[Le] Virgile travesti [Document électronique] / Scarron ; [publ. par Jean Serroy,...] source: http://gallica.bnf.fr/Fonds_Textes/T0101495.htm#CHAP_19 Livre I A la reine MADAME, Je promets à Votre MAJESTE, dès le commencement de mon épître, qu'elle en verra bientôt la fin, et c'est peut-être ce qu'elle en trouvera de meilleur. DIEU me fasse la grâce de lui tenir parole, et que l'honneur que j'aurai d'entretenir la plus grande Reine du monde ne me transporte pas assez pour me faire oublier qu'elle a bien d'autres choses à faire qu'à lire une Dédicatoire. Lorsque j'ai fait dessein de donner mon Livre à Votre MAJESTE, j'ai cru que je ne pouvais être pauvre de pensées en un si riche sujet; et que j'allais dire les plus belles choses du monde, et toutefois, MADAME, après avoir longtemps fatigué ma rhétorique, j'ai trouvé que, pour être venu des derniers, j'étais réduit à servir d'écho à ceux qui avaient parlé devant moi, et que, ces beaux esprits n'ayant pas même oublié la vieille histoire du roi de Perse, qui remercia un paysan qui lui présenta un verre d'eau de rivière, il ne me restait plus rien à ajouter, sinon qu'ils n'ont tous rien dit à la louange de Votre MAJESTE, qu'elle n'en mérite et que je ne m'en imagine davantage. On me reprochera sans doute que j'ai donc tort de me taire; mais une matière si haute s'imagine bien plus aisément qu'elle ne s'exprime, et je la dois laisser à traiter aux écrivains héroïques, qui sans doute auront besoin de tout leur Apollon pour en sortir à leur honneur; car pour moi, humble petit faiseur de vers burlesques que je suis, et poète à la douzaine, je ne me mêle que de faire quelquefois rire; encore faut-il qu'on en ait plus grande envie que moi, qui serais le plus chagrin de tous les hommes, sans les bienfaits de Votre MAJESTE, et sans l'honneur que j'ai d'avoir une charge en sa maison. Cette charge n'est pas véritablement des plus importantes, mais elle est bien des plus difficiles à exercer, et je pense sans vanité m'en être assez dignement acquitté pour oser prier Votre MAJESTE, d'ajouter à l'honneur d'être son malade celui d'être son poète burlesque: pourquoi non, si je suis assez heureux pour avoir fait un livre qui lui plaise? Et pourquoi ne lui plaira-t-il pas, puisque la moindre guenon peut quelquefois divertir l'esprit du monde le plus relevé? Si mon Enéide fait rire Votre MAJESTE seulement du bout des lèvres et que le fils d'Anchise ait assez plaisamment masqué ce carnaval pour la divertir, il paraîtra tous les mois sous de nouveaux masques jusqu'à la fin de l'année, qu'il épousera l'infante de Lavinium. C'est une belle et bonne princesse des meilleurs maisons d'Italie, et si la plus grande Reine de l'Europe assiste aux noces de cette reine de village, je n'aurai plus à me plaindre ni de la maladie ni de la fortune, et je me trouverai sain et content dès le moment que j'aurai plu; il ne faut qu'un souris pour faire ces deux grands miracles, et j'ai sujet d'espérer, MADAME, que Votre MAJESTE, me faisant des biens plus solides, ne refusera pas ce souris à l'homme du monde qui est le plus, MADAME, Votre très humble, très obéissant, très obligé, et très malade serviteur et sujet, SCARRON, Malade de la Reine Au lecteur Ami lecteur, pieux lecteur, lecteur bénévole, ou comme tu voudras, ne pense pas que je te donne ces beaux noms-là pour capter ta bienveillance. Je te permets de dire pis que pendre de mon livre, selon l'honnête coutume de ceux qui lisent, et si, tu n'as pas été assez fou pour l'acheter, tout le déplaisir que j'en aurai sera de n'avoir pas ajouté aux noms d'ami, de pieux et de bénévole, celui de très sage ou de très judicieux. Livre premier Je qui chantai jadis Typhon D'un style qu'on trouva bouffon, Aujourd'hui de ce style même, Encor qu'en mon visage blême Chacun ait raison de douter Si je pourrai m'en acquitter, Devant que la mort qui tout mine Me donne en proie à la vermine, Je chante cet homme pieux, Qui vint chargé de tous ses dieux Et de Monsieur son père Anchise, Beau vieillard à la barbe grise, Depuis la ville où les Grégeois Occirent tant de bons bourgeois, Jusqu'à celle où le pauvre Rème Fut tué par son frère même, Pour avoir en sautant passé De l'autre côté d'un fossé. Junon, déesse acariâtre Autant ou plus qu'une marâtre, Lui fit passer de mauvais jours, Et lui fit force vilains tours, Dont bien souvent, quoique très sage, Il se souffleta le visage, Mais enfin, conduit du Destin, Il eut dans le pays latin Quinze mille livres de rente, Tant plus que moins, que je ne mente, Et, sans regretter Illium, Fut seigneur de Lavinium, Dont depuis sa race par guerre A fait une assez bonne terre. C'est de là que nous sont venus Les pères Albains si connus; De là, Rome la belle ville, Trois fois plus grande que Séville. Petite muse au nez camard Qui m'as fait auteur goguenard, Et qui, quoique mon mal empire, Me fais pourtant quelquefois rire, Dis-moi bien comment, et pourquoi, Junon, sans honneur et sans foi, Persécuta ce galant homme, Sans lequel nous n'aurions pas Rome, Ni tous ces illustres Romains A qui nous baisons tous les mains. Elle fit bien la furieuse Contre personne si pieuse. Ils se fâchent donc comme nous? Je ne les croyais pas si fous Et les croyais être sans bile, Ces beaux dieux d'Homère et Virgile! Près du pays du roi d'Alger. Que tua le bon roi Roger, Une ville fort ancienne, De fondation tyrienne, Dessus le rivage africain, Servait d'asile à maint coquin Cette ville avait nom Carthage, D'où l'invention du potage, Celle de durcir les oeufs frais Pour les manger à peu de frais, Choses autrefois peu connues, Au grand bien de tous sont venues. On la fait, mais je n'en crois rien, Inventrice des gants de chien, Et même des gants de Grenoble, Cette nation fière et noble. La soeur et femme du grand Dieu S'y plaisait plus qu'en aucun lieu. Samos, jadis sa bien-aimée, Etait d'elle moins estimée. Elle y tenait carrosse et char, Chaise à bras, litière et brancard, Et fit rebâtir les murailles, Et la fit exempter de tailles. Elle n'était premièrement Qu'un bailliage seulement, Mais elle rompit tant la tête A Jupiter, qu'à sa requête Il en fit un présidial, Je ne sais s'il fit bien ou mal, Y fonda deux ou trois collèges Avec de fort beaux privilèges. Elle eût fait de cette cité Ce que Rome a depuis été; Mais, par malheur, en cette affaire, Le Destin fut d'avis contraire, Le Destin qui fait bien pester Même le grand dieu Jupiter. Or, comme souvent trop l'on cause, Elle avait ouï quelque chose, Qu'un jour viendrait que les Troyens Perdraient les pauvres Tyriens; Ce que craignant la bonne Dame, Et gardant encor en son âme Le beau jugement de Pâris, Et l'insupportable mépris Qu'en faveur de Vénus la belle Il eut pour Pallas et pour elle, Outre qu'il avait révélé (Heureux s'il n'eût jamais parlé!) Qu'elle avait trop longue mamelle, Et trop long poil dessous l'aisselle, Et pour dame de qualité Le genou un peu trop crotté; Puis un autre mal sans remède, Le rapt du jeune Ganymède, Dont son débauché de mari Avait fait un cher favori. Ces choses-là mises ensemble Etaient suffisantes me semble Pour lui faire faire aux Troyens Ce que les laquais font aux chiens, C'est-à-dire guerre terrible. Elle faisait donc son possible Que ces pauvres dépaysés, Pour la plupart dévalisés, Ne pussent comme peuple libre Planter leur piquet sur le Tibre, Y semer blé, cueillir raisins, S'allier avec leurs voisins, Comme ils faisaient dans la Phrygie Devant que les troupes d'Argie Fissent des biens de Priamus Après dix ans gaudeamus, Tant l'entreprise était hautaine D'élever cette gent romaine, Malgré ses ennemis divers, A l'empire de l'univers! Cette pauvre race troyenne Dessus la mer sicilienne, Comme après bon vin bon cheval, Voguait sans songer à nul mal; Ils avaient tous le vent en poupe Et n'était pas un de la troupe Qui ne chantât des Léridas, Des lampons, et des ouidas, Et mille autres telles denrées, Quand, sur les plaines azurées, Junon, par la trappe des cieux, Par malheur vint jeter les yeux: Quand elle les vit ainsi rire, Elle en accrut si fort son ire Que, si son lacet n'eût rompu, Outre qu'elle avait bien repu, Je crois, Dieu veuille avoir son âme! Qu'elle eût crevé, la bonne Dame. L'esprit donc quasi perverti: "J'en aurai donc le démenti, Cria-t-elle, et cette gueusaille A ma barbe fera gogaille? Quoi! Pallas, qui n'est que Pallas, A pu ce que je ne puis pas! Contre les Grégeois animée, Du foudre de son père armée, Pour un seul, elle a fait sur tous Pleuvoir une grêle de coups; Elle a bien pu réduire en poudre Le pauvre Ajax d'un coup de foudre, Jeter les Grecs qui çà, qui là, Et je ne pourrais pas cela? Et malgré moi la destinée Gardera ce faquin d'Enée? Et moi qui suis sans me vanter Soeur et femme de Jupiter, Je ne pourrai, quoi que je fasse, Perdre cette maudite race? Et chacun me méprisera, Et pas un ne m'adorera? Car qui diable serait si bête De vouloir célébrer ma fête? Qui voudrait me sacrifier Boeuf, vache, mouton ou bélier? Oui, boeuf, mouton, bélier ou vache. Il n'est personne que je sache Qui veuille m'offrir seulement Un rat, qui n'est qu'un excrément. Cela dit avec violence, La Déesse, à beau pied sans lance, S'en alla trouver Eolus, Roi non pas des plus absolus, Car les vents, dont il est le maître, Lui font souvent bien du bissêtre, Etant inconstants et légers; Mais pour éviter les dangers, Il les tient dans une caverne, Où l'on ne va point sans lanterne: Autrement, ces séditieux. Bouleverseraient terre et cieux; C'est pourquoi, craignant leur folie, Il les emprisonne, il les lie; Mais le vent coulis seulement Sort quand il veut impunément Les autres vents souvent s'échappent; Lors, malheur à ceux qu'ils attrapent, Malheur aux arbres, aux clochers, Malheur aux vaisseaux, aux nochers, Malheur à toutes cheminées, Qui deviennent lors enfumées. Etant ainsi capricieux, Jupiter, le grand Roi des Cieux, Dessous de grandes roches dures, En de grandes caves obscures, Les tient enfermés sous la clef, Imposant dessus eux un chef Qui leur lâche à propos la bonde Quand il faut balayer le monde. C'est donc là que la Dame vint; Voici le discours qu'elle tint, Quasi parole pour parole, Au Roi des quatre vents, Eole: "O toi qui fais ce qui te plaît Du Sud, du Nord, de l'Ouest, de l'Est, Et qui, de mon époux et frère, Roi des hommes, des Dieux le père, As eu le don de rendre l'air Comme tu veux obscur ou clair, Une caravane troyenne Vogue dessus la mer Tyrenne; Ce sont gens qui ne valent rien, Auxquels je ne veux pas grand bien; Ils espèrent en Italie Leur retraite bien établie, Chargés de hardes et d'écus, Et de leurs pénates vaincus; Ils y voguent le vent en poupe, Et n'est pas un en cette troupe Qui me rende ce qu'il me doit. Enfin on en abuseroit, Si je les laissais bragues nettes, Ils diraient de moi cent sornettes. Si tu me veux bien obliger, Fais vitement le temps changer, Donne-leur d'un vent de galerne Qui jusques au ciel me les berne, Ou bien plutôt des quatre vents Qui jour et nuit les poursuivant, Brisent leurs vaisseaux contre terre, Comme s'ils n'étaient que de verre, Afin qu'ils craignent tout de bon La divinité de Junon. J'ai pour damoiselles suivantes Quatorze nymphes très galantes; Celle que j'estime le plus Sera la femme d'Eolus, C'est la parfaite Deiopée, Un vrai visage de poupée. Au reste on ne le peut nier, Elle est nette comme un denier; Sa bouche sent la violette, Et point du tout la ciboulette. Elle entend et parle fort bien L'espagnol et l'italien, Le Cid du poète Corneille Elle le récite à merveille, Coud en linge en perfection, Et sonne du psaltérion, A cela que dit maître Eole?" "J'aurais la cervelle bien folle Si je ne vous disais oui, Répondit-il tout réjoui, Et découvrant sa tête chauve, Qui fut jadis de couleur fauve: C'est à vous, Dame, à commander, Et je n'ai rien qu'à seconder Les volontés de ma princesse, Sans m'enquérir pourquoi, ni qu'est-ce. Par vous j'ai dans le firmament Un assez bel appartement; Par vous Jupiter favorable M'admet à sa divine table, Où j'avale tant de nectar Que je m'en trouve gras à lard, Où d'ambroisie, et de la bonne, Jusqu'au cou souvent je me donne, Et toutes ces félicités Sont les effets de vos bontés." Cela dit, à la hâte il darde Contre le roc une hallebarde: Elle y fit un petit pertuis; Il ne fallut point un autre huis Aux vents pour faire une sortie, Dont la mer, toute pervertie, Aux hommes sur elle flottant Fit bientôt mal passer le temps. Les vagues que les vents enflèrent Jusqu'au ciel les vaisseaux portèrent; Mais ils en furent rapportés Plus vite qu'ils n'étaient montés. Le choc des vagues forcenées, Le fracas des nefs ruinées, Les cris et les gémissements, Les vents et leurs mugissements, La grosse pluie avec la grêle, Tombantes du ciel pêle-mêle, Tout cela faisait un beau bruit; Le jour était devenu nuit; Des éclairs seuls luisaient sur l'onde; Car pour le beau flambeau du monde, Voyant tous les vents déchaînés, Mettant son manteau sur son nez, Il avait regagné bien vite, De peur d'être mouillé, son gîte. Alors Aeneas le pieux, Regardant tristement les cieux, Lâcha ces pieuses paroles: "Je serai donc mangé des soles? Cria-t-il, pleurant comme un veau, Et je finirai dedans l'eau? O quatre ou cinq cents fois heureuses, Ames nobles et valeureuses, De qui les corps maintenant secs, Découpés par les glaives grecs, Ont été de la mort la proie Devant la muraille de Troie! O le plus vaillant des Grégeois, Diomède le Rabat-joie! Pourquoi ne m'as-tu de ta lance Percé l'estomac ou la panse? J'en aurais le bon Dieu loué, Et t'en aurais bien avoué. Au moins aurai-je l'avantage D'avoir témoigné mon courage, D'être mort avec Sarpédon, Ce maître joueur d'espadon, Auprès d'Hector cet invincible, A tous les Grégeois si terrible, Qui si souvent couvrait les bords Du fleuve Xante de corps morts, Du fleuve Xante de qui l'onde A tant enseveli de monde; Au lieu que mourir dans la mer, Où tout ce qu'on boit est amer, Mangé des harengs et molues, Des soles, turbots et barbues, Est un malheur qui me ferait Rendre grâce à qui me pendrait!" Un vilain vent, sans dire gare (Il fallait qu'il fût bien barbare D'attaquer un homme si bon), Lui fit bien changer de jargon! Il s'embarrassa dans les voiles, Rompit les cordes et les toiles, Et fit entrer dans le vaisseau Je ne sais combien de muids d'eau. La troupe d'espoir dénuée Fit une piteuse huée, Un flot jusqu'au ciel l'éleva, Puis aussitôt le flot creva, Laissant en mer une ouverture Où chacun vit sa sépulture. Trois vaisseaux, des vents maltraités, Dans les rochers furent portés; Trois dans les écueils s'ensablèrent, Dont les plus résolus tremblèrent. Des soldats lyciens la nef, Dont le brave Oronte était chef, Des vents et des flots combattue, Fut à la fin par eux vaincue; Un gouffre à la fin l'absorba, Ou, pour mieux dire, la goba. Jamais on ne vit tel orage, Ni si triste remu-ménage. Les pauvres malheureux Troyens, Las et recrus comme des chiens, Vidèrent lors toutes leurs tripes. Lors, on vit force bonnes nippes Flotter parmi des ais brisés Et les corps de force épuisés; Quelques-uns vainement nagèrent, Mais les bras bientôt leur manquèrent, Car les malheureux n'avaient pas Des calebasses sous les bras. La nef du fort Ilionée Des grands coups de vent ruinée, Celle du fidèle Achatès, D'Abas, et du vieil Aletès, Tournaient comme des girouettes, Faisaient en mer cent pirouettes, Qui, pis est, la cane souvent; Mais ainsi le voulait le vent. Ces maîtres balayeurs du monde Faisaient ainsi rage sur l'onde, Mais Neptune au poil bleu-mourant, Qui n'a pas l'esprit endurant, Se douta bientôt de l'affaire, Encor qu'on tâchât de lui taire, De peur qu'en étant irrité Il n'en altérât sa santé; Mais voyant l'obscurité telle Qu'il avait besoin de chandelle, Encor qu'il ne fût que midi, Et que le poisson étourdi S'allait cachant dans les rocailles, Le roi du peuple porte-écailles Poussa son char fait en bateau Devers la surface de l'eau. Lorsqu'il mit hors de l'eau la tête, Les flots, nonobstant la tempête, S'abaissèrent de la moitié; Les Troyens lui firent pitié, Et les auteurs de leur misère Le mirent bien fort en colère. Connaissant la mauvaise humeur Et le chien d'esprit de sa soeur, Il ne douta point que l'orage Ne fût un effet de sa rage. Aussitôt qu'en paume il siffla Au diable le vent qui souffla, Et qui lors eut le mot pour rire, Il appela le vent Zéphyre, Et le vent Eure: tout honteux Ils vinrent devant lui tous deux, La joue à demi désenflée, Et jusqu'au menton avalée. Alors qu'il les eut devant lui: "Ce n'est pas, dit-il, d'aujourd'hui Que, sans regarder qui vous êtes, Sans songer à ce que vous faites, Et si je le trouverai bon, Vous exercez votre poumon A troubler le repos du monde, Faire des vacarmes sur l'onde, Et jeter de la poudre aux yeux Au premier chapitre des cieux; J'ai bien peur, si mon avis passe, Que le Roi du Ciel ne vous casse, Et la brouée, et les frimas, Par la mort..." Il n'acheva pas, Car il avait l'âme trop bonne: "Allez, dit-il, je vous pardonne; Tirez-vous vitement d'ici, Et ne pensez plus faire ainsi Sur mes flots votre soufflerie; Je n'entendrai pas raillerie, Et que votre beau Roi de vent Porte respect à mon trident; La mer n'est pas de son domaine; Qu'en sa demeure souterraine Il vous donne s'il veut la loi, Sans rien entreprendre sur moi." Le vent Eure et le vent Zéphyre A cela n'eurent rien à dire. Un vaisseau troyen échoué Par Triton et Cimothoé Fut dégagé d'un banc de sable, N'ayant plus ni voile ni chable, Trois autres tout déharnachés, Par les vents sur les rocs juchés, Par les mêmes à grande peine Regagnèrent l'humide plaine. Le bon Neptune cependant Rendit, d'un seul coup de trident, La mer, auparavant si fière, Paisible comme eau de rivière; Et puis, devenu tout gaillard, Fit faire avecque beaucoup d'art A son char mille caracoles, Sur le lac où l'on prend les soles, Lors aussi poli qu'un miroir; Lors vraiment il le fit beau voir, Et les Dieux marins qui le virent Là-dessus compliment lui firent; Et le Soleil pareillement, Revenu depuis un moment, Quand il vit que vent et nuage, Et tout ce qui faisait l'orage, S'était enfui vers l'horizon. Tout ainsi, par comparaison, Qu'en une populace émue, Où l'on oit crier: Tue! tue! Et que les bâtons et cailloux Volent, faisant bosses et trous; Si quelqu'un à la grande barbe, Et de majestueuse garbe, Sans craindre pierre ni bâton, Vient haranguer comme un Caton, Il impose aussitôt silence, Fait cesser toute violence, Et chacun retourne chez soi, Disant: "C'est lui, ce n'est pas moi", De peur d'être mis en séquestre, Tant l'honorable bourguemestre, Grondant ici, caressant là, Dans la ville met le holà, Avec une conduite telle Qu'on dirait que ce n'est plus elle; Le Roi des flots, ni plus ni moins, Par sa diligence et ses soins, Après avoir lavé la tête Aux vents, auteurs de la tempête, Rendit la mer, malgré le vent, Aussi paisible que devant. Cependant les soldats d'Enée, Malgré Junon la forcenée, S'efforçaient à force de bras, Encore qu'ils fussent bien las, De gagner la terre voisine, Mal satisfaits de la marine; Enfin ils ramèrent si bien Qu'ils virent le bord libyen. Là, mademoiselle Nature Fait un port sans architecture, D'une petite île couvert, Où personne n'est pris sans vert; Car en tout temps d'herbe nouvelle (Mais entre autres de pimprenelle) Elle est pleine jusqu'en ses bords, Au grand bien de ceux de dehors, Qui viennent chaque jour de terre En prendre pour mettre en leur verre. Ce port peu connu des nochers, Tout environné de rochers, Représente une scène antique; Deux écueils font comme un portique, A l'abri desquels les vaisseaux N'ont peur de la fureur des eaux, Ni des vents qui leur font la guerre Non plus que s'ils étaient sur terre: On prendrait ces écueils hideux, Dont les arbres sont les cheveux, Pour des géants qui sont en garde S'ils étaient armés d'hallebarde. Les rochers de l'autre côté Sont très commodes en été, Chacun d'eux ayant dans son ventre Une caverne, ou bien un antre, Où logent (maudit soit qui ment) Les nymphes ordinairement. Là, de belles sources d'eau douce, Dont les bords sont couverts de mousse, Disent à celui qui les voit: "Ne voulez-vous point boire un doigt?" Tout auprès, une forêt sombre Où l'on est en tout temps à l'ombre, Et dont les arbres toujours verts Sont de l'âge de l'univers, N'a jamais senti, que je sache, Coup de serpe, cognée ou hache, Et jamais en ce port caché L'ancre ne s'était accroché; Enée en eut le pucelage, Et premier foula ce rivage, De sept vaisseaux accompagné; Tout le reste était éloigné De cette flotte dissipée. Ayant donc la terre attrapée, Dieu sait s'ils furent diligents A descendre, les bonnes gens. Lors Achates un fer empoigne, Et contre un caillou si bien cogne Qu'il en fit, non pas pour un peu, Sortir étincelles de feu; Ce feu pris à matière sèche (Je ne sais pas si ce fut mèche, Si ce fut bois vieil ou bien neuf) Devint grand à rôtir un boeuf. Lors fut des vaisseaux descendue Toute la Cérès corrompue, En langage un peu plus humain, C'est ce de quoi l'on fait du pain. Quelques-uns au feu la séchèrent, Etant sèche, la concassèrent, Puis en firent des échaudés Qui ne furent guère gardés; Et puis Enéas sans échelle, Suivi d'Achates le fidèle, Monta sur le haut d'un écueil. Là, tant que put aller son oeil, Il chercha sa flotte écartée, La nef de Capis et d'Antée, Le grand vaisseau de Caïcus, Et les autres vaisseaux vaincus, Grâce à Junon, la male bête, Par les efforts de la tempête; Vainement ses yeux il frotta, Les ouvrit, et les clignota, Il ne vit vaisseau, ni galère, Dont le bon Seigneur désespère, Mais bien vit-il trois cerfs gaillards Suivis de biches, et brocards, Cela le fit un peu sourire: "Bon! dit-il, voici de quoi frire." Il banda son arc, cela dit, Pris son carquois et descendit: Achates prit son arbalète, Voulant tuer aussi sa bête. Lors le bon Prince de tirer, Et les cerfs de se retirer Pour gagner la forêt voisine; Mais Enéas les assassine Avec tant d'adresse, et si bien Qu'il en mit sept en moins de rien Morts, étendus dessus la terre; Il ne fit pas plus longue guerre, Voyant autant de cerfs à mort Qu'il avait de vaisseaux au port. Cette belle occision faite N'ayant ni trompe, ni trompette, Ni de voix assez pour crier, Un chifflet de chauderonnier Achates tire de sa poche. A son siffler chacun approche, Puis sur des avirons croisés Tous ces corps morts furent posés Et portés à grands cris de joie Vers les sept navires de Troie. Aeneas fit désembarquer Force bon vin de quoi trinquer, Qui n'était pas de deux oreilles, Non pas pour quatre ou cinq bouteilles. Acestes de plusieurs tonneaux Avait fourni plusieurs vaisseaux Lorsqu'ils partirent de Sicile, Que le bon seigneur très habile, Après quelques petits refus, Avait pourtant fort bien reçus. Puis, pour leur donner bon courage, Il leur tint à tous ce langage: "Nous en avons eu dans le cul, Les vents à ce coup ont vaincu, Mais nous devons bien nous attendre Que nous affliger, et nous rendre Toutes sortes de déplaisirs, Est le plus grand de leurs désirs; Peu de maux sont pareils aux nôtres, Mais nous en avons bien eu d'autres, Et peut-être qu'ils finiront Quand les Dieux se raviseront. Nous sommes, sortant de Sicile, De Charybde tombés en Scylle: C'est tomber de fièvre en chaud mal: Polyphème, étrange animal, Nous fit à tous avoir la fièvre, Il me fit courir comme un lièvre, Et bien souvent de pur effroi Il me semble que je le vois. Mais l'homme de coeur tout surmonte. Un jour que nous ferons le compte De tant de beaux combats rendus; Nous rirons comme des perdus. Le sort promet qu'en Italie, Terre, à ce qu'on dit, fort jolie, Nous aurons un jour du repos. Il ne saurait plus à propos Ce signalé plaisir nous faire: La mer commence à nous déplaire, Nous avons trop fait les plongeons, Il vaut mieux bâtir des donjons, Et faire une nouvelle Troie Qui sur mer enfin ne se noie. A moins que d'être un cormoran, Je gage que le Juif errant N'a pas fait un plus long voyage; Mais il faut avoir bon courage. Çà, buvons donc, et nous gardons Pour les biens que nous attendons." Il leur fit ce discours de bouche, Mais, comme on dit, le coeur n'y touche; Il ne rit que du bout des dents, Et tout de bon pleure au dedans. Lors chacun se met en besogne, Chacun quelque instrument empoigne Pour travailler pour le festin. Tous réjouis de leur butin, Les uns de leur peau les dépouillent, Et les autres dans leurs corps fouillent, En tirent tripes et boyaux, Les lavent en deux ou trois eaux, Puis en font de grosses saucisses: S'ils avaient jusqu'à des épices, Puisque Virgile n'en dit mot, Qui comme on sait n'est pas un sot; Noble et discret lecteur vous plaise Permettre aussi que je m'en taise. Retournons à nos cuisiniers. Après avoir mis par quartiers, Par aloyaux et charbonnées, Ces sept bêtes assassinées, Ils mirent la viande au feu, Puis l'un trop cuit, l'autre trop peu, Couchés sur la gaie verdure Ils en firent déconfiture, Et se remplirent à foison De vin vieil et de venaison. Si bien burent, si bien mangèrent, Que la plupart s'en dévoyèrent, Enfin, après avoir dîné Jusqu'à ventre déboutonné, Ils se mirent à tue-tête A discourir de la tempête: L'un pleure Cloanthe et Lycus, L'autre Gyas, l'autre Amicus, L'autre à son compagnon raconte Comme quoi se perdit Oronte. - Ils auront gagné quelques ports, Ils ne sont pas encore morts, Disent quelques-uns; quelques autres Disent pour eux leurs patenôtres. On n'eût pas oui Dieu tonner A répondre et questionner, Tant ils faisaient de bruit ensemble. Cependant le Dieu sous qui tremble La voûte du haut firmament, Comme il agit incessamment, Au travers d'un châssis de verre, Jetait ses yeux dessus la terre, Regardant si tout allait bien En son royaume terrien. Comme il visitait la Lybie, La mère d'Aeneas le pie, Ou pour mieux dire le pieux, Le coeur triste, et la larme aux yeux, Lui tint à peu près ce langage, Après avoir, comme très sage, Avec grande crainte et respect, Dit par trois fois salamalec. "Grand Roi qui faites sur la terre. Tant de si beaux coups de tonnerre, Et qui tenez dedans vos mains Le bien et le mal des humains, Qu'a fait à votre Seigneurie Le pauvre Aeneas, je vous prie? Qu'on fait les pauvres Phrygiens Que vous traitez comme des chiens? Errer de contrée en contrée, N'avoir en nulle part entrée, Souffrir partout mille travaux, Etre poursuivis des prévôts Comme s'ils étaient des Bohèmes, Sont-ce là ces bonheurs extrêmes, Et les biens qu'on leur a promis? Est-ce là les traiter d'amis? D'Aeneas, de ce galant homme, Devait tant venir cette Rome, Dont le Destin a fait partout Cent contes à dormir debout. A ces pauvres bannis de Troie (Dieu que j'en ai pleuré de joie! Mais maintenant pour un petit J'en pleurerais bien de dépit) Vous aviez promis un asile Si sûr que leur superbe ville Qu'a mise en feu le Grec vainqueur Ne leur devait tenir au coeur. Des descendants du jeune Iule Devait venir ce grand Romule, Tous ces benoîts pères conscrits, A la barbe longue, au poil gris, La nation porte-soutane, Inventrice du veau mongane, Qui devait établir ses lois, Sur l'Indien et sur l'Anglois, Et se rendre enfin par la guerre Maîtresse de toute la terre. Mais c'est autant pour le brodeur: Le Destin n'est qu'un vrai menteur, Et vous, mon très Révérend Père, En qui mon fils en vain espère, Je vois bien que le plus souvent Vous ne promettez que du vent. Qui n'eût cru sur votre parole, A moins que de passer pour folle, Que, suivant l'arrêt du Destin, Il aurait le pays latin! Mais cette région promise, Après remise sur remise, A la fin du compte sera Le diable qui l'emportera. Au lieu de ces belles conquêtes, Sur mer, il aura des tempêtes, Sur terre, il n'aura que des coups. A tout cela que ferions-nous Sinon le prendre en patience, Qui, comme on dit, passe science, Puisque gens à mal faire nés Vous mènent ainsi par le nez! Vous devriez les faire pendre, Si vous saviez aussi bien rendre La justice que vous savez Pardonner aux gens dépravés. Anténor, sans tirer l'épée, Après l'avoir belle échappée, Aussi bien que mon pauvre fils, Suivi de ses gens déconfits, A traversé l'Esclavonie, Et son heureuse colonie, Près du pays où l'Eridan Rend son tribut à l'Océan, A bien et beau fondé Padoue, A tous les voisins fait la moue Et leur montre fort bien les dents Alors qu'ils font trop les fendants. Il est là qui rogne et qui taille, Qui chasse, qui boit, et qui raille, Enfin qui fait ce qu'il lui plaît; On sait pourtant bien ce qu'il est, On sait bien que ce n'est qu'un traître. Et mon fils, ayant l'honneur d'être Parent de la plupart des Dieux, Mon fils, qu'on nomme le Pieux, A perdu vaisseaux et bagage, A mis tous ses habits en gage, Se voit des uns vilipendé, Des autres grondé, gourmandé, Tout cela par je ne sais quelle, Qui, parce qu'on me trouve belle, Dit partout que je ne vaux rien; Grâce à Dieu, l'on me connaît bien. Si ce n'est qu'il y va du vôtre, Et qui toque l'un, toque l'autre, Je dirais tout ce que je sais; Mais pour mieux faire je me tais." Elle en eût bien dit davantage; Mais la bonne Dame de rage Se mit tellement à pleurer, A sangloter, à soupirer, Enfin fit tant de l'enragée, Qu'il eut peur, la voyant changée, Qu'elle n'eût quelque diable au corps. Tout autre que lui l'eût cru lors; Mais il se connaît trop en diable. Or, comme il est très pitoyable, Et quand il voit souffrir autrui Qu'il souffre presque autant que lui, Ce grand Dieu se mit à sourire: Il me semble avoir ouï dire Que, quand il rit, tout en va mieux Sur mer, sur terre et dans les cieux. Ce Dieu donc des Dieux le plus sage, Se radoucissant le visage, Et la prenant sous le menton, Lui dit: "Bon Dieu, que dirait-on, Si l'on vous voyait ainsi faire? N'avez-vous point honte de braire Ainsi que la femme d'un veau? Ah! vraiment, cela n'est pas beau. Ne pleurez plus, la Cythérée, Et tenez pour chose assurée Tout ce qu'a prédit le Destin D'Enée et du pays latin. Vous le verrez bâtir muraille De brique et de pierre de taille, Et faire une Lavinium Qui vaudra bien son Ilium, Et peut-être sera plus belle; Puis vous le verrez sans échelle Un beau matin monter aux cieux Pour être un de nos demi-dieux. Mais sachez, s'il vous faut tout dire, Que pour établir son empire, Il aura bien à dégainer, Et bien des combats à donner Contre un peuple fier et barbare, Et qui frappe sans dire gare; Mais si bien il escrimera Que de tout à bout il viendra, Et de farouches comme bêtes, En fera des gens fort honnêtes, Qui sauront faire compliments, Et bien jouer des instruments. Trois fois les prés auront des herbes, Et les jaunes guérets des gerbes; Et trois fois durant trois hivers Ils seront de neige couverts (Cela veut dire trois années), Que, toutes guerres terminées, Et tous ses ennemis vaincus Par le tranchant de son Malchus, Il régnera roi pacifique; Et pour Monsieur son fils unique Ascagne, qu'on nomme Iulus (Qu'on nommait autrefois Ilus, Devant qu'Ilium la superbe Devînt un champ brûlé sans herbe), Trente ans entiers il régira Lavinium, qu'il quittera Pour faire une ville nouvelle Appelée Albe, sur laquelle D'Hector les généreux enfants Régneront durant trois cents ans, Jusqu'à tant qu'une Reine nonne Mette au jour sa race bessonne, Dont Mars, le Dieu gladiateur, Passera pour fabricateur. Et puis après son fils Romule, A l'imitation d'Hercule, Portant au lieu de justaucorps Peau de louve, poil en dehors, Ramassera par les villages Tous les faiseurs de brigandages, Tous gens de dangereuses mains, Desquels il fera les Romains; Leur ville s'appellera Rome, Du nom de ce tant honnête homme. Je ne donne aucun temps préfix A ces enfants de votre fils, Pour le terme de leur empire, Il durera sans qu'il empire, Jusqu'à tant que tout prenne fin." "Amen", dit Vénus; et Jupin Reprit aussitôt la parole: "Et pour Junon qui fait la folle, Et se fait à quatre tenir, Vous la verrez bien revenir; Après avoir bien fait la guerre, Remué le ciel et la terre, Et fait tous ses efforts en vain, Mettant de l'eau dedans son vin, De ces peuples qu'elle tourmente Elle se dira la servante, D'elle chéris autant et plus Qu'ils auront été mal voulus. Dans peu de temps Phtie et Mycène, Aujourd'hui si fière et si vaine, Verra ses habitants vaincus Par les enfants d'Assaracus, Aura même destin que Troie, Et des Romains sera la proie. Puis sur la terre reluira César, qui l'assujettira; L'Océan souffrira ses voiles, Sa gloire ira jusqu'aux étoiles, Et lui-même enfin y viendra. Lors son illustre nom sera Colloqué dans la litanie; La Discorde sera bannie, Plus de guerres en l'univers, Sinon en prose, ou bien en vers, Quand auteurs aux têtes mal faites, Comme par exemple poètes, A grands coups de vers outrageants, Apprêteront à rire aux gens. En terre la foi retournée, Et Vesta qui l'a ramenée, Rème, et son grand frère Quirin, C'est-à-dire en français, Guérin, Donneront partout un tel ordre Que personne n'y pourra mordre. Du temple du Dieu double-front Les portes se condamneront. La fureur impie et la rage Seront là prises comme en cage, Et s'useront toutes les dents A ronger du fer là-dedans." Jupiter se sécha la langue A cette ennuyeuse harangue, Jusqu'à s'en enrouer la voix; Vénus en bâilla quatre fois; Mais enfin il conclut la chose Dont l'auteur qui ces vers compose En son coeur la remercia, Car si fort il s'en ennuya, Que deux fois faute de courage Il pensa quitter là l'ouvrage. Jupiter donc quand il lui plut, Certes plus tard qu'il ne fallut, Cessa de faire le prophète, Et Vénus, la Dame coquette, Lui fit compliment là-dessus En termes éloquents conçus. Lors il fit venir pour lui plaire Son fils, son courrier ordinaire: C'est son fils, ce fils de putain, Qui sait parler grec et latin, Qui coupe si bien une bourse, Qui de l'éloquence est la source, Sait bien jouer des gobelets, Faire comédie et ballets, Inventeur des dés et des cartes, Des tourtes, poupelins et tartes, Et, pour achever son tableau, Sur le tout un peu maquereau. Ce messager prompt et fidèle Gagne la terre à tire-d'aile, Envoyé vers Dame Didon Par le grand mari de Junon (Vous allez savoir tout à l'heure Quelle est Didon et sa demeure): C'était pour adoucir les coeurs, Et les barbaresques humeurs De la nation tyrienne, En faveur de la gent troyenne. Jupiter, ainsi faisant, prit Le dessein d'un homme d'esprit; Car si Didon mal informée D'Enée et de sa renommée, De l'intention du Destin, Et qu'il était cher à Jupin, Si, dis-je, cette Dame Elise, Comme de vrais péteurs d'église, Les eût chassés de son Etat, Leur eût refusé tout à plat Dans son pays une retraite, C'est une chose claire et nette Qu'elle eût lors à Jupin rendu Un déplaisir non attendu, Dont elle aurait pu lui déplaire; Mais elle leur fut débonnaire Jusqu'à, dit-on, faire en cela Tout ce qu'il faut, même au-delà. Cependant notre maître Enée, Ayant eu mauvaise journée, Eut encore une pire nuit: A peine le soleil reluit, Qu'il veut voir si de ce rivage Le peuple est civil ou sauvage, Et savoir si les habitants Sont chrétiens ou mahométans. Il se leva donc à la hâte, Ne menant avec lui qu'Achate, Qui prit en ses mains en tout cas Deux dards et son grand coutelas, Afin d'être toujours en garde. Je vous oubliais par mégarde, Qu'il mit sa flotte en un endroit Que personne ne trouveroit, Si ce n'était par nécromance, Et qu'il fit expresse défense, Que sur peine du morion, Autant chevalier que pion; Personne ne mît pied à terre, Qu'il n'eût bien fait à l'oeil la guerre, Et su si ce port écarté Serait un lieu de sûreté; Sa mère voulut s'en instruire Et lui faire pièce pour rire. Prenant donc toute la façon D'une fille faite en garçon, Et paraissant un jeune drôle Ayant un fusil sur l'épaule, Et chien couchant chassant devant, Branlant la queue, et nez au vent; Aeneas qui la vit vêtue Tout de même que la statue De Diane qui va chassant, Lui rendit salut en passant. Là-dessus, une perdrix rouge Des pieds de la céleste gouge Partit; en joue elle coucha, Mais son gibier point ne toucha, Soit que la poudre fût peu fine, Ou bien que la Dame Cyprine Fermât les yeux voyant du feu, Ou bien qu'elle l'entendît peu. Elle en rougit un peu la belle; Son brave fils s'approcha d'elle, Elle lui fit un doux regard, Lui disant: "Monsieur, Dieu vous gard!" A cette parole obligeante Qui l'âme de son fils enchante, Ce ne fut pas pour un petit Qu'il en devint tout interdit, Il fit pourtant le pied derrière D'une assez gentille manière. D'une bouche sentant le thym Et d'un son de voix argentin, Elle lui fit cette harangue Je ne sais pas en quelle langue: "N'avez-vous point vu par ici, De quoi je suis en grand souci, Quelques-unes de me compagnes, Qui vont chassant dans ces campagnes, Après un cerf qui va fuyant?" Il répondit en bégayant: "Je n'en ai vu tête ni queue, O belle à la prunelle bleue, Belle que je ne puis nommer, Belle qui m'avez pu charmer, Par je ne sais quelle lumière, Que vous avez dans la visière! Ah! par ma foi, j'en suis ravi; Maudit soit si jamais je vis Face qui m'ait plu davantage! La male peste, quel visage, Et que qui vous regardera Sans cligner, impudent sera! Vous sentez la Dame divine, J'en jurerais sur votre mine; Mon nez ne se trompe jamais En ce qui sent bon ou mauvais. Votre gousset et votre haleine Ne furent jamais d'Africaine, Ils ont je ne sais quoi du ciel, Votre bouche exhale le miel, Ou vous êtes une Déesse, Ou du moins nymphe, ou je confesse Que je puis aussi n'être pas Le pieux Messire Aeneas. Les vents m'ont en cette contrée Donné malgré mes dents entrée. Daignez-moi dire, au nom de Dieu, S'il fait sûr pour nous en ce lieu, Et me faites l'honneur de croire Que vous aurez bien de quoi boire - Je ne suis pas, en vérité, D'une si haute qualité, Dit Vénus, mais votre servante - Ah! vous êtes trop obligeante, Ce dit-il, et j'en suis confus. - Et moi, si jamais je la fus", Ce dit-elle; et lui de sourire, Disant: "Cela vous plaît à dire." Puis sa tête il désaffubla; Ses deux jarrets elle doubla A lui faire la révérence, Il fit une circonférence Du pied gauche à l'entour du droit; Et cela d'un air tant adroit, Le pauvre fugitif de Troie, Que sa mère en pleura de joie. Enfin tous ces devoirs rendus, A l'un et l'autre si bien dus, D'une bouche sentant l'eau rose, Elle lui dit: "C'est une chose Ordinaire aux Dames de Tyr, D'aimer la chasse et se vêtir De même que je suis vêtue, De courir à bride abattue, Et sans faire trop de façons De vivre comme des garçons. C'est ici la terre punique, Le peuple en est fort colérique Qui de Tyr qu'Agénor fonda, En cette contrée aborda, Avecque Didon notre Reine, Que la tyrannie et la haine De son frère Pygmalion, Pire qu'un tigre et qu'un lion, Contraignit de plier toilette Et de déloger sans trompette, Un pied mal chaussé, l'autre nu; En ce rivage peu connu Les dieux lui donnent un asile; Elle y fait bâtir une ville. Si ce n'est vous importuner, Et que vous vouliez vous donner La patience de m'entendre, J'aurai plaisir de vous apprendre Son histoire, dont aisément On ferait un fort beau roman. - Volontiers, belle Tyrienne, Et je vous conterai la mienne, Qui, je gage cent carolus, Vaut bien la vôtre et même plus. - Nous verrons, répondit la belle. Didon fut l'épouse fidèle De l'infortuné Sicheus, A qui, plus traître que Breus, Pygmalion le sanguinaire, Comme il récitait son bréviaire, D'un coup d'arquebuse à rouet, Action digne du fouet, Fit un trou dans le mésentère; Son épouse s'en désespère, En fait faire information; Mais de cette noire action Elle n'eut aucune nouvelle, Tant le meurtrier infidèle Sut tenir son crime secret: La pauvrette en meurt de regret, De ses tresses, lors mal peignées, Elle arrache maintes poignées, Se prend aux Astres innocents, La rage maîtrise ses sens. Une nuit qu'elle pleure et crie, Et pour le pauvre défunt prie, Elle le voit percé de coups, Et tout sanglant, ce pauvre époux, Qui, d'une voix épouvantable, Lui conte l'acte détestable, Et que son frère avait grand tort De l'avoir ainsi mis à mort, Pensant par cette injuste voie Avoir son or et sa monnoie. Didon lui donna le bonsoir, Parce qu'elle avait, à le voir, Une frayeur extraordinaire: Elle dissimula l'affaire, Et s'assurant des malcontents, Prend un beau jour si bien son temps Que tout ce que ce frère injuste Avait d'argent, pistole ou juste, Et tous ses meubles les plus beaux, Chargés en vingt et cinq vaisseaux, Abordèrent en ce rivage Où Didon fait bâtir Carthage. Le propriétaire du lieu Ayant eu le dernier à Dieu, Crut la tromper et ne lui vendre Qu'autant de lieu que peut comprendre La peau d'un boeuf, tant grand fût-il; Mais Didon, par un tour subtil, Fit couper cette peau par bandes, Et fit les mesures si grandes Que sa ville par ce bon tour Malgré le vendeur eut grand tour. Mais vous à qui ceci je conte, Daignez aussi me rendre compte, Et du pays d'où vous venez, Et du chemin que vous tenez. Dites-moi quelles gens vous êtes, Quel est le métier que vous faites, Et quelle est la religion Qu'on professe en la région Où vous élisez domicile. - Nous ne sommes pas de Sicile, Dit Aeneas, mais d'un pays Où les gens sont bien ébahis, Ou bien fort contre les Grecs pestent, S'entend si gens encore y restent, Car je crois bien en bonne foi Qu'ils sont tous venus avec moi Pour dire toute mon histoire, J'irais bien jusqu'à la nuit noire, Devant qu'en être à la moitié; C'est un conte à faire pitié, Et que j'ai bien peur qu'on ne croie. Si jamais le grand nom de Troie, Ce royaume si bel et bon, Qui n'est plus que cendre et charbon, Et le témoignage effroyable Qu'ici-bas tout est périssable, Si jamais ce nom glorieux Est parvenu jusqu'en ces lieux, Vous savez bien quelle est la terre D'où me chasse une horrible guerre. J'en suis sorti sans dire adieu; Et si je me trouve en ce lieu, Cela ne vient pas de ma tête, Mais seulement de la tempête Qui m'a jeté comme un corps mort Comme par mépris en ce bord. Je suis le pieux Maître Enée, De qui la gloire n'est bornée Que des voûtes du firmament, Et cela maudit soit qui ment! J'emporte nos Dieux tutélaires Soustraits aux Grégeois sanguinaires, Qui, comme ils sont esprits follets, S'en eussent fait des marmousets. J'ai grand dessein sur l'Italie, On me dira que c'est folie, Mais ainsi le veut Jupiter; Si je l'allais mécontenter, M'honorant de sa parentèle, Je serais un Jean de Nivelle Quand je me suis mis sur les eaux, J'avais pour le moins vingt vaisseaux, Mais les vents me l'ont baillé belle: Quoique protégé de Cybèle, A peine de vingt que j'avois En ai-je sept, en tapinois Que j'ai cachés en ce rivage; J'en pleurerais quasi de rage; Je me vois sans un quart d'écu, Pauvre malheureux froid-au-cul, Dans ces grands déserts de Lybie! Je suis et d'Europe et d'Asie Chassé tout ainsi qu'un vilain." Vénus, le voyant en beau train D'injurier la Destinée, Comme mère passionnée, Ne put le voir ainsi pleurer, Se plaindre et se désespérer; Mais, pour lui redonner courage, Elle lui tint ce doux langage: "Vous n'êtes pas homme de rien, Ou ma foi je me trompe bien; Mais, qui que vous soyez, beau Sire, J'ai quelques choses à vous dire, Qui de ces funestes propos Vous tireront fort à propos. Prenez une chemise blanche, Aussi bien nous avons dimanche; La vôtre et ce mouchoir noué Semblent le linge d'un roué. Allez voir Didon dans sa ville: C'est une Dame très civile, Qui vous donnera de sa main De quoi passer votre chemin. Si j'ai le don de bien connaître, Par les choses qu'on voit paraître, Ce que les choses deviendront Et du succès qu'elles auront, Si mes parents m'ont bien instruite, Voyez-vous cette longue suite De cygnes, qui volent là-bas? - Non, dit-il, je ne les vois pas. - La male peste soit la bête! Dit-elle en lui tournant la tête; Tenez, les voilà vis-à-vis. - Ce sont oisons, à mon avis, Dit Achates. - Que vous importe, Oisons ou cygnes, diable emporte! Vous me feriez bien enrager." De peur de la désobliger, Il ne contesta pas la chose. Elle, rouge comme une rose, Ou, si l'on veut, la face en feu, Se radoucit pourtant un peu, Honteuse de sa promptitude, Et puis leur dit d'un ton moins rude: "Ils sont, si je sais bien compter, Seize; l'oiseau de Jupiter, Bête au meurtre fort adonnée, Leur a bien la guerre menée, Mais il n'a rien gagné sur eux Dont ils se tiennent bien heureux; Il s'en va faire ailleurs la guerre. Voyez-les planer terre à terre, Tout gaillards d'être en sûreté. Vos gens de même, en vérité, Dans le nouveau port de Carthage Ont oublié quasi l'orage." Cela dit, elle lui parut, Par une lueur qui courut Depuis ses pieds jusqu'à sa tête, Telle qu'en quelque jour de fête Dedans Paphos elle paraît. Imaginez-vous, s'il vous plaît, S'il eut alors l'âme étonnée, Notre pauvre Messire Enée, La voyant grandir à l'instant De quatre pieds et d'un empan Sentant de son corps diaphane Sortir odeur de frangipane, Voyant ses habits s'allonger, Et la voyant sitôt changer, Reprenant sa forme première, Que même sans voir la manière Dont elle se mit à glisser, Autre qu'un sôt n'eût pu penser Qu'elle ne fût une Déesse. Lors il cria, plein de tristesse: "Ma chère mère, qu'est ceci? Me pensez-vous toujours ainsi Faire des tours de passe-passe? Mérité-je cette disgrâce? Et n'aurai-je jamais le bien De joindre votre bec au mien?" Il a beau la chercher de vue, Elle le voit sans être vue; Mais afin de lui témoigner, Devant que de s'en éloigner, Le soin qu'elle a de sa personne, Et l'un et l'autre elle environne, Au moins Virgile nous l'a dit, D'un air épais qui les rendit A tous yeux mortels invisibles; Autrement, ces peuples terribles Eussent, ne les connaissant point, Pu leur ôter chausse et pourpoint. Il prit le chemin de Carthage, Tout renvitaillé de courage, Elle prit celui de Paphos, Où sur cent cinquante échafauds Tous les huit jours on fait des farces A la divinité des garces. Ils s'en allèrent donc tout droit Par un petit chemin étroit, Vers la ville, tête baissée. Leur révérence fut lassée A monter un coteau fort haut, D'où, comme d'un grand échafaud, Ils virent la ville nouvelle Qui d'abord leur sembla fort belle. Ils se divertirent longtemps A regarder les habitants; Enée admira leur ouvrage, Approuva le plan de Carthage, Et les trouva gens bien hardis D'entreprendre de tels taudis. Les uns roulent pierres de taille, Les autres font une muraille, Quelques-uns plantent du pavé, Quelques autres un trou cavé D'une forte voûte soutiennent, Les uns vont, et les autres viennent, L'un fait un plancher, l'autre un toit, Ici l'on mange et là l'on boit, Les juges rendent la justice, Ou travaillent à la police; Ici quelqu'un attache un clou, Là quelque autre fait un grand trou, Pour en faire puits, ou citerne; Là l'on bâtit une taverne, Et là l'on bâtit un tripot, Là l'on travaille du rabot, Et là l'on exerce la scie, Là la chaux vive est amortie, Là l'on fait mal, là pas trop bien; Là fort peu de chose, et là rien, L'un blanchit un mur, l'autre un âtre, L'un travaille en chaux, l'autre en plâtre; Tout auprès d'un commode port S'élève grand et vaste fort; Enfin, là l'on taille et l'on rogne, Là l'on charpente, là l'on cogne, Là je ne sais plus ce qu'on fait. J'ai peur d'avoir fait un portrait Assez long pour pouvoir déplaire, Mais je ne saurais plus qu'y faire, Et si j'allais tout effacer, Ce serait à recommencer. Hors la ville, c'est même chose: Dans les champs pas un ne repose, Les uns engraissent les guérets, Les autres vont dans les forêts Chercher de quoi faire une poutre, Là les boeufs exercent le coutre, Là l'éléphant lent à marcher Traîne un grand quartier de rocher; Les uns pavent les avenues De grandes pierres non cornues, Les autres font un aqueduc, Afin que la ville ait du suc. Imaginez-vous des abeilles Dont l'on conte tant de merveilles, Qui font de la cire à l'envi (Travailler jamais je n'en vis, Parce que toute abeille pique; Mais j'ai bien lu la Géorgique: Ces animaux si diligents, Dont l'on fait des leçons aux gens, Sont une très naïve image De ce peuple qui fait Carthage, Tant lorsqu'ils composent le miel De la manne chute du ciel, Que lorsqu'ils forment leurs logettes, Instruisent les jeunes avètes, Ou vont faire la guerre aux taons, Plus importuns que hannetons. "Oh! bienheureux ceux qui bâtissent Et sous des toits se réjouissent! Dit Enée, et qui, comme nous, Ne courent pas comme des fous!" Cela dit au fidèle Achate, Ils descendirent à la hâte, A plusieurs révérence il fit, Au diable si l'on lui rendit, N'étant aperçu de personne! D'abord cette chose l'étonne, Mais, ayant bientôt reconnu Qu'invisible en diable cornu Sa mère l'avait bien pu rendre, Il voulait son plaisir en prendre. Dieu sait si tous ceux qu'il toucha, Sans être vu qu'il approcha, Eurent lors la fièvre bien chaude, Se sentant donner chiquenaude, Sans savoir par qui ni comment; Cela les touche étrangement. Aeneas de rire en éclate, Et s'en épanouit la rate, Jamais il ne fit tant le fou, Dont Achates rit tout son saoûl. Dans la ville, un bois vieil et sombre Tient un superbe temple à l'ombre; Dans ce temple, cent renardeaux, Cent blaireaux et cent louveteaux, Et cent tourteaux de pain d'épice, Sont présentés en sacrifice Tous les mois à Dame Junon, Par les Tyriens et Didon. Quand en Lybie ils abordèrent, Au fond de ce bois ils trouvèrent, Dans je ne sais quel vilain trou, La tête d'un âne et son cou: Si l'ouvrage du grand Virgile Est reçu comme l'Evangile, On trouvera que j'ai fait mal De mettre âne au lieu de cheval; Mais foi de poète burlesque, J'ai lu dans un livre arabesque, Dont j'ai mal retenu le nom, Que c'était celle d'un ânon. Ils en firent tous grande fête D'avoir trouvé ce chef de bête, Chacun bien fort s'en ébaudit, Junon ayant un jour prédit A Didon, ravie en extase, Qu'ils auraient les vertus d'un aze, C'est-à-dire, pour parler mieux, Qu'ils seraient très laborieux, De plus sauraient la sarabande, Mais auraient l'oreille un peu grande, Et la perruque de barbet, S'ils trouvaient le chef d'un baudet Dans un trou fait à coups de bêche; Qu'après cette fatale brèche Ils auraient le bien de bâtir Ville qui vaudrait mieux que Tyr. Après cette heureuse trouvaille, De massive pierre de taille, Didon fit un temple en ces lieux A la femme du Roi des Dieux. Les portes en étaient de fonte, Les degrés par lesquels on monte, Qui sont d'un reluisant airain, Pesaient, il ne s'en faut qu'un grain, Deux mille livres bien pesées. Pour retourner sur nos brisées, Nos Rose-Croix bien assurés De n'être pas considérés, Dans ce superbe temple entrèrent, Et partout le considérèrent: L'ouvrage leur en sembla beau, L'ordre du bâtiment nouveau, La matière très magnifique, Et merveilleuse la fabrique. Aeneas, s'attachant à tout, Allait cherchant de bout en bout De quoi se repaître la vue, Quand d'une chose à l'imprévue D'abord il se trouva surpris; Mais, ayant repris ses esprits, Il en conçut quelque espérance Qui n'était pas hors d'apparence Qu'en ce pays, quoiqu'inconnu, Il serait le très bien venu. Parmi cent choses qu'il contemple, Attendant la reine en ce temple, Charmé de tant d'objets nouveaux, Il voit en plusieurs grands tableaux, Mais qui n'étaient pas peints à l'huile, L'histoire de sa pauvre ville, Les champs fameux où si souvent Il avait gagné le devant, Quand les Grecs sur les Dardanides Faisaient un peu trop d'homicides, Les Atrides si belliqueux, Achille qui l'était plus qu'eux, De qui souffrit tant de boutades, Tant de folles rodomontades, Le très prudent Agamemnon, Qui dit si cruellement: Non, A Priam, le roi vénérable, Quand, après le sort déplorable De son fils par lui mis à mort, Il voulut, dont il eut grand tort, Par un excès de barbarie, Que son corps fût à la voirie. Les larmes grosses comme pois Lui churent des yeux trois à trois; Je ne sais si ce fut de joie De voir le grand renom de Troie, Ou bien si ce fut de douleur Au souvenir de son malheur; Mais je sais que troublé dans l'âme, Il s'écria lors "Notre-Dame! Et qui l'aurait jamais pensé Que de tout ce qui s'est passé Dans les affaires de Phrygie, On eût nouvelle en la Lybie? Il n'est pays si reculé Où notre nom ne soit allé! Voilà Priam, par Sainte-Barbe: Je le reconnais à sa barbe, Au dragon qu'il avait dans l'oeil, Oui, le voilà vêtu de deuil; Ce peuple n'est point si farouche Que le mal d'autrui ne le touche, Il est capable de pitié, Et susceptible d'amitié, Ce ne sont point des mangeurs d'hommes, Ils sont ma foi ce que nous sommes, Chez eux le mérite a son prix, Chez eux nous ne serons point pris Pour des francs coureurs de malettes, Nous en sortirons bragues nettes, Ils pourront faire quelques cas D'un homme fait comme Aeneas, Et si chez eux la renommée Des grands hommes est estimée, Je suis du bois dont on les fait, Grâces à Dieu, chacun le sait. Je n'en dirai pas davantage, Puisque tout homme de courage Doit parler de soi sobrement." Cela dit, pitoyablement Il se remit sur ses peintures, Pour y chercher ses aventures. Les fâcheux souvenirs qu'il eut, Et combien d'eau des yeux lui chut, Voyant dans ces tristes batailles, Tantôt les Grecs, comme canailles, Détaler devant les Troyens, Et puis comme devant les chiens Gagne au pied le timide lièvre, Voyant, non sans avoir la fièvre, Ses éperdus concitadins, Devant ce perceur de boudins, Ce diable de fils de Pélée, S'en courir à bride avalée. Et puis, de Rhésus trépassé, Qui certes s'en fût bien passé, Il vit les quartiers et les tentes, Neuves encore, et reluisantes, Car il était tout frais venu Le pauvret: s'il se fût tenu De sommeiller cette nuitée, On ne l'eût pas inquiétée Sa Majesté, comme l'on fit, En l'assommant dedans son lit: Ce fut par le fameux Tydide Diomède, un grand homicide, Qu'il fut, comme il dormait, occis, A ce qu'on dit, de sens rassis; Il enleva son équipage, Jusqu'à ses mulets de bagage; Ses chevaux, bêtes de grand prix, Lui furent pareillement pris. J'ai ouï dire à gens qu'on doit croire, Si dans Xante ils eussent pu boire, Que le prudent Agamemnon Laissant équipage et canon, Honteux, la queue entre les jambes, Eût replié ses oriflambes, Et fait, sans battre le tambour, Vers Mycène un honteux retour. Enée fit le Jérémie, Et mouilla sa face blêmie, Il pleurait en perfection, Et même sans affliction. Puis il vit le jeune Troïle, Ayant perdu son dard ou pile, Qui s'enfuyait bien étonné De se voir désembâtonné, Devant le fier fils de Pélée, Qu'il avait dans une mêlée Témérairement défié, Devant que d'avoir essayé S'il avait le pouvoir de faire Résistance à tel adversaire. En s'enfuyant il trébucha, Se fit grand mal, se déhancha, Se fit à la tête une bosse; Achille survint en carrosse; Et d'un grand coup de javelot Fit sortir son sang à grand flot; De ce grand coup de Péléide Il mourut sans quitter la bride De ses chevaux, qui sans pleurer Virent leur cher maître expirer; A son char sa jambe accrochée, D'un coup de sabre étant tranchée, Le reste du corps dépendu Demeura sur terre étendu; Lors sa tête demi-brisée De sable fut pulvérisée, Et son habit de sang souillé Par Achille fut bien fouillé. Puis les Troyennes désolées, Pour la plupart échevelées, Y rendaient visite à Pallas, Laquelle n'en fit pas grand cas; Ni d'une superbe jaquette Faite d'une riche moquette, De deux paires de souliers neufs, Et de près de demi-cent d'oeufs. A cette ambassade honorable Elle ne fut point favorable; Ils n'en obtinrent ni regard, Ni le plus chétif Dieu vous gard! Tandis que dura leur prière Elle leur montra le derrière, Et même se mit à siffler Au lieu de les ouïr parler. Puis il revoit ce même Achille, Homme un peu sujet à sa bile, Et quelquefois même un peu fou, Faire, en dépit du loup-garou, Trois tours à l'entour des murailles, - Quelles indignes funérailles! - Traînant le corps de sang vidé Du pauvre Hector par lui lardé; Et puis après il lui voit vendre (Car il aimait, dit-on, à prendre) Ce pauvre corps au poids de l'or. Il voyait Priamus encor, Pour fléchir cette âme affamée, De sa main droite désarmée (Sa main gauche l'était aussi), Embrassant, de douleur transi, Ses deux jambes victorieuses, Qu'il eût bien voulu voir cagneuses. Hélas! quand il vit tout cela, Que son deuil se renouvela! Voyant ce char et ces dépouilles, Qu'il eût volontiers chanté pouilles, Et maltraité cet inhumain, S'il eût lors été sous sa main! Puis après il se vit lui-même, Dont il eut une joie extrême, Faisant au milieu des Grégeois Autant de carnage que trois Il vit l'armée orientale Du fils de l'amante à Céphale, Dont le visage était si noir. Puis, il prit grand plaisir à voir La vaillante Panthésilée, Si terrible dans la mêlée, Qui portait, ainsi qu'un garçon, Au lieu de jupe un caleçon: C'était une rude femelle, Et qui n'avait qu'une mamelle, Qui n'eût pas craint dans le combat De s'attacher à Goliat; Femme ainsi qui rien ne redoute A monté dessus l'Ours sans doute. Comme Aeneas, triste et confus, A peine à s'ôter de dessus La trop véritable peinture De Troie et de son aventure, A certain bruit qu'il entendit, Ayant levé la tête, il vit Entrer la Reine dans le temple. De demander s'il la contemple Avec grande admiration, C'est une sotte question, Car elle était charmante et belle Autant au jour qu'à la chandelle, Et jour et nuit un vrai soleil, On ne peut rien voir de pareil A sa vénérable personne. Troupe nombreuse l'environne De jeunes gens embâtonnés, Bien civils et morigénés. Le capitaine de sa garde Tient en main une hallebarde. Elle avait six tambourineurs, Douze fifres, et six sonneurs De mélodieuses cymbales; Six maîtres joueurs de timbales Ne faisaient que carillonner: On n'eût pas ouï Dieu tonner. Enfin, foi d'écrivain moderne, Je souffrirai que l'on me berne, Si le jour qu'au temple elle alla, Rien de charmant comme cela A jamais paru dans l'Afrique. Enée en est tout extatique, Achates si fort ébloui Qu'il ne faisait que dire: Oui, Que bégayer et que sourire A tout ce qu'on lui pouvait dire. Aeneas s'en fût bien moqué; Mais il n'était pas moins piqué. N'avez-vous point vu sur le fleuve Qui le pays de Sparte abreuve, Une nymphe qui va chassant Ou Diane, lorsque dansant Au milieu des hamadryades, Des napées, des oréades, Elle les passe, ou peu s'en faut, Toutes de la ceinture en haut? Sa trousse lui pend sur l'échine; Enfin, elle a si bonne mine, Et paraît avec tant d'éclat, Que, la voyant en cet état, Sa sotte mère de Latone Ne fait rencontre de personne, Qui ne s'en éloigne au galop, A cause qu'elle parle trop Des vertus dont sa fille abonde Et qu'elle en accable le monde; Telle, et plus admirable encor Dans son cotillon de drap d'or, Et sa fraise goderonnée, Parut Didon à notre Enée: O Dieu qu'il la faisait beau voir! Qu'elle faisait bien son devoir De donner à chacun courage De travailler après Carthage! Sous un grand dôme lambrissé, Dans un grand fauteuil tapissé, S'étant mise bien à son aise, On cria trois fois: "Qu'on se taise!" On lui présenta des placets. Cent Suisses portant cabassets Lorsque la foule était trop grande, Ajoutaient à la réprimande Quelquefois des coups de bâton; Quand bien elle eût été Caton, Elle n'eût pas mieux fait justice; Elle n'y prenait nulle épice, La rendait libéralement, Et toujours équitablement; Elle ne prononçait sentence, Qui ne fût pièce d'éloquence; Tout se jugeait là sans appel Tant au civil qu'au criminel, Et les affaires non plaidées Sans avocats étaient vidées. Quand quelqu'un était convaincu, On lui donnait du pied au cul; Si c'était pour de grandes fautes On lui faisait briser les côtes: Enfin, chacun était traité Ainsi qu'il l'avait mérité. Elle ne fut pas moins habile A la police de la ville, En chassa tous les berlandiers, Mit taxe sur les usuriers, Ordonna que les maquerelles, Filous, putains laides et belles, Et tous les chanteurs de chansons Servissent d'aides à maçons. La justice distributive, Par cette reine fugitive S'exerçait ainsi sagement. Aeneas, à chaque moment, D'Achate disait à l'oreille: "Cette Reine est une merveille." Achate, enchérissant dessus, Disait: "Elle en est trois, et plus!" Quand avec foule et rumeur grande Entra dans le temple une bande, Dont ceux qui marchaient les premiers Etaient faits comme prisonniers. Aeneas cria: "Male peste! C'est Cloanthe, Antée et Sergeste, Et les principaux de mes gens Que je vois entre des sergents." C'étaient eux, qu'il ne vous déplaise, Qui n'étaient pas trop à leur aise. Enée en est tout stupéfait, Avecque raison en effet, Achate en perd quasi l'haleine, Et l'un et l'autre bien en peine De savoir qui les mettait là. Cependant, on cria: "Holà!" Nos deux messieurs, sans le nuage Qui les retenait comme en cage, Eussent sans doute étourdiment Eté faire leur compliment: Ils eussent fait une folie. La reine dit: "Qu'on les délie!" Aussitôt on les délia, Un chacun d'eux s'humilia, Et fit révérence profonde Qui contenta fort tout le monde Nos deux invisibles messieurs Se coulent à travers plusieurs Qui ne peuvent voir qui les touche; Afin d'entendre de la bouche De leurs amis ce qu'ils diraient, Le traitement qu'ils recevraient, Où leur flotte était arrivée, Comment elle s'était sauvée, S'il en restait beaucoup ou peu, Comment, à quelle heure, en quel lieu, Ils avaient pu gagner la terre, S'ils seraient prisonniers de guerre, Ou bien comme des malfaisants Mis aux galères pour dix ans. Audience leur fut donnée, Et l'éloquent Ilionée De ses manottes déchargé, Après avoir un peu songé, Dit ces paroles, ce me semble: "O Reine! à cause que je tremble, Je ne dirai peut-être rien Qui ne vous scandalise bien. Commandez qu'on me donne à boire, Et je vous conterai l'histoire Des gens les plus infortunés Qui soient en ce bas monde nés." Aussitôt une pinte entière. De très rafraîchissante bière Lui fut mise en un gobelet; Le drôle le vida tout net; La dose fut réitérée, Et sa gorge désaltérée, Il dit d'un fort beau ton de voix Ces belles paroles de choix: "O Reine à qui Jupiter donne Le pouvoir de porter couronne Sur un peuple vaillant et fier, Et le bonheur d'édifier Une ville avec citadelle Qui sans doute sera fort belle, Mais où l'on vit fort chèrement (J'en puis parler pertinemment: Il m'a coûté dix richedales Pour avoir eu serviettes sales, Et nappe plus sale deux fois, Mangé deux centaines de noix, Et la moitié d'un vieil fromage; Je n'en dirai pas davantage, Car on n'ajoute guère foi A des étrangers comme moi). Or, pour revenir à mon conte, Puisqu'il faut donc vous rendre compte De nos noms et de nos surnoms, Et du pays d'où nous venons, Mon nom est Marc Ilionée, Grand chambellan du sieur Enée. Nous sommes les pauvres Troyens Par les Grecs privés de nos biens; Un très impertinent orage Nous a poussés en ce rivage. A peine échappons-nous des eaux, Que vos sujets de nos vaisseaux Ont voulu faire une grillade; Je ne sais si c'est par bravade, A tout le moins je sais fort bien Que cette action ne vaut rien; Cela passe la raillerie; Empêchez-les-en, je vous prie. Bon, si chez votre nation Avec mauvaise intention Nous étions venus mouiller l'ancre, Nous serions noirs comme de l'encre; Si nous étions ici venus, Armés au dos et glaives nus, Fouiller vos greniers et vos caves, De vos gens faire des esclaves, Forcer femmes, ravir enfants, Enlever tous vos éléphants, Faire la guerre à toute outrance; Puis, sans faire la révérence Et le moindre remercîment, Gagner nos vaisseaux vitement: Une entreprise si hardie Mériterait bien l'incendie, Et, nous ayant tous assommés, Vos gens n'en seraient pas blâmés. Mais, au triste état où nous sommes, Pauvres et misérables hommes, Vaincus par les Grecs assassins, Nous n'avons pas de tels desseins: Loin de faire telle incartade, Nous vous demandons la passade; Si vous nous la voulez donner, Dieu vous en veuille guerdonner. Nous ne voulons, grande Princesse, Maintenant qu'amour et simplesse. Le reste dépendra de vous. Ne vous contraignez pas pour nous, Et gardez-vous bien de nous faire Une aumône non volontaire; Vous seriez sotte en cramoisi, Si vous nous la donniez ainsi. Les Grecs appellent Hespérie Une terre du ciel chérie; Les gens y sont mauvais garçons, Et les champs en toutes façons Donnent à ceux qui les cultivent Tous les biens dont les hommes vivent; Ce pays, aux temps anciens, Fut celui des Enotriens; Depuis, cette terre jolie D'Italus s'appelle Italie. S'il faut vous franchement parler, C'est là que nous pensions aller, Quand Orion porte-tempête, Un astre sujet à sa tête, Nous a pris en aversion Sans en avoir occasion, Nous a, par un vent de galerne, Secoués comme gens qu'on berne, Et dans de grands vilains rochers A bien fait jurer nos nochers. Nos navires sont dispersées, Ces quinze ou seize ramassées, Qui viennent ici d'aborder, Où Dieu les veuille bien garder, Ne sont que la moindre partie De la flotte bien assortie D'armes et de provisions, Que, lorsque les Grecs champions Nous prirent tous à la pipée, Nous avons en hâte équipée. Qu'ils savaient bien ce qu'ils faisaient, Les vents, alors qui nous poussaient Vers ces infortunés rivages! Ils nous portaient vers les sauvages; Nous secondâmes leurs efforts, Et gagnâmes enfin ces bords; Voyant votre nouvelle ville, Nous crûmes tous voir un asile; Mais quelle inhospitalité, Quelle