la tête. Nul n’a jamais marché dans la voie des élus, qui n’ait soutenu les assauts de cet ancien ennemi; et tous ceux qui, depuis le commencement du monde jusqu’à présent, ont souffert du mal en vivant bien, ont été du nombre des membres de notre Sauveur. Et en effet, Abel n’a-t-il pas témoigné être un de ses membres, lorsqu’il a secrètement figuré, et par la pureté de son sacrifice et par l’innocence de sa mort, la Passion de Celui dont il est écrit : Semblable à une brebis muette devant ceux qui la tondent, Il n’a point ouvert la bouche ? (Is 53,7) Cela a donc été dès la naissance du monde que Satan s’est efforcé de détruire le Corps de notre divin Rédempteur. Et ainsi il L’a déchiré par les coups dont il L’a blessé depuis les pieds jusqu’à la tête, puisqu’en commençant par ceux qui n’étaient purement qu’hommes, il a étendu sa rage jusqu’au Chef même de l’Église, qui est Homme-Dieu. Et l’Écriture dit fort bien : Et Job prit un tesson pour racler et nettoyer le pus qui sortait de ses ulcères. Car qu’est-ce qu’un morceau de pot de terre dans la Main de Dieu, sinon une chair formée de la boue de notre nature ? Parce que comme un pot de terre s’endurcit au feu, de même la Chair du Seigneur s’est fortifiée en passant par les tourments de sa Passion; puisque, étant morte par la faiblesse de sa nature, elle s’est retrouvée tout à fait exempte d’infirmité en ressuscitant. C’est pourquoi un prophète dit : Ma force s’endurcit comme l’argile. (Ps 22,15) Car sa Force s’est endurcie comme un pot de terre lorsqu’Il a fortifié par le feu de la Passion l’infirmité de la chair qu’Il avait prise. Or, que faut-il entendre par le pus qui sort d’un ulcère, sinon le péché ? Et en effet, la chair et le sang signifient d’ordinaire les péchés; d’où vient que David dit 23 dans un psaume : Délivre-moi du sang. (Ps 51,14) Et le pus qui sort d’une plaie est la pourriture du sang, de sorte que ce pus ne marque autre chose que les péchés de la chair, qu’une habitude invétérée rend plus dangereux. Ainsi, les plaies se corrompent lorsqu’on devient pire en négligeant ses péchés. Jésus Christ donc, ce Médiateur entre Dieu et l’homme, en livrant son Corps entre les mains de ses persécuteurs, a nettoyé le pus de ses plaies avec un tesson, quand Il a effacé le péché par sa Chair sacrée. Car Dieu a condamné le péché dans la chair, en envoyant, à cause du péché, son propre Fils dans une chair semblable à celle du péché. (Rom 8,3) Ainsi, en opposant l’innocence de sa Chair à son ennemi, Il a purifié la pourriture de la nôtre, et S’est servi, pour nous rendre libres, de cette même mortalité, par laquelle le démon nous tenait captifs. Parce que ce divin Médiateur a changé en des armes de justice cette chair mortelle, dont nous nous étions fait une funeste obligation de péché. Il faut donc conclure que l’on nettoie le pus de ses plaies avec un tesson, lorsque l’on surmonte le péché par la chair mortelle. Et s’assit sur du fumier. Il ne va point chercher un barreau, où la loi se fait entendre, ni aucun de ces superbes édifices qui s’élèvent jusqu’aux nues, mais il s’assit sur du fumier : parce que le Rédempteur de l’homme, étant venu Se revêtir d’une chair mortelle, a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes, (I Cor 1,27) ainsi que parle l’Apôtre. Et en effet, n’est-Il pas comme assis sur un fumier après la ruine de ses maisons, lorsque, abandonnant les Juifs superbes, Il vient Se reposer parmi les Gentils, qu’Il avait méprisés depuis si longtemps ? Il se trouve hors de sa propre demeure, couvert de blessures, parce que, ayant été contredit et réprouvé par son propre peuple, Il a enfin souffert les douleurs de sa Passion, selon ces paroles de saint Jean : Il est venu chez les siens, et les siens ne L’ont point reçu. (Jn 1,11) Mais il faut que la Vérité nous apprenne Elle-même comment il est possible qu’Elle Se repose sur un misérable tas de fumier. Voici comment Elle parle dans l’évangile : Car il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent, que pour quatre-vingt- dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance. (Mt 18,13) Cet Homme de douleur est assis sur un tas de fumier, lorsqu’Il habite si volontiers dans le cœur des pénitents après leurs péchés. Et en effet, les cœurs des pénitents ne sont-ils pas bien représentés par un amas de fumier; puisque, quand ils versent des pleurs en considérant leurs fautes, c’est comme si, en se baissant, ils jetaient des ordures devant eux pour en faire un tas ? Job étant donc ainsi affligé ne pensa point à monter en quelque lieu élevé, mais s’assit sur un tas de fumier, parce que le Sauveur, allant à sa Passion, abandonna les 24 cœurs élevés des hommes superbes, et Se reposa par son Humilité dans le cœur des affligés. Il l’avait prédit longtemps auparavant par la bouche d’un prophète, qui dit : Voici sur qui Je porterai mes Regards : sur celui qui souffre et qui a l’esprit abattu, sur celui qui craint ma Parole. (Is 66,2) CHAPITRE XII Que les mauvais chrétiens, qui excitent des tentations contre les bons, et par leurs actions et par leurs paroles, sont d’autant plus dangereux qu’ils sont dans la même Église. Or, qui peut considérer sans étonnement que Celui qui a tant fait de biens aux hommes reçoive tant de mal de la part des hommes ? Qui peut considérer sans étonnement ce qu’Il a souffert, et même depuis le temps qu’Il règne du ciel sur les cœurs des fidèles ? Car Il endure encore tous les jours les maux que les réprouvés font à ses élus, et quoique le Chef du Corps que nous composons, S’étant élevé au-dessus de toutes choses, ne soit plus exposé à leurs atteintes, il est certain néanmoins qu’Il ressent toutes leurs blessures dans ce Corps qu’Il a sur la terre. Mais pourquoi aller rechercher des persécuteurs jusque chez les infidèles, puisque nous voyons dans l’Église même tant d’hommes charnels, qui combattent sans cesse la vie de leur Rédempteur par la dépravation de leurs mœurs ? Et en effet, il y en a qui, ne pouvant pas Lui faire la guerre les armes à la main, la Lui font sans cesse par leurs actions. Ainsi, voyant que dans l’Église ils ne peuvent satisfaire leur ambition et leur avarice, ils deviennent ennemis des bons, et, ne se contentant pas de s’abandonner à une vie corrompue, ils s’efforcent même de corrompre l’innocence et la pureté des justes. Car ils ne pensent point à l’éternité, et par une indigne bassesse d’âme et un honteux avilissement de la dignité de leur nature, ils s’abandonnent aux désirs des choses muables, de sorte qu’ils tombent des biens éternels dans un abîme d’autant plus profond, qu’ils ne s’imaginent pas qu’il y ait d’autres biens que les temporels. Ces gens-là ne peuvent souffrir la candeur et la simplicité des justes, et lorsqu’ils trouvent des occasions de les troubler, ils s’efforcent de les persuader d’avoir, comme eux, un cœur double. C’est pourquoi la femme de Job dit à son mari : Tu demeures ferme dans ton intégrité ! Maudis Dieu, et meurs ! Et en effet, cette pernicieuse femme ne représente-t-elle pas ces personnes toutes charnelles, qui, étant dans l’Église, affligent d’autant plus les bons par le dérèglement de leur vie, qu’ils demeurent dans son sein par une profession de foi extérieure ? Car ils lui seraient peut-être moins dangereux si, en les introduisant chez elle, cette chaste Épouse ne les eût, pour ainsi dire, admis jusque dans le lit de la foi; mais, les ayant reçu chez elle par la profession publique qu’ils en ont faite, elle s’est comme ôté le moyen de les éviter. 