rage ou brutalité Règne en cette maudite terre! Quel malheureux esprit de guerre Possède celui de vos gens! Ils sont pires que des sergents. Au sortir de ce grand orage Nous nous contentions du rivage De peur de vous importuner, Afin de nous démariner, Remplir d'eau nouvelle nos pipes, Et sécher au soleil nos nippes; Ils nous ont donné mille coups, Tiré flèches, jeté cailloux, Nous ont bafoués, fait la nique, Nous ont dit en langue punique Une injure qui fait rougir Est-ce là comme il faut agir? Si votre nation trop vaine Ne craint point la puissance humaine, Et se fiant trop en ses mains Méprise les autres humains, Qu'elle craigne les Dieux célestes, Et les tonnerres, et les pestes, Dont sur les mauvais garnements Ils exercent leurs châtiments; Qu'elle songe à la récompense Que souvent, quand moins on y pense, Ils donnent aux coeurs généreux Qui soulagent les malheureux. Nous sommes serviteurs d'un maître Aussi vaillant que l'on puisse être, Un vrai Dieu Mars en bataillant, Mais aussi juste que vaillant, De plus, aussi pieux que juste, Laborieux, adroit, robuste. Si les destins en ont eu soin, Soit qu'il soit près, soit qu'il soit loin, Si quelque saumon ou barbue N'en a point fait une repue, Nous n'avons point à redouter, Ni vous, grande Reine, à douter Que de toute notre dépense Vous n'ayez bonne récompense: C'est un homme qui paye bien, Et qui n'escroque jamais rien. Sans nous vanter, en la Sicile Nous avons un fort bon asile; Acestes est notre parent, Qui n'est point homme indifférent, Et qui prend part en nos affaires; Ennemi de nos adversaires, Lion de colère embrasé, Mais mouton, étant apaisé, Et qui saura de quelle sorte Votre peuple envers nous se porte. Faites-nous donc faire chez vous Un traitement qui soit plus doux. Nos vaisseaux, blessés jusqu'aux quilles, Ont besoin de clous et chevilles, De planches de bois, de chevrons, Ont perdu tous leurs avirons, Leur grand mât, leurs longues antennes; De grands pins vos forêts sont pleines, Soit pour de l'argent ou par don Mettez-nous-les à l'abandon. Si Sa Majesté qui m'écoute Nous laisse suivre notre route, Et sans qu'on nous demande rien, Comme elle est très femme de bien, Nous donne aussi le temps d'attendre Jusqu'à temps que se puisse rendre En ce même pays ici, Enée, et les autres aussi, Qui sur les ondes de Neptune Comme nous ont couru fortune, Ou si de notre Roi perdu Le corps vainement attendu Est mangé de quelque baleine, Et de son fils l'attente est vaine, Pour le moins qu'il nous soit permis, Au lieu de ce pays promis, D'aller chercher un autre asile Chez Acestes dans la Sicile, Si tout ce qu'a dit le destin De ce plaisant pays latin N'est rien qu'une billevesée, Dont on nous a l'âme abusée, Un vrai conte à dormir debout, Une chimère, et puis c'est tout, Une franche imposture, en somme, Dont un Dieu qui ment comme un homme (Sauf son honneur, c'est Jupiter,) A voulu nos malheurs flatter." Ainsi finit Ilionée, Dont louange lui fut donnée Par quelques-uns des Tyriens; C'est pour dire vrai, les Troyens Eurent la cervelle étourdie D'une harangue si hardie, Ils s'en mirent à bourdonner, Quand la Reine, sans s'étonner D'avoir une réponse à faire, Ouvrit la bouche et les fit taire. Voici tout, à ce qu'on me dit, Ce qui de sa bouche sortit, Après avoir, tête penchée, Un peu sa harangue ébauchée: "Bonnes gens, n'ayez point de peur, Je vous jure par mon honneur, Et ce n'est pas peu quand j'y jure, Qu'on ne vous fera nulle injure. Une affaire longue à conter Me force de faire arrêter Ceux qu'on trouve portant rapières Aux environs de nos frontières En ce pays nouveaux venus, Nous avons peur des inconnus; Le moindre vaisseau dans la plage Nous donne aussitôt de l'ombrage, Sans cela, vous n'auriez de nous Reçu la moitié tant de coups. Je m'offrirais de les reprendre, Si tant de coups se pouvaient rendre, Sans qu'aucun de votre côté En demeurât épousseté. Je voudrais pour vous satisfaire Que cette chose se pût faire, Pouvoir révoquer le passé; Mais puisqu'aucun n'est trépassé, Pour les épaules maltraitées Emplâtres seront apprêtées, Et vous aurez chacun un plat D'un très souverain oxycrat Je ne plaindrai point la dépense Pour vous faire oublier l'offense: Car qui n'a point oui parler, En quel pays n'a pu voler De votre Prince l'origine? On sait partout qu'elle est divine, Quoiqu'issu d'un père mortel, A sa mère on bâtit autel, Toute femme qui s'abandonne La reconnaît pour sa patronne, Et dans notre calendrier On ordonne de la prier. Qui ne sait les causes données, D'une guerre de dix années? Les gens de Tyr et de Sidon Ne sont pas si stupides, non. On sait bien tôt parmi les nôtres Ce qui se passe chez les autres. Le Soleil reluit dessus nous, Aussi bien qu'il fait dessus vous. Mais, soit que vous ayez en tête Du pays latin la conquête, Et des beaux champs saturniens, Soit que, des bords Ericiens, Acestes, le compatriote, Attire les coeurs de la flotte, Vous serez de nous escortés, Vous serez de nous assistés De munitions et de vivres. J'ai quinze ou seize mille livres, Ne craignez point d'en disposer. Certes, si sans me refuser, Vous voulez accepter l'asile Que je vous offre dans ma ville, Je ne ferai pas des Troyens Moins de cas que des Tyriens, Et plût à Dieu que votre Prince Fût en cette même province, Par le même orage jeté! Je ferais faire, en vérité, Pour une si bonne fortune; Un beau sacrifice à Neptune Oh! que bien il s'en trouverait Celui qui me l'amènerait! Je veux le long de cette rade Envoyer des batteurs d'estrade, Pour voir s'il ne s'est point niché En quelque petit port caché, Ou bien en quelque forêt sombre, Pour être fraîchement à l'ombre." A ces discours non attendus, Ils rirent comme des perdus, Les bons Troyens, et, ravis d'aise, Dansèrent autour de sa chaise, Se mirent à crier: Vivat! Frappèrent à l'envi du plat De la droite contre la gauche, Ne respirèrent que débauche, Et reçurent des Tyriens Traitement de concitoyens. Dieu sait s'ils eurent grande hâte, Enée et son fidèle Achate, De sortir hors de leur brouillas, Dont ils étaient déjà bien las. Achate dit au sieur Enée: "Passerons-nous ici l'année? Qu'espérons-nous gagner ainsi? Nous n'avons plus que faire ici. Montrez-vous donc, fils de Déesse, Puisque cette bonne Princesse Vous veut ainsi faire chercher, A quoi diable bon vous cacher? Toute votre flotte est sauvée, De plus, heureusement trouvée, Il ne nous manque qu'un vaisseau, Pourquoi s'est-il perdu dans l'eau? Il n'avait qu'à gagner la terre, Comme nous fîmes à grande erre. Votre mère n'a point menti, Et vous a fort bien averti." Comme il parlait, l'épaisse nue S'étant par le milieu fendue, Aeneas parut en ce lieu Aussi brillant qu'eût fait un Dieu, Car sa mère bien avisée Sur sa chevelure frisée Avait deux fois pleine sa main Répandu poudre de jasmin, Avait avec de la pommade Rafraîchi son teint un peu fade, Et mis dans sa face et ses yeux Certain air qu'on remarque aux Dieux. Comme on blanchit la dent d'ivoire Que l'on voit moins blanche que noire A force de la bien frotter, Ou comme l'on voit éclater Le fin or autant que la braise Qui l'a fondu dans la fournaise, Lorsque l'orfèvre l'a rendu Assez beau pour être vendu, Tel en ce lieu Messire Enée, A la troupe bien étonnée, Parut en disant: "Me voilà!" Nul à cet étrange objet-là Ne fut si ferme de courage Qui n'en devînt pâle au visage. Didon sans couleur et sans voix En fit le signe de la croix; Mais à la beauté du fantôme, Elle se tira du symptôme, Et lui, la main droite au bonnet, Dit, d'un ton de voix clair et net: "Vous voyez ici, grande Reine, Celui dont vous êtes en peine, Et moi je vois de mes deux yeux Une Dame pareille aux Dieux, La première et seule personne, Aussi charitable que bonne, Qui sachant notre affliction Nous ait offert protection. Un autre nous eût dit: "Canailles, Vous n'êtes rien que truandailles, Vous ne logerez point céans", Ou nous eût fait mettre léans, Ensuite de la bâtonnade Nous eût fait donner l'estrapade, Et brûler nos nefs dans le port, Au lieu de nous offrir support. Une action si débonnaire Ne restera pas sans salaire, Et je vous médite un présent Qui ne sent point son paysan: Non que ni Troyen ni Troyenne, Ni moi, belle Sidonienne, Vous puissions, tant que nous vivrons, Rendre ce que nous vous devrons; Au moins notre reconnaissance Sera selon notre puissance; Le reste dépendra des Dieux Qui sont grands amis des pieux, Des aumôniers, des charitables, Qui secourent les misérables Qu'il fait bon être généreux! Et que notre siècle est heureux Qui porte une telle personne Plus que digne de sa couronne; Et que les petits et les grands Béniront messieurs vos parents D'avoir par un saint mariage Mis au monde Dame si sage! Tant que les fleuves couleront, Qu'au ciel les astres reluiront, Et que les monts feront ombrage Aux terres de leur voisinage, On ne dira de la Didon Rien que d'honnête, bel et bon." Sa harangue ainsi terminée, Il prit la main d'Ilionée, Lequel de respect s'inclina Si très bas qu'il s'en échina. Il traita de même Sergeste; Cloanthe, Gyas et le reste De ces grands-pères des Romains Eurent leur part des baisemains. La Reine donc fut étonnée De l'apparition d'Enée, Et puis après se rassura, Le considéra, l'admira, Lui sourit au nez pour lui plaire, Contrefit sa voix ordinaire, Et lui dit, parlant un peu gras, L'ayant pris par le bout du bras, (C'est par la main que je veux dire): "Comment vous portez-vous, beau Sire? - Moi, lui dit-il, je n'en sais rien: Si vous êtes bien, je suis bien, Et j'ai pour le moins la migraine, S'il faut que vous soyez malsaine. Vous vous portez bien, Dieu merci, Je me porte donc bien aussi." A cette élégance troyenne, Tant soit peu cicéronienne, Didon de rire s'éclata; Toute la troupe l'imita, Et ne dura cette risée Qu'autant que dure une fusée. Le bruit cessé, la Reine dit: "Vraiment, le sort est bien maudit, De vous maltraiter de la sorte; Le grand diable d'enfer m'emporte, Quoique très vilain animal, Si je ne lui veux bien du mal! Vous êtes donc ce fils d'Anchise, De qui Vénus nue en chemise Reçut sur les bords du Ximois Un fardeau qu'on porte neuf mois? Dont sortit, la neuvaine faite, Votre personne si parfaite? Qu'il est peu de monde ici-bas, Qui de vous ne fasse grand cas, Comme de quelque rare pièce! Quand Teucer fut chassé de Grèce, Chez mon père il se retira, Et son assistance implora: Il reçut de Bélus, mon père, Ce qu'il eût souhaité d'un frère. En ce temps-là le bon Bélus, Suivi de soldats résolus, Menait guerre très violente, A ceux de Cypre l'opulente; Il prit l'île et la fourragea, Des dépouilles ses nefs chargea, Dont j'eus pour ma part une tonne De poudre de Cypre très bonne. (Mais que vous importe cela?) Or j'eus par lui, dès ce temps-là, De vous parfaite connaissance, Et j'appris de lui la naissance, Et le progrès et la fin qu'eut Une guerre, où tant que vécut Hector, leur puissant adversaire, Les Grecs ne firent que l'eau claire Contre les valeureux Troyens, Dont il me disait mille biens. Il me conta de vous merveilles, Au grand plaisir de mes oreilles, Que vous étiez un grand sauteur, Un grand archer, un grand lutteur, Un grand sonneur de cornemuse, Faisiez des vers comme une Muse, Baladin, assez violon Pour être envié d'Apollon, Admirable avec la guiterre; Et de plus grand homme de guerre. Il n'aurait pas voulu mentir A la fille du roi de Tyr, Qui ne vous prend point pour un autre. Un grand malheur comme le vôtre, Sur elle aussi bien que sur vous, A tiré quantité de coups, Desquels elle a paré partie, Et s'est assez bien garantie, Mais enfin en ces vastes lieux, Par la bénignité des Dieux, Elle fait jouer la truelle Après une ville nouvelle, Dont le plus bel appartement Est à votre commandement. Très grande pitié vous lui faites, Malheureuse, comme vous êtes, Ceux à qui tout porte guignon La font larmoyer sans oignon. C'est pourquoi, Monseigneur Enée, Que bénite soit la journée Que le brave fils de Vénus Et les siens sont ici venus." Ainsi dit la Dame courtoise, D'une bouche exhale-framboise. Elle en reçut, si je ne mens; Plus de mille remercîments. Puis après d'Aeneas conduite, Une grande foule à sa suite, Au palais elle se rendit; Mais en partant, Virgile dit Qu'afin d'avoir les dieux propices, Elle mit ordre aux sacrifices. Enée, en peine si ses gens Etaient bien buvants et mangeants, Fit marcher devers ses navires Cent pourceaux choisis, dont les pires Avaient quatre grands doigts de lard; Ils n'arrivèrent que bien tard, Encor qu'on les menât en laisse, Parce qu'ils avaient trop de graisse. Il fit aller aussi vingt boeufs, Chargés chacun d'un sac plein d'oeufs, Pour faire omelettes baveuses; De plus, cent brebis non galeuses, Chacune ayant son gras agneau; Et six pièces de vin nouveau. Cependant la maison royale Ses plus riches meubles étalé. On ne voit que tables dresser, Et que murailles tapisser; Les moindres meubles sont d'ivoire; Historié d'ébène noire; Les rideaux des lits, sans mentir, Sont du plus fin pourpre de Tyr, Et même les tapisseries; Dans les riches orfèvreries Que soutiennent de grands buffets, On voit dépeints les nobles faits, Et toutes les rudes mêlées, Très artistement ciselées, Des Rois de Tyr et de Sidon, Où fut Reine autrefois Didon. Devant Aeneas et sa troupe On servit quelques plats de soupe, Attendant un meilleur repas; Ils ne s'en étonnèrent pas; En fort peu de temps chaque assiette Comme chaque écuelle fut nette. Aussitôt qu'ils furent soûlés, Ils furent aussi régalés. Enée eut des gants chargés d'ambre, Une belle robe de chambre, Un habit et son balandran, Qui, pour n'être que du bougran, Etait riche pour ses paillettes, Et six douzaines d'aiguillettes. Achates eut du drap d'Usseau, De quoi se faire un long manteau, Ou, s'il veut, une houppelande. Chacun de la troyenne bande Eut aussi de Dame Didon Quelque assez bonne nippe en don. Chaque Dame eut une hongreline, Avec sa jupe d'étamine, Et chaque homme un grand justaucorps Piqué d'un fort beau fil retors, Et rebrodé d'une pistagne. Cependant pour son fils Ascagne, Encore qu'il ne fût pas loin, Aeneas était en grand soin. Il pria son fidèle Achate De l'aller trouver à la hâte, Monté sur un vite éléphant, Afin de réjouir l'enfant, Et lui faire part des nouvelles; Et que des nippes les plus belles Qu'il avait dedans son vaisseau, Il apportât tout le plus beau, Pour faire aussi quelque largesse, Afin que leur courtoise hôtesse Connût quelles gens ils étaient, Et de quel bois ils se chauffaient. Voici, si j'ai bonne mémoire (Quiconque ne le voudra croire Prendra la peine d'en douter), Les dons qu'on devait apporter, Par l'ordre du fameux Enée Quand sa ville fut ruinée, Qu'il avait garantis du feu, En suant non pas pour un peu: Une belle robe de soie, Que Léda pour plaire à son oie, Tous les jours qu'il la visitait; Sans jamais y manquer, mettait; Un merveilleux et riche voile, Encor qu'il ne fût que de toile, Si précieux pour sa façon, Qu'il valait d'un roi la rançon: Aeneas, d'Hélène la belle, Avait, au jeu de la merelle, Autres disent au quinola, Gagné ces belles nippes-là; D'Hecuba, les chaussons de laine, Et le vertugadin d'Hélène; De Priam la peau de vautour; De fines perles un beau tour Que portait la belle Ilione, Comme aussi sa riche couronne; La béquille de Priamus; Le livre de ses Oremus; Un almanach fait par Cassandre, Où l'on ne pouvait rien entendre; La perruque d'Andromacha, Quand de noir elle se toqua, Voyant la moitié de son âme, Hector, mis à mort par la lame D'Achille, en la fleur de ses ans. Voilà tous les riches présents Que destinait à Dame Elise Le généreux enfant d'Anchise. Mais cependant ne s'endort pas La Dame qui a tant d'appas Qu'elle peut à crédit en vendre; Il est bien aisé de m'entendre, C'est Vénus dont je veux parler. Elle fait dessein de mêler, Parmi les riches dons d'Enée, Quelque ruse d'âme damnée. Elle sait que les Tyriens Sont pour la plupart des vauriens, Gens sans honneur et sans parole; Et, de plus, que Junon la folle, Dont la tête est près du bonnet, S'est donnée au diable tout net, De faire aux Troyens pis que pendre, Sans jamais se lasser ni rendre. Pour empêcher un tel dessein, Qui ne part pas d'un esprit sain, La bonne Dame Cythérée, La chose bien considérée, Trouva que son fils Cupidon Pouvait en donner à Didon Si très avant dans la poitrine, Et l'embraser d'amour si fine Que la pauvrette ne pourrait, Quand Junon lui commanderait, Faire du mal au sieur Enée, Qui tiendrait son âme enchaînée. Il est vrai que pour cet effet Cupidon était son vrai fait, Quoiqu'enfant, quoique Dieu céleste, Une très dangereuse peste, Et qui brûle, dont j'ai pitié, Du monde plus de la moitié. La bonne Dame de Cythère, Avec autorité de mère, Fit donc appeler Cupidon; Ce petit Dieu porte-brandon Fut trouvé qui trempait ses flèches, Dont les fers sont vives flammèches, Dans de l'essence de chagrin, De laquelle il ne faut qu'un grain Pour rendre une âme forcenée, Presqu'autant qu'une âme damnée. Voyant sa mère, il s'inclina; Demi-livre elle lui donna De sucre, faute de dragée, Qui fut en peu de temps mangée: Le friand en avalerait Un pain, qui le lui donnerait. Voici ce que lui dit sa mère: "Puissant enfant d'un puissant père, Qui prises bien moins qu'un chiffon Les dards dont fut tué Typhon, Et qui des tiens sur les fressures Fait tant d'incurables blessures, Tu sais fort bien comme Junon, Qui ne fit jamais rien de bon, Persécute Aeneas le pie; Tu sais bien que cette harpie En dépit du monde fera Contre lui ce qu'elle pourra; C'est une dangereuse bête: On doit tout craindre de sa tête. Mais j'espère, par ton moyen, Que je l'en garantirai bien. Je te demande une journée Pour le salut du pauvre Enée. Il fait apporter à Didon, Par son fils, je ne sais quel don; Je veux que tu prennes sa forme; Je ferai cependant qu'il dorme Dans mon palais le long du jour, De crainte que jouant le tour Dont je veux abuser Elise, Par sa rencontre il ne nous nuise. Tu porteras donc ces présents, Qui lui deviendront bien cuisants. Mets-lui le coquetisme en tête, S'entend sans penser déshonnête: Il est bien aisé, sans pécher, De lui rendre Aeneas bien cher. Si la Dame est bien assénée, Elle aura plus de soin d'Enée Que de la prunelle de l'oeil, Et Junon en mourra de deuil. Par toi je règne dans le monde, En toi tout mon espoir se fonde; Si tu me sers fidèlement, Je te le dis sincèrement, J'augmenterai ton équipage De deux estaffiers et d'un page." A peine avait-elle tout dit, Que le Dieu ses ailes défit, Et parut aux yeux de sa mère Tout semblable au fils de son frère, Que la Déesse en un instant (Un mortel n'en ferait pas tant), En moins d'une heure d'horologe, Alla trouver dans une loge Que les Troyens, vrais gens d'honneur, Avaient bâtie à leur Seigneur, De laquelle ils gardaient l'issue. La Dame, sans être aperçue, Subtilement l'escamota, Et dans Cythère le porta, Laissant Cupidon en sa place, Ayant et sa taille et sa face. Pour Ascagne, elle l'endormit D'un certain charme qu'elle fit, Les uns disent d'un dormitoire, Les autres en le faisant boire Un peu plus qu'il ne faut de vin, Si bien que dans ce lieu divin, Couché sur fraîches violettes, Sans penser beaucoup à ses dettes, Il s'endormit comme un pourceau, Ce qui n'était ni bon ni beau. Cependant qu'il dort et qu'il ronfle, Le bon Achate, qui se gonfle D'orgueil et de présomption De sa belle commission, A tant fait par ses enjambées, Qu'avec les hardes dérobées, Auprès d'Enée il s'est rendu: Il eût bien plus fait l'entendu, S'il eût bien su qu'au lieu d'Iule Il menait le grand Dieu qui brûle Les coeurs sans fagot ni cotret, Et qui n'a qu'à piquer d'un trait Pour faire porter la marotte Au plus raisonnable Aristote. Dieu me garde, moi qui le dis, Des coups d'un pareil étourdi! Cupidon reçut de son frère Toutes les caresses d'un père, Fit la révérence à Didon, Qui reçut les nippes en don. L'heure du souper étant proche, Tout le monde, au son d'une cloche, Dans une salle se trouva. Enée avec Didon lava. Didon, en habit magnifique, Se mit sur un lit à l'antique; Aeneas se mit vis-à-vis, Lui tenant gracieux devis, Ayant attaché en bavette Sous le menton sa serviette. Il était si propre, dit-on, Qu'il n'eût pas pour un ducaton (Grand signe d'intention nette) Voulu rien manger sans fourchette, Et ne se fût pas abreuvé, Dans quelque verre mal lavé, Sans faire cent fois la grimace, Quoiqu'au détriment de sa face; Enfin ce généreux Seigneur Etait un vrai homme d'honneur. Cent gracieuses chambrières Allaient avec riches aiguières, Criant partout: "Qui veut de l'eau?". L'ordre du festin était beau, La viande était bien préparée, Et la salle bien éclairée. Lors chacun étant alité, Didon dit Benedicite, Puis on joua de la mâchoire; Aucuns commencèrent par boire; Didon, comme on fait par deçà, Par le potage commença. Aeneas donna de la soupe Aux plus apparents de la troupe. Cent beaux valets de compte fait Servaient au superbe buffet; Cent très honnêtes demoiselles Coupaient des miches par rouelles, Et cent autres ne faisaient rien Que voir si tout allait fort bien, Et portait chacune d'icelles Un chandelier à deux chandelles. Dans la salle, outre les Troyens, Grand nombre était de Tyriens. Aux uns, du bon Troyen la mine, Aux autres, la face divine De Cupidon qui reluisait, Grande admiration causait. Chacun beaucoup estime et prise Les beaux présents du fils d'Anchise, La belle robe de Léda, Qu'elle-même, dit-on, broda, Et la finesse de la toile De son incomparable voile. L'Almanach que Cassandre fit Leur embarrassa bien l'esprit, Et leur plut bien fort d'Ilione Le beau collier et la couronne. La Reine ne se put soûler Et de les voir et d'en parler; Elle jette les yeux sans cesse, Sur ce petit Dieu qui la blesse, Et la tire à brûle-pourpoint, D'un petit arc qu'on ne voit point (Un autre eût dit brûle-hongreline, Et la pensée eût été fine; Mais certes la rime du point M'a réduit à brûle-pourpoint). Ce Dieu, pour bien servir sa mère Se pend au cou de son beau-frère, Et bien qu'il eût l'esprit si meur Le met en une étrange humeur. Pour la Didon, elle s'en donne Tant et tant, que je m'en étonne; Mais qu'eût-elle pu faire enfin Contre un Dieu des Dieux le plus fin? Elle le prend, la pauvre sotte, Le baise, caresse et dorlote, Mais la pauvre sotte ne sait En le prenant ce qu'elle fait; Elle ne sait, la misérable, Que ce Dieu, qu'elle trouve aimable, Est un Dieu plus traître et félon Que ne fut jamais Ganelon. Chaque fois qu'elle le regarde, Ce traître Cupidon lui darde Par les yeux des flèches de feu Qui lui feront jouer beau jeu. La voilà toute requinquée, Qui ne songe plus à Sichée; Au contraire, elle dit tout bas: "Le défunt ne le valait pas; Un tel mari vaudrait bien l'autre Si nous le pouvions rendre nôtre! Si je ne craignais les discours, Devant qu'il se passât huit jours, Je le prendrais en mariage." Par ce discours qui n'est pas sage, La pauvrette ainsi se flattait. Aeneas aussi se gâtait, Et, tout rempli du faux Ascagne, Faisait des châteaux en Espagne. Il disait, regardant Didon (C'était une grosse dondon, Grasse, vigoureuse, bien saine, Un peu camuse, à l'africaine, Mais agréable au dernier point); Il disait donc, d'amour époint, Les deux yeux fichés dessus elle, Plus allumés qu'une chandelle: "O belle qui m'avez blessé, Bien plus que je n'eusse pensé, S'il plaisait à la destinée Que vous fussiez femme d'Enée, Je le jure par Mahomet, Quoiqu'on dise fou qui s'y met, Pour une épouse tant jolie, Je laisserais là l'Italie, Planterais ici mon piquet Sans craindre des gens le caquet, Et pourrais fort bien mettre en pièces Ceux qui feraient de moi des pièces" Cependant qu'il raisonne ainsi, Les beaux conviés sans souci A manger faisaient des merveilles. Chacun vida plusieurs bouteilles Et branla si bien le menton, Tant sur le veau que le mouton, Qu'il ne resta rien sur la table Qui fût d'homme de bien mangeable; Si quelque os encore resta, En levant les plats, on l'ôta. On mit sur table une bouteille: A son aspect on s'émerveille; Aeneas dit une chanson, Et sans attendre un échanson Lui-même emplit de vin sa coupe, Puis à la santé de la troupe Mit le tout dans son estomac. Didon demanda du tabac, Mais elle n'en prit pas deux pipes, Qu'elle ne vidât jusqu'aux tripes, Et ne s'en offusquât l'esprit, Mais un peu de vin qu'elle prit Ayant dissipé la fumée, Elle dit, la face enflammée: "Qu'on me donne mon gobelet." Aussitôt dit, un beau valet Mit ce gobelet vénérable Avec grand respect sur sa table. Bélus et les Rois de Sidon, Grands-pères de Dame Didon, Usaient de ce vase à deux anses, Quand ils faisaient des alliances. Il tenait deux demi-setiers Bien mesurés et bien entiers. Elle l'emplit, la bonne Dame, Et puis dit du fond de son âme: "Jupiter, auteur de tous biens, Fais qu'aux Tyriens et Troyens Ce jour soit heureux et propice, Et reçois comme en sacrifice Ce gobelet rempli de vin. Assiste-nous, Bacchus divin; Et toi, Junon, notre patronne, Qui m'as toujours été si bonne, Rendez-nous tous gais et contents Comme de vrais Roger Bontemps!" Elle but par forme une goutte, Comme on fait alors qu'on en goûte; Ce qui restait en quantité A Bitias fut présenté; Il le reçut à grande gloire, Se mit avidement à boire, Et vit bientôt la tasse au cul. Didon cria: "C'est bien vécu! Çà, du vin par toute la troupe!" Lors chacun de remplir sa coupe, Chacun de la vider tout net, Et de s'échauffer le bonnet. Dieu sait combien on vit d'ivrognes, Et tous en différentes trognes! Dieu sait quel désordre et quel bruit! Les chandelles font que la nuit N'est point au jour inférieure; Chacun y rit, pas un n'y pleure. Les cris des maîtres et valets Retentissent par le palais. Tout le monde a du vin en tête, Tout le monde a la tête en fête. A ce bruit, le plaisant goulu, Maître Iopas le chevelu, Mêlait celui de sa vielle, Sur le chant de Jean de Nivelle; Il sonnait aussi doux que miel, Ce que d'Atlas le porte-ciel Il avait appris en jeunesse: Des cieux l'admirable vitesse; En combien de temps Apollon, Digne inventeur du violon, En son char fait le tour du monde; Par quel moyen la lune blonde Cache quelquefois son museau, Quels astres nous donnent de l'eau, Et quels nous donnent la gelée; Comment de terre sigillée, Prométhée, homme fort aigu, Fit l'homme en lui soufflant au cul: Ce fut un très gentil ouvrage, Et c'est de lui fort grand dommage, Car Jupiter s'en sert, dit-on, A paître son aigle glouton; Comment furent faites les bêtes; Pourquoi l'on voit tant de tempêtes, Principalement en hiver, Au printemps pourquoi tant de vert, Et cent autres choses fort belles Qui ne sont pas des plus nouvelles. Après avoir longtemps chanté, Se voyant fort mal écouté, Il cessa sa belle musique. Cependant la Didon se pique De son hôte de plus en plus: Par de longs discours superflus Elle le retient auprès d'elle, Elle se brûle à la chandelle. L'autre, avec toute sa raison, Sent aussi quelque échauffaison, Et Monsieur, ainsi que Madame, A bien du désordre dans l'âme. Elle lui fait cent questions, Sur Priam, sur les actions D'Hector, tant que dura le siège; Si Dame Hélène avait du liège, De quel fard elle se servait; Combien de dents Hécube avait; Si Pâris était un bel homme, Si cette malheureuse pomme Qui ce pauvre Prince a perdu Etait reinette ou capendu, Si Memnon, le fils de l'Aurore, Etait de la couleur d'un Maure; Qui fut son cruel assassin; S'ils moururent tous du farcin Les bons chevaux de Diomède, Qu'elle y savait un bon remède; Si, voyant son Patroclus mort, Achille s'affligea bien fort; S'il fut mis à mort par cautelle: "Mais plutôt, cher Monsieur, dit-elle, Racontez-nous de bout en bout Comme quoi se passa le tout, Comment la ville fut brûlée, Si les Grecs la prirent d'emblée, Et par quel moyen s'échappa, Portant sur son dos son papa, Votre excellente seigneurie; Racontez-le-moi, je vous prie, Et les travaux par vous soufferts, Et les ports par vous découverts. Vos fortunes sont assez grandes, Pour faire deux ou trois légendes; Je les apprendrais volontiers, Car on compte sept ans entiers, Depuis cette pénible guerre, Que vous errez de terre en terre. Livre II A Monseigneur Monseigneur Séguier Chancelier de France MONSEIGNEUR, Il y a si peu de rapport entre un petit poète burlesque et un grand Chancelier, que l'on dira sans doute que je manque de jugement, de dédier un livre si peu sérieux au plus sage homme de notre siècle. La France n'a jamais eu de Chancelier de votre force, et l'on peut dire qu'outre les vertus théologales et cardinales, vous avez encore les chancelières. On en a pu remarquer quelques-unes en plusieurs de ceux qui vous ont devancé; en vous seul on les voit reluire toutes à la fois, et si également, qu'il est bien difficile de connaître laquelle de ces vertus vous rend le plus recommandable. Pour moi, MONSEIGNEUR, j'admire sur toutes les autres votre bonté: c'est par elle que mon premier livre de Virgile ne vous a point déplu, et c'est par elle que je prends la hardiesse de vous dédier le second, moi qui suis un inconnu, un inutile, enfin un malade qui n'a plus que la voix, et qui, dans sa plus parfaite santé, ne serait pas trouvé digne d'une grâce si extraordinaire. C'est en être prodigue, MONSEIGNEUR, et c'est ce qui me fait dire hardiment, quoique la façon de parler soit un peu bizarre, que je vous remercie du présent que je vous fais. Il y a peu de personnes dans le monde, fût-ce dans les galères, qui m'osassent disputer la triste qualité du plus malheureux de tous les hommes. Il y a dix ans que je suis malade; cinq ans que j'ai un procès; mais si je contribue durant quelques heures à votre divertissement, j'aurai l'esprit satisfait, quelque mauvaise mine que fasse mon visage, et peut-être serai-je envié de quelque homme allant et venant: en quoi consiste, à mon avis, le souverain bien de la vie. Voilà, MONSEIGNEUR, une grande obligation que vous aura le doyen des malades de France. Il la reconnaîtrait mal s'il vous importunait davantage de sa mauvaise épître, outre que la pauvre Didon brûle d'impatience d'entendre les travaux de son cher Enée; il n'attend plus que vous pour commencer. Ne faites pas languir davantage cette pauvre Phénicienne, et me faites l'honneur de croire, quoiqu'il n'y ait guère de foi à ajouter à un grand faiseur de mauvais livres, que je suis plus qu'homme du monde de toute mon âme, MONSEIGNEUR, Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur, SCARRON. Livre deuxième Sitôt que Didon eut dit: "Chut!" Chacun fit silence et se tut La pauvre reine embéguinée Des rares qualités d'Enée, Rongeant les glands de son rabat, Sur lui, de grabat à grabat, Décoche quantité d'oeillades Propres à faire des malades. Lui qui n'est pas un innocent, Pour une en rend un demi-cent. Le brave seigneur, pour se taire, Et pour n'avoir tel conte à faire, Eût donné ce qu'on eût voulu; Mais Didon l'avait résolu. Souvent de la bonne princesse La raison n'était pas maîtresse: Puis, quoiqu'animal plein d'appas, On dit qu'une femme n'a pas Au cul ce qu'elle a dans la tête; Si le proverbe est malhonnête, Au premier avertissement On le peut rayer aisément. Revenons à messire Enée Voyant que la reine obstinée Prenait plaisir à se brûler, Et ne pouvant plus reculer, Il se releva la moustache, S'ajuste en son lit, tousse et crache, Puis, se voyant bien écouté, Il dit avecque gravité: "O mon Dieu! la fâcheuse chose Que votre majesté m'impose! C'est justement m'égratigner Un endroit qu'on fera saigner. Voulez-vous donc que je vous die La pitoyable tragédie Dont les Grecs furent les auteurs Et les sanguinaires acteurs? Est-il possible que l'on croie Les étranges malheurs de Troie, Dans lesquels j'ai si bonne part? Est-il Dolope assez pendard, Myrmidon, d'Ulysse gendarme, Qui soit assez chiche de larme Pour n'en verser pas un petit A ce pitoyable récit? Mais la nuit est bien avancée, Elle s'en va bientôt passée; Vos lampes tirent à la fin, Et pour moi, sans faire le fin, Je dormirais de bon courage, Sans le sot conte où l'on m'engage. Vous-même vous dormiriez bien; Outre que tous ces gens de bien Ont peine à soutenir leur tête, Et, sous quelque prétexte honnête, Voudraient bien qu'il leur fût permis D'être dans leur lit endormis." Didon dit: "Vous avez beau dire; Haranguez vitement, beau sire, Sans tant tourner autour du pot." Aeneas dit: "Je suis un sot, Et vous allez être servie. Quoiqu'Hector eût perdu la vie, Les assiégés faisaient si bien Que les Grégeois ne faisaient rien Que se lasser et se morfondre. Tout semblait les vouloir confondre, C'est-à-dire rendre confus. Les Troyens leur faisaient refus De leur rendre madame Hélène. De s'en retourner à Mycène, Tous délabrés et tous pieds nus, Plus vite qu'ils n'étaient venus, Ils ne s'y pouvaient bien résoudre; Mais aussi d'en vouloir découdre, Quoiqu'ils fussent très belliqueux, Avec gens qui l'étaient plus qu'eux, Etant lassés de tant d'années, Et maltraités des destinées, Ils y trouvaient quelque danger. Gens qui savent leur pain manger Savent bien aussi se défendre; Tellement que, bien loin de prendre Vengeance du rapt de Pâris, Ils couraient risque d'être pris. Leurs soldats, dans leurs palissades, Avaient visages de malades, Et les nôtres, dans leurs maisons, Etaient gras comme des oisons. Tout leur camp était en désordre: On n'y faisait que s'entre-mordre; Leurs capitaines et soldats S'accordaient comme chiens et chats. Qui n'eût donc parié leur perte, Nous attaquant de force ouverte? Mais ils s'avisèrent enfin De vouloir jouer au plus fin: Ils y trouvèrent mieux leur compte, Et par là nous eûmes la honte De nous voir réduits aux abois Par un simple cheval de bois. Il plut donc à la Destinée Qu'ils fissent une haquenée (Si vous voulez, cheval de pas, Lequel des deux n'importe pas). Par ce prodigieux ouvrage, Ida perdit tout son ombrage; Tous ses sapins prirent le saut, Ou, pour le moins, bien peu s'en faut. Pallas même y prit la cognée, Pour faire de l'embesognée, Aussi fut ce maître dada Aussi grand que le mont Ida. Je ne sais comment diable ils firent: Dans ce grand cheval ils bâtirent Toutes sortes de logements, Sans oublier des aisements; Puis, de munitions et d'armes, Et de leurs plus hardis gendarmes, Tous altérés de notre sang, Ils emplirent le vaste flanc De cette bête à large échine. Que maudite soit la machine, Et le vilain qui l'inventa, Et la femme qui l'allaita, Et le mari de cette femme, Et toute sa famille infâme; Et, pour n'en faire à tant de fois, Les Grégeoises et les Grégeois! Ayant donc fait ce grand colosse, Cette prodigieuse rosse, Qu'ils disaient, pour couvrir leur jeu, Etre une offrande ou bien un voeu Pour leur prompt retour dans la Grèce, Qui diable eût deviné la pièce, Et que ses larges intestins Eussent des soldats clandestins, Et tant de belle infanterie, Ou bien plutôt cavalerie, Puisqu'ils étaient tous à cheval? Nous crûmes donc ce bruit fatal, Et que l'ennemi faisait gille, Sans plus songer en notre ville; Et de fait, une belle nuit, Ils gagnèrent, sans faire bruit, Une petite île célèbre Par notre aventure funèbre, De qui Ténédos est le nom, Autrefois riche et de renom, Mais, depuis cette longue guerre, Une très malheureuse terre, Où le moindre petit vaisseau A peine se fournirait d'eau. Là, leur flotte s'étant cachée, Chacun voulut voir la tranchée Et ce fameux camp d'où sortaient Ceux qui si souvent nous battaient Petits et grands, remplis de joie, Portèrent leur nez hors de Troie, Et visitèrent les quartiers Dont ils se pensaient héritiers. On s'entr'apprend, on s'entre-montre Ici se fit telle rencontre, Et là se fit un tel combat. Chacun bien du pays y bat, Chacun y dit sa ratelée: Là campait le fils de Pélée; Là le Dolope et Myrmidon. Mais tous admirèrent le don Par eux fait à Pallas la sage, Comme entreprise de courage. La peste! comme on le brûlait, Si l'on eût su qu'il recelait, Pressés comme harengs en caque, Par la ruse du roi d'Ithaque, Des Grecs les plus hardis soudards, Armés de piques et de dards! Thymère, pour faire l'habile, Dit: "Il le faut mener en ville, Et que ce colosse si beau Serve d'ornement au château." Voilà ce qu'avança le traître, Soit qu'il fût, comme tout peut être, Par nos ennemis suborné, Ou que le sort l'eût ordonné. Capis et les têtes plus saines Lui dirent: "Vos fièvres quartaines! Il faut bien plutôt le brûler, Au lieu de l'y faire rouler. Le grand Jupiter nous en garde! Que savons-nous ce qu'on nous garde En ce gros ventre rebondi? Encore une fois, je le dis, Ou je suis d'avis que l'on sonde Cette machine si profonde, Ou, qu'avec de beaux charpentiers, On me la mette par quartiers, Ou qu'on lui donne la fumée Avec paille mal allumée: Les plus pressés éternueront, Et les autres découvriront. Grèce, ainsi sottement enclose, Nous coûtera fort peu de chose, Et nous la pourrons étouffer Et du même temps nous chauffer." En cet embarrassant rencontre, L'un fut pour et l'autre fut contre. Là-dessus Laocoon vint, Suivi de Troyens plus de vingt, Et, s'approchant de l'assemblée, Il cria d'une voix troublée: "La peste vous casse le cou! Je crois que tout le monde est fou, Ou pour le moins en rêverie. Quand vous auriez une écurie Bastante pour tel animal, L'y recevoir vous feriez mal. Tout ceci n'est qu'un artifice. Je connais trop l'esprit d'Ulysse, Pour croire que ce fin matois Ait ainsi dépensé du bois Seulement pour nous faire rire. Cet ouvrage que l'on admire Est quelque tour de l'ennemi, Dangereux en diable et demi. Le Grec, opiniâtre en mule, Afin de mieux sauter recule; Défions-nous de ses présents, Très dangereux, quoique plaisants. Croire sottement leur retraite, C'est avoir la tête mal faite: Cette grande masse de bois, Cet ouvrage de tant de mois, Ce cheval à la riche taille, Vient reconnaître la muraille. Dans son ventre, pour nos péchés, Soldats sont peut-être cachés, Qui, nous ayant coupé la gorge, Gais comme des pourceaux dans l'orge, Ou bien qui pissent dans du son, D'une pitoyable façon De tous nos biens feront ripaille. Pour moi, je n'attends rien qui vaille Du Grec devenu libéral, Ni de ce grand vilain cheval." Cela dit, d'une lance gaie, Il fit au cheval une plaie. Son vaste ventre en retentit; Plus d'un Grégeois en émeutit, Car on a su depuis la chose. Certes ce ne fut pas sans cause: Ulysse a confessé depuis Que ce coup lui fit un pertuis Droit au beau milieu de la panse; Il en fut quitte pour la transe, Et pour s'écrier: "Je suis mort!" Dont un chacun le blâma fort. Il voua plus d'une chandelle Pour l'avoir échappé si belle. Plus avant de quatre ou cinq doigts, Monseigneur le cheval de bois Allait servir de feu de joie A la délivrance de Troie. Ilium encore serait, Et le bon Priam régnerait. Mais la fatale Destinée Avait notre perte ordonnée, Et les habitants du cheval Eurent plus de peur que de mal. Un grand bruit fit tourner la tête, Et laisser cette grande bête A tout ce peuple irrésolu. Une jeune homme de coups moulu, Et lié d'une grosse corde, Criant bien fort miséricorde, Par les pâtres qui l'avaient pris, A grande rumeur et grands cris, Etait amené vers la ville. Ce Grec, des Grecs le plus habile, Et le plus propre à décevoir, S'était premièrement fait voir, Et puis après laissé surprendre, Résolu de se faire pendre En homme d'honneur, sans crier, Ou, par un tour de son métier, De donner notre pauvre Troie A ses concitoyens en proie. Ces pâtres s'empressaient beaucoup, Pensant avoir fait un beau coup: Hélas! de ce beau coup qu'ils firent, Comme nous ils se ressentirent. Ils mirent donc devant le roi Ce prisonnier tout hors de soi, Ou du moins qui feignait de l'être. Chacun s'approche de ce traître; A force de s'entre-pousser, On pensa le roi renverser. Le matois, tout couvert de larmes, A l'aspect de tant de gendarmes Qui demandaient à le berner, Fit semblant de s'en étonner Priam, des hommes le plus sage, Afin de lui donner courage, Le délia, le rassura, Et tout le monde conjura Qu'on ne lui fît nulle incartade. Il en reçut une embrassade Entre le pied et le genou; Car de se jeter à son cou, Le drôle savait trop son monde. Notre bon prince, à l'âme ronde, Faisait si peu du quant-à-moi Que quand il eût fait, sur ma foi, Quelque chose encore de pire, Le bon roi n'en eût fait que rire. Le Grec, par ce trait de bonté, Parut comme ressuscité, Et puis (admirez son adresse, Et jugez par cette finesse Combien les Grecs sont dangereux), Il dit, faisant bien le pleureux: "Hélas! hélas! en quelle terre Ne trouverai-je point la guerre, Si je suis des amis chassé Et des ennemis menacé?" Là-dessus il se mit à braire. Priam, prince très débonnaire Sitôt qu'il le vit braire ainsi, Se mit bien fort à braire aussi. Quelques Troyens, voyant leur maître Braire autant et plus que ce traître, Afin de faire bien leur cour, Se mirent à braire à leur tour. La pleurerie étant cessée, Et toute colère chassée Par cette lamentation, Chacun en eut compassion. On l'exhorta de ne rien craindre, Et de nous déclarer sans feindre Quel rang chez les Grecs il avait, Et tout ce que d'eux il savait. Lors, les mains vers le ciel haussées, Que les cordes avaient blessées, Il dit en soupirant: "Sinon, Si je m'en souviens, est mon nom; Malgré fortune qui m'accable, Quoique malheureux, véritable, Je le fus jadis, je le suis, Et serai toujours si je puis. Du grand Palamèdes l'histoire Vous doit sans doute être notoire: Son père, le brave Bélus, Valait son pesant d'or et plus; Sa femme était dame Elisenne. L'avocat du roi de Mycène Etait son père; il avait nom Aulides, homme de renom, Et sa tante, dame Dorie." Priam dit: "Laissons, je vous prie, En repos ce Palamèdes, Sa femme et son père Aulides, Et nous racontez votre vie Sans tant de généalogie. - Bien, dit le traître, et grand merci." Et puis il poursuivit ainsi: "A cause qu'il blâmait la guerre Qu'on venait faire en cette terre, Il fut des plus grands mal voulu, Par lesquels il fut résolu Qu'on en dépêcherait le monde. Ulysse, en qui malice abonde Autant qu'en un singe vieilli, L'empoisonna dans du bouilli; On dit une poule bouillie, Autres disent de la bouillie: Je ne sais pas en quoi ce fut, Mais tant y a qu'il en mourut. J'en eus affliction mortelle, A cause de la parentèle, Outre qu'étant très pauvre né, Mon bon père m'avait donné Pour page à cet aimable maître: Il me voulait du bien, pour être Et mon parent et mon parrain. Je ne pus cacher le chagrin Qui paraissait trop sur ma face; Je fis menace sur menace: Le méchant Ulysse en eut peur. On savait que j'avais du coeur: J'avais, dès mes jeunes années, Plusieurs bonnes preuves données Que je savais tirer du sang, Couper un bras, percer un flanc, Et faire une capilotade De qui m'eût fait une incartade. J'avais cent fois, dans le sang chaud, Juré dans notre camp tout haut Que je voulais faire une botte, Après le retour de la flotte, Contre ce traître empoisonneur, Que j'appelais larron d'honneur. Le méchant sut bien me le rendre, Ainsi que vous allez apprendre. Il corrompit monsieur Calchas, Dont tous les Grecs faisaient grand cas, Et dont je ne fis pas grand compte, Comme vous verrez par mon conte. Ce Calchas était un bigot Pire que Goth ni Visigoth, Un grand faiseur de sacrifices, Grand immolateur de génisses; Passe encore, mais il faisait Immoler ceux qu'il lui plaisait. Ce bon devin, ami du crime, M'ayant marqué pour sa victime, A la prière d'Ulysses, Sans doute un vrai diable en procès, Admirez un peu ce qu'ils firent Et l'étrange chemin qu'ils prirent Afin de me faire mourir. Ils firent sourdement courir Plusieurs bruits parmi le vulgaire. Mon ennemi ne sortait guère Qu'accompagné de ses valets Avec dagues et pistolets. Mais qu'est-ce que je vous lanterne Qu'attendez-vous qu'on ne me berne? Et, si c'est trop peu de berner, Qu'attend-on à m'assassiner? De quoi vous importe une vie De tant de malheurs poursuivie? Que vous importe si Sinon Est maltraité des Grecs ou non? Sans doute Ulysse le perfide, Les Grecs et l'un et l'autre Atride Seront bientôt les grands amis De ceux qui m'auront à mort mis. Faites-moi donc vitement pendre; J'enrage quand il faut attendre. Mon estomac vous fait beau jeu. Vous n'avez qu'à pousser un peu." Le traître, par cet artifice, Ajoutait poivre sur épice Au chaud désir que l'on avait D'apprendre ce qu'il controuvait. On le caresse, on l'amadoue; Notre roi le baise à la joue: Le bon seigneur aimait surtout Les contes à dormir debout, Et, pour écouter une histoire, Il eût, sans manger et sans boire, Demeuré tout le long d'un jour. Nous tous, assemblés alentour, Avions pour le moins même envie D'apprendre cette belle vie. Le drôle, qui le voyait bien, Feignant de ne craindre plus rien, Pria qu'on lui donnât à boire, Pour mieux achever son histoire; Priam quêta parmi nous tous Environ quinze ou seize sous. Tandis qu'on alla quérir pinte, Il reprit son histoire feinte, Et nous dit. "Les Grecs confondus, Ou, si vous voulez, morfondus Devant vos vaillantes murailles, N'avaient plus que des coeurs d'ouailles Au lieu de leurs coeurs de lions. Eux qui, de plusieurs Iliums Eussent cru la conquête aisée, Voyaient leur puissance épuisée Devant une seule Ilium. D'infortunes un million, Peste, famine, et tant de pertes A souffrir, outre les souffertes Par les soldats de Priamus, Les rendaient certes bien camus. Les soldats et les capitaines Tournaient la tête vers Mycènes, Soupiraient après le retour Qu'ils espéraient de jour en jour. Les chefs, sans crédit ni puissance, Les soldats, sans obéissance, Les uns et les autres tout nus, Mal payés et mal reconnus, Emplissaient le camp de murmures, Au général disaient injures; Le moindre petit froid-au-cul Maudissait cent fois le cocu, Comme aussi sa putain de femme, Qui causait cette guerre infâme. Si l'on leur en disait un mot, Ils disaient: "Vous êtes un sot." Cent fois le camp plia bagage, Et cent fois un cruel orage, Qui ne promettait que la mort, Retint les navires au port, Entre autres, la rude tempête, Et comme elle troubla la fête Que l'on fit quand, après six mois, Fut fini le cheval de bois! Nos tentes furent renversées, Nos nefs dans le port fracassées; Tout le vin du camp fut gâté, Et tout le camp si maltraité Que chacun y fit sa prière, N'attendant que l'heure dernière. Qu'on eût eu bon marché de nous, Et qu'il y faisait bon pour vous! Les vaillants autant que les lâches Pleuraient partout comme des vaches. On n'entendait que des hélas! Le franc cocu de Ménélas Trembla bien fort en chaque membre, Voyant le tonnerre en sa chambre Qui son pot de chambre rompit: Il en pissa de peur au lit. On s'assemble sur ce prodige, On s'en étonne, on s'en afflige Le pot de chambre visité, On trouva qu'il avait été Bien et dûment frappé du foudre: Cela fit le conseil résoudre D'envoyer vers monsieur Phébus, Qui ne parle que par rébus. On choisit le sieur Eurypyle, Homme en pareil cas fort habile, Qui partit dès le lendemain Pour Délos, bourdon à la main. Voici, par une sarbacane, Ce que lui dit, en voix de cane, La prophétesse, après avoir Sur le trépied fait son devoir, C'est-à-dire, nue en chemise, S'être longtemps tenue assise, Ses deux jambes écarquillant: Cela lui rend le sang bouillant, Et lui fait bien enfler la gorge, Tant le Dieu dont elle regorge Lui rend le dedans confondu Jusqu'à tant qu'elle l'ait rendu. Mais, bien mieux que moi qui trop cause, Vous savez peut-être la chose. Voici ce qui fut rapporté De la part du dieu consulté: "Devant que de vous mettre en voie Pour venir camper devant Troie, Il vous a fallu sang humain Pour vous rendre le ciel humain; Votre heureux retour en la Grèce Doit s'acheter en même espèce: Une vierge il vous a coûté; Un homme doit être traité, Sans différer, de même sorte, Ou que le diable vous emporte, Ce qu'assurément il fera, Car tel est notre..." et caetera. A cet oracle épouvantable, On vit bien que le misérable Ne pouvait être autre, sinon Le pauvre infortuné Sinon. Calchas, étant ami d'Ulysse, Et de plusieurs crimes complice, Et parce que c'était Calchas Qu'on consultait en pareil cas, Ulysse en public lui demande Qu'il déclare tout haut l'offrande Dont on doit apaiser les Dieux. L'hypocrite, baissant les yeux, Conjure que l'on lui pardonne S'il ne veut déclarer personne, Et qu'il aime bien mieux mourir Que de faire un homme périr. Ulysse l'en blâme; il s'en fâche. Ulysse l'en presse; il se cache, Durant dix jours ne paraît plus, Chez le même Ulysse reclus. Un jour, comme par violence, Ulysse l'amène en présence Des princes grégeois assemblés, Tant de son absence troublés Que de prodiges à centaines Qui leur causaient fièvres quartaines. L'ayant donc ainsi ramené, Faisant bien fort du mutiné, On lui fait la même prière; Il la refuse tout entière. Ulysse l'appelle vaurien, Astrologue, magicien, Et prédiseur de choses fausses. Calchas dit: "Ils sont dans vos chausses; Mais, pour le salut de nous tous, Et non pas pour l'amour de vous, Celui qu'il faut qu'on sacrifie, Et que son corps on cendrifie, S'appelle..." Hélas! il me nomma, Ou bien plutôt il m'assomma. Chacun connut bien la malice Du devin Calchas et d'Ulysse, Et comme on jouait tout cela; Chacun pourtant s'en consola, Chacun songeant qu'il pouvait être Ainsi que moi nommé du traître, Et que le sort sur moi jeté Les mettait tous en sûreté. Un sacrificateur m'empoigne Et sur moi se met en besogne: M'ayant bien aromatisé, Et purgé, saigné, ventousé, On mit plus d'une savonnette A me rendre la peau bien nette; On me peigna, lava, rasa, On m'ajusta, poudra, frisa, Et ma tête, ainsi testonnée, D'un chapeau de fleurs fut ornée. On dit qu'il me faisait beau voir. Je feignis de tout mon pouvoir De prendre en gré le sacrifice Et d'aller content au supplice; Je vous le confesse, pourtant, Jamais il ne m'ennuya tant. (Le ciel d'un pareil mal vous garde!) Or on fit si mauvaise garde Que je me sauvai finement, Il ne vous importe comment. Je ne sais rien de ce qu'ils dirent, Ni des grandes clameurs qu'ils firent; Mais je sais que, faute de pain, Je pensai bien mourir de faim. Ma fuite ayant été secrète, Je fis à l'aise ma retraite Et me cachai dans des roseaux, D'où, jusqu'à tant que nos vaisseaux Eussent éloigné le rivage, Je ne bougeai, comme homme sage. Ma foi, j'étais bien affligé, Tant de mon père fort âgé, Dont je ne verrais plus la face, Que de mon orpheline race, Sur laquelle mes ennemis, D'un crime qu'ils n'ont point commis, Dont je suis innocent moi-même, Par une barbarie extrême, Voudront, par Ulysse irrités, Exercer mille cruautés. Ayez donc pitié, je vous prie, D'un pauvre malheureux qui crie, Et ne lui donnez point la mort, En quoi vous l'obligerez fort. Je vous conjure par Hécube, Votre belle et chère succube, D'avoir compassion de moi. - Aussi ferai-je en bonne foi, Lui dit Priam; mais, en revanche De vous avoir, de ma main blanche, Désembarrassé des liens Dont vous ont garrotté les miens, Faites-nous savoir l'origine De cette puissante machine, Et si c'est pour bien ou pour mal Qu'ils ont bâti ce grand cheval; Si c'est machine pour combattre, Ou si ce n'est que pour s'ébattre; Si c'est une dévotion; Enfin quelle est l'intention De nos ennemis et des vôtres, Puisque je vous reçois des nôtres." Sinon dit: "C'est bien la raison, Et, sans commettre trahison, Je puis vous découvrir l'affaire, Quand je devrais aux Grecs déplaire: Ce sont gens qui ne valent rien, Et, de vrai, vous m'entendez bien. Vous êtes un roi magnanime, De qui chacun fait grande estime, A qui je suis de tout mon coeur Très obéissant serviteur. O grand Jupiter! grand Neptune! Luisant Soleil! obscure Lune! Puissants Dieux qui m'avez sauvé Comme on allait chanter salve! Et vous mort qui me vouliez prendre, Si j'eusse voulu vous attendre! Couteau qui m'eussiez égorgé, Si je n'eusse pas délogé, Action qui, malgré l'envie, Est la plus belle de ma vie! Feu sacré pour qui j'ai tremblé! Sacrifice par moi troublé Très prudemment par mon absence! (Hélas! je tremble quand j'y pense!) Bandelette, saint ornement Qui m'importunait grandement! Fleurs dont ma tête fut ornée, Ou, pour mieux parler, étonnée! Enfin tout ce que le grec feint A d'inviolable et de saint! Vous-mêmes, Grecs, amis du crime, Qui m'avez choisi pour victime Comme si j'eusse été taureau! Vous aussi, Calchas, mon bourreau! Je vous appelle en témoignage Qu'aujourd'hui Sinon se dégage Du serment de fidélité Envers ceux qui l'ont maltraité; Et, puisque Priam le protège, Que, sans passer pour sacrilège, Il peut révéler vos secrets, Dût-il causer mille regrets Au grand fils de putain d'Ulysse! Que vous et lui le ciel punisse, Et vous fasse choir sur le chef Bientôt quelque horrible méchef! Mais j'espère, pour récompense D'un secret de telle importance, Une charge en votre maison." Priam dit: "C'est bien la raison; Oui, de bon coeur je vous la donne. Vous serez meneur d'Ilione, Son quinola, son écuyer." Sinon dit: "C'est trop me payer." Puis il nous dit: "Notre patrie Eut toujours grande idolâtrie, C'est-à-dire dévotion, Pour Pallas, et la nation L'a toujours eue assez propice Jusqu'au temps que le chien d'Ulysse, De Diomède accompagné, Pensa qu'il aurait tout gagné, Si, par quelque bon stratagème, Et par quelque tout de Bohême, Ils tiraient le Palladium Hors des murs de votre Ilium. Comme ils le dirent, ils le firent; Mais bientôt ils s'en repentirent. Ce fut un fort beau coup de main; Mais, par malheur, de sang humain L'image de Pallas volée Par quelqu'un d'eux fut maculée, Dot fut bien plus qu'on n'eût pensé Le saint simulacre offensé. Sitôt qu'on découvrit sa face, Elle nous fit une grimace Qui ne nous promit rien de bon. Au très prudent Agamemnon Elle fit la moue et la figue, De quoi ce grand chef de la ligue Garda, de honte et de dépit, Durant quatre ou cinq jours le lit. Sueur de sang découla d'elle, Chose qui n'est point naturelle, On vit ses yeux étinceler, Et d'elle on sentit exhaler Odeur qui n'était pas divine. Elle branla sa javeline, De sa palme le nez brida A qui de trop près l'aborda; Enfin elle fit tant la bête Qu'elle nous embrouilla la tête. Calchas, là-dessus consulté, Jura qu'on avait tout gâté, Qu'il fallait retourner en Grèce, Faire un camp nouveau pièce à pièce, Lever vitement des gens frais, Et revenir, sur nouveaux frais, De plus belle faire la guerre; Mais qu'il fallait en cette terre Bâtir ce grand cheval de bois, Ce que l'on pouvait en six mois, Pour faire à Pallas une offrande; Qu'il la fallait faire ainsi grande, Afin qu'on ne la pût rouler, Faire avancer ni reculer, Entrer par porte ni muraille; Enfin la faire d'une taille Effroyable pour sa longueur, Largeur, hauteur et profondeur, Afin qu'étant tout immobile, Elle ne pût entrer en ville. Car voici ce que dit Calchas, Et de ceci faites grand cas: "Si cette monstrueuse bête, Au lieu d'être reçue en fête Et d'être en vénération, D'effet ou bien d'intention, Est, je ne vous dis pas brisée, Je dis seulement méprisée, Les Troyens s'en repentiront Et les bouts des doigts s'en mordront, Et nous ferons bientôt de Troie Un très horrible feu de joie." Car des Dieux il est arrêté Qu'étant reçue en la cité, Votre cité bientôt, par guerre, Sera maîtresse de la terre, Et les tout-puissants Phrygiens Verrontles les Grecs dans leurs liens." Voilà ce que de lui nous sûmes, Ce que, trop idiots, nous crûmes; A cause que la chose plut, On crut de lui ce qu'il voulut. Quand il en eût dit davantage, Priam, trop bon et trop peu sage, Eût tout pris pour argent comptant. Mais qui n'en aurait fait autant, Tant son éloquence eut de charmes Et tant purent ses fausses larmes? Moi-même, qui vous dis ceci, Comme un sot je le crus aussi. Ainsi ce que le fin Ulysse N'a pu faire par artifice, Ce que Diomède n'a pu, Ni le Péléide invaicu, Ce qu'enfin, durant dix années, Les troupes de Grèce amenées Ont tâché sous Agamemnon, Fut lors achevé par Sinon. Cas étrange autant qu'il peut être Appuya les discours du traître: A Neptune, le dieu de l'eau, Laocoon, d'un grand taureau Faisait un dévot sacrifice; Mais il ne lui fut pas propice. Nous vîmes bien loin dans la mer Je ne sais quoi, qui, sans ramer, S'approchait de grande vitesse. Chacun s'entre-demanda: qu'est-ce? Mais bientôt après chacun vit (Ce qui grande frayeur nous fit) Deux serpents à la riche taille Venant à nous comme en bataille Depuis l'île de Ténédos, Armés d'écailles sur le dos. Du seul mouvement de leur queue, Ils allaient sur la plaine bleue Aussi vite que l'aurait pu Nef à qui le vent souffle au cul. Ils avaient une rouge crête Sur leur épouvantable tête; En nous regardant ils sifflaient, Et les yeux leur étincelaient. Ils se saisirent du rivage, Qu'on abandonna sans courage; Puis ces vénérables serpents Faisant grands sauts, et non rampant, De Laocoon s'approchèrent, A ses deux enfants s'attachèrent, Et de ses deux enfants si beaux Ne firent que quatre morceaux. Il vint avec sa hallebarde: Un des serpents sur lui se darde, De cent plis l'ayant garrotté (Ils avaient le coup concerté); De sa queue, avec grande adresse, L'autre lui donna sur la fesse. Ayant honnêtement fessé, Le patient fut embrassé Par lui de pareille embrassade A celle de son camarade, Lequel à son tour le pilla, Le déchiqueta, mordilla D'une épouvantable manière, Tant par-devant que par-derrière. Ses bras faisaient de vains efforts A déprendre ces sales corps Joints au sien par plusieurs ceintures Plus cruelles que des tortures: Mais ils le tenaient si serré Que le pauvre désespéré, Voyant qu'il n'y pouvait rien faire, Se mit à pleurer, puis à braire. Il s'en acquitta dignement: Ainsi mugit horriblement Le boeuf, à qui la main du prêtre, Qui n'est qu'un maladroit peut-être, Ne donne, au lieu d'un trépas prompt, Qu'un coup qui la corne lui rompt, Ou bien lui fait bosse à la tête, Ce qui trouble toute la fête. A ce spectacle plein d'horreur Tout le monde s'enfuit de peur; Jusqu'en la ville aucuns coururent. Ayant fait tout ce qu'il voulurent, Les deux serpents au ventre vert, De sang et de venin couvert, A demi mort ils le laissèrent, Et devers la ville marchèrent, Tête levée, et triomphant Du pauvre homme et de ses enfants. Tout le monde leur fit passage, Et personne n'eut le courage De les attaquer en chemin, Tant on respecta leur venin! Etant arrivés dans la ville, Minerve leur servit d'asile, Et dans son temple le reçut, Dont grande frayeur l'on conçut. Chacun disait: Le misérable A fait un acte détestable, En offensant ce grand cheval, Que Dieu veuille garder de mal! Il faut, avec cérémonie, Réparer cette félonie, Et recevoir dans la cité, Avec grande civilité, Cette tant vénérable bête, Et que l'on en chôme la fête. Le peuple aveugle, qui ne sait Ni ce qu'il veut, ni ce qu'il fait, Se met à rompre la muraille, Et ne fait certes rien qui vaille. Priam, qui ne voit pas plus loin Que son grand nez de marsouin, Quoiqu'il eût de belles lunettes Fait apporter quatre roulettes Pour rouler ce grand animal: Il ne pouvait faire plus mal. La muraille étant abattue, Petits et grands, on s'évertue A tirer ce fatal présent, Qu'on trouve diablement pesant. Hélas! si contre quelque butte Il eût fait une culebute! Par cet heureux culebutis Nous eussions été garantis. De filles une jeune bande Dansait devant la sarabande; Force garçons, comme bouquins, Au son des cornets à bouquins, Dansaient à l'entour la pavane, Les matassins et la bocane; Priam même aussi dansotait Quand en beau chemin il était. Ainsi la fatale machine Vers notre ville s'achemine, Et s'approche marchant pian pian, D'où l'on avait mis bas un pan De nos grands murs bâtis de brique Qui faisaient aux béliers la nique O notre ville! ô nos maisons! O bons Troyens, plus sots qu'oisons! Vous êtes pris à la pipée, Et les Grecs, sans tirer l'épée, Se firent maîtres de nous tous: Mais ne vous en prenez qu'à vous. Vous fîtes vous-mêmes la brèche A grands coups de pic et de bêche, Par laquelle vos ennemis Furent dans votre ville admis. Enfin donc dans la ville il entre, Le maudit roussin au grand ventre, Farci de Grecs, dont les meilleurs Etaient pour le moins des voleurs. Nous eûmes si peu de cervelle Qu'on le mit dans la citadelle Comme on l'y traînait, il broncha, Et prêt à trébucher pencha. Un fracas, comme de ferrailles, Se fit ouïr dans ses entrailles, Dont se crurent tous fricassés Les Grecs l'un sur l'autre entassés. Ceux qui le traînaient l'entendirent, Mais non plus de cas ils n'en firent Que si l'on n'eût rien entendu, Tant ils avaient le sens perdu. Là-dessus la sage Cassandre, Qu'à peine l'on voulut entendre, Dit pis que pendre du cheval. Priam lui dit: "Vous parlez mal." La pauvrette s'afflige et crie, Se jette à ses pieds et le prie; Elle ne fit que le fâcher. Il lui dit: "Allez vous coucher! Vous avez du vin dans la tête, Et n'êtes qu'une trouble-fête." Elle, se voyant sans crédit, Et que de ce qu'elle avait dit Les Troyens ne faisaient que rire, S'en retourna sans plus rien dire. Là-dessus le soleil s'enfuit, Et laissa la place à la nuit, Qui s'empara du ciel, plus noire Que n'est l'encre d'une écritoire, Ou pour le moins s'en faut bien peu. Cela fit aux Grégeois beau jeu. Favorisés de ses ténèbres, Faisant sur nous desseins funèbres, Et le vent leur soufflant au dos, Ils partirent de Ténédos. Une grosse torche allumée Eclairait à toute l'armée, Et devait aussi ce fanal Servir à Sinon de signal. Ils s'en vinrent à la sourdine, Sans tambour, flûte ni buccine, Aborder près de la cité, Où l'on dormait en sûreté, Après avoir bien fait gambade, Sans se défier de l'aubade Que donna le traître ennemi Au peuple troyen endormi. Nos citoyens, remplis de joie De la délivrance de Troie, Ayant bu plus qu'ils n'avaient dû, Cuvaient le vin qu'ils avaient bu. Nos sentinelles endormies, Sans peur des troupes ennemies, Ayant mangé comme pourceaux, Et vidé tripes et boyaux, Dormaient le long de nos murailles, Et ces mal soigneuses canailles Reçurent la mort à clos yeux; Mais ils n'en dormirent que mieux D'une nuit qui fut éternelle, Pour avoir mal fait sentinelle, Et je crois vraisemblablement Qu'ils n'ont su par qui, ni comment. Tout ronflait, et de bonne sorte; Sinon seul, que le diable emporte! Tandis que chacun sommeillait, Pour notre grand malheur veillait, Et tirait hors de la machine, Dont il avait ouvert l'échine, Force Grecs, hommes de grand bruit, Comme on remarqua cette nuit. Premièrement il fit descendre Sthénélus, Ulysse, Thessandre, Thoas, Athamas, Machaon, Et le frère d'Agamemnon, Menelaüs et Neptolème, Puis l'inventeur du stratagème, Epéos, tous grands spadassins, Grands larrons et grands assassins. Tous les autres, que je ne nomme, Faisaient une assez grosse somme, Et telle enfin qu'elle suffit A nous gâter, comme elle fit. Au pied de l'échelle de corde, A la hâte entre eux on s'accorde De l'ordre qu'on devait garder. Après cela, sans marchander, Ils se firent maîtres des portes; Introduisirent leurs cohortes, Qui, comme ils avaient concerté, Avaient approché la cité. Par la ville elles s'épandirent, Et, sans crainte du bon Dieu, firent Main basse par tous les quartiers, Comme on avait fait des portiers. Cependant moi, malheureux homme, En étais à mon premier somme: C'est à cette heure justement Que chacun dort profondément. Je gisais de la même sorte Que fait une personne morte, Et j'eusse pu faire trembler, Quiconque m'eût ouï ronfler; Non que j'eusse bu plus que d'autres En ce grand désordre des nôtres: Mon père Anchise, sur ma foi, Achates, mon épouse et moi, N'avions, en toute la soirée, Bu que pinte bien mesurée, Et dont je ne bus quasi pas, Parce que le vin était bas. Dormant donc ainsi dans ma chambre (Hélas! j'en tremble en chaque membre), Il me sembla de voir Hector, Et je pense le voir encor. O Dieu, la piteuse figure! Qu'il était de mauvais augure! O Dieu, qu'il me parut hideux! Il était fait comme deux oeufs; Sa cotte d'armes délabrée De poudre et sang était marbrée: Vous l'eussiez pris pour un souillon Qui n'est couvert que d'un haillon. Sa très désagréable face Malgré lui faisait la grimace, Pleine de bosses et de trous. Son corps était percé de coups; Enfin il était tout de même Qu'il était, quand sanglant et blême, Achille, après l'avoir vaincu, Le traînait à l'écorche-cul. Ses pauvres pieds traînaient encore La longe de cuir que ce Maure, Ce Turc, ce félon des félons, Avait passé dans ses talons. Hélas! qu'il était peu semblable, Cet Hector tout épouvantable, A cet Hector tout éclatant, Qui les Grégeois allait battant, Mettait le feu dans leurs galères, Et, béni des pères et mères, Revenait vers nous triomphant, Rendant à chacun son enfant; Ou bien, tel qu'après la défaite De ce beau mignon de couchette Dont Achille vengea la mort, On le vit, cet homme si fort, Paré de ses funestes armes Qui firent tant verser de larmes; Armes que sans peine il conquit, Sur un que sans peine il vainquit, Mais armes un peu trop payées Pour n'avoir été qu'essayées! Sitôt que je le vis ainsi, Je fus d'abord un peu transi; Mais, reprenant bientôt courage, Je lui tins ce hardi langage: "Si vous êtes de Dieu, parlez, Et si du diable, détalez. - Je suis Hector le misérable, Dit-il d'une voix effroyable. - Vous soyez le très bien venu", Lui