25 C’est ce qui nous est marqué dans l’évangile, lorsque, la multitude des Juifs pressant Jésus Christ, il n’y eut qu’une seule femme qui Le toucha. D’où vient que notre Seigneur demanda : Qui M’a touché ? Et comme les disciples répondirent : Tu vois la foule qui Te presse, et Tu dis : Qui M’a touché ? Mais Jésus répondit : Quelqu’un M’a touché, car J’ai connu qu’une force était sortie de Moi. (Mc 5,30) Plusieurs donc pressent le Seigneur et une seule Le touche; parce que dans l’Église, toutes les personnes charnelles, qui sont fort éloignées de Lui selon l’esprit, Le pressent et L’accablent, et ceux-là seuls Le touchent véritablement, qui, étant humbles, sont étroitement unis à Lui. Ainsi la multitude réprouvée Le presse et ne Le touche nullement, parce qu’elle L’importune par sa présence dans l’Église, alors qu’elle est absente par sa vie pleine de péchés. Quelquefois les réprouvés nous pressent et nous persécutent par leurs mauvais discours, et quelquefois seulement par leurs actions dépravés. Car ils emploient souvent leurs paroles pour nous persuader de vivre comme eux, mais souvent aussi, sans nous y porter par leurs paroles, ils ne laissent pas de nous donner de continuels exemples d’iniquité par leurs mauvaises actions. Ceux donc qui nous portent au mal, soit par leurs actions, soit par leurs paroles, sont sûrement nos persécuteurs, et nous devons les vaincre au moins dans le secret de notre cœur, en soutenant l’effort des tentations dont ils nous attaquent. Or il faut savoir que ces personnes charnelles qui sont dans l’Église s’efforcent de nous porter au mal tantôt par esprit de crainte, tantôt par esprit de présomption; et que, comme ils pèchent ou par un excès de timidité ou par un excès d’audace, ils tâchent d’inspirer de pareils sentiments aux justes, comme s’ils n’y étaient portés que par un zèle d’affection. Saint Pierre avait encore l’esprit tout charnel avant la Mort et la Résurrection de son Rédempteur; et Abischaï n’était aussi attaché à David son chef et son maître que par un sentiment charnel. Et cependant l’un péchait par trop de crainte, l’autre par trop de présomption. Car saint Pierre, entendant parler de la Mort de Jésus Christ, Lui dit : À Dieu ne plaise, Seigneur ! Cela ne T’arrivera pas. (Mt 16,22) Et Abischaï, ne pouvant souffrir les injures dont un misérable blessait la majesté de son roi, lui dit : Pourquoi ce chien mort maudit-il le roi mon seigneur ? (II Sm 16,9) Aussi comme Jésus répondit à son disciple : Arrière de Moi, Satan ! tu M’es en scandale, (Mt 16,23) de même David avait répondu à Abischaï et à son frère : Qu’ai-je affaire avec vous, fils de Tseruja ? Et pourquoi m’êtes vous aujourd’hui des Satans ? Ainsi ceux qui veulent nous porter au mal méritent à bon droit le nom de l’ange apostat, puisqu’ils s’efforcent, aussi bien que lui, de nous attirer au mal par des paroles flatteuses, comme s’ils nous souhaitaient un bien véritable. Mais ceux qui veulent nous séduire par un esprit de présomption sont bien pires que ceux qui ne pèchent que par crainte. La femme de Job a été la figure des premiers lorsque, s’efforçant de porter son mari à des sentiments d’orgueil, elle lui dit : Tu demeures ferme dans ton intégrité ! 26 Maudis Dieu, et meurs ! Elle reprend son mari de ce louable esprit de simplicité, qui, lui faisant mépriser toutes les choses passagères, lui inspirait un cœur pur, et embrasé de l’unique amour des biens éternels. Comme si elle eût dit clairement : Pourquoi ne désires-tu que l’éternité et t’amuses-tu à gémir avec patience sous la pesanteur des maux présents ? Élève ton âme au-dessus des biens éternels en les méprisant, et évite les maux temporels au moins en mourant. CHAPITRE XIII Que les tentations et les maux que souffrent les saints ne les empêchent pas de prendre soin du salut de leur prochain, à l’exemple de l’Apôtre, et qu’en ces occasions, bien loin de s’emporter contre Dieu, on ne doit pas même s’emporter contre ceux qui nous persécutent. Mais quand les élus souffrent intérieurement de la part des personnes charnelles et réprouvées, voyons quels sont les exemples de vertu et de justice qu’ils nous donnent, dans les paroles que répondit à sa femme celui qui était tout ensemble sain et malade, debout et assis : Tu parles, lui dit-il, comme une femme insensée. Quoi ! nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal ! Lorsque les saints, soutenant la guerre des tentations, se voient en même temps attaqués et par la violence des maux et par l’artifice des suggestions, ils opposent aux premiers le bouclier de la patience, et repoussent les autres par les traits de la doctrine céleste; et ils se servent avec un art si merveilleux et une bravoure si invincible de l’une et de l’autre manière de combattre, qu’enseignant avec sagesse à ceux qui veulent leur inspirer le mal, ils les corrigent, et méprisant avec courage et patience ceux qui leur en font souffrir, ils les surmontent. Ainsi, ils dédaignent leurs plus cruels persécuteurs en les endurant, et ils remettent sur le chemin du salut leurs concitoyens qui sont infirmes, en compatissant à leur faiblesse. Ils résistent aux premiers, de crainte qu’ils n’en entraînent d’autres avec eux dans le précipice; et ils donnent des remèdes à ces derniers, de crainte qu’ils ne perdent entièrement la vie de la justice et de l’innocence. Voyons combattre un généreux soldat du camp de Dieu contre l’une et l’autre de ces deux tentations. Voici comme il parle : nous étions affligés de toute manière : luttes au dehors, craintes au dedans. (II Cor 7,5) Il fait un dénombrement des diverses guerres qu’il avait à soutenir au-dehors lorsqu’il dit : j’ai été en péril sur les fleuves, en péril de la part des brigands, en péril de la part de ceux de ma nation, en péril de la part des païens, en péril dans les villes, en péril dans les déserts, en péril sur la mer, en péril parmi les faux frères. (II Cor 11,26) Puis, il marque quelles sont les armes qu’il oppose aux traits de son ennemi, en disant : J’ai été dans le travail et dans la peine, exposé à de nombreuses veilles, à la faim et à la soif, à des jeûnes multipliés, au froid et à la nudité. (II Cor 27 11,27) Il décrit ensuite avec quelle vigilance il a soin de garder son camp durant ces combats, quand il ajoute : Et sans parler d’autres choses, je suis assiégé chaque jour par les soucis que me donnent toutes les Églises. (II Cor 11,28) Ainsi, il soutient courageusement le combat que l’on lui livre et il ne laisse pas en même temps de s’employer charitablement à la défense de son prochain. Considérez quel est le travail de souffrir des persécutions au-dehors et de protéger les faibles au-dedans. Il soutient au-dehors de grands combats, lorsqu’il est battu de verges et lié de chaînes. Il souffre la crainte au-dedans, lorsqu’il appréhende la persécution, non pour lui, mais pour ses disciples. D’où vient qu’il leur écrit : que personne ne soit ébranlé au milieu des tribulations présentes; car vous savez vous-mêmes que nous sommes destinés à cela. (I Th 3,3) Ainsi tout ce qu’il considérait dans ces souffrances, c’était la peur qu’il avait que cela n’en fît tomber d’autres, et que le voyant si maltraité par la foi, ils ne fissent difficulté de confesser qu’ils étaient fidèles. Ô, charité admirable ! Il oublie ce qu’il endure, il ne songe qu’à empêcher que les cœurs de ses disciples ne soient ébranlés par les dangereuses persuasions des méchants. Il méprise les plaies que reçoit son corps et ne songe qu’à guérir dans les autres les plaies de leur cœur. Et en effet, les justes ont cela de propre, que parmi leurs afflictions ils ne négligent jamais le soin du salut des autres et que lorsqu’ils endurent avec patience les adversités, ils pourvoient par de salutaires instructions aux nécessités spirituelles de leur prochain. Ce sont comme de grands médecins, qui, étant blessés, ne laissent pas de donner des remèdes pour guérir les autres, alors qu’ils endurent eux-mêmes le mal de leurs plaies. Or, il n’est pas très difficile à instruire les autres lorsqu’on ne souffre de rien, ni à souffrir de quelque mal lorsqu’on n’instruit personne. Mais les saints s’emploient courageusement à l’un et à l’autre; et lors même qu’il leur vient des afflictions, ils travaillent de telle sorte à soutenir ces guerres étrangères, qu’ils n’oublient pas néanmoins de prendre soin que leur prochain ne reçoive du mal dedans. Témoignant ainsi d’un courage invincible dans leur combat, ils percent d’une part leurs ennemis des traits qu’ils leur lancent, et de l’autre, ils couvrent de leurs boucliers les faibles qui sont derrière eux. Ainsi, veillant sur tout avec une circonspection agissante, ils renversent les plus audacieux des ennemis qui s’avancent pour les attaquer, et empêchent qu’ils ne blessent les soldats moins courageux qui les suivent. Comme donc les saints, en supportant les adversités extérieures, ne laissent pas d’avoir soin de remédier aux désordres intérieurs, le bienheureux Job répond fort bien à sa femme, qui voulait le porter au mal : Tu parles comme une femme insensée. Et en effet, puisqu’il est dit aux élus : Fortifiez-vous et que votre cœur s’affermisse, c’est avec grande raison que les personnes charnelles qui servent Dieu avec une intention molle et relâchée sont appelées femmes. 28 Quoi ! nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal ! Comme s’il disait : Puisque nous aspirons aux biens éternels, y a-t-il de quoi s’étonner si nous souffrons des maux temporels ? Saint Paul avait considéré avec grand soin ces biens du ciel, lorsqu’en supportant avec tant de patience les persécutions qu’on lui faisait, il dit : J’estime que les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous. (Rom 8,18) En tout cela Job ne pécha point par ses lèvres. Quand les saints souffrent de persécutions intérieures et extérieures, bien loin de s’emporter en des paroles injurieuses au respect qu’ils doivent à Dieu, ils n’en laissent même pas échapper contre ceux qui les persécutent. Saint Pierre, ce chef des fidèles, le leur recommande avec grand soin lorsqu’il leur dit : Que nul de vous, en effet, ne souffre comme meurtrier, ou voleur, ou malfaiteur, ou comme s’ingérant dans les affaires d’autrui. (I Pi 4,15) Car on souffre de cette dernière façon quand, en souffrant, on s’emporte d’injures contre celui qui nous fait souffrir. Mais parce que l’Église sainte, qui est le Corps de Jésus Christ, supporte si patiemment le poids des douleurs, qu’elle ne sort, même pas en paroles, des justes bornes de l’humilité, c’est avec beaucoup de vérité qu’il est dit de ce bienheureux affligé : En tout cela Job ne pécha point par ses lèvres. CHAPITRE XIV Que comme la demeure des saints est l’humilité et la pénitence, celle des pécheurs et des hérétiques est l’orgueil; et comment les amis de Job font voir par la signification de leurs noms et de leurs demeures, qu’ils sont la figure des hérétiques. Trois amis de Job, Eliphaz de Théman, Bildad de Schuach, et Tsophar de Naama, apprirent tous les malheurs qui lui étaient arrivés. Ils se concertèrent et partirent de chez eux pour aller le plaindre et le consoler ! Nous avons remarqué dans la préface de cet ouvrage que, encore que les amis de Job fussent allés le visiter avec une bonne intention, ils sont néanmoins la figure des hérétiques, parce qu’ils tombèrent ensuite dans le mensonge et le péché, en parlant sans discernement. C’est pourquoi Job leur dit ci-après : je veux parler au Tout-Puissant, je veux plaider ma cause devant Dieu; car vous, vous n’imaginez que des faussetés, vous êtes tous des docteurs de néant. L’Église sainte, étant sans cesse affligée tant que dure son pèlerinage, ne souffre pas seulement les douleurs des blessures qu’elle reçoit et de la chute de quelques-uns de ses membres, mais outre ces maux, elle supporte encore d’autres ennemis de Jésus Christ, qui la persécutent sous le Nom de Jésus Christ même. Car pour le comble de ses douleurs, les hérétiques s’assemblent pour la combattre par leurs litiges et 29 leurs disputes, et la percent dangereusement de leurs paroles fausses et erronées, comme d’autant de traits remplis de venin. L’Écriture dit fort bien que chacun partit du lieu où il demeurait. Car le propre lieu et la vraie demeure des hérétiques est l’orgueil, puisqu’ils ne s’accorderaient jamais ensemble pour combattre l’Église par des doctrines corrompues si leurs cœurs ne s’enflaient d’abord de présomption. Que si l’orgueil est la demeure des méchants, celle des bons au contraire est l’humilité; et c’est de ce lieu que Salomon parle lorsqu’il dit : Si l’esprit de celui qui domine s’élève contre toi, ne quitte point ta place. Comme s’il disait clairement : Si tu vois que l’esprit du tentateur gagne en quelque chose le dessus de ton cœur, n’abandonne point l’humiliation de la pénitence. Et pour faire voir que c’est la pénitence qu’entend ce sage par ce lieu et cette place dont il parle, il l’explique nettement par ces paroles qu’il dit ensuite : car le soin de la pénitence prévient de grands péchés. Car qu’est-ce que l’humiliation des gémissements sinon le remède du péché ? Les hérétiques partent donc de leur lieu et de leur demeure, parce que c’est l’orgueil qui les anime pour venir tous ensemble fondre sur l’Église. Or, la malice de leur action nous est marquée par leurs propres noms. Car ils s’appellent Eliphaz, Bildad et Tsophar. Nous avons déjà dit ci-devant qu’Eliphaz signifie Le mépris de Dieu. Et en effet, s’ils ne venaient jusqu’à ce comble d’orgueil que de mépriser Dieu même, ils n’en concevraient jamais dans leurs cœurs des sentiments erronés. Bildad signifie la seule v i e i l l e s s e . C a r, n e voulant pas se laisser vaincre par la vérité, et s’efforçant, par une intention dépravée, de se rendre victorieux, ils négligent de vivre selon l’ordre de la vie nouvelle, et n’agissent que par l’esprit de l’ancienne vie. Et Tsophar signifie qui détruit celui qui prend garde. Parce que ceux qui font partie du Corps de la sainte Église contemplent avec une vraie foi et une humilité sincère les mystères de leur Rédempteur. De sorte que quand les hérétiques s’élèvent contre l’Église par les fausses opinions qu’ils y répandent, ils défont et tuent ceux qui prennent garde, puisqu’ils détournent de la contemplation de la vérité tous les esprits qu’ils attirent à la fausseté de leurs dogmes. Les lieux mêmes d’où ils viennent se rapportent merveilleusement aux actions des hérétiques. Car ils sont appelés de Théman, de Schuach, et de Naama. Or Théman signifie Le vent de midi, Schuach signifie Parlant 30 et Naama signifie Beauté. Quant au premier, personne n’ignore que le vent de midi est un vent chaud, et les hérétiques, désirant avec trop d’ardeur de savoir, c’est comme s’ils voulaient brûler. Parce que de même que la paresse et la nonchalance sont fort bien marquées par le froid, l’inquiétude d’une curiosité immodérée est justement représentée par la chaleur. Comme donc ils désirent recevoir, avec plus de passion qu’ils ne doivent, la chaleur de la sagesse, c’est pour cela qu’il est dit qu’ils viennent du côté de midi. Saint Paul prenait soin de guérir les cœurs des fidèles de cette ardeur démesurée de savoir lorsqu’il leur écrivait de ne point aspirer à ce qui est élevé, mais se laisser attirer par ce qui est humble. (Rom 12,16) C’est encore pour cela que David fait le ravage dans la vallée des salines, parce que notre Rédempteur détruit par la sévérité de son examen la folie et l’extravagance des sentiments dépravés de ceux qui ont une croyance erronée. Schuach signifie Parlant, parce que ces sortes de personnes n’ont de chaleur que pour parler avec vanité et non pour bien vivre. Ainsi il est dit qu’ils venaient de Théman et de Schuach; c’est-à-dire de l’ardeur immodérée de savoir et de parler. Parce qu’ils ne s’occupent de l’étude de l’Écriture que par le désir de parler beaucoup et de disputer avec opiniâtreté et non par l’ardeur d’une charité sincère. Naama signifie Beauté, d’autant que, ne se souciant pas tant d’être véritablement savants que de le paraître, ils font des discours de science et