dis-je après l'avoir connu; Et puis j'ajoutai, ce me semble. "Cependant qu'ici chacun tremble, Mon cher monsieur, en quelle part, Vous, qui nous serviez de rempart, Avez-vous, bien loin de l'armée, Fait tort à votre renommée? Sans doute l'on en médira: Est-ce la peur des Libera Et des fréquentes funérailles Qui vous fait quitter nos murailles? Au nom de Dieu, songez à vous, Et ne craignez plus tant les coups, Et me dites, cher camarde, D'où vous venez ainsi maussade, Comme un corps qui pend au gibet, Et tout crotté comme un barbet. A votre mine tout étrange Vous paraissez un mauvais ange. Je hais la fréquentation De ceux de cette nation; C'est pourquoi dépêchez, beau sire, Ce que vous avez à me dire, Autrement je m'en vais crier, Car je commence à m'effrayer." Lors, me semble, il ouvrit la bouche, Et, me regardant d'un oeil louche, Il me dit: "Trêve de sermon! Vous vous échauffez le poumon; Ne songez plus qu'à faire gille. Les ennemis sont dans la ville, Qui font les diables déchaînés; Ils sont très mal morigénés, Et j'estime d'eux le plus sage, Plus malin qu'un singe ou qu'un page. Si vous m'aimez, fils de Vénus, Gagnez aux champs, fût-ce pieds nus. Si Troie eût été secourable, Ce bras dextre, au Grec redoutable, Eût renvoyé le Grec vaincu A Mycènes gratter son cul. Priam, Troie, et toute sa gloire, Ne seront plus que dans l'histoire, Et notre ville tout de bon Ne sera plus que du charbon Ses Dieux elle vous recommande. Assemblez une bonne bande De nos citoyens échappés, Et, sans marchander, escampez: Nous avons assez fait pour elle. Puisque la sentence mortelle Du Destin ne se peut casser, Il faut bien la laisser passer Gagnez-moi vite la marine, Votre papa sur votre échine, Et nos pauvres dieux exilés Dans quelque valise emballés. Guidez vos vaisseaux vers la terre, Où d'abord vous ferez la guerre, Et d'où vos enfants la feront Aux chiens de Grecs, qui se verront Sujets, ainsi que beaucoup d'autres, Aux coups d'étrivières des nôtres." Après qu'il m'eut dit tout cela, Il me sembla qu'il étala Devant moi nos dieux tutélaires, Et qu'il me dit: "Nos adversaires, Comme ils ne sont guère pieux, Auraient fait beau feu de nos dieux, Ainsi qu'ils font de tout le reste: Gardez-les bien, et dame Veste, Et me conservez, comme il faut, Ce feu sacré dans un réchaud." Un grand bruit qui survint ensuite Mit Hector et mon songe en fuite; Ce tintamarre hors de saison Fit peur à toute la maison. Quoiqu'elle fût bien éloignée, J'entendis fort bien la huée Que les maudits Grégeois faisaient, Les cris de ceux qu'ils occisaient, Et tout le bruit épouvantable Qu'on entend en malheur semblable. Ce grand bruit, à mon songe joint, Me scandalise au dernier point, Et pour vous dire vrai, m'effraie, Quelque force d'esprit que j'aie. Je monte au haut de mon grenier, Où je ne vous saurais nier. Que je pleurai comme une femme, Voyant toute la ville en flamme, Et grâces au seigneur Vulcan, Pareille au feu de la Saint-Jean. Tout ainsi que dans une plaine Des richesses de Cérès pleine, Lorsque, par malice ou par jeu, Quelque fripon y met le feu, Les épis prêts à couper grillent, Et bien fort en brûlant pétillent, Et le feu, poussé par le vent, Croît et va toujours plus avant; Ou bien, comme dans la campagne, Un torrent choit d'une montagne, Ou de quelque roc escarpé, Faisant du cheval échappé: Il marche à vagues épandues, Augmenté de neiges fondues Qui rendent son cours furieux, Et ne laisse dans tous les lieux Où le malheur son onde porte Que quelque corps de bête morte, Qui, faute de savoir nager, N'a pu se tirer du danger, Item écume, sable, fange; Bref, ce torrent d'humeur étrange Entraîne pierres et cailloux, Dans les jardins gâte les choux, Dans les guérets aux blés en herbe Ote tout espoir d'être en gerbe; Les arbres comme les roseaux Cèdent à la fureur des eaux, Et ces méchantes eaux sans rives Font des pauvres brebis fuitives, Et des pauvres boeufs étourdis Un étrange salmigondis; Ainsi que de toute autre bête; Enfin cette horrible tempête Fait périr aussi les maisons, Sauf les canes et les oisons; Tout se sent de sa rage extrême. Cependant le laboureur blême Est sur quelque lieu haut juché, Jurant comme un joueur fâché. Cette comparaison est belle: Partout je la maintiendrai telle. Ce feu qui va tout dévorant, Ou cet impétueux torrent, Sont les Grecs pires que la peste; Je suis le laboureur qui peste Contre Fortune et le Destin, Nommant l'un Turc, l'autre putain. La voilà donc à la pipée Notre pauvre ville attrapée, Et nos plus superbes maisons S'en vont devenir des tisons. On égorge, on brûle, on dérobe. Le grand palais de Déiphobe, Par le feu dévorant détruit, Tombe par terre avec grand bruit. Le feu pousse avant sa conquête, Et paraît vainqueur sur le faite De la maison d'Ucalégon. Le Grégeois, pire qu'un dragon, Fait de notre ville de Troie Un agréable feu de joie, Aux Troyens un feu de douleur La mer en change de couleur, Et, de notre ville brûlante, Sa surface est toute brillante; Et moi qui suis un peu trop prompt Du poing je m'en cogne le front. Tristes et confus que nous sommes, Nous entendons les cris des hommes, Pareils à des hurlements d'ours. Les trompettes et les tambours Font un étrange tintamarre: Notre famille s'en effare; Moi-même j'en suis perturbé, Je jure en chartier embourbé, Non sans répandre quelques larmes; J'endosse à la hâte mes armes, Ne songeant qu'à bientôt périr. Ma femme, qui craint de mourir, Dit qu'il n'est rien tel que de vivre, Me demande si je suis ivre: Je pensai l'appeler guenon, Et lui dire pis que son nom. Enfin me voilà dans la rue, Furieux en cheval qui rue, Suivi de quatre ou cinq valets Timides comme des poulets. Pour les assurer à toute heure Je criais "Qui va là? demeure." Le plus souvent ce n'était rien, Ce qui sans doute plaisait bien A tous ceux de notre brigade Qui n'aimaient pas la coutillade, Et moins encore certains coups Qui font au corps de vilains trous. Pour moi, je n'avais autre envie Que de perdre bientôt la vie; Mais certes j'eusse désiré Que c'eût été d'un coup fourré, Et qu'en recevant la mort blême, Je la pusse donner de même A quelques-uns de ces méchants Qui m'ont tant fait courir les champs. Je marchais donc de grand courage, La larme aux yeux, au coeur la rage, Quand je vis venir plein d'effroi Panthus qui s'en venait chez moi. Ce Panthus de la citadelle Etait le gardien fidèle, De Phébus sacrificateur, Et passable gladiateur Le pauvre homme marchait à peine, Ayant quasi perdu l'haleine A force de crier: Au feu! Il portait son petit neveu Et tous nos dieux en une hotte. Sitôt qu'il me voit, il sanglote, Et puis me dit tout éperdu: "Maître Aeneas, tout est perdu. - Qu'avez-vous, mon pauvre Otriade? Lui dis-je. - Les Grecs font grillade De notre vaillante cité, Me dit-il; nous avons été Les Troyens, maintenant nous sommes Francs faquins. - Où sont tous vos hommes, Lui dis-je, et qu'en avez-vous fait? - Je n'en suis pas bien satisfait: Ils ont perdu la citadelle. J'en suis sorti par une échelle, Tous nos dieux chargés sur mon cou. - Lors je lui dis à demi fou: Notre citadelle est donc prise? - Hélas! oui, brave fils d'Anchise, Me dit ce prêtre de Phébus; Elle est prise, et c'est un abus D'espérer y faire retraite. La garnison en est défaite, Et pour moi, qui la commandais, Voyant bien que je me perdais Si je contestais davantage, J'ai fui comme un homme bien sage, Non tant pour la crainte des coups Que pour mourir auprès de vous. Cette machine, cette rosse, Non sans sujet était si grosse: Elle était pleine de soudards Qui ne sont que de vrais pendards; Ces voleurs de nuit, dagues nues, Sont dans toutes les avenues, Assommant qui pense passer, Ou l'envoyant faire panser. Ces méchants non seulement volent, Mais frappent, tuent et violent; Puis après, en chaque maison, Ils mettent le feu sans raison, Et je crois que c'est par malice. De plus, Sinon est leur complice, Ce Sinon que l'on vit hier Si piteusement larmoyer, Et qui pire qu'un crocodile Aujourd'hui pille notre ville. Jupiter, sans doute irrité, S'est tourné de l'autre côté. Notre pauvre ville de Troie Est de nos ennemis la proie, Et les principaux des Troyens Sont morts, ou bien dans les liens. - Votre discours trop nous amuse; Cherchons la mort, quoique camuse: Mais il faut la donner aussi A ceux qui nous traitent ainsi." Ayant dit ces tristes paroles, Que quelques-uns trouvèrent folles Et vrai discours d'un furieux, Je m'en allai, roulant les yeux, Et me rongeant les doigts de rage, Chercher où faire du carnage. Le grand bruit me mena tout droit Où l'on ne mourait pas de froid, A cause des maisons brûlantes, Mais de plusieurs morts violentes: Il ne fut jamais un tel bruit: Ici le glaive tout détruit; Là le feu fait le diable à quatre. On ne voit partout que combattre. Toute la ville résonnait Des rudes coups que l'on donnait. Je ne respirais que vengeance Contre cette maudite engeance, Laquelle si mal à propos Venait troubler notre repos. Enfilant une grande rue, Notre brigade fut accrue D'Hypanis, Dymas, Rypheus, Et du bon vieillard Iphitus. Chorébus aussi s'y vint rendre; Il était féru de Cassandre, Et pour elle d'amour charmé, Il avait fait maint bout-rimé. S'il eût oui sa prophétie, Sa flamme eût été ralentie, Et s'il eût été bien sensé, Il ne se fût pas tant pressé De venir faire des fleurettes. Je crois que de ses amourettes Il s'est depuis bien repenti, Et que si l'on l'eût averti Qu'en venant faire le bon gendre Et les doux yeux à sa Cassandre, On eût dû lui casser le cou, Il n'eût jamais été si fou Que de venir parler de noce, En un pays de plaie et bosse, Au bon seigneur messer Priam. Mais qui n'est pas sage à son dam! Le bon Dieu veuille avoir son âme, Et me garde de tant de flamme! Voyant tant de gens amassés, Je leur dis: "Nous sommes assez Pour, avant que mourir, apprendre Que nous savons notre peau vendre A ces larrons de notre bien, Qui la voudraient avoir pour rien. Assurément nos adversaires Ont gagné nos dieux tutélaires, Qui, corrompus à beaux deniers, Ont gagné les champs des premiers: Ils ont notre ville laissée. Allons-nous-en, tête baissée, Leur montrer que nous sommes gens A les manger à belles dents. Je pétille que je ne fasse Sur quelque belle et large face Des balafres de ma façon. Sans faire le mauvais garçon, Je ferai voir à ces maroufles Que l'on ne me prend point sans moufles Notre salut et notre espoir Est certes de n'en point avoir: Ne nous attendons qu'à nous-mêmes, Et faisons des efforts extrêmes, Puisque dans cette extrémité Tout autre espoir nous est ôté." Puis je dis: "Qui m'aime me suive!" Ils s'écrièrent: "Vive, vive Le bon seigneur maître Aeneas; Et quiconque ne voudra pas Le suivre en quelque part qu'il aille, Meure, et soit réputé canaille!" Cela dit, sans plus différer, Ni plus longtemps délibérer, Nous allâmes, pleins de courage, Et de désespoir, et de rage, Donner et recevoir des coups, Altérés de sang comme loups, Quand trop pressés de la famine Qui leur mène guerre intestine, Ils mettent le nez hors du bois, Où leurs petits sont aux abois, Et vont dans les prochains villages Faire meurtres et brigandages Tels et même plus enragés, D'armes plus que d'écus chargés, Nous allons où la barbarie Des Grecs exerce sa furie, Tous déterminés à la mort, Chacun de nous se faisant fort Pour un coup d'en rendre au moins quatre Aux Grégeois qu'on pourrait combattre. Pour moi, qui m'eût lors regardé, De m'attaquer se fût gardé, Car j'avais alors le visage D'un homme qui n'est pas bien sage; Mais en des malheurs si pressants Qui peut conserver son bon sens, Et qui n'a la mine funeste Quand on va jouer de son reste? La nuit obscure nous aida, Et le bruit des coups nous guida, Où ces assassins, ces perfides, Commettaient le plus d'homicides. Certes, qui pourrait raconter Tous ceux qu'on vit décapiter, Toutes les femmes violées, Et toutes les maisons volées, Tous les beaux palais embrasés, Les petits enfants écrasés Sans pitié contre les murailles Par ces sanguinaires canailles, Bref, tout ce spectacle inhumain, Conterait bien jusqu'à demain, Et n'achèverait pas l'histoire. Enfin notre ville, la gloire Des villes qui sont de renom, Perdit tout, excepté son nom. La capitale de Phrygie, Notre grande ville, régie Par un prince prudent et bon, N'est plus que cendre et que charbon Mais ce mémorable fait d'armes Au vainqueur coûta quelques larmes, Les vaincus de quelques vainqueurs Furent les exterminateurs. Quelquefois le courage rentre Au pauvre vaincu dans le ventre, Et le vainqueur par le vaincu En a bien souvent dans le cul, Ou bien dans quelque autre partie Par le vainqueur mal garantie. Qu'ainsi ne soit, marchant ainsi, Sans crainte, sans espoir aussi, L'humeur pourtant un peu bourrue, Au détour d'une grande rue Nous rencontrâmes bec à bec Un assez gros escadron grec. Le conducteur de cette bande, Deux fois plus que la nôtre grande, Etait un homme de renom: Androgéos était son nom, Parmi les Grecs grand personnage, Mais lors un sot pour tout potage. Ce capitaine des Grégeois Me dit d'abord en son patois: "Et d'où diable, malheureux hommes; Venez-vous, au temps où nous sommes? Vous ne faites que d'arriver; Pensez-vous encore trouver Quelque chose de bon à prendre? Tout est pris, ou réduit en cendre. Ma foi, vous mériteriez bien, Puisque vous n'êtes bons à rien, Qu'on vous donnât sur les oreilles. Vos compagnons font des merveilles: Troie et les Troyens sont à nous; Nous les avons roués de coups, Et cependant, poules mouillées, Vos dagues claires, ou rouillées, N'ont point sorti de vos fourreaux, Non plus que vous de vos vaisseaux. Les plus belles femmes de Troie Nous servent de femmes de joie, Et Priam qui n'est qu'un faquin..." Je lui dis: "Vous mentez, coquin, Vous êtes le faquin vous-même!" Et puis d'une furie extrême, Je lui donnai de mes cinq doigts Au beau milieu de son minois; Plus, je lui fis balafre telle Qu'on n'en vit jamais de plus belle; Je lui coupai de bout en bout Le nez, l'oeil, la joue, enfin tout Ce qui le visage compose, Ce qui fut très piteuse chose. Ce coup douze points contenait, Et sans rien augmenter prenait Depuis le front du côté dextre Jusqu'à la mâchoire senestre. De ce coup si bien asséné Il fut grandement étonné, Vit qu'il avait fait une faute, Et trop tôt compté sans son hôte. Aussitôt il rétrograda, Et trop tard de moi se garda, La frayeur peinte en son visage. Ainsi lorsque dans son passage On fait rencontre d'un serpent, Et que cet animal rampant, Que l'on a foulé par mégarde, En sifflant s'élance et se darde, On se retire plein d'effroi; De même ce Grec, hors de soi, Voyant qu'il nous prenait pour d'autres, Se démêla d'entre les nôtres, Qui, sur les siens par moi conduits, Firent bientôt tant de pertuis, Bien que de nuit et sans chandelle, Que de toute cette séquelle Un seul corps d'homme n'échappa; La mort camuse les grippa, Tant la fortune variable Se montra d'abord favorable! Chorébus, de ceci flatté, Cria: "C'est fort bien débuté; Amis, poursuivons notre pointe. La fortune à l'audace est jointe; Poussons l'affaire avec chaleur, Et joignons à notre valeur Quelque notable stratagème. L'ennemi nous montre lui-même Qu'il faut tromper son ennemi, Et qu'à diable diable et demi Si la victoire est toujours bonne, Quoi que ce soit qui nous la donne, Contre de si fiers ennemis Tout peut être en usage mis. Vainquons par vaillance ou par ruse: Le succès sera notre excuse, Et fi de la fidélité Qui peut nuire à l'utilité! La fortune pour nous se change, Et des Grecs par les Grecs nous venge. Quittons nos armes de bourgeois, Et prenons celles des Grégeois: Ainsi, dangereux mascarades, Nous irons des sains et malades Tirer du sang en quantité; Il ne peut être que gâté, Etant à de si méchants hommes." Nous le croyons, fous que nous sommes; Mais certes, quand on suit un fou, On se casse souvent le cou. Tout le premier il s'arme et masque Des armes, du glaive et du casque Du pauvre capitaine grec Dont j'avais balafré le bec: Sur son timbre, au lieu de panache, Il portait deux cornes de vache. Riphée et Dymas, comme il fit, Changèrent d'armes et d'habit. Ainsi que lui font tous les nôtres. Je m'arme aussi comme les autres, Et, de Troyens Grecs devenus, Nous allâmes, les glaives nus (Mais certes les Dieux bien contraires), Chercher nos cruels adversaires. Nous ne fûmes pas trop longtemps Sans en avoir le passe-temps; Effrontément nous nous mêlâmes Parmi ceux que nous rencontrâmes, Et puis, quand il fut à propos De la part de dame Atropos, Nous portâmes dans leurs postères Des estocades mortifères, Et disions: "Je n'y pensais pas", Quand, portant trop haut ou trop bas, Nous n'ajustions pas bien la botte. L'invention n'était pas sotte. Mais, malgré les dieux et leurs dents, Les mortels sont bien imprudents De penser faire quelque chose: L'homme propose et Dieu dispose. Ainsi toute l'occision Fut à notre confusion, Et nous gâtâmes notre affaire. Pour en avoir voulu trop faire. Ceux qui nous venaient rire au nez Se trouvaient bien fort étonnés, Quand, au lieu d'avoir des caresses, Les coups de nos dagues traîtresses Leur faisaient voir bien clairement Que nous n'allions pas rondement. Les Grecs qui de nous échappèrent Parmi les Grecs nous décrièrent, Si bien qu'ils s'enfuyaient de nous Comme font les brebis des loups. Quelques-uns, faute de courage, S'en allèrent jusqu'au rivage Se recacher dans leurs vaisseaux: Autres, de peur de nos couteaux, Se remirent dans la machine Par le grand trou de son échine, Où l'échelle encore tenait, Tant la frayeur les talonnait. Cependant la pauvre Cassandre, Que les Grecs venaient de surprendre Dans le saint temple de Pallas, Emplissait l'air de ses hélas. Ces Grecs, les plus méchants du monde, La traînaient par sa tresse blonde. Elle levait au ciel les yeux, Les yeux, car ces malgracieux D'un gros cordon de chenevière Avaient garrotté par-derrière De plusieurs noeuds ses pauvres bras, Si beaux, si blancs, si gros, si gras Cet objet triste et lamentable Fut à Chorèbe insupportable Il ne put voir ainsi traîner Sa maîtresse sans dégainer. Sur les ennemis il se darde, Qui ne s'en donnent pas de garde, Et, sans leur demander congé, Chamaille comme un enragé. Tout de même qu'il fit, nous fîmes, Les attaquâmes, les battîmes; Ils furent bientôt déconfits Par les grands exploits que je fis. Je coupai plus de cent oreilles. Chacun de sa part fit merveilles, Si bien que, voulussent ou non, Sur les soldats d'Agamemnon Nous regagnâmes la captive, Tremblante et plus morte que vive. Mais par un coup d'adversité Ce beau fait d'armes fut gâté: Au haut du temple, dont les portes, Pour être massives et fortes, Avaient aux Grégeois résisté, Un grand nombre s'était jeté Des pauvres citoyens de Troie. Là, pensant garder notre proie, Nous nous sentîmes d'eux chargés Déçus par nos harnais changés. Ils nous versèrent sur les membres Plusieurs bassins et pots de chambres, Item, pierres, bâtons, cailloux, Et nous accablèrent de coups. Ainsi notre ruse de guerre Nous attira ce grand tonnerre. Mais certes jamais un guignon N'arrive sans son compagnon: Les Grecs, nonobstant nos panaches, Connurent nos brutes moustaches, Et qu'assurément nous étions Autres que nous ne paraissions. Et, de vrai, notre procédure Pour les Grecs était un peu dure, Et, n'ayant pas fait seulement Le moindre chétif compliment En enlevant dame Cassandre, Il était aisé de comprendre Que nous nous étions ainsi mis Les armes de nos ennemis Pour quelque entreprise notable. Cela fut trouvé vraisemblable, Et, pour éviter tout danger, On eut ordre de nous charger; Outre que la dame enlevée, Par quelques-uns des Grecs trouvée Belle à faire courir les champs, Les rendait encor plus méchants. Les voilà dessus nous qui fondent, Nous les oyons venir qui grondent: D'un côté vient le grand Ajax, Fier comme le milord Fairfax; De l'autre côté les Atrides Et les Dolopes homicides. Nous frappons sur eux, eux sur nous, Nous nous entr'assommons de coups. La chose est fort peu différente Du fracas de quelque tourmente, Lorsque tous les vents déchaînés, Et l'un contre l'autre acharnés, S'entre-font sur mer et sur terre, En soufflant, une rude guerre; Sur mer font danser les vaisseaux, Sur terre tomber les chapeaux. Dieu sait s'ils enflent bien les joues, Et s'ils font de plaisantes moues. Ils ont pour clairons enroués Le bruit des arbres secoués. Cependant l'humide Nérée Court partout, la face effarée De voir tout son pays salé Par ces chiens de vents boursouflé. Les vents Eure, Note et Zéphyre S'ébouffent, mais non pas de rire, Oui bien à force de souffler, Ce qui fait leurs gifles enfler. Autres vents dont les noms j'ignore (Car je sais qu'il en est encore, Outre ceux que j'ai pu nommer, Plus de vingt sur terre et sur mer), Tantôt à force de soufflades, Le gagnent sur leurs camarades, Et tantôt sont d'eux ressoufflés, Lâchant le pied fort essoufflés. Tout de même nous tous ensemble, Grégeois et Troyens, ce me semble, Poussant, et puis étant poussés, Blessant, et puis étant blessés, Et faisant à l'envi carnage, Ressemblons fort bien à l'orage Dont je viens de faire un portrait, Qui, me semble, est assez mal fait. Mais reprenons notre mêlée. Chorèbe fut de Pénelée En quatre ou cinq coups dépêché; L'autel de son sang fut taché. Près de lui chut aussi Ryphée, D'un démesuré coup d'épée Qui lui fendit tout le côté Sans respecter sa probité. Dymas chut d'un coup d'arbalète; D'Hypanis on fendit la tête, Et Panthus, quoique homme pieux Et sacrificateur des dieux, Perdit son sang par une artère; Nonobstant son saint caractère Et son benoît bonnet carré, Ce grand coup lui fut desserré. La mort beaucoup d'autres empoigne; Que maudite soit la caroigne Tant et tant elle en attrapa! Si maître Enée en échappa, O chères personnes grillées! Chères cendres éparpillées! Je veux bien vous prendre à témoin Si ce ne fut mon plus grand soin D'avoir aussi quelque venue, Et si je n'allai, dague nue, Partout où l'on frappait bien fort, Afin de recevoir la mort; Mais les Destins ne le voulurent, Et malgré moi me secoururent! Le vieil Iphitus, comme moi, Je ne vous puis dire pourquoi, N'ayant plus qu'une dent en bouche, Fut lors préservé de la touche. Aussi fut Pélias le bon, Fort incommodé d'un jambon, Pour un trou qu'autrefois Ulysse Lui fit par-derrière en la cuisse, Partant, peu propre et mal dispos A se garantir d'Atropos. Mais pour une raison cachée Notre chair ne fut point touchée. Nous nous trouvâmes hors de là, Le ciel sans doute s'en mêla Et voulut prendre la conduite De notre troupe à trois réduite. Lors un bruit de cris et de coups Du palais royal jusqu'à nous Se faisait aisément entendre; Les Grecs l'assiégeaient pour le prendre, Et les Troyens désespérés, En ce dernier lieu resserrés, Tâchaient de vendre cher leurs vies, Et de leurs femelles ravies Par quelque grande occision Venger la constupration. Quelques Grecs plantaient des échelles; Autres mettaient bancs sur bancelles; Bancs et soldats se répandaient Quand d'en haut cailloux descendaient. Grimpant comme chats contre un arbre, Ils se coulent le long du marbre, De la main gauche se couvrant, Et de la droite assaut livrant Aux défenseurs de la muraille. Un carneau de pierre de taille Par un soldat est empoigné, Auquel le bras étant rogné, Le pauvre malheureux soudrille Tombe, s'accroche à une grille, Et demeure là suspendu, Criant en grec: "Je suis perdu!" Les Troyens de tout font des armes, Et, non sans répandre des larmes, Jettent contre ces inhumains Ce qui se trouve sous leurs mains. Un Grec eut la tête cassée D'un coup de la chaise percée Du roi Priam; mais ce malheur Fut récompensé par l'honneur. Chevrons dorés, poutres dorées, Ne sont non plus considérées Qu'un gros bâton, bûche ou fagot. Un caillou va comme un lingot. Chaises, fauteuils, tables, bancelles, Vases, cabinets, plats, vaisselles, Bref, tous les meubles précieux, Jusqu'aux simulacres des dieux, A la foule se viennent rendre Au soldat qui vient pour les prendre, Mais plus vite qu'il ne voudroit. Je savais un certain endroit Où, par une porte secrète, On pouvait entrer en cachette Et sortir sans être aperçu. Ce lieu de tous n'était pas su: C'est par là que dame Andromaque, Devant cette funeste attaque, Le vieil beau-père visitait, Son Astyanax lui portait, Dont dame Hécube était ravie: Elle l'aimait plus que sa vie; Quand petit encore il était En ses bras souvent le portait, Et souvent, de ses mains royales, Lui remuait ses langes sales, Et cette bonne mère-grand, Quand il devint un peu plus grand, Faisait avec lui la badine, L'entretenait de Mélusine, De Peau-d'Ane et de Fierabras, Et de cent autres vieux fatras. Cet enfant était son idole, Et la vieille en était si folle Qu'avec lui troussant hoqueton, Entre les jambes un bâton, Elle courait la prétentaine Jusqu'à perdre souvent l'haleine. Andromaque s'en tourmentait, Connaissant bien qu'on le gâtait. Priam, le voyant à toute heure S'empiffrant de pain et de beurre, Disait avec sévérité: "Ce sera quelque enfant gâté." Hécube n'en faisait que rire, Et sa mère n'osait rien dire. C'est assez parlé de cela. Ce fut par cette porte-là Que dans le palais nous entrâmes. Sans être aperçus nous montâmes Par un escalier dérobé, En un lieu fait comme un jubé. J'y trouvai des gens de tous âges Qui vouaient des pèlerinages Notre abord les encouragea, Et pas un d'eux plus ne songea Qu'à vendre chèrement sa vie. Pour moi, qui n'avais autre envie Que de jouer aux Grecs un tour, Près de moi je vis une tour Dont pouvait, étant renversée, Mainte tête être concassée Et maints bras être disloqués De ceux qui nous tenaient bloqués. De quatre piliers soutenue, Elle se moquait de la nue, Comme aurait fait un gros écueil: Tout y semblait petit à l'oeil, Et de là, Priam au nez croche, Avec des lunettes d'approche, Souvent sur mer épiloguait L'ennemi qui sur mer voguait. Là, l'on voyait toute la plaine; Là, souvent, quand elle était pleine De Grecs et Troyens combattant (Hélas! le maigre passe-temps!), Les dames et vieillards de Troie Venaient, non pas à grande joie, Voir ce jeu de gladiateurs Si mal plaisant aux spectateurs. Cette tour, lors mal assurée Par secousse réitérée, Pouvait fort bien prendre le saut Et gâter ces donneurs d'assaut. Elle fut bientôt ébranlée, Et, tôt après, prit sa volée Ainsi que tout corps pesant doit, Vers son centre, où pas n'attendoit Le soldat si grosse grenade, Qui troubla toute l'escalade. Votre serviteur ne compta Combien elle en escravanta; Je ne vous le dirai donc mie, Mais bien que plus d'un Jérémie Fit grande lamentation Sur une si noire action. La chute de cette tourelle A plusieurs Grégeois fut mortelle; L'assaut pourtant point ne cessa, Mais de plus beau recommença Pyrrhus paraît entre les autres Apre à la ruine des nôtres, Et ce dangereux cavalier Fait tout seul autant qu'un bélier. Il tâche d'enfoncer la porte, Et la bat d'une étrange sorte. Un harnais luisant et poli Le rend plus affreux que joli; Le fer tranchant en sa main brille; Bref, ce déterminé soudrille Ne représente pas trop mal Le serpent, vilain animal, Quand, la froidure étant passée, Ayant peau nouvelle endossée, Et repris nouvelle vigueur, Son corps n'est plus dans la langueur Que la mauvaise nourriture Et la rigueur de la froidure Lui causaient, tandis que l'hiver Dépouillait les champs de leur vert: Paré d'une nouvelle écaille Qui lui sert de jaque de maille, Le compagnon s'en va rampant, Fort satisfait d'être serpent. Il se raccourcit, il s'allonge, Sort de soi-même, et s'y replonge, Restauré du soleil nouveau, Et défait de sa vieille peau. Sa langue à trois pointes il darde: Homme ou femme qui le regarde Et l'oit horriblement siffler De peur n'ose quasi souffler. Ce jeune Pyrrhus tout de même (Pyrrhus, si l'on veut Neptolème), Suivi du puissant Périphas Aussi membru qu'un éléphas, D'Automédon, piqueur d'Achille, A dompter chevaux très habile, Et qui, dans la selle à piquer, Soulait d'un cheval se moquer, Lui fît-il le saut de la carpe, De plus gentil sonneur de harpe (Sans cette harpe à point nommé J'eusse malaisément rimé.) Item, l'escadre scyrienne Redoutable à la gent troyenne, Tous ces gens-là sur la maison Décochaient tison sur tison. Pyrrhus d'une hache tranchante Sur la porte à grands coups charpente; Ce maître faiseur de coupeaux En tranche bientôt les poteaux, Tout ainsi qu'il eût fait des raves. Son père, le patron des braves, En bonne foi n'eût pas fait plus. Priam, et son monde reclus, A chaque coup que sa main donne, Dont le vaste palais résonne, Fait de pitoyables hélas, Priant Dieu qu'il soit bientôt las, Et n'achève point la besogne. Lui, si bien taille et si bien rogne Qu'à la fin dans le royal huis Il fait un grand vilain pertuis, Ou grande vilaine fenêtre. Par là commença de paraître, Au lieu d'un visage de bois, La demeure de tant de rois Jusqu'à ce temps inviolable. Par là le Grec impitoyable Put pénétrer dans ces saints lieux, Et porta ses profanes yeux Au travers des longues allées, Jusqu'aux cours les plus reculées. Par là quelques Troyens armés, Du seul désespoir animés, Pour la plupart soldats des gardes, Furent vus avec hallebardes, Espadons, mousquets et fusils. Les pauvres gens, que feront-ils, Que se faire couper les gorges, Quoiqu'armés comme des saints Georges? Pleurs, soupirs, lamentations, Cris, sanglots, exclamations, Au palais se firent entendre. Il ne faut être guère tendre Pour n'avoir pas le coeur serré De ce pauvre peuple effaré. Les femmes, plus mortes que vives, De crainte de se voir captives, Et de quelque chose de pis, De la main se battent le pis, Et courent comme écervelées Par le palais échevelées, Se regardent d'un oeil mourant, Et s'entr'embrassent en pleurant. Pyrrhus, digne fils de son père, Par ses grands coups si bien opère Qu'enfin par la brèche il entra, Et défit ceux qu'il rencontra A la défense de la porte. Peu lui servit d'être si forte Et d'être faite de merrain Tout parsemé de clous d'airain: Les poteaux hors des gonds tombèrent, A la foule les Grecs entrèrent; Tous ceux qu'ils trouvèrent armés Furent bientôt d'eux assommés. Les soldats, maudite canaille, Ebaudis comme rats en paille, Troublèrent toute la maison, Sans qu'on en pût avoir raison. Ainsi la rivière de Loire, Qui donne à tant de gens à boire Quand elle sort hors de son lit, Bouleverse, à ce qu'on m'a dit, Ce qu'on appelle la levée, Et par cette digue crevée S'épand dans les champs labourés, Entraîne les boeufs effarés Pêle-mêle avec les étables, Et fait force gens misérables, Qu'elle force ainsi sans bateau D'aller à l'hôpital par eau. L'application est facile: Tout de même, en ce saint asile, Je vis entrer tous ces méchants Comme un fleuve fait dans les champs. Je vis le cruel Neptolème, De rage le visage blême, Et les Atrides carnassiers, Ensanglantant leurs bras d'aciers, Et, ce que je n'approuvai guères, Je vis donner les étrivières A Priam par Agamemnon: On a voulu dire que non; Mais c'est une chose certaine, Qu'il en eut une cinquantaine, Et, qui pis est, à tour de bras. Ce bon vieillard, grand, gros, gris, gras, Eut, par ces coups de discipline, Peau de taffetas de la Chine; Il porta le tout constamment, Et plus que laconiquement. Certes, le Grec eut peu de gloire De faire une action si noire; Mais son frère ne fit pas mieux; Je le vis de mes propres yeux: Qui traîna par ses blanches tresses Hécube, et sur ses pauvres fesses Donna force coups d'éperon; Et puis par ce même larron Je vis de grands coups d'escourgées Les cent brus de Priam chargées, Et dessus le ventre et partout: C'était trop les pousser à bout, Et trop peu respecter les dames; Mais les Grecs sont de vrais infâmes De Priam les lits nuptiaux, Cinquante en nombre, et tous fort beaux, Car ils étaient tous d'étamine, Lustrés, et d'étoffe bien fine, Et la crépine et le mollet Moitié soie et moitié filet, Et de plus brodés à l'aiguille, Furent grippés par le soudrille; Tout fut par le Grec dissolu Pillé, brisé, brûlé, pollu. Peut-être vous êtes en peine, O grande et charitable Reine! De savoir, après tout cela, Comme du vieil prince il alla: En voici la fin véritable. Ce bon Priam si vénérable, Se voyant ainsi fustigé, Ses enfants morts, son bien mangé, Sa pauvre femme éperonnée, Enfin sa maison ruinée Par les soldats qui sont dedans, Il alla s'armer jusqu'aux dents, Mit à son côté la rapière, Rondache devant et derrière, Prit en ses mains un grand épieu, Et revint ainsi, jurant Dieu, Rejoindre les dames troublées, Lesquelles s'étaient assemblées Alentour d'un autel couvert D'un laurier au feuillage vert. Là se faisaient les sacrifices, Afin de se rendre propices Les dieux lares, ou protecteurs, Ou plutôt lâches déserteurs. Ainsi des colombes tremblantes, Quand après des flammes volantes, Une grande tempête suit, Avec grand désordre et grand bruit, Le troupeau volant se rassemble, Et n'est pas une qui ne tremble De voir coups de foudre si drus: La reine de même et ses brus Se tapirent l'une dans l'autre, Disant tout bas leur patenôtre, Car elles craignaient de mourir. Or la dame, voyant courir, Non pas aussi vite qu'un Basque, Son vieil mari chargé d'un casque, Et de tout le harnais complet, S'appliquant de rage un soufflet, Elle osa brusquement lui dire: "Vous voulez donc nous faite rire Lorsqu'il faut songer à la mort? Ah! vraiment vous me plaisez fort, Retranché dans une cuirasse Comme un capitaine Fracasse. Eh! mon bon homme, de par Dieu, Quittez la rapière et l'épieu: Que Votre Majesté rengaine, Puisqu'il faut mourir de la gaine Quand on a frappé du couteau. Notre Hector, qui gît au tombeau, Dans une si fâcheuse affaire N'eût fait que de l'eau toute claire. Si vous me croyez, mon bon roi, Venez vous seoir auprès de moi." Priam s'assit de bon courage, Sans fanfaronner davantage, Dans une grande chaise à bras, Dont le velours était bien gras. Un de ses fils, nommé Polite, Arriva là, courant bien vite. Il avait beau des yeux chercher Quelque endroit où se bien cacher, Pyrrhus, qui de près le talonne, Fort peu de relâche lui donne. Il courait de peur de mourir; La peur l'empêchait de courir, Et lui donnait bien fort la fièvre. Heureux si, craignant comme un lièvre, Il eût pu courir aussi fort! Ce fier messager de la mort Lui tient le fer près de l'échine, Et déjà sa main assassine A d'un puissant estramaçon Amoindri son nez d'un tronçon. Enfin un coup de cimeterre Lui fait donner du nez en terre Aux pieds de son père effaré, Auquel un trépas assuré Ne put lors empêcher de faire Réprimande à ce sanguinaire. Il lui dit: "Pour un si beau coup, Tu t'es vraiment pressé beaucoup! Tu souilles, homme trop colère, Du sang d'un fils les yeux d'un père. O bourreau! par qui mes vieux ans Ont des objets si peu plaisants! Que le ciel bientôt te le rende! Une inhumanité si grande Ne peut être que d'un vaurien. Achille fut homme de bien, Quoiqu'il fût ennemi des nôtres Toi, son fils? à d'autres, à d'autres! Tu n'es que le maudit bâtard D'une truie et d'un léopard. Achille eut pitié de mes larmes, Quand mon fils tomba sous ses armes; Il respecta mes cheveux gris, Se laissa toucher à mes cris, Et de son vin il me fit boire, Dont il acquit beaucoup de gloire. Mais pour toi tu n'es qu'un grand fou, A qui je vais rompre le cou." Cela dit, d'une main débile, Il lança sur le fils d'Achille Un dard qui certes le toucha, Mais qui seulement écorcha Le bord de sa forte rondache. Il en rit un peu, le bravache, Et de ce que, faisant effort, Afin de le frapper plus fort, Il était chu sur le derrière D'une pitoyable manière. Sitôt qu'il eut pris ce grand saut. Dans le sang de son fils tout chaud, Sa chevelure non rognée Par le Grégeois fut empoignée, De laquelle cet inhumain Fit deux tours autour de sa main; De l'autre levant son épée, Dans le sang de son fils trempée, Il la mit Capulo tenus, Par l'endroit qu'on appelle anus, Puis d'un coup lui coupa la tête. Ainsi Fortune, male bête, Par un vrai tour de son métier, Fit voir qu'il ne s'y faut fier. Priam, ce grand roi de Phrygie, Par qui fut si longtemps régie La plus superbe des cités, Après tant de prospérités Qui le rendaient considérable, Gît mort étendu sur le sable. Ce grand monarque des Troyens, Après la ruine des siens, N'a pas seulement sépulture, Et fait des oiseaux la pâture; Bref, le plus grand roi qui fut onc N'est plus rien qu'un grand vilain tronc. Cet extrême malheur des autres Me fit souvenir que les nôtres Par moi laissés en la maison, En une pareille saison, Pourraient bien avoir fin pareille; Lors je dis, me grattant l'oreille: "Autant il nous en pend à l'oeil; Il me faudra porter le deuil. De mon père et de ma Créuse. L'un et l'autre à bon droit m'accuse, Et d'être un fils sans amitié, Et de n'aimer pas ma moitié, Et mon fils, de qui tant j'espère, Donne au diable monsieur son père. Allons donc mourir auprès d'eux. Le trépas, ailleurs très hideux, Me sera là très agréable, Ou pour le moins très honorable." Corps d'homme n'était avec moi, Les uns m'avaient quitté d'effroi, Plusieurs avaient perdu la vie, Auxquels je portai grande envie, Et si lors je ne me défis, Mon père, ma femme et mon fils En furent, et non autre chose, La légitime et seule cause. Mais un objet qui me fâcha D'aller plus outre m'empêcha: Je vis dans le temple de Veste Des Troyens la fatale peste, Dont chaque mari fut un sot, Qui se cachait sans dire mot; Je veux dire la fausse Hélène, Si funeste à la gent troyenne. Redoutant le juste courroux Et des Grecs et de son époux, Elle s'était là retirée Toute seule, et mal assurée. Lors je dis: "La louve qu'elle est (Dieu me pardonne, s'il lui plaît!) Reverra la Lacédémone, Et là portera la couronne, Tandis que des pauvres Troyens, Ou brûlés, ou mangés des chiens, Il ne restera sur la terre Que ceux qu'y laissera la guerre, Pour mourir de froid et de faim, Et pour y demander leur pain. Non, non, la raison me conseille De couper le nez et l'oreille A cette maudite putain, A ce malencontreux lutin, Qui tant de sang a fait répandre, Par qui notre ville est en cendre, Et les Troyens morts ou captifs, Hormis ceux qui sont fugitifs. Dieu sait comme elle fera pièce, Quand elle sera dans la Grèce, De Priam et de ses enfants, Et fera rire à nos dépens Les destructeurs de notre empire; Je pense déjà l'ouïr rire, Et bien faire le goguenard, Ménélaüs, le franc cornard! Elle a causé notre ruine: Elle en perdra nez et narine; Oui, je m'en vais lui retrancher La peine de se plus moucher. Il est vrai, frapper une femme A bien quelque chose d'infâme: J'en puis être d'aucuns blâmé. Mais aussi serai-je estimé D'avoir puni cette coureuse, Aux siens comme à nous dangereuse." Cela dit, j'allais l'empoigner Pour oreille et nez lui rogner, Quand la déesse de Cythère, Ma très belle et très bonne mère, Me donna bien fort sur les doigts De la main dont je prétendois Saisir au collet la Spartaine. Cette apparition soudaine Non pour un peu m'emplit d'effroi; Car elle parut devant moi Comme chose du ciel tombée, Et non pas à la dérobée, Ou ne se montrant qu'à demi, Comme d'autres fois, endormi, Confusément je l'avais vue; Mais alors elle était pourvue De tous les célestes appas Que les hommes mortels n'ont pas. Ce coup, dont ma main fut cinglée, Et dont j'eus l'âme un peu troublée, Me fit dire, en quoi j'eus grand tort, Certain mot qui l'offensa fort. Elle me dit, rouge en visage: "Vraiment, je vous croyais plus sage; Fi! fi! je ne vous aime plus. - Je suis de quatre doigts perclus, Lui dis-je, et qui diable ne jure Alors qu'on reçoit telle injure? - Eh bien! ne jurez donc jamais, Dit-elle. - Je vous le promets, Lui dis-je, et trêve de houssine, Car il n'est divin ni divine, A qui, s'il m'en faisait autant, Je ne le rendisse à l'instant. - Songez que je suis votre mère, Me repartit-elle en colère, Et parlez moins, ou parlez mieux. Vous faites bien le furieux Contre une femme désarmée: Quand bien vous l'auriez assommée, Seriez-vous mieux d'un quart d'écu? Vous nommez son mari cocu, Avez-vous manié sa tête? Est-il cornu comme une bête? Dites-moi, seriez-vous content S'il en disait de vous autant, Méchant fanfaron que vous êtes? Vous ne savez ce que vous faites. Vous auriez bien plus de raison De retourner à la maison Secourir votre pauvre père, Qui sans doute se désespère, Non tant des Troyens déconfits Que de Créuse et de son fils. Ce cher fils, cette chère femme, A qui, sans moi, le Grec infâme Aurait pis fait qu'aux pauvres gens Ne font les diables de sergents. Vous accusez la pauvre Hélène D'avoir perdu la gent troyenne, Vous n'êtes qu'un mal avisé, Vous vous prenez au plus aisé; Le Destin seul en est la cause, Qui de nos dieux mêmes dispose. Tout dépend de sa volonté; Il a dès longtemps arrêté Que la grande ville de Troie Serait faite des Grecs la proie. A moins que d'être illuminés, Les mortels plus loin que leur nez Ne peuvent jamais voir les choses, Bien loin d'en connaître les causes: Qu'ainsi ne soit, présentement Vous ne pourriez voir nullement, Si je ne dissipais la nue Qui vous en empêche la vue, Le dieu qui porte le trident, A perdre votre ville ardent. Voyez comme il égale aux herbes Les bâtiments les plus superbes! Si bien il la démolira Que Troie en Troie on cherchera. Junon, la cotte retroussée, Paraît sur la porte de Scée, Qu'elle vient de mettre dedans, Couverte de fer jusqu'aux dents. Oyez un peu comme elle crie, Et comme avec sa voix de truie, Que l'on entend jusqu'à la mer, Elle s'efforce d'animer Le soldat qui, selon sa rage, N'est pas assez âpre au pillage. Voyez la méchante Pallas, Branlant son large coutelas Sur le haut de la citadelle; Voyez comme cette pucelle, D'une pitoyable façon, Mieux que ne ferait un maçon, Démolit, sape, brise, taille, La plus grosse et forte muraille. Elle s'échauffe en son harnois: Ainsi, quand il abat des noix, Le corbeau, qui n'est qu'une bête, Travaille de cul et de tête. Sa Gorgone aux crins de serpents, Face large de deux empans, Fait une vilaine grimace, A qui la regarde à la face. Jupiter, père de nous tous, Se déclare aussi contre vous, Et donne un esprit de pillage Aux Grecs dont il croît le courage; Et n'est pas que le bon seigneur, Quoique d'ailleurs homme d'honneur, N'ait dérobé quelque chosette, Pour régaler quelque coquette. Certes j'en ai l'esprit marri, Mais, jusqu'à mon sot de mari, Il n'est, de la céleste bande, Divinité petite ou grande, Qui contre la pauvre cité Ne fasse acte d'hostilité. Fuyez donc, je vous en conjure, Ne vous piquez point de bravure; Il fait ici mauvais pour vous, Vous n'y gagnerez que des coups. Sans moi, votre pauvre famille Sentirait la main du soudrille, Mais jusqu'ici, par mon moyen, Les choses y vont assez bien. Penser remonter sur sa bête, C'est vouloir se rompre la tête. Allez, je vous protégerai; Près de vous toujours je serai. Lorsque vous serez en ma garde, Au diable si l'on vous regarde, Bien loin de vous oser toucher; Mais vite, il se faut dépêcher." Elle n'en dit pas davantage, Et puis se couvrit d'un nuage. Lors je vis que de la cité Elle m'avait dit vérité: Je vis partout objets funestes, Je vis aussi les dieux célestes D'une extraordinaire grandeur, Dont je n'eus pas petite peur. Parmi ces personnes divines, J'en vis de très mauvaises mines, Pour lesquelles, sans passion, J'aurais bientôt aversion. O Dieu! l'épouvantable image, Qu'une ville mise au pillage! On ne voit que piller, brûler, Sur les cendres le sang couler, Soldats qui tuent, gens qui meurent, Peu qui rient, beaucoup qui pleurent, Les grands palais tomber à bas, Et n'être plus que des plâtras. Il en est tout ainsi d'un orme, Beau pour sa taille et pour sa forme, Lorsqu'étant par le pied sapé; Et longtemps coup sur coup frappé, Il branle sa perruque verte, Signe de sa prochaine perte; Son gros tronc se fend par éclats; Un cri semblable à des hélas Accompagne sa culebute; Il hésite devant sa chute, Examinant de quel côté Son grand corps sera mieux gîté, Enfin il tombe sur les hanches, Se cassant les bras ou les branches. Ainsi notre pauvre cité, Après avoir longtemps été Des cités la plus renommée, Est comme en soi-même abîmée. Or, moi, voyant que tout de bon Elle était réduite en charbon, Et que ma mère était partie, Je crus que quitter la partie, En un malheur tout évident, Etait faire en homme prudent. Sans recevoir aucun dommage, Je passai, couvert d'un nuage, Au travers des feux allumés Et de nos ennemis armés. A mon logis je frappe en maître: On me cria par la fenêtre Que l'on n'ouvrait jamais la nuit, Et que je faisais trop de bruit; Et moi, je refrappe et refrappe, Et, las de cogner, je m'échappe A dire des mots outrageants: Ma femme, mon fils et mes gens Tout mon soûl me laissèrent battre, Et par frayeur, ou pour s'ébattre, Me firent garder le mulet; Enfin pourtant un gros valet Me vint ouvrir, malgré la bande; A qui je fis la réprimande. Mais ma femme, pour m'apaiser, Et mon fils me vinrent baiser. Je dis à monseigneur mon père Tout ce que m'avait dit ma mère, Et qu'il fallait gagner pays Il nous rendit tous ébahis, Quand il dit: "Pour moi je demeure, Allez-vous-en, à la bonne heure, Vous autres, dont les jeunes ans, Après des malheurs si pesants, Pourront, autre part que dans Troie, Se donner encore au coeur joie. Si le ciel m'eût voulu sauver, Qui l'empêchait de conserver Une ville si belle et bonne? Mais, puisque le ciel l'abandonne, Et qu'Ilium, des Grecs pillé, N'est plus rien qu'un champ tout grillé, Vieillard plus que sexagénaire, Il ne me reste rien à faire Que d'aller, l'épée à la main, Irriter un Grec inhumain, Qui sur mon pauvre corps s'acharne; Et peut-être que quelque darne De son corps il y laissera. Chacun fera comme il pourra. On me dira: Sans sépulture, Votre corps sera la pâture De quelque chien, ou quelque loup. La peste, que le monde est fou! Que m'importe que ma carcasse A la faim d'un loup satisfasse, D'un chien, d'un vautour, d'un corbeau? Mon destin sera-t-il plus beau Si, dans du linge empaquetée, Elle est par les vers grignotée?" (Si les Troyens brûlaient leurs morts, Au lieu d'en enterrer les corps, Le poète ici s'entretaille, Mais, ô bon lecteur! tout coup vaille, Il importe peu que Scarron Altère quelquefois Maron.) Revenons à messire Anchise: "Quand on a la perruque grise, Ajouta-t-il, on ne doit pas Redouter beaucoup le trépas. Vieil, cassé, malpropre à la guerre, Je ne sers de rien sur la terre: Spectre qui n'ai plus que la voix, J'y suis un inutile poids, Depuis le temps que de son foudre Jupin me voulut mettre en poudre, Depuis le temps qu'il m'effraya, Ce grand Dieu, qui me giboya Par une vengeance secrète; Mais je suis personne discrète, Je n'en dirai point le sujet: Suffit que j'aurais eu mon fait, Sans Vénus, qui sauva ma vie. J'ai depuis eu cent fois envie De m'aller pendre un beau matin, Et finir mon chien de destin. Laissez-moi donc mourir à l'aise, Et, si l'on m'aime, qu'on se taise." Voilà ce qu'il dit obstiné, Dont je fus plus que forcené. Ma chère Créuse le prie, Mon fils Iulus pleure et crie; Mais c'était, tant il était dur, Se donner du front contre un mur. "Ah! ma foi, monsieur mon beau-père, Lui dit notre femme en colère, Vous viendrez ou direz pourquoi: Vous faites bien du quant-à-moi." Autant lui dit le jeune Iule Mon père, opiniâtre en mule, Au lieu de leur parler françois, Se mit à badiner des doigts. Je dis alors: "Çà, çà, qu'on meure, Il le faut, et quand? tout à l'heure. Vous laisserais-je ainsi périr Sans même fortune courir? N'en déplaise à mon père Anchise (Mais dessous sa perruque grise Il loge fort peu de raison), Troie encore en notre maison Pouvait trouver quelque ressource. Grâce à Dieu, j'ai fort bonne bourse: En quelque pays étranger Nous eussions eu de quoi manger. Mais en votre philosophie, Qui n'est qu'une pure folie, Vous avez cru qu'être assommé Etait mourir bien estimé. Vous avez une sotte envie: On en a pour toute sa vie, Quand on est dans le monument Une minute seulement. Pyrrhus ne tardera plus guère: Sans doute, à la moindre prière, De son bras vous serez servi. Je crois bien qu'il sera ravi De tuer toute une famille De sa dague faite en faucille; Comment il se gobergera, Quand ensemble il égorgera Femme, mari, père, grand-père, L'enfant et madame sa mère! Ah! vraiment, ma mère Vénus, Tous vos beaux arguments cornus, Pour me persuader de vivre Et pour m'obliger à vous suivre, N'étaient donc que pour m'attraper? Je ne m'y laisse plus duper. Vite qu'on me donne mes armes, Je veux aussi coûter des larmes A quelques-uns des ennemis. - Au moins me sera-t-il permis De vous suivre," me dit Créuse. Mais tout à plat je la refuse. J'en fis de même à mon enfant, Dont il fut assez mal content. Je me faisais tenir à quatre, Comme quand on va pour se battre, Et n'étais pourtant pas fâché D'en être des miens empêché. Ma femme et toutes ses servantes Faisaient à l'envi des dolentes; Mon fils m'embrassait les genoux. Au grand étonnement de tous, Une flamme du ciel issue. Sur ce cher fils fut aperçue; Nous nous mîmes tous à souffler, Croyant qu'elle l'allait brûler; Nous soufflâmes et ressoufflâmes, Fort peu de chose nous gagnâmes: Malgré nous ce feu violet Lui grilla tout le poil follet. Mon père, voyant le prodige, Dit: "Que personne ne s'afflige. Ce feu, qui m'a tout ébloui, Et dont je suis bien réjoui, N'est ma foi pas un feu volage. O grand Dieu! fais que ce présage Soit par quelque autre confirmé!" Un coup de foudre à point nommé. A main gauche se fit entendre . Sans autre témoignage attendre, Mon père dit: "Ainsi soit-il!" Puis ensuite, d'un saut gentil, Il fit deux fois la révérence, Ayant fait signe à l'assistance Qu'il fallait qu'on en fît autant: Nous sautâmes tous à l'instant. Ayant bien sauté comme pies, On bien plutôt comme gens pies, Nous reniflâmes à l'envi, Car ce tonnerre fut suivi De certaine odeur sulfurée; Puis la maison fut éclairée D'un feu luisant comme un tison Qu'on vit sur ladite maison. Ce phare, ou plutôt cette étoile, Alla tout droit, perçant le voile De cette triste et noire nuit, Et Dieu sait si mon oeil la suit, Dans la forêt d'Ida se rendre. Il nous fut aisé de comprendre Que c'était un secours divin, Car par elle, dans son chemin, Comme bien sage et bien sensée, Trace luisante fut laissée. Lors mon père, tout ébaudi, Cria: "Mon fils, je m'en dédis; Me voilà très content de vivre, Et très résolu de vous suivre En quelque part que vous irez, Et partirai quand vous voudrez, Afin que personne n'en doute, Malgré mon incommode goutte." Puis il fit génuflexion Et dit avec dévotion: "O bon Dieu, qui nous prends en garde, Que ton oeil toujours nous regarde, Et prends soin de notre maison!" Après cette courte oraison Je lui dis: "Homme qui refuse, Ordinairement après muse Vous faisiez tantôt bien le fou. Çà, çà, mettez-vous sur mon cou, Comme on dit, à la chèvre morte, Et que chacun de nous emporte Sur son dos tout ce qu'il pourra. Mon fils par la main me tiendra, Et ma femme par le derrière; Et que valet et chambrière Ecoutent bien ce que je dis. Hors la ville, vers le midi, On trouve un vieil tombeau de pierre, Près d'un temple tombé par terre, Qui fut autrefois à Cérès: Ce lieu, ni trop loin ni trop près, Sera le lieu de l'assemblée." Lors la maison fut démeublée: L'un prit un poêlon, l'autre un seau, L'un un plat, et l'autre un boisseau. Je me nantis comme les autres: Je mis les unes sur les autres Six chemises, dont mon pourpoint Fut trop juste de plus d'un point. On n'oublia pas les cassettes; Mon fils se chargea des mouchettes, Mon père prit nos dieux en main, Car, quant à moi, de sang humain Ma dextre avait été souillée; Devant qu'avoir été mouillée Dans plusieurs eaux quatre ou cinq fois, Et s'être fait l'ongle des doigts, Je n'eusse pas osé les prendre. Quiconque eût osé l'entreprendre, Eût bientôt été loup-garou: Je n'étais donc pas assez fou. Enfin, sur mon dos fort et large Mon bon père Anchise je charge D'une peau de lion couvert, Et, de peur d'être pris sans vert, Au côté ma dague tranchante. L'affaire était un peu pressante, Car le mal s'approchait de nous. Nous entendions donner des coups, Crier au feu, crier à l'aide. A tout cela point de remède, Sinon gagner vite les champs, Et laisser faire ces méchants. Quoique j'eusse l'échine forte, Mon bon père à la chèvre morte Ne put sur mon dos s'ajuster, Ni je n'eusse pu le porter; Par bonheur je vis une hotte: Mon père dedans on fagote, Et tous nos dieux avecque lui; Puis, un banc me servant d'appui, On charge sa lourde personne Sur la mienne, qui s'en étonne, Et fait des pas mal arrangés, Comme font les gens trop chargés. Mais qui diable ne s'évertue, Quand il a bien peur qu'on le tue? Nous voilà tous sur le pavé; Sur mon dos mon père élevé Nous éclairait de sa lanterne, Qui n'était pas à la moderne: Elle venait du bisaïeul. De l'aïeul de son trisaïeul. Ma Créuse venait derrière. Chaque valet et chambrière, De crainte d'être découverts, Allèrent par chemins divers. Je menais mon cher fils en laisse, Pour lequel je tremblais sans cesse. Enfin, par chemins écartés, Des moindres bruits épouvantés, Nous marchâmes devers la porte. Quoique j'aie l'âme assez forte, Et que, dans le fer et le feu, D'ordinaire je tremble peu, Chargé de si chères personnes, Je fis cent actions poltronnes: Au moindre bruit que j'entendais, Humble quartier je demandais. Mon bon père en faisait de même, Et crois qu'en cette peur extrême, Dans la hotte un autre que lui Aurait fait ce que par autrui Roi ni reine ne pourrait faire. Le feu, qui notre troupe éclaire, Forme des ombres devant nous, Qui nous effrayent à tous coups Enfin, après plusieurs alarmes, Un grand bruit de chevaux et d'armes Se fit entendre auprès de nous; Mais, Madame, le croirez-vous? Ce bruit que nous crûmes entendre, Puisque vous désirez l'apprendre, Etait ce qu'on appelle rien: J'en rougis quand je m'en souviens. Mon père, en cette peur panique, Mille coups sur mon corps applique Pour me faire aller au galop, Et certes il n'en fit que trop. Il me criait: "Prends donc la fuite! Vois-tu les Grecs à notre suite? Male peste, comme tu vas! Ne veux-tu pas doubler le pas? Fuis, mon cher fils, sauve ton père." Et puis, se mettant en colère: "Maudit soit le fils de putain! Et qui m'a donné ce mâtin Qui marche comme une tortue!" A ce langage qui me tue, J'avais beau redoubler le pas, Cela ne le contentait pas. Enfin, moi faisant cent bronchades, Et lui bien autant de boutades, Jusqu'à m'appeler cent fois sot, A quoi je ne répondais mot, Je courus de si bonne sorte Que je me vis hors de la porte; Et puis à force de marcher, Persistant toujours à broncher, Au vieil temple nous arrivâmes, Où quasi tous nous nous trouvâmes; Quasi tous, car ma femme, hélas! Mon unique joie et soulas, Se trouva manquer à la bande; Jugez si ma douleur fut grande! A mon cher père, à mon cher fils, Cent mille reproches je fis, Leur dis qu'ils en étaient la cause. Mon père ne fit autre chose Que me dire: "Elle reviendra, Ou bien quelqu'un la retiendra. N'a-t-elle point resté derrière Pour raccommoder sa jartière?" A ce maudit raisonnement Je pensai perdre jugement; Je mordis ma langue de rage. Certes, si je n'eusse été sage, Et qu'il n'eût point mon père été, Je l'eusse bien fort souffleté. Je comptai deux fois notre monde, Je fis aux environs la ronde, Je l'appelai, je la huai Si fort que je m'en enrouai. Je quittai cinq des six chemises Qu'en partant sur moi j'avais mises, Puis, armé comme un jaquemart, Au côté tranchant braquemart, A la main bonne hallebarde, En disant: "Le bon Dieu me garde! Je rebroussai vers la cité. Partout où nous avions été Je cherchai vainement ma femme. Toute la ville était en flamme, Et de notre pauvre maison Chaque poutre était un tison. J'allai vers la maison royale, Qu'on eût prise pour une halle. Tous les biens par les Grecs volés Etaient confusément mêlés: Force enfants, et femmes captives, Six cuillers d'argent bien massives, Quatre ou cinq sacs de sous marqués, Matelas de coton piqués, Un grand bocal de porcelaine, Présent fait à la belle Hélène Par un certain mauvais galant; En or, la moitié d'un talent, En argent, quatre mille livres, Deux grands coffres remplis de livres, De Priam les arcs à jalet, Mille vaches donnant du lait, Autant de veaux, autant de truies, Des parasols, des parapluies, Item, quatre mille chapeaux, Force pourpoints, chausses, manteaux, Et cent mille autres nippes riches. Ulysse, le chiche des chiches, Et Phénix, un maître pédant, L'un et l'autre à la proie ardents, Tous deux faux sauniers et faussaires, En étaient les dépositaires. Des captives je m'approchai, Et, me cachant le nez, cherchai, Parmi cette troupe éplorée, Ma chère Créuse égarée; Puis je me mis effrontément A crier (maudit soit qui ment): "Créuse, Créuse, Créuse!" Un écho me répond: Euse, Et voilà tout ce que j'appris De tant de peine que je pris. Je m'en allais confus et triste, Quand notre femme, à l'improviste, Se vint présenter à mes yeux. Je ne fais point le glorieux, Une vision si soudaine Me fit avoir fièvre quartaine. Qui m'eût lors bien considéré M'eût trouvé l'oeil bien égaré. Par le visage c'était elle, Mais sans patin ni pianelle, Elle avait huit grands pieds de haut, Si bien, quoique j'eusse grand chaud, Que je devins froid comme glace, La frayeur peinte sur ma face. Je reculai cinq ou six pas En disant: Retro, Satanas! J'eus l'âme bien plus perturbée Lorsque, d'une seule enjambée, Elle fut aussitôt à moi. J'étais prêt d'en mourir d'effroi, Sans que je vis la grande folle S'ébouffant à chaque parole, Qui me dit: "Confessez, Monsieur, Que vous avez eu belle peur. - Je n'y trouve pas de quoi rire, Commençai-je lors à lui dire, Et trouve encor moins de raison De me quitter hors de saison." Elle me dit: "O mon pauvre homme! Lorsque vous aurez bien su comme Et par qui tout ceci se fait, Vous aurez l'esprit satisfait. De moi ne soyez plus en peine, Aussi bien elle serait vaine; Il n'est plus de femme pour vous, Non plus que de mari pour nous. Le Destin vous en garde une autre: Le pays latin sera vôtre, Où chacun sait l'italien. Vous aurez là beaucoup de bien; Là le Tibre, de son eau trouble, Quoique d'abord on vous y trouble, Vous fournira dans la saison Des écrevisses à foison; Vous y mangerez veau mongane, Vous y porterez la soutane: Je crois qu'il vous fera beau voir. Une grosse fille au poil noir Vous sera, par juste hyménée, Par monsieur son père donnée C'est l'infante Lavinia, En laquelle vice il n'y a; C'est une vraie boute-tout-cuire, Qui ne fait que sauter et rire, Et ne va jamais qu'au galop. Bref, cette princesse vaut trop. Ayez grand soin de notre Iule, Digne effet de notre copule: Faites-lui montrer le latin, Et quant est de notre destin La grand-mère des dieux, Cybèle, Me fait demeurer auprès d'elle Pour être sa dame d'atour. La sienne mourut l'autre jour Avec quatre ou cinq de ses filles Pour avoir mangé des morilles. N'ayez donc plus de moi souci, Je me trouve fort bien ici." Là-dessus je pensai la prendre Pour les derniers devoirs lui rendre; Mais, lui jetant les bras au cou, Je pensai bien devenir fou, Quand, l'ayant trois fois embrassée, Trois fois de mes bras éclipsée, Je connus n'avoir embrassé Qu'un vain corps, un air condensé. Or, n'aimant pas trop le fantôme, Ni tout corps composé d'atome, Je ne m'affligeai pas bien fort, Puisqu'ainsi le voulait le sort. Tôt après, jouant de la jambe, De la pauvre ville qui flambe, Dans les champs je me transportai, Où Dieu sait comment je trottai Jusqu'où m'attendait notre bande, De petite faite bien grande. Hommes, femmes, maîtres, valets, Tous chargés comme des mulets, En ce lieu s'étaient venus rendre, Et m'avaient fait l'honneur d'attendre. Que je fusse là revenu. Sitôt qu'ils m'eurent reconnu, A ma conduite ils se remirent, A moi comme à roi se soumirent. Je leur promis affection, Justice et ma protection: Ils promirent obéissance, Et que j'aurais sur eux puissance, Comme le roi sur son sergent Et la reine sur son enfant. Puis, sans s'amuser davantage, J'ordonnai qu'on pliât bagage, Et que vieillards, femmes, enfants, Et tous les corps plus empêchants Devers la montagne filassent, Et dans les grands bois se coulassent. Mon père les y conduisit. Là-dessus le soleil luisit, Et de sa face safranée La forêt fut enluminée; Et moi, les mains sur les rognons, En tête de mes compagnons Qui n'avaient pas le coeur en joie, Je tournai le cul devers Troie Et le nez vers le mont Ida, Où chacun de nous se guinda. Livre III A monseigneur le président de Mesmes MONSEIGNEUR, Quand je devrais faire souffrir votre modestie, il faut que je découvre à tout le monde une action de générosité que vous avez voulu tenir cachée. Quand feu mon père fut obligé de quitter l'exercice de sa charge, vous ajoutâtes aux paroles que la civilité fait dire des offres bien plus solides que des paroles: il ne put répondre à votre générosité qu'en refusant, sans le regretter, ce que vous lui offriez de même. Depuis sa mort, vous nous avez protégés contre l'injustice qui accable le plus souvent les enfants d'un premier lit; c'est une obligation que nous vous avons en commun, mes soeurs et moi. Et vous m'avez obligé depuis, en mon particulier, en donnant un peu de ce temps, que vous employez si utilement au repos du public, à la lecture de mes ouvrages. Je n'aurais jamais espéré que ce que j'ai fait par divertissement dût servir à celui d'un des plus considérables chefs de la plus célèbre compagnie de l'Europe, et dont le mérite est, sans doute, de quelque façon que l'on le considère, au-dessus de tous les emplois où l'on puisse prétendre. Je ne dirai point ici, monseigneur, que la fortune, qui fait bien souvent les choses contre sa conscience, et qui ne se gagne pas par la vertu, a toujours été envieuse de la vôtre. Je sais bien que vous n'aimez pas les louanges, quoique vous en méritiez plus que personne du monde, outre que la plume burlesque ne s'acquitterait pas assez bien d'un panégyrique. Je vous dédierai seulement mon troisième livre de Virgile. Je vous confesserai que c'est fort mal m'acquitter de tout ce que je vous dois, et vous supplierai de croire que si je n'étais pas en l'état où je suis, je n'aurais point de plus forte passion que de vous témoigner autrement que par des paroles, que je suis de toute mon âme, MONSEIGNEUR, Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur, SCARRON. Au lecteur Lecteur chrétien, car je ne suis pas assez vain pour croire que le Virgile travesti aille jusqu'aux Infidèles, qu'ai-je à faire de te donner un avant-propos, qui me coûterait autant à faire que mon livre? Si tu es de mes amis, tu excuseras ce qui te déplaira. Si tu n'en es pas, tous les avant-propos du monde ne t'empêcheraient pas d'exercer ta mauvaise humeur à mes dépens. Je ne t'en ferai donc point. Mais, ô sot que je suis! je ne prends pas garde que c'en est déjà fait. Oh! que l'impuissance humaine est grande! et que je ferais de belles réflexions sur ce que l'homme propose et Dieu dispose, si j'en avais le loisir! Adieu donc lecteur chrétien, marchande mon livre, achète-le, paye-le, lis-le, brûle-le, déchire-le, traite-le avec plus de mépris si tu veux, Il n'en sera pour moi ni pis ni mieux. Il me vient de souvenir que j'avais fait un avant-propos pour me défendre d'un homme qui met tout en oeuvre, soit qu'il aime ou qu'il haïsse. Mais une personne de mérite m'a prié de supprimer ce que j'avais fait contre un des plus supprimables hommes de France. Je le rengaine donc, pour le dégainer, s'il lui prend jamais envie de faire contre moi à la plume. Livre troisième L'arrêt des dieux ayant été Cruellement exécuté Sur notre misérable ville, Nous pensâmes que faire gille Etait le meilleur appareil Que nous pussions, en cas pareil, Mettre promptement, faute d'autre, Sur un mal fait comme le nôtre. Qui fuit, peut revenir aussi: Qui meurt, il n'en est pas ainsi. Si Priam, dans sa ville prise, Avait perdu sa tête grise, Nous autres, ses humbles valets, Ayant bien eu les osselets, Et les pauvres mains écachées Pour montrer nos bourses cachées, Eussions été par ces méchants Faits au moins évêques des champs, Et peut-être mis sur la roue, A faire aux passants laide moue. Nous délibérâmes donc tous De mettre, entre les Grecs et nous, Ne pouvant leur faire la guerre, Un notable espace de terre, Et, pour plus grande sûreté, De l'eau salée en quantité. Mon père, qui, dans chaque affaire, N'agit jamais en téméraire, Et qui sait cent secrets nouveaux, Prit un grand sas et des ciseaux, Puis, tourné vers l'un des deux pôles; Et prononçant quelques paroles Où personne n'entendit rien, Quoique chacun écoutât bien, Et qu'il n'entendait pas, peut-être, Il nous dit qu'il allait connaître Où nous planterions le piquet: Mais pourtant de son tourniquet Fort peu de choses nous apprîmes. Ensuite de quoi nous nous prîmes A nous bâtir de bons vaisseaux Pour nous exposer sur les eaux, Et chercher quelque nouveau gîte. La flotte fut faite bien vite, Au pied d'Ida, près d'Antandros. Nous fîmes de nos gens un gros, Au temps que la triste froidure Quitte la place à la