de vertu pour faire croire qu’ils vivent bien; et, en parlant beaucoup et avec un zèle affecté, ils veulent éblouir les yeux du monde par une belle apparence, afin d’inculquer l’erreur par l’éclat de leurs discours avec d’autant plus de facilité que leur esprit artificieux sait cacher avec adresse la difformité de leur vie. L’ordre auquel l’Écriture a rapporté les noms de ces lieux n’a pas non plus été disposé de la sorte sans quelque raison. Car elle met premièrement Théman, puis Schuach, et enfin Naama, parce que ces gens-là sont premièrement excités par une chaleur immodérée qui s’allume dans leur cœur; cette chaleur est suivie de l’élégance de leurs discours erronés; et enfin les discours sont accompagnés de l’éclat d’une vie, que seule leur hypocrisie fait paraître pleine de vertu. CHAPITRE XV Que les amis de Job figurent par leurs actions les hérétiques, qui, s’unissant tous ensemble contre l’Église, ne laissent pas entre eux d’être divisés de sentiments; qui ne connaissent point l’Église, en la voyant dans l’humilité et dans la souffrance, et qui ne se conforment à elle que pour mieux y répandre leur venin secret. Ils se concertèrent et partirent de chez eux pour aller le plaindre et le consoler ! Les hérétiques se concertent quand ils combattent l’Église 31 d’un commun accord par quelque dogme erroné, puisque les mêmes choses qui les séparent tous de la vérité les unissent ensemble pour le mensonge. Or, que font ceux qui nous enseignent le vrai chemin de l’éternité, sinon de nous consoler dans l’affliction de notre pèlerinage sur la terre ? Mais les hérétiques, qui veulent enseigner à l’Église leur propre doctrine, s’approchent d’elle sous apparence de la consoler. Et il ne faut pas s’étonner si, quoiqu’ils la traitent comme ses ennemis les plus cruels, elle ne laisse pas de les appeler ses amis, puisque le Sauveur dit bien à celui même qui venait Le trahir : Mon ami, ce que tu es venu faire, fais-le. Et l’on voit qu’Abraham appelle son fils ce riche malheureux qui brûlait dans les enfers, parce que, encore que les méchants ne veuillent pas profiter de nos soins pour se corriger, il est néanmoins digne du christianisme que nous les appelions amis, non à cause de leur dépravation et de leur malice, mais par esprit de douceur et de charité. Ayant de loin porté les regards sur lui, ils ne le reconnurent pas. Quand les hérétiques veulent considérer ce qui se passe dans l’Église, il faut qu’ils lèvent les yeux, parce qu’ils sont dans un lieu si bas, et les choses qu’ils veulent voir, dans un lieu fort élevé; et cependant, comme elle est toujours accablée de douleur, ils ne la reconnaissent point. Car elle est bien aise de souffrir durant cette vie, afin de se purifier pour être en état d’obtenir le prix de l’éternelle récompense. Ainsi elle n’a pas moins de crainte d’être corrompue par la prospérité, qu’elle a de joie d’être instruite par l’affliction. De sorte que les hérétiques, qui ne considèrent et ne désirent que les biens présents, ne connaissent point l’Église dans cet état de douleur et de misère où elle se trouve sur la terre. Car ils ne sentent rien dans leurs cœurs qui soit conforme à ce qu’ils remarquent en elle. Et comme la sainte Église ne laisse pas de profiter et de croître en mérites dans l’adversité, ils en sont tout épouvantés, n’ayant point en eux-mêmes l’expérience de ce qu’ils voient. Ils déchirèrent leurs manteaux, et ils jetèrent de la poussière en l’air au-dessus de leur tête. Comme nous entendons par les vêtements de l’Église tous les fidèles, selon ces paroles d’un prophète : Tu les revêtiras tous comme une parure, (Is 49,18) de même les vêtements des hérétiques sont tous leurs sectateurs, qui paraissent leur être fort attachés, et qui sont enveloppés des mêmes erreurs. Mais les hérétiques ont cela de propre, qu’ils ne peuvent demeurer longtemps dans le même état auquel ils se sont trouvés à leur séparation de l’Église. Ils vont tous les jours de pis en pis, et, changeant quelquefois de sentiments pour en prendre de plus dépravés, ils se divisent en plusieurs sectes, qui se trouvent quelquefois infiniment éloignés les unes des autres par la confusion de leurs disputes. Ainsi, parce qu’ils séparent ensuite par toutes ces divisions ceux qu’ils avaient d’abord ralliés par leur perfidie, il est vrai de dire que ces amis déchirent leurs vêtements. Or, quand les habits sont déchirés, le corps paraît, parce que souvent ces divisions de sectes font reconnaître la mauvaise intention et la malice des hérétiques, et cette 32 désunion découvre manifestement la malignité et les artifices, que leur union criminelle cachait d’abord aux yeux des fidèles. Ils jetèrent ensuite de la poussière en l’air au-dessus de leur tête. Que marque la poussière, sinon l’intelligence terrestre et charnelle; et la tête, sinon l’âme, qui est la partie principale de nous-mêmes ? L’air au- dessus de leur tête signifie les préceptes ou les paroles célestes. Ainsi, jeter vers le ciel de la poussière sur sa tête n’est autre chose que corrompre son âme par une intelligence séculière, et tirer des paroles célestes des sentiments terrestres et charnels. Et comme d’ordinaire les hérétiques discutent et examinent plus les paroles de Dieu qu’ils ne les entendent, il est vrai de dire qu’ils jettent et épandent la poussière sur leurs têtes, parce que, voulant pénétrer ces préceptes tout divins par une intelligence terrestre, ils entreprennent un travail qui est au-dessus de leurs forces. Et ils se tinrent assis à terre auprès de lui sept jours et sept nuits. Nous reconnaissons les choses que nous voyons durant le jour; mais durant la nuit, ou nous ne voyons rien du tout par une trop grande obscurité, ou bien nous entrevoyons seulement les choses fort confusément. Ainsi, le jour nous marque l’intelligence, et l’ignorance nous est figurée par la nuit. Le nombre de sept signifie l’universalité des choses; d’où vient que toute la durée du temps nous est marquée par la révolution d’une semaine. Que veut donc dire que les amis de Job demeurent auprès de lui sept jours et sept nuits, sinon que les hérétiques, soit dans les choses où ils reconnaissent la vraie lumière, soit en celles où ils sont aveuglés par les ténèbres de leur ignorance, font semblant d’avoir de la condescendance pour l’Église, comme pour une infirme, et, sous prétexte de la traiter avec douceur et de la flatter, lui tendent des pièges pour la surprendre ? Et quoique, étant enflés d’orgueil et dans les choses qu’ils entendent et dans celles qu’ils n’entendent pas, ils aient une grande estime d’eux-mêmes, ils ne laissent pas souvent de se conformer en apparence à la sainte Église, mais, tandis qu’ils s’adoucissent en paroles, ils répandent leur venin secret. Ainsi se tenir assis à terre, c’est faire paraître une légère image de l’humilité, et en témoignant de s’humilier, insinuer la doctrine d’orgueil qu’ils enseignent. La terre peut aussi figurer l’Incarnation de notre Médiateur. D’où vient que Dieu dit à Israël : Tu m’élèveras un autel de terre. Car dresser un autel de terre au Seigneur n’est autre chose qu’espérer en l’Incarnation de ce divin Médiateur. Car Dieu reçoit favorablement l’offrande de nos actions, quand c’est sur l’autel sacré de la foi en son Incarnation que notre humilité les Lui présente. Ainsi, nous offrons nos présents à Dieu sur un autel fait de terre, lorsque nous établissons toutes nos œuvres sur le fondement solide de la foi en l’Incarnation de Jésus Christ. Mais il y a des hérétiques qui à la vérité ne nient pas que le Seigneur ne Se soit incarné pour notre salut, mais ils ont une croyance erronée touchant sa Divinité, ou différente de la nôtre sur la manière de son Incarnation. Ceux donc qui reconnaissent avec nous la vérité de ce 33 mystère sont comme des amis de Job qui se tinrent assis à terre auprès de lui. Or il est dit qu’ils y furent assis sept jours et sept nuits, parce que, soit en ce qu’ils reçoivent quelque écoulement de la plénitude de la vérité, soit en ce qu’ils sont couverts des ténèbres de leur ignorance et de leur folie, ils ne peuvent pas nier le mystère de l’Incarnation. De sorte que se tenir assis à terre auprès de Job n’est autre chose que croire avec l’Église la vérité de la Chair de notre Sauveur. CHAPITRE XVI Que, encore que les hérétiques persécutent souvent l’Église, ou par leurs accusations ou par leurs paroles, ils se taisent quelquefois, soit de crainte de réveiller les pasteurs lorsqu’ils s’endorment dans la négligence, soit de peur d’attirer contre eux les fidèles, lorsqu’ils les voient s’avancer sans cesse dans la vertu; et comment l’Écriture nous figure quelquefois un mal par une bonne action qu’elle rapporte. Quelquefois les hérétiques s’élèvent contre les fidèles par la cruauté des tourments. Quelquefois ils ne leur font la guerre que par les armes de la parole. Quelquefois ils les provoquent, quand les fidèles les laissent en repos. Quelquefois aussi ils demeurent en repos, quand ils les voient dans le silence, et témoignant être amis de ceux qui demeurent comme muets, ils s’emportent contre ceux qui parlent. C’est pourquoi, tandis que Job ne leur parla point, l’Écriture marque que nul d’eux ne lui parlait. Parce que d’ordinaire, nos ennemis se taisent quand il voient que nous ne travaillons point à faire naître dans l’Église des enfants de la vraie foi par la vertu de nos prédications. Que si nous nous mettons en devoir de publier la vérité, aussitôt nous sommes exposés à leurs réponses injurieuses et pleines d’outrages, aussitôt ils s’élèvent contre nous et s’emportent en des cris d’aigreur et de plaintes. Parce qu’ils craignent que la vérité que nous publions ne réveille et ne rappelle vers le ciel les cœurs de ceux que le poids de l’assoupissement et de l’ignorance faisait pencher vers la terre. Comme donc nos adversaires paraissent quelquefois nous aimer quand nous demeurons en silence et nous haïr quand nous parlons, c’est avec raison qu’il est dit ici, au sujet des amis de Job, que nul d’eux ne lui parlait. Néanmoins, il arrive quelquefois que les hérétiques, voyant les fidèles plongés dans l’assoupissement et dans la paresse, prennent leur temps de répandre par leurs paroles la semence de l’erreur. Mais quand ils remarquent dans l’Église que les personnes de piété aspirent aux choses du ciel, pensent continuellement à leur retour dans l’éternelle patrie, soupirent amèrement dans la misère de cet exil et prennent soin de retenir leur langue par le frein d’une vigilante circonspection, ils demeurent dans le silence, sachant bien que leurs paroles seraient inutiles contre des cœurs pénétrés d’une si sainte et si divine affliction. C’est 34 pourquoi l’Écriture, ayant dit que nul d’eux ne lui parlait, en ajoute aussitôt la raison, en disant : car ils voyaient combien sa douleur était grande. Car quand la douleur pressante d’un ardente amour pour Dieu pénètre nos cœurs, notre adversaire appréhende de nous parler mal à propos, parce qu’en nous provoquant dans cet état, non seulement il voit bien qu’il ne pourra jamais nous attirer à l’iniquité, mais il craint au contraire que cette sagesse et cette vertu qu’il a réveillées ne lui fasse perdre ceux qu’il possédait déjà. Peut-être s’étonnera-t-on que j’aie dit que ce que les amis de Job ont fait à son égard par un bon motif est la figure du mal que les hérétiques feraient un jour dans l’Église. Mais il faut savoir que comme souvent une chose, qui est mauvaise et qui a attiré la damnation sur celui qui l’a pratiquée, devient la prophétie d’une action de vertu dans l’Écriture qui la rapporte, de même il arrive aussi quelquefois qu’une action, qui est vertueuse selon la vérité de l’histoire, nous marque un péché selon le sens figuré. Et l’on reconnaîtra aisément ces deux vérités, si l’on considère l’histoire de l’Écriture que je vais rapporter ici pour les confirmer. Qui est-ce, je ne dis pas des fidèles, mais même des infidèles, qui n’aura en horreur ce que l’histoire sacrée dit de David, lorsque, se promenant sur la terrasse de son palais, il forma des désirs criminels sur Bersabée, femme d’Urie ? Car, voyant cet infortuné mari revenu de son armée, il lui dit de se laver les pieds et de s’en aller chez lui, à quoi ce pauvre homme répondit que l’arche de Dieu n’étant encore que sous des tentes, il n’était pas bienséant qu’il se reposât dans sa maison : David, l’ayant fait manger ensuite à sa table, lui donna des lettres dans lesquelles était écrit l’arrêt de sa mort. De quoi David est-il la figure lorsqu’il se promène au soleil sur la terrasse de son palais sinon de Celui dont il est écrit qu’Il a dressé une tente pour le soleil. (Ps 19,4) Et que veut dire faire venir à soi Bersabée sinon s’unir par une intelligence spirituelle à la loi de la lettre qui était auparavant conjointe avec un peuple charnel ? Car Bersabée signifie le septième puits, parce que la connaissance de la loi nous découvre la parfaite sagesse par l’infusion de la Grâce spirituelle. Urie marque le peuple juif, et son nom signifie : Dieu est ma Lumière. Car ce peuple superbe, en tirant vanité de la science de la loi, se glorifiait, pour ainsi dire, dans la Lumière de Dieu. David enlève la femme de cet Urie et en use comme de la sienne, parce que ce David, qui signifie fort et puissant, n’est autre que le Rédempteur, qui, paraissant dans la chair et sachant que c’était Lui dont la loi parlait d’une manière spirituelle, il fit connaître par la lettre même sous laquelle Il était comme caché et retenu, que cette loi ne devait pas demeurer avec le peuple juif, et Il la joignit à Lui, en déclarant qu’elle l’annonçait aux hommes. David avertit néanmoins Urie de s’en retourner dans sa maison et de se laver les pieds, parce que le Sauveur, S’étant incarné, avertit le peuple juif de rentrer en sa conscience, de laver les ordures de ses actions par l’eau de ses larmes, d’entendre spirituellement les préceptes de la loi et 35 de recourir à la source du baptême pour se délasser de ses travaux et amollir la dureté de ces commandements si pénibles, qui lui avaient été imposés. Mais Urie, se souvenant que l’arche du Seigneur était encore sous des tentes, répondit qu’il ne pouvait pas rentrer dans sa maison; comme si le peuple juif eût dit : J’ai vu les commandements de Dieu dans les sacrifices charnels et je n’ai que faire de rentrer dans ma conscience pour en rechercher l’intelligence spirituelle. Car ne considérer les préceptes divins que comme servant au ministère de ces sacrifices charnels et terrestres, c’est comme dire que l’arche est sous des tentes faites de peaux. David, voyant qu’Urie ne veut point retourner en sa maison, l’appelle à sa table, parce que, encore que ce peuple rebelle refuse de rentrer en sa conscience, notre Rédempteur ne laisse pas de lui donner des avertissements spirituels, lorsqu’Il lui dit : si vous croyiez Moïse, vous Me croiriez aussi, parce qu’il a écrit de Moi. 5Jn 5,46) Ainsi le peuple juif a entre les mains la loi qui publie sa Divinité et il ne veut pas la croire. C’est pourquoi Urie est envoyé vers Joab avec des lettres qui portent l’ordre de sa mort; parce que ce peuple porte une loi où sont écrits sa conviction et le juste arrêt de sa perte, puisqu’en refusant d’accomplir les préceptes de cette loi qu’il garde chez lui, il porte lui-même le jugement de sa propre condamnation. Or y a-t-il une action plus noire que celle de David, et un procédé plus juste et plus innocent que celui d’Urie ? Cependant, si l’on regarde le mystère, rien n’est plus saint que ce que fait le pécheur David, et rien de plus infidèle que ce que fait l’innocent Urie; puisque l’un marque la sainteté et l’innocence de la prophétie par ses péchés; et que l’autre figure le péché d’une manière prophétique par l’innocence de ses actions. D’où il faut conclure que le mal que les hérétiques font à l’Église, a bien pu être figuré par le bien que les amis de Job avaient dessein de lui procurer, en allant le voir pour le consoler dans sa douleur. Et ainsi l’Écriture sainte décrit les choses passées de telle sorte qu’elle exprime aussi les futures. Elle approuve une action selon qu’elle s’est accomplie, et elle la désapprouve selon le sens du mystère qui y est compris, et, en condamnant ce qui s’est fait, elle persuade de le faire selon l’intelligence figurée et mystérieuse. EXPOSITION DU SENS MORAL CHAPITRE XVII Que, encore qu’une tentation ne soit pas capable de nous porter au péché, nous devons sans cesse purifier notre cœur, par la considération de la misère de notre nature et par la sévérité de la pénitence, des pensées impures que cette tentation y fait naître, ce qui nous est figuré par le sacrifice de Gédéon. 