verdure. Puis, de mon père conviés, Les dieux ayant été priés, Nous montâmes sur nos galères, Non sans jeter larmes amères De voir Troie, où tout fut si bon, N'être plus rien que du charbon; Cette belle ville de Troie, Où j'avais vécu dans la joie, Qui pis est, en sortir vaincu, Comme on dit, coups de pieds au cul. Enfin donc hommes, enfants, femmes, Et tous nos dieux sauvés des flammes, Nous voilà sur mer, loin du port, A deux ou trois doigts de la mort: Car, entre gens flottant sur l'onde, Et la mer où se perd le monde, Il n'est qu'un mur bâti d'ais joints, Large de trois pieds, plus ou moins. Une terre, Thrace nommée, Nation jusqu'aux dents armée Dont les gens sont très malfaisants, Jurant Dieu, battant paysans, N'est guère loin de la Phrygie. Elle fut autrefois régie Par Lycurgue, homme de renom, Qui savait décliner son nom, Et quelque chose davantage, L'arithmétique, l'arpentage, Et faire entendre la raison Au peuple, qui n'est qu'un oison. Ce pays aimait fort le nôtre, Et qui toquait l'un toquait l'autre. Ces coupe-jarrets Thraciens, Quand ils trouvaient des Phrygiens, Leur ôtaient humblement la toque; Les Phrygiens, au réciproque, Leur faisaient inclination Avec grande dévotion; Et puis il s'entre-faisaient fête, Se baisaient tête contre tête, S'entre-disant: "Je suis à vous", Avec bras dessus, bras dessous. C'est là que notre flotte arrive, Ayant fait honneur à la rive, Par l'avis des maîtres maçons, Car des gens de toutes façons S'étaient fourrés dans nos galères, Et jusqu'à des apothicaires; Item, meneurs d'ours, des pédants, Bateleurs, arracheurs de dents, De comédiens une bande, Et des danseurs de sarabande. Or donc, ces maçons assemblés, Et ceux de la flotte appelés, Auxquels je disais: "Je vous prie", Ou: "Plaise à Votre Seigneurie", Aussitôt dit, aussitôt fait, La chose fut mise en effet, En place bien examinée, Ville par moi fut désignée; Puis, en vertu du nom que j'ai, Celui des Troyens je changeai En un qui terminait en ades, Comme qui dirait Enéades. Or, comme vous pouvez penser, Auparavant que commencer, Il convint à la Dionée, Notre mère affectionnée, Rendre l'honneur que méritait Dame qui tant nous assistait: Outre que les dieux favorables, Par qui nous autres misérables Avions pu, malgré fer et feu, Tirer notre épingle du jeu, Nous eussent taxé d'avarice. Pour avoir donc le ciel propice, Nous voulûmes offrir un veau A Jupin, faute d'un taureau, A Jupin qui dans le ciel loge, Qui gouverne des cieux l'horloge, Et donne le froid et le chaud Souvent un peu plus qu'il ne faut. Vous allez entendre une histoire Qui n'est pas trop facile à croire. Assez près de nous s'élevait Un tertre, qui la mine avait D'être la fosse de quelque homme Qui faisait là son dernier somme. Ce petit tertre était couvert De myrtes au feuillage vert, Et de jeunes cormiers sans nombre Qui faisaient un ombrage sombre. Pensant en prendre des rameaux, Que je choisissais des plus beaux Afin d'en parer notre hostie, Une liqueur rouge, sortie De l'endroit tout frais ébranché, Semblable à du sang épanché, Me fit lors faire une grimace Qui me défigura la face. De tout mon coeur je priai Dieu, Et promis aux nymphes du lieu Quatre ou cinq livres de chandelles, Et d'en acheter des plus belles; Puis je fis, comme de raison, Au dieu Mars tacite oraison; C'est lui qui commande à baguette Au peuple Thrace comme au Gète. Un autre rameau je rompis, Autre sang écouler j'en fis, Et tout autant que j'en déchire, Tout autant de sang chaud j'en tire Enfin, en ayant bien tiré, L'arbre ayant comme soupiré, Et sa perruque secouée, Me dit, d'une voix enrouée, Ces mots dont j'eus, en vérité, Peu s'en fallut, l'esprit gâté: "Pourquoi diable, seigneur Enée, Votre main s'est-elle acharnée Sur le corps d'un de vos amis? Si j'étais de vos ennemis, Encore auriez-vous tort de prendre Plaisir à sang humain répandre. Voilà qui n'est ni bon ni beau, De venir gâter un tombeau. Je suis le prince Polydore: Pour une raison qu'on ignore, Mais je m'imagine pourtant Que c'est pour quelque argent comptant Que j'avais dans une ceinture, Un tyran d'avare nature M'a mis trop tôt au rang des morts, Et fait un crible de mon corps. Ma pauvre chair, de dards percée, Sous cette terre ramassée Reposait assez doucement; Vous êtes venu sottement Rompre de vos mains violentes Mes pauvres branches innocentes. Vous m'avez tout défiguré; Du sang que vous m'avez tiré, Ma demeure est toute rougie. Arrêtez donc l'hémorragie, Et, si vous n'en êtes content, Le diable vous en fasse autant! Mais plutôt, si vous êtes sage, Fuyez cet avare rivage, Et remontez sur vos vaisseaux Sans plus rompre mes arbrisseaux." Ainsi parla le dolent tige. A cet effroyable prodige, D'un pied ma face s'allongea, Et dans mon corps mon sang figea. Peut-être ignorez-vous encore Quel homme était ce Polydore: Il était fils de notre roi. Ce bon prince, rempli d'effroi, Quand sa ville fut assiégée, Crut qu'elle serait ravagée. Il envoya son cher enfant, Et, sur le dos d'un éléphant, Son trésor au tyran de Thrace. Mais voyez la méchante race! Quand il vit Priam malheureux, Il cessa d'être généreux. Le perfide tourne casaque, Et ce pauvre innocent attaque, Comme il ne songeait à nul mal. Il n'est pas un pire animal Qu'un traître quand il nous fait fête! Puis après, cette male bête De ce jeune homme qu'il tronqua Le riche trésor escroqua. Mais que ne fait point entreprendre L'insatiable faim de prendre? Le discours du triste arbrisseau M'avait fait frissonner la peau. Quand sa harangue fut finie, Ma face, qu'elle avait ternie, Reprit aussitôt sa couleur, Et mon corps glacé sa chaleur. J'envoyai vite à la galère En avertir monsieur mon père, Par lequel il fut résolu Qu'on ferait au tombeau pollu Un sacrifice salutaire: Il ne fut pas longtemps à faire. Les demoiselles d'Ilion Firent longue ululation, Et, si longtemps qu'elles voulurent, Pleurèrent le mieux qu'elles purent. On couvrit le lieu de cyprès, On y répandit du lait frais Qu'on tira d'une vache noire, Dont but quiconque en voulut boire Mon père fit un court sermon Qui ne fut ni mauvais ni bon. Les branches que j'avais cassées Avec soin furent ramassées Et rejointes à l'arbrisseau, Dont il parut deux fois plus beau, Avec rubans de couleur bleue. Nous nous prîmes tous queue à queue, Et, couronnés de branches d'if, Chantant tout bas d'un air plaintif, Nous regagnâmes nos galères; Puis, poussés par des vents prospères, Eloignâmes, bien ébahis, Cet abominable pays. Le roi des déités humides, Et la mère des Néréides, Possèdent, moitié par moitié, Sans en être en inimitié, Une île dans la mer Egée, Au blond Phébus fort obligée; Car, de flottante qu'elle était, Et que le vent partout portait, Cet illustre fils de Latone L'a jointe à Gyare, et Mycone. En ce lieu par le vent portés, On nous fit cent civilités. Anius, roi de l'île, et prêtre, Ne tarda point à reconnaître Mon père, son ancien ami, Quoique, par le sort ennemi, Sa personne fût devenue En état d'être méconnue. Le bon seigneur nous hébergea, Offrit à manger; on mangea Tout ce qui fut mis sur la table, Et si but-on au préalable. Ayant tous largement repu, A dire: Bouche, que veux-tu? Nous nous rendîmes dans le temple, Afin de donner bon exemple; Sitôt que prosterné j'y fus, Je dis le plus haut que je pus: "Grand Apollon, Dieu débonnaire, Prends pitié de moi, pauvre hère, Et de ceux que tu vois ici, Qui sont pauvres hères aussi. Prends pitié de la gent troyenne; Fais en sorte qu'elle devienne, Nonobstant sa calamité, Tout ce qu'elle a jamais été. Dieu dont la barbe est si bien faite, Procure-nous une retraite, Mène-nous bien vite, et bien droit, En quelque bienheureux endroit, Où nos femelles vagabondes, Autant que lapines fécondes, Puissent promptement remplacer Ceux que le fer a fait passer. Nous sommes seuls de notre ville, Echappés de la main d'Achille, Et des Grecs, comme tu sais bien, Qui ne valurent jamais rien. Dis-nous notre bonne aventure, Mais dis-nous-la sans imposture, Et sans en donner à garder. Tu te plais souvent à bourder. Si tu pense être ici le même, Je pourrai bien, sans grand blasphème, Te faire passer en cent lieux Pour le plus grand menteur des Dieux. Aurons-nous paix, aurons-nous guerre? Sera-ce par mer, ou par terre? Ceux avec qui nous la ferons Sont-ils bonnes gens, ou larrons? Ou si nous rebâtirons Troie, En grand repos et grande joie? Ou s'il faudra jouer des mains Avec des peuples inhumains? O digne inventeur de la lyre, Qu'à bon droit tout le monde admire, Qui premier as fait des sonnets, Et fait parler des sansonnets, Par ta soeur madame la Lune, Cette agréable claire-brune, Qui va de nuit comme un lutin, Dis-nous quel est notre destin, Sans te faire tirer l'oreille, Et je promets, à la pareille, De t'offrir, à ce renouveau, Une vache blanche et son veau, Et même de doubler la dose, Si l'offrande est trop peu de chose. Enfin je te régalerai Comme il faut, ou je ne pourrai." Les derniers mots de ma harangue Etaient encore sur ma langue, Quand en l'air le foudre gronda, Et fit bien fort bredi-breda. Eclairs luisants comme chandelles M'éblouirent les deux prunelles; Le saint trépied trois fois rota, Et le laurier sacré frotta Ses branches l'une contre l'autre. J'eus recours à la patenôtre, Sur le visage prosterné Mais je fus bien plus étonné Lorsque j'entendis le tonnerre Qui grondait aussi dessous terre, Des loups qui tristement hurlaient, Et des ours qui se querellaient. Mais, lorsque le temple fit mine De faire un saut comme une mine, Je pensai bien être au tombeau. J'eus beau crier: Tout beau! tout beau! Les murs du temple s'ébranlèrent, Et jusqu'aux fondements tremblèrent. Je souhaitai d'être dehors, Cent coups de bâton sur le corps. Mais cette mal plaisante aubade Ne fut enfin qu'une algarade; Du trépied sacré s'exhala Une voix qui cria: Paix là! On se tut, vous le pouvez croire. Voici, si j'ai bonne mémoire, Ce que nous dit le sieur Phébus En mots clairs, et non par rébus: "Pauvres Troyens, qui sur la terre Avez eu longue et rude guerre, Et qui n'en aurez moins sur mer, Bien vous prend de savoir ramer; Ramez donc de si bonne sorte Que la mer à la fin vous porte Vers la terre d'où sont sortis, Tant légitimes que métis, Vos aïeux, tant hommes, que femmes (Dieu veuille bien avoir leurs âmes!) Je ne puis parler de leur mort, Que je ne m'afflige bien fort. C'est là que la race d'Enée, Après longs travaux couronnée, Verra ses enfants triomphants, Et les enfants de ses enfants." A ces mots, chacun avec presse Se demandait. "Où est-ce? où est-ce? Où prendre cet heureux climat, Où, nonobstant l'échec et mat Qu'a reçu notre pauvre Troie, Nous pourrons, en soulas et joie, Remplacer les pauvres Troyens Dont les corps sont mangés des chiens?" Mon père, se grattant la tête, S'écria. "Je suis une bête, Ou je pense avoir rencontré Le lieu par oracle montré, Où nous devons vivre à notre aise; Mais je me tais, ou qu'on se taise." Quelqu'un encore chuchota, Mais enfin chacun écouta; Puis mon père, par un sourire, Donnant la grâce à son bien dire, Nous dit avec autorité. "J'ai feuilleté, refeuilleté, Comme on sait, toutes nos chroniques, Aussi véritables qu'antiques: Or est-il qu'en mes jeunes ans Je pense avoir trouvé dedans Que d'une île, Crète nommée, Pour ses cent villes renommée, Nos prédécesseurs sont sortis, Mâles, femelles et petits. Teucer menait la caravane Dans une superbe tartane, Et, suivi de ses Candiens, Occupa les bords rhétiens. Pergame n'était point encore; Chacun y vivait en pécore, Et sous terre, au pied des coteaux, Les gens logeaient comme brutaux. De là vient que tant on révère Des dieux la mère ou la grand-mère, Cybèle avec tous ses châtrés, D'Ida les mystères sacrés, La folle troupe corybante, Hippomène et son Atalante Au sacré char assujettis, Pour avoir cru leurs appétits; Mais, quoique lion et lionne, Ils ne mordaient pourtant personne. Courage donc, mes chers amis, Courons à ce pays promis: C'est là que Phébus nous appelle. Je veux bien que l'on me flagelle, Si nous n'y sommes dans trois jours, Quoiqu'ils soient encore bien courts. Mais devant, par des sacrifices, Rendons-nous les grands Dieux propices, Car souvent la mer et les vents Font enrager les pauvres gens." Ainsi parla mon père Anchise, Et puis, sans sortir de l'église, A Neptune le dieu de l'eau, Tout ainsi qu'à Phébus le beau, Deux beaux grands taureaux nous brûlâmes, Et puis après nous régalâmes L'hiver d'une noire brebis; Et, pour qu'il soufflât pro nobis, C'est-à-dire au cul du navire, D'une blanche, le doux Zéphyre, Vent qui ne fait jamais sur mer D'action qu'on puisse blâmer. En ce temps-là la Renommée, Qui souvent est mal informée, Et n'enrage pas pour mentir, Faisait hautement retentir Une nouvelle d'importance: Que, pour aimer trop la finance, Et pour avoir trop imposé Sur son pauvre peuple épuisé, La populace mutinée Au capitaine Idoménée Avait fait affront solennel, En son royaume paternel, Si bien que le tyran de Crète Avait délogé sans trompette, Sans dire: Adieu jusqu'au revoir. Certes, nous ne pouvions avoir Occasion plus favorable, Et c'était chose vraisemblable Que mon père avait deviné Le pays par les Dieux donné, Qu'on y recevrait avec joie Les pauvres exilés de Troie, Puisque dans ce pays promis On maltraitait nos ennemis. Nous quittâmes donc Ortygie, La flotte, conduite et régie Avec grande adresse et grand art, Vola sur mer comme un trait d'arc. Nous vîmes Naxos, dont les vignes Ont rendu les coteaux insignes, Le petite île Oléaros, Les îles Cyclades, Paros, Paros fameuse pour ses marbres, Et Donyse couverte d'arbres, Et d'autres lieux de cette mer, Qui ne valent pas le nommer. Les matelots, qui, dans la Crète, Espéraient bientôt leur retraite, Poussaient mille cris éclatants, Se voyant aidés du beau temps. Les vents, à souhait, de nos voiles Faisaient bander toutes les toiles; Enfin le ciel nous secourut Si bien que la Crète parut, Où notre flotte, mise à terre, Ne se souvint plus de la guerre. Je me mis d'abord à bâtir, Et terre à chacun départir, Je nommai la ville Pergame, Nom qui remit la joie en l'âme De nos Troyens désespérés Des maux qu'ils avaient endurés. Je fis de beaux discours en prose, Afin que, devant toute chose, On travaillât à la cité, Et, pour plus grande sûreté, Qu'on bâtît une citadelle Aussi forte que La Rochelle. Je fis tirer nos nefs du port, Que l'on mit à sec sur le bord. Tous les jours je rendais justice, Ou travaillais à la police; Je visitais les bâtiments, Et faisais force règlements. Je mariai garçons et filles, Pour mieux conserver leurs familles. Je fis planter des espaliers, Non pas pour un, mais par milliers, Comme aussi des arbres par lignes, Semer du blé, planter des vignes, Sans oublier force melons, Qui sans doute eussent été bons; Car j'en avais reçu la graine D'un gentilhomme de Touraine. Bref, tous ces préparatifs-là Promettaient assez, quand voilà, Par une maudite influence, Qu'une maligne pestilence Prit les pauvres Troyens en but, Et leur fit avoir le scorbut, Dont, hélas! la plupart moururent; Item nos pourceaux ladres furent, Nos brebis eurent le claveau, Et tous nos chevaux le morveau; Nos poules eurent la pépie, Dont plusieurs perdirent la vie; Les autres cassèrent leurs oeufs; Nous perdîmes vaches et boeufs Par le défaut du pâturage: Plus de beurre, plus de fromage. Aux champs, de l'un à l'autre bout, Les chenilles mangèrent tout. Du soleil la terre embrasée Faute de pluie et de rosée Se fendit en plusieurs endroits. Les arbres, dans les vallons froids, Comme en la plaine découverte, Perdirent leur perruque verte, Et dans les jardins tout fut cuit: Point de champignons, point de fruit, Car la terre sèche et brûlante Ne produisit herbe ni plante. Enfin, par la peste et la faim, Sans vins, sans eau, sans chair, sans pain, Notre maudite destinée S'en allait être terminée, Et, dans ce malheureux climat, Nous recevions échec et mat. Mon père, le prudent Anchise, Mouillant de pleurs sa barbe grise, De regret de finir ses jours, Nous exhorta, par un discours Aussi triste qu'une élégie, De retourner dans Ortygie Pour y prier le blond Phébus De nous vouloir tirer d'abus Et, sans barguigner, nous apprendre Si nous n'avions plus qu'à nous pendre, Ou dans quelle contrée enfin Nos infortunes prendraient fin. La nuit brune, soeur d'un bon frère, Avait noirci notre hémisphère: Tout dormait en cet univers, Excepté les faiseurs de vers, Les sorciers, noueurs d'aiguillettes, Les chats-huants et les chouettes, Les plaideurs et les loups-garous, Les amoureux et les filous. J'étais couché mal à mon aise Entre la puce et la punaise. La lune, avec beaucoup d'éclat, Illuminait tout mon grabat, Perçant de ses rais ma fenêtre, Quand je vis devant moi paraître Nos dieux, par moi du feu sauvés, Et, depuis, toujours conservés: Je les vis, les dieux de Pergame, Je vous le jure sur mon âme (J'en jurerais bien sur ma foi), Je les vis comme je vous vois, De mes deux yeux, et non en songe, Moi qui n'ai jamais dit mensonge. Certes, si jamais je le fus, Tant d'honneur me rendit confus. L'un d'eux pour tous prit la parole: "Que maître Aeneas se console, Me dit-il, nous sommes ici Exprès pour chasser son souci. Qu'il n'aille point vers Ortygie Offrir au blond Phébus bougie. Nous lui dirons la vérité: Du Dieu qu'il aurait consulté Il n'en saurait pas davantage. Il n'a donc qu'à prendre courage: Ville par les siens se fera, Qui le monde assujettira, Et ses enfants, étranges sires, Feront litière des empires, Et joueront des potentats Comme des souris font les chats. Leur pouvoir n'aura point de bornes. Qu'il quitte donc ses pensers mornes Qui lui font perdre le sommeil. Il a pris Paris pour Corbeil, Et n'est pas un bon interprète, Quiconque vous a dit qu'en Crète Il fallait vitement bâtir; Il faut bien plutôt en partir, Et gagner la terre promise, Où bientôt, par notre entremise, Vous jouirez d'un grand repos, Les dimanches aurez campos, Et n'aurez quasi rien à faire Qu'à rire et faire bonne chère. Ce pays est gras et fertil, Dont les gens ont l'esprit subtil, Et, quoique joueurs de guiterre, Sont pourtant bons hommes de guerre Ce pays, aux temps anciens, Fut celui des Oenotriens, Depuis cette terre jolie D'Italus fut dite Italie, Et c'est ce pays entendu Par le saint oracle rendu, D'où Dardanus, notre grand-père, Avecque Iasius son frère, Suivi de ses Italiens, Vint loger chez les Phrygiens. Levez-vous tout en chemise, Allez trouver le vieil Anchise, Et lui dites la chose ainsi Que nous vous l'avons dite ici, Et qu'il faut gagner la guérite Et chercher vitement Coryte Dans le pays ausonien. Jupiter du bord candien Vous défend à tous la demeure; Cherchez-en donc une meilleure." Après ces grands discours tenus, Tout ainsi qu'ils étaient venus, Les dieux tutélaires sortirent. Certes mes sens ne se méprirent, Car je ne dormais pas alors; Je les vis des yeux de mon corps, Et reconnus bien leurs visages, Et leurs chefs couverts de bandages. Certes à cette vision Je sentis grande émotion: Les poils de mon chef se dressèrent Et mes pores sueur pissèrent; Je devins froid comme un glaçon. Vêtu d'un simple caleçon, Je fis une courte prière, Car longue oraison ne vaut guère, Et par forme d'oblation Je fis suffumigation. Cela fait, et de bonne sorte, J'allai faire bruit à la porte De mon père Anchise endormi, Qui m'ouvrit, grondant à demi. Je lui contai toute l'affaire; Lors l'équivoque devint claire, Et dans nos aïeux ambigus Il vit aussi clair qu'un Argus: "O mon fils, me dit-il, j'ai honte D'être cause de ce mécompte, Et je dois être bien moqué De m'être tant équivoqué. Cent fois me l'avait dit Cassandre, Si j'eusse eu l'esprit de l'entendre; Mais de folle je la traitais, Et moi-même le fou j'étais. Qui diable, à moins qu'être une grue, Chose tant étrange aurait crue, Et que les pères des Troyens Fussent issus d'Italiens, Et que dans si lointaine terre Nous, pauvres restes de la guerre, Pussions un jour trouver maison? Certes j'avais quelque raison. Mais, puisque les Dieux nous le disent, Malheur à ceux qui les méprisent, Obéissons-leur promptement: Aussi bien l'établissement Qu'en cette île nous voulions faire N'éprouve qu'un succès contraire." Ainsi le bon vieillard parla: Chacun fut d'accord de cela, Et, sans différer davantage, De plier vitement bagage. Pas plus tard que le lendemain, Au départ chacun mit la main, Et notre ville commencée Sans regret d'aucuns fut laissée; Nous y laissâmes néanmoins Ceux de nous qui valaient le moins, Et qui n'étaient parmi les nôtres Que l'incommodité des autres. Nous voilà donc encor en mer Derechef réduits à ramer. Quand nous fûmes loin du rivage, Sans plus voir ville ni village, Mais seulement le ciel et l'eau, Logés en un frêle vaisseau, Chacun de nous, en sa pensée, Regretta la terre laissée, Car la mer ordinairement Est un dangereux élément. Qu'ainsi ne soit, sur notre tête Je vis grand signe de tempête, Un air épais qui s'amassait, Et notre flotte menaçait. Le menace ne fut point vaine: En un instant l'humide plaine, De pacifique qu'elle était, Par un grand vent qui l'agitait, Vit changer ses vagues enflées En plusieurs montagnes salées Le jour tout à coup devint nuit, Le tonnerre fit un beau bruit; Nos pauvres vaisseaux en déroute, Sans pouvoir connaître leur route, Furent jetés qui çà, qui là. L'onde avec le ciel se mêla. Le bon pilote Palinure, Comme un chartier embourbé, jure Qu'il est au bout de son latin. Trois jours cet orage mutin, Et trois nuits, berna nos navires: Je n'en ai point passé de pires, Et nous eussions passé le pas, Car les vents ne se jouaient pas; Mais par bonheur ils se brouillèrent, Et l'un l'autre querellèrent, Tellement que ces maîtres fous, Sans penser davantage à nous, Mais bien à se faire la guerre, Nous poussèrent devers la terre. Tout aussitôt qu'elle parut, Tout le monde aux rames courut, Et les voiles furent calées; Puis, fendant les ondes salées, A grands coups de nos avirons, Nos vaisseaux, autant plats que ronds, Gagnèrent le prochain rivage, Chacun priant de bon courage. Cette île, où le vent nous poussa Est, depuis quelque temps en çà, D'un nom grec, Strophade nommée, En cette mer fort diffamée; Car trois monstres, d'enfer sortis, En ont chassé grands et petits, Depuis que, chez le roi Phinée, Rude chasse leur fut donnée Par deux Argonautes ailés, Adroits en pareils démêlés. Ce sont les maudites Harpyes, Aussi larronnesses que pies, Dont l'aînée a nom Célénon, Un vrai visage de guenon: Ses deux soeurs sont autres guenuches, Toutes trois estomacs d'autruches, Et qui n'ont pas plutôt mangé Que leur appétit enragé, Tout autre que la faim canine, Leur livre une guerre intestine. Elles ont toutes le museau De la femme d'un damoiseau, C'est-à-dire une damoiselle; Chacune au dos sa paire d'aile, Les pattes en chapon rôti, Le nez long, le ventre aplati. Toutes trois ont longs cols de grue, Et longues queues de morue, Les tétons flasques et pendants, Et chacune deux rangs de dents. Là sitôt qu'arrivés nous fûmes, Chèvres et boeufs nous aperçûmes, Qui paissaient sans être gardés; Ils ne furent point marchandés: Sur eux d'abord nous nous ruâmes, Les prîmes, et les égorgeâmes, Non sans avoir fait compliment A l'empereur du firmament, Car ce butin, sans son auspice, Ne nous eût pas été propice. En moins de rien l'on apprêta Le festin, qui peu nous coûta. Comme nous commencions la fête, Aussi vite que la tempête, Les trois monstres dont j'ai parlé, Ces Harpyes au dos ailé, Se ruèrent sur nos viandes: Par ces vilaines, ces gourmandes, Ce qui fut seulement senti Fut aussitôt empuanti, Tant leur haleine est dangereuse, Soit pour avoir quelque dent creuse, Ou que leur ventre mal nourri Pousse dehors un air pourri. Ces insatiables donzelles, Faisant la guerre à nos écuelles, S'entre-ravissaient chair et pain, Tant enragée était leur faim, Et, ce que je n'aurais pu croire, Chantaient quelques chansons à boire. Lors je fis mettre le couvert Sous un rocher creux, et couvert De quantité d'arbres sans nombre, Où l'on pouvait manger à l'ombre. Assitôt que l'on eut servi, Tout aussitôt tout fut ravi Par ces franches écornifleuses. O bon Dieu! les braves mangeuses! Le chancre près d'elles n'est rien, Quoiqu'un chancre mange très bien. Mais les porques dégobillèrent, Et toutes nos nappes souillèrent, Et cette insolente action, Etrange à notre nation, Me mit tout de bon en colère. Après avoir fait bonne chère, Elles se devaient contenter; Mais ainsi nos nappes gâter, Cela passait la raillerie, Et c'était trop d'effronterie A ces parasites d'oiseaux, Plus malfaisants que des corbeaux! J'ordonnai donc qu'on prît les armes, Pour leur donner quelques alarmes; Tous nos gens en furent contents, Et cachèrent en même temps Sous l'herbe dagues et rondelles, Afin de nous délivrer d'elles. Nous fîmes, pour les attirer, Un autre repas préparer. Près de là nous nous écartâmes, Et soigneusement les guettâmes. Les trois goinfresses, aussitôt Qu'elles sentirent notre rôt, S'en revinrent la gueule fraîche, Afin d'en faire la dépêche. Misènus, du haut d'un rocher, Se mit aussitôt à hucher, Et de sa trompe entortillée A notre troupe appareillée Donna le signal de sortir. Faisant nos armes retentit, Nous commençâmes la bataille, Chamaillant d'estoc et de taille: Sans se soucier de nos coups, Elles se moquèrent de nous, Et pourtant quittèrent la place. Une d'entre elles, maigre en face, Céléno, se mit sur un roc, En la posture qu'est un coq Sur le clocher d'une paroisse, Et nous donna bien de l'angoisse Par ces mots que j'ai retenus: "Ah! vraiment, beau fils de Vénus, Vous êtes un plaisant visage! On disait que vous étiez sage: La peste vous casse le cou, Vous n'êtes qu'un dangereux fou. Votre Altesse, pour un grand prince, A, me semble, le coeur bien mince, D'armer contre nous jusqu'aux dents Un gros escadron de ses gens. Quel droit ont-ils sur notre terre, Pour nous y faire ainsi la guerre? Les enfants de Laomédon, Au lieu de demander pardon D'avoir pris nos boeufs et nos vaches, Pour faire encore les bravaches, Armés comme des jaquemarts, De rondelles, dagues et dards, Et conduits par leur capitaine, Qui seul en vaut une centaine, Ils ont repris un peu de pain Sur trois filles ayant grand faim: Action digne de l'histoire! Un autre homme, ami de la gloire, Au lieu de leur ravir leur bien, Leur aurait fait offre du sien. Ecoutez, écoutez, beau sire, Ce que j'ai charge de vous dire De la part de saint Apollon. Après un voyage bien long, Le fils du vieux rêveur Anchise Trouvera la terre promise; Mais il aura bien à pâtir, Devant que d'y pouvoir bâtir, Et sa misère sera telle Que mainte assiette et mainte écuelle, Faute de meilleur aliment, Seront par lui gloutonnement Et par ses soldats dévorées." Après ces choses proférées, Elles nous fit un pied de nez; Et, nous laissant bien étonnés, La malplaisante prophétesse S'envola de grande vitesse. En un autre temps j'aurais ri, Alors que la chauve-souris Nous fit cette laide grimace, Mais alors chacun sur ma face Put voir un grand étonnement Et tous mes gens pareillement N'eurent pas lors le mot pour rire. Quelques-uns se mirent à dire Qu'il fallait les dédommager, La guerre en prières changer, Jusqu'à faire des sacrifices, Afin de les avoir propices, Soit qu'elles fussent des oiseaux, Hantant la terre ou bien les eaux, Soit monstres, ou vierges célestes, Ou bien des infernales pestes. Mon bon père, ôtant son bonnet, Dit d'un ton de voix clair et net: "Grand Dieu, qui vois notre misère, Conserve le fils et le père, Prends pitié d'Anchise le vieux, Protège Aeneas le pieux; Fais que cette étrange menace, Plus de peur que de mal nous fasse! Grand Dieu, miserere nobis! Mourir de faim, il n'est rien pis. Entre nous tous, il n'est personne De qui la dent soit assez bonne Pour pouvoir assiettes mâcher, Oui bien du pain ou de la chair, Et moi chétif, qui n'en ai qu'une, Quelle serait mon infortune? Que ferais-je en cette accident Avec une méchante dent, Et dent qui me branle en la bouche? C'est à moi que la chose touche. Ah! grand Dieu! détourne l'effet De la menace que nous fait Ce hibou, ce monstre squelette! Etre réduit à son assiette, Faute de viande et de pain; Mâcher du bois et de l'étain! Ah! cette menace cruelle! Me trouble toute la cervelle; Il ne nous peut arriver pis. Grand Dieu, miserere nobis!" Ayant fini cette prière, Que je vous redis tout entière, Nous regagnâmes notre bord, La flotte se mit hors du port, Chacun rêvant à la menace De la donzelle chiche-face. Un vent de terre qui souffla. A souhait nos voiles enfla. Lors en mer nous nous élargîmes. La première île que nous vîmes Ce fut celle de Zacynthos, Ensuite Samé, Néritos, Dulichie, et l'Ile fameuse, Mais à nos Troyens odieuse, Ithaque, pays d'Ulysses, A qui doit tout son bon succès La flotte qui vint de Mycène; En eût-il la fièvre quartaine! Le vent si bien nous secourut Qu'enfin Leucate nous parut, Et puis d'Apollon le saint temple, Qu'en mer avec crainte on contemple, Où nos navires prirent port, Car la mer nous ennuyait fort. L'on fit à Jupin sacrifice, Et puis, tant pour faire exercice Que pour célébrer Actium, A la manière d'Ilium, Nous fîmes fête solennelle: Je pris ma robe la plus belle, Je mis un prix pour les lutteurs, Pour les danseurs, pour les saureurs, Pour l'escrime à la dague seule Colin-maillart, et pet-en-gueule. Cependant le roi des saisons. Avait fait ses douze maisons. Déjà l'hiver porte-mitaine Faisait sur mer sentir l'haleine Des impétueux Aquilons, Et donnait mules aux talons. Notre troupe était fort contente D'avoir pu, contre son attente Passer le pays ennemi, Sans trouver ni Grec ni demi, Qui nous dît parole mauvaise: Pour moi j'en étais ravi d'aise; Et, pour nos ennemis fâcher, Je fis en terre un pieu ficher, Auquel, au son de la trompette, Avec deux grands clous de charrette, Je fis clouer l'écu d'Abas, Autrefois par moi mis à bas. Puis j'y mis, en lettre gothique, Cette inscription authentique Aeneas prit avec grand coeur Cet écu sur le Grec vainqueur. Ma rodomontade ainsi faite, Je fis sonner pour la retraite. Mes compagnons, à qui mieux mieux, Autant les jeunes que les vieux, Chantant pour se donner courage, De fendre les eaux faisaient rage, Dont j'eus (car je ramais aussi) Le dedans des mains endurci. Nous vîmes bientôt Phéacie, Et côtoyâmes l'Albanie; Enfin nous voguâmes si bien Que dans le port chaonien Je fis prendre terre à la flotte. Il courait un bruit dans Buthrote, Qui grandement nous étonna, Et tout ensemble nous donna, Non pas pour un peu, de la joie: On nous dit qu'Hélénus de Troie, De nous tous esclave tenu, D'esclave, était roi devenu Du royaume de Neptolème, Et qu'outre cette gloire extrême Il avait le bonheur encor Qu'Andromaque, femme d'Hector, Comme lui captive emmenée, Etait à lui, par hyménée, Conjointe à chaux et à ciment. Je ne pus attendre un moment A m'éclaircir de cette affaire, Et, comme un bon parent, lui faire Quelque congratulation, Tant sur cette promotion Que pour avoir si brave épouse, Laquelle en valait dix ou douze. Laissant ma flotte et mes gens donc, Impatient si je fus onc, Je trouvai la reine hors la ville, A sa queue une grande file De gens tout habillés de noir, Pompe triste, mais belle à voir: Elle faisait l'anniversaire, Avec un fort beau luminaire, Auprès d'un tombeau fait exprès, Tout entouré d'un vert cyprès, D'Hector (Dieu veuille avoir son âme!); Et cette vénérable dame Avait fait bâtir ce tombeau Dans un bois, auprès d'un ruisseau, Nommé Simoïs, du nom du fleuve Qui les murs de Pergame abreuve. Elle pensa mourir d'effroi, Quand elle vit mes gens et moi, Et nos armes à la Troyenne. Elle cria: "Qu'on me soutienne Je me sens les jarrets plier." D'un côté vint un écuyer, Et de l'autre une damoiselle, Qui la soutinrent sous l'aisselle, L'un et l'autre bien étonnés. Elle, me regardant au nez, Et reconnaissant mon visage, Tint ce déplorable langage: "Est-ce vous, mon cher Aeneas? Vous vois-je, ou ne vous vois-je pas? Qu'avez-vous fait d'Hector, de Troie?" Alors de tristesse et de joie Ses yeux se mirent à pleurer, Et sa poitrine à soupirer Moi qui sais pleurer comme un autre, D'un: "Serviteur, et moi le vôtre", Interrompu de vingt sanglots, Et lui marmottant plusieurs mots, Qui n'avaient ni raison ni suite, Tant mon âme était interdite, Je tâchais de la consoler, Et ne faisais que bredouiller; Enfin, reprenant mon haleine, Je lui dis avec grande peine: "Oui, Madame, vous le voyez, Maître Aeneas, et l'en croyez. Mais pour vous, ma très chère dame, Ayant été d'Hector la femme, Après avoir eu tel époux, Dites-moi, qu'est-ce que de vous? Pyrrhus, vous ayant emmenée, Vous a-t-il prise en hyménée? Ou si... - De grâce, brisons-là," Me dit-elle. En disant cela, La bonne dame devint rouge De honte qu'on l'estimât gouge; Mais l'être par nécessité, Ce n'est qu'un peu l'avoir été. "O Polyxène bienheureuse, Dit-elle après, toute pleureuse, Alors qu'on lui coupa le col! Quand avec un honteux licol On aurait terminé sa vie, Encor lui porterais-je envie; Au lieu que servir un soldat, Qui le plus souvent n'est qu'un fat, Qui vous a gagnée à la chance, C'est une très piteuse chance; Outre que, quand on ne plaît plus, Il vous vend pour un carolus. Ma fortune a bien été pire, D'être faite esclave de Pyrrhe, Esprit superbe et sans repos, Qui me battait hors de propos, Comme si j'eusse été du plâtre; De plus, fils de l'acariâtre Par qui mon mari fut vaincu, Et son corps, à l'écorche-cul Traîné le long de notre ville, Action, ma foi, peu civile, Quoique mon corps soit bon et beau, Il fut bientôt soûl de ma peau; Ayant passé sa fantaisie, Sans que j'en eusse jalousie, Pour la Spartaine Hermioné Il devint quasi forcené D'un amour qui n'eut point de bornes: Oreste, qui sentit les cornes Lui durcir les deux coins du front, Ne put souffrir un tel affront, Et, rempli d'une rage extrême, A mon galant de Neptolème, Qui le voulait faire cornard, Il donna cent coups de poignard. Par la mort de ce fou de Pyrrhe, La belle moitié de l'Epire Fut offerte par grand bonheur Au sage Hélénus mon seigneur, Qui me fait partager sa couche: Sans faire la petite bouche, A laquelle fait venir l'eau Ordinairement tel morceau, Et pour lequel morceau l'on ose, Bien plus que pour toute autre chose, Du peuple qui lui présenta Le diadème il accepta, Dont j'eus une joie infinie. Lors il voulut que Chaonie, Du nom de Chaon le Troyen, Succédât au nom ancien, Et fit faire une citadelle Le mieux qu'on put, sur le modèle D'Illion, pour que l'avenir Du vrai Pergame eût souvenir. Or voilà toute mon histoire. Allons, mon cher hôte, allons boire, Et me faites, chemin faisant, Le récit fâcheux ou plaisant De vos aventures passées, Et combien a de dents percées Iülus que vous aimez tant. A propos, il n'est plus enfant, Il est grand comme père et mère. A-t-il senti douleur amère Quand il a perdu sa maman? Faites-lui montrer l'allemand, C'est une langue fort en vogue. Est-il d'un esprit doux ou rogue? Tient-il de vous, tient-il d'Hector? Le bonhomme vit-il encor?" Après demande sur demande, Il lui prit une douleur grande: Ses yeux se mirent à pleuvoir; Je lui présentai mon mouchoir, Dont elle s'essuya la face. Je me composai la grimace Quand je la vis pleurer ainsi, Et tâchai de pleurer aussi; Mais jamais en jour de ma vie, Quoique j'en eusse grande envie, Je ne fus si dur à pleurer, Dont je pensai désespérer. J'étais en cet embarras, comme Voici venir à nous son homme, Suivi de cent hallebardiers, Et d'autant de cranequiniers. Dieu sait s'il eut beaucoup de joie, Quand il vit tant de gens de Troie Qu'il pensait n'être plus vivants. Il salua tous mes suivants, Et nous mena tous vers la ville. Or, comme il a l'âme civile, Il me voulut faire passer: Nous fîmes, comme on peut penser, Force compliments à la porte, Et ce fut de si bonne sorte Que, faisant des saluts bien bas, L'un priant, l'autre n'entrant pas, Nous nous couchâmes sur le ventre, Lui, disant: "Maudit sois si j'entre!" Moi, disant: "Maudit sois aussi!" Mais nos gens, nous voyant ainsi, Nous prirent et nous emportèrent. Les uns et les autres entrèrent, Et lors cria maître Hélénus: "Vous soyez les très bien venus!" Mes Troyens eurent grande joie De voir cette petite Troie, Et d'y remarquer le Xanthus, Près duquel, battants ou battus, Ils avaient joué de l'épée. J'y reconnus la porte Scée, De laquelle, la larme à l'oeil, Je baisai les gonds et le seuil. Je fus reçu dans cette ville, D'une façon toute civile Les moindres gens de nos vaisseaux Quittèrent le séjour des eaux. Onc ne fut telle mangerie! Jusqu'à la moindre hôtellerie, De mon monde tout regorgea, Chacun son soûl but et mangea. Dans le palais les plus notables Furent sur magnifiques tables Servis de mets très délicats, Et pouvaient en prendre les plats, Comme aussi les tasses dorées, Nappes et serviettes ouvrées. Nous passâmes là quelques jours Que nous ne trouvâmes pas courts, La tristesse de nous bannie. Il n'est si bonne compagnie Qui ne se sépare à la fin. Je dis donc au sacré devin Que le vent paraissait bien sage, Et nous promettait bon voyage, Mais, devant que de le quitter, Que j'avais à le consulter Pour m'éclaircir de quelque doute. Il me dit: "Commencez, j'écoute." Je lui dis ces mots à peu près: "Par un commandement exprès Des dieux et de la destinée, Ma troupe doit être menée Dans le pays ausonien. Là le pauvre peuple troyen Doit avoir, après sa misère, Une fortune bien prospère, Et, comme on dit, vivre à gogo. Mais une laide Céléno, Une malencontreuse Harpye, Comme si c'était être impie Que de manger quand on a faim, M'a prédit que, faute de pain, J'aurais à manger mon assiette; Et la donzelle putréfaite Me menace de mille maux, Pour quelques chétifs animaux Par nous conquis de bonne guerre, Quand nous prîmes port en leur terre; J'en suis tout je ne sais comment. Vous qui savez parfaitement Le sens caché des prophéties, Qui connaissez bien les hosties, Comme aussi des oiseaux le vol, Qui pouvez découvrir un vol, Fût-il le plus caché du monde, Vous en qui la sagesse abonde, Vous enfin savant jusqu'aux dents, Et qui voyez clair au dedans De la chose la plus obscure, Dites-moi ma bonne aventure - Oui, de bon coeur je la dirai; Me dit-il, ou je ne pourrai." Il demanda son écritoire, Fit tuer une vache noire, Pour mieux tirer les vers du nez Des esprits ainsi guerdonnés, Puis après, faisant cent mystères, Qui sentaient fort les caractères Dont on conjure les esprits, Voici ce que de lui j'appris: "Enfant de Vénus la paillarde, Le grand dieu Jupiter vous garde De tout encombre, de tout mal Et de morsure de cheval! Dire que vous ne valez guère, Quoiqu'enfant de bons père et mère, Cela ne vous appartient pas, Car vous valez mille ducats. Vous posséderez l'Italie: Le nier, c'est une folie, Puisque les dieux vous l'ont prédit, En douter, c'est être maudit. Je vous vais dire quelque chose, Car vous dire tout, je ne l'ose; Si je pensais faire autrement, Junon indubitablement, Que je crains comme la tempête, Me viendrait bien laver la tête; Puis les Parques l'ont défendu, Desquelles je serais tondu: Or vous savez que Parquerie Entend fort mal la raillerie. Je vous dis donc en premier lieu (Je parle de la part de Dieu) Que cette retraite promise Est plus loin que votre chemise, Et n'est pas un morceau bien prêt. Vous en ferez pourtant l'acquêt; Mais, pour voir réussir l'affaire, Vous aurez bien des tours à faire Le long du bord sicilien, Et du pays ausonien. Et puis vous irez en personne (Et que ceci ne vous étonne) Dans un pays obscur et bas, D'où quand on veut on ne sort pas: C'est l'Enfer (qu'il ne vous déplaise), Mais vous en sortirez à l'aise, Par le moyen d'un certain sort. Vous irez aussi prendre port Dans l'île dangereuse d'Aee, Où demeure Circé la fée; Mais n'en ayez pas grand souci, Et surtout écoutez ceci: Quand vous aurez bien la migraine De voir votre course si vaine, Que vous serez tout confondu, Et croirez que tout est perdu, N'allez pas vous rompre la tête, Ni vous tuer comme une bête, Ou vous pendre par désespoir; Car vraiment il ferait beau voir En un gibet le fils d'Anchise Avec une sale chemise: Certes quand blanche elle serait, Sans doute elle vous messiérait, Et quand on est là pour une heure, Toute sa vie on y demeure. Quand donc vous aurez bien pleuré, Et serez bien désespéré, Ne jetez pas, mon cher Enée, La manche après votre cognée. Vos travaux sont là limités; Et qu'ainsi ne soit, écoutez: Quand sur les bords d'un petit fleuve, Qui la terre italique abreuve, Dont bien bourbeuses sont les eaux, Vous trouverez trente pourceaux, Allaités d'une seule mère, Bénissez bien monsieur leur père, Qui sut faire tant de cochons; Regardez s'ils sont blancs et blonds, Comme leur mère est blanche et blonde; Car alors, en dépit du monde Et de tous les chiens d'envieux Que vous avez dedans les Cieux, C'est là que contre votre attente, Et vous, et votre troupe errante, Guère moins que la nef Argo, Vivrez un long temps à gogo. Et quant à manger votre assiette, Que cela ne vous inquiète, Puisque vous la digérerez, Alors que vous la mangerez; Et, quand elle serait plus dure, Le Destin, qui de vous a cure, Comme Apollon porte-laurier, Vous tireront de ce bourbier. Au reste, le long de la côte N'allez pas compter sans votre hôte, N'allez pas faire le nigaud, Prenez-y garde, il y fait chaud Toute la contrée est grégeoise, Par exemple, la gent locroise, Qu'on appelle Naryciens, Et puis les Salentiniens, Sur qui commande Idoménée, Dont la haine est enracinée Contre le peuple phrygien, Et le grand chef mélibéen, Philoctète, est dans Pétilie, Où sa demeure est établie. Etant échappé de ces lieux, Au grand Dieu qui régit les cieux Vous ferez un beau sacrifice Pour vous voir été propice; Et voici ce que vous ferez Alors que vous sacrifierez: Couvrez votre face d'un voile, Ou de taffetas ou de toile, Car il faudrait recommencer, Si vous alliez, sans y penser, Jeter les yeux sur un visage Qui fût d'une terre sauvage, Et qui n'eût pas le nez tourné Comme un homme à Pergame né Croyez ceci comme Evangile, Et n'allez pas faire l'habile, Intentant altération: C'est un point de religion Particulier à tous les vôtres, Et qui n'est pas fait pour les autres. Après force dangers courus, Lorsque vous verrez Pelorus, Prenez le chemin de l'école, Et n'allez pas en tête folle Choisir le chemin le plus court: En ce détroit-là, l'eau qui court Est bien pire que l'eau croupie. Jadis Sicile et l'Hespérie N'étaient qu'un pays contigu, Et formaient un individu. Mais, soit par le temps qui tout change, Ou par l'eau qui la terre mange, Ou bien par quelque tremblement, Ou plutôt je ne sais comment, Les deux terres se séparèrent, Les flots entre deux se fourrèrent, Et, depuis qu'ils s'y sont fourrés, Ils ne s'en sont point retirés. Ce fameux détroit de Sicile Est gardé par Charybde et Scylle, Et ces deux Suisses du détroit, Sont l'un à gauche et l'autre à droit. Charybde de son profond gouffre Gobe les flots couleur de soufre, Et puis trois fois les revomit Vers le ciel, lequel en frémit. Scylle ne bouge de son antre, D'où l'eau sort, entre, ressort, rentre, Tâchant d'attirer les nochers Dans les pointes de ses rochers; Elle a le museau de pucelle, Estomac à double mamelle, Le reste du corps loup marin, Et la queue ainsi qu'un dauphin. Plutôt que de la voir en face, Il faut que votre flotte fasse, Côtoyant Pachin, un grand tour: Car dedans l'horrible séjour De cette donzelle marine Et de sa cohorte canine, Je me trompe, ou vous et vos gens Passeriez fort mal votre temps; Et, si vous me croyez fidèle, Et que maître Apollon révèle A moi, son serviteur discret, L'art de deviner un secret, Je vous avertis, et pour cause, De tâcher, sur toute autre chose, D'apaiser la dame Junon, De célébrer partout son nom, Lui faire souvent sacrifice, Afin de la rendre propice: Autrement tous vos vains efforts Vous lasseront l'âme et le corps, Et sans elle, dans votre affaire, Vous ne ferez que de l'eau claire. Et, quand du bord sicilien Vous gagnerez l'italien, Au travers des flots pleins d'écume, Et que vous serez dedans Cume, Si vous me croyez, allez voir La Sibylle dans son manoir: C'est une vieille, bien barbue, Mais de grande science imbue, Qui sait faire tourner le sas, Et dont tout le monde fait cas. Vous verrez sa sombre caverne Au milieu des lacs de l'Averne; Elle n'en sort ni peu ni prou, Et vit comme un vrai loup-garou. Alors que quelqu'un l'interroge Devant la porte de sa loge, Dessus des feuilles elle écrit Ce qu'elle apprend de cet esprit Qui lui révèle toutes choses. Mais, devant que ces portes closes S'ouvrent avec grand vent et bruit, Si le suppliant, mal instruit, Ne lit ces feuilles arrangées, Aussitôt par le vent changées D'ordre et de situation, Tout se met en confusion; Pour avoir été mal habile, Mal satisfait de la Sibylle, Il s'en retourne aussi savant, Le nigaud, qu'il était devant. Or vous, n'allez pas par faiblesse, Soit que votre troupe vous presse, Ou que le temps vous semble beau, Remonter dans votre vaisseau Auparavant que l'édentée Ait été par vous consultée: Par ma foi, vous gâteriez tout. C'est un démon, et haie au bout. Vous saurez, de fil en aiguille, De cette vieille et docte fille, Qu'on croit n'avoir plus que la voix, Les noms des peuples et des rois Qui font la nation latine. Oui, cette sorcière divine Vous dira comme il faut marcher En tous vos desseins sans broncher; Quelles gens vous feront la guerre En cette bienheureuse terre, Et comment, pour les bien frotter, Vous aurez à vous comporter. Allez, restaurateur de Troie, Peu s'en faut que je n'en larmoie; Allez enter, homme de bien, Le Troyen sur l'Italien, Et que votre gloire immortelle Monte jusqu'au ciel sans échelle." Le sage, ayant ainsi parlé, Dont j'eus l'esprit bien consolé, Il me régala de l'épée Dont Polyxène fut frappée, Comme aussi du pot à pisser, Et de l'arbalète à chasser De Pyrrhus, de sa gibecière Et d'une belle coutelière Dont la gaine était de cuir neuf, Les manches d'un bel os de boeuf, Et les couteaux de fine trempe, D'un fer d'hallebarde sans hampe, Qui de rouille était vermoulu, Quoiqu'il fût tout frais émoulu; D'excellente bière une tonne, Deux grands chaudrons faits à Dodone, La demi-dent d'un éléphant, Et des babioles d'enfant Pour divertir le fils Ascagne; Une poêle à griller châtaigne, Un trou-madame, un tourniquet, Un très excellent perroquet, Dont minime était le plumage, Qui n'avait ni voix ni ramagé, Quoiqu'on l'eût instruit à grands soins, Et pourtant n'en pensait pas moins: Mon père eut les gants, ou mitoufles, De Péleus et ses pantoufles, Sa montre, son calendrier, Son cure-oreille et son braguier, Un pourceau dressé pour des truffles; A mes compagnons de beaux buffles, Des vivres pour tous les vaisseaux, Des chevaux de selle très beaux, Des rameurs à la riche taille, Et des pêcheurs d'huître à l'écaille. Mon père Anchise, cependant, Esprit actif, esprit ardent, Fit apprêter notre équipage. Chacun ayant plié bagage, Hélénus le prit à quartier, Et puis lui dit: "O vieux routier, Qui sais bien le pair et la praise, Qui jadis eus l'honneur et l'aise D'être caressé de Vénus, De patiner ses membres nus, Bref, d'avoir donzelle divine Pour légitime concubine; O toi, deux fois enveloppé, Mais aussi deux fois échappé Du sac qui désola Pergame, Et par le fer et par la flamme, Fends si bien les humides flots, Et fais agir les matelots Avec tant d'art et diligence Que ton fils de divine essence, Tes compratriotes et toi, Puissiez bientôt, en grand arroi, Prendre terre dans l'Hespérie! Mais il faut que Ta Seigneurie Ait grand soin de bien éviter, Et côtoyer sans s'arrêter; La région qui nous regarde. Au nom de Dieu, prends-y bien garde; Prends terre de l'autre côté. O vieillard! par la piété De ton fils mille fois illustre, Puisses-tu vivre au moins un lustre, Plus que l'âge de six-vingts ans, Sans gouttes et sans mal de dents, Sans mal de ventre ou de poitrine! Va, mon cher Anchise, chemine, Ou plutôt vole comme un dard. Adieu, bonsoir, car il est tard." Andromaque, dame courtoise Autant qu'une dame françoise, Voulut faire aussi ses présents, Très riches à voir et plaisants: D'un bonnet de nuit, de six coiffes, D'une serpe à faire des greffes, Mon bon père elle régala. Au jeune Ascagne elle bailla Un casaquin d'étoffe fine: C'était taffetas de la Chine, Bordé de serge de Beauvais, Et, quand il ferait le mauvais, Un pourpoint de toile piquée, Que cotte de maille appliquée Rendait aussi dur qu'un plastron. "Toi, dit-elle, dont fut patron. Astyanax mon espérance, Qui valait un Dauphin de France (Quand je jette les yeux sur toi, Il me semble que je le vois: Le pauvret serait de ton âge, Il avait ton même visage, Comme toi, l'air un peu fripon), Je te donne son vieil jupon; Reçois-le de dame Andromaque, Et le don de cette casaque, Le dernier que je te ferai, Car jamais je ne te verrai." Ces mots firent pleurer mon père; J'en eus aussi douleur amère, J'en pleurai, mon fils en pleura, Andromaque se retira En un coin pour pleurer à l'aise, Et couvrit de pleurs une chaise. En ayant tous bien répandu, Et nos mouchoirs mouillés tordu, Je baisai l'un et l'autre en face; Ils me firent laide grimace, Chantant: "O regrets superflus! Beaux yeux, je ne vous verrai plus." Je leur dis: "Trêve de tendresse! Séparons-nous, le temps me presse; Vous me faites fendre le coeur. Jouissez de votre bonheur: Votre fortune est établie, Vous n'avez pas une Italie Comme nous à chercher partout. Le destin qui nous pousse à bout, Et les dieux pour nous seuls fantasques, Nous font courir comme des Basques, Et nous bernent de mer en mer. Nous ne faisons rien que ramer. Nos mains, autrefois potelées, Ont des calus et sont pelées Comme celles des gens des champs, Ou des forçats toujours gâchant. Mais vous, qui n'avez rien à faire Qu'à rire et faire bonne chère, Et jour et nuit vous divertir, Vous avez eu l'heur de bâtir De vos mains une neuve Troie; Vous voyez avec grande joie Un nouveau Xanthus tous les jours, Et vous gobergez dans son cours. Que si nous avons l'Ausonie Comme vous avez l'Albanie, Et si nous sommes reconnus Dans tous les lieux dont Dardanus Fut seigneur, notre grand grand-père, Avec l'aide des dieux j'espère Que l'Epirote et le Romain, Ainsi que les doigts de la main, Seront toujours unis ensemble Sans que noise les désassemble." Cela dit, leur sautant au cou, Et les laissant pleurer leur soûl, Je m'en allai dans mon navire, Où je fus bien longtemps sans rire. Nos vaisseaux, sortis hors du port, Fendirent les flots bord à bord De cette dangereuse côte Où nous avions un si bon hôte. Nous côtoyâmes les rochers Plus hauts que les plus hauts clochers, Qu'on appelle de Céraunie, Le droit chemin de l'Ausonie; Et cependant de l'Océan La nuit s'en vint pian pian, Changea la couleur de nos voiles, Et parsema le ciel d'étoiles: Je ne sais pas ce que devint Le jour, alors que la nuit vint, Je crois pourtant qu'il alla boire. Nous prîmes terre à la nuit noire, Et campâmes le long de l'eau, Chacun étendu comme un veau. Tôt après notre premier somme, Palinurus, la galant homme, Se leva pour épiloguer S'il faisait beau temps pour voguer. S'étant appliqué des lunettes, Il considéra les planètes, Puis s'écria: "Debout! debout!" Ayant bien examiné tout, Orion, l'Ourse, les Hyades: "Nous n'avons aucunes bourrades A craindre, dit-il, sur la mer; Remettons-nous donc à ramer." Tout aussitôt on se rembarque; Ma nef la route aux autres marque. Nous n'avions pas longtemps vogué, Que l'aurore au visage gai, D'une lumière zinzoline En zinzolina la marine. Quand le jour vint à s'éclaircir, Nous vîmes de loin épaissir, Sur les confins des eaux salées, Des montagnes amoncelées. Achates le premier cria Si fort que sa voix s'enroua: "Courage, je vois l'Italie." D'une aise sentant sa folie Chacun des nôtres fut ravi, Chacun s'écriant à l'envi. Une heure au moins cette huée Fut dans les nefs continuée. Anchise prit un gobelet Plein d'un vin aussi doux que lait; Puis, ôtant bonnet et calotte, D'une action toute dévote Il dit: "O grands Dieux immortels, Si jamais servant vos autels, J'ai vidé dignement ma coupe, Donnez-nous bien le vent en poupe, Faites-nous aller de droit fil Dans ce pays gras et fertil D'où sont sortis messieurs nos pères, Où mon fils, après ses misères, Doit se joindre au second hymen." Nous nous écriâmes: Amen! Le vent grossissant son haleine, Nos navires voguaient sans peine: A nos vaisseaux s'offrit un port Près duquel, au-dessus d'un fort, Etait de Minerve le temple. Je vous dirai qu'il était ample, Non que je le sache autrement, Mais pour rimer plus aisément. Les nochers les voiles calèrent, Et de proue en ce port entrèrent: Ce port, à l'abri de tout vent, Contre les grands flots du Levant Et les efforts de la tempête, Se recourbe en arc d'arbalète. Quantité de rochers pointus, Des flots salés toujours battus, A l'opposite de l'entrée Rompent l'effort de la marée, Et, pour n'être point pris sans vert, Par les côtés il est couvert De rochers qui font deux chaussées, Ou deux murailles avancées, Et le temple dont j'ai parlé Du port est un peu reculé. Quatre chevaux blancs comme neige, Ou de carrosse, ou de manège, Furent, arrivant dans ces lieux, Le premier objet de nos yeux; Ils se repaissaient d'herbe verte. Mon père, dont l'esprit à l'erte. De tout tâche à faire profit, Assez mauvais jugement fit De ces chevaux faisant pâture, Et cria "C'est mauvais augure, Il ne me plaît point, j'en dis fi; Ce pays nous fait un défi En même temps qu'il nous présente Entrée et retraite apparente. Le coursier, guerrier animal, Ne pronostique que du mal. Mais, étant attelés ensemble, Paix et concorde les assemble: Si bien que j'ai mal deviné, Et me suis trop tôt étonné. Certes, un homme de mon âge Quand il va vite n'est pas sage." Après cette réflexion On se mit en dévotion: Une hymne par mon père faite, Sur le chant de landerirette, Fut chantée à dame Pallas Pour nous avoir, recrus et las, Laissés prendre port en sa terre, Au lieu de nous faire la guerre; Et puis, d'un voile sur le nez Etant tous bien embéguinés, Suivant la mode phrygienne, A dame Junon l'Argienne Nous dîmes quelques oremus, Comme m'avait dit Hélénus. Puis après nous nous rembarquâmes, Et finalement nous quittâmes Le pays des Grecs dangereux Pour nous, dévalisés par eux: Nous vîmes le sein de Tarente, D'où l'inventeur de la courante, Homme, certes, de grand esprit, Vint à Pergame et me l'apprit. Le dieu qui porte une massue, Qu'on peint avec barbe touffue, Est tenu pour Dieu gardien De ce canton calabrien. Là la manne est fort salutaire, Dont il se purge d'ordinaire. Puis nous vîmes Lacinia; Vis-à-vis d'icelle il y a Le fort de Caulon, et Squillace, Où le coeur de frayeur se glace De maint matelot étonné De voir son navire berné. Puis après d'assez loin nous vîmes Etna, l'abîme des abîmes, Et nous ouïmes clairement La mer qui hurlait diablement. Les flots, pleins d'écume et de rage, Se brisaient contre le rivage, Et le rivage résonnait Des grands coups que l'eau lui donnait. Tantôt, en montagnes cornues, Elle se levait jusqu'aux nues (Peut-être qu'elle les mouillait), Et tantôt elle se brouillait Dans son centre avec son arène Mon père, d'une voix hautaine, Cria. "N'est-ce point là le lieu Dont le saint prophète de Dieu, Hélénus, le compatriote, A tant menacé notre flotte? Ah! ce l'est, foi d'homme de bien, Ce l'est, ou je n'y connais rien! Tirons-nous vite de ce gouffre Il y put pour nous comme soufre. Il y a danger d'abîmer, Si nous ne savons bien ramer: Ramons donc de cul et de tête, Comme au fort de quelque tempête; Et puis, que dirait-on de nous Si la mer nous avalait tous, Et ce, par notre négligence? Certes, j'en rougis quand j'y pense, Et j'en rougis d'autant plus fort, Quand on est noyé, qu'on est mort, Quand on est mort, qu'on ne voit goutte, Malheur que surtout je redoute, Car, quand on ne voit goutte, on est Craquignolé par qui vous plaît. Encore un coup donc, je vous prie, Ramons, et ramons de furie:" Palinure, après ce sermon, A gauche tourna son timon; Les autres patrons l'imitèrent, A gauche comme lui voltèrent, Et firent tout ainsi qu'il fit, Dont certes fort bien leur en prit. Trois fois la mer, enflant ses vagues, Lors autant à craindre que dagues, Vers les cieux nos vaisseaux poussa, Et par trois fois les enfonça Vers le plus profond de son onde, Que nous sondâmes lors sans sonde; Ou, pour dire la chose mieux, Trois fois nous porta dans les cieux, Et trois fois chez les noires ombres Qu'on appelle royaumes sombres. Dans les vers c'est aller par haut Que mettre le froid et le chaud; Le ciel, l'enfer, l'air et la terre, L'eau, le feu, la paix et la guerre. Rimeur qui sait antithéser Est ravi quand il peut user Ab hoc et ab hac d'antithèse: Ceci soit dit par parenthèse; Aussi rimeur antithésant Est glorieux et suffisant, Et pour bien peu devient fou d'aise Quand il en fait bonne ou mauvaise; Et tel est, fût-il indigent, Qui refuserait de l'argent Plutôt qu'omettre une antithèse, Le tirât-elle hors de sa thèse. Mais retournons à nos moutons, O grande Reine! et racontons Qu'après que la mer irritée Eut mainte planète humectée Et maint gros caillou fait rouler, Comme maint gros écueil hurler, Lassés, si jamais nous le fûmes, Quelque relâche enfin nous eûmes Des vents, peut-être aussi lassés, Par lesquels nous fûmes laissés Fort ignorants de notre route, Et, qui pis est, ne voyant goutte; Le long d'un rivage habité Par gens remplis de cruauté, Les Cyclopes, race revêche Et fort friands de la chair fraîche. Cette plage a pourtant un port Qui n'est pas de mauvais abord, Assez à couvert de l'orage, Mais fâcheux pour le voisinage D'Etna, le soupirail d'Enfer, Qui fait tout le monde étouffer, Quand d'une odeur de poix-résine Il emplit la terre voisine; Et souvent, ce qui n'est pas jeu, D'une grosse grêle de feu Cet Etna rote mousquetades, Fait entendre des pétarades Capables d'assourdir les gens, S'ils ne sont assez diligents De se tirer loin de l'orage, Et plier vitement bagage Pour éloigner ce trou maudit, D'où sortent, à ce qu'on m'a dit, Des quartiers de roches fondues, Des cendres partout épandues, Cotrets et fagots allumés, Et brandons anti-parfumés. L'on m'a raconté qu'Encelade, Pour avoir planté l'escalade Contre le palais azuré, Est sous ce mont claquemuré; Et, quand ce vaste corps soupire, Et de gauche à droit se revire, Que la Sicile horriblement Tremble jusqu'en son fondement, Et que c'est alors qu'il sanglote, Que le mont coups de foudre rote Et tire des coups de canon. Si cette histoire est vraie ou non, Elle est toujours bien inventée; C'est ainsi qu'on me l'a contée. Là nous passâmes dans les bois Une nuit qui passa pour trois, Tant elle nous fut ennuyeuse: Une tempête furieuse Faisait la forêt retentir, Et tous nos vieillards émeutir: Aux hurlements que nous ouïmes Qu'Etna poussait de ses abîmes, Nous nous crûmes tous pris sans vert. Pas un volet n'était ouvert Dans le ciel, et pas une étoile N'était cette nuit-là sans voile; Pas la moindre lune dans l'air, Au ciel tout obscur, et rien clair. Cependant, malgré la nuit sombre, De gros brandons qui perçaient l'ombre Nous faisaient voir clair à minuit. Je ne vous dirai rien du bruit, Mais bien que jamais en ma vie De dormir je n'eus moins envie. L'aurore vint le lendemain; Et rendit le temps plus humain, Couvrant la terre de ses larmes (Pour parler langage de carmes); Lors sortit d'un bois éloigné Un portrait fort mal desseigné Et d'une méchante manière, Epouvantail de chenevière, Et qui n'avait rien sur sa peau, Qu'en quelques endroits un lambeau, Où mainte épine était tissue; La peau contre les os cousue, Pâle, sec et défiguré, Comme un corps de terre tiré. Par ses longs cheveux et sa barbe, Et par le reste de son garbe, Il fut de nous Grec reconnu, Jadis avec les siens venu A la destruction des nôtres. Voyant qu'il nous prenait pour d'autres, Et que nous étions Phrygiens, Il s'écria: "J'en tiens, j'en tiens", Et voulut retourner arrière; Mais, suivant sa route première, Il vint en tremblant devant nous, Et, se mettant à deux genoux, Il nous dit d'une voix cassée, D'un débile estomac poussée, Ces tristes mots en son patois: "O Troyens nobles et courtois, Par les puissances souveraines, Par vos parrains, par vos marraines, Par ce que vous avez de cher, Epargnez, de grâce, ma chair. Il est vrai, ma race est grégeoise: Si c'est assez pour avoir noise Avec vous, aux Grecs courroucés, Dépecez mon corps, dépecez; De bon coeur je vous l'abandonne, Et veux que Dieu vous le pardonne. Je vous serai trop obligé De n'être pas tout vif mangé, Car, hélas! en cette île étrange, Même sans sel les gens on mange." Il nous dit ces mots en pleurant, Serrant mes genoux, m'adorant. Je lui dis qu'il eût bon courage, Qu'il nous déclarât son village, Son nom, sa fortune, et par où, Pour faire ainsi le loup-garou, Il se trouvait dans la Sicile. Mon père, dont l'âme est civile. Autant que celle d'un trompeur, L'exhorta de n'avoir point peur, Et dit qu'on lui donnât à boire, Du pain, du fromage, une poire. A ces mots, le pauvre étranger Fut vu visiblement changer, Et reprendre un peu son visage Et puis il nous tint ce langage, Sur son chapeau jouant des doigts "C'est bien là ce que j'attendois De nation si généreuse, Qui devrait être plus heureuse. Or, messieurs, pour vous obéir, Je ne veux mon pays trahir, Ni mon nom, ni mon origine, M'en dussiez-vous faire la mine. Je suis d'Ithaque en Ithaquois, Sujet d'Ulysse le Narquois, Un des chefs du peuple d'Aulide. Pour mon nom, c'est Achéménide; Mon père, Adamaste, un vieillard Qui n'eut jamais vaillant un liard, Et pourtant est bien gentilhomme. Je ne pus pas me sauver, comme Mes compagnons plus fins que moi, Qui me laissèrent, plein d'émoi, Chez le Cyclope anthropophage, Un grand vilain pour tout potage, Qui d'un homme fait un morceau, Et s'enivre comme un pourceau. Il était ivre quand mon maître, Qui tient toujours un peu du traître, Lui fit un assez mauvais tour, Le privant pour jamais du jour. Or, pour revenir à ce diable, En son manoir épouvantable On ne voit que sang répandu. Il n'avait qu'un oeil, le pendu, Mais cet oeil n'est plus dans sa tête, Dont jour et nuit il se tempête. C'est un barbare sans pitié, Qui ne sait que c'est qu'amitié: Quoiqu'il ait bien longue la face, Dont il fait très laide grimace, Elle tient de celle d'un ours; Il ne rit point, gronde toujours. Ce désolateur de campagne Est aussi grand qu'une montagne, Gourmand, si jamais il en fut, A qui toujours l'haleine put Je l'ai vu, cet épouvantable, Prendre un mien ami par le râble, Et le croquer comme un lardon, Et puis, Dieu me fasse pardon! Prendre un autre sien camarade, Et, lui donnant une froissade. Contre le roc de sang enduit, Comme l'autre sans être cuit Le gober, en huître à l'écaille, Os, chair, tripes, boudins, entraille. J'ai vu le sang se répandant, A ce grand diable à la grand'dent, Le long de sa sale mâchoire, De sang figé rougeâtre et noire; J'ai vu des membres palpiter, Et dans sa bouche s'agiter Tandis qu'il les mangeait encore: Il ne mange pas; il dévore, Et le fait tant avidement, Qu'il s'engoue ordinairement. Ulysse, affligé du carnage Que faisait cet anthropophage, Ce maître avaleur de pois gris, Reprend à la fin ses esprits: Il fait si bien qu'il apprivoise Cette nature rabajoise, Lui fait boire du vin sans eau, Non pas pour un simple tonneau, Mais le second et le troisième, Si bien que le Grand Polyphème Buvant à tire-larigot, Après maint hoquet et maint rot, Se mit tant de vin dans la tête Qu'à la fin cette grosse bête S'endormit, qu'il n'en pouvait plus. Lors il fut de son oeil perclus, Aussi grand qu'une table ronde, Au bonheur de tout notre monde, Excepté de moi malheureux, Qui ne pus me sauver comme eux. Mais qu'attendez-vous davantage? Quittez ce dangereux rivage; Si vous aimez bien votre peau, Cherchez votre salut dans l'eau. Ce vilain a plus de cent frères, Qui certes ne lui cèdent guère, Tous bien buvant et bien mangeant, Comme lui dévorant les gens; S'il faut qu'ils sentent la chair fraîche, Il n'est homme qui vous empêche D'être croqués en un clin d'oeil, Dont certes je mourrais de deuil. Par trois fois la lune cornue Sur notre horizon est venue Depuis que je suis dans ces bois, Où je me cache en tapinois. Je vois tous les jours ces grands hommes La peste du siècle où nous sommes, Qui gardent leurs boucs et brebis, Couverts de peaux au lieu d'habits: Lors mon sang de frayeur se glace, Et je sens allonger ma face, Sans hyperbole, d'un empan Mon vivre n'est qu'un peu de gland, Et quelquefois du fruit sauvage; Grâce à monsieur l'anthropophage, Je meurs de faim le plus souvent. Le moindre bruit que fait le vent, Je pense que c'est Polyphème Certes, ma misère est extrême, Et jamais on ne pâtit tant, Et vous-mêmes, en m'écoutant, Vous faites aussi triste mine Que moi sur qui la peur domine Depuis ce temps-là, dans ce bord Aucun navire n'a pris port. Lorsque j'ai vu vos banderoles, J'ai fait quatre ou cinq