36 Après avoir développé en particulier tous les mystères de l’allégorie, qui sont cachés dans les paroles de notre texte, il faut en tirer, au moins en général, la moralité. Car comme nous avons à expliquer des choses beaucoup plus obscures et plus difficiles, si nous nous arrêtions plus longtemps à celles qui le sont moins, il nous serait impossible de pénétrer autant qu’il en est besoin dans les vérités les plus cachées et les moins connues. Après que l’ancien ennemi de l’homme a attaqué notre âme par plusieurs tentations différentes, il se retire pour un temps de ce combat; non pour mettre fin à ses violences et à ses persécutions, mais afin que, retournant au combat lorsqu’on s’y attend le moins et se jetant tout à coup sur les cœurs qu’il aura endormis par une paix fausse et apparente, il les surmonte plus facilement. C’est pour cela qu’il revient de nouveau pour tenter Job, et qu’il demande la liberté de tourmenter ce saint homme que la Bonté de Dieu lui abandonne en le protégeant lorsqu’Il lui dit : Voici, Je te le livre : seulement, épargne sa vie. Car Dieu nous abandonne de telle sorte qu’en même temps Il nous protège, et Il nous protège de telle sorte qu’en permettant que nous soyons tentés, Il nous fait connaître l’état de notre faiblesse. Ainsi Satan s’étant retiré de devant la Face du Seigneur, il couvrit d’ulcères, depuis la plante du pied jusqu’au sommet de la tête, celui que Dieu lui avait abandonné. Parce que le démon, commençant par les moindres choses et s’étendant ensuite jusqu’aux plus grandes, déchire l’esprit par une infinité de tentations, dont il le remplit; mais il ne peut atteindre jusqu’à l’âme, qui, étant encore plus intérieure et plus élevée que les pensées même, résiste par la fermeté de ses saintes résolutions à toutes les blessures des plaisirs illicites qu’elle reçoit; de sorte que, encore que ces pernicieuses délectations entament l’esprit, elles ne sont pas néanmoins capables de détourner notre volonté de ses bons desseins pour la faire consentir à leurs attraits illégitimes. Cependant, il faut nettoyer sans cesse, par l’âpreté de la pénitence, les plaies que nous recevons de ces funestes délectations, et purifier ce qui s’écoule d’impur dans nos pensées, par la rigueur d’une sévère discipline. D’où vient qu’il est dit : Il prit un tesson pour racler et nettoyer le pus qui sortait de ses ulcères. Car qu’entendrons-nous par ce tesson, sinon la sévérité de notre conduite, et par le pus qui sort des plaies, sinon le cours de nos pensées illicites ? Ainsi nous nettoyons le pus de nos ulcères avec un morceau de pot de terre, lorsque nous nous purifions par le traitement sévère que nous exerçons sur nous-mêmes, après avoir été souillés de pensées impures. Car le morceau de pot cassé peut signifier la fragilité de notre nature mortelle. De sorte que se nettoyer de cette manière n’est autre chose que faire réflexion sur le cours et l’instabilité de notre nature, et laver sans cesse les taches de nos pernicieuses délectations. Et en effet, si nous considérions dans combien peu de temps notre chair sera réduite en poussière, il nous serait bien plus facile de combattre tous les 37 mouvements impurs qui s’élèvent de cette même chair contre la raison. Lors donc que quelque tentation fait couler dans notre esprit des pensées mauvaises, c’est comme une plaie qui rend du pus. Mais nous la nettoyons aisément, si nous nous servons de la considération de notre fragilité comme d’un morceau de pot de terre que nous tiendrions à la main, pour en purifier la corruption. Car il ne faut pas mépriser comme des choses peu considérables les pensées illicites qui roulent dans notre esprit, quoiqu’elles ne nous portent pas jusqu’à un effet criminel. Notre Rédempteur était venu comme pour nettoyer le pus qui sortait de nos ulcères, lorsqu’Il disait : Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras point d’adultère. Mais Moi, Je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle dans son cœur. (Mt 5,27) Ainsi toute la pourriture est nettoyée lorsqu’on purifie la corruption du péché non seulement dans les actions, mais même dans les pensées. C’est pour cela que lorsque Gédéon séparait les pailles du froment, il vit un ange, par le commandement duquel il fit aussitôt cuire un chevreau, le mit sur une pierre, versa dessus le jus de ses chairs, et l’ange, les ayant touchées d’une baguette, fit sortir de la pierre une flamme qui consuma tout. Car que signifie séparer les pailles des grains de froment avec un bâton, sinon séparer les grains des vertus des pailles des vices par la rectitude de jugement et de la raison ? Et pendant que l’on travaille à un si saint oeuvre, l’ange apparaît, parce que Dieu donne des avertissements d’autant plus salutaires pour nos âmes que nous avons plus de soin de les purifier des choses extérieures. Il ordonne de tuer un chevreau, c’est-à-dire d’immoler tous les désirs de notre chair, et d’en mettre les chairs sur une pierre, puis de les arroser du jus qui en sort. Que nous figure cette pierre, sinon Celui duquel il est dit qu’Il est la Pierre ? Ainsi, nous mettons les chairs sur la pierre lorsque nous mortifions notre corps pour imiter Jésus Christ. Et celui-là les arrose du jus qui en sort, qui, en conformant ses actions à celles de notre Seigneur, détruit et anéantit ses pensées charnelles. Car c’est comme verser le jus des viandes sur la pierre que de vider son esprit du cours de ces pensées de chair et de sang. Or l’ange les touche aussitôt de sa baguette, parce que Dieu n’abandonne pas de son Secours nos bonnes intentions. Et le feu sortant de la pierre consume ce jus et ces chairs, d’autant que notre esprit, étant touché par la Grâce du Rédempteur, embrase notre âme d’une si brûlante flamme de componction qu’elle consume tout ce qu’elle trouve de corrompu et dans ses actions et dans ses pensées. Ainsi ce que l’Écriture dit de Gédéon, qu’il répandit le jus de ces viandes sur la pierre, est la même chose que ce qui est dit de Job en ce lieu, qu’il nettoyait le pus qui sortait de ses ulcères avec un tesson. Et en effet, une âme parfaite veille avec grand soin non seulement pour s’empêcher de faire le mal par ses actions, mais aussi pour retrancher et purifier toute la corruption qui se forme en elle-même par ses mauvaises pensées. 