caprioles, Et puis à pas de pantalon, Me frappant le cul du talon, Je suis venu vers vous, mes braves. Faites de moi des choux; des raves, Tuez-moi, ne me tuez pas: Dans la vie et dans le trépas Je trouverai mon avantage, Pourvu qu'en ce maudit rivage, Je ne serve point d'aliment A ce détestable gourmand." Comme il contait son aventure, Cette effroyable créature, Ce prodigieux animal, Dont il avait dit tant de mal, Parut au haut d'une colline Avec sa taille gigantine: Chacun de nous crut voir marcher Quelque mont ou quelque rocher. Il s'en venait vers le rivage, Le très mal plaisant personnage, Gros, mal bâti, sale, velu, Et n'avait qu'un oeil, le goulu, Et duquel il ne voyait goutte, Ce qui le fâchait bien sans doute. Un grand pin servait de bâton A ce Polyphème glouton, Et pourtant il pliait encore, Tant pesante était la pécore, Et portait pendu, le grand fou, Un grand jeu d'orgues à son cou, Qui lui servait de cornemuse. Une grande troupe camuse De brebis venait après lui, Dont il soulageait son ennui, Depuis qu'Ulysse d'une pique Avait éventé son optique. Ce loup, plutôt que ce berger, Qui savait les hommes manger, Bien mieux qu'aucun qui fût au monde, Entra jusqu'aux genoux dans l'onde, Dont il lava son oeil percé, Non sans avoir les dents grincé, Car du sel marin la morsure Irritait bien fort sa blessure. Après avoir longtemps lavé, Et relavé son oeil crevé, Il nous montra sa fesse nue, Et fit quelque allée et venue Dans la mer, et mêmes il vint Auprès de nous, le quinze-vingt La mer (telle était sa stature) Ne lui venait qu'à la ceinture. Nous pensâmes devenir fous, Quand nous vîmes auprès de nous Le plus puissant paillard du monde Se promenant ainsi dans l'onde. Quelques-uns, au lieu de tirer Leur ancre, afin de démarrer, Ne firent qu'en couper la corde, Criant bien fort: Miséricorde! Le vilain, qui les entendit, Et qui la chair fraîche sentit, Tourna vers eux son grand visage, Et, s'il eût cru lors son courage, L'animal s'en venait à nous, Et nous étions fricassés tous: Mais nous eûmes pour gardienne La bonne mer Ionienne. Il ne put aller plus avant, Dont de rage presque crevant, Ce malin fit une huée, Dont la mer, aussi secouée Qu'elle l'est par les Aquilons, Se boursoufla par gros bouillons L'Italie en fut étonnée, Et l'Etna, par sa cheminée, Fit sortir des gémissements, Ou bien plutôt des hurlements, Horrible écho de la huée De cette personne endiablée. J'oubliais que le pauvre Grec, Très pâle, très maigre et très sec, Fut reçu de nous avec joie, Quoiqu'un des destructeurs de Troie Aussi l'avait-il mérité Par sa grande calamité. Lors l'on vit les Monoculistes Venir par différentes pistes. Aucun de ces enfants d'Etna En son grand front plus d'un oeil n'a. Jugez de leur grandeur extrême Par celle du grand Polyphème: Peu différente était la leur De celle de ce grand voleur. Onc mortel n'a vu, ce me semble, Moins d'yeux et plus d'hommes ensemble. Ils venaient furieusement, Et pourtant assez lourdement: Quoique démesurés colosses, Ils me parurent un peu rosses. Des cyprès allant et venant, Ou des grands chênes cheminant, Du bois, qu'aucun fer ne profane, De Jupiter ou de Diane, Sont la seule comparaison Qu'on puisse faire avec raison De ces messieurs anthropophages; Au reste tous vilains visages: Quand ils eussent eu deux bons yeux (Ils n'en avaient qu'un chassieux), Jamais n'eussent été leurs faces Que patrons à faire grimaces. Quand ils approchèrent la mer, Ce fut à nous à bien ramer Mais quelle fut notre imprudence! Sans avoir non plus souvenance De notre bon prince Hélénus, Ni des discours par lui tenus, Que si ce bon compatriote N'eût jamais connu notre flotte, Nous allions fort bien nous fourrer, Sans nous en pouvoir retirer, Tout droit dans la mer défendue Où si souvent nef s'est perdue; Mais, quand on a peur, pour un peu On se jetterait dans un feu, Et nous craignions Charybde et Scylle Moins que ces monstres de Sicile. Boréas vint tout à propos, Qui nous mit l'esprit en repos; Il venait de devers Pélore. Il me semble qu'il souffle encore, Tant j'ai gardé le souvenir Du bien qu'il nous fit à venir. Ce bon vent, des vents le plus sage, Nous porta par delà Pantage, Le golfe dit mégarien, Et le bas Thapse, en moins de rien. Le pauvre Grec Achéménide Nous servit en ces lieux de guide, Et me disait tous les endroits De la côte, en son ithaquois, Dont j'eus grand plaisir de m'instruire. Vis-à-vis du fleuve Plemmyre, Assez près du fameux détroit Où le nocher le plus adroit A peur de Charybde et de Scylle, On rencontre une petite île Dont Ortygie est le vieil nom, Autrefois ville de renom, Dont madame la Renommée Chose bien étrange a semée: Maint auteur, animal mentant, Nous donnant pour argent comptant Que le fleuve Alphéus d'Elide, Sans lanterne, flambeau, ni guide, Par certain sentier souterrain, Lui, ses poissons et tout son train, Y va voir la source fameuse, Aréthuse, ou bien Arétheuse, Et s'y joint en bonne amitié; Puis, mêlant tous deux par moitié Leurs eaux aussi claires que vitres, Tous leurs poissons, toutes leurs huîtres, Ils se vont rendre dans la mer, Ce qui les fait bien renommer. En cette île où terre nous prîmes, Quelques sacrifices nous fîmes, Où maint animal fut saigné Comme on nous l'avait enseigné. Nous vîmes la grasse campagne Que la rivière Elore baigne, Et de Pachin les hauts rochers, Si connus de tous les nochers. Près de là l'on voit Camerine, Des champs des Géloëns voisine, Et le lieu qu'on nomme Géla, Pour un fleuve passant par là. Nous vîmes la haute Agrigente, Qui de si bons chevaux enfante, Séline, fertile en palmiers, Et les rocs, craints des nautoniers, Du promontoire Lilybée, Où mainte nef est absorbée. Et puis Drepane me reçut, Port funeste, où ma constance eut A s'exercer de bonne sorte. Quoique j'aie l'âme assez forte, J'eus bien de la barbe à peler, Et trouvai bien à qui parler. Hélas! j'y perdis mon bon père (Souvenir qui me désespère); Il mourut, le pauvre vieillard! S'il eût voulu mourir plus tard, Il aurait vécu davantage; Il mourut, et c'est grand dommage. Il m'aimait, je l'aimais autant, Et plus même qu'argent comptant. Il mourut, et c'est tout vous dire. Depuis on ne m'a point vu rire; J'en ai pris le noir hoqueton, Et n'ai plus rasé mon menton. Cher papa, qu'aviez-vous à faire Une action si téméraire. Et qu'on ne peut faire deux fois? En vous seul je me consolois De ma fatale destinée: Puisque la vôtre est terminée, Que pour moi vous êtes perdu Et ne me serez point rendu, Si quelqu'un me voulait apprendre Comme il faut faire pour se pendre, Très volontiers de sa leçon Je lui payerais la façon; Au lieu que, pauvre exilé, j'erre De mer en mer, de terre en terre. Hélas! le prophète Hélénus, Dans les discours qu'il m'a tenus, Ne m'en dit pas une parole, Ni même Céléno la folle; Et néanmoins cette guenon Me dit au nez pis que mon nom, Et me menaça de famine, L'irrassasiable vermine! Ayant mis mon père en repos, Et le vent soufflant à propos, J'abandonnai ce lieu funeste. Madame, vous savez le reste: Le vent, devenu furieux, M'a fait aborder en ces lieux, Où ma flotte bien hébergée Vous sera toujours obligée". Ainsi finit maître Aeneas, De conter si longtemps si las, Et si pressé de faire un somme Qu'il bâillait toujours, le pauvre homme! Dame Didon bâillait aussi (Car qui voit bâiller fait ainsi). Non moindre fut la bâillerie Qu'avait été l'ivrognerie: Tyriens et Troyens bâillaient, Quelques-uns debout sommeillaient, A tous moments têtes baissées En sursaut étaient rehaussées; Enfin chacun chercha son lit. Je vais au mien, car j'ai tout dit. Livre IV A Monsieur et Madame de Schomberg MONSIEUR et MADAME, C'est ici le second livre de ma façon, qui a été dédié en même temps à deux personnes. Les uns en riront, les autres ne le trouveront pas bon, et moi je me soucierai fort peu de ce qu'on en dira, pourvu que j'arrive à la fin que je me suis proposée. Il y a assez longtemps que je suis malade pour croire que je mourrai bientôt. Encore que ma maladie soit de mon invention, je ne la connaît pas assez pour savoir combien elle durera, et si elle me fera le plus vieil malade de France, comme elle m'a fait le plus estropié. C'est ce qui me fait songer à payer mes dettes. Toute la France sait assez ce que je vous dois, MADAME, et je sais, MONSIEUR, que je vous ai des obligations qui ne sont pas petites. Je pourrais bien m'en acquitter, misérable que je suis, à la façon des misérables, en disant que Dieu vous le rende, et le priant pour vous. Mais vous avez tous deux, quoique peut-être non pas en pareil degré, plus de crédit que moi en la cour céleste; je n'entreprends donc point au delà de mes forces: je vous donne tout ce que je vous puis donner. Si ce n'est pas tout ce que je vous dois, c'est vous payer en mauvaise monnaie. Mais il faut tirer d'un mauvais payeur ce que l'on peut. Si vous me prenez pour ce que je suis, vous ne douterez point que si mon Virgile travesti était ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire plus digne de vous, je ne vous l'offrisse plus hardiment que je ne fais les maigres divertissements d'un malade. Je crois, MADAME, que les vers burlesques que j'ai mis en lumière jusqu'à cette heure ne serviront pas peu à vous faire croire ce que je dis maintenant en prose. Et pour vous, MONSIEUR, lorsque j'eus l'honneur de vous parler, je vous considérai comme un homme extraordinaire. Les grandes actions que vous avez faites depuis ont bien fait voir que vous étiez ce que vous me parûtes, et que mon inclination naturelle ne s'était pas trompée. Et j'ose dire, si les malheureux comme moi se peuvent quelquefois réjouir, que j'ai ressenti une joie extrême quand les deux personnes du monde que j'estimais le plus se sont trouvées si dignes l'une de l'autre. Mais en même temps que, par les plus belles paroles que j'ai pu mettre ensemble, je tâche à vous persuader que je vous honore extrêmement, je ne vois pas que je vous importune de même. Je finis donc mon épître, quelque plaisir que les malades, aussi bien que les vieillards, prennent à parler, et quelque beau sujet que j'en aie. C'est par là que je crois bien mieux vous témoigner mon zèle que par ma longue prose; permettez-moi seulement de vous jurer, foi d'un homme qui n'a plus guère à vivre, que le votre très humble et très et cetera, que vous allez voir au bas de la feuille, qui est le refrain ordinaire de toutes les épîtres, est dans la mienne la plus grande vérité que dira jamais, MONSIEUR et MADAME, Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur, SCARRON. Livre quatrième Cependant la reine Didon Perdait sa face de dondon Pour prendre celle d'une étique, Tant amour forcené la pique En vain, pour ce feu violet, Causé par un désir follet, La pauvrette boit à la neige Son chaud tourment point ne s'allège. L'insensée a beau boire frais, Elle ne se fait que des frais. Tantôt d'Aeneas le mérite Fait sa poitrine une marmite Que fait brûler bûche et tison; Et tantôt la bonne maison De ce ravissant personnage Donne l'assaut à son veuvage; Et puis son visage charmant Vient lui troubler l'entendement. Cette pauvre reine des folles S'arrête à ses moindres paroles, Toute seule s'en entretient, Puis elle dit: "Mon coeur en tient, Mon coeur à l'amour si rebelle, Et ma franchise en a dans l'aile. Hélas! que ne l'ai-je paré, Le rude coup qu'on m'a tiré!" Ayant sur le père d'Ascagne Tant fait de châteaux en Espagne, Elle s'en alla mettre au lit Pour se reposer un petit. Mais le repos, qui tout enchante, A sa passion violente Ne peut le remède donner; Elle ne fait que se tourner Pour trouver une bonne assiette. Sa fièvre toujours l'inquiète; Elle se perd, et le voit bien, La malheureuse n'y peut rien; Elle s'irrite, elle se fâche, Consulte la raison, et tâche D'apaiser ses sens forcenés; Ma foi, ce n'est pas pour son nez. Sitôt qu'elle vit la lumière, Elle appela sa chambrière, Et lui dit: "Faites-moi venir Ma soeur, je veux l'entretenir." Cette soeur avait nom dame Anne, Teint olivâtre et nez de cane, Et bien moins belle que sa soeur, Mais aimable pour sa douceur, Capable d'une bonne affaire, Qui savait parler et se taire, Et si pleine de charité Qu'en un cas de nécessité Elle eût été dariolette, D'ailleurs de conscience nette Sitôt que la reine la vit, Rouge en visage, elle lui dit: "O ma soeur Anne, ô ma fidèle (La faisant asseoir auprès d'elle, Et lui jetant les bras au cou), Dis-moi donc, ma soeur, pourquoi, d'où, Comment, par quelle destinée, Est venu chez moi cet Enée? Oh! qu'il est frais, oh! qu'il est gras! Oh! qu'il est beau, quand il est ras! Qu'il est fort! qu'il est beau gendarme! Que sa riche taille me charme! Que son oeil fendu, grand et bleu, Décoche de matras de feu Sur dame, ainsi que moi peu fine A n'armer pas bien sa poitrine! Quiconque le croirait issu Des dieux ne serait point déçu. Quand quelqu'un a l'âme poltronne, A tout bruit il tremble et s'étonne, A tout coup il saigne du nez; Mais ce roi des déterminés, Combien de places enlevées, Combien de guerres achevées, Le font, sans contradiction, Passer chez toute nation Pour vaillant comme son épée, En sang grec si souvent trempée, Et qu'on m'a dit être un vieil loup Qui tranchait, et du premier coup, Un chenet comme une chandelle! Dieu me veuille délivrer d'elle! Oh! si je n'avais résolu De vivre en un état solu, Si je n'étais bien résolue, Après avoir été solue D'un homme qui me fut si cher, De ne jamais me rattacher; Si je ne craignais mariage Comme un mari fait cocuage, Oui, si je ne l'avais juré, Que ce noeud qui tient si serré Ne me serrerait de ma vie, Je te confesse mon envie (Mais n'en dis mot, ma chère soeur) Cet homme me revient au coeur. Depuis la mort du cher Sichée, Je ne m'étais point requinquée, Et qui m'eût parlé d'un mari N'eût pas été mon favori; Mais, depuis que j'ai vu mon hôte, Mon corps, percé de côte en côte (Je te le confesse, ma soeur), A fort mal conservé mon coeur Ma blessure n'est que trop vraie, Il saigne d'une même plaie, Je sens les mêmes accidents, Qui m'inquiètent le dedans, Et reconnais bien que mon âme Brûle d'une pareille flamme; Mais certes je l'étoufferai, Cette flamme, ou je ne pourrai. Devant que ce malheur m'arrive, J'aime mieux brûler toute vive, Ou plutôt que mon chien de corps Soit mis bientôt au rang des morts, Et fasse en Enfer pénitence De sa mauvaise résistance. O pudeur! je te garderai Autant de temps que je vivrai; On ne verra jamais qu'Elise Tombe en faute, et qu'on en médise. Le premier qui reçut ma foi L'emporta, mourant, avec soi; Que le pauvre défunt la garde, Et qu'en pitié Dieu me regarde, Car mon esprit en vérité A quelque chose de gâté." Cela dit, une grosse pluie, Qu'en vain sa belle main essuie, Couvrit de pleurs tout son rabat. Grand vent petite pluie abat; Mais, au proverbe n'en déplaise, Les soupirs causés par sa braise Par ses pleurs largement jetés Furent de plus belle irrités, Et ses soupirs à la pareille, Comme le vent le feu réveille, Et que le feu fait en aller Un pot, à force de brûler. Tant plus ses soupirs s'exhalèrent, D'autant plus ses larmes coulèrent, Si que jamais tant ne pleura La Didon, ni ne soupira Sa soeur, l'ayant réconfortée, Lui dit, de sa bouche édentée: "O chère soeur, que j'aime mieux Ni que mon coeur, ni que mes yeux, Sachez de moi, ma soeur ma mie, Qu'un tantin de polygamie, Quoi que l'on dise, fait grand bien; Vous vieillirez en moins de rien, Et, quand vous vous verrez vieillotte, Vous direz Peste de la sotte, D'avoir passé vos jeunes ans, Pour la crainte des médisants, Dans le fâcheux état de veuve! Il n'est rien tel que chose neuve! Choisissez un mari nouveau, Et vous l'appliquez sur la peau. Il n'est point de telle fourrure, Et, si vous voulez que j'en jure, Je m'en vais vous faire un serment, Plus gros que maudit soit qui ment! Puissé-je devenir Vestale, Avoir sur mes vieux ans la gale, Etre pauvre, mourir de faim, S'il est rien tel, après le pain, Que d'épouser un honnête homme, Qui soit bâti tout ainsi comme Ce bel Aeneas le Troyen, Que l'on tient tant homme de bien! Gardez bien qu'il ne vous échappe: Que Votre Majesté l'attrape. Mariez-vous sans biaiser: Faire autrement, c'est niaiser. Lorsque, maîtresse de famille, Vous aurez fait garçon et fille, A l'un vous direz: "Mon fanfan," L'autre vous dira: "Ma maman;" Et, s'ils se mettent trop à braire, Tout ce que vous avez à faire, Mettez-les moi sur vos genoux Et me les assommez de coups: C'est le plus grand plaisir du monde. Vous craignez qu'un défunt en gronde? Laissez-le gronder, s'il lui plaît, En l'Enfer, où je crois qu'il est. Il est bien oiseux, le beau sire, De trouver sur tout à redire. Quant à moi, je me trompe fort, Si, quand un homme est raide mort, Il prend garde à son épousée: Ce n'est qu'une billevesée, Un vrai conte à dormir debout, Ou de nourrice, et puis c'est tout. Je veux bien que le prince Hiarbe, Par son épaisse et sale barbe, Vous ait quelque dégoût donné, Et que maint autre forcené De ces roitelets de Lybie Vous ait donné fort peu d'envie; Je trouve en votre aversion Votre justification. Mais pour celui-ci, qui vous touche, Vous fait venir l'eau à la bouche, Que vous ne faites que guigner, Prenez-le-moi sans barguigner. Encore un coup, il le faut prendre, En essayer, et puis le rendre, Si ce qui reluit n'est pas or. De plus, considérez encor Parmi quels barbares vous êtes, Et la demeure que vous faites Parmi ces peuples libyens, La plupart visages de chiens. Certes, l'entreprise est bien grande, Si vous n'avez qui vous défende. D'un côté le Gétulien, Larron comme un bohémien; De l'autre côté le Numide, Qui chevauche sans mors ni bride, Les Syrtes inhospitaliers, Et les Barcéens bandouliers, La ville de Tyr offensée, Votre Majesté menacée Par notre frère, un vrai pendard, Qui nous gâtera tôt ou tard; Ces ennemis-là mis ensemble Vous avertissent, ce me semble, Que vous devez songer à vous. On vous viendra rouer de coups; Au lieu qu'étant femme d'Enée, Dont la flotte, ainsi malmenée, Ne se trouve en ce port, sinon Par l'entremise de Junon; Avec ce personnage, dis-je, Si quelque voisin vous afflige, Et pense vous inquiéter, Vous avez de quoi le frotter. O que votre ville naissante S'en va devenir florissante, Et que cet hymen bienheureux, Par ces Phrygiens valeureux, Va rendre notre état punique Victorieux et magnifique! Vous n'avez qu'à remercier Les dieux du ciel, et les prier Que ce grand hymen s'accomplisse, Et qu'Aeneas l'on divertisse Si bien que, sans courir ailleurs Ni chercher des gîtes meilleurs, Auprès de vous il s'accagnarde. O ma soeur! prenez-y bien garde, Inventez bien adroitement Des sujets de retardement. Que de jour en jour on l'amuse; Faites excuse sur excuse, Dites que ses meilleurs vaisseaux Sont prêts de se mettre en morceaux, Qu'il n'est matelot qui ne fuie Orion, l'astre pisse-pluie, Et qu'on ne peut l'hiver flotter Sans grandement péricliter." Par cette harangue efficace, Didon, jadis toute de glace, Devint bientôt toute de feu; Et la pudeur, qu'encore un peu Dans son âme elle avait gardée, S'enfuit de la dévergondée. En suite de ces beaux discours, La reine prit ses habits courts (Car avec une longue cotte On fait trop grand amas de crotte), Et se coiffa d'un capuchon, Sans oublier masque et manchon, Pour aller en secret au temple. Elle était de fort bon exemple, Et qui jamais en bonne foi Ne fit du temple un caquetoy? Etant là, sa soeur avec elle, Chacune offrit une chandelle, La bouche se gargarisa Et d'encens s'aromatisa; Et puis on fit un sacrifice A Cérès des lois inventrice, Du poupelin et du pâté, Qu'on croit aussi l'avoir été Du savoureux pain de Gonesse. On offrit à cette déesse Deux brebis jeunes et de choix. Le blond Phébus porte-carquois, Inventeur de la sarabande, Eut part en cette digne offrande, Comme aussi Liaeus le blond, Grand dissipateur de jambon. Dieu sait si l'on mit en arrière Junon la déesse nocière, Car c'est d'elle en semblable cas De qui l'on fait le plus grand cas. Là, Didon, de fort bonne grâce, Répandit le vin d'une tasse Sur le front de la soeur d'un boeuf, Blanche comme une coque d'oeuf, Et puis fit quelques caracoles A l'entour des saintes idoles, Leur fit à tous de beaux présents. Des animaux agonisants Elle consulta les entrailles, Qui sentaient bien fort les tripailles, Dont le nez elle se boucha Et très sottement se fâcha. O vanité des aruspices! De quoi servent les sacrifices A femme qui se meurt d'amour? C'est chercher la lune en plein jour Que de chercher quelque remède Lorsque le grand mal la possède Elle a beau faire, il faut brûler, Mourir de faim sans se soûler, Ou bien, pour contenter sa rage, Faire parler le voisinage. Son pauvre esprit, devenu fou, La fait courir sans savoir où: Ce feu grégeois toujours s'augmente, Et dévore la pauvre amante Versât-elle de pleurs un seau, Ce feu grégeois brûle dans l'eau, Et la brûlerait de plus belle. Par Mahom, c'est grand'pitié d'elle! Tout ainsi, par comparaison, Quand, friand de la venaison, Un pasteur, dans les bois de Crète, A transpercé d'une sagette, Ou bien, si vous voulez, d'un dard, Une biche de part en part, Après l'avoir longtemps chassée, Sans bien savoir s'il l'a blessée, Il s'en va comme il est venu, Et le pauvre animal cornu, Je me trompe, car la femelle (Autre n'en sait la raison qu'elle) N'a ni corne ni cornichon, Non plus que son petit bichon, Devant qu'il ait armé sa tête; Retournons à la pauvre bête: Elle fuit au travers des bois, Qui sont drus au pays crétois, Comme une biche frénétique, Portant la flèche qui la pique Toujours attachée à son flanc, Duquel sort un ruisseau de sang. L'application est aisée Sur Didon d'amour embrasée. Elle prend messire Aeneas, Et, le tiraillant par le bras, Le promène parmi la ville. Comme Enée à l'âme civile Et la Didon beaucoup d'amour, A chaque passage et détour On se faisait cent déférences, Et deux cent trente révérences; Ce sont, si bien vous supputez, Trois cent trente civilités. Elle lui montrait ses richesses, Le dessin de ses forteresses; Chemin faisant, le caressait, Caressant, se radoucissait; Puis rougissait de sa sottise, La pauvre malheureuse Elise; Puis pâlissait d'avoir rougi, Ayant peur d'avoir mal agi, Pour le dessein qu'elle a de plaire, Ce qui n'est pas petite affaire. Souvent elle se méprenait Alors qu'elle l'entretenait, Et prenait Gaultier pour Garguille: Elle babille et rebabille, Ne sait quasi ce qu'elle dit, Et tout le monde en étourdit. Elle veut dire quelque chose, La commence, achever ne l'ose, Ouvre la bouche et ne dit mot, Tout de même que fait un sot; Et puis elle le mène boire, Lui fait redire son histoire, S'enchevêtre de plus en plus, Le mange avec des yeux goulus, Sur tout ce qu'il dit se récrie, Sans pouvoir cacher sa furie. Mais, quand il se faut séparer, Qu'il est temps de se retirer, Lorsque la reine des étoiles, La nuit, avec ses sombres voiles, A tout couvert notre horizon, Le diable est bien à la maison. Quand elle se voit toute seule, Elle soupire, elle s'égueule A force de pousser ses cris, Tant le trouble est dans ses esprits. Elle entretient, la forcenée, Absente, son absent Enée; Elle parle et répond pour lui, Afin de flatter son ennui: Elle n'en est point entendue, Car il dort, la cuisse étendue, Sans se soucier si Didon Passe une bonne nuit ou non. Quand le jeune Ascagne elle attrape, Comme ayant peur qu'il ne s'échappe, Elle le met entre ses draps, Et le serre entre ses deux bras, Essayant par cette finesse D'adoucir le mal qui la blesse: Ah! vraiment c'est un bon vieux tour Contre un dieu fin comme l'Amour! Cependant tout ouvrage cesse, On se débauche, et la jeunesse Ne songe plus à s'exercer Et ne fait que son temps passer. Tout mange, boit, rit, danse et raille; Au diable si pas un travaille! Tous les ouvrages commencés Par les ouvriers sont laissés: Les tours demeurent imparfaites, Les murailles ont des lunettes; Tous les desseins vont à vau-l'eau, Ce qu'on ne trouve bon ni beau; Tout le monde en dit des sornettes, On en fait mille chansonnettes: Autant en emporte le vent; On ne fait pas mieux que devant. Junon, de colère enflammée De voir perdre sa renommée Et mettre tout à l'abandon La Sidonienne Didon, Cette dame qui toujours gronde, Alla trouver Vénus la blonde, Et d'un visage renfrogné: "Vous croyez avoir tout gagné, Lui dit-elle, dame Cythère; Par votre infâme ministère, Et de Cupidon, votre enfant, Qui tranche du dieu triomphant, Et qui pourtant pour tout potage N'est que dieu du maquerellage. Vraiment vos deux divinités Ont de grands honneurs mérités, D'avoir triomphé par surprise De la pudeur de dame Elise. Maître Aeneas, votre bâtard, Comme tout soudrille est vantard, En fera des contes pour rire: Vous faites état d'en médire, Et les choses iront ainsi? Ah! vraiment, attendez-vous-y! Vous vous êtes mis en la tête Que notre chien n'est qu'une bête! Vous trouverez à qui parler. Je saurai fort bien démêler, Malgré vos dents, cette fusée, Fussiez-vous cent fois plus rusée. Confessez-le-moi sans mentir: Vous avez eu soupçon de Tyr, Et, pour cela, fait dans Carthage Tous ce plaisant remu-ménage; Tous vos desseins sont découverts, Et réussiront à l'envers. Certes, vous et moi, ce me semble, En nous raccommodant ensemble, Passerions bien mieux notre temps. Vos désirs sont déjà contents: Didon meurt d'amour pour Enée; Assemblons-les par hyménée. Je consens que le Phrygien Soit maître du Sidonien, Et verrai le prince de Troie Gouverner Carthage, avec joie. Eh bien, est-il bon, le parti? Lui dit Junon. - J'aurais menti Si je vous disais le contraire, Dit Vénus, et dans cette affaire Que vous venez de proposer, Je ne vois rien à refuser." Elle voyait pourtant la dame Junon jusqu'au fond de son âme, Et que la proposition N'était que pure invention, Afin que sa chère Lybie Fût à couvert de l'Italie: Mais à fourbe, fourbe et demi. "Vouloir être votre ennemi Et prendre contre vous querelle, C'est se vouloir perdre, dit-elle, On n'y peut gagner que des coups; Je sais fort bien qu'un diable et vous Etes quasi la même chose, Et que quand fâcher on vous ose, Il vaudrait mieux être pendu Or, pour cet hymen prétendu, Je doute bien fort de l'affaire, Car le Destin nous est contraire: Jupiter est pour le Destin, Qui veut que l'on parle latin Quelque jour par toute la terre. Il vous craint comme le tonnerre: Faites le diable à la maison, Vous le mettrez à la raison, Ou plutôt faites-lui caresse; Vous connaissez bien sa faiblesse Et, lorsque vous l'avez flatté, Si c'était votre volonté, Qu'il ferait la fausse monnoie; Que, sans se soucier si Troie En Rome ressuscitera, Tout s'en ira comme il pourra, Bien ou mal, pourvu qu'il vous plaise; Que le sort en gronde ou s'en taise, Le Seigneur s'en souciera peu, Et tournera la chose en jeu. Dressez donc votre batterie; J'assure Votre Seigneurie Que, de mon côté, je ferai Merveilles, ou je ne pourrai" Ainsi parla Vénus la belle. Junon, fort satisfaite d'elle Lui fit quelques compliments courts Puis reprit ainsi le discours: "Je me charge de cette affaire, Pourvu que nous puissions nous taire, Et chacune de son côté Agisse avec fidélité. Voici comme je m'y veux prendre Et le piège que je veux tendre: Demain ma Didon s'en ira, Sitôt que le soleil luira, A la chasse avec votre Enée; Une bourrasque inopinée, Que je ferai tomber sur eux; Fera peur aux plus valeureux. Horrible sera la tempête Dont je prétends troubler la fête, Car le tonnerre grondera, Grosse grêle s'y mêlera, Et l'obscurité sera telle Qu'on aura besoin de chandelle. Les Tyriens se cacheront, Et les Troyens, comme ils pourront. Pour éviter pareille pluie, Il n'est personne qui ne fuie, Et qui n'aille, pour se cacher, Sous un arbre ou sous un rocher, Sans songer si, durant l'orage, La reine marche à sec ou nage. Votre Enée, avec ma Didon, S'enfuiront, de grande randon, Se nicher dans une caverne, Et lors, je veux bien qu'on me berne, S'ils sortent comme ils sont entrés. Je vous les rends enchevêtrés D'un lien qui tient comme teigne, Et, si ma Didon n'est brehaigne, Dans neuf mois on verra sortir De leur fait un Infant de Tyr." Ainsi parla du ciel la dame. "Vous êtes une brave femme" Dit Vénus, riant en son coeur. Après ce compliment moqueur, Les deux dames se saluèrent, Et puis après se séparèrent; Vénus alla voir sa Paphos, Et Junon tira vers Samos, Pour assister une accouchée D'un embryon bien empêchée. Le lendemain, au point du jour, Tout fut en rumeur à la cour: La jeunesse phénicienne, Chacun avec son chien ou chienne, Tous braves et tous à cheval, Les uns bien et les autres mal, Et tous équipés pour la chasse, Parurent en la grande place. Force piqueurs massiliens, Quantité de valets de chiens, De leurs trompes faisaient fanfare, Comme qui dirait tantarare. Les uns étaient chargés de rets Pour emprisonner les forêts, Les autres d'alliers pleins de mailles Et de courcaillets pour les cailles. Bottés à cru, les gros milours, Armés d'épieux en habits courts, A la porte de dame Elise, Qui prenait encor sa chemise, Jouaient, les uns au trique-trac, Les autres prenaient du tabac, Discouraient d'une et d'autre chose, Et bien souvent riaient sans cause Mais à la fin trop de rumeur Mit la reine en mauvaise humeur: La dame leur envoya dire Qu'elle n'aimait pas ouïr rire. Son traquenard, rongeant son frein D'or, d'argent, de fer ou d'airain, Je n'en sais pas bien la matière, De son pied grattait la poussière: C'était un fort bon traquenard, Hormis qu'il avait un javart. La reine, habillée et coiffée, Et soigneusement attifée, Sortit en pompeux appareil. On ne peut rien voir de pareil: Sa seule robe en pierrerie Valait plus d'une métairie; Elle était de ras de Châlons Couverte de quatre galons, Et de gros boutons à freluches; Sur son chef deux plumes d'autruches Avec quelques autres de paon, Faisaient sur un petit turban Une espèce de capeline; Un carquois chargeait son échine, Garni de matras empennés Très artistement façonnés. Ses cheveux qui, sur son derrière, Flottaient d'une belle manière, Etaient ce matin-là gaufrés, Et noués de cordons chiffrés, De la main de la forcenée, D'un Ae qui faisait Aenée. Item, son superbe manteau Fait à Sidon de drap d'Usseau, Et qu'elle portait en écharpe, Etait d'une couleur de carpe, Car d'écailles d'or émaillé Et très artistement taillé L'étoffe était toute couverte, Et, sur l'écaille jaune et verte, Quand le soleil à plomb donnait, Peau de carpe elle devenait. Il se retroussait d'une agrafe Qui répondait à la piaffe: Cette agrafe représentait Une patte d'ours qui tâtait, Et que tâtait d'ours autre patte, L'une et l'autre de fine agate. Les Phrygiens vinrent aussi En grosses bottes de roussi. Iulus était à leur tête, Tout ébaudi de telle fête. Après lui vint son cher papa, Qui les yeux de tous occupa, Tant était beau le galant homme: Peu s'en fallait qu'il ne fût comme Apollon, alors que quittant Xanthe, qu'on dit qu'il aime tant, Et la Lycie, où l'on frissonne, Ce beau fils de dame Latone, Poudré, frisé, rasé de frais, A grand équipage et grand frais Vient faire à Délos résidence: Pour le recevoir chacun danse; Les Agathyrses peinturés, De leurs plus beaux habits parés, Et les Dryopes, et les Crètes, Dansent comme marionnettes; Chacun le cul du pied s'y bat: Jamais on ne vit tel sabbat. Ce dieu, sur les coteaux de Cynthe Se promène, la tête ceinte De feuilles et de rubans d'or. Tel, et plus beau peut-être encor, Parut en son habit de chasse Messire Aeneas dans la place. Il fut de chacun admiré, Des yeux de Didon dévoré, Et lui pareillement sur elle Joua souvent de la prunelle. Alors que l'on fut dans les bois, Des rochers chèvres et chamois Prirent la peine de descendre, Et l'on prit celle de les prendre. Force daims traversant les champs, Maintes pétarades lâchant, Faussèrent bientôt compagnie, Sans beaucoup de cérémonie, Et maint cerf y prit le devant, Vite autant et plus que le vent, Faisant naître dans son passage De poussière un épais nuage. Ils se sauvaient en moins de rien, En quoi certes ils faisaient bien Iulus, autrement Ascagne, Monté sur un cheval d'Espagne, Attrapait les plus avancés; Puis, les ayant outrepassés, Venait sur eux à toute bride, Poussait son cheval intrépide, Lui faisait passer des fossés, Qui font peur quand il sont passés. Oh! que le compagnon désire Qu'un grand sanglier de bonne mire Vienne déchirer, furieux, Les chiens au milieu des épieux, Ou que quelque lion descende Au milieu de toute la bande, Faire trembler les plus ardents En leur montrant griffes et dents, Quoique bête si ravissante Ne soit guère divertissante! Cependant qu'ainsi l'on chassait, Le ciel serein s'obscurcissait, Et, par de grands coups de tonnerre, Déclarait la guerre à la terre. Le tonnerre, ayant bien grondé, De la grêle fut secondé; La grêle le fut de la pluie. Il n'est personne qui ne fuie, Tant cet orage véhément Pensa tout perdre en un moment Il tonne, il grêle, il pleut, il vente; L'horrible tempête épouvante Les esprits les plus assurés, Et les éclairs réitérés, Au lieu d'aider dans les ténèbres, Font naître des craintes funèbres. Les Tyriens, comme des fous, Pour se cacher cherchent des trous, Les Phrygiens en font de même. Iulus, le visage blême, Demande partout son papa, Lequel cependant s'échappa Avec Didon toute pleureuse, Et néanmoins tout amoureuse, Et laquelle eût joué beau jeu, Qui l'aurait voulu croire un peu. Ils patrouillèrent dans les crottes, Sans se soucier de leurs bottes Non plus que de leurs pauvres gens, Et se sauvèrent diligents Dans une profonde caverne; Faute d'avoir une lanterne, Ils s'y fourrèrent à tâtons Et s'entre-servant de bâtons. Etant dans cette noire grotte, Chacun avec un pied de crotte, Ils recouvrèrent leurs esprits: C'est ce qu'on peut avoir appris D'une chose faite en cachette; Outre que ma plume est discrète, Virgile, qui n'est pas un fat, Sur un endroit si délicat A passé vite sans décrire Chose où l'on pût trouver à dire; C'est pourquoi je n'en dirai rien, Mais je crois que tout alla bien. Aeneas, comme un homme sage, N'en a jamais dit davantage, Et Didon n'a jamais rien dit De ce qu'en la grotte elle fit. Sachez seulement qu'ils s'y tinrent Assez longtemps, et que survinrent Tandis qu'ils furent là-dedans, De très funestes accidents. On dit que Junon la nocière, Et dame Tellus nourricière, S'entre-donnèrent le signal; Si c'est pour bien, si c'est pour mal, Encore un coup, je m'en veux taire. Le ciel, complice de l'affaire, Soit qu'il en fût d'avis ou non, Tira force coups de canon. Les nymphes des lieux en hurlèrent, Et leurs têtes déchevelèrent; C'est pourquoi le monde a pensé Qu'il s'était sans doute passé, Entre Didon et maître Enée, Une manière d'hyménée, Car de cet honnête nom-là Dame Didon nomma cela; Mais je sais bien que quelques prudes Lui donnèrent des noms plus rudes, Et, nonobstant la qualité, Qu'à Tyr l'on a bien caqueté, Tant de Didon que de son hôte. Certes, jamais pareille faute Ne causa pareil repentir, Et la pauvre Infante de Tyr En mourut, dont ce fut dommage. Que maudit soit son mariage, Et maudite soit sa vertu! Je veux qu'il se soit ébattu Avec elle, Aeneas de Troie Ce n'est qu'une action de joie, Et laquelle ne devait pas Produite un funeste trépas. En fallait-il cesser de vivre! La suive qui la voudra suivre! Je connais de fort bons esprits Qui ne voudraient pas à tel prix Acheter de la renommée, Qui n'est, ma foi! qu'une fumée. Autre renommée il y a, Laquelle partout publia Que Didon avec maître Enée Etait jointe par hyménée. Cette renommée est un mal, Ou plutôt un traître animal, Qui ne se peut tenir en place; Il n'est malice qu'il ne fasse; Il est menteur et médisant, Et prend force chemin faisant. Dans les commencements il semble Que de peur en parlant il tremble, Puis après à tout il se prend, Et de petit devient si grand Qu'il s'étend par toute la terre. On dit qu'après l'étrange guerre Que contre les dieux intenta Encelade, lequel planta Contre leur donjon escalade, La mère de cet Encelade Et de Caee, autre grand voleur, En accoucha par grand malheur. Ceci soit dit sans lui déplaire, La terre ne pouvait pis faire: Quand elle en aurait avorté, Elle aurait bien plus mérité Ce monstre bizarre et fantasque Va vite du pied comme un Basque, A le corps de plumes couvert, Sur chaque plume un oeil ouvert, Une oreille toujours ouverte, Langue à craindre, et bouche diserte Qui dit tout indifféremment Ce qu'elle sait, et souvent ment. La nuit elle fait diligence, Cette pernicieuse engeance, Et vole comme un chat-huant, Ses vastes ailes secouant Entre deux airs sans prendre terre; Puis le jour elle fait la guerre, S'entend à l'oeil, sur une tour, Et prend garde tout alentour, L'oreille ouverte, pour apprendre Ce que sa bouche doit répandre. Tout beau, je parle en singulier, Devant que parler en plurier La male bête a des oreilles, Des bouches pâles ou vermeilles, Et des yeux jour et nuit ouverts, Noirs, bleus, gris, blancs, jaunes ou verts, (De la couleur il ne m'importe), Autant que son maigre corps porte De plumes, dont il est aussi Porté tant par-là que par-ci (Ou par-ci par-là, l'un vaut l'autre. En un métier comme le nôtre, On ne rime pas comme on veut Mais seulement comme l'on peut). Cette conteuse de nouvelles En fit partout courir de belles Tant d'Aeneas que de Didon, Publiant qu'elle avait fait don De sa personne à maître Enée, Et cela, par bon hyménée; Et qu'Aeneas, de son côté, S'était sottement garrotté; Que ce restaurateur de Troie Se donnait bien fort au coeur joie Avec la dame, et que tous deux, Sans se mettre en peine si d'eux Sortiraient les deux républiques Par lesquelles, à coups de piques, De dagues, masses, flèches, dards, Sont tombés tant de bons soudards, Ne s'amusaient plus dans Carthage Qu'à vaquer à leur mariage, Et passaient les jours tout entiers A faire des héritiers. Leurs courtisans faisaient de même, Tout était veille de carême, Les vendredis et samedis, Comme les lundis et mardis. On n'entendait que sérénades, On ne voyait que mascarades, Faire festins, danser ballets; Fous les maîtres, fous les valets. Tout allait en cour par écuelles. Tant les messieurs que les donzelles, Les donzelles que les messieurs, Faute d'exercices meilleurs, S'appelaient: Mon petit coeur gauche, Faisaient jour et nuit la débauche. Les plus morigénés d'eux tous Pouvaient passer pour de grands fous, Et Didon était résolue, Dût-on l'appeler dissolue, Et quand bien on en médirait, Que, tant que l'hiver durerait, Elle passerait son envie, Et ferait jour et nuit la vie, De pareille force et vigueur Malgré l'hiver et sa rigueur Ce sont les discours malhonnêtes Dont la plus méchante des bêtes Rendit les peuples ébahis Du vaste libyque pays. Puis elle alla trouver Hiarbe, Le roi du peuple pique-barbe, Que le grand Jupin Hammon fit A Garamante, qu'il ravit; Elle fut longtemps son amante, Cette donzelle Garamante, Et tint longtemps embéguiné Ce Dieu, par son teint basané. Ce prince honorait fort son père, Et n'honorait pas moins sa mère, Afin de vivre longuement: Pour cela, magnifiquement Il avait fait bâtir cent temples, De riche structure, et fort amples; Dans ces cent temples, cent autels (Peu de gens en ont vu de tels), Ornés de figures taillées, Très artistement grisaillées. Devant chaque autel, lampe était, Qui beaucoup d'huile lui coûtait, Etant jour et nuit allumée, Là, mainte victime assommée, Par ce roi noir vêtu de blanc, Engraissait la terre de sang. Les portes en étaient ornées De fleurs, de rubans cordonnées, Et les rubans, comme les fleurs, Etaient de diverses couleurs. La nouvelle étant donc semée Par la méchante renommée, Que Didon et le Phrygien Scandalisaient les gens de bien, Ce prince du pays libyque Comme un amant bientôt se pique, Et qu'il avait l'esprit hautain, Crut qu'il n'était rien plus certain. Il s'en alla tout en colère Au temple s'en plaindre à son père. Voici les discours qu'il lui tint, Les yeux pleurants, pâle le teint, Et les mains vers le ciel haussées, L'une dans l'autre entrelacées: "O grand Jupiter! révéré Du Maure au grabat peinturé, Et qui pourtant n'as grande cure Du Maure ni de sa peinture, Quoique le Maure en vérité Boive souvent à ta santé, Ton tonnerre et tes pétarades, Ne sont donc que fanfaronnades, Et tout le bruit qu'au ciel l'on fait N'est rien que du bruit sans effet? Quoi! le bon qui te sacrifie, Et le méchant qui te défie, N'en seront donc ni pis ni mieux; Et la terre, au-dessous des cieux, N'aura que le désavantage D'être plus basse d'un étage? Et moi qui te sers nuit et jour, Et la Didon qui fait l'amour, Mériterons de même sorte, Si bien, Jupiter, qu'il n'importe De faire bien, ou faire mal, Auprès de toi tout est égal! Une Didon, une coureuse, S'en vint, en faisant la pleureuse, Nous demander place à bâtir: Cette fugitive de Tyr, Qu'en ce rivage nous reçûmes, Et dont compassion nous eûmes, Est éprise d'un autre gueux, Qui se fait nommer le Pieux; Cet autre Pâris, cet Enée, Avec sa troupe efféminée, Comme une donzelle acoutré, Poudré, frisé, fardé, mitré D'une toque méonienne, Avec cette Sidonienne Tout ouvertement fait dodo, Et, comme on dit, vit à gogo. Ainsi par cette bonne dame, Cependant que je te réclame, Je me trouve amoureux cornu, De quoi je te suis bien tenu. A d'autres, Jupiter, à d'autres! Si sur les sacrifices nôtres Tu fondes tes meilleurs repas, Ma foi, tu n'engraisseras pas. De mes victimes assommées, Et de mes lampes allumées Je suis fort mal récompensé Vraiment, si je l'eusse pensé, Je n'eusse pas perdu ma peine, Et mainte vache, et bête à laine, Seraient encore dans leur peau A faire honneur à mon troupeau." Cette harangue bien sensée, Ainsi chaudement prononcée, Fit tout l'effet qu'elle devoit. Seigneur Jupiter, qui tout voit, Vit le monsieur et la madame Qui s'appelaient: Mon coeur, mon âme, Et l'un de l'autre embéguinés Sans cesse se riaient au nez, Sans se mettre beaucoup en peine, Autant Aeneas que la reine, S'ils faisaient les gens caqueter. Cela fâcha bien Jupiter. Il appela son fils Mercure, Bâtard de gentille nature, Et bien aussi morigéné Qu'un garçon sans offense né: Il est vrai qu'il aimait à prendre, Mais on en est quitte pour rendre. Sitôt que son père le vit, Voici le discours qu'il lui fit: "Va faire brider un Zéphyre, Monte dessus et t'en va dire A maître Aeneas le Troyen Qu'il ne fut jamais qu'un vaurien; Que sa mère de son courage Nous avait promis davantage. Deux fois des mains des Grecs sauvé, On ne l'avait pas réservé Pour faire de l'amant fidèle, Ou plutôt du Jean de Nivelle. Dis-lui qu'un miroir à putain Pour dompter le pays latin Est un malpropre personnage, Et que de Teucer le lignage Demande un homme de vertu, Et non pas un cogne-fêtu, Pour le faire bientôt renaître, Et dans le bas monde paraître Arbitre de tous les Etats, Foulant aux pieds les potentats. Si cette grandeur l'importune, Qu'il n'empêche pas la fortune D'Ascagne à cela destiné Par un arrêt au ciel donné. Qu'il cesse donc de me déplaire; Qu'il navigue et me laisse faire, Et, s'il dit qu'il n'en fera rien, Qu'il s'aille, vous m'entendez bien, Je ne veux point dire le reste. Vole donc, mon fils, adieu, preste!" Ainsi lui parla Jupiter, Et Mercure alla s'apprêter: A ses talons, que mule aucune, Par respect, jamais n'importune, Talonnières il ajusta, Et puis proprement ajouta A chacune une paire d'ailes, Car ce Dieu ne pourrait sans elles, Quoique Dieu, non plus qu'un caillou, Voler sans se casser le cou; Mais, quand il a la jambe armée De sa talonnière emplumée, Dessus la terre et dessus l'eau Il ne se trouve point d'oiseau Qui voulût faire une carrière Contre un tel porte-talonnière, Qui pourrait du vol disputer Avec l'oiseau de Jupiter. Et puis il prit son caducée: C'est un verge entrelacée D'une couple de beaux serpents, Entortillés, et non rampants. Avec cette verge il fait rage, Ce Dieu, patron du brigandage; Prononçant certains mots follets Qu'on dit jouant des gobelets, Et dont j'ai perdu la mémoire, Il fait ce qu'on ne pourrait croire: S'il ne fait qu'un homme toucher, En Enfer il se va cacher; Et, s'il veut retirer cet homme, Le retouchant, il en sort comme Qui dans l'Enfer n'a point été, Sans être de son feu gâté. Quand il veut qu'un homme sommeille, Lui fourrant sa verge en l'oreille Il le fait bientôt sommeiller, Et, quand il le veut réveiller, A deux ou trois bons coups qu'il donne De son bâton, il n'est personne Qui ne se réveille en sursaut. Il en fait le froid et le chaud; De là même, il fait la tempête; Et, quand elle fait trop la bête, Il la dissipe en un instant. Avec ce bâton important Il donne aussi sur les oreilles, Et mille autres belles merveilles Que je n'ai loisir de conter, De peur de le trop arrêter. Le voilà déjà qui côtoie, Comme un aigle et non comme une oie, Les flancs de son grand-père Atlas, Vieillard qui doit être bien las Depuis que son échine forte Toute la masse du ciel porte. Ce mont a sur sa sommité Des grands sapins en quantité, Qui couvrent sa tête et sa nuque Et lui font comme une perruque. De son gros chef couvert de bois S'exhale maint nuage épois Qui le cache et qui l'environne, Et lui fait comme une couronne Sa bouche crache des ruisseaux, Dont les froides et claires eaux Se séparent en plusieurs fleuves; Tous les hivers, des neiges neuves Lui font un justaucorps nouveau, Qui ne quitte jamais sa peau, Et toujours neige dessus neige Son ventre et son grand dos allège Contre le soleil toujours chaud En ce climat plus qu'il ne faut. Sa barbe, magasin de glace, Fait honneur à sa large face, Car la glace sied au menton Mieux que la laine ou le coton. Là, le Dieu porte-caducée Fit sa première reposée, Et puis, hachant dru et menu, De ses quatre ailes soutenu, Vint fondre sur les eaux salées. Avec ses ailes étalées, Il semble qu'il voudrait ramer, Tant il rase de près la mer: Comme un oiseau de couleur bleue, Au bec long, à la courte queue, Un peu moins gros qu'un sansonnet, Que l'on appelle un martinet, Nage de l'aile à fleur de l'onde, Et puis tout à coup son fond sonde, Afin de prendre au dépourvu Un petit poisson qu'il a vu, Et puis, l'ayant happé, le croque Tout vif, arête, écaille et coque; Tel, mais quatre fois plus léger, Des Dieux l'illustre messager, Du dos de monsieur son grand-père (Car Atlas engendra sa mère), Vint, rasant le bord libyen, Fondre où le prince phrygien, Avec Didon d'amour ravie, Menait une fort laide vie. Ce gentil dieu que je vous dis, Pour ne rien faire en étourdi, Se posa sur une chaumière; Là, de sa double talonnière Désembarrassant son talon, Il vit, faisant le violon Vis-à-vis de sa violonne, Messire Aeneas en personne, Poudré, frisé, fardé, tondu: Un riche habit bien entendu Augmentait fort sa bonne mine: Il était de belle étamine, Le manteau de drap de Sidon, Présent de la dame Didon. Comme cette reine amoureuse Etait une grande couseuse, Elle avait fort adroitement Chamarré d'un beau passement Et parsemé de points d'aiguille Autant l'habit que la mandille Son coutelas damasquiné, D'une peau d'anguille engainé Avait de jaspe la poignée Très artistement besognée; Enfin, il était ce jour-là De ceux dont l'on dit: Les voilà! Elle près de lui, lui près d'elle, Regardant une citadelle Qu'on bâtissait diligemment, Ils ordonnaient du bâtiment; Tout beau! tout beau! je me mécompte Si fort que j'en rougis de honte: Didon n'était pas avec lui; J'ai pensé donner aujourd'hui A mes envieux à reprendre, Et dire de moi pis que pendre. Retournons au dieu, qui surprit Messire Aeneas, dont l'esprit Ne songeait alors qu'à Carthage, Et bien moins à faire voyage Que moi, cul-de-jatte follet, Ne songe à danser un ballet. La harangue du dieu fut telle: "Ah! Dieu vous gard', mademoiselle, Car, vu l'habit que vous portez, Semblable nom vous méritez. Vous faites donc de l'architecte, Et votre vertu, qu'on respecte, S'acoquinera, de façon Que vous passerez pour maçon Vous songez à bâtir Carthage: Vous êtes un homme bien sage! Eh quoi! pour vos folles amours Voudriez-vous bien passer vos jours A faire le Sardanapale, Et servir une martingale? Si vous vous trouvez bien ici, Il n'en est pas d'Ascagne ainsi, Auquel, au moins à sa lignée, La terre habitable gagnée Et promise par le Destin, A la gloire du nom latin. Jupiter le lance-tonnerre, Qui voit comme dans cette terre. Vous vivez, dont il a pitié Plus qu'il ne doit de la moitié, Par moi qui vous parle vous mande Que, quittant cette houppelande Et cet habit efféminé, Au plus tôt l'ordre soit donné Pour partir à toute la flotte, Ou qu'autrement d'une marotte Il veut que vous soyez coiffé, Et du catalogue biffé De ceux dont il fait quelque compte. Vous devez bien mourir de honte, De faire si longtemps le fou, Et de passer pour le matou D'une chatte de Barbarie. Reconnaissez sa piperie, Et croyez ce que je vous dis." Après ce langage hardi, Il reprit sa forme première Et ce grand éclat de lumière, Dont les dieux sont accompagnés. Maître Aeneas, les yeux clignés, Le poil hérissé dans la tête, Et stupéfait comme une bête, Ou comme un homme condamné, Demeura si fort étonné Qu'il ne vit point partir Mercure. Le temps déjà beaucoup lui dure Qu'il n'ait regagné ses vaisseaux, Et n'aille joue des couteaux, Où son noble destin le mène. Il n'est pas en petite peine De savoir où, quand et comment, Il pourra faire un compliment Dont la dame Didon se paie. De l'apaiser de quelque baie, Son coeur n'y saurait consentir; Et cependant il faut partir. Il gratte et regratte sa tête Pour trouver un prétexte honnête De quitter ces aimables lieux: Il pourrait alléguer les dieux; Mais une amoureuse en colère Aux divinités peu défère. Le pauvret, que fera-t-il donc, Etant confus s'il le fut onc? Je conseillerais le beau sire, De s'en aller sans en rien dire, Quitte pour crier au larron. En cet endroit, maître Maron N'a point approfondi l'affaire, Tellement qu'il se peut bien faire Que maître Aeneas était fou D'avoir toujours femme à son cou, Et volontiers pliait bagage; Mais, comme il était homme sage, On n'a jamais su tout de bon Si cela lui fâchait ou non. Il fit venir maître Sergeste, Mnesthée, et Cloanthe, et le reste De ses amis les plus discrets, Auxquels il dit: "Soyez secrets; Ramassez tous vos équipages: Les plus prompts seront les plus sages. Qu'on mette au plus tôt les vaisseaux En état de fendre les eaux; Enfin que la flotte s'apprête, Et ne vous rompez point la tête Du sujet que nous en avons: Soyons secrets, et nous sauvons. De mon côté, j'aurai la peine D'y faire consentir la reine. En lui faisant un tel discours, Je sais le péril que je cours; Je ferai couler mainte larme, Je causerai bien du vacarne, Et je m'attends aux accidents Qui viennent d'ongles et de dents. Elle aura beau faire la belle, Si partirai-je en dépit d'elle, Me dût-elle sauter aux yeux, Lorsque nous ferons nos adieux. Comment ferai-je? que dirai-je? Et par où le commencerai-je, Ce malencontreux compliment? Par ma foi! je ne sais comment. Qui pourrait changer la corvée, Contre quelques coups d'escourgée! Ou que ne suis-je déjà loin, Avec dix mille coups de poing!" Ainsi parla messire Enée, Et sa troupe bien étonnée, Et pourtant aise de partir, Lui promit tout, sans repartir. Mais leur clandestine entreprise A Didon fut bientôt apprise, Soit que la dame s'en doutât, Ou que la chose on lui contât. Qui pourrait tromper une amante? Elle était un peu véhémente, Et voulait ce qu'elle voulait Quatre fois plus qu'il ne fallait; Mais, quand un nigaud lui vint dire, Dont il n'eut pas sujet de rire, Car le menton on lui pela, Lorsque la chose il révéla; Quand donc on avertit la dame Que de la moitié de son âme On l'allait bientôt séparer, Qu'Aeneas faisait préparer Sa flotte comme un infidèle, Sans se soucier beaucoup d'elle, Alors la pauvre femme, alors Malade d'esprit et de corps, Devint tout à coup la figure Du visage et de la posture D'une Thyade ayant du vin, Quand, pleine de ce jus divin, Durant la triennale orgie Dont la fête a tant d'énergie, Bacchus, des dieux le plus grand fou, Entre dans son corps, par son cou, Ou, si l'on veut, par son derrière, Je n'en sais pas bien la manière; Mais bien que ce fougueux démon Se rend maître de son poumon, La fait hurler comme une bête, La fait crier à tue-tête, Comme on fait après un larron Sur le sacré mont Cithéron, Portant mal le vin qui l'emporte, Et montrant tout ce qu'elle porte: Ainsi, la reine ayant pleuré, Gémi, sangloté, soupiré, Sué de chaud, tremblé de fièvre, Tordu ses doigts, mordu sa lèvre, Plombé son sein, ses yeux poché, Ses cheveux noirs bien arraché, Ses deux fesses bien souffletées, Et ses servantes maltraitées, Elle alla trouver de ce pas, Marchant en folle, sans compas, Le vénérable fils d'Anchise, Et l'entreprit en cette guise: "O des fripons le plus fripon, Franc soudrille, grippe-chapon, Homme sans honneur et sans âme, Je vais bien te chanter ta gamme! Tu l'as donc espéré, méchant, Et qui de moi te vas cachant, De faire sans moi ta retraite, Peut-être en larron, ta main faite; Et la faire à notre déçu, D'où l'on t'avait si bien reçu? Quoi! l'amour que tu m'as jurée, Ma main dans la tienne serrée, Ce qui te fut en moi de cher, Ne peuvent donc t'en empêcher, Ni Didon, de la mort si proche, Ame de bronze, coeur de roche? Et tu veux partir en hiver, Comme ne pouvant t'arriver Un plus grand mal que ma présence! Hélas! celui de ton absence Est d'autant plus cruel pour moi Que je ne puis vivre sans toi; Car tant mon malheur est extrême, Tout méchant, tout cruel, je t'aime. Cependant, perfide, tu pars Pour un chemin plein de hasards. Si c'était pour aller à Troie, J'y consentirais avec joie; Mais tu t'en vas, et tu ne sais Pour quelle raison tu le fais, Si ce n'en est une assez forte, De me voir bientôt raide morte. Demeure donc, tu feras mieux: Je t'en conjure par mes yeux, Qui furent pour toi pleins de charmes Et ne le sont plus que de larmes; Je t'en conjure par la main Que tu m'as donnée, inhumain, Par la main que tu m'as donnée En signe de notre hyménée, Le seul bien qui me peut rester, Et pourtant que tu veux m'ôter. Si cette raison est peu forte, Ne m'aime plus, il ne m'importe, Mais prends pitié d'une maison Que tu perds par ta trahison. Demeure donc, cruel Birène, Ou que le grand diable t'emmène! Pour toi des peuples libyens, Et, je l'ose dire, des miens, Des Tyriens je suis blâmée; Par toi je suis sans renommée, Par qui j'allais le nez levé, Et paraissais sur le pavé, Au lieu que dans ma propre ville Chacun de moi fait vaudeville, Et je sais plus d'un rocantin Où l'on m'ose appeler putain. Demeure donc, cruel, demeure; Regarde une reine qui pleure. Sitôt que tu seras parti, Mon maraud de frère, averti, Viendra tout piller à ma barbe. Peut-être le Gétule Hiarbe, Que j'ai toujours traité de sot, Pour me faire écurer son pot, Ou pour chose encor plus honteuse, M'emmènera comme une gueuse. S'il restait encore avec moi Un fils qui fût semblable à toi, Non pas d'humeur, homme volage, Mais bien du corps et du visage, J'aurais en mon affliction Un peu de consolation; Mais de toi tout ce qui me reste N'est qu'un désespoir bien funeste, Qui devrait bien causer le tien, Si tu n'étais pire qu'un chien." Ainsi dit la dame affligée, Et puis elle fit l'enragée: Aeneas, ferme comme un roc, Et sur ses ergots comme un coq, Tant le Dieu lance-pétarade, Par cette fameuse ambassade, L'avait rendu fier et dépit, Se mit à rêver un petit. Il fut longtemps sans se remettre, Etant pris au pied de la lettre. Enfin, ayant bien bégayé, Il dit, le visage effrayé, Comme d'un homme qu'on va pendre, Ces mots qu'il vous plaira d'entendre: "Belle qui pleurez par les yeux, Ou parlez moins, ou parlez mieux. Vous m'assassinez de reproche, Vous m'appelez un coeur de roche: Je n'en ai jamais eu pour vous Que de mouton, et des plus doux. Je ne veux point nier ma dette: J'en ferai sonner la trompette, Publiant, ici comme ailleurs, Qu'on ne voit point de gens meilleurs Que les habitants de Carthage, Si ce n'est qu'ils ont le visage Un peu tanné, sauf votre honneur, Et tirant sur le ramoneur, Le nez un tant soit peu trop large, Et la lèvre avec trop de marge, Et je ne sais quelle senteur Qui tient bien de la puanteur; Mais ce petit défaut s'excuse En une nation camuse, Et votre petit nez de chien N'a jamais offensé le mien. Quant à moi, pour des choses telles, Que je traite de bagatelles, Je ne partirais point d'ici, Si les Dieux le voulaient ainsi, Et passerais bien une année En cette terre basanée. Mon Dieu, que les chats y sont beaux! Je veux en charger mes vaisseaux, Et veux acheter de vos barbes. Pour me souvenir des Alarbes. Alors que je les monterai, Croyez, Madame, que j'aurai De Votre Majesté mémoire; Par ma foi, vous le devez croire. Donnez donc trêve à vos beaux yeux; Ne pleurez plus, vous ferez mieux. Vous m'avez parlé d'hyménée Avec un certain maître Enée; Madame, je le connais bien, Au nom de Dieu n'en faites rien: C'est un esprit acariâtre, Homme à vous battre comme plâtre, Qui se ferait démarier, Et lors vous auriez beau crier. Chassez donc, si vous êtes sage, De votre esprit ce mariage. Cet homme n'est pas votre fait, Et ce n'est pas pour cet effet Qu'il a pris terre en cette côte. Ne comptez donc plus sans votre hôte, Et rayez-moi de vos papiers; Faites marcher vos ateliers, Et m'oubliez, s'il est possible; Faisons-nous un adieu paisible, De crainte de faire parler Ceux qui nous verraient quereller. Si j'étais encore mon maître, Je resterais ici peut-être, Mais aussi peut-être que non, Car je vous le dis tout de bon, Le plus grand souhait de mon âme Ne va qu'à rebâtir Pergame Et qu'à rendre Troie au Troyen. Puis un Apollon Grynéen Des saints oracles interprète, Me voit souvent et me répète Que je perds ici bien du temps, Que les dieux n'en sont pas contents, Qu'on parle au ciel de ma folie, Qu'il faut que j'aille en Italie Sans faire auprès de vous l'Adon; Car dites-moi, dame Didon, Puisque vous êtes bonne et sage, Voudriez-vous bien quitter Carthage? Vous seriez folle en cramoisi, Ma bonne dame, pensez-y Si j'allais mépriser la terre, Où ma postérité par guerre Doit tout mettre sous le bâton, Encore un coup, qu'en dirait-on? Ce serait jouer à déplaire Aux dieux qui conduisent l'affaire, Et ne m'estimeriez-vous pas Fol à vingt et quatre carats? Toutes les nuits, mon père Anchise Me vient tirer par ma chemise, Et me crie: "Homme sans vertu, A quoi diable t'amuses-tu? Est-il temps d'enfiler des perles? Et d'aller à la chasse aux merles?" J'ai mis merles pour rimer mieux, Car, autant que le sérieux, Le burlesque veut que l'on rime, Et veut même aussi que l'on lime; Autrement les vers, sans repos, Se peuvent faire à tous propos, Et n'est aucun qui ne rimaille En ce temps-ci, vaille que vaille, Et tel livre est, de bout en bout, Rime, et puis rime, et puis c'est tout, Des mots de gueule hors de leur place, Et quolibets froids comme glace. Tels rimeurs mériteraient bien D'être nommés rimeurs de rien, Ou bien rimeurs à la douzaine. Ceci soit dit pour prendre haleine; Si quelqu'un n'en est pas content, Il en peut de moi dire autant: Je crains fort peu les coups de langue. Or, pour reprendre la harangue Dont nous avons rompu le fil: "Madame, continua-t-il, Ce cher père, qui tant m'effraie, Me dit avec sa voix d'orfraie "Oh! des hommes le plus perdu, Qui faisais tant de l'entendu, Et pourtant n'es pour tout potage Qu'un bourguemestre de Carthage, Quel est le chemin que tu prends? Qu'en diront messieurs tes parents? Qu'en dois-je dire, moi, ton père? Qu'en doit dire Vénus, ta mère? Elle en peut dire, et dira bien, Qu'un bâtard ne vaut jamais rien. Et qu'en dira ton fils Ascagne A qui le pays de Cocagne Est promis par l'arrêt des Dieux? A moins que d'en être envieux, Qui doit en faire la conquête, Pour le voir couronne à la tête, Que toi, qui n'as que du caquet, Et qui t'es découvert coquet?" Sans cesse il me tient ce langage. Mais en voici bien davantage; Après quoi je ne dis plus rien, Et de cela vous pouvez bien Me croire, ou, si vous ne le faites, Je dirai partout que vous êtes Femme têtue et sans raison. Je vous dis donc, sans trahison Et sans mentir d'une parole, Que Mercure, le dieu qui vole Moins des ailes que de la main, En habit et visage humain Mais tout éclatant de lumière, A moi qui parle et ne mens guère, Auprès d'ici s'est présenté. Si je ne vous dis vérité, Puissé-je n'être qu'une bête! Ce dieu m'a bien lavé la tête; Mettez donc la vôtre en repos, Sans regret donnez-moi campos, Ou bien je le saurai bien prendre, Quand on me devrait faire pendre. Je verrai le pays latin; J'y suis forcé par le Destin, Et vous par votre destinée, A vous passer de maître Enée" Tandis qu'Aeneas enfila Le discours civil que voilà, Didon, de raison dépourvue, Ne jeta point sur lui la vue. Les yeux fichés sur le pavé, Le visage de pleurs lavé, En son esprit bourru la rage Faisait un étrange ravage. Enfin ses yeux elle darda Sur Enée, et le regarda Depuis les pieds jusqu'à la tête, Furieuse comme tempête, Et puis lui dit ces mêmes mots: "O le plus vil des animaux, Le plus dur et le plus sauvage, Et qui fais tant de l'homme sage, Tu n'es qu'un sot, tu n'es qu'un fat, Tu n'es qu'un larron comme un rat, Un coureur de franches lippées, Et tes suivants, traîneurs d'épées, Qui ne valent pas mieux que toi, Ne seraient pas vivants sans moi. Tu te dis fils de Cythérée: La chose n'en est assurée Qu'en tant que grand fils de putain; Mais je sais bien pour le certain Que ni Cythérée est ta mère, Ni feu Dardanus ton grand-père, Et que toi, qui fais tant du coq, Ne fus jamais que fils d'un roc, Et qu'une montagne est ta mère; Que de telle mère et tel père Il ne peut sortir qu'un caillou. Non, je me trompe, c'est un loup Qui t'engendra d'une panthère; Aucuns disent une vipère Qui te conçut d'un léopard; Les autres disent un lézard, Qui t'engendra d'une tigresse; Autres, un dragon, d'une ânesse; Un renard, d'un caméléon; Un rhinocéros, d'un lion; Un crocodile, d'une autruche. Un loup-cervier, d'une guenuche. Pour moi je te mets au delà De tous ces vilains monstres-là. Pour dire de toi pis que pendre, Et, de crainte de me méprendre, Je te tiens roc, roche, caillou, Panthère, léopard et loup, Vipère, lézard et tigresse; Je t'estime dragon, ânesse, Un rhinocéros, un lion, Un renard, un caméléon, Un faux crocodile, une autruche, Un loup-cervier, une guenuche, Et, pour achever mon sermon, Je te tiens pire qu'un démon, Pire qu'un diable qui t'emporte, Toi, ton fils, toute ta cohorte, Et moi sotte carogne aussi De m'être embéguinée ainsi D'un mangeur de poule, un gendarme! Ai-je vu couler une larme De ses yeux? ai-je ouï sortir De sa bouche un petit soupir? A-t-il eu pitié d'une amante? Mais vainement je me tourmente: Il n'est qu'un pendard, qu'un vaurien, Et Jupiter, qui le voit bien, Et l'ingrate Junon, complice, Ne m'en feront jamais justice! On ne voit plus que des ingrats. Les voyez-vous refaits et gras, Ces Phrygiens que Dieu confonde! Délabrés, s'il en est au monde, Transis de froid, mourant de faim, Qu'on eût fouettés pour du pain, Pauvres d'habits comme de mine, Sales magasins de vermine, Enfin véritable cagous, Et leur roi le plus gueux de tous, Ils sont venus en ce rivage Montrer leur affamé visage; Ils ont mangé comme des loups, Et, quand ils ont été bien soûls Et contents comme rats en paille, Le capitaine et la canaille S'en vont sans payer leur écot! Que maudit soit le pied d'escaut, Et les pieds d'escauts qui le suivent! Par moi seule les coquins vivent, Ils me quittent, les vagabonds! Ah! je vais sortir hors des gonds, La fureur saisit ma cervelle. Le traître me la baille belle: Il m'allègue un dieu Jupiter Qu'il a peur de mécontenter, Et les oracles de Lycie, Comme si le ciel se soucie De celui-là, de celui-ci! Il serait bien oiseux ainsi! Et puis, admirez l'imposture: Il me vient jurer que Mercure, Sur ses ailes doubles porté, A lui tantôt s'est présenté Pour hâter ce plaisant voyage Ah! je n'en puis plus, j'en enrage! Va, va, je ne te retiens plus Par mes reproches superflus; Va-t-en où ma fureur t'envoie, Que jamais je ne te revoie; Va chercher ton pays latin, Fuis-moi, cruel, suis ton destin. Si le ciel a quelque justice, Un écueil sera ton supplice; Là, tu demanderas pardon; Là, tu réclameras Didon, Didon, par toi tant offensée, Au lieu d'être récompensée. Je te veux poursuivre, inhumain, Une torche noire à la main Je t'en grillerai les moustaches, Homme le plus lâche des lâches, Et, quand j'aurai fini mon sort, Tu me verras, après ma mort, Et jour et nuit, fantôme horrible, Te lançant un regard terrible; Je te ferai partout: Hou! hou! Je te ferai devenir fou. En Enfer j'aurai la nouvelle Du désordre de ta cervelle; Dieu sait si son vin il aura, Celui qui me l'apportera! Oh! chien, loup, lion, tigre, Suisse, Que bientôt le ciel te punisse!" Après ce joli compliment, Qu'elle fit un peu brusquement, Elle lui tourna le derrière D'un dédaigneuse manière. Le seigneur lui fit un salut, Dire ses raisons lui voulut; De ses bras elle se dérobe, Lui laissant un pan de sa robe. Il la ressaisit, l'embrassa; Elle