38 CHAPITRE XVIII Qu’il faut avoir soin de réprimer par l’humilité les sentiments de vaine gloire que nous inspire la victoire sur nos pensées; qu’au lieu de s’estimer juste quand on voit les autres tomber dans des péchés auxquels on n’est pas sujet, il faut faire réflexion sur les siens propres. Et avec quel courage on doit agir quand on se voit, tout à la fois et tenté au-dedans et persécuté au-dehors. Mais souvent la guerre naît de la victoire, et il arrive que quand on surmonte une mauvaise pensée, l’esprit du victorieux est touché de vanité. C’est pourquoi il faut élever notre âme à l’amour de la pureté avec une telle modération, que nous ayons soin de la rabaisser toujours par la pratique de l’humilité. D’où vient qu’après avoir dit que Job nettoyait le pus qui sortait de ses ulcères avec un tesson, l’Écriture ajoute : étant assis sur un tas de fumier. Car s’asseoir sur du fumier n’est autre chose que d’avoir des sentiments bas et abjects de soi-même : s’asseoir sur du fumier, c’est tourner par le sentiment d’un vif repentir les yeux de notre âme sur le mal que nous avons fait, afin que, nous représentant les ordures de nos péchés, nous humilions profondément tous les mouvements de présomption qui s’élèvent dans notre esprit. Et enfin, s’asseoir sur du fumier, c’est prendre soin de considérer avec attention son infirmité, et ne point s’élever pour le bien que l’on reçoit de la Grâce et de la Libéralité de Dieu. Abraham ne s’était-il pas comme assis en lui-même sur un tas de fumier, lorsqu’il dit : Voici, j’ai osé parler au Seigneur, moi qui ne suis que poussière et cendre ? (Gen 18,27) Car il est facile de voir quelle était l’humilité de ce patriarche, puisque lors même qu’il parle avec Dieu, il ne s’estime que poussière et cendre. Si donc celui qui se voyait élevé à l’honneur sublime de s’entretenir avec son Dieu se méprise de telle sorte, quel châtiment méritent tous ceux qui, ne faisant aucun progrès vers les choses célestes et divines, s’élèvent avec tant de vanité pour le moindre bien qu’ils font ? Car il y a des personnes qui, en faisant peu de chose, ont une grande estime d’eux-mêmes, s’enflent de présomption, et s’imaginent surpasser tous les autres en vertu et en mérite. Ces gens-là ont abandonné dans leur cœur le fumier de l’humilité, et sont montés sur le vain faîte de l’orgueil, imitant celui qui, s’étant élevé en lui-même le premier, s’est précipité à jamais par cette funeste élévation, et qui, ne se contentant pas de la dignité de cet état sublime où Dieu l’avait mis, dit : Je monterai au ciel, j’élèverai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu. (Is 14,13) C’est pourquoi cette Babylone, qui est unie à lui par une conjonction illégitime, c’est-à-dire la multitude confuse des pécheurs, s’écrie : Je suis reine et il n’en est point d’autre. Je ne serai jamais veuve. (Apo 18,7) D’où il faut conclure que quiconque s’enfle de vanité est comme assis en lui-même sur un lieu fort élevé : mais il tombe en bas 39 avec d’autant plus de danger qu’il n’a pas voulu concevoir une basse estime de ce qu’il est véritablement. Il y en a d’autres, qui, à la vérité, connaissent bien qu’ils ne font aucune action de vertu, mais qui s’estiment fort justes en comparaison des autres, qu’ils voient pécher. Car tous les hommes n’ont pas le cœur blessé d’un même péché. L’un tombe dans le piège de l’orgueil, l’autre est précipité par la colère, l’autre est tourmenté par l’avarice, l’autre est brûlé par l’impureté. Et il arrive d’ordinaire que celui qui est tyrannisé par l’orgueil en considérera un autre qui est enflammé par la colère, et parce qu’il n’est pas tenté de ce vice, il s’estime bien meilleur que celui qui est prompt et sujet à s’emporter, et ainsi il s’élève en lui-même comme s’il avait une vraie justice, parce qu’il ne fait point réflexion sur le vice qui règne avec plus de puissance sur son âme. Souvent il arrive qu’un autre considère celui qui est plongé dans un abîme d’impudicité, et comme il se connaît exempt de ces désordres honteux, il ne prend point garde quelle est l’ordure du vice spirituel dont il est souillé. Et pendant qu’il regarde dans un autre le mal dont il est exempt, il néglige de rentrer en lui pour y voir un autre mal qui y est caché. Ainsi il arrive que pendant que son esprit sort de lui-même pour observer ce qu’il y a dans les autres, il est privé de la lumière qui est nécessaire pour juger de soi, et qu’il s’emporte contre les défauts d’autrui avec d’autant plus de manque de miséricorde et de dureté, qu’il ignore avec plus d’obscurité et d’aveuglement ses propre défauts. Mais ceux, au contraire, qui travaillent sérieusement à s’élever au comble de la vertu, lorsqu’ils entendent parler des fautes de leur prochain, ils font aussitôt réflexion sur leurs propres fautes, et ils portent un jugement d’autant plus juste des défauts d’autrui, qu’ils déplorent les leurs avec des sentiments plus sincères. Puis donc que chacun des élus s’humilie dans la considération de lui-même, il est vrai de dire qu’un saint dans l’affliction est comme assis sur du fumier. Car celui qui s’humilie véritablement s’avance sans cesse dans la vertu, en considérant à toute heure quelles sont les ordures des péchés dont il est environné. Il faut aussi savoir que ce n’est pas seulement durant la prospérité que l’esprit est attaqué par des tentations importunes, mais que quelquefois, en souffrant du mal dehors, nous sommes en même temps fatigués de ces attaques intérieures, de sorte que pendant que les fléaux et les tribulations tourmentent le corps, l’esprit est comme noyé dans les flots des suggestions charnelles. D’où vient qu’après que le bienheureux Job a été percé de tant de blessures, les paroles d’une malheureuse femme, qui veut le porter au mal, viennent se joindre à toutes ses autres douleurs : Tu demeures ferme, lui dit-elle, dans ton intégrité ! Maudis Dieu, et meurs ! Les pensées charnelles qui provoquent l’esprit au péché nous sont figurées par cette femme qui donne de si méchants conseils à son mari. Car il arrive souvent, comme nous l’avons déjà dit, que lors même que nous nous trouvons presque accablés sous les fléaux et les 40 châtiments de Dieu, nous sommes encore violemment tourmentés par des suggestions charnelles. C’est ce dont se plaint Jérémie, lorsqu’il dit : Au-dehors l’épée a fait ses ravages, au-dedans la mort. (Lam 1,20) Or l’épée tue au-dehors quand la Colère de Dieu nous frappe par des punitions extérieures. Et on trouve aussi la mort dans la maison lorsqu’en souffrant ces fléaux, notre conscience n’est pas exempte des souillures intérieures des tentations. C’est ce qui fait dire à David : Qu’ils soient comme la balle emportée par le vent, et que l’ange du Seigneur les afflige ! (Ps 35,5) parce que celui qui dans son cœur se laisse emporter au souffle des tentations est comme une poussière qui s’élève au gré du vent. Et quand en même temps les châtiments de Dieu tombent sur nous, n’est-ce pas l’ange du Seigneur qui nous afflige ? Mais l’événement en est bien différent entre les réprouvés et les élus. Car les cœurs des réprouvés sont tentés de telle sorte qu’ils consentent aux tentations, et les cœurs des élus y résistent courageusement. L’esprit des réprouvés se laisse surprendre aux charmes de la délectation du péché, parce que, encore qu’ils témoignent d’abord quelque répugnance, ils y consentent néanmoins ensuite après une mure délibération. Les justes, au contraire, sont tellement frappés des dards des tentations, qu’ils se fatiguent beaucoup pour y résister. Et si quelquefois ils sont emportés jusqu’à s’y plaire, ils rougissent aussitôt de cette surprise, et répriment par une sévère censure ce qui s’est élevé en eux de charnel et d’illégitime. C’est pourquoi Job répondit fort bien : Tu parles comme une femme insensée. Quoi ! nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal ! Et en effet, il est important que l’âme sainte détruise par une spirituelle discipline tous ces mouvements charnels qui ont l’insolence de murmurer contre la raison, de crainte que la chair lui parlant, pour ainsi dire, avec aigreur, ne la porte à l’impatience, ou que lui parlant d’une manière flatteuse, elle ne l’attire à l’impureté. Il faut donc que d’une part, en nous opposant à ses suggestions illicites par une censure mâle et sévère, nous mortifiions les mouvements de dissolution et d’impureté qui s’élèvent en nous, en disant : Tu parles comme une femme insensée, et que de l’autre, nous réprimions par la considération des Faveurs divines l’impatience que nous inspirent les pensées d’aigreur et d’emportement, en disant : Quoi ! nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal ! Ainsi quiconque veut se rendre maître de tous ses vices, et s’avancer par les pas d’une droite intention jusqu’au bienheureux comble de la récompense et de la paix intérieure, doit d’autant plus s’armer de vertu et de courage contre les vices, qu’ils l’environnent avec plus de violence pour l’attaquer de toutes parts, puisqu’il a d’autant moins de sujet de craindre leurs traits qu’il s’est revêtu contre leurs coups de plus fortes armes. 41 CHAPITRE XIX Que, encore que les vices viennent souvent nous tenter sous une fausse apparence de vertu, on découvre facilement leur venin secret si l’on est animé d’un vrai sentiment de componction; et qu’en leur résistant fortement, on les fait servir à l’usage de la vertu. Mais il arrive quelquefois que lorsque nous nous fortifions avec plus de soin du secours des plus excellentes vertus contre cette guerre des tentations, il y a des vices qui se cachent à nous sous le masque de la vertu même, et qui nous paraissent avec un visage doux et agréable, mais on reconnaît bientôt leur difformité, et le danger où ils nous exposent, lorsqu’on les examine davantage. C’est pourquoi les amis de Job, qui étaient venus pour le consoler, s’emportent incontinent en des invectives outrageuses : parce que les vices qui nous tendent sans cesse des embûches, se couvrent d’abord de l’apparence de la vertu, puis se jettent impétueusement sur nous, comme nos plus rudes ennemis. Car souvent la colère immodérée veut qu’on la prenne pour une justice, et le relâchement le plus honteux pour une miséricorde. Souvent la timidité inconsidérée veut passer pour l’humilité, et l’orgueil le plus impudent pour une liberté louable et honnête. Ainsi les amis de Job qui viennent pour le consoler s’emportent incontinent en des répréhensions injurieuses, parce que les vices paraissant sous le masque de la vertu commencent à s’insinuer en nous avec une apparence douce et flatteuse, mais ils nous troublent aussitôt par l’aigreur et la violence dont ils nous attaquent. C’est pourquoi l’Écriture dit fort bien que ses amis se concertèrent ensemble pour aller le voir. Car les vices s’accordent ensemble en se couvrant du prétexte de la vertu, parce qu’il y en a qui ont une certaine convenance entre eux pour nous perdre; comme l’orgueil et la colère, le relâchement et la crainte. Car l’orgueil est fort voisin de la colère et le relâchement de la crainte. Ainsi ils conviennent ensemble de venir à nous, puisqu’ils s’associent les uns avec les autres par des liaisons dépravées, pour nous déclarer la guerre. Mais si nous ressentons bien vivement l’amertume de notre captivité, si nous sommes pénétrés au fond du cœur de l’amour de l’éternelle patrie, les vices, qui s’insinuent facilement dans les âmes qui sont possédées des pernicieuses joies du monde, ne pourront se faire jour dans nos cœurs, les trouvant remplis de cette salutaire et sainte tristesse. C’est pourquoi il est dit ensuite : Ayant de loin porté les regards sur lui, ils ne le reconnurent pas. Car les vices ne nous connaissent plus quand nous sommes affligés, parce qu’un cœur triste les repousse aussitôt qu’ils se présentent pour y entrer; et comme ils nous connaissent quand nous sommes dans la joie du siècle, parce qu’alors ils nous pénètrent facilement, il est certain qu’ils nous méconnaissent quand nous sommes tristes, parce qu’ils sont dissipés par une vertueuse sévérité. 42 Mais quand notre ancien ennemi se voit ainsi découvert par la force de notre courage, il se cache avec encore plus d’artifice sous l’apparence de la vertu. C’est pourquoi l’Écriture dit : Ils élevèrent la voix et pleurèrent. Ils déchirèrent leurs manteaux, et ils jetèrent de la poussière en l’air au-dessus de leur tête. Et ils se tinrent assis à terre auprès de lui sept jours et sept nuits. La vertu de la piété est marquée par les larmes, celle de la discrétion par la rupture des vêtements, l’amour des bonnes œuvres par l’épanchement de la poussière sur la tête, et l’humilité par la séance à terre. Car le démon feint quelquefois de la piété pour nous surprendre et nous conduire insensiblement jusqu’au dernier effet de sa cruauté, comme lorsqu’il empêche que nos fautes ne soient châtiées par la sévérité de la discipline, afin que, n’étant point ici réprimées par ce châtiment, elles soient éternellement punies dans les feux de l’enfer. Quelquefois, il présente à nos yeux une image de discrétion, afin de nous faire tomber dans les pièges de l’indiscrétion qu’il nous tend; comme lorsque sous l’apparence de fortifier la faiblesse de notre corps, il nous porte à prendre plus de nourriture qu’à l’ordinaire, afin d’exciter contre nous la révolte de notre chair. Quelquefois, il fait semblant d’être animé du zèle des bonnes œuvres, mais c’est afin d’exciter en nous un empressement trop inquiet pour le travail, comme lorsque, ne pouvant demeurer en repos, on craint d’être condamné pour la paresse. Quelquefois, il se couvre du masque de l’humilité, pour ralentir notre zèle dans les actions de piété; comme lorsqu’il convainc certaines personnes qu’elles sont très imparfaites et inutiles à tout bien, afin que, se considérant comme des indignes, elles n’osent agir dans les choses où elles pourraient contribuer avec fruit au salut de leur prochain. Mais la véritable componction est capable de découvrir facilement tous ces vices que le démon veut cacher sous l’apparence de la vertu. Car celui qui a l’âme remplie d’une vraie et sainte douleur prévoit sagement ce qu’il faut faire à l’extérieur et ce qu’il n’est pas à propos de faire. Et en effet, si nous sommes intérieurement pénétrés de componction, tous ces bruits tumultueux des suggestions illicites s’apaisent aussitôt. D’où vient qu’il est dit ensuite que nul d’eux ne lui parlait, car ils voyaient combien sa douleur était grande. Car si le cœur est véritablement affligé, les vices n’auront plus de langues pour nous séduire. Parce que quand nous cherchons sincèrement les voies de la justice, c’est en vain que les tentations de péché et d’égarement s’opposent à nous. Il arrive même assez souvent que lorsque nous nous raidissons par une vigoureuse résistance aux vices, nous les faisons servir à l’usage de la vertu. Et en effet, si ceux qui sont sujets à la colère soumettent à la raison cette passion brutale, ils la changent en un saint zèle pour soutenir la Gloire de Dieu. Si ceux que l’orgueil élève ont soin d’humilier leur esprit par la crainte de Dieu, ils changent cette vaine présomption en une pieuse audace qui les fait parler avec liberté pour la défense de la justice. Si ceux qui sont excités au vice par la santé et la vigueur de leur corps ont soin à 43 l’employer à faire de bonnes œuvres, ils font d’avantageux progrès dans la vertu avec cette même force qui leur inspirait des sentiments d’iniquité. C’est pourquoi le bienheureux Job, après de si dangereux combats, offrit pour ses amis un sacrifice à Dieu; car les ayant eus pour ennemis par leurs contentions injurieuses, il en fit des concitoyens et des amis par le sacrifice qu’il offrit pour eux. Parce que quand nous changeons en vertus les pensées illicites en les soumettant à la raison, nous rendons amis de nos cœurs les mouvements des tentations qui leur étaient si contraires, en les faisant servir à leur avantage spirituel, par l’offrande d’une intention droite et sincère. Nous nous contenterons d’avoir expliqué notre texte de trois manières différentes dans ces trois livres. Et après avoir posé au commencement de cet ouvrage le fondement et, pour ainsi dire, la racine de notre discours comme pour en faire un grand arbre, nous en étendrons ensuite les branches par notre explication, selon que les choses le demanderont.