se désembarrassa Sans vouloir ouïr la harangue Qu'il tenait prête sur sa langue; Sottement il la conjurait, Car lors grande risque il courait De ne lui dire rien qui vaille, Car tout criminel s'entretaille. Enfin lui disant: "Croyez-moi," Elle lui criant: "Ote-toi, Infidèle, ingrat, hypocrite!" La dame gagna la guérite, Et le laissa, pour reverdir, Au point qu'il allait s'enhardir De la payer d'un apophtegme. Il avait jà mis bas un flegme, Car il crachait, toussait, mouchait, Quand un discours il ébauchait; Mais la cruelle à tout bride Le laissa discourir à vide. Après cette reine qui court, Ses femmes, ayant le nez court Et les narines écachées, Suivaient, faisant les empêchées: Maures à la file marchant, Comme les vaches vont aux champs, La suivirent jusqu'à sa chambre, Où, se dépouillant chaque membre, Dans son grabat elle se mit. Dieu sait si la dame y dormit! Pour Aeneas, quoiqu'en son âme Il aimât tendrement la dame, Et que de se voir obligé De prendre ainsi d'elle congé Il eût un dépit incroyable, L'arrêt des Dieux, irrévocable, Fit qu'il n'en relâcha pas moins De sa diligence et ses soins A faire travailler son monde. Les uns poussaient les nefs dans l'onde, Et les autres les espalmaient, Ou bien de rames les armaient. Là l'on cogne, là l'on charpente, Là l'on raccommode une fente; Chacun travaille à qui mieux mieux, Autant les jeunes que les vieux. Ainsi les fourmis, ce me semble, Que le soin de l'hiver assemble, Pour picorer quelque boisseau De froment mis en un monceau, Vont au travail en grosse troupe, Chacun un grain de blé en croupe, A la file s'entre-suivant; Bel exemple pour les vivants D'amasser leur froment en gerbe, Au lieu de le manger en herbe! Il me semble que je les vois Conduisant leur petit convoi: Le chemin de fourmis fourmille, Sur leur dos noir le grain blanc brille; On dirait des grains cheminant, Tant les allants que les venants N'occupent qu'une étroite voie, Où l'on traîne, porte, ou charroie. Les uns, en guise de sergents, Font marcher les moins diligents, Les plus forts les faibles soutiennent, Les uns vont, et les autres viennent, Enfin tous travaillent fort bien, En fourmis d'honneur et de bien. Les nobles Troyens, tout de même, Par une diligence extrême Equipent leurs nefs dans le port, Dont Didon se réjouit fort. Quelle fut alors ta pensée, Ah! pauvre Didon insensée? Dis-nous un peu combien de fois Tu joignis à ta faible voix, Qui faisait alors mille plaintes, De tes dix ongles les atteintes, Et te fis des incisions, Sans parler des contusions! Lorsque tu vis sur ton rivage, Qu'on jouait à remu-ménage, Quelle fut ton affliction, Et jusqu'ou fut ta passion! Que des matelos les huées, Le grand bruit des nefs remuées, Et tout le rivage en rumeur, Te mirent en mauvaise humeur! Elle pleure, et ses ongles ronge, Tandis qu'elle consulte, et songe, Si devant ce Catilina Elle ira faire O benigna Afin qu'en ce pressant affaire, Reproche on ne lui puisse faire De n'avoir pas tout essayé, Et de n'avoir pas employé Ce qu'elle avait de rhétorique, Pour fléchir cet amant inique, Ce Néron, ce Tiberius, Qui faisait de l'Olibrius. O petit bâtard de Cythère, Quoiqu'issu de bons père et mère, Tu ne vaux pourtant pas un liard! Bandé comme un colin-maillard, Que sur les coeurs avec tes flèches Tu fais d'imperceptibles brèches, Et par la force de tes coups, Que de sages deviennent fous! Ira-t-elle, la pauvre bête, Porter soi-même sa requête, Par laquelle il est conjuré Que son départ soit différé? Non, sa soeur ira bien pour elle; Elle commande qu'on l'appelle, Et puis, ayant fermé son huis: "Tu vois, chère soeur, où j'en suis, Et pour avoir été trop bonne La récompense qu'on me donne, Lui dit-elle, jetant de l'eau Par ses yeux la valeur d'un seau. Tout semble aider à ce corsaire, Ou plutôt, aimable adversaire: Ses gens sont prêts, il l'est aussi; Il s'en va, je demeure ici, Moi, qui sans lui ne saurais vivre! S'il m'était permis de le suivre, J'aurais bientôt fait mon paquet. Ma soeur, affile ton caquet, Va le trouver, dis-lui merveille, Sans te faire tirer l'oreille; Dis-lui qu'il demeure avec moi. Il a toujours fait cas de toi, Il t'aime, tu connais son tendre, Et tu sais comme il le faut prendre. Si j'avais prévu ce malheur, J'aurais pouvoir sur ma douleur; Mais maintenant elle est trop forte, Le fort sur le faible l'emporte. Je l'aime, le traître qu'il est; L'ingrat m'assassine, et me plaît, Et d'autant plus que je l'adore, D'autant plus que le méchant m'abhorre. Cours donc, ma soeur, va-t'en le voir; En toi seule est tout mon espoir. Je me serais déjà pendue, Mais l'heure encore en est indue, Car je n'aurai, s'il t'en souvient, Que trente ans à Noël qui vient. O ma soeur fais-lui bien comprendre Comme Ronsard dit à Cassandre, Qu'à moins que Dolope soudard, Où cil dont l'homicide dard Mit Hector dans la sépulture, Il devrait être, le parjure, Plus reconnaissant à Didon. Bon, si les peuples de Sidon Avaient secouru ceux d'Aulide, Il aurait raison le perfide; Ou bien si j'avais dispersé Les os d'Anchise trépassé! Mais, hélas! toute mon offense Est d'avoir avec violence Aimé ce mauvais garnement, Qui ne m'aima que froidement. Ou, pour parler mieux, cet infâme Qui me haïssait en son âme, Et qui ne veut pas m'écouter, Moi, qui ne le veux arrêter Que pour une saison meilleure; Après, qu'il aille, à la bonne heure, Chercher son beau pays latin; Qu'il aille suivant son destin, Recevoir quelque plaie ou bosse, Je ne lui parle plus de noce: Aussi bien c'est l'injurier Que de le vouloir marier! Pauvre folle, je ne demande Qu'une faveur qui n'est pas grande, Je lui demande un peu de temps; C'est de cela seul que j'attends A ma fureur quelque remède. Le grand diable qui le possède Le rendra sourd comme un aspic, Et je n'aurai point de repic, Si ma demande est ennuyeuse; Qu'il contente une furieuse, Et se contraigne un peu pour moi, Le cruel, qui manque de foi A celle qui manque à soi-même, Pour le chérir jusqu'à l'extrême! Va donc, ma soeur, va l'obliger A me complaire, et ne bouger, Et, pourvu qu'il ne m'abandonne, Dis-lui, ma soeur, que je lui donne. Dès ce soir, comédie et bal, Ou que Dieu le garde de mal. Si tu conduis bien cette affaire, Tu me connais, laisse-moi faire; Si tu ne t'en trouves pas bien, Dis partout que je ne vaux rien. Je ne t'en dis pas davantage, Va donc parler à ce volage, Et cependant je chanterai, (C'est à savoir si je pourrai, Car je me sens toute hors d'haleine) La chanson d'Olympe à Birène." Sa soeur s'en alla, puis revint, Fit des messages plus de vingt, Et le trouva toujours de même, Et le premier et le vingtième. Il ne fit que lui répéter: "Le bon Dieu vous veuille assister!" Non qu'il fût d'esprit si sauvage: Onc ne fut meilleur personnage; Mais il obéissait aux Dieux, Et le destin capricieux L'avait rendu d'homme traitable Homme de coeur impénétrable. Ainsi Borée, un maître vent, D'entre les Alpes se levant, Montagnes de neige couvertes, Vient sur un chêne aux feuilles vertes De toute sa force donner Afin de le déraciner; Cet antique voisin des nues, Pour du gui, des feuilles menues, Et quelque chose d'ébranché, En est quitte à fort bon marché: Si sa tête est des cieux voisine, Ses pieds, qu'on nomme sa racine, Sont proches du pays d'Enfer, Si bien qu'il a beau s'ébouffer En soufflant, le bon vent Borée; Ainsi cette reine éplorée, Par ses larmes et par ses cris, Ses messages et ses écrits, Ne peut fondre ce coeur de glace: Il persiste, quoi qu'elle fasse, Et n'en est pas plus ébranlé Que cet arbre dont j'ai parlé. Quelque larme à la dérobée, Sans son consentement tombée, Peut sa face humidifier; Mais il ne s'y faut pas fier: Ce sont larmes de crocodile, Quoi qu'en dise messer Virgile. Revenons à dame Didon, A qui le méchant Cupidon, S'il faut que le Troyen s'éloigne, Va bien tailler de la besogne. Sa soeur ayant fait son rapport, Elle s'effraya de son sort. Le désespoir saisit son âme, Et prit la place de sa flamme; Sa flamme se change en fureur, Ce qu'elle aima lui fait horreur. Elle s'abandonne à la rage; Le jour même lui fait ombrage, Elle le hait, elle le fuit, Souhaite une éternelle nuit Pour ne pas se voir elle-même. La mort, par son visage blême, Ne lui fait point blêmir le sien. Son plus agréable entretien Ne sont que rages, que furies, Que fantômes, que rêveries. Dans l'horreur qu'elle a de son sort, Elle ne songe qu'à la mort. Souvent quelque horrible présage A ce cruel dessein l'engage: Un jour, tâtant d'un vin nouveau, Ce vin se convertit en eau; Sa tasse, qu'elle avait rincée, Fut d'elle en colère cassée, Car tant plus elle la lavait, Tant plus sale elle la trouvait. Un jour, pissant, la pauvre Elise, Elle pissa dans sa chemise. Buvant dans un vase émaillé, Son vin devint du sang caillé, Elle s'en rougit la mâchoire, Et ne put achever de boire. Un jour qu'elle sacrifiait Comme le grand prêtre priait, Le bouc égorgé se réveille, Et mordit le prêtre à l'oreille, Dont il s'écria tout fâché (On doute si ce fut péché, Car on tient que la destinée Avait telle chose ordonnée), Il s'écria donc, reniant, Et son oreille maniant: "Foin du bouc, du voeu salutaire, De la putain qui le fait faire Eût-elle au corps ce fer plongé, Comme l'a ce bouc égorgé!" La reine remit la partie, Et, prenant d'une main l'hostie, A plusieurs le nez en brida; Le prêtre d'abord en gronda, Et puis après, à cause d'elle, Tourna la chose en bagatelle Chaque jour il lui survenait Quelque chose qui l'étonnait, Dont sa soeur n'eut jamais nouvelle, Quoique confidente fidèle. Un petit temple fort dévot, Que feu son mari, grand bigot, Respectait autant qu'une idole, Que souvent cette pauvre folle Ornait de fleurs et de festons, Et de blanches peaux de moutons, Un jour qu'elle était toute seule, Ce petit temple ouvrit la gueule, Et, le ton de voix imitant De ce mari qu'elle aima tant, Il dit, faisant le Jérémie: "Venez à moi, Didon ma mie." Elle répondit sans couleur: "Temple, vous me portez malheur." Souvent, durant la nuit obscure, Un oiseau de mauvais augure, Nommé chat-huant ou hibou, Concerte avec un gros matou, Et ces deux amis des ténèbres Chantent mille chansons funèbres Et font des exclamations Qui causent palpitations A la pauvre reine amoureuse, De son naturel fort peureuse. Bien souvent ses gens étonnés Lui vont mettre devant le nez Une prédiction antique, Qui dit en langage punique Qu'une pauvre reine mourra Pour un drôle qui s'enfuira. Toutes les nuits qu'elle sommeille, Quelque songe affreux la réveille: Tantôt Aeneas lui paraît, Qui la fuit ou la méconnaît, Ou bien qui lui fait face à face Une ridicule grimace. Elle court après, il s'enfuit. Puis elle se trouve, la nuit, Toute seule en une campagne Sans que personne l'accompagne; Elle siffle en paume les siens, Elle huche ses Tyriens, Mais les incivils sont pour elle Le chien de feu Jean de Nivelle. Lors elle tremble, elle pâlit, Et même pisse-t-elle au lit, Et même fait-elle autre chose, Sale en vers aussi bien qu'en prose. Comme des rats et des souris, Elle avait grand'peur des esprits, Alors qu'elle était toute seule; Dieu sait donc comme elle s'égueule! Ainsi le pauvre Pentheus, Pour avoir dit que Lyaeus N'était qu'un écume-taverne, Voit les Déesses de l'Averne, Chacune en main un gros-serpent Duquel elles le vont frappant. De cette insolente bévue Il eut une telle berlue Que le plus souvent il pensait Voir deux Thèbes, et non faisait, Le pauvre fou n'en voyait qu'une, Prenait le soleil pour la lune: C'était la chercher en plein jour Quand le soleil faisait son tour, Il paraissait double à sa vue, Tant son âme était dépourvue De ce qu'on appelle raison. Ainsi, lorsque de sa maison Oreste eut vengé la macule Sur sa mère un peu canicule, La tuant avec son ribaud, De sang froid ou bien de sang chaud; Depuis ce temps les comédies, Je veux dire les tragédies, Le représentent qui s'enfuit Devant sa mère qui le suit Là, l'on voit ce fils trop colère Qui gagne au pied devant sa mère, Qui l'appelle ingrat, inhumain, Une torche noire à la main, Et de couleuvres une tresse Dont sans cesse elle vous le fesse; Et, quand il la pense éviter, Sur son seuil il se voit guetter Par les donzelles Euménides, Vengeresses des homicides. Elise, pour avoir péché, N'est pas quitte à meilleur marché: Elle se résout, la pauvrette, De choisir une mort secrète. Pour réussir dans son dessein, Qui ne part pas d'un esprit sain, Elle cherche dans sa cervelle Quelque mode de mort nouvelle: De se transpercer d'un couteau, Elle craint un peu trop sa peau; De s'en aller comme une bête, Contre un mur se rompre la tête, Ou bien s'étrangler d'un licol, Au grand dommage de son col, Cette mort est pour le vulgaire, Les rois ne la pratiquent guère; De monter sur quelque lieu haut, Et puis de là prendre le saut, Elle peut, tombant sur la tête, Montrer quelque endroit déshonnête. Enfin, ayant bien ruminé, Et plusieurs morts examiné, Elle fit dresser une pyre; Si ce mot que je viens de dire Est obscur à quelque ignorant, Qu'il sache, en langage courant, Que ce mot, qui lui semble étrange, Veut dire du bois qu'on arrange, Au haut duquel se vient loger Celui qui le fait arranger, Duquel après l'on fait grillade: C'est à la mort faire bravade; Pour moi je ne le ferais pas: Elle ne vient qu'à trop grands pas, Cette demoiselle édentée, Sans être ainsi de nous hâtée, Outre que qui se tue ainsi Court risque d'être sans merci, Traîné tout nu sur une claie; Et c'est pour cela qu'elle essaie De mourir de quelque trépas Pour lequel on ne puisse pas L'exposer en place publique, Comme au seigneur Caton d'Utique On eût fait, si de sang rassis Parmi nous il se fût occis. Voulant donc jouer de son reste, Pour couvrir ce dessein funeste Elle fit appeler sa soeur, A qui d'une feinte douceur, Cachant sa mortelle pensée, Elle dit: "Il m'a donc laissée, L'ingrat, le Turc, le vagabond! A sa parole il fait faux bond; Mais je veux bien perdre une oreille Si je ne lui rends la pareille, Ou je le ferai revenir. J'ai trouvé pour y parvenir, Si je ne me trompe, une voie Qui te causera de la joie On m'a certain avis donné, Dont j'ai l'auteur bien guerdonné, Car il en a reçu cent jules, Et l'ai fait valet de mes mules. Cet homme donc que je te dis, Qui n'est pas un homme étourdi, Des confins de l'Ethiopie, Où le ciel sur Atlas s'appuie, Pays des noirs Massiliens La plupart grands magiciens, Me fait venir une sorcière, Qui fut autrefois chambrière D'Hespérus, et menait, dit-on, Tous les jours pisser son dragon, L'appâtait, lui donnait à boire, Avec quatre mots de grimoire, Le rendait doux comme un agneau, Prodige en serpent très nouveau. Au sabbat elle est la première, Et du bouc noir la familière; Des morts elle fait des vivants, A des farfadets pour suivants. Un certain balai, qu'elle monte, En vitesse un cheval surmonte: Il vole comme un tourbillon. Elle est du diable postillon; Il tonne lorsque bon lui semble, Pleut, grêle et vente tout ensemble, Sait bien faire tourner le sas, Fait venir la lune ici-bas, Et descendre dans les campagnes Les arbres des hautes montagnes Elle fait des petits marmots, Sur lesquels disant quelques mots, Elle porte l'amour dans l'âme Tant de l'homme que de la femme. Sous elle la terre mugit. Quand sa verge puissante agit, Une rivière vers sa source, Malgré qu'elle en ait, prend sa course. On la vient voir de toutes parts Pour des pommades, pour des fards, Pour faire des maquerellages, Pour rentraire des pucelages, Pour trouver de l'argent perdu, Pour de la corde de pendu Dont elle fait ses maléfices: Toutes les nuits dans les justices Elle va l'échelle planter. Son démon lui vient rapporter Tout ce qui se fait sur la terre, Tant en la paix comme en la guerre, Sur son dos la porte en tous lieux, Et la rend invisible aux yeux. Elle sait nouer l'aiguillette; Bref elle commande à baguette A tous les habitants d'Enfer, Même à monseigneur Lucifer. C'est en cette femme savante Que je mets toute mon attente. O chère soeur! c'est malgré moi Que je m'en sers, en bonne foi C'est une chose défendue; Mais toute espérance est perdue De fléchir le prince troyen, Si ce n'est par ce seul moyen Fais donc mettre sur une pyre Les choses que je te vais dire: Son bonnet de nuit, ses chaussons, Une paire de caleçons, Sa bigotelle et sa pincette, Qu'il a laissés sur ma toilette, Son épée à faire combat, Et le détestable grabat, Où je me suis abandonnée A ce fils de putain d'Enée. La sorcière dit qu'autrement Ne se peut finir mon tourment; Que tout ce qui fut à l'infâme Doit être purgé par la flamme, Et qu'en cela gît mon salut." Tout ce que la reine voulut, Anne le crut sans contredire, N'attendant d'elle rien de pire Que ce qu'elle fit quand le sort A Sichaeus donna la mort. Faisant donc une révérence, Non pas à la mode de France, Mais en disant Salamalec, Et se portant la main au bec, Elle courut, troussant sa jupe, Exécuter, la pauvre dupe, Ce que dame Didon voulait, Un peu plus tôt qu'il ne fallait. La pyre fut bientôt dressée, Et branche sur branche entassée De chêne sec et de cyprès, Fendu par éclats tout exprès. L'inconsolable dame Elise, Faisant une mine bien grise, Monta dessus à pas comptés, Criant trois fois: "Or, écoutez." On l'écouta, pour lui complaire, Mais elle ne fit que se taire. Elle sema feuilles et fleurs, Et mit, répandant force pleurs, D'Aeneas la rude rapière Sur le lit, ou le cimetière De son honneur, le méchant lit Où la dame fit le délit; Sur ce même lit une image Représentant le personnage. Virgile dit que ce marmot, Si ce n'est qu'il ne disait mot, Ressemblait au bon duc de Troie Si fort que chacun avec joie Criait: "Voilà maître Aeneas;" Et pourtant ce ne l'était pas. Et puis, faisant de l'empêchée, Une prêtresse enharnachée De tous ses funèbres atours Fit deux cent quatre-vingt-deux tours Alentour des autels sans nombre. Les dieux de la demeure sombre Furent, quoique ni beaux ni bons, Appelés par leurs trois cents noms. Omis l'Erèbe ne fut mie, Ni le Chaos, que Dieu bénie, Ni la triple dame Hécaté, De ceux dont l'esprit est gâté La patronne, et cette patronne L'est, dit-on, de mainte personne. Puis, d'un petit vase de fer, D'eau puisée au grand puits d'Enfer Elle versa pour le moins pinte: Je boirais plutôt de l'absinthe Que d'une telle eau, me dût-on Assommer à coups de bâton. Elle fit bien d'autres mystères: De plusieurs herbes mortifères Elle parsema le bûcher; Puis un petit morceau de chair, Qu'ont au front les fils des chevales, Bon contre les vertus morales, Et bon pour donner de l'amour, Fut par elle aussi mis au jour. Didon offrant aux Dieux la mole, L'oeil égaré comme une folle, Le pied droit nu, l'autre chaussé, Et le vêtement retroussé, Deux doigts au-dessous de la hanche, Tenant l'autel de sa main blanche, Attesta hautement les dieux, Ceux de l'Enfer et ceux des Cieux, Les astres et leurs influences, Et leur fit force doléances, De ce que leur influxion Nuisait à son affection, Et pourtant, comme étant bien sage, Ni du penser ni du langage Ne leur dit pire que leur nom, Ce qui de tous fut trouvé bon; Oui bien un peu clabauda-t-elle Contre son amant infidèle, Lui souhaita venin d'aspic, Et le regard d'un basilic, Tic, scorbut, lèpre, diarrhée, Ecrouelle et fièvre pourprée, La petite vérole, et pis. Et là-dessus d'un noir tapis S'affubla la nature humaine; La nuit vint dans un char d'ébène, Le sommeil avec elle vint, Qui fit des dormants plus de vingt: Il en fit au haut des montagnes, Dans les vallons, dans les campagnes, Dans les fleuves, dans les étangs, Dans les villes, et dans les champs. Chacun dormait dans Trebizonde, Plus de cent milles à la ronde, Dans Paris, Rome, enfin par tout Notre horizon, de bout en bout: Didon seule en notre hémisphère, Tandis que de la mort le frère, Doux frère d'une rude soeur, Enchante tout par sa douceur, Tandis que toute la nature Semble être dans la sépulture, Et que tout vivant paraît mort, Didon, dis-je, non plus ne dort Qu'un chat-huant dans les ténèbres. Elle fait cent desseins funèbres, Et dit en soupirant tout haut, Ces paroles, ou peu s'en faut "Ventre de moi! que deviendrai-je? Vers sire Hiarbas m'en irai-je Le prier d'être mon mari? Le fat fera le renchéri, Et me dira: Dieu vous assiste! M'en irai-je suivre à la piste Sire Aeneas dans son vaisseau? Il me fera jeter dans l'eau. Dieu sait avec quelle huée Des soldats je serais jouée, Puisque tel maître, tel valet! Ah! c'est un étrange poulet, Qui ne vaut pas qu'on le regarde. De telles gens le ciel nous garde! Tout ici-bas s'en va gâté, Faute d'honneur et loyauté. Mais je veux bien que j'y consente, Que j'aille comme une innocente Lui dire Revenez à moi; Il ferait trop du quant-à-moi, Il me ferait couper ma jupe. Ma foi! je ne suis pas si dupe: Il faut bien mieux s'en ressentir. Désolée infante de Tyr, De l'amour qui te rend si hâve, Serais-tu tellement esclave, Et manquerais-tu tant de coeur Que d'aller trouver ce moqueur, Le prier de te faire grâce? Souviens-toi plutôt de sa race; Souviens-toi de Laomédon, Trop crédule dame Didon. Va-t'en plutôt à main armée, De ton désespoir animée, Fondre, avec tous tes Tyriens, Sur Enée et sur ses Troyens. Hélas, qu'est-ce que je veux faire Contre un si vaillant adversaire? Ses gens frappent comme des sourds, Loups, dogues, lions, tigres, ours. Ta nation lâche et perfide Voudra-t-elle suivre son guide? J'eus peine à les faire partir Lorsque je me sauvai de Tyr, Et cette maudite canaille, N'allant pas pour faire ripaille, Mais courir hasard du trépas, Reviendrait bientôt sur ses pas. Ils iront la tête baissée; Mais, leur colère étant passée, Ils s'en reviendront tout ainsi Que l'on a fait à Juvisy. Ah! plutôt, reine malheureuse, Sans faire tant de la pleureuse, Va te pendre sans hésiter. Il n'est plus temps de se flatter, Toute espérance étant perdue; Tu plairas peut-être, pendue Les hommes ont d'étranges goûts, Et les grands seigneurs plus que tous. Qu'est-ce donc que tu veux attendre? Encore une fois va te pendre; Tu te pendras fort justement. Quand on s'est pendue un moment, On ne veut plus faire autre chose. Et toi, de mon malheur la cause, Soeur Anne, qui me le peignis Aussi charmant qu'un Adonis, Et qui, de mes larmes touchée, Me rendis si fort débauchée Que les poètes en diront Peut-être plus qu'ils ne sauront, Je ne me verrais pas moquée, Ni comme une sotte escroquée, Si j'avais suivi ma raison Et moins cru mon échauffaison, J'aurais observé mon veuvage Sans faire un second mariage; J'aurais sans reproche vécu Sans faire après sa mort cocu Défunt Sichaeus, mon pauvre homme: Toutes les fois que je le nomme, Je sens mon coeur tendrifier Et mes yeux humidifier. Oh! que te voilà diffamée, Femme d'homme trop affamée! Et que ce lâche suborneur Te coûte de gloire et d'honneur! Tu serais bien plus fortunée Si tu n'étais point femme née, Mais plutôt chienne, ou bien guenon, Ou bien brebis, galeuse ou non!" Tandis que, sur cette matière, Elle passe la nuit entière, S'en prenant même aux innocents, Enée, avec tous ses cinq sens, Dans sa nef paisiblement ronfle, Attendant que le bon vent gonfle Ses voiles de chanvre ou de lin. Comme ce prince peu malin, Et qui jamais ne l'eût laissée Sans une affaire bien pressée, Dans son vaisseau faisait dodo Sans songer beaucoup à Dido, Le dieu Mercure vint en songe (Et ceci n'est point un mensonge, Car moi qui vous parle, Scarron, Je le tiens de maître Maron), Je dis donc que le dieu Mercure, Comme on le voit en sa peinture, Avec un bonnet à l'anglois, Un beau baudrier de chamois, Auquel pendille une escarcine, En sa main droite une houssine, Où deux gros serpents émaillés Sont l'un dans l'autre entortillés, A chaque talon talonnière, Et tout éclatant de lumière, Vint lui dire à peu près ceci: "Pauvre homme qui dors sans souci, Et qui ne sais pas qu'on s'apprête A te venir rompre la tête, Sauve, sauve-toi, de par Dieu, Et quitte vitement un lieu Où chacun a juré ta perte. La mer sera tantôt couverte Des vaisseaux qui t'attaqueront: Malheur à ceux qui ne fuiront! Gagne le devant sans remise. Tu ne connais pas dame Elise: Toute gracieuse qu'elle est, Alors que quelqu'un lui déplaît, C'est une diablesse complète. Toute autre femme est ainsi faite, Et n'est pas un pire animal Qu'une femme qui nous veut mal." Cette pressante remontrance Mit Aeneas si fort en transe Qu'il ne put jamais dire rien Au messager Cyllènien, Qui se perdit dans la nuit noire, Si Virgile est auteur à croire. Lors Aeneas, frottant ses yeux, Qui peut-être étaient chassieux, Se mit, du plus haut de la poupe, A réveiller toute sa troupe, Criant bien fort: "Sauve qui peut! Enfants, c'est à nous qu'on en veut. Un dieu du ciel me vient de dire Qu'on s'apprête à nous déconfire. Bon dieu qui nous viens avertir D'éviter les peuples de Tyr, Dieu qui nous conseilles la fuite, Nous allons nous mettre à ta suite; Si tu veux attendre un moment, Nous ferons ton commandement. Qui que tu sois, dieu tutélaire, Tu mérites un grand salaire, Et d'être en mon calendrier. Et vous, que j'ai droit de crier Et de vous rompre aussi les têtes Alors que vous faites les bêtes, Puisque vous me tenez pour chef, Démarrons d'ici derechef; Quittons cette maudite rive, Et quiconque m'aime me suive. Ils en veulent, les basanés, A nos oreilles et nos nez. Faisons donc de ramer merveilles, Pour nos nez et pour nos oreilles: Plutôt que d'en être perclus, J'aimerais mieux ne vivre plus. Ces nez plats, ces puants de Maures, Sont de dangereuses pécores, Et Didon même ne vaut rien, Quoiqu'elle m'ait voulu du bien. Allons donc, mes amis, courage, Eloignons ce fâcheux rivage, Gagnons la mer encore un coup; Il nous importe de beaucoup, Puisqu'on en veut à notre vie: Quand elle nous sera ravie Par ces Africains forcenés, Nous serons les plus étonnés." Cela dit, son maître pilote Donna le signal à la flotte; Puis, d'un fourreau de maroquin Tirant son glaive damasquin, Aeneas en coupa le chable De l'ancre fiché dans le sable, Et les autres chefs l'imitant, C'est-à-dire en faisant autant, Les vaisseaux en mer s'élargirent, Les flots de vaisseaux se couvrirent, Et l'on ne vit plus dans le port Que vaisseaux qui prenaient l'essor. Alors l'Aurore violette Laissa dans sa couche mollette Le vieux Tithon, un maître fou De s'être enchevêtré le cou, Si vieil, d'une si jeune femme. C'est une fort honnête dame, Qui, tous les matins, de ses pleurs Emperle, ce dit-on, les fleurs. Lorsque la rive basanée Fut d'elle tout ensafranée Et qu'elle eut semé ses joyaux Sur fleurs, arbres, herbes, roseaux, La Didon, que l'amour réveille, Et lui met la puce à l'oreille, Se jette en bas de son grabat. Voyant que le point du jour bat Ou plutôt blanchit sa fenêtre, Elle s'y mit pour reconnaître Ce que faisait son cher ami, Lors pour elle un diable et demi. Quand elle vit, la désolée, La flotte troyenne envolée, Et dans son port pas un vaisseau, Mais seulement quantité d'eau, Elle frappa de sa main close, Comme s'il en eût été la cause, Son tant agréable museau, S'égratigna toute la peau, Fit cent actions d'une folle, S'appliqua mainte craquignole, Pocha ses yeux, mordit ses doigts, S'arracha le poil plusieurs fois, Puis, se frappant deux fois la cuisse: "Il s'en va, dit-elle, le Suisse, Et pour ne revenir jamais! Et toi, Jupiter, tu permets Que je me trouve ainsi moquée, Dans ma propre ville escroquée, Et sans pouvoir tirer raison D'une si noire trahison! Et personne de mon royaume Ne se fera pas Jean Guillaume Pour étrangler à belles mains Ce larron des plus inhumains! Çà, qu'on l'attrape, qu'on le grippe; Çà, qu'on le châtre, qu'on l'étripe. Sortez, marchez, courez, volez, Frappez, tranchez, tuez, brûlez. Ah! que dis-tu, femme insensée! Où diable est ta raison passée? Où diable as-tu mis ta vertu? Pauvre femme, à quoi songes-tu? Oh! comme sans te donner trêve Ton rigoureux destin t'achève! Qu'il eût bien fait de t'assommer, Quand tu te mis à trop aimer, Et que tu te donnas en proie, Et ton sceptre, au prince de Troie! Fiez-vous donc à ces pieux, A ces gens qui baissent les yeux, A cet homme de bien qui porte Son vieil père à la chèvre morte, Et qui sauve ses dieux du feu, Afin de mieux couvrir son jeu! Puisqu'ils ne sont qu'un contre quatre, Ne pouvais-je pas les combattre, Le prendre, et, l'ayant maltraité, Le hacher en chair de pâté, Et faire des capilotades De tous ses maudits camarades; Et puis des membres rebondis Du fils faire un salmigondis, Le servir à table à son père, Et puis, après la bonne chère, Lui dire: "Malheureux goulu, Ton chien d'estomac est pollu, Et de ta propre géniture, Glouton, tu t'es fait nourriture!" Mais, peut-être, de ton côté La victoire n'eût pas été; Au pis aller j'y fusse morte, Victorieuse ou non, qu'importe, Puisque la victoire n'a pas Pour Didon de fort grands appas! Ou victorieuse ou vaincue, Il faut toujours qu'elle se tue Pour avoir commis le péché De se donner à bon marché. Et puis ma ruine, peut-être, Pouvait causer celle du traître: On peut son vainqueur entraîner, Souffrir la mort et la donner. Je pouvais confondre sa flotte, Me coiffer d'une bourguignotte, L'attaquer, lui percer le flanc, Mettre tout à feu, tout à sang, Egorger le fils et le père, Mettre le feu dans leur galère, Et faire des autres vaisseaux Grillade au beau milieu des eaux; Puis, par un désespoir extrême, Avec eux me perdre moi-même. Soleil, qui chauffes l'univers, Soit de droit fil, soit de travers, Qui tout vois et qui tout regardes, Et, par les rayons que tu dardes, Produis la lumière et le jour, Vis-tu jamais plus lâche tour? Junon, qui sais toutes ces choses, Et qui peut-être me les causes; Et toi, ténébreuse Hécaté, Toi qui par mon ordre as été La nuit aux carrefours hurlée, Et par tes saints noms appelée; Dames des ténébreux manoirs, Vengeresses des crimes noirs, Dieux de la moribonde Elise, Si la vengeance m'est permise, Prenez, justes divinités, Part en mes maux, et m'écoutez! S'il faut que mon filou d'Enée, Par l'arrêt de la Destinée, Laquelle bien souvent ne sait Pourquoi les choses elle fait; S'il faut, dis-je, que ce volage Attrape enfin quelque rivage, Que ce ne soit pas sans danger Et sans avoir peur de plonger! Qu'il tremble de peur comme un lâche, Qu'il en pleure comme une vache, Qu'un peuple qui le pousse à bout; Et qui dos et ventre et partout Le batte, et toute sa cohorte, Soit où la tempête le porte, Et que, ne sachant où donner, Qu'il soit contraint d'abandonner Son fils Iulus, et s'en aille, En équipage de canaille, Mendier un faible secours! Qu'il voie à la fin de leurs jours Ses plus chers par fer ou par corde; Et, si par la paix on s'accorde, Qu'il n'en jouisse pas longtemps; Qu'il meure au plus beau de ses ans, Et que son corps sans sépulture Aux oiseaux serve de pâture, Ou bien qu'il soit des loups mangé Et comme un cheval mort rongé! Et vous, nation tyrienne, Que jamais il ne vous advienne D'être jamais correspondants Avec ses chiens de descendants! Que quelqu'un naisse de ma race, Qui chez eux-mêmes les défasse, Qui soit un brûleur de maisons, Mangeur de poules et d'oisons, Un grand déflorateur de filles, Et grand ruineur de familles! Soyez d'eux toujours divisés, A tous leurs desseins opposés, Alliés de leurs adversaires, A leurs confédérés contraires; Enfin, soyez tels que les chats Ne soient pas plus méchants aux rats: Voilà ce que je vous demande, Et que le bon Dieu vous le rende!" Après ces imprécations, Ces funestes intentions Lui changèrent tout le visage. S'abandonnant toute à la rage, Et ne songeant plus qu'à mourir, Elle dit qu'on allât quérir Barcé, de Sichaeus nourrice, Car la sienne, mise en justice Pour avoir fait à Tyr un vol, Avait fini par un licol. Aussitôt qu'elle fut venue, La vielle nourrice chenue, Au front étroit, oeil enfoncé, Nez plat et pourtant retroussé, La reine lui dit: "Ma nourrice, J'ai besoin d'un petit service: Va faire venir vitement Ma soeur, dis-lui que promptement Elle se lave tout entière Par trois fois en eau de rivière; Que les animaux destinés Avec elle soient amenés. Et toi, mets aussi sur ta tête Ton bandeau des saints jours de fête. J'ai dessein, pour me mettre bien Avec Jupiter Stygien, De lui faire un beau sacrifice, Et punir du dernier supplice Le marmouset de ce mâtin Qui me fit passer pour putain." La vieille s'en court à pas d'oie Où la pauvre Didon l'envoie, Laquelle, lors, de toutes parts Lançant ses funestes regards, Se retira, folle achevée, Où la pyre était élevée, Le feu de ses yeux tout éteint, Les lèvres livides, le teint Tout pâle et la vue égarée. Sa mort, qu'elle tient assurée, Lui donne un air rempli d'horreur, De désespoir et de fureur. Quand, prête à jouer de son reste, Elle vit le bûcher funeste, Elle se hâta d'y monter. Elle avait eu soin d'apporter La dague de messire Enée, D'un pan de robe embéguinée, Afin qu'on ne pût soupçonner Qu'elle s'en voulût asséner. Elle aperçut sur la couchette Où sa faute avait été faite Du faux amant les caleçons, Son bonnet de nuit, ses chaussons, Et le reste de ses guenilles, Et d'amour quelques béatilles, Comme rubans, vers et poulets, Bagues, cheveux et bracelets, Et puis lâcha paroles telles A l'aspect de ces bagatelles: "Bijoux autrefois désirés, Haillons autrefois honorés, Et qui maintenant ne me faites Que haïr celui dont vous êtes, Ecoutez mes derniers discours! Je sais que je parle à des sourds, Mais ma raison s'est envolée; Excusez une désolée. J'ai vécu reine de ces lieux Tant que l'ont permis les bons dieux; J'ai fait faire une belle ville, J'ai toujours été fort civile; Mais, hélas! pour l'avoir été, J'ai tout mon cher honneur gâté. Mon mari, frappé par derrière, De mon frère qui ne vaut guère, A reçu satisfaction Par ma généreuse action D'avoir sa finance enlevée; Chacun m'en a fort approuvée, Et le rôle que j'ai joué En ce monde eût été loué, Si du fils de putain d'Enée La flotte en ces bords amenée Par quelques Dieux à moi fâchés, N'eût tous mes beaux exploits tachés." Après ce langage farouche Elle baisa deux fois la couche, Couche où la dame se perdit, Comme je vous ai déjà dit; Et puis après, toute changée: "Mourons, et sans être vengée, Dit-elle. C'est là le destin. Que doit avoir une putain; Et qu'Aeneas, voyant reluire La flamme qui me va détruire, Ait le cerveau tout étonné De ce présage infortuné!" Ayant parlé de cette sorte, On la vit tomber demi-morte, Sans dire un seul mot d'In manus. Un glaive entre ses tétons nus Avait fait un large passage Par où cette dame peu sage Répandit de bon sang humain Par terre, non pas plein la main, Mais plein une bonne écuellée; Et son âme, parmi mêlée, S'en alla je ne sais pas où. Après ce bel acte de fou (Tout beau, je veux dire de folle), Chaque valet joua son rôle, Chacun ses cheveux arracha, Par grimace ou non se fâcha. Des femmes les cris et huées Pénétrèrent jusqu'aux nuées. On n'entendait que hurlements; Les poings les visages gourmant. Faisaient un tintamarre étrange; Là quelqu'un les deux mains se mange, Là, l'autre pèle son menton, Et l'autre de coups de bâton Se meurtrit le dos à soi-même; Bref, le désordre est tout de même Que si l'on avait introduit L'ennemi de jour et de nuit Dedans Tyr ou dedans Carthage: Le soldat s'anime au pillage, Et par les quartiers s'épandant Va tout prenant et tout perdant; Les cris de femmes qu'on viole, Les regrets de ceux que l'on vole, Sont portés jusque dans les cieux, Et le feu, rendu furieux Par le vent qui se fait de fête, Paraît victorieux au faîte Des saints temples et des maisons, Qu'il réduit après en tisons. La confusion est semblable, Après cette mort déplorable, Dans Carthage, où les Tyriens Donnent au diable les Troyens. Anne, ayant appris la nouvelle, En pensa perdre la cervelle: Elle y courut, se déchirant Le visage, et son poil tirant. Frappant sur quiconque l'arrête, Et donnant de cul et de tête, Elle se fit bientôt chemin A coups de pieds et coups de main. Ayant ainsi chassé la tourbe, Elle cria: "Ma soeur la fourbe, Vous jouez donc de ces tours-là? Est-ce bien vivre que cela? Vraiment vous en saviez bien d'autres! Vous traitez donc ainsi les vôtres, Et tout cet apprêt d'échafaud Etait un attrape-nigaud? Mais, hélas! de quoi me plaindrai-je? A qui raison demanderai-je? Pour avoir trop tôt obéi, J'ai tout perdu, j'ai tout trahi. O bourguemestres de Carthage, Vous n'avez guère de courage Si contre dame Anne fâchés, En morceaux vous ne la hachez! O soeur, autrefois si jolie, Vous avez fait une folie, Laquelle on ne peut réparer. Avez-vous dû vous séparer D'une soeur qui fut si fidèle? Il valait mieux s'assurer d'elle, Puis toutes deux, d'un coup fourré, Chacune en main glaive acéré, S'entre-pénétrer la peau tendre, Ou bien d'un taillant se pourfendre. Au moins si j'avais assisté A ce trépas prémédité, J'aurais eu du gain dans ma perte, Et j'aurais gobé, bouche ouverte, L'âme de ma soeur s'envolant, Si que l'une à l'autre mêlant, J'en aurais une bonne paire Et ce serait un bon affaire De pouvoir en aider à point Quelque ami qui n'en aurait point: Çà, de l'eau, vite qu'on m'en puise, Afin que je la gargarise, Ou bien plutôt un peu de vin: Ma soeur aimait ce jus divin. Mais à propos, de l'émétique, Car il est, dit-on, mirifique, Et ressusciterait un mort. Que ne la saignait-on d'abord? La mort est souvent éloignée Par une première saignée." Tenant ces funestes propos, Comme elle avait le corps dispos, Haute en jambes comme une autruche, Et grimpait comme une guenuche, Elle se fit voir d'un plein saut Au beau milieu de l'échafaud. Là recommencèrent les plaintes, Et les souffletades non feintes. Didon voulut le jour lorgner, Mais il fallut bientôt cligner. Elle voulut par bienséance Faire à sa soeur la révérence, Mais elle en eut le démenti De son corps trop appesanti. Trois fois sa mourante paupière S'ouvrit, pour chercher la lumière, Et, l'ayant vue, elle lâcha Un soupir, et ses yeux boucha. Junon, voyant la mort camuse Qui trop cruellement s'amuse, Comme se plaisant à son jeu, A tuer Didon peu à peu, Elle appela sa messagère Iris, déesse fort légère. Iris venue, elle lui dit: "Va-t'en couper le fil maudit De ma Didon infortunée. Elle avance sa destinée, C'est pourquoi son âme ne peut Sortir aussitôt qu'elle veut, Et sans doute la Parque grise, Qui se fâche d'être surprise, Ne veut pas jouer du ciseau." Aussi légère qu'un oiseau, Et d'un beau satin de la Chine Enrichissant sa bonne mine, Iris vint au commandement De la dame du firmament, Où Didon, tout agonisante, Sur son triste grabat gisante, Languissait fort cruellement, Expirant je ne sais comment. Elle trouva la pauvre dame, Dont le corps, luttant avec l'âme Avec d'incroyables efforts, Souffrait à la fois mille morts. Lors elle dit: "Je te délivre De tout ce qui te faisait vivre. Meurs, meurs donc; c'est trop lanterner." Lors on entendit bourdonner Son esprit sortant de sa plaie: Je ne sais si la chose est vraie. Didon mourut, Iris s'enfuit. Adieu, bonsoir et bonne nuit! Livre V A Monsieur Deslandes-Payen A Monsieur Deslandes-Payen conseiller en parlement de la grand'chambre, prieur de la Charité-sur-Loire et abbé du Mont-Saint-Martin, etc. MONSIEUR, Puisque les épîtres luminaires sont la plupart longues et ennuyeuses, et que ces gros escadrons de belles paroles, dont elles sont composées, ne paraissent sur le papier que pour faire avouer de gré ou de force, à ceux à qui on les adresse, que l'on est leur très humble serviteur, vous ferez fort bien, dès ici, de ne passer pas plus outre à la lecture de la mienne. Peut-être qu'elle sera longue, et que, me laissant emporter au plaisir de vous entretenir, je ne craindrai point de vous ennuyer, pourvu que je me satisfasse. En lisant donc seulement la conclusion de mon épître, vous êtes dispensé de tout ce qui la précède, et de cette conclusion même, pourvu que vous me fassiez l'honneur de la croire. Quand je devrais passer pour un jureur, il faut que je vous jure par Apollon, les neuf Muses, et tout ce qu'il y a de vénérable sur le sacré coupeau, que vous êtes une des personnes du monde que j'estime le plus; je ne pense pas vous en donner des preuves bien assurées en vous dédiant mon livre, car, par le même serment que je viens de faire, je suis prêt de signer, devant qui l'on voudra, que tout le papier que j'emploie à écrire est autant de papier gâté, et qu'on aurait droit de me demander, aussi bien qu'à l'Arioste, où je prends tant de coyonneries. Tous ces travestissements de livres, et de mon Virgile tout le premier, ne sont pas autre chose que des coyonneries, et c'est un mauvais augure pour ces compilateurs de mots de gueule, tant ceux qui se sont jetés sur Virgile et sur moi, comme sur un pauvre chien qui ronge un os, que les autres qui s'adonnent à ce genre d'écrire-là, comme au plus aisé; c'est, dis-je, un très mauvais augure pour ces très brûlables burlesques, que cette année, qui en a été fertile, et peut-être autant incommodée que de hannetons, ne l'a pas été en blé. Peut-être que les beaux esprits qui sont gagés, pour tenir notre langue saine et nette y donneront ordre, et que la punition du premier mauvais plaisant, qui sera atteint et convaincu d'être burlesque relaps, et, comme tel, condamné à travailler le reste de sa vie pour le Pont-Neuf, dissipera le fâcheux orage de burlesque qui menace l'empire d'Apollon. Pour moi, je suis tout prêt d'abjurer un style qui a gâté tant de monde, et, sans le commandement exprès d'une personne de condition, qui a toute sorte de pouvoir sur moi, je laisserais le Virgile à ceux qui en ont tant d'envie, et me tiendrais à mon infructueuse charge de malade, qui n'est que trop capable d'exercer un homme entier. Je me représente quelque lecteur judicieux, qui se dit à soi-même, ou à d'autres, que j'ai donc grand tort de vous faire un si mauvais présent, et de vous importuner d'une dédicace. C'est à mon grand regret que l'enthousiasme m'a pris en même temps que le rhumatisme, que je suis réduit à faire des vers pour n'être pas capable d'autre chose en l'état où je suis, et qu'il faut que mes amis se sentent des incommodités qui viennent de la connaissance des poètes. Eh bien, Monsieur, ne m'en étais-je pas bien douté, que je me laisserais aller au plaisir de vous entretenir, et que mon épître serait bien longue? Elle le serait bien davantage, si je la voulais remplir des belles actions qui rendent votre vie illustre; mais, quand on pense vous louer, on vous mortifie, et votre modestie en pâtirait. Je lui fais donc grâce de deux ou trois feuilles de papier, que je pourrais employer à vos louanges; aussi bien on sait chez le Barbare, et chez le Romain, aussi bien que chez le Français, ce que vous avez fait, et ce que vous êtes capable de faire. Je finis donc enfin mon épître, vous conjurant encore un coup de croire qu'il n'y a rien de plus vrai au monde que ce qui est écrit au bas de la page: ce sont cinq mots, dont l'original est signé de ma main, par lesquels je vous proteste que je suis de toute mon âme, MONSIEUR, Votre très humble, très obéissant, et très obligé serviteur, SCARRON Livre cinquième Tandis que Didon l'on brûlait, Messire Aeneas s'en allait, Poussé d'un vent soufflant en poupe, Ce qui plaisait fort à sa troupe, Laquelle redoutait l'effort Qu'une princesse, aimant trop fort, Pouvait faire sur leurs personnes. Faire de leurs femmes des nonnes, Faire d'eux des moines châtrés, Après les avoir chapitrés, Ce n'était pour eux que des roses; Mais ils craignaient sur toutes choses, Qu'occire elle ne les voulût, Après quel mal point de salut. Tandis qu'entre eux ils en raisonnent, De leurs nefs, qui les flots sillonnent, Carthage leur parut en feu. Aeneas n'eût pas donné peu Pour en apprendre au vrai la cause: Il sait bien ce qu'une femme ose, Quand elle a chaussé son bonnet. Son procédé n'était pas net, Et le bon seigneur souvent pense Qu'il lui doit plus que sa dépense; Son esprit en a cent remords Et souvent reproche à son corps Qu'il s'est montré beaucoup fragile Avec dame un peu trop facile. Sitôt qu'il fut en pleine mer, L'air commença de s'enrhumer, Et d'un grand flux de pituite Et de grands coups de foudre ensuite Fit peur au troupeau phrygien Chacun lors eût donné son bien Pour être loin de la tempête; Chacun souhaita d'être bête Plutôt que d'être homme flottant, Car flottant et périclitant N'est quasi qu'une chose même. Palinurus, la face blême, Prit en main son bonnet pointu, Criant: "A qui diable en veux-tu, Neptune, maître des baleines, Souverain des humides plaines? Pourquoi les vents porte-soufflets Apprêtent-ils leurs camouflets Pour troubler le repos de l'onde? Ils ne sont bons, en ce bas monde, Qu'à faire périr des vaisseaux, A faire tomber des chapeaux, Et remplir les yeux de poussière; Vraiment ils ne te craignent guère, Et font avec peu de raison Mal les honneurs de ta maison. Pourquoi combattre à toute outrance Les amis de ta Révérence, Gens pacifiques, gens de bien, Et qui ne leur demandent rien? Eh! de grâce, seigneur Neptune, Plus de calme et moins de rancune!" Tandis que ces mots il lâchait, Aeneas sa barbe arrachait, Se cassait les dents de gourmades, Et meurtrissait de souffletades Son visage de pleurs couvert: "Nous voilà donc tous pris sans vert! Cria-t-il au bon Palinure. - Oui, répondit-il, je vous jure, Quand Jupin même le voudrait, Tout dieu qu'il est il ne pourrait, Nous conduisît-il en personne, Par ce diable de vent qui donne, Nous mener où nous prétendons Faire mourir tant de dindons. Quant à moi, si l'on me veut croire, Plutôt qu'être contraints de boire Plus que nous n'avons de besoin, La Sicile n'est pas trop loin Où le brave Acestes demeure: Je suis d'avis que tout à l'heure, Sans lutter contre mer et vent, Ce qui perd les gens bien souvent, Nos vaisseaux y tournent les proues." Aeneas, essuyant ses joues De la manche de son pourpoint (Car de mouchoir il n'avait point), Dit: "Il faut croire le pilote, Car il voit bien que notre flotte Contre ces démons inconstants Pourrait fort mal passer son temps. Pires que mauvaises haleines, Vents, de vos injustes fredaines Je serai donc toujours le but? Et, comme un homme de rebut, La mer donc toujours sur ses côtes De mes nefs brisera les côtes? En Sicile donc, de par Dieu! Il n'est point sur la terre un lieu Que plutôt je choisisse et prise, Excepté la terre promise, Que celle qu'Acestes régit, Où feu mon père Anchise gît, Vieillard qui valait un jeune homme. Cà donc, amis, travaillons comme Doivent travailler gens de bien. Notre travail ne va pour rien; Recommençons donc de plus belle." Après une harangue telle, Qui le monde contenta fort, On entendit de bord en bord: "Sicile, Sicile, Sicile!" Tôt après se découvrit l'île, Objet qui les fit rire tous Comme des perdus ou des fous. Acestes, personne bien née, Ramonait lors la cheminée. Comme il était près de hurler: "Haut et bas!" jusqu'à s'égueuler, Aux nefs, banderoles et garbes, Armes, habits, troyennes barbes, Il reconnut ses bons amis; Aussitôt s'étant à bas mis, Non sans avoir devant huée La chanson, de voix enrouée, Il fut au port les recevoir. Ils furent ravis de le voir. D'une peau d'ours non entamée, Sa large échine était armée, Et chaque main l'était d'un dard: Onc ne fut un meilleur soudard. Le collet foupi d'accolades, Et les bras froissés d'embrassades, Enfin, las à faire pitié, Il cria: "C'est trop de moitié; Amis, moins de cérémonie, Ou bien je fausse compagnie." Ainsi que le seigneur voulut, Chacun rengaina son salut Et ne se fit plus tant de fête; Et lui, se mettant à leur tête, Ce qui ne fut pas laid à voir, Il les mena vers son manoir, Sa petite case rustique Où, sans beaucoup de rhétorique, Il les reçut à coeur ouvert. Il mit lui-même le couvert, Sa servante barbe appelée A la fontaine étant allée. Ils repurent tous à gogo, Et puis après firent dodo. Aeneas, ayant fait un somme Légèrement en honnête homme, Sitôt qu'il vit le point du jour, Il se saisit de son tambour, Et puis en sonna l'assemblée; La troupe des Troyens troublée, Car ils n'étaient point avertis, Autant les grands que les petits, S'assemblèrent demandant: Qu'est-ce? A l'entour du sonneur de caisse, Qui leur tint, cessant de sonner Et n'entendant plus bourdonner, Ce discours, ou bien un semblable, Monté sur une haute table: "O mes fidèles compagnons, Que j'aime plus que mes rognons, Qui de Pergame en cendre mise Vous êtes sauvés en chemise, Pour être par monts et par vaux Participants de mes travaux, L'année est, me semble, accomplie, Malheur que jamais je n'oublie, Depuis que la mort attrapa Défunt monseigneur mon papa Ce jour pour moi si déplorable, Et pour moi toujours vénérable, Mérite bien un bout de l'an Dans le détroit de Magellan, Chez le Scythe, chez le Tartare, Chez le peuple le plus barbare, Voire chez les Grecs, qui pour nous Sont pires que Topinambous, Enfin, au milieu de Mycène, M'en dussé-je trouver en peine, Je célébrerais ce saint jour. Aujourd'hui que, par un bon tour Que Dame Fortune me joue, Dont, ma foi, beaucoup je me loue, Nous sommes par les vents poussés Où nous avons ses os laissés, Il faut que je les solennise: Préparons-nous-y sans remise. Prions les dieux, d'un zèle chaud, Que nous puissions trouver bientôt Cette terre tant désirée, Où, retraite étant assurée, Et murs, avec chaux et ciment, Elevés magnifiquement, Tous les ans nous y puissions faire Un solennel anniversaire. Acestes à chaque vaisseau Donnera le père d'un veau, Ou bien deux, si je ne me trompe; Demain, à grand éclat et pompe, Un sacrifice l'on fera, Où nos dieux on invitera, Et ceux de mon compère Aceste. Que chacun s'y rende bien leste, Qu'on n'y fasse point les badins, Qu'on n'y vienne point en gredins, Ni les dames en martingales, En collets et chemises sales, Mais avec leurs plus beaux atours, Que l'on ne porte qu'aux grands jours, Verbi gratia, les dimanches, Et surtout des chemises blanches; Et, si le céleste flambeau Dans neuf jours paraît assez beau Pour croire que de la journée Eau du ciel ne sera donnée, Je vous proposerai des jeux Où je régalerai tous ceux Qui remporteront l'avantage. J'entends que le long de la plage Nos rameurs exercent leurs bras. L'exercice de Fierabras Sera le redoutable ceste; Pour la lutte, course, et le reste Des jeux entre nous usités, Aux vainqueurs seront présentés Force joyaux et riches nippes. Je ferai défoncer des pipes, On y boira de cent façons, On y chantera des chansons, Surtout celle de Grand' guenippe. Moi-même, à la main une pipe, Je boirai, je pétunerai, Jusqu'aux gardes m'en donnerai Car, pour célébrer telle fête, Je considère peu ma tête. Faites donc exclamation En signe d'approbation." Alors se fit une huée Dont mainte oreille fut tuée. Toute la côte répondit Au son que ce grand cri rendit. Ayant fait signe de se taire, Aeneas n'entendit plus braire, Et puis, d'un visage courtois, L'estomac encore pantois D'avoir crié comme les autres, Il dit: "O camarades nôtres, C'est fort bien crié, Dieu merci." Puis, ayant malgré lui toussi (Car il avait, s'il le faut dire, Criaillé trop fort, le beau sire, Mais par excès tout il faisait, Dont bien souvent il lui cuisait; D'ailleurs, c'était un fort brave homme, Aussi bon qu'il en fut dans Rome; Or vous savez que les Romains Sont la fine fleur des humains. Mais finissons la parenthèse), Messire Aeneas donc, bien aise De voir ses gens gais et gaillards, Leur dit quelques petits brocards Dont aurait pu rire une souche, Puis, pour leur faire bonne bouche, Leur dit: "Allez, amis féaux, Couronner vos chefs de rameaux Pour faire honneur à feu mon père Comme de l'arbre de ma mère, De laurier, arbre toujours vert, Vous m'allez voir le chef couvert." Cela dit, sur sa chevelure L'arbre d'immortelle verdure Parut en chapeau façonné; De même en fut chaperonné Acestes, et le vieil Hélyme, Au corps sec, à l'esprit sublime, Grand joueur d'échecs, et tarots, Et qui, pour guérir les suros, Les malandres, farcin, avives, Et pour prendre à la glu les grives, Enfin toutes sortes d'oiseaux, Savait mille secrets nouveaux. Autant en fit le jeune Ascagne, Lors vêtu d'habits de campagne: C'était d'un fort beau bouracan, Que dans Carthage, en un encan, Sa belle-mère prétendue; D'une vieille nippe vendue, (C'était certain cotillon gris), Avait acquis à fort bas prix, Et, pour faire la bonne mère, Donné au fils pour plaire au père. Tous les jeunes godelureaux Se mirent aussi des rameaux. Chaque tête étant couronnée, L'incomparable maître Enée Se mit à la tête d'eux tous, Marchant sans ployer les genoux Avec une majesté telle Qu'onc ne fut démarche plus belle, Onc ne fut un convoi plus beau. Etant arrivés au tombeau, La douleur sur la face peinte, Aeneas fit apporter pinte D'un très excellent vin clairet Pris au plus prochain cabaret, Et le répandit sans en boire (Chose très difficile à croire); Ensuite du sang et du lait Quatre fois plein un gobelet; Sema le lieu de fleurs nouvelles, Et puis lâcha paroles telles: "Bonjour, de mon père les os, Qui prenez ici le repos, Tandis que moi, pauvre homme triste, Suivi des malheurs à la piste, Je cours comme un Bohémien Et traité comme un pauvre chien. Si du terme de quelque année De Madame la Destinée, Vos jours eussent été prolongés, Vous nous eussiez vus bien logés En la région d'Italie Que l'on nous prône tant jolie, D'où l'on dit que nos descendants, Battant les gens malgré leurs dents, Comme ils voudront feront litière De la machine ronde entière; Mais le Dieu du ciel n'a pas fait Les choses selon mon souhait: Sa sainte volonté soit faite!" Sur cette piteuse entrefaite, Un fort grand vilain serpent vint. Qui fit frayeur à plus de vingt: Aeneas en eut telle transe Qu'il n'en fit nulle révérence, Lui qui les donnait à crédit, Même pour rien, à ce qu'on dit. Ce grand serpent, long de deux aunes, Tout parsemé de taches jaunes, De bleu, vert, gris, noir, zinzolin, Avait le regard très malin. Il scandalisa par sa mine, Et par sa face serpentine, Et par de certains tordions Qui causaient palpitations, Les plus huppés de l'assemblée, Qui sans doute eût été troublée Sans une vision d'honneur Qui dissipa toute leur peur: Outre que le serpent fut sage, Corps d'homme n'en reçut outrage, Au contraire, il sourit au nez Des pauvres Troyens étonnés, Et maître Aeneas, pour lui rendre (Comme il était homme fort tendre. A tout ce que faire il voyait; Quand il voyait rire il riait, Et son visage de rosée Avait la peau tout arrosée, Quand quelqu'un devant lui pleurait, Ce que personne ne croirait), Afin donc de lui faire fête, Et ne le traiter pas de bête, D'un visage tout radouci Aeneas lui sourit aussi; Et le serpent, sans rien répandre, Se mit adroitement à prendre Sa part dans les oblations, Puis, refaisant ses tordions, Et des couleurs de son échine De fin taffetas de la Chine Représentant l'arc bigarré Dont le ciel est souvent paré, Serpentant sur son jaune ventre Le bon drôle de serpent rentre; Virgile ne dit pas par où, Je crois que ce fut par un trou; Mais, soit par trou, fenêtre ou porte, Fort peu, ce me semble, il importe. Il suffit qu'étant délogé, Enée ayant un peu songé Et ruminé si ce reptile, A lécher les plats si habile, Etait valet d'Anchise, ou dieu De ce tant vénérable lieu, Il conclut enfin en sa tête (En attendant que de la bête On sût la vraie extraction) De faire en toute occasion De nouveaux honneurs à son père. Il se fit un visage austère, Car, en si funeste action, On doit avoir l'ambition De faire une mine piteuse, D'avoir la face bien pleureuse, Ou, lorsqu'on ne peut larmoyer, Il faut des pleureurs soudoyer. Le voilà donc en mine grise, Qui derechef régale Anchise: Il fait égorger cinq brebis, Cinq cochons gras et rebondis, Et cinq génisses potelées, Versa du sang par écuellées, Du vin pour le moins plein un seau; Puis, se penchant sur le tombeau, Invoqua l'âme de son père, Qui fut si sourd à sa prière Qu'à tout ce que le seigneur dit, Au diable un mot s'il répondit. Chacun des Troyens fit dépense Plus ou moins, selon sa puissance. Après force sang répandu, Ils se mirent, à corps perdu, A faire entre eux tous la débauche: Chacun but, à droit et à gauche, A la santé de ses amis. Tout y fut en usage mis. Aeneas, avec sa sagesse, Pinta si bien qu'il fit mainte esse, Et même deux ou trois faux pas; Alors qu'à la fin du repas Il hasarda quelques gambades Pour réjouir ses camarades; Puis en un lit il se sauva, Où son vin à l'aise il cuva. Le beau Phébus porte-lumière Enfin commença la carrière Du neuvième jour désiré: Le ciel en parut tout doré; Jamais plus belle matinée Ne promit plus belle journée. Chacun vint, des lieux d'alentour, Tant pour voir Acestes que pour Voir ces gens dont la renommée Partout était si bien semée Qu'en ce temps-ci même il n'est nul Qui ne trouve par son calcul Que de Troyen ou de Troyenne Son père ou sa mère ne vienne. A grand donc, ou bien petit pas (Lequel des deux, n'importe pas), Tant de villes que de bourgades, Pour voir les renommés Troades, Vieillards, hommes, femmes, enfants, En leurs beaux atours piaffant, Se trouvèrent sur le rivage. Maître Aeneas, faisant le sage (Car il faut bien couvrir son jeu Devant les gens qu'on connaît peu, Et bien faire la chattemite), Fit apporter une marmite (C'était un des prix destinés), Deux pourpoints fort bien galonnés, Moitié filet et moitié soie, Un sifflet contrefaisant l'oie, Un engin pour casser des noix, Vingt et quatre assiettes de bois, Qu'Aeneas, allant au fourrage, Avait trouvés dans le bagage Du vénérable Agamemnon (Certain auteur a dit que non, Comptant la chose d'autre sorte; Mais ici, fort peu nous importe); Une toque de velours gras, Un engin à prendre des rats, Ouvrage du grand Aristandre, Qui savait fort bien les rats prendre En plus de cinquante façons, Et même en donnait des leçons; Deux tasses d'étain émaillées, Deux pantoufles dépareillées, Dont l'une fut au grand Hector, Toutes deux de peau de castor, L'une bleu turquin, l'autre verte, Et l'une et l'autre d'or couverte; Un cistre, dont Priam sonnait Quand la joie au coeur lui venait, Et plusieurs autres nippes rares, Dont les âmes les plus avares Pourraient contenter leur désir, Qu'Aeneas avec grand plaisir, Et d'une âme fort libérale, Aux yeux de l'assemblée étale. Puis après il tambourina, Prit une trompette, et sonna Tara, tara, tara, tantare; Ensuite cria: Gare, gare, Jusqu'à se faire mal au cou (En quoi je trouve qu'il fut fou). L'on fit place, l'on fit silence. Maître Aeneas, d'une éloquence Que l'on ne saurait exprimer: "Il faut commencer par la mer, Cria-t-il. Parmi nos galères, On choisira les plus légères: Le vainqueur qui commandera Celle qui le prix gagnera Aura sa tête couronnée; Sa vertu sera guerdonnée D'un présent si bien étoffé Qu'on dira qu'il est né coiffé." Mnestheus choisit la Baleine: Cette illustre race romaine Des tant renommés Memmiens, Si connus aux temps anciens, Est venue, au grand bien de Rome, De ces Troyens que je vous nomme. NOS DE MESMES en sont aussi Descendus, chacun sait ceci, A la gloire de notre France, En qui l'on voit en concurrence La science et la probité, L'esprit, la générosité, Enfin les vertus cardinales Pêle-mêle avec les morales, Donner à tous à deviner A qui l'on doit le prix donner; Surtout, ce président sans tache, Le plus grand homme que je sache, De notre Paris l'ornement, Et qui, dans le gouvernement De notre monarchie entière, Jetterait bien de la poussière Aux yeux de certains grands Atlas, Qui souvent plus faibles que las, Sous le faix de notre machine Sont contraints de ployer l'échine; Cela veut dire, en bon françois. Mais chut! En ce lieu je prévois Que quelque gauche politique Dira d'un ton fort magnifique Que l'écrivain facétieux S'il parlait peu parlerait mieux. Si j'ai menti qu'on me punisse, Si j'ai dit vrai qu'on m'applaudisse. Mais retournons à nos moutons, Et succinctement racontons Qui furent ceux qui commandèrent Les galères, qui disputèrent Le prix par Aeneas donné. Gyas, jeune homme fort bien né, Fort adroit en ses exercices, Et fort grand pêcheur d'écrevisses, Sur la Chimère commanda, Aussi légère qu'un dada. Sergestus, autre galant homme, Duquel sont descendus à Rome Les Sergiens, gens pleins d'honneur, Témoin Galba, le bon seigneur, Qui se rendit la tête chauve Parce qu'il avait le poil fauve, Ce Sergestus donc susnommé, Eut un vaisseau bien espalmé, Plein de gens à l'échine forte, Qui le nom du Centaure porte: Il inventa le jeu de dés, Et mangeait les oiseaux bardés, Car alors, si l'on me veut croire, On ne parlait point de lardoire Cloantus, autre bon garçon, Parut en un blanc caleçon Sur la Scylle, une autre galère; Comme les autres fort légère. De cet ancien Cloantus Est venu le sieur Cluentus. Et ce sont là les seuls qui furent Chefs des galères qui coururent: On voit, loin du bord, un écueil Qu'on découvre aisément de l'oeil. Alors que la mer n'est pas sage, Alors qu'elle bout, qu'elle enrage, Cet écueil, moitié blanc et vert, Des flots enflés est tout couvert: Il a bien de l'air d'un théâtre. Quand la mer, moins acariâtre, Est retournée en son bon sens, Les oiseaux en mer se sauçant (Ce sont les plongeons, ce me semble) Viennent en grosse troupe ensemble Y faire souvent station, Comme aussi conversation Avec des oiseaux de marine. Cet écueil a fort bonne mine, C'est pourquoi le Troyen le prit (Comme il fait tout avec esprit) Pour servir de but aux galères, Qui, sur les campagnes amères, Devaient, pour des riches joyaux, Faire suer maints aloyaux. Aeneas, en tout fort habile, Voulut qu'on jouât à croix-pile, Pour ne voir point de mécontents Parmi les nobles contestants. Les galères ayant pris place, L'ardeur aussi bien que la glace S'impatronisa des esprits; Les patrons, en habit de prix, Du haut de leurs poupes dorées, A leur chiourmes préparées De ramer comme des démons, Firent cent beaux petits sermons. La froide crainte de ne faire En ramant que l'eau toute claire, Fait qu'incessamment le coeur bat Au matelot comme au forçat. Nus comme les enfants qui sortent Des lieux où les mères les portent, Ayant bien vidé le hanap; Et tous huilés de pied en cap, Les forçats sur les bancs attendent Que les trompettes leur commandent De ramer de tête et de cul, Pour être vainqueur ou vaincu. Voilà le signal qui se donne, Voilà la trompette qui sonne, Et fait la côte retentir; Je les vois tous d'un temps partir. La malepeste comme ils rament! Comme les flots verts ils entament! Comme ils hurlent, les fous qu'ils sont! L'épouvantable bruit qu'ils font! Mon Dieu! que leurs rames sont belles! On dirait que ce sont des ailes: Qui n'aurait point vu de vaisseaux Dirait que ce sont des oiseaux. Je ne sais rien qui mieux ressemble A ces vaisseaux voguant ensemble Que quatre chevaux accouplés, Que des coups de fouet redoublés Font courir de toute leur force, Et le vert cocher qui les force Ressemble aux chefs encourageant Leurs rameurs d'être diligents. Encore une fois comme ils rament! Comme l'eau salée ils entament! Les voilà qui voguent de front. Voyez-en un qui l'ordre rompt, Et qui devance tous les autres! Celui-là dit ses patenôtres: Rame, rame, tu feras mieux, Rame, et tu plairas aux bons Dieux Qui veulent que l'on s'évertue. Je veux que la fièvre me tue Si dans Marseille il y en a Qui rament comme ces gens-là! Les spectateurs d'un oeil avide Regardent, et rament à vide, Tant est forte l'impression Que leur fait l'inclination. Le bruit des regardants qui crient, Et qui pour leur bons amis prient, Retentit aux lieux d'alentour; L'écho fait du bruit à son tour, Et répond au mot de courage, Tantôt courage, et tantôt rage, Selon que celui qui le dit Chez l'écho trouve du crédit. Gyas, songeant à son affaire, Avec ses gens sut si bien faire Qu'entre les autres il passa, Et de beaucoup les devança. De près le suit le sieur Cloanthe, Dont la galère est plus pesante, Mais aussi de rameurs plus fort. Après eux, de pareil effort, Le grand Centaure et la Baleine Voguent de carène en carène; Tantôt l'une prend le devant, Puis l'autre qui la va suivant, De suivante devient suivie, Et toutes, de pareille envie, Non pas avec pareil succès, Courent au gain de leur procès. Déjà ces amis adversaires, D'ailleurs hommes très débonnaires, Voyant qu'ils approchaient le but, S'entre-regardaient comme au rut Les gros marcous s'entre-regardent, Où de leurs griffes ils se lardent. Chacun en son coeur souhaitait Que la galère qui portait Chaque prétendant et sa bande, Allât où le diable commande, Ou du moins au fond de la mer. Chacun se tuait de ramer. Gyas, qui croit que son pilote, Comme un vieil fou qu'il est, radote, De ce qu'en mer il s'élargit, Aussi fort qu'un lion rugit, Et s'écrie, écumant de rage: "Serre, serre donc le rivage, Fils de putain de Ménètus; Serre, ou bien nous sommes victus. Serre donc, serre à la pareille." Ménètus fait la sourde oreille, Et s'éloigne toujours du bord, Et si pourtant il n'a pas tort: Habile qu'il est, il redoute Certains rocs, où l'on ne voit goutte, Qui pourraient bien en son vaisseau Introduire un déluge d'eau. Lors Gyas se met en furie, Et derechef crie et recrie "Vieil coyon, pilote enragé, Mes ennemis t'ont-ils gagé Pour m'ôter l'honneur de la sorte? Serre, ou que le diable t'emporte, Serre le bord, âme de chien!" Mais au diable s'il en fait rien. Et lors, pour l'achever de peindre, Cloantus est prêt de l'atteindre, Qui s'était finement glissé Entre le rivage laissé Et la nef en mer élargie. Lors Gyas, la face rougie, Car grosse colère y monta, Contre Ménètus s'emporta, Et sans songer si la colère Est chose de grand vitupère, Et qu'un acte sale il faisait, Tant la rage le maîtrisait, Il traversa de poupe en proue, Faisant une très laide moue, Et, prenant son homme au collet, Comme un milan fait un poulet, Il le jeta, tête première, Un peu pis que dans la rivière, Et ce, tant incivilement Que ce fut sans un compliment, Qui la chose eût fort adoucie; Mais alors il ne se soucie Que de regagner le devant Sur Cloantus qu'il va suivant. Il prend le gouvernail lui-même, Enragé, le visage blême, Exhortant ses gens à ramer. Cependant du fond de la mer Qu'il avait de ses bras coupée, L'ayant assez belle échappée, Ménètus revint dessus l'eau, Chaque poil faisant un ruisseau, Renfrogné comme un chien qui gronde. De ses bras pelus il fend l'onde, Et fait tant qu'il se vient jucher Sur le haut d'un petit rocher. Dieu sait si la belle assemblée Que sa chute avait bien troublée, Se mit à rire de bon coeur, Quand elle vit qu'à son honneur, Assis sur le cul comme un singe, Il tordait sa barbe et son linge, Et vomissait les flots salés Trop avidement avalés. Lors revint l'espérance entière A ceux qui tenaient le derrière, D'avoir aussi part un gâteau. Sergestus, poussant son vaisseau, Sur Mnestheus eut avantage, Qui de tout son coeur en enrage; Il court le long de son coursier, Et s'égosille de crier: "Voilà de beaux rameurs de merde! Il faut donc que le prix je perde. Ma foi, si vous étiez encor Compagnons de défunt Hector, Il vous traiterait de gavaches. Vous me faisiez tant les bravaches, Et vous ne travaillez non plus Que gens de leurs membres perclus. Eh! qui m'a donné ces pagnotes, Avec leurs bras de chènevottes? Sont-ce ceux qui ramaient si bien Le long du bord gétulien, Dans la rude mer d'Ionie? O gens de bien, par ironie, Vous n'êtes rien, en bon françois, Que gens qui méritez du bois! Ramez donc, et de bonne sorte, Ou que le diable vous emporte, Et m'emporte moi-même aussi D'avoir gens faits comme ceux-ci! Pour le premier prix passe encore! Mais comme une lourde pécore. Arriver au but le dernier, Ah! c'est assez pour renier. Je n'ai garde, ô sire Neptune! De porter aucune rancune A celui qui sera vainqueur; J'y consens et de tout mon coeur. Tu peux bien à ta fantaisie Faire à qui tu veux courtoisie; Mais pourtant, si c'était à moi, J'oserais bien jurer, ma foi, Que ton Altesse Maritime De mon présent ferait estime. Mais au moins, grand Dieu Marinier, Que je ne sois pas le dernier! C'est à vous, madame Chiorme, D'empêcher cet affront énorme; Ramez donc comme gens de bien, Ou tout est... vous m'entendez bien." A cette harangue énergique, Chacun de bien ramer se pique; En moins de rien tous ces truands De secs devinrent tout suants, Et si fort leur grossit l'haleine Qu'ils ne respiraient plus qu'à peine. La chiourme fit grand effort: Qui s'en fût plaint eût eu grand tort; Ce que voyant messer Sergeste, Il voulut jouer de son reste, Et se couler le long du roc; Sa galère aussitôt fit croc, Et puis crac; le bout de la proue Se fracasse tout et s'échoue. On entendit avec effroi Hurler un: "Dieu soit avec moi!" Plus de vingt rames se cassèrent; Deux cents hommes se renversèrent Comme quilles, qui çà, qui là; En un mot, tout fort mal alla. La galère, fort entamée, De ses avirons désarmée, S'embarrassa dans les rochers, Et les forçats et les nochers, Avec grandes perches ferrées, De leurs rames défigurées Tâchaient de pêcher les morceaux Qui flottaient brisés sur les eaux. Autant et plus que vent en poupe, A Mnestheus comme à sa troupe Cet accident vint à propos: D'esprit et de corps fort dispos, Il fit trois pas de sarabande, Pour réjouir toute sa bande, Laquelle, à force de ramer, Fendit si prestement la mer Qu'on l'eût alors bien comparée A quelque colombe effarée, Quand du lieu d'où sont ses petits, Ses ailes faisant cliquetis Aussi vite qu'une sagette, Pour quelque rumeur qu'on a faite, Elle fend le cristal de l'air, Et puis, sans ses ailes branler Sur l'une et sur l'autre étendue, En l'air à gogo suspendue, On la voit pourtant avancer Plus quasi qu'on ne peut penser. Mnestheus donc, en sa Baleine, D'abord du but la plus lointaine, Voyant Sergestus échoué, Cria: "Le bon Dieu soit loué!" Et le laissa bien loin derrière Faisant non pas quelque prière, Mais des jurements de chartier, Ou, si l'on veut, de brelandier. Tandis que messire Sergeste Contre messire Destin peste, Mnestheus attrapa Gyas, Et lui dit "Qu'est-ce que tu as, Et qu'as-tu fait de ton pilote? Faut-il qu'un homme ainsi sanglote?" A cela point ne repartit Gyas, qui de rage glatit Dans sa nef qui nage sans guide, Et ressemble un cheval sans bride. Puis de Cloanthe il approcha, Ce qui grandement le fâcha, Vogua quelque temps à sa croupe, De sa proue égala sa poupe, Puis après en tout l'égala, Et lors le diable s'en mêla. Chacun lors à son adversaire Fit un souhait peu débonnaire. Le misérable Cloantus, De victor devenu victus, Ne pouvait prendre patience; L'autre, plus d'heur que de science, L'avait à la fin attrapé: Renfrogné comme un constipé, Il dit à ses gens force injures, En une autre saison, bien dures; Mais d'un homme d'ire embrasé Tout fut aisément excusé. L'espérance ressuscitée Du pauvre diable de Mnesthée Emporta de tous la faveur: On fit sur lui grande clameur Afin de lui donner courage. Messire Cloantus enrage De cet imprévu prétendant, Et vers la mer les bras tendant, Il fit, si j'ai bonne mémoire, Cette oraison jaculatoire: "Bons Dieux, qui dans la mer logez, Souvent les vaisseaux soulagez, Quand ils sont trop chargés de hardes; Qui portant écailles pour bardes, Etes bien souvent attelés Au char du Roi des flots salés, Et qui souvent, Dieux débonnaires, Poussez par le cul les galères, Quand leur cours n'est pas plus hâté Qu'un long traîneau de bois flotté; Si de la mienne retardée La course par vous est aidée, Si j'atteins le but souhaité, Par l'effet de votre bonté, Un boeuf sera la récompense De votre divine assistance, Et, pour vous chatouiller le goût, Car vous aimez bien le ragoût, Les chairs seront en étouffade, Les entrailles à la poivrade, Et, pour vous traiter en mignons, J'y mêlerai des champignons; De plus, un présent magnifique De vin grec, assez énergique Pour faire parler des poissons, La somme de quatre poinçons." Cette promesse, qui les touche, Leur fait venir l'eau à la bouche. Toutes les déités de l'eau S'empressant autour du vaisseau, Firent et bien tôt et bien vite Arriver Cloantus au gîte. Les dieux qui lui firent ce bien Sont ceux-ci, si je m'en souviens: Les Phorques dames très humides, Panopée et les Néréides, Et l'aquatique Palémon Qui fait grand trafic de limon. Poussant et de cul et de tête, Les dieux bleus au corps demi-bête Mirent Cloantus dans le port, Ce qui les réjouit bien fort. Le vénérable maître Enée, Voyant l'affaire terminée, Fit appeler les concurrents; Et les reçut selon leurs rangs. Il fit une harangue à Cloanthe Que l'on trouva fort élégante; Par un vilain petit héraut, Et qui pourtant criait bien haut, Il fit publier sa victoire, Et puis, pour le combler de gloire, De laurier sa tête coiffa; Puis après il désagrafa Son pourpoint, et de son aisselle Tira sa féconde escarcelle, Et fit présent aux mariniers A chacun de quatre deniers, Défonça trois tonnes de bière, Et, pour leur faire chère entière, Fit égorger trois jeunes boeufs Et faire des gâteaux aux oeufs. D'une casaque bien bordée (Ici Méandre et Mélibée Donnent quelque confusion A moi qui fais la version), D'une casaque donc fort riche, Grand signe qu'il n'était pas chiche, Cloantus il rémunéra, Qui, dit-on, de joie en pleura. Cette casaque représente L'histoire, fâcheuse ou plaisante, De Ganymède qu'aima tant Le Dieu du ciel foudripetant: On voyait là ce jeune drôle, La hallebarde sur l'épaule, Qui suivait et n'attrapait pas Un cerf qui fuyait à grands pas. Comme il poursuit ainsi la bête, Un aigle, qui vient à sa quête, Le prend, sans beaucoup de respect, Avec ses griffes et son bec. Des gens destinés pour sa garde, L'un ramasse sa hallebarde, Et ses compagnons, à grands cris, Poursuivent l'oiseau qui l'a pris. Son chien, appelé Gueule-Noire, Chien de fidélité notoire, S'élance en l'air avec chaleur Après ce grand vilain voleur, Et quoique son bien-aimé maître Commence en l'air à disparaître, Et même ne paraisse plus, Par des jappements superflus Il fait voir l'ardeur de son zèle, Que le chien de Jean de Nivelle, Auprès de ce mâtin de bien, Est un abominable chien. Cuirasse de clous d'or cloutée, Fut le guerdon du sieur Mnesthée, Couverte de mailles d'acier, L'ouvrage, dit-on, d'un sorcier: Elle fut jadis la cuirasse D'un grand capitaine Fracasse, D'un Grec nommé Démoléon, Tout couvert de poil de lion, Qu'Aeneas tua près de Xante; Au reste elle était si pesante Que Phégeus et Sagaris Pour rien n'eussent pas entrepris De la porter tous deux ensemble Vous ne savez pas, ce me semble, Qui sont ces gens nommés ainsi; Je ne le sais pas bien aussi. Suffit, quoiqu'elle fût si lourde, Et ceci n'est point une bourde, Que quand il en était armé, Ce grand homme que j'ai nommé, Il courait pourtant comme un lièvre, Aux Phrygiens donnait la fièvre, N'en étant pas plus empêché Que de quelque petit péché. De plus il donna deux chaudières, Quelques-uns ont dit deux aiguières, Et deux gondoles de laiton De la valeur d'un ducaton. En cet endroit maître Virgile, Des poètes le plus habile, Ne nous fait point savoir qui fut Celui qui ses beaux présents eut, Si ce fut Gyas ou quelque autre; Mais il y va fort peu du nôtre: Tant y a qu'en fort bel arroi Faisant tous bien du quant-à-moi, Sur le rivage ils promenèrent Les beaux présents qu'ils remportèrent, Et s'y promenèrent aussi; Cela se doit entendre ainsi. Tandis qu'ils font leurs caracoles, Faisant grand dégât de paroles, Et racontant leurs beaux exploits, Disant une chose deux fois, On vit de loin le sieur Sergeste, Du peu de rames qui lui reste De cet inconsidéré choc Qu'il avait eu contre le roc, Tâchant d'amener sa galère, Où l'on ne voyait que misère. Dans ce vaisseau tout disloqué Mordant ses doigts d'avoir choqué, Et non tant fâché de sa perte Que de la vergogne soufferte, Il prit sans honte et sans remords, Par tous les endroits de son corps, Plus de cent fois le Dieu de l'onde, Au grand scandale de son monde. Du pauvre navire échoué, Un grand vilain serpent roué De quelque pesante charrette, Est la comparaison bien faite; Ou bien quand, par quelque passant, D'un coup de bâton fracassant, Sa personne peu respectée Est un peu rudement traitée, Si que l'épine de son dos A reçu dommage en ses os: Il se traîne à peine sur l'herbe, De la moitié du corps superbe, De l'autre très mortifié, Ou pour mieux dire estropié; Ainsi la galère entamée, En quelque endroit assez armée, En quelqu'autre, au lieu d'avirons, Etant, comme les vaisseaux ronds, Sans rames qui lui servent d'ailes, Avec des perches telles quelles, Au lieu de voguer gaiement, Se traîne en mer languissamment. Enfin, employant quelques voiles, Grâce à l'invention des toiles, Elle aborda comme elle put Le rivage qui la reçut. Pour adoucir sa fâcherie, D'une servante bien nourrie, Qui nourrissait en même temps Deux garçons à l'envi têtant, Il fut régalé par Enée: Cette servante était bien née, Elle s'appelait Pholoé, Dont le nez un peu trop troué Laissait quasi voir la cervelle, Quoique Crétoise était fidèle, D'un visage noir et grasset; Et sentait un peu le gousset. Elle jouait de l'épinette, Maniait bien la castagnette, Remplissait bien le passement, Et donnait bien un lavement. Aeneas, quittant la marine, Vers un champ uni s'achemine, Environné de coteaux verts, Et ces coteaux, d'arbres couverts, Etaient à peu près la figure D'un grand cirque d'architecture; Là, sur un gros billot assis, Il prononça, de sens rassis, S'il est vrai que je m'en souvienne, Ces mots en langue phrygienne: "Oh! mes bien-aimés assistants, Oh! vous, messieurs, qui, m'écoutant, N'écoutez pas grandes merveilles, Ouvrez, de grâce, vos oreilles. Quiconque de vous veut courir, Et veut un beau prix acquérir, Qu'il se présente à la bonne heure. En une occasion meilleure, Ni pour amasser plus d'honneur, Les jambes qu'il eut du Seigneur Ne peuvent pas être employées: Cà, çà, donc, casaques ployées, Vienne quiconque a bon jarret Le témoigner en ce guéret, Et de sa semelle légère Nous emplir les yeux de poussière! Tant Sicilien qu'étranger, Il suffira d'être léger Pour pouvoir entrer en la lice Rien par faveur, tout par justice! Pour les plus escarbillards, j'ai Ce que les rats n'ont pas mangé." A cette efficace promesse, Sortit du milieu de la presse Euryale, un fort beau garçon, Couvert d'un simple caleçon. Après lui parut monsieur Nise, Couvert de sa seule chemise, De cet Euryalus nommé Démesurément enflammé, Mais dont l'on ne pouvait rien dire; Et puis Diorès, un beau sire, Du sang royal de Priamus; Le Sicilien Hélymus, Et Panopès, son camarade, Prisés tous deux pour la gambade, Et jeux de disposition, D'Acestes l'inclination, Qui l'accompagnaient à la chasse, Et qui chassaient tous deux de race. J'oubliais Salie et Patron, Dont l'un, à ce que dit Maron, Etait issu d'Acarnanie, Et l'autre venait d'Arcadie. Maron n'éclaircit pas trop bien Qui des deux est l'Arcadien, Et qui vient de l'Acarnanie, Et Scarron fort peu s'en soucie: Il suffit que tels qu'ils étaient, Du sang tégaean ils sortaient. Plusieurs autres se présentèrent, Lesquels seulement se lassèrent, Et dépensèrent force pas; Je ne les nommerai donc pas. Déchargés de ventre et de croupe, Ces beaux coureurs vinrent en troupe Se planter, bien délibérés, Et de leur vitesse assurés, Devant le brave fils d'Anchise, Dont la personne était assise Sur un billot en un lieu haut, Comme je vous ai dit tantôt, D'où, par le moyen de sa langue, Il fit ouïr cette harangue: "Qui de vous ne courra bien fort, Par feu mon père aura grand tort, Car quand on court bien, on attrape. Pour vous faire mordre à la grappe, Ecoutez ce que de bon coeur Je prétends donner au vainqueur: Deux beaux dards à la gnossienne, Dont les bois ne sont pas d'ébène; Une pertuisane de fer Qu'on peut richement étoffer, Si l'on y veut faire dépense De la façon que je le pense: Ces présents en commun seront Pour ceux qui les disputeront. Aux trois plus vites je destine Un cheval de fort bonne mine, Richement caparaçonné D'un camelot pâle tanné, Qu'un bord de cuir doré galonne; Plus, une trousse d'amazone, Ses flèches et son baudrier, De la main d'un bon ouvrier, Sur lequel reluit une perle Aussi grosse que l'oeil d'un merle; Plus, une salade d'Argos, Présents qui valent trois lingots. Puis chacun criant sur eux vive, Ils seront couronnés d'olive." Chacun prit place, cela dit. Le signal donné, l'on partit Au son de la trompe enrouée. Vous eussiez dit une nuée Qui dans la lice s'épandit; L'air épais sur eux se rendit, La poudre de leurs pieds émue Faisant sur leur tête une nue. L'oeil plus vite que le pied fut Dès le commencement au but, D'où, tacitement, il exhorte A courir le pied qui le porte. Nise les autres devança, Et derrière lui les laissa Les poitrines toutes pantoises, De la longueur de quatre toises; Après lui, mais loin de lui, court Salius, qu'un espace court Sépare du jeune Euryale, Qu'Hélymus peu s'en faut égale, A qui le dernier, Diorès, Souvent bat les talons exprès, Et par malice, dans la fesse, Lui met le bout du pied sans cesse, Et l'eût à la longue emporté Sur lui, malgré sa primauté. Nise était du but assez proche, Quand il lui vint une anicroche Qui, voulsit ou non, l'arrêta, Et sa belle course gâta, Changeant toute son espérance En une sotte révérence Qu'il fit, de son long étendu, Sur du sang de boeuf répandu. Troublé comme un fondeur de cloche Quoiqu'il ne boite ni ne cloche, Il voit que les prix destinés Ne sont pas pourtant pour son nez; Mais, perdant espérance et gloire, Il ne perdit pas la mémoire D'Euryalus qu'il adorait, Car, comme Salius courait, Saisissant sa jambe et sa guêtre, Si fort ses pieds il enchevêtre Que du nez en terre il donna, D'où se levant, il ramena Un coup sur le mufle de Nise, Qui, sans jamais quitter sa prise, Le mordit quatre fois au cul. Ainsi, d'Euryale vaincu, Et le cul marqué de morsures, Tandis qu'à Nise il chante injures, Et que Nise, sans l'écouter, Ne songe qu'à bien l'arrêter, Le petit fripon d'Euryale Vite comme le vent détale, Et, laissant l'autre renier, Arrive au but le fin premier, Favorisé de la huée De tous ceux par qui fut louée De Nise la bonne action, En signe d'approbation, Qui criaient Vive, vive, vive! Hélymus le second arrive, Et le troisième, Diorès, Qui le talonnait de si près Que de cette talonnerie On pensa bien voir brouillerie. Lors Salius, avec grands cris, Se plaint qu'on lui vole le prix, Allègue l'injuste cascade; Mais Euryalus persuade, Ne faisant rien que larmoyer, Qu'on ne peut sans prix l'envoyer, Et Diorès pour lui supplie, Disant que s'il faut qu'à Salie Soit octroyé le prix premier, Qu'il se voit exclu du dernier. Aeneas, des bons le modèle, Leur dit: "Finissez la querelle, Vous serez tous récompensés; Taisez-vous, et vous embrassez D'une peau de lion entière, Dont la jube, faite en têtière, Un morion représentait, Et qui d'autant plus riche était Que chaque griffe était dorée, L'injustice fut réparée, Dont Salius se plaignait tant; Et lors Nise, se présentant Et faisant remarquer la boue Qui, depuis le haut de la joue Jusqu'à la cheville du pied, Le rendait tout crottifié, Dit: "On me devrait reconnaître, Moi vainqueur, ou qui devrait l'être, Et qui n'ai ma course gâté Que pour avoir trop vite été." Aeneas se mit à sourire, Et lui dit: "Refrénez votre ire; Vous serez aussi guerdonné D'un beau casque damasquiné, Remarquable pour sa doublure, Pour ses plumes, pour sa gravure, Ouvrage de Didymaon." A quoi Nise dit: "Par Mahom, On le verra dessus ma tête Chaque dimanche et chaque fête. Meure, qui dira jamais mal De grand seigneur si libéral!" La course étant ainsi finie, Toute animosité bannie, Et les coureurs gais et contents: "Il ne faut point perdre de temps, Dit Enée; empoigne le ceste, Quiconque aura du coeur de reste. A quiconque s'y veut frotter, Un boeuf paré pour le tenter Sera le prix de la victoire. Une épée à gaîne d'ivoire, Outre un fort joli morion, Sera le prix du champion, Qui, par les coups de l'adversaire, Sera contraint enfin de faire Signe de ses deux bras lassés, Qu'il en a trop, au moins assez." Chacun eut grande retenue A voir le ceste, dont la vue Fit peur à ceux des regardants Qui n'étaient pas des plus fendants. Le grand Darès seul se présente, Darès, à la taille géante, Qui seul avec Pâtis jouait A ce jeu, qui les gens rouait; Qui, pour célébrer la mémoire Du vaillant Hector, eut la gloire D'assommer, près de son tombeau, Butès, aussi fort qu'un taureau Et très expert en la gourmade, Sans mensonge, ou bien par bravade (Car on ne l'a jamais bien su), Ce Butès se disait issu D'Amiclus, grand brise-mâchoire, Et fort renommé dans l'histoire. Darès s'étant donc présenté, Plus d'un coeur fut épouvanté De voir ses épaules ossues, Ses bras, ou plutôt ses massues; Outre que ce grand Goliath, De son naturel un grand fat, Donnait dans l'air mille gourmades, Tirait en l'air mille ruades, Puis, ayant bien frappé, riait Comme un maître fou qu'il était, Criant: "Cà, çà, que je le roue, Que je lui fracasse une joue, Que je lui crève un oeil ou deux." Ce défi paru si hideux, Qu'au diable, s'il y vient personne, Tant ce puissant paillard étonne Et Troyens, et Siciliens, Qui lors furent de grands vauriens. Ne voyant personne paraître, Il se crut aisément le maître Du boeuf, qui peu se tourmentait De savoir qui son maître était, Telle était son indifférence: Il était boeuf de conscience, Qui laissait les gens quereller Sans jamais vouloir s'en mêler. Darès prit cette douce bête Par les deux cornes de sa tête, Criant, jusqu'à s'en enrhumer: "Qui veut donc se faire assommer?" Puis, se tournant vers maître Enée "Serai-je toute la journée, Dit-il, attendant qu'un grouin Se fasse écraser à mon poing? Qu'on me mette quelqu'un en tête, Ou bien que j'emmène la bête; Je suis trop longtemps en ce lieu. - Qu'il ait le boeuf, au nom de Dieu, Qu'il en fasse des choux, des raves," Disaient quelques-uns des plus braves Un peu contre lui mutinés D'avoir pour lui saigné du nez. Acestes de rage en trépigne, Et dans son courage rechigne Du boeuf trop aisément gagné: Il s'en alla, tout indigné, Accoster le vieillard Entelle, Qui, couché sur une bancelle, Pour Darès et sa vanité, Moins froid n'en avait pas été. Il lui dit: "Te voilà bien sage! Et qu'est devenu ton courage, Toi, qui de tes deux poings fermés As tant de rustres assommés? Ayant été le camarade Du plus vaillant en la gourmade Qu'on ait vu jamais en ce lieu, Qui même en est le demi-dieu, D'Eryx, au redoutable ceste, Si peu de courage il te reste Que ce grand vilain mal bâti A tes yeux du prix est nanti? Et n'as-tu pas quelque vergogne, D'être étendu comme un ivrogne, Quand Darès, à toi comme à nous, Fait redouter ses pesants coups? Que deviendra ta renommée Par toute notre île semée, Les prix à ton plancher pendus, Pour les combats par toi rendus?" Entellus dit: "Ta remontrance N'est pas certes sans apparence; Mais ce n'est pas faute de coeur Que je laisse Darès vainqueur. La vieillesse froide et pesante M'a rendu l'âme indifférente, Et pour le bien et pour l'honneur; Si j'avais ma jeune vigueur, Ce fanfaron qui fait le rogue, Qui jappe après nous comme un dogue, De mille coups de poings farci, Serait vu me crier merci; Et sans espoir de boeuf ou vache (Lâche motif de tout gavache), De la seule gloire animé, Je l'aurais déjà bien gourmé. Et qu'ainsi ne soit, maître Aceste, Du peu de force qui me reste, Il ne tiendra qu'au sieur Darès Que nous ne nous voyons de près." Cela dit, il jeta par terre Deux vilains instruments de guerre, Deux cestes, malplaisants à voir Plusieurs n'eurent pas le pouvoir De n'en détourner pas leurs faces, Faisant d'aussi laides grimaces Que ceux qui, couverts d'un linceul, Pensent la nuit voir leur aïeul. C'était des gantelets semblables Que des athlètes redoutables L'athlète le plus redouté, Eryx, devant qu'être dompté, Se combattait à toute outrance, Et meurtrifiait d'importance Les gourmeurs assez imprudents Pour oser lui montrer les dents. Darès, voyant telles menottes, Se mit du nombre des pagnotes, Dit qu'il n'en voulait point tâter, Et que ce serait se gâter Maître Aeneas prend et manie La machine de fer garnie, Que sept gros cuirs de boeuf pliés, De jointures de plomb liés, Rendent à porter si pesante Que lui-même s'en épouvante, Lui qui fort comme un Turc était: A quoi le vieillard ajoutait: "Et si vous aviez donc vu celle Qui gâta d'Eryx la cervelle, Vous feriez cent signes de croix; Moi-même à peine je le crois, Moi qui l'ai vue, à la malheure, Et qui de souvenir en pleure! Quand sire Hercule s'en servait, Non plus de fatigue il avait Que s'il eût tenu quelque plume, Quoiqu'aussi lourde qu'une enclume, Et pesante deux fois autant Que celle qui vous trouble tant; La même, dont votre grand frère Eryx se servait d'ordinaire, Dont depuis j'ai fait des exploits, Desquels le moindre en vaut bien trois, Lorsqu'avec ma vigueur première, J'avais ma valeur tout entière. Le ceste est encore taché Du sang et du cerveau séché, Quand Hercule, après mainte touche, Lui fit un abreuvoir à mouche, De son ceste, dont il tacha Celui-ci, quand il le toucha. Je suis homme sans simagrée: Si votre grand Darès l'agrée Et ne m'en veut jamais de mal; Je vais l'étriller en cheval; Mais, si mon ceste l'épouvante, S'il trouve l'arme trop pesante, De laquelle jadis Eryx Des forts a remporté le prix, Que d'autres cestes on me donne, Et je veux que l'on me chaponne, Si dans deux coups on ne verra A qui le boeuf demeurera, Pourvu qu'avec la bonne grâce D'Aeneas la chose se fasse, Et d'Acestes mon bon seigneur. - Vous parlez en homme d'honneur, Dit Aeneas; ça, qu'on m'apporte Deux cestes d'une même sorte." Les cestes furent apportés, Et par les experts visités. Entellus prit l'un, Darès l'autre, Disant tout bas sa patenôtre, De voir l'autre tant épaulu, Ossu, membru, fessu, velu, D'une échine nerveuse et large, Et d'une patte faite en targe. Je devrais, me semble, avoir dit Qu'aisément son corps nu l'on vit, A cause qu'il avait bas mise Et sa jaquette et sa chemise, S'entend, si chemise il avait, Car autrement il ne pouvait Quitter que sa seule jaquette: Je suis fort fidèle interprète, Et, quand je fais omission, C'est par pure inadversion. Les voilà donc prêts à bien faire, Entellus et son adversaire, Plantés tous deux sur leurs ergots, Se faisant mines de magots, Id est s'entrefaisant la moue. D'abord et l'un et l'autre joue, Et, comme pour escarmoucher, Porte maints coups sans se toucher; Puis s'échauffant dans l'escarmouche L'un d'eux son adversaire touche, Qui, fâché d'avoir mal paré, Lui rend le change bien serré; Enfin tout de bon ils se tâtent, Et plusieurs beaux membres se gâtent, Darès plus qu'Entellus gaillard, Entellus plus puissant paillard. Poings avancés, ceste en arrière, Les yeux ardents, la mine fière, Ils s'entr'assomment, les grands fous, D'une grande somme de coups: Leurs poumons respirant à peine A tous deux font grossir l'haleine, Et leurs membres nus palpiter; Tantôt un coup les fait roter, Appliqué sur le diaphragme, Et vomir du sang une dragme; Tantôt l'un d'eux n'attrape rien, Dont l'autre se trouve fort bien. A l'un le ventre frappé sonne, A l'autre la tête s'étonne, Ou, pour mieux dire, sa raison, Du coup qui frappe sa maison. Maints coups perdus frisent l'oreille; Enfin, ils font tous deux merveille. Darès, faisant maint et maint sauts, L'intrépide Entellus assaut, Qui n'a recours qu'à la parade, Sans reculer à la gourmade, L'oeil fiché sur son ennemi Et sur ses pieds bien affermi. Son homme le tourne et regarde, Pour trouver un membre hors de garde Sur lequel il puisse donner. Quand on le voit ainsi tourner, On se représente une place, De qui le mur partout fait face, Que l'on tourne pour découvrir Par où le mur se peut ouvrir, Et contre lequel l'adversaire, Ne fait pourtant que de l'eau claire, Et ne s'est, ayant bien tourné, Que beaucoup de peine donné. Sur Darès, qui tel assaut livre, Un coup pesant plus d'une livre Par Entellus fut desserré; Ce grand coup ne fut point paré, Mais esquivé, dont le bonhomme, Ne trouvant rien, trébucha comme On voit trébucher bien souvent Un pin ébranlé par le vent. Entellus donc, en grosse bête, Trébucha de cul et de tête, Et son dieu Jupin renia. Sur sa chute on se récria, A savoir le peuple de Troie, D'exultation et de joie, Le Sicilien bien fâché Du bon Entellus trébuché. Aeneas, et le brave Aceste, Y furent devant tout le reste. Acestes, levant son ami, Qui jurait en diable et demi, Se mit tout bas à le semondre; Il ne daigna pas lui répondre, Ni même à messire Aeneas Qui lui faisait de beaux hélas! Quoiqu'en son âme le beau sire Fût moins prêt à pleurer qu'à rire, Comme on ne peut s'en empêcher Quand on voit quelqu'un trébucher. Ayant bien rajusté son ceste, Il fit retirer maître Aceste, De sa chute plus qu'enragé, Quoique par elle encouragé, Et sachant bien, en conscience, Qu'avec plus d'heur que de science Darès, qui faisait l'entendu, L'avait vu par terre étendu. Levé donc et remis en place, Rage au coeur, rougeur à la face, De n'avoir jusque-là fait rien De sa valeur qu'il connait bien, Il montra ce qu'il savait faire: Onc ne fut plus rude adversaire. Darès fut tout épouvanté Des coups de ce ressuscité, Et n'eut recours qu'à la parade; L'autre, gourmade sur gourmade, Vous le pousse de coin en coin, Et l'assomme de coups de poing. Ses coups tombent dru comme grêle Darès a peur qu'on ne lui fêle L'habitacle de la raison, Quoiqu'il en ait moins qu'un oison; Il est près de demander lettre, Ne sachant en quel lieu se mettre A couvert d'un ceste si lourd. Le vieil Entellus fait le sourd, Travaillant sur lui de plus belle A donner jour à sa cervelle. Darès était tout essoufflé, Le visage de coups enflé, Près de donner du nez en terre, Quand Aeneas vint à grand'erre, Se mettre entre les combattants; Certes, il y vint bien à temps, Car, de la première taloche Sur estomac ou sur caboche, Darès allait être achevé; Le poing était déjà levé, Quand Aeneas avec Aceste, De ce rude joueur de ceste Qui ne faisait point de quartier, Vinrent le coeur dulcifier: "Daignez ne passer pas plus outre, Homme au poing lourd comme une poutre. Une autre fois notre Darès N'approchera pas de si près Un de qui les coups peuvent moudre Une roche et la mettre en poudre, Et par qui serait assommé Un éléphant, fût-il armé." A ces mots, le donne-gourmade Devint doux comme cassonade, Tant Aeneas eut de crédit: "Soit fait, comme vous avez dit, Et la noise soit terminée!" Dit Entellus. Lors maître Enée, Devers le battu se tournant, Sur pieds à peine se tenant, Il lui fit, si j'en ai mémoire, Cette leçon consolatoire, Le soutenant de ses deux bras "Il fallait, mauvais Fierabras, Il fallait connaître son homme Devant que de s'y frotter, comme Vous avez fait contre celui Qui vous détruisait aujourd'hui, S'il n'était aussi débonnaire Qu'il est invincible adversaire. Ne sentez-vous pas en sa main Quelque chose de plus qu'humain, Et que quelque dieu le protège? Allez, mon beau gourmeur de neige, Vous faire vitement panser, Et tâchez de n'y plus penser." A ce discours, le pauvre drôle, Le chef tout penchant sur l'épaule, Les yeux pochés au beurre noir, Lui dit tout bas: "Jusqu'au revoir." Il n'en put dire davantage, Et même n'eut pas le courage De porter la main à ses dents Pour voir s'il en restait dedans. Sa barbe était toute rougie D'une piteuse hémorragie, Et son nez, de coups écaché, Se vidait sans être mouché. Les Troyens vinrent, qui le prirent, Et, le prenant, tel mal lui firent, Car son corps était tout meurtri, Qu'il fit un pitoyable cri. Le coutelas et la salade Tinrent compagnie au malade Pour consoler son nez cassé, Et le boeuf du prix fut laissé Pour la récompense d'Entelle, Qui fit une harangue telle, Enflé d'orgueil comme un crapaud D'avoir conquis, à ce jeu chaud, Un boeuf qu'on pansait à l'étrille, Comme un boeuf de bonne famille: "O vous, Troyens, jeunes et vieux, De notre victoire envieux, Venez voir ce que je sais faire; Venez voir à quel adversaire Vous avez Darès dérobé, Et comment il était flambé Si vous n'eussiez à notre patte Soustrait son débile omoplate." Cela dit, de son poing serré Un coup par lui fut desserré Entre les cornes de la bête: Ce coup entra dedans sa tête, D'où sortit un ample cerveau, Et de sang, la valeur d'un seau, Et le boeuf, sans cérémonie, Au monde faussa compagnie. Puis il dit, d'un coeur tout contrit, Et recueilli dans son esprit, Regardant la voûte éthérée D'une façon tout éplorée, Ces mots: "Eryx, mon cher seigneur, Je t'offre du bon de mon coeur Pour Darès, à qui je pardonne, Ce boeuf, très honnête personne." Sur cette action d'Entellus, Les assistants, qui moins, qui plus, Firent une grande huée Qui fut longtemps continuée, Dont Enée, étant ennuyé, Cria tout haut: "C'est trop crié; Je suis las d'ouïr toujours braire. J'aimerais mieux avoir affaire Aux fous des petites-maisons, Qu'à tant de cervelles d'oisons, Qui n'ont jugement ni science." Ayant fait faire ainsi silence, Il dit: "Vienne qui sait tirer." Lors on vit de l'étui tirer Maint arc, comme de mainte trousse Sortit mainte flèche non mousse. Après que maints bons compagnons Se furent mis en rang d'oignons, D'Iulus le révérend père Fit dresser un mât de galère, Ayant fait au bout attacher, Devant qu'en terre le ficher, Avec une longue ficelle, Ramier, pigeon ou tourterelle (Il n'importe ce que ce fut; Pourvu qu'on arrive à son but, Facilement on se dispense Quand petite est la conséquence). Puis après au sort on tira, Dont main visage s'altéra, Et d'épanoui devint sombre, De peur de n'être pas du nombre De ceux qui devaient de droit fil Tirer dessus le volatil. Maître Aeneas en choisit quatre Qui devaient essayer d'abattre, Par un coup de trait décoché, L'oiseau sur le mât attaché. De gibier un grand homicide, Dit Hippocoon Hyrtacide, Fut le premier élu du sort, Ce qui le réjouit bien fort; Le second fut maître Mnesthée, La tête encore garrottée Du rameau d'olive emporté Pour avoir bon vogueur été, De quoi je ne veux plus rien dire, Puisque déjà l'on l'a dû lire. Maître Eurytion fut le tiers, Phénix des arbalétriers, Frère cadet de feu Pandare, Des grands tireurs d'arc le plus rare, Qui sut à propos secourir Pâris, qui s'en allait mourir Sous les coups de son adversaire, Qui quartier ne lui voulait faire (Dont les Grecs étaient ébaudis Et les Troyens bien étourdis), Quand à propos le sieur Pandare, Prenant son arc sans dire gare, En donna tout droit dans le cul De Ménélaüs le cocu; Sur quoi les deux osts se mêlèrent Et les champions séparèrent. Le quatrième et dernier fut Le vieil Acestes, qui voulut, Avec toute cette jeunesse, Contester de force et d'adresse. Ces arbalétriers élus Bandèrent de leurs bras velus Leurs arcs, mortifères machines, Non sans se raidir les échines. Hippocoon, le premier d'eux, Adressant au ciel mille voeux, Qui jusque-là ne pénétrèrent, Mais en beau chemin demeurèrent, Frappa d'un trait le bout du mât; Plus haut, il eût donné moins bas. La bête volante effrayée Voulut s'envoler, mais, liée, En l'air elle se débattit, Et voilà tout ce qu'elle fit. Tandis qu'au bout de la ficelle Dans l'air elle tâche de l'aile, Mnestheus tire, et de son trait Coupe la corde, et lors Dieu sait Si la pauvrette en fut fâchée, Et si, se sentant détachée, Elle ne doubla point le pas, Ah! tout beau, je n'y pense pas: Je veux dire prit sa volée. S'en étant donc dans l'air allée, Eurytion, le franc archer, Devant que son trait décocher, Fit à son frère une prière, Laquelle il reçut tout entière. Tandis que le pauvre animal S'enfuit, ne songeant à nul mal, Un coup qui le prit en croupière Le fit revenir en arrière, Et son beau vol interrompit, Ce qui lui fit bien du dépit; La pauvre bête, transpercée, Ayant sa vie en l'air laissée, Tomba comme eût fait un caillou, Sans peur de se rompre le cou. Qui fut camus, ce fut Aceste, Voyant que pour lui rien ne reste, Et qu'il faut, s'il veut décocher, Qu'il aille ailleurs un prix chercher; Mais le facétieux bonhomme Ne laissa pas de tirer comme S'il eût tiré dessus l'oiseau, Et lors un prodige nouveau Etonna toute l'assemblée Aussitôt que la flèche ailée De l'arc qu'il délâcha partit, En flamme elle se convertit, Et ressemblant une fusée, Ou quelque couleuvre embrasée, Ou, comme notre auteur dit mieux, Une étoile aux crins radieux, Elle se guinda dans l'air perse, Comme un feu qui du cristal perce, Puis elle se perdit en l'air, Cessant de vivre et de voler. Sur cette bizarre aventure Chacun fit mainte conjecture; Maints devins, enthousiasmés, Se firent par là renommés, Prédisant choses merveilleuses Qui pourtant étaient bien douteuses. Les redoutables Phrygiens, Comme aussi les Trinacriens, Enfin, tous ceux de l'assemblée, En eurent la tête troublée; Enée en fit un grand cancan, Et, se détachant un carcan Qui lui pendait dessus la gorge, Où le noir dragon de saint George En une agate était gravé, D'un coup de lance l'oeil crevé, Il s'approcha du père Aceste, En lui disant: "Je vous proteste Qu'onc ne fut archer plus adroit. Sans l'avoir vu qui le croiroit, Que vous eussiez pu d'une flèche Faire feu comme d'une mèche? Vraiment, ou je n'y connais rien, Ou Jupiter vous veut du bien. Quant est de moi, je vous révère Autant que j'ai fait feu mon père; Je dirais que ma mère aussi, Mais ce serait mentir ainsi. Que si les prix sont pour les autres, Vous aurez quelques présents nôtres, Pour vous faire oublier le tort Que vous a fait ici le sort." Cela dit de fort bonne grâce, Et du carcan, et d'une tasse, Joyau massif et bien pesant, Il lui fit un fort beau présent. Cette tasse, bien travaillée, Avait jadis été baillée Au père de notre Aeneas, Qui d'icelle faisait grand cas, Par le bon Thracien Cissée; Cette tasse était rehaussée D'émail fin qui représentait Bacchus, dieu du vin, qui rotait. Puis après, de branche d'olive, Faisant signe qu'on criât: Vive! Il couronna son chef chenu Que d'ordinaire il avait nu. Eurytion, sans répugnance, Laissa donner par préférence Le premier prix qu'il méritait, Comme très civil qu'il était; Très largement de maître Enée Son adresse fut guerdonnée Mnestheus eut aussi son don, Et l'Hyrtacide Hippocoon. Après l'adroite tirerie Vint la noble chevalerie: Epitidès fut appelé, Grand vieillard au menton pelé, D'Ascanius le pédagogue, Homme austère, à mine de dogue, Mais docteur des plus estimés, Et grand faiseur de bouts-rimés, Natif de Riom en Auvergne; Quoique incommodé d'une hergne, Un très délibéré vieillard, Et des hommes le plus raillard. Aussitôt qu'il fut en présence, Il fit des mieux la révérence, Comme il en faisait grand débit; Puis messire Aeneas lui dit: "Epitidès, ma géniture A-t-elle apprêté sa monture? Et nos jeunes galefretiers. Ont-ils apprêté leurs coursiers, Pour montrer, par maint caracole Qu'ils sont sortis de bonne école? Va-t'en donc vite les quérir." Lors Epitidès de courir. Ce vieillard, à la cuisse sèche, Etait vite comme une flèche, Et sautait trente pieds d'un saut; Il fut donc revenu bientôt, Suivi de maint petit saint George, Tous gais comme pourceaux en l'orge, Et leurs chevaux enharnachés De force rubans attachés. On ne vit jamais plus beau monde. Chacun d'eux avait une fronde, Non pas pour fronder des arrêts, Mais des pierres, cailloux et grès. Les uns avaient l'arc et la flèche (Car d'engins à ressort ou mèche, Qu'on appelle instruments à feu, En ce temps-là l'on usait peu); Les autres, d'une lance gaie, Ou d'une pique de Biscaye (Disons plutôt de tous les deux, Pour tenir les gens moins douteux), Avaient leur patte droite armée; Et leur tête tout emplumée, Comme leur col était paré De collier de laiton doré. Sous trois fort jolis capitaines En justaucorps de tiretaines, Furent formés trois escadrons; Le premier, fraises à godrons, Le second, têtières anglaises, Et le tiers, capes béarnaises, Rendaient, pour mieux garder leurs rangs, Les uns des autres différents. L'un des chefs de ces gens d'élite Etait fils du pauvre Polite, Le jeune fils de Priamus, Qu'assomma Néoptolemus. Il montait en chausses de page Un fort beau cheval de bagage, Mais pourtant qu'on avait dressé, Et qui franchissait un fossé Aussi large qu'une rivière, Comme un autre eût fait une ornière. Le second chef était Atys, Pour qui d'amoureux appétits, Ascanius, le fils d'Enée, Avait la raison fascinée, Etant de cet Atys si fou Qu'il l'avait toujours à son cou. Le sieur Maron, de sa monture Ne nous fait aucune peinture, Mais sans doute il était monté En homme de sa qualité. Le plus beau de tout fut Ascaigne; Son cheval, couleur de châtaigne, Le meilleur cheval de Sidon, Etait un présent de Didon. Ce cheval était une bête Propre à paraître un jour de fête, Qui faisait le saut de bélier, Et duquel souvent cavalier, Sans le secours de la crinière, Tombait la tête la première; Mais tant fût-il mauvais cheval, Courant à mont, ou bien à val, Quand il eût fait le diable à quatre, Il n'eût pu notre Iule abattre, Savant du pied et de la main, Comme un créat de Benjamin, Ou d'autre chef d'Académie, Qu'ici je n'alléguerai mie. Pour les autres jeunes cadets Acestes fournit des bidets Et mainte jument poulinière, Que les poulains suivaient derrière. Les Troyens frappèrent des mains, Voyant les fils de leurs germains, De leurs cousins, de leurs cousines, De leurs voisins, de leurs voisines, Et quelques-uns aussi des leurs, Habillés en petits seigneurs, Et parés en coureurs de bague, Sur les reins coutelas ou dague; Ils reconnurent dans leurs traits De leurs amis morts les portraits, Quoiqu'en leurs visages la crainte En couleur pâle fut dépeinte, A cause qu'ils s'épouvantaient De leurs chevaux qui trop sautaient. A la fin, ils se rassurèrent, Et dans leurs selles s'ajustèrent. Epitide un fouet claqua, Le clac dupliqua, tripliqua; Aussitôt ensemble ils partirent, En un escadron qu'ils défirent, Se séparant en pelotons, S'escrimèrent de leurs bâtons: Les uns tournèrent les épaules, Que les autres, à coups de gaules, Caressèrent assez longtemps. Les battus devinrent battants; Puis, ayant cessé de se battre, Se mirent tous, qui quatre à quatre, Qui trois à trois, qui deux à deux, Et firent entre eux mille jeux, A courbettes, et cabrioles; Puis, après maintes caracoles, Ils poussèrent tous leurs coursiers, Ayant le devant les premiers, Comme les derniers le derrière, Faisant quantité de poussière. Tous ces tours et tous ces détours, Les uns longs et les autres courts, Représentaient le labyrinthe, Que, pour celle qui fut enceinte Du fait d'un gros vilain taureau, Par un artifice nouveau, Mais pour un dessein beaucoup sale, Inventa le fameux Dédale, Du grand roi Minos charpentier, Et des plus experts du métier: Force murailles tournoyantes, Et force routes fourvoyantes, Par des détours entrelacés, Embarrassaient les mieux sensés, Qui ne connaissaient plus leur voie. Ainsi ces jouvenceaux de Troie, Poussant leurs animaux en rond, Puis après les poussant en long, Rompant, et puis doublant leurs files, Ainsi que les dauphins agiles, Dans la mer libyque souvent, Alors qu'il ne fait point de vent, Font entre eux mille singeries, Ou bien plutôt dauphineries; Ainsi, dis-je, ces jouvenceaux, Firent voir mille jeux nouveaux, Que le fondateur d'Albe, Iule, Recommanda par une bulle A ses descendants les Albains, De qui les tiennent les Romains, Qui depuis, avec grande joie, En l'honneur du peuple de Troie (Vraie action de gens de bien), Ont appelé ce jeu Troyen, Qu'à grands frais à l'honneur d'Anchise Rome tous les ans solennise Mais, tandis que maître Aeneas S'amuse à tous ces beaux ébats, Mademoiselle la Fortune, Qui toujours lui porte rancune, Lui joue un tour à son métier, Qui le va bien faire crier: Junon, plus méchante qu'un page, A sa faiseuse de message, Iris, qu'on appelle Arc-en-Ciel, Parla, le coeur rempli de fiel, Un petit moment à l'oreille; Aussitôt Iris s'appareille, Et, quittant toutes ses couleurs, Dont, quand les auteurs font des leurs (C'est-à-dire quand ils s'égayent, Et de force baies nous payent), Nous font cent contes violets, Enfants de leurs esprits follets; Cette dame porte-ambassade, Le long de l'admirable arcade, Que l'on voit quelquefois dans l'air, Se laissa bien et beau couler, La fesse fort bien revêtue; Car, glissant à bride abattue, Elle aurait eu corrosion Par la trop longue friction, Et s'aurait fait mal à la croupe. Etant donc ainsi, vent en poupe, Descendue au travers des airs, Avec un dessein fort pervers, Sur la rive trinacrienne, Elle vit la flotte troyenne Et tout le peuple phrygien Qui lors ne s'enquêtait de rien, Et qui laissait sur sa parole La flotte au port, action folle: Leurs femmes faisaient bande à part, Se tenant loin d'eux à l'écart, Et faisant sur la mort d'Anchise, Comme on dit, une mine grise, Non sans pester de leurs malheurs, Avec grands cris, avec grands pleurs: "Serons-nous toujours dessus l'onde, Et le rebut de tout le monde?" Disaient les unes en pleurant. Les autres disaient en jurant: "N'aurons-nous jamais une ville; Et notre Aeneas, tant habile, Ne veut-il jamais s'arrêter Sans nous faire toujours trotter?" Iris, voyant tant de murmure, Quitta sa divine figure, Et se travestit à l'instant, Prenant un corps tout tremblotant, Bâton en main, aux yeux besicle, Et se fit femme de Dorycle, Vieille barbue, et qui comptait Cent ans, et point ne radotait, Ains était femme bien sensée, Quoique de vieillesse cassée: A propos, j'avais oublié Qu'elle s'appelait Béroé, De famille fort ancienne, Et de nation rhétienne La méchante déesse Iris, Ayant donc cette forme pris, Se mit piteusement à dire Ces mots qui ne sont pas pour rire: "Pauvres gens qui vos jours passez Sur des vaisseaux demi cassés, Pauvres femmes, pauvres coureuses, Serez-vous toujours malheureuses? Oh! que bien moins vous le seriez, Si devant vos murs vous aviez Eté, par les mains des Dolopes, Mises au royaume des taupes, Au lieu qu'être toujours en mer, A mourir de faim, à ramer, Loin du benoît plancher des vaches, Tristes habitants de pataches, Où les punaises et les poux Ont fort peu de respect pour nous, Est une vie infortunée, Autant que d'une âme damnée! Sept ans sont passés, peu s'en faut, Que, souffrant le froid et le chaud, Battus de vents et de tempêtes, Conduits par le nez comme bêtes; Nous cherchons le pays latin, Que promet, dit-on, le Destin A notre maudit capitaine: En eût-il la fièvre quartaine! Et, sans nous tourmenter ainsi, Que ne demeurons-nous ici? Et qui nous empêche de faire, Au pays d'Eryx notre frère Et d'Acestes notre parent, Qui nous servira de garant, Une belle ville murée, De nous si longtemps désirée, Où nous passerons mieux le temps, Que parmi les vents inconstants? Oh! nos Dieux de notre patrie, En vain sauvés de la furie De nos ennemis meurtriers, Pour devenir des nautonniers, N'aurons-nous donc jamais la joie De voir une nouvelle Troie, Simois, séjour des plongeons, Et Xanthe fertile en goujons? Ah! brûlons nos nefs comme paille, Qui ne valent plus rien qui vaille! J'ai vu, cette nuit, en dormant, Cassandre une torche allumant, Et qui me disait qu'en Sicile Nous devions choisir domicile, Et que c'était vivre en oisons, Au lieu d'habiter des maisons, D'être toujours en des nacelles, Nageant toujours comme sarcelles, Et cent autres oiseaux de mer, Qu'il n'est pas besoin de nommer. Brûlons donc nos vaisseaux, vous dis-je; Après prodige sur prodige, Faisons de nos nefs du charbon, Ou n'attendons plus rien de bon Du ciel, mais querelle et rancune. Voilà quatre autels de Neptune, Couverts de feu suffisamment Pour faire un bel embrasement: Allons donc, ma chère brigade, Allons travailler en grillade, Et pour prendre congé des eaux, Mettons le feu dans nos vaisseaux." Cela dit, la brûlante dame Prit un gros tison plein de flamme, Pour commencer l'acte inhumain; Ce tison, partant de sa main, Prit le chemin des nefs de Troie, Pour faire un feu, non pas de joie: Les dames de ce coup hardi Eurent l'esprit bien étourdi, Et leurs yeux quasi s'en fendirent, Tant alors elles les ouvrirent Sur cette méchante action, En signe d'admiration. Une d'entre elles, fille antique, Autant qu'une vieille rubrique, Une parfaite virago, Qui s'appelait dame Pyrgo, Quoique d'humeur un peu fâcheuse, Sur la famille tant nombreuse Du pauvre Priam ruiné, Elle avait longtemps dominé Comme nourrice et gouvernante, Elle était fameuse pédante, Qui cent fois fouetta pour rien Les filles du roi phrygien; Cette vénérable antiquaille, D'un ton de chatte qui criaille, Quand Iris lança le tison, Allongeant un grand col d'oison, Proféra ces mêmes paroles: "N'êtes-vous pas de grandes folles, De croire que c'est Béroé? Le personnage est bien joué; Mais fort peu souvent je m'abuse, Et, quoique je sois bien camuse, Je trouve ici bien du qu'as-tu, Autant que ferait nez pointu. La Béroé gît dans sa chambre, Souffrant du mal en chaque membre, Outre un fort grand dévoiement, Qui la fait jurer diablement, De n'être pas, comme les autres, A réciter des patenôtres Et Requiescat in pace Pour maître Anchise trépassé. Pour celle-ci, la malepeste! C'est une donzelle céleste: Son gousset sent le romarin; Remarquez bien son air divin, Son visage, son encolure, Son ton de voix et son allure." Ainsi dame Pyrgo parla, Dont, depuis, tout fort mal alla. Cette harangue suasoire Fut d'abord difficile à croire: Les biens promis par le Destin Dans le joli pays latin Les rendaient un peu retenues, Et les tempêtes soutenues Ne les persuadaient pas peu De mettre leurs vaisseaux en feu Elles ne savaient donc que faire; Mais Iris, pour finir l'affaire, Soudain se débéroïsa, Sa forme redivinisa, Fit voir son arc dans une nue, Et, de ses ailes soutenue, Fut vue assez longtemps voler, Puis après se perdit dans l'air. Il n'en fallut pas davantage: Les Troyennes, pleines de rage, Sans faire aucun raisonnement, Hurlant diaboliquement, Ainsi que font les possédées, De leur seule fureur guidées, Au grand mépris des immortels, Saccagèrent les quatre autels Du vénérable dieu Neptune, Chacune endiablée, et chacune Et du Destin et d'Aeneas Ne faisant que fort peu de cas. Par ces femmes de feux armées Furent aussitôt enflammées Les pauvres galères du port; Le feu, courant de bord en bord, Des cordes humides et sèches Fait en moins de rien mille mèches, Dévore le haut et le bas, Gagne les voiles et les mâts Par mille flammes qu'il envoie, Qui se font partout claire voie. Bref, tout le bois, tant peint, que non, Devint en peu de temps charbon, Et les galères, de flottantes, Deviennent galères ardentes. Eumelus courut à grands pas Faire savoir ce piteux cas. La nouvelle fut bientôt crue, Car la flamme, s'étant accrue, De bien loin paraissait dans l'air, Faisant étincelles voler Chacun courut vers le rivage; Ascanius eut l'avantage, A cause de son bon coursier, D'arriver tout le fin premier: "O carognes que Dieu confonde Les plus malfaisantes du monde, Qu'on devrait assommer de coups, Cria-t-il, que diable avez-vous De brûler nos vaisseaux, et faire Pis que le Grégeois adversaire, Qui n'a brûlé que nos maisons? Où trouverez-vous des raisons Pour une trahison si noire? Et qui jamais la pourra croire? Vous avez brûlé votre espoir, Vieilles gaupes à l'esprit noir, Qui méritez d'être bernées Et dos et ventre bâtonnées! En courant ici comme un fou, J'ai pensé me rompre le cou, Et, pour ce beau feu d'artifice, J'ai laissé là mon exercice." Ayant dit tout cela d'un ton D'aveugle qui perd son bâton, Il jeta par terre son casque. Aeneas, courant comme un Basque, Arriva là tout forcené, De ses Troyens environné. Quand il vit de près le désordre, Il se mit se deux mains à mordre, Criant: "Où sont donc ces putains? Où sont ces démons intestins?" Mais les cagnes, la chose faite, Avaient sonné pour la retraite, Feignant de s'en aller pisser, Et cherchèrent, pour se musser, Qui quelque rocher, qui quelque antre, Donnant et la déesse au diantre, Et la Junon qui l'envoyait, Qui peut-être alors en riait. Elles n'en faisaient pas de même. Comme leur rage fut extrême, Le remords du prince offensé Les troubla plus qu'on n'eût pensé. Junon n'étant plus dedans elles, Qui de ces pauvres demoiselles Avait rendu les esprits fous, Elles fourrèrent dans des trous Leurs têtes faibles les premières, Ne montrant rien que les derrières, Qui sont, comme on sait, moins honteux. Que les visages vergogneux. Mais à des vaisseaux pleins de braise, De quoi sert une syndérèse, Puisqu'on n'y fait rien avec l'eau? Tout y rebrûle de plus beau, Et, malgré l'eau, les flammes vives S'attachent aux pièces massives; La flamme gagne pas à pas Des endroits hauts, les endroits bas; L'air s'obscurcit de la fumée Qu'engendre l'étoupe allumée; Les flancs des nefs suent un peu, Puis aussitôt sont vus en feu, Qui, par une fureur extrême, Introduit son ennemi même, Et donne une entrée à la mer Qui fait les vaisseaux abîmer. Aeneas, à cette misère, S'arrache le poil, désespère De voir ce démon intestin Qui de ses vaisseaux fait festin, Et qui si bien brûle et fricasse Que maint corps de nef est carcasse, Et maint vaisseau bien attelé N'est plus qu'un peu de bois brûlé. Voyant que la puissance humaine Y perd autant d'eau que de peine, Il déchira, fou qu'il était, Tout le vêtement qu'il portait, Et lors tout le monde eut la vue De sa chair de longs poils pourvue. Il fit, d'une mourante voix, Deux grands hélas! les bras en croix, Regardant la voûte céleste, Puis il prononça ce qui reste: "Jupiter, que j'aime beaucoup, Voici bien du feu pour un coup; Et si ce n'est pas feu de joie; Celui qui brûla notre Troie, A comparer à celui-ci, N'était qu'un feu couci-couci. S'il arrive qu'il vous souvienne, Tant soit peu de la gent troyenne, Si, parmi ce peuple abîmé, Quelqu'un de vous est estimé, Plaise à votre Jupiterie Que ce soit moi, je vous en prie, Et vous serez rémunéré De m'avoir ainsi préféré. En signe de la préférence, Qu'il plaise à Votre Révérence Sur nos pauvres nefs de pleuvoir, Comme il en a bien le pouvoir: A nos affaires décousues La libéralité des nues Viendra, ma foi, bien à propos. De l'eau donc, de grâce, à pleins pots, Car vous en avez à revendre, Et vous savez bien où la prendre. Hélas, quelquefois vous pleuvez Toutes les eaux que vous avez, Et plus qu'on ne vous en demande! Quelquefois la pluie est si grande, Alors qu'on s'en passerait bien, Qu'un chapeau neuf ne dure rien. Pleuvez donc, je vous en conjure, Et pleuvez à bonne mesure: Jamais l'eau ne fut plus à point. Si pour nous vous n'en avez point, Avec votre canon céleste, Exercez-vous sur ce qui reste; A nos vaisseaux pulvérisés Joignez des corps fulgurisés, Ou bien, si vous me voulez croire, Donnez à nos vaisseaux à boire: C'est ne les obliger pas peu, Car ils ont le corps tout en feu; Ou bien, pour me réduire en poudre, Encore un coup jouez du foudre." Aussitôt qu'Aeneas eut dit, Un déluge d'eau descendit; Jamais on ne vit telle ondée: Une rivière débordée N'eût pas plus humecté les naus Que firent du ciel ces canaux. On craignit de périr par pluie. Aeneas quasi s'en ennuie, Quoiqu'un peu devant, pour l'avoir, Il eût donné tout son avoir. Je passe les hardes mouillées, Les robes de crotte souillées, Les chemins devenus ruisseaux, Pour vous dire que les vaisseaux, A mesure qu'ils s'humecrèrent, A l'aide de l'eau résistèrent Au feu, qui l'eau si fort craignit Qu'il s'enfuit ou qu'il s'éteignit De ces galères enflammées, Fors quatre déjà consommées, Tout le reste qui demeura Facilement se répara. Pour la flamme ainsi déconfite, Maître Aeneas ne fut pas quitte Du chagrin que lui fait avoir L'incertitude de savoir S'il doit se mettre encore en course, Pour trouver à ses maux ressource, Et, pour obéir au Destin, Appendre à bien parler latin; Ou si, dans l'île de Sicile, Il choisira son domicile. Cet embarras terriblement Lui trouble tout l'entendement. Nautès, de qui dame Minerve Met souvent la cervelle en verve, Grand débrouilleur d'un cas obscur, Et grand devineur du futur, Et qui par-dessus l'interprète Tenait tant soit peu du poète, Lui dit alors, tranchant le mot: "Aeneas, vous êtres un sot; Il faut aller busquer fortune, Et, si pour nous elle a rancune, Il faut la vaincre en endurant. Les Dieux feront le demeurant. Vous avez du conseil de reste En votre bon compère Aceste; Consultez-le amiablement: Il vous dira sincèrement Tout ce que là-dessus il pense, Comme un homme de conscience. Parlez-lui donc sans différer Et vous amuser à pleurer. Pour moi, si vous me voulez croire, Je ferais faire un beau mémoire De ceux qui ne sont bons à rien; Et, retenant les gens de bien, Je ferais bâtir une ville En quelque canton de Sicile, Où je laisserais les truands Et tous les esprits remuants Qui ne sont bons qu'à ne rien faire, Obéir mal et toujours braire, Les enfants, les femmes sans dents, Les malades, les vieilles gens, Bref, toutes personnes oiseuses, Ainsi que des brebis galeuses. Le cher Acestes régira La canaille qu'on laissera: Une ville Aceste nommée, De bonnes murailles fermée, Sera désormais le taudis De ces fainéants engourdis; Et pour vous, brave fils d'Anchise, De tous ceux qui seront de mise, Qui sauront des mieux fourrager, Les villageois faire enrager, Piller maisons, brûler villages, Faire serments de tous étages, De ceux-là, dis-je, vous serez Le chef, et vous les mènerez Guerroyer les peuples du Tibre, Rivière de petit calibre, Mais qui lorgnera de travers Tous les fleuves de l'univers, Et sur eux, et sur leurs nacelles, Aura droit d'imposer gabelles, Et de les traiter de ruisseaux, Quoique portant de grands bateaux." Là finit le maître prophète, Un flegme entrant en sa luette, L'empêchant de continuer, Et le faisant éternuer; Mais, pour tout cela, maître Enée Se tourmente en âme damnée, Et n'en a pas moins d'embarras. Il se mit en ses sales draps Lorsque la Nuit, la claire brune, Pour bien faire honneur à la Lune, Du Ciel son frère avait chassé: L'esprit donc bien embarrassé, Et se repaissant de chimères, Anchise, le meilleur des pères, Le vint voir en habit décent, Car, son brave fils connaissant Et sachant bien que le fantôme Lui causait aisément symptôme, Et qu'outre les rats et souris Il craignait bien fort les esprits, Et que lors, étant d'humeur sombre, S'il fût venu fait comme une ombre, Et contrefaisant le hibou, Aeneas fût devenu fou; Au sortir de la cheminée, Il dit: "Dieu vous gard', maître Enée!" Enée en son lit s'enfonça, Où de frayeur même il pissa, Comme en vision repentine Ordinairement on urine. Anchise lui cria: "Tout beau, Aeneas, retenez votre eau, Et tordez bien votre chemise. Je suis votre bon père Anchise; Pour vous avoir trop bien traité, Je vous ai fait enfant gâté. Jupiter, qui, par un orage, A fini du feu le ravage, M'a soigneusement envoyé Pour, dans votre esprit dévoyé, Remettre tout chose en ordre. On ne saurait trouver à mordre Sur ce que Nautès vous a dit; A son conseil donnez crédit: C'est un conseil très salutaire. Ceux qui sauront bien dire et faire Aillent avecque vous chercher Les lieux où vous devez nicher. Sur les bords bienheureux du Tibre Vous trouverez un peuple libre, Et qui fronde en diable et demi Quand il lui vient quelque ennemi. Mais, devant qu'aller à la guerre, Il vous faut aller dessous terre Visiter le royaume noir, De messer Pluton le manoir: Là, vous verrez votre bon père Qui vous fera fort bonne chère, Car je ne suis pas un damné De mille feux environné; Mais dans les beaux champs Elysées, Où les âmes canonisées Passent le temps fort plaisamment, Je tiens un bel appartement. En ces lieux madame Sibylle, Que chacun croit comme Evangile, Vous mènera droit comme un fil. Lors j'exercerai mon babil Sur votre généalogie, Que je sais par coeur sans magie. Mais une ombre ne peut tenir Contre le jour qui va venir; Le soleil levant, qui me lorgne, M'a rendu quasi d'un oeil borgne: Devant que l'autre en ait autant, Je me retire en clignotant." Lors se perdit madame l'ombre Dedans l'air encore un peu sombre; Aeneas, avec grand effroi, S'écria: "Que l'on vienne à moi" Puis, sa frayeur étant passée Et sa hongreline endossée, Il dit (mais il n'était plus temps): "Mon cher père, je vous attends; Revenez, je vous en conjure! Ah! vous avez l'âme bien dure De me visiter pour si peu." Puis, voulant allumer du feu Qu'il avait caché sous la cendre, Le bon seigneur, au lieu de prendre Les pincettes comme il devoit, Il se brûla le maître doigt, Et s'écria, tout en colère: "Malepeste du chien de père, Et qui me l'a donc ramené? Au grand diable soit-il donné!" Mais aussitôt le bon Enée, Comme il était âme bien née, Du blasphème se repentit Et grande douleur en sentit. Il tira de son escarcelle Un gros d'encens mâle ou femelle, Puis escrima de l'encensoir; Mais par malheur il fit tout choir, Et remplit sa chambre de braise, Ayant donné contre une chaise. Puis après, au sel et à l'eau, Il fit lors le premier tourteau, Qu'on nomma depuis tallemouse, Ainsi que pédants plus de douze Ont écrit, je ne sais comment, En un certain petit comment. Cette offrande fut présentée A Vesta, déesse édentée, Car elle a bien quatre mille ans, Ou cinq mille, si je ne mens. Ayant ainsi fait son offrande, Et chanté certaine légende, Il chercha ses gens à grands pas, Qui d'abord ne le crurent pas; Mais, quand un homme d'honneur jure, Il faut avoir l'âme bien dure Pour ne croire pas son serment, Ne fût-ce que par compliment: Ils le crurent donc, comme Aceste, Que la volonté manifeste Des grands dieux rendit si soumis Qu'il promit tout à ses amis. Sans s'amuser à la moutarde, Le bon maître Aeneas n'eut garde De laisser ses gens refroidir; Il fit les fainéants choisir, Les dames et les inutiles, A qui la demeure des villes Plaisait plus que celle des nefs, Des tentes, pavillons et trefs, Enfin, ceux qui font bonne chère Se plaisaient fort à ne rien faire. Il retint avec lui les gens Qu'il connut être diligents, Durs au travail, duits à combattre, Dont un seul en eût battu quatre, Petits en nombre, mais d'un coeur Grand et de tous périls vainqueur. Puis les nefs furent réparées; De nouveaux taffetas parées, De neufs avirons et de mâts, Bref, refaites de haut en bas. Aeneas, gentil personnage, Qui savait jusqu'à l'arpentage, Et qui, quand il ne l'eût pas su, En eût tout le secret conçu, Bientôt, telle était sa mémoire, Que moi-même j'ai peine à croire, Tous les départements marqua, Deux boeufs traînant un soc piqua (Cela veut dire une charrue), Désigna mainte place et rue, Place à vendre, place à louer, Un ample tripot pour jouer, Place à part pour les concubines, Et de fort superbes latrines. Acestes, tout encouragé De se voir en prince érigé, Fit des lois bonnes ou mauvaises, Et créa des porteurs de chaises, Et puis sur le mont Ericin, A Vénus, céleste putain, On fit un temple magnifique, Moitié moellon, et moitié brique; Et pour Anchise au tombeau mis, Un brave prêtre fut commis, Pour psalmodier et pour faire Brûler sans cesse un luminaire, Outre un bois qu'on sanctifia, Qu'au même Anchise on dédia. Aeneas se mit en débauche: Tables à droit, tables à gauche, Neuf jours durant on festina, Et les autels on couronna. Lors la mer eut la face gaie, Le vent Auster qui la balaie, Se reposant sans dire mot, Et sans enfler le moindre flot. Comme il n'est bonne compagnie Qui ne soit enfin désunie, Il fallut au départ songer, Et lors ce fut pour enrager. Toute cette troupe effarée, Qui, devant, craignait la marée, Ces rôtisseuses de vaisseaux, Pleurèrent alors comme veaux (Je devais dire comme vaches). Les fainéants et les gavaches Voyant qu'on les laissait ainsi, Voulaient monter en mer aussi. Enée avec douces paroles, Y mêlant quelques paraboles, Parfois se mettait à pleurer, Puis riait pour les assurer. Les bonnes gens, pour lui complaire, Faisaient comme ils lui voyaient faire, Tantôt riaient, tantôt pleuraient, Sans savoir ce qu'ils désiraient: Enée et sa sagesse extrême Ne le savait pas bien lui-même. Enfin tous ces gémissements Finirent par embrassements, Et "Serviteur," et "Moi le vôtre," Qui se firent de part et d'autre. Acestes promit qu'il aurait Grand soin de ceux qu'on laisserait. On fit égorger quelques bêtes, Une brebis pour les tempêtes, Et pour Eryx le Fierabras, Trois veaux qui n'étaient pas trop gras. On fit embarquer tout le monde, On tira les ancres de l'onde. Quand un chacun fut embarqué, Aeneas s'étant colloqué A la proue, assis à son aise, Sur une malle, au lieu de chaise, De verte olive couronné, Un pot de vin lui fut donné, Qu'il versa dans les eaux salées; Des quatre bêtes immolées, Les entrailles il répandit Dans l'eau, qui point ne les rendit, Et qui sans doute en fit curée. Aux braves filles de Nérée. A peine avait-il achevé, Qu'un petit vent s'étant levé, Les rames d'un temps se haussèrent, Dans l'eau de la mer se sauçèrent, Et, se sauçant et dessauçant, Le rivage allèrent laissant, D'où les yeux longtemps les suivirent, Et maints bonnes gens les bénirent Lors Vénus, songeant à son fait, S'ajusta de maint attifet, Et s'en alla trouver Neptune En une heure fort opportune, Car rien alors il ne faisait, Et tout bonnement s'amusait, La mer étant calme pour l'heure, Faute d'amusoire meilleure, A faire en mer des ricochets. Un Triton avec des crochets, Et quelquefois avec ses pattes. Lui défroquait des pierres plates, D'un rocher assis près de là, Qui ne servait rien qu'à cela Voyant la céleste carogne, Il abandonna sa besogne, Et reboutonna son pourpoint. "Mon Dieu, ne vous détournez point De cet agréable exercice," Dit des gouges l'impératrice, D'un ton de voix doux comme un luth. Après un gracieux salut, Ainsi parla le roi de l'onde: "Je ne saurais pas bien mon monde, Et je manquerais d'entregent, Quand je recevrais de l'argent, Si je ne laissais mon ouvrage Lorsque dame de mon lignage, Et que j'aime d'affection M'honore de sa vision. Quel bon vent ici vous amène? - De Junon l'implacable haine, Lui dit-elle, qui depuis peu A mis toute la flotte en feu De mon fils, et dans sa boutade, De mon fils même eût fait grillade, S'il n'était homme à quereller Quiconque le voudrait brûler. Chacun en notre cour céleste La hait et fuit comme la peste, Et, si Jupiter faisait bien, Il l'étrillerait comme un chien, Aussi bien ce n'est qu'une chienne. Le sac de la ville troyenne, Le temps qui remédie à tout, N'a point mis sa rancune à bout: Des lois du sort la dame fière Se torche souvent le derrière; Mais, hélas! vous la connaissez, Ses faits la découvrent assez. L'autre jour, dans la mer libyque, Ce bon corps à faire relique Des vents contre nous se servit; Mais Votre Altesse, qui le vit, Sans savon lava bien les têtes De ces exciteurs de tempêtes, Et renvoya ces souffle-en-culs, Aussi penauds que des cocus, Qui de leurs femmes éventées, Dans les lettres interceptées, Trouvent, en termes non obscurs, Qu'ils ont les angles du front durs. N'ayant rien fait par la tempête Elle a voulu, la male bête, Achever la flotte par feu; Et vraiment s'en a fallu peu Si son mari, par une ondée, Fâché que la dévergondée Nous vînt ainsi persécuter, N'eût fait le dessein avorter. Sa haine étant si manifeste, Au peu de vaisseaux qui nous reste; Malgré son injuste courroux, Accordez un temps calme et doux, Et faites que sur votre empire Règne seulement le Zéphyre; Et pour les fougueux Aquilons, Chassez-les moi comme frelons, De qui les mauvaises haleines Causent mille morts inhumaines Et tant de gens ont déconfits. En un mot, faites que mon fils, Sans qu'aucun malheur le poursuive, Sain et sauf sur le Tibre arrive; Et mémoire, à proportion De si grande obligation, Je garderai, foi de déesse. - Vous êtes sur la mer maîtresse, Dit Neptune, avecque raison; C'est votre première maison: Comme en étant originaire Vous y pouvez tout dire, et faire. J'ai souvent traité de gredins, De séditieux, de badins, Les vents dont vous craignez l'haleine; Ne vous en mettez point en peine, J'aurai soin de votre fanfan, Comme une biche de son faon. J'atteste et Simoïs et Xanthe, Alors que la dextre vaillante D'Achille fit, dessus leurs bords, De corps vivants force corps morts: Ce grand fanfaron d'Eacide Fut alors si grand homicide, Si cruel et si scandaleux, Qu'Agamemnon en fut honteux; Votre fils, durant la mêlée, A ce vaillant fils de Pélée Ayant osé, comme un follet, Prêter fortement le collet, L'autre (outre la faveur céleste Qui lors paraissait manifeste, Et qui le rendait tant altier Qu'il ne faisait point de quartier) Ayant un notable avantage, Quoiqu'égaux peut-être en courage, Comme il allait exterminer Votre Aeneas, pour détourner Ce malheur, qui vous eût gâtée, Ayant une nue empruntée, Je sus à propos le cacher; Et lors Achille eut beau chercher, Il n'en trouva ni vent, ni voie, Et pourtant, en ce temps-là, Troie M'était un pays odieux, Mais je le fis pour vos beaux yeux, Et je ferais bien davantage. Maître Aeneas aura passage, Et pour entrer et pour sortir Dans l'Enfer, sans y rien pâtir. Il faudra, perdu dans un gouffre, Qu'un seul pour tous les autres souffre, Que vainement on cherchera; Un seul pour plusieurs payera. Mais que votre Altesse divine N'en fasse pas plus maigre mine, Et n'en ait pas l'esprit fâché: C'est être quitte à bon marché." Ayant par si belle promesse Remis l'esprit de la déesse, A son char gisant près de là Le bon roi des flots attela, Non des dauphins comme l'on pense, Mais, selon toute vraisemblance, Deux hippopotames dressés, De qui les crins étaient tressés; Et puis sur la campagne humide Poussa son char à toute bride. Sitôt qu'il parut sur la mer, Ce fut aux flots de se calmer, Tous les vents plièrent bagage, De même que fit tout nuage; Enfin en mer tout fut changé. Le bon seigneur fut cortégé De maints monstres à face fière, Qui sortirent, tête première, A chevauchons sur marsouins. Jamais on ne vit tels grouins, Ni de plus étranges visages: Des baleines de tous corsages, Seringuant de larges ruisseaux Par les canons de leurs museaux, Marchaient en fort belle ordonnance, Et gardant bonne contenance; Glauque, en tête de son troupeau, En coquille, au lieu de bateau, Enflant et l'une et l'autre joue, D'une conque marine joue; L'héritier d'Ino, Palemon, Chevauchait un fort beau saumon; Six grosses huîtres à l'écaille, En un char couvert de rocaille, Traînaient un ancien Triton Qui donnait aux autres le ton D'une coquille recourbée: Sa face était toute plombée Du trop grand effort qu'il faisait. Phorque un escadron conduisait, Monté sur dauphins dont la queue Se retroussait sur l'onde bleue; Thétis à la main gauche était, Qu'une grosse sole portait. Dame Mélite était juchée Sur une raie enharnachée; Et Panopée, en un traîneau Tiré par un gros maquereau, Paraissait en vraie épousée. Un esturgeon portait Nésée: Un évêque-marin, Spio, Et Thalie, une poule d'eau, Et Cymodocé la dernière Montait un oiseau de rivière: Telle fut la procession De l'aquatique nation. Aeneas, voyant la bonace, Fit une certaine grimace Qu'il faisait ordinairement Quand il avait contentement De quelque affaire bien douteuse. La flotte ne fut pas oiseuse A profiter du temps serein; Les vaisseaux allèrent beau train. Quand on eut donné tous les voiles, Le vent, s'engouffrant dans les toiles, Donne le loisir aux forçats De reposer leurs membres las. Palinurus, le bon pilote, Vogue à la tête de la flotte; S'il tourne à gauche, ou bien à droit, Chacun le suit, chacun le croit, A cause qu'il joint la science A plusieurs ans d'expérience. Le temps ainsi tout radouci Des vaisseaux chassait le souci. De la vénérable chiorme, Il n'est personne qui ne dorme: Couchés de leur long sur les bancs, Ils donnent relâche à leurs flancs, Dont ils ont la santé troublée Par la secousse redoublée; Et puis l'excès de travailler Aide fort à bien sommeiller. Tandis que chacun dort et ronfle, Que le vent tous les voiles gonfle, Et que les pilotes pour tous. Exercent leurs yeux de hiboux, Un Dieu léger comme une plume, Qui dort aussi fort qu'une enclume, Le Sommeil, qui ressemble fort A sa soeur Madame la Mort, Qui craint le jour et les chandelles, Et ne fait nul bruit de ses ailes, Qui fait quelquefois prou de bien, Mais ici qui ne valut rien, Et fit un tour de méchant homme, Ce Dieu, dispensateur du somme, Vint, depuis le haut jusqu'en bas Ressemblant à certain Phorbas, Faire pièce au bon Palinure. Sous cette traîtresse figure, Le bon pilote il approcha, Et ce discours lui décocha, D'une langue aussi dangereuse Que d'une bête venimeuse: "Vous dormiriez bien un petit, Vous en avez bon appétit, Dites-moi le vrai, Palinure. Tandis que la bonace dure, Donnez-vous un peu de sommeil; J'aurai jusqu'à votre réveil Soin qu'aucun désordre n'arrive. - Quelque ignorant votre avis suive, Pour moi, je ne le suivrai pas, Ce dit-il au fourbe Phorbas, Ayant peine à lever sa tête; Car alors cette male bête Le sollicitait grandement De dormir un petit moment. Vous n'avez pas trouvé votre homme, De croire que je fasse un somme, Et que je me laisse attraper Au temps qui ne fait que tromper. Et que dirait messire Enée, Qui m'a sa flotte abandonnée, Si je dormais comme un pourceau Près de la mort dans un vaisseau? Chien échaudé craint la cuisine Ainsi que je fais la marine." Finissant son petit sermon, Il ne quitta point le timon. Le Sommeil, voyant à sa mine Qu'il avait éventé la mine, Et que contre un si fin niais Il fallait un autre biais, Avec un certain dormitoire De couleur blanche, grise ou noire, Car on ne l'a jamais bien su, Il frotta sans être aperçu, Les temples du pauvre pilote, Qui, sans plus songer à la flotte, Tomba, dormant comme un pourceau, Tout à plat dessus son vaisseau, Et le Sommeil impitoyable Saisit au corps le misérable, Et précipita, chef premier, Le timon et le timonnier. Il cria faisant la cascade: "A moi Phorbas, cher camarade!" Mais le Sommeil se déphorba, Alors que son homme tomba, Et, voyant qu'il faut qu'il se noie, A moins de nager comme une oie, Se mit à rire comme un fou, Le laissant boire tout son soûl. Après l'action meurtrière, Ce bon Dieu, qui ne valait guère, Sans faire de bruit, secouant Ses deux ailes de chat-huant, Se perdit dedans les ténèbres, Où quantité d'oiseaux funèbres, Qui le suivent partout en corps, L'attendaient comme des recors. La nef, ainsi dépatronnée, Et mêmement détimonnée, Ne laissa pas d'aller son train, A cause que le temps serein Promis par le père Neptune La sauvait de toute fortune. Certain vent pourtant qui régnait, Dans des écueils que l'on craignait, Fort renommés par les Sirènes, Dont l'on conte mille fredaines, La portait petit à petit, Quand messire Aeneas sentit, Ou que son pilote était ivre, Ou qu'il avait cessé de vivre, Et, si Dieu n'y mettait la main, Qu'il était en mauvais chemin. Il s'en alla, le coeur en glace, Chercher Palinure en sa place: Il vit, ô regrets superflus! Que Palinure n'était plus, Et que lui, Monseigneur son maître, S'en allait aussi cesser d'être. Ses vaisseaux voguaient à tâtons, Ainsi qu'aveugles sans bâtons; Et la périclitante flotte S'en allait faire de la sotte, Et se fracasser à travers De force écueils des flots couverts. Déjà le murmure de l'onde, En ce lieu-là qui toujours gronde (Un très insupportable bruit, A ceux qui naviguent de nuit), Le rendait pâle comme un linge, Le front ridé comme un vieil singe; Pèlerinages il voua: Je ne sais pas s'il les paya, Mais en une affaire mauvaise, Ainsi que l'or en la fournaise, C'est alors que le bon Seigneur Se montrait homme de valeur. Sa nef ainsi détimonnée Fut par lui si bien gouvernée, Et le Seigneur fut tant adroit, Tournant à gauche, ou bien à droit, Qu'éloignant le mauvais passage, Si commode à faire naufrage, Il s'élargit en pleine mer, Non sans un regret bien amer De la perte de son pilote. Incessamment il en sanglote, Criant: "Hélas! mon cher ami! Pour avoir un peu trop dormi, Vous allez servir de repue A quelque turbot ou barbue, Ou sur quelque bord inconnu Vous serez exposé tout nu." Livre VI A Monsieur et Madame le Comte et la Comtesse de Fiesque A Monsieur et Madame le Comte et la Comtesse de Fiesque MONSIEUR et MADAME, Vous m'aviez promis un petit chien, vous ne me l'avez pas donné: je vous avais promis de vous dédier un livre de Virgile, je vous en dédie un. Voilà tout ce que j'ai à vous dire. Je suis, MONSIEUR et MADAME, Votre très humble et très obéissant serviteur, SCARRON. Livre sixième Ainsi maître Aeneas parla. Cependant sa bouche exhala Maint soupir, et de sa paupière Sortit de pleurs une rivière Qui se sépara sur sa peau En quinze ou seize gouttes d'eau. Les navires par lui guidées, Des vents favorables aidées, A la fin vinrent à bon port Ancrer sur l'euboïque port. Les vaisseaux l'un auprès de l'autre, Comme des grains de patenôtre S'arrangèrent également. Chaque navire en un moment Devers la mer tourna sa proue, Comme pour lui faire la moue De s'être encore un coup tiré Des flots sans être dévoré. Les ancres en mer dévalèrent Et leurs becs pointus accrochèrent. Le rivage parut paré De mainte poupe au bois doré. Quitter les vaisseaux, prendre terre, Aller à la petite guerre, Ce ne fut quasi que tout un, Fors quelques preneurs de petun Qui s'amusèrent sur la rive A vider un peu de salive, Non sans vider quelque baril. Les uns battirent le fusil, Les autres en terre avancèrent, Virent des bêtes, en chassèrent: Si ce qu'ils coururent fut pris, C'est ce que je n'ai pas appris Et ce qui ne m'importe guères. Ceux qui trouvèrent des rivières En vinrent faire le rapport. Cependant Aeneas le fort (Maron dit pieux, mais la rime M'est une excuse légitime), Aeneas donc, fort ou pieux, Si tant est que vous l'aimiez mieux, Alla voir d'Apollon le temple, Autant pour donner bon exemple Que pour tirer les vers du nez (Suivant les bons avis donnés Par son révérend père Anchise) De la Sibylle tête grise, Qui, depuis deux cents et tant d'ans, Ne savait que c'était que dents; Apollon, son maître d'école, S'ébattait à la rendre folle, Et lors il n'y faisait pas bon, Car lors la méchante guenon, La diseuse de logogriphes, Roulait ses yeux, montrait ses griffes, Hors de terre en l'air s'élevait, Disant tout ce qu'elle savait, Que l'on croyait comme Evangile. Voilà quelle était la Sibylle Que maître Aeneas alla voir, Puisque vous le voulez savoir D'abord le temple magnifique Exerça fort la rhétorique Tant des Troyens que du Seigneur, Quoique d'ailleurs homme d'honneur, Un des plus grands parleurs du monde, Nation dont la terre abonde, La plupart grands diseurs de rien, Au grand malheur des gens de bien. Ce temple était pour sa peinture Aussi beau que pour sa structure, Et n'avait pas été bâti Par quelque petit apprenti, Ou par quelque maçon de balle, Mais par l'ingénieux Dédale, Qui, de peur du tyran Minos, S'étant appliqué sur le dos Une paire d'ailes bien faite, Avait ainsi fait sa retraite, Faisant bien peur, chemin faisant, A maint oiseau qui, l'avisant Quatre ou cinq fois gros comme une oie, Le prenait pour oiseau de proie. Enfin, si bien emplumaché, Ayant dans l'air longtemps haché, Il vint, charrié sur ses plumes, Se hucher sur la tour de Cumes, Non sans grande admiration De toute cette nation. A maître Apollon, par hommage, Il fit présent de son plumage; Et puis, charpentier et maçon, Un beau temple de sa façon. Sans s'amuser à le décrire, Car sa beauté s'en va sans dire, Et jamais auteur bien sensé N'a fait temple rapetassé, Mais toujours temple magnifique, De marbre plutôt que de brique; Ce beau temple donc, qui sera Superbe autant qu'il vous plaira, Etait bien peint, sur son portique, A huile, à fresque, ou mosaïque, Et ces tableaux représentaient Les Athéniens qui battaient Rudement le prince Androgée, Dont son Altesse, surchargée De trop de coups et trop pesants, Avait fini ses jeunes ans. Minos était là, dont la mine D'homme qui rend sa médecine Faisait, au peuple meurtrier, Peur de n'avoir point de quartier. Puis on voyait le peuple attique, Du viol de la foi publique Qui se repentait, mais trop tard, Contraint de tirer au hasard (Ou bien au sort, si mieux on l'aime, Car ce n'est qu'une chose même), Ils tiraient donc en grand souci, Minos le commandant ainsi, Au sort les mâles et femelles, Autant les beaux comme les belles, Les magots comme les guenons, Selon que se trouvaient leurs noms: Ceux qui ne rencontraient pas chance S'en allaient servir de pitance Au fils de la femme à Minos, Qui les rongeait jusques aux os. Vis-à-vis, l'île de Candie, Peinte de cette main hardie, En pleine mer se faisait voir: Celle qui, contre le devoir D'une reine, femme bien sage, Eut d'un taureau le pucelage, Etait là peinte, et son taureau, Et monsieur son fils, homme-veau, Prince du côté de sa mère, Mais vilain du côté du père, D'un grand coquin de boeuf issu, De qui l'on n'a jamais bien su Ni la maison ni l'origine; Mais son fils, par sa bonne mine, A la femme de Minos plut, Il voulut ce qu'elle voulut, Et, par le moyen de Dédale, Encorna la maison royale: Je ne vous dirai point comment, Car je confesse ingénument Que j'ai la face toute rouge Du fait de cette reine gouge, Et Maron, sauf correction, En a fait trop de mention. Tu serais aussi, pauvre Icare, Placé dans cet ouvrage rare, Si ton père, songeant à toi, N'eût laissé tomber hors de soi Et les pinceaux et la peinture. Piteuse fut ton aventure, Et ta cire, qui se fondit, Mauvais office te rendit. Maître Aeneas sur cet ouvrage Se fût amusé davantage, Car il s'amusait volontiers Et passait les jours tout entiers A faire des châteaux de cartes, A coller de vieilles pancartes Dont il formait de grands dragons Retenus par des cordeaux longs Qu'il laissait aller dans les nues, Et que l'on prenait pour des grues: Enfin il était vétilleur, Ce tant renommé batailleur, Et souvent feu son père Anchise, Lui faisant une mine grise, Avait prédit, tranchant le mot, Qu'il ne serait jamais qu'un sot; Mais il se trompa, le bonhomme, Car ce grand fondateur de Rome, Au moins celui dont sont sortis De la louve les deux petits, Qui de louveteaux se rendirent Rois des Latins qu'ils asservirent, Ce fondateur de Rome donc Fut grand homme s'il en fut onc. Or je vous ai dit tout à l'heure Qu'il eût fait plus longue demeure A considérer les tableaux; Ses gens, la plupart jeunes veaux, S'amusaient, ainsi que leur sire, A les regarder sans mot dire, Quand maître Achates arriva, Qui, par vives raisons, prouva Que c'était acte de caillettes De regarder marionnettes Lorsque le temps presse, et qu'il faut Battre le fer quand il est chaud. Puis la prêtresse Déiphobe, De peur de choir troussant sa robe, Vint dire au beau fils de Vénus Ces mots que j'ai bien retenus: "O Monsieur le patron des sages, Ce n'est pas parmi des images Qu'on trouve un royaume gratis; Pour contenter tels appétits, Il faut bien une âme plus forte, Il faut bien agir d'autre sorte. Laissez, laissez donc ces tableaux, Et donnez l'ordre pour huit veaux Et huit brebis que je demande, Pour faire pour vous une offrande." Aussitôt dit, aussitôt fait. La prêtresse, en voix de fausset, Devant la porte de l'église Hucha les gens du fils d'Anchise. Un antre profond, où le jour N'entre non plus que dans un four, Est d'une manière rustique Taillé dans la roche euboïque. De ce noir antre cent conduits Vont aboutissant à cent huis, Par lesquels la sainte interprète, Quand on l'interroge, caquette. Il n'arriva pas plutôt là Avec grand respect, que voilà Madame l'enthousiasmée Qui dit d'une voix enrhumée: "Voici le temps d'interroger." Lors on la vit toute changer, Et sa fureur, quoique divine, La fit de très mauvaise mine. On vit le fond de ses naseaux; Ses deux yeux, passablement beaux, Devinrent des yeux sans prunelle; Sa chevelure devint telle Que les pointes d'un hérisson, Et perdit son caparaçon; Sa face devint cacochyme, Et son teint de pâle minime. J'ai su, depuis deux ans en çà, Que dessous elle elle pissa. Sa bouche se couvrit d'écume, Son poumon, par ce divin rhume, Fit sa poitrine panteler, Et soupirs sa bouche exhaler, Qui tenaient du rot quelque chose; Mais sa fureur en était cause. De plus on la vit à l'instant Croître d'un pied et d'un empan, Et sa voix fut toute changée; Bref, elle fut comme enragée. Le grand Dieu, dans son corps fourré, Dans elle ayant tout altéré, Voici ce que la forcenée Dit au bon seigneur maître Enée: "Aeneas, fait ton oraison; Autrement la sainte maison N'ouvrira pas la moindre porte." Lorsqu'elle eut parlé de la sorte, Le plus hardi des assistants Eut les membres très palpitants, Et fut près, forcé par sa fièvre, De gagner les champs comme un lièvre; Mais pas un n'osa détaler Entendant leur maître parler. Voici ce que dit le beau sire Sérieusement et sans rire: "Phébus, qui de notre Ilion Pris toujours la protection, Qui guidas la flèche mortelle De Pâris, franche demoiselle, Si bien qu'Eacide le fort Par ce mignon fut mis à mort, Par maintes mers dont les rivages Nourrissaient maints peuples sauvages, Sous ta conduite j'ai couru, Dont j'ai l'esprit un peu bourru: C'est trop courir et ne rien prendre, Et pour rien trop longtemps attendre, Car j'estime un peu moins que rien Ce pays, qui, comme le chien Qu'avait défunt Jean de Nivelle, S'enfuit alors que je l'appelle. Le voici pourtant attrapé Après s'être tant échappé; Mais ma foi, s'il s'échappe encore, Fussiez-vous, grands Dieux que j'honore, Mille fois Dieux plus absolus, Je ne vous honorerai plus. Sans y mettre beaucoup du vôtre, Vous pouvez bien au peuple nôtre Pardonner, et vous ferez bien, Et l'acte sera bien chrétien. Si votre colère sans bornes, Pour un seul qui planta des cornes Sur un front qui le méritait, Sans cesse nous persécutait, Le Destin, qu'on tient si grand sire, Y trouverait bien à redire. Il a fait, entre vifs, un don D'un pays plantureux et bon A notre nation troyenne: Il faut bien que la chose tienne, Ou contre la donation Je ferais imprécation. Lors, ô Phébus porte-lumière! Et toi, sa soeur l'arquebusière, De temples richement bâtis, Où l'on pourra prier gratis, Vous serez guerdonnés au large; Gens bien entendus auront charge De faire des jeux de renom, Qui porteront votre saint nom. Et toi, madame la Sibylle, A tourner le sas tant habile, J'ai pour toi des présents aussi Qui ne sont pas couci-couci, Mais tels que tu seras contente, Pourvu que contre mon attente, Tu n'ailles d'un langage obscur M'emmascarader le futur, Ou bien sur des feuilles m'écrire Les choses que tu me dois dire; Mais écris-les sur parchemin En beau caractère romain, Ou chante-les moi comme une ode Sur quelque beau chant à la mode. La Vierge, tandis qu'il priait, Diablement se diablifiait, Id est valde, dans sa poitrine Elle avait bataille intestine Avec son Dieu, qui de son corps S'étant emparé des ressorts, Lui faisait avoir la posture De ceux qu'on met à la torture, Tant, afin de l'évacuer, Ce Dieu qui la faisait suer, La pauvre Vierge possédée Frétillait en dévergondée! Mais ce corps si bien démené Au Dieu dans elle cantonné Ne fera point quitter la place, Quelques vains efforts qu'elle fasse. Elle cède donc à son Dieu, Et lors les cent portes du lieu, Sans qu'aucun les ouvrît, s'ouvrirent, Et ces paroles répondirent: "O grand Prince, qui sur la mer As eu maint accident amer, Et qui t'es tiré nettes bragues D'entre maintes vilaines vagues, La terre te prépare aussi Mainte querelle et maint souci. La terre promise est bien seure, Mais tu maudiras cent fois l'heure De t'être mis en étourdi En cette terre que je dis. Là, de ta dague en main serrée, Mainte taloche desserrée, Et ton corps maintes fois haché, Ce qui sera très grand péché, Te fera dire en triste mine Qu'il n'est point rose sans épine. Là le Tibre qui rougira, Le Xanthe te ramentevra: Je dis rougira, non de honte, Car on en ferait peu de compte, Mais de sang humain répandu, Sorti de maint corps pourfendu. Là des Grecs, avec un Achille Comme le défunt plein de bile, Favorisé d'une Junon Qui ne te garde rien de bon, Te susciteront des affaires Qui ne seront pas des plus claires. Là, réduit à très piteux point, Qui n'importuneras-tu point? Quelles nations, quelles villes, De moeurs barbares ou civiles, N'iras-tu, faisant le pleureux, Et parlant d'un ton doucereux Comme font tous les misérables, Prier de t'être secourables? Et la cause de tout ce mal, Autre femme, imbarbe animal, Autre malheureux mariage. Mais il faut avoir bon courage; Malgré la fortune, un grand coeur De ses malheurs devient vainqueur. Tu vaincras tout par l'assistance D'autres peuples que l'on ne pense: Ce seront des Grecs comme ceux Qui t'ont fait d'un grand prince un gueux." Ainsi la Sibylle barbue Finit sa harangue ambiguë, Dont Aeneas dit à ses gens. "Maudit sois-je si je l'entends, Et que maudit soit l'édentée!" Cependant, tout inquiétée (Car son Dieu fougueux la quittant L'allait bien fort inquiétant), Elle hurla comme une folle. Aeneas reprit la parole: "O vierge qui si fort hurlez, Laissez-moi parler, ou parlez." Aussitôt dit, la forcenée Fit aux yeux de monsieur Enée Un pet, un sifflet et un saut; Chacun en éclata bien haut, Et lui, n'en faisant que sourire, Se mit tout doucement à dire. "Je m'attends bien à tout cela Que vous venez de dire là, Et s'il m'arrive pis, n'importe, Pourvu que vous fassiez en sorte Qu'en Enfer, ce hideux manoir, Je puisse avoir l'honneur de voir Encore un coup monsieur mon père. Par votre faveur je l'espère, Car sans vous je ne voudrais pas M'embarquer dans ces pays bas. Mais pour voir mon bon père Anchise, Je passerais nu en chemise Au travers de piques et dards, Au travers de mille soudards, De mille donneurs d'étrivières, Quoique je ne les aime guères, Et que qui me les donnerait, Bien fort me désobligerait. Mais je lui dois bien davantage, Il m'a suivi, malgré son âge, Par tous les lieux où j'ai rôdé, Quoique bien fort incommodé D'une hargne, et, si j'ose dire, De quelque chose encore pire. Il m'aima tant, ce cher papa, Que quand le Grec nous attrapa, Je le portai sur mon échine, Et me sauvant à la sourdine, Je le mis en bonne santé Hors de la ville en sauveté. En récompense, le bon homme M'a suivi partout, ainsi comme Nous voyons un fidèle chien Suivre un maître qu'il aime bien. Au reste, ce n'est point mensonge, Lui-même me l'a dit en songe, Que sans vous et votre support, Je ne ferais qu'un vain effort, Et qu'en la demeure enfumée Je trouverais porte fermée. Ayez donc, de grâce, pitié D'une si parfaite amitié, D'un si bon fils, d'un si bon père, Et faites si bien que Cerbère Ait pour moi la civilité Qui se doit à ma qualité, Et, comme un mâtin de village, N'aille pas, écumant de rage, Exercer son triple gosier Sur ma peau tendre comme osier. Si pour être chantre et poète, Et joueur de marionnette, Orphée avec son guitaron A fléchi le vieillard Caron Et délivré son Eurydice, Qu'un serpent fourré de malice Avait occise en trahison, Je puis à plus forte raison, Aujourd'hui que littérature Est en fort mauvaise posture, Espérer qu'à moi, grand Seigneur, Sera faite même faveur, Et que j'irai voir mon bon père. Si Pollux l'a pu, je l'espère, Et si Thésée aussi l'a pu, Et le grand Alcide, ils n'ont eu, A le prendre par le lignage, Sur moi que fort peu d'avantage: Comme eux je suis des Dieux, issu, La belle Vénus m'a conçu, Et je puis jurer de ma mère Plus hardiment qu'eux de leur père." Voilà ce que le Troyen dit; Et voici ce que répondit La vieille toute radoucie, Torchant ses yeux pleins de chassie: "Enfant de Vénus tant prisé, Le chemin d'Enfer est aisé; On y peut entrer quand on l'ose, Mais d'en sortir c'est autre chose: Peu de mortels des Dieux chéris, Bien morigénés et nourris, Issus de divines braguettes, En sont revenus bragues nettes. Ces vastes pays sont couverts De bois qui sont noirs et non verts; Que le noir Cocyte environne, Dont l'eau n'est ni belle, ni bonne. Mais, nonobstant ce que je dis, Si vous êtes assez hardi Pour vouloir la chose entreprendre, Et dans l'Enfer deux fois descendre, Quoique ce soit un dessein fou; Et que se casser bras ou cou Soit action moins téméraire Que celle que vous voulez faire, Voici le fidèle conseil Qu'il vous faut suivre en cas pareil. Un certain pommier (dont les pommes Vaudraient bien au siècle où nous sommes Leur pesant d'or à bon marché) Dans un bois obscur est caché, Où, sans une bonne lanterne, On voit moins qu'en une caverne; Or ce vénérable pommier, Qui porte un fruit si singulier, Ne porte d'or fin qu'une branche, Et, sitôt que quelqu'un la tranche, Il en repousse une autre encor, Ainsi que l'autre de fin or. D'Enfer la dame souveraine, Qu'on nomme Junon souterraine, N'aime que ces pommes de prix: Les autres lui sont à mépris, Fussent des pommes de reinette; Et, si quelque tête mal faite, Si quelque étourdi, quelque veau, Pensait sans ce fatal rameau Visiter les provinces sombres, Il resterait parmi les ombres, Ayant d'abord été battu Par le chien triplement têtu. Sans m'importuner davantage, Allez donc, si vous êtes sage, Chercher ce rameau précieux. Employez-y tous vos deux yeux, Car, tout fin qu'on vous croit, peut-être Ne le pourrez-vous reconnaître, Eussiez-vous autant d'yeux qu'Argus, Plus pénétrants et plus aigus: Tout dépend de la destinée, Autrement, monseigneur Enée, Cherchassiez-vous jusqu'à demain, Une bonne serpe à la main, Votre serpe bien affilée, Ainsi comme elle était allée, Reviendrait sans avoir tranché Ce rameau d'or si bien caché. Mais, si le destin vous l'ordonne, Ce rameau fatal, en personne, A vos yeux d'abord brillera, Et votre main le cueillera, Comme elle cueillerait sans peine Un petit brin de marjolaine. Mais, au lieu de m'interroger, Vous feriez bien mieux de songer A mettre dans la sépulture Un corps qui tend à pourriture, Un de vos amis raide mort, Et lequel put déjà bien fort: Son âme en est inquiétée, Et la flotte tout infectée. Allez donc la purifier, Et ce grand malheur expier Par sacrifices salutaires. N'allez pas gâter vos affaires Pour épargner quelques brebis, Et quelques ora pro nobis. Lors vous pourrez là-bas descendre Sans que mal vous en puisse prendre. Sans qu'on vous dise: Qui va là?" Elle se tut, après cela. Aeneas lui tourna l'échine, Faisant une piteuse mine, Ayant l'esprit embarrassé Et de cet ami trépassé, Et du rameau dont la Sibylle Faisait un cas si difficile; Puis il sortit de l'antre obscur Fort inquiété du futur. Je suppose que la Cumée Fut en un instant renfermée. Cependant, tout triste et pantois, Il s'en allait rongeant ses doigts; Achates suivait son altesse, Laquelle lui disait sans cesse: "Qui diable est donc cet homme mort, Qui sent déjà mauvais si fort?" Achates lui répondit: "Sire, Je ne vous en saurais rien dire, Je n'en ai rien vu ni rien su." Là-dessus d'eux fut aperçu. Misènus, descendant d'Eole, Couché sans vie et sans parole, Et, qui pis est, sans vie aussi. Aeneas, le voyant ainsi Tout prêt de devenir charogne, Dit: "Elle a raison, la carogne. Voilà Misènus raide mort, Si par grand bonheur il ne dort!" Ce Misènus était trompette, Petit homme au nez de pompette, Qui ne portait point de braguier, Quoique les gens de ce métier Pour sonner trop fort leurs buccines Ayent besoin de ces machines. Il fut le trompette autrefois D'Hector, à dix écus par mois, Et deux paires de bas de chausse; Et comme à la fin tout se hausse, Aeneas par an lui donnait Deux cents francs, et l'entretenait De souliers, bottes et bottines, De clystères et médecines. Au reste, ce bon trompetteur Etait aussi gladiateur, Et se piquait de bonne brette Autant que de bonne trompette; Heureux s'il eût toujours bretté, Et s'il n'eût jamais trompetté, Car ce jour-là près du rivage, Sur un roc chantant son ramage, Et trompettant comme un perdu, Et faisant si fort l'entendu Qu'aux Tritons, les divins trompettes, Il osait bien chanter goguettes, Et les défier au combat, Action qui sentait le fat. Ils laissèrent quelque temps faire Des fanfares au téméraire, Et puis, remplis de maltalent (Car tout Triton est violent), Avec un grand instrument croche, Le déguerpirent de la roche, Et firent boire ce grand fou Un peu plus que son chien de soûl; Puis, ayant fait ce beau ménage, Le remirent sur le rivage. Il fut donc alors question De faire lamentation, Et les obsèques salutaires; Toutes les choses nécessaires Furent prêtes en moins de rien, Car ils étaient tous gens de bien, Et chacun sait que maître Enée, Personne bien morigénée, Etait, sans faste et vanité, Adoré pour sa charité Il pleura donc comme les autres, Récita force patenôtres, Et puis ce prince très humain Courut, la cognée à la main, Dans la forêt du bois abattre. Il en abattit plus que quatre, Et chacun dit à haute voix. "O le grand abatteur de bois!" On fit maints fagots et bourrées, Et bûches longues et carrées, Sans oublier quelques cotrets, Pour en faire un bûcher après, Qui brûlât le corps de Misène, Afin que son âme, sans peine, Jouît, en vertu du bûcher, Des privilèges de l'Enfer Après cette cérémonie, Aeneas, en grande agonie, Poussant mille soupirs ardents, Disait entre ses belles dents: "Si ce rameau, cette merveille, Se faisait voir à la pareille En quelque endroit de la forêt, Puisque si véritable elle est, La vieille dame, que Misène S'est trouvé mort dessus l'arène, Je me tiendrais plus fortuné Qu'un homme veuf ou qu'un aîné." Comme il parlait de cette sorte, Deux pigeons, que la plume porte, Se vinrent à lui présenter; De joie il se mit à sauter, Car il les connut à leur mine Pour être à sa mère Cyprine. Lors il se mit à les hucher Afin de les faire approcher, Et, de plus, le bon sire Enée Tira de vesce une poignée D'une poche de boucassin Qu'il portait à l'endroit du sein, Chose qui passe la croyance; Mais telle était sa prévoyance Que jamais sans vesce il n'allait, Dont le bon seigneur régalait Les oiseaux de Vénus la belle, Quand il était visité d'elle. Mais pour vesce ni huchement Ils n'obéirent nullement, Quoiqu'il ajoutât ces paroles: "Beau couple de pigeons qui voles, Si tu voulais t'aller jucher Où je dois la branche arracher, Qui doit faciliter l'entrée Dans la ténébreuse contrée, Où je veux, si je puis, entrer, Quoi qu'on me puisse remontrer, Je fonderais par chaque année, Moi qui m'appelle maître Enée, Cent boisseaux de vesce et de pois Qu'on vous délivrerait par mois; Et vous, ô ma divine mère! Par le secours de qui j'espère Devenir empereur romain, De grâce, tenez-y la main." Inutile fut la promesse De ce beau prometteur de vesce: Les vénérables pigeonneaux, De Vénus les sacrés oiseaux, Sans rabattre un petit coup d'aile, Fendirent le vent de plus belle; Lui se mit à doubler le pas, Afin de ne les perdre pas. Or, comme la couple volante Le tenait la gueule béante, Tête haute et les yeux ouverts, Il donna deux fois à travers De deux petits monceaux de pierres, Tellement qu'il fit deux parterres; Mais aussitôt se relevant, Il alla toujours poursuivant Les pigeons, qui si bien volèrent Qu'à tire-d'aile ils arrivèrent Où l'air d'Enfer se fait sentir. J'ai bien peur ici de mentir; Mais Maron écrit qu'un grand gouffre Exhale illec un air de soufre, Pour laquelle odeur éviter; Les oiseaux furent vus pointer Jusqu'en la région des nues, D'où, les deux ailes étendues; Ces pigeons, aux yeux d'Aeneas, Qui de courir étaient bien las, Vinrent tout à propos descendre Sur le rameau qu'il voulait prendre, Qui rendait les yeux éblouis Comme un jacobus ou louis, Tant reluisait ce rameau rare. Messire Maron le compare A la gomme jaune qui luit Sur la branche qui la produit; La comparaison est faiblette, N'en déplaise à si grand poète: Il devait, en sujet pareil, Mettre lune, étoile ou soleil. Dieu sait si la branche dorée, Du bon Seigneur tant désirée, Fut arrachée avec ardeur! Il l'arracha d'aussi bon coeur Qu'un chien ou qu'un chat pille ou grippe Un morceau de chair ou de tripe. Cela fait, riant comme un fou, Il alla trouver en son trou La vieille Sibylle Cumée Cependant tous ceux de l'armée Donnaient la dernière façon Au corps aussi froid qu'un glaçon De Misènus le bon trompette De sa charogne putréfaite Le sale cuir fut nettoyé Et de bonne eau rose ondoyé; On lui releva les moustaches, On lui mit de belles gamaches, Un bonnet de nuit de satin, Dont la coiffe était de quintin Un haut de chausses de grisette, Un pourpoint couleur de noisette, De belle serge à deux envers Chamarré de trois galons verts, Puis après une houppelande De beau camelot de Hollande. Un bachelier déjà grison Fit une funèbre oraison; Puis, en l'honneur du misérable, Une chanson très pitoyable Fut chantée au son du tambour, Tournant tristement alentour Du bûcher ou bien de la pyre (Car l'un et l'autre se peut dire). Autant que la pyre voulut, C'est-à-dire qu'il en fallut, On y mit de la poix-résine De la meilleure et la plus fine; Maître Aeneas, en pareil cas, D'argent ne faisait pas grand cas, Et lors on eût dit que sa bourse Eût été d'argent une source: Aussi ce seigneur libéral Ne trouva jamais son égal A bien faire des funérailles, Aussi bien qu'à donner batailles Pour revenir à nos moutons, Quatre hommes en noirs hoquetons (Devant que l'on eût allumée La pyre ci-dessus nommée) Y guindèrent adroitement Avec un certain instrument Qu'en français une grue on nomme, Le froid cadavre du pauvre homme. Sitôt que chacun le put voir, Les pleureux firent leur devoir. Il fut, après la pleurerie, Question de la brûlerie; Des gens marchant à reculons, Le nez tourné vers les talons, Ad ritum du peuple de Troie (Peu me chault que l'on ne me croie), Deux à deux vinrent s'approcher A cloche-pied du noir bûcher; Tenant en la main droite un cierge De cire noire et non pas vierge, Au bûcher ils mirent le feu. Lors la flamme joua son jeu. La pyre est bientôt engloutie; Celui pour qui l'on l'a bâtie; D'abord par la flamme rôti, Est, après, par elle englouti, Puis elle s'engloutit soi-même, Tant sa faim vorace est extrême, Et tout le bûcher allumé En moins de rien est consumé, Et de bois devient bois et cendre Si chaude qu'on ne la peut prendre. Mais du vin que l'on répandit, Qu'elle but et qui la tiédit, Fit que cette cendre lavée Fut facilement enlevée Et mise en un tonneau d'airain Pour la conserver du serein. Ce fut un nommé Chorinée, Homme à la face enluminée, Qui mit la cendre en ce tonneau, Et puis qui fit aller de l'eau (Eau lustrale, ainsi que je pense) Sur toute la triste assistance; Et puis après, les yeux fermés, Il dit les mots accoutumés En pareille cérémonie. Aeneas, la face ternie (Car le bon Seigneur tant pleura Que sa face il décolora), Fit faire un tombeau magnifique De pierre de taille et de brique, En la place où fut le bûcher; Puis ce qui fut au défunt cher Fut porté devant ce bon Sire. Ce fut ce que je vous vais dire: Sa hallebarde et son pavois, Dur, bien qu'il ne fût que de bois; Son échiquier, son trou-madame, Un bourdon garni de sa lame, La tasse en laquelle il buvait, La dague dont il se servait Quand il voulait tuer le monde, L'aviron dont il fendait l'onde, Sa cuirasse, son casque aussi, Ses bottes de cuir de Roussi, Et son gagne-pain, sa trompette, Dont la voix était claire et nette. Le tout fut si bien arrangé Qu'un trophée en fut érigé Et ce lieu, du nom de cet homme, Mont Misène aujourd'hui se nomme. Cela fait, ce ne fut pas tout Aeneas, pour venir à bout De son dessein si difficile, Par les ordres de la Sibylle S'en alla vers un trou puant, Entouré d'un marais gluant, A couvert du soleil, par l'ombre D'un bois épouvantable et sombre. Ce trou-là, que je vous ai dit, Trou, s'il en fut jamais, maudit, Est l'Enfer, qu'il ne vous déplaise: Si quelque corneille niaise, Quelque pigeon, quelque corbeau, Il n'importe pas quel oiseau, Sur ce pertuis pestilent vole, Il perd le souffle et la parole (Je voulais dire le siffler), Qui pis est, il perd le voler, Et, de cet air infect qu'il perce, Trébuche à terre à la renverse; Que, s'il en reçoit quelque ennui, Il ne s'en doit prendre qu'à lui. Cette malplaisante caverne Est des Grecs appelée Averne, Et c'est vers ce vilain trou-là Que messire Aeneas alla. Quatre bouvards à noire échine, Tous quatre de fort bonne mine, Bien nourris et morigénés, Devant lui furent amenés; Un prêtre, rasant à merveille, De vin leur lava les oreilles, Puis après, le bras retroussé, Avec un rasoir bien passé, Leur rasa l'entre-deux des cornes, Dont ils parurent un peu mornes, Comme s'ils se fussent doutés Qu'ils devaient être holocaustés. Le poil rasé des quatre têtes De ces tant vénérables bêtes Fut jeté dedans un réchaud. Ledit prêtre invoqua tout haut Dame Hécate aux Cieux redoutée, Autant qu'aux Enfers respectée, Et puis les quatre pauvres boeufs Furent, avec des couteaux neufs, Egorgés, dont ce fut dommage: Des hommes faits au badinage Reçurent leur sang tout fumant Dans de grands plats d'étain sonnant. Maître Aeneas un coup desserre D'épée ou bien de cimeterre (Je ne sais pas des deux lequel, Mais tant y a qu'il fut mortel) Sur le col d'une brebis noire Comme l'encre d'une écritoire, Afin d'en régaler la Nuit, Dame qui n'aime pas le bruit, Et la Terre, autre grande dame, Qu'en pareille affaire on réclame, Puis il occit d'un même fer, Pour la souveraine d'Enfer, La ténébreuse Proserpine, De Pluton femme ou concubine, La fille unique d'un taureau Incapable de porter veau. Aeneas fit dresser la nappe, A Pluton, l'infernal satrape, Et fit griller pour cet effet Maint intestin très putréfait; Cette tripe étant embrasée, D'huile d'olif fut arrosée. De pareille tripe Pluton Fut toujours diablement glouton. Sitôt que la pointe première Se discerna de la lumière, La Terre se mit à mugir, Et fit pâlir et non rougir Tous ceux qui mugir l'entendirent. Tous, sans excepter, s'ébahirent, Et plusieurs Troyens des plus beaux En inquinèrent leurs houzeaux. Les forêts voisines tremblèrent, Et de pied en cap frissonnèrent. Aeneas beaucoup s'effraya, Car plus d'un mâtin aboya Aux approches de la Déesse, Et lors la vieille prophétesse Parla, ce dit Virgile, ainsi "Vilains profanes, loin d'ici, Au moins une lieue à la ronde, Ou que le grand Dieu vous confonde! Et quant à vous, mon bon Seigneur, Montrez si vous avez du coeur." Aussitôt dit, la Sibyllotte Se précipita dans la grotte. Aeneas, la voyant dedans, Prit son fer à donner fendants Et quelquefois aussi des pointes, Le tenant avec les mains jointes, A cause qu'il était pesant Et qu'il priait chemin faisant, Puis, suivant sa guenon de guide, Entra dans la grotte intrépide. Dieux qui des pays souterrains Etes les seigneurs souverains, Et qui régnez en ces lieux sombres Sur les morts qu'on nomme les ombres, Qui parlent moins que des chartreux, S'il est vrai ce que l'on dit d'eux, Que votre obscure seigneurie M'accorde ce dont je la prie: C'est, en mes ridicules vers, De dire à tort et à travers Tout ce qui me vient à la tête, Et, si quelque fat, quelque bête, Dit que j'ai Maron perverti, Trouvez bon qu'il en ait menti. Nous avons laissé maître Enée, L'âme étrangement étonnée. Le pauvret hasardait ses pas En lieu qu'il ne connaissait pas. Tenant sa vieille par la queue (Disons-la de ratine bleue, Car pour bien rimer il le faut), Ce Seigneur donc, en grand sursaut, Marchait la queue entre les jambes, Et, faisant force pas ïambes (Cela veut dire brefs et longs), Tantôt marchant sur les talons De la prophétesse ou sorcière, Tantôt donnant en son derrière De son nez, qui très long était, Tout autant de fois qu'il buttait (Butter et broncher, l'un vaut l'autre). Mais reprenons le discours nôtre, Et faisons, comme de raison, Ici quelque comparaison. En cet endroit ici Virgile Dit qu'Aeneas et la Sibylle Avaient l'esprit bien agité, Et compare l'obscurité Qui leur offusquait la prunelle A la lune, alors que, nouvelle, Un brouillas qui l'air épaissit La rend blafarde ou l'obscurcit, Ou bien à la nuit quand, obscure, Elle rend tout d'une peinture. Rien ne saurait être mieux dit; Et, ce néanmoins, moi, petit Et très ridicule interprète, Je dis, sans mépris du poète, Qu'une lampe sous un boisseau, Ou, si l'on veut, sous un chapeau, Et même, si l'on veut, éteinte, Est chose qui rend mieux, dépeinte, Les lieux où marchait Aeneas Que la lune avec son brouillas, Ou la nuit quand elle est obscure, Et rend tout de même peinture. Finissons la digression Et suivons la narration. Nous avons laissé le bon sire, Qui n'était pas en train de rire, Et qui cheminait à tâtons Après la vieille aux longs tétons. On le reçut à grand cortège Dans cet infernale Norvège: Il fut complimenté d'abord Par le Sommeil et par la Mort; Pour lui faire honneur, la camarde Contre son humeur fut gaillarde Et pour le Sommeil lui parla, Qui cependant toujours ronfla. Après, vinrent les Maladies, Les faces toutes enlaidies, Et puis quantité de vieillards, Tous médisants et babillards, Qui marchaient devant la Vieillesse, Qui s'appuyait sur la Tristesse, Laquelle tenait par la main La Pauvreté, soeur de la Faim. Et puis marchaient cent belles-mères Qui menaient autant de beaux-pères; Ensuite des fils de putains, Pires toujours que des lutins; Des gendres, des brus, des dévotes, C'est-à-dire fausses bigotes, Qui tiennent que le grimacer Peut tous les péchés effacer, Et, sans être humble et charitable, Qu'à Dieu l'on peut être agréable. Il y vint aussi des bigots Pires que Goths ni Visigoths; Ce sont les galants de ces sottes Que je viens de nommer bigotes: Ces gens-là, quoique doucereux, Sont quelquefois bien dangereux. Puis vinrent les Soins en grand nombre, Tous la face grondeuse et sombre; Ils étaient suivis des Dépits. Autant des grands que des petits; Ensuite force gouvernantes, Toutes les haleines puantes; Force pédants et gouverneurs, Aussi grands fats que grands parleurs; Des tyrans et des mauvais princes, Un gros d'intendants de provinces, Suivis de larrons fuseliers, Mêlés de quelques maltôtiers; De créanciers une brigade, Et des présenteurs d'estocade; Enfin tous les maux qu'ici-bas On craint autant que le trépas. Les Euménides, dont les nuques Ont des serpenteaux pour perruques, Et la Discorde, dont les crins, Qui lui vont jusque sur les reins, Sont des couleuvres venimeuses A considérer très affreuses, Avaient là leur appartement. Tous ces serpents, dans le moment Que l'on passa devant leur porte, Sifflèrent d'une étrange sorte: Maître Aeneas en trémoussa Sans dire ce qu'il en pensa. Passant plus outre, un arbre énorme (L'auteur dit que c'était un orme), Que les vaines Illusions, Les Songes et les Visions Avaient élu pour domicile, Lui fut montré par la Sibylle. Dessous ce grand orme habitaient De grands Centaures que montaient Des guenons à fesses rasées; Quantité de Billevesées, Monstres aujourd'hui fort fréquents; Force Dragons, les dents craquant, Des Géryons à triple face, Des Griffons faisant la grimace, De grands géants, de petits nains, Des Briarées à cent mains, Et de Chimères une troupe, Portant des Gorgones en croupe, De petits monstres fort mutins, Moitié chair et moitié patins Ce sont femmelettes gloutonnes, Que l'on nomme courtefessonnes, De vrais diables à la maison, Dont est aujourd'hui grand'foison; Des Harpyes maigres et plates, Des cagneux et des culs-de-jatte. A ces vilains visages-là D'Aeneas le sang se gela Il saisit son fer par la garde: "Monsieur Aeneas, prenez garde, Dit la Sibylle, ces vilains Sont corps fantastiques et vains, Qui découpés ne peuvent être." Mais lui, qui n'était plus son maître Alors qu'il avait dégainé, Chamailla comme un forcené, Et, pensant fendre une Gorgone, Son coup ne rencontrant personne, Ce bon Seigneur un peu trop prompt Donna d'estomac et de front En terre, aux pieds de la Sibylle, Qui, comme elle était fort civile, Sitôt qu'elle le vit tombé, Jurant en chartier embourbé, Lui présenta sa patte d'oie, Et fit reluire quelque joie En ses yeux bordés de poils gris Pour lui remettre les esprits, Lui disant: "Ce n'est rien, beau sire." Aeneas, la voyant sourire, Lui qui venait de se fâcher, Eut grande peine à s'empêcher De lui faire quelque incartade. Il était sujet à boutade; Dans le moindre mal qu'il sentait, Ce prince courtois s'emportait, Quoiqu'en un malheur d'importance Il n'eût que trop de patience, Et fût d'un esprit très humain. Il se servit donc de sa main, La face un peu rouge de honte. Or, en cet endroit, dit le conte, Que tant alla, tant chemina, Et tant les jambes démena, Tenant sous le bras la Sibylle Que l'âge rendait moins agile, Et qui lui criait à tous coups: "Enée, où diable courez-vous?" Qu'ils se trouvèrent près de l'onde De l'Achéron, qui toujours gronde, Et qui, par un canal bourbeux, A considérer très hideux, Dans le Cocyte se va perdre (Rime qui sait rimer en erdre, Je le laisse à plus fin que moi). Cet Achéron traîne après soi Une arène sale et puante, Et plus sale que l'eau bouillante. Un batelier nommé Caron Passe les morts sur l'Achéron. Il ne fut jamais créature De plus malplaisante structure; Son visage est coque de noix, Il se peigne avec ses cinq doigts; De la sueur que son front sue, Dans son menton barbu reçue, Se fait de crasse un demi-doigt; Dans ce menton qui la reçoit, Cette crasse est perpétuelle, Et s'étend jusqu'à la mamelle; Une grosse chaîne de fer Sert, à ce batelier d'Enfer, A ceindre une robe tannée. Quoique carcasse décharnée, Il est fort, tout maigre qu'il est (Car les Dieux sont ce qu'il leur plaît), Et n'est espalier de galère Battu d'un comite en colère, Qui rame si vite et si fort Que ce nautonier de la mort. Là, comme des poules mouillées, Les âmes des corps dépouillées Attendent sur le bord de l'eau L'heure fatale du bateau. Comme on voit au mois de décembre (Je me trompe, c'est en novembre), Comme on voit donc en ce temps-là Choir les feuilles deçà, delà, Les mouches d'été sont moins drues Que ces feuilles de vents battues, Et les champs auparavant verts De feuilles mortes sont couverts: Ainsi les esprits en grand nombre Se morfondent en ce lieu sombre, Grâces au batelier grison. Va d'une autre comparaison; Si l'on improuve la première, On pourra prendre la dernière. Comme les oiseaux passagers Qui sont parmi nous étrangers, De crainte du froid qui nous gèle, Gagnent l'Afrique à tire-d'aile; Vous les voyez en grands troupeaux Assemblés sur le bord des eaux, Où la caravane légère De son voyage délibère: Ainsi ces esprits sur le bord De la rivière de la mort Attendent à grande malaise Qu'à ce vieil nautonier il plaise Les recevoir en son esquif; Mais le vilain rébarbatif Plus qu'aucun batelier des nôtres, Pousse les uns, frappe les autres, Et ne passe que qui lui plaît, Le fantasque animal qu'il est! Ainsi, sur ce bord effroyable, La troupe d'esprits misérable Attend que, son terme accompli, Elle passe l'eau de l'oubli. Maître Aeneas eut l'âme émue De voir cette grande cohue, Et battre à ce vieil inhumain Ces esprits nus comme la main. La vieille se mit à lui dire "Ne vous étonnez pas, beau Sire: Tous les esprits infortunés Qui sont morts sans être inhumés, Tous ceux qui sans payer leurs dettes Ont laissé leurs mortels squelettes, Attendent là durant cent ans, Mourant de froid, claquant des dents, Que cet officier de la Parque Dans sa nacelle les embarque; Ce temps-là fait, ce vieil Caron Les passe à force d'aviron De là ce fleuve tant à craindre, Styx, par qui jure, sans enfreindre Un si grand et sacré serment, Jupin, le roi du firmament." Aeneas perdit contenance A cette horrible pénitence, Car il empruntait volontiers Et faisait force créanciers, Prenait à crédit avec joie Sans débourser or ni monnoie; Mais pour quelque beau compliment Il en donnait, et largement. Sur ces âmes non inhumées, De longtemps attendre enrhumées, Comme il faisait réflexion, Avec grande compassion, Il vit Liscape et maître Oronte, Qui d'être morts avaient grand' honte. Ces pauvres gens avaient péri, Dont il avait été marri, Quand, à la côte de Carthage, Il pensa périr par l'orage Que la Junon lui suscita, Quand le Dieu des eaux maltraita De mainte outrageuse parole Et les vents leur prince Eole. Cet objet le fâcha beaucoup; Mais il reçut un rude coup Quand il aperçut Palinure En très grande déconfiture: "Cher ami, dit-il, est-ce toi Qui te présentes devant moi? Apollon me la bailla bonne, Quand il m'a dit que ta personne En Italie arriverait. A si grand Dieu qui ne croirait? Et cependant, mon cher compère, Je te vois, dont je désespère, En Enfer, qui cherches parti, Et ce brave Dieu m'a menti. Mais dis-moi, mon cher camarade, Comment fis-tu cette cascade? Dis-moi, la fis-tu de ton chef, Ou si tu la fis par méchef? Quelque Dieu m'aurait bien la mine D'avoir fait l'action maline A la prière de Junon, Qui ne fit jamais rien de bon. Si de ta mort un Dieu fut cause, Ce Dieu-là ne vaut pas grand'chose, Et ce doit être quelque Dieu D'âme basse et né de bas lieu." Palinurus répondit: "Sire, Vous feriez mieux de ne rien dire. Apollon a dit vérité Nul Dieu ne m'a précipité. Soit que je ne sois qu'une bête, Que mon cul emporta ma tête, Ou ma tête emporta mon cul, D'un trop pesant sommeil vaincu, Je tombai de votre galère Comme un lourdaud dans l'onde amère, Tenant toujours mon gouvernail. Pour vous dire par le détail Comme cette chose est allée, Me trouvant dans l'onde salée, Sans perdre l'esprit ni l'espoir, Mes membres firent leur devoir De me porter jusqu'à la terre. Les poissons me firent la guerre, Je me sentis plus de cent fois Mordre en je ne sais quels endroits Que par respect je n'ose dire. Je n'avais pas sujet de rire. Je maudis en mille façons Et la mer et tous ces poissons, Vous, le voyage et la galère; Mais aussi j'étais en colère. Enfin, ayant nagé longtemps, En dépit des flots inconstants, Je me vis maître du rivage; Mais, une nation sauvage D'un roc où je m'étais juché M'ayant rudement déniché, Je bus, sans en avoir envie, Assez pour en perdre la vie, Tellement que mon corps enflé, Cà et là par les vents soufflé, Erre, flottant de plage en plage, Jouet du vent et de l'orage. Ce considéré, Monseigneur, Tirez-moi d'un si grand malheur, Et que ma carcasse moisie Dans quelque boîte bien choisie Soit par vous mise en son repos; Vous ne pouvez plus à propos, Car une âme est fort mal contente Lorsque sa charogne est flottante. Si cela doit durer longtemps (On m'a dit que c'était cent ans), Je suis pour faire en ces lieux sombres Un bruit à faire peur aux ombres. Mais prenons un plus court chemin: Donnez-moi votre blanche main Quand vous passerez le Cocyte; Je veux, si la mienne la quitte, Que le méchant vilain Caron M'assomme à grands coups d'aviron." La Sibylle prit la parole: "Quoi, prétendez-vous, tête folle, D'être ainsi dans l'Enfer admis Devant que d'être en terre mis? Voyez le beau héros de neige Pour avoir un tel privilège! L'ordre établi par les grands Dieux Se changera pour vos beaux yeux: Ce serait une belle chose! Voudriez-vous bien être cause Qu'Aeneas pour vous fût dédit, Et mît en hasard son crédit? N'y songez donc pas davantage, Pauvre fou, si vous êtes sage; Mais de moi vous allez ouïr Ce qui vous pourra réjouir. Les habitants de la contrée Qui vous refusèrent l'entrée En leur rivage discourtois En ont depuis mordu leurs doigts. Mille prodiges effroyables Les ont rendus très misérables; Ils ont eu longtemps à prier. Finalement, pour expier Une si criminelle offense, Ils vous ont mis avec dépense Dans un pot de faïence ou grès Qu'ils ont fait acheter exprès, Et nommé le lieu Palinure, Afin que la mémoire en dure" L'espoir d'un si beau monument Le satisfit aucunement: Il mit fin à sa doléance, Fit une basse révérence, Et joignit les autres esprits. Cependant le fils de Cypris, Suivant sa vieille martingale, Aborda la rive infernale. Caron, le voyant approcher, Ne manqua pas de se fâcher, Et dit d'une voix enrhumée: "Ombre, pour ces lieux trop armée, Et pour la barque de Caron, N'es-tu point quelque fanfaron Qui, par quelque sotte gageure, Viens ici faire une braveure? Si le brave fils d'Alcmèna, Quoique vivant, se promena Dans notre campagne Elysée; Si Pirithoüs et Thésée, Faisant comme lui les fendants, Y sont entrés malgré mes dents, Sans leurs grandes rodomontades, Et même quelques bastonnades, Pas un d'eux n'eût été reçu, Quoique d'un Dieu chacun issu, Et vaillant comme son épée; Mais une personne frappée Souffre tout par nécessité. L'un d'eux fut assez effronté Pour mettre aux fers le chien Cerbère, Et pour comble de vitupère Le tirer à coups de bâton D'entre les jambes de Pluton. L'un d'eux, à dame Proserpine, Qui, quoique infernale, est divine, Osa présenter son labeur, Mais la dame pleine d'honneur Rougit de honte, ou de courage, D'un busc lui marqua le visage, Et grand coup de pied lui donna Dans ce qu'un chapon jamais n'a. L'insolence fut fort blâmée, Proserpine fort estimée, Pluton de colère embrasé, Et l'Enfer fort scandalisé. On me diminua mes gages, On me fit garant des dommages Qui pourraient encore arriver. Allez donc, sans plus étriver, Chercher ailleurs votre aventure, Ou sur votre peau molle ou dure Je ferai jouer l'aviron Du batelier d'Enfer Caron." A la harangue caronesque Qui tenait un peu du burlesque, Quoique là, vraisemblablement, On parle fort malplaisamment, La vieille fit cette réponse: "Vieillard plus piquant qu'une ronce, Point de colère, entendons-nous, Parlons tout bas et filons doux. Vous voyez ici maître Enée, Une personne aussi bien née Qu'il en fut jamais en Paris, Enfant bien-aimé de Cypris, Point Mazarin, fort honnête homme, De qui le fondateur de Rome, En un temps par les dieux préfix, Doit dériver de père en fils; Il ne vient point ici pour noise, Ni pour y vivre à la françoise, C'est pour voir son père Anchises, Pour lui consulter un procès, Et la cause adverse ou heureuse De sa postérité nombreuse Qui dans le monde florira, Et pourtant s'abâtardira, Dont je dirais bien quelque chose, Et dont je me tais, et pour cause. Au reste, Cerbère le chien De lui ne doit redouter rien: Etant gentilhomme de race Il aime les chiens et la chasse; Il n'est ivrogne ni paillard, Et Pluton n'est point au hasard De voir par lui faire insolence A Proserpine, en sa présence, Comme Hercule le brutal fit, Qui, dites-vous, vous déconfit, A qui, quoique déjà céleste, Celui-ci ne doit rien de reste. Si nonobstant ce que je dis, Vous êtes assez étourdi Pour faire le Suisse implacable Et le nocher inexorable, Nous avons un bon passeport; Outre qu'il sera le plus fort, Et pourra jouer de la dague. Venez donc, ou je vous incague, Nous prendre dans votre bateau." Aeneas montra le rameau; En voyant la branche dorée L'humeur fière fut tempérée, Et rit un peu, qui le croirait? Mais pour de l'or qui ne rirait? Au rameau d'or il fit hommage, Fit joindre sa barque au rivage, Fit sortir quantité d'esprits Qui déjà leur place avaient pris. La troupe du bateau chassée En sortit la tête baissée; Ce ne fut pas sans se fâcher Et sans dire: "Foin du nocher, D'Aeneas, de celle qu'il mène, Et leur double fièvre quartaine!" Ils avaient fort sali son bac; Il en nettoya le tillac, Et puis reçut en sa nacelle Enée et la vieille pucelle. La frêle nacelle gémit Quand Aeneas les pieds y mit, Et reçut l'eau par plusieurs fentes A cause des armes pesantes, Des deux corps vivants, du rameau, Poids insupportable au bateau, Qui n'aime point les âmes lourdes. Quelqu'un dira: Ce sont des bourdes, Et les âmes n'ont point de poids! Telle âme en pèse plus de trois, Et j'en connais de très pesantes, Même sans leur poids, malplaisantes, Et Dieu sait si Caron est sourd Quand il rencontre un esprit lourd. Tel esprit lourd, sur ce rivage, A payé deux fois son passage, Et, quoiqu'il ait deux fois payé, N'a laissé d'être rudoyé. De Caron la rudesse extrême Devint douce comme la crème. Il offrit le plus bel endroit Au Troyen dans l'esquif étroit. Le Troyen tenait la pucelle Civilement dessous l'aisselle, Parce que son corps chancelant Branlait dans le bateau branlant. Aeneas, voyant l'onde noire Mouiller ses pieds, eut peur d'en boire; Caron, qui le remarqua bien, Lui dit: "N'ayez peur, ce n'est rien." Et cependant à l'autre rive, Comme insensiblement, arrive Le bateau, d'où maître Aeneas Fit un saut, sans quitter le bras De la Sibylle, qui, tirée Devant que d'être préparée, Fit un parterre, et mit au jour Un remède contre l'amour, Une fesse très décharnée, Dont aurait bien ri maître Enée; Mais par respect il se mordit Les lèvres et la main tendit A la Sibylle, désolée D'avoir sa fesse révélée, Qui pourtant par discrétion N'en fit point démonstration. Un antre obscur, à l'opposite Du port de l'infernal Cocyte, Loge le chien triple-gosier, Cerbère, de l'Enfer portier. Ce chien, qui de loin sent son monde Et qui sans cesse ou jappe, ou gronde, Quand Aeneas vers lui tira, Ses jappements réitéra. Déjà les bêtes serpentines, Qui de ses trois têtes canines Sont les barbes et l'ornement, Se dressaient effroyablement, Mais la vierge, bien avisée, D'une ample soupe, composée De miel et de fort opion, Lui fit une collation. La bête la prit de volée, Puis après, comme ensorcelée, Le long de son infâme trou S'endormit comme un homme soûl. Maître Aeneas, prudent et sage, Occupa bientôt le passage, Et dans l'Enfer enfin entra. Voici ce qu'il y rencontra: Premièrement, en ce lieu sombre Il entendit les cris sans nombre, D'enfants jetés dans les privés, Du jour cruellement privés Par maintes femmes indiscrètes Qui les ont bâtis en cachettes; Ces pauvres enfants font grand bruit, Et braillent le jour et la nuit, Peut-être faute de nourrice. Ceux que pend à tort la justice Par la cruauté du Destin, Qui n'est sans doute qu'un lutin, Qui fait tout sans poids ni mesure, Et sert ou nuit à l'aventure, Font mille clameurs sans succès, Pour faire revoir leur procès; Ils parlent tous à tue-tête. Minos, qui reçoit leurs requêtes, Président du Parlement noir, Ne fait que placets recevoir, Et ce qui fait crever de rire, Comme il les reçoit les déchire. Maint avocat porte-bonnet, Qui trahit son client tout net En procès ou bien arbitrage, Reçoit en ce lieu maint outrage: On le fait ronger par des rats, Ou l'on l'assomme à coups de sacs. Maintes donzelles, fausses prudes, Qui devant les gens font les rudes, Et dans le premier lieu caché Se donnent à fort bon marché, Quoiqu'avares comme chouettes, Mais moins avares que coquettes, Ont là toujours la braise au cul Qu'attise quelque franc cocu, Qui les brûle par les parties Dont elles se sont diverties. Ce cocu si mal employé D'autres cocus est relayé; Ces femmes leur chantent goguettes, Si bien que cocus par coquettes Sont punis avec équité Du crime qu'ils ont fomenté. Tandis qu'un des cocus s'emploie A flamber ces filles de joie, Les autres, de cornes armés, Et l'un contre l'autre animés, A coups de cornes meurtrières S'entre-rompent dans les visières. Ceux qui se sont donné la mort Qui, ne leur déplaise, ont eu tort, Regrettent en vain la lumière D'une épouvantable manière, Bien fâchés d'avoir évité Le froid, la faim, la pauvreté, Et d'autres accidents semblables, Et rendent les gens misérables, Aux dépens du plus précieux Des biens que nous donnent les Dieux, Du riche trésor de la vie, Qu'ils se sont eux-mêmes ravie. Dans l'enceinte de neuf canaux Que le Styx forme avec ses eaux, Ces pauvres assassins d'eux-mêmes Endurent des tourments extrêmes Pour avoir avancé leur mort. Là l'un sur l'autre ils font effort De se donner des coups d'épées; Ces âmes n'en sont point frappées, Et néanmoins ne laissent pas D'endurer pis que le trépas: A chaque coup qu'elles se donnent, De frayeur froide elles frissonnent, Et cette frayeur en Enfer Fait bien plus de mal que le fer. Tout auprès, de pauvres poètes, Qui rarement ont des manchettes, Y récitent de pauvres vers; On les regarde de travers, Et personne ne les écoute, Ce qui les fâche fort sans doute. En la noire habitation Il en est plus d'un million. Comme à Paris, chose certaine, Chaque rue en a la centaine De ceux qu'on appelle plaisants, Rimeurs burlesques soi-disant, Du nombre desquels on me compte, Dont j'ai souvent un peu de honte, Et pour en avoir tant gâté, Peur d'être en Enfer arrêté. Reprenons nos âmes damnées. Celles qu'amour a forcenées En des champs de myrtes couverts, Qui là sont noirs, et non pas verts, Ressentent les rigueurs encore. Du feu d'amour qui les dévore: La Phèdre y traîne son licou, Procris s'y cache, et fait le loup Pour découvrir à quoi Céphale S'amuse avec l'Aurore pâle; Et mille autres comme Evadné, Eriphyle et Pasiphaé, Laodamie, item Cénée Jadis fille, et puis guerdonnée Par l'humide Dieu du poisson D'être jusqu'à sa mort garçon, Mais après sa mort la pauvrette De garçon redevint fillette. Parmi ces bonnes dames-là, Aeneas vit, et se troubla, Didon, la pauvre Tyrienne, Pour lui chaude comme une chienne; Mais l'honneur et son caveçon Le rendit pour elle un glaçon. Il eût évité sa rencontre, Mais pourtant, se trouvant tout contre Et ne pouvant plus reculer, Il jugea qu'il fallait parler: "O belle, en qui souvent je pense, Cria-t-il, perdant contenance, On dit donc vrai, quand on me dit Que Votre Altesse, de dépit De ce que je l'avais laissée, S'était la poitrine percée? Sur ma foi, vous eûtes grand tort, Car un vivant vaut bien un mort: Pour moi, je ne voudrais pas faire Un acte à l'homme si contraire. Vous auriez fait plus sagement Si vous aviez fait autrement. Ce qui me choque en cette chose, C'est qu'on m'a dit que j'en suis cause. Pourquoi m'aimiez-vous tant aussi? Pour moi, je ne fais pas ainsi, Je n'aime qu'autant que l'on m'aime; Me laisse-t-on? je fais de même. Quand les Dieux me firent savoir Par Mercure qui me vint voir Qu'il me fallait fuir de vitesse, J'en pensai mourir de tristesse, Car vous avez un cuisinier Que je ne saurais oublier. Avec vous je faisais gogaille, Et j'étais comme un rat en paille; J'étais bien chaussé, bien vêtu, Mangeais à bouche que veux-tu, Je battais tous vos domestiques, Et de présents fort magnifiques Votre main au bras potelé M'a souventefois régalé; Au lieu que, depuis, les tempêtes, Qui sont de dangereuses bêtes, M'ont fait souvent dans mes vaisseaux Vomir et tripes et boyaux. Mille fois au fort de l'orage J'ai regretté votre Carthage; Autant en emportait le vent! Si vous saviez combien souvent, Regrettant vos aimables charmes, J'ai mouillé ma barbe de larmes, Combien de fois j'ai composé Maint anagramme malaisé Sur Didon la Phénicienne, Mis votre devise et la mienne Sur des arbres, quand j'abordois En quelque port voisin d'un bois, Vous diriez, ô belle irritée: Je me suis un peu trop hâtée; Et vous ne condamneriez pas, Sans l'ouïr, messire Aeneas, Qui parle avec tant de franchise." Mais elle, d'une mine grise, Paya ce joli compliment, Sans s'ébranler aucunement. Des beaux endroits de sa harangue, Et, lui tirant un pied de langue, Rendant son visage vilain, Faisant les cornes d'une main, Et de l'autre une pétarade, Et sur le tout une gambade, Le laissa pleurer tout son soûl. Quelque auteur (il faut qu'il soit fou) Ecrit que cette âme damnée Dit au révérend maître Enée: "Allez vous faire tout à droit..." Ce serait un vilain endroit En mon livre, et cette parole D'une ombre, tant soit-elle folle, Est indigne à mon jugement; Je ne la crois donc nullement, Et m'arrête à mon grand poète, Qui dit que, l'incartade faite, Elle courut en faire part. A Sichaeus, le vieil pénard, Qui lors possédait tout entière Cette âme de soi meurtrière, Qui l'aimait au petit doigt lors Plus qu'Aeneas en tout son corps. Aeneas demeura fort triste, Et l'eût bien suivie à la piste, Mais la vieille lui conseilla De ne songer plus à cela, Et, s'il pouvait même, d'en rire; Mais, quoi que la vieille pût dire, Il ne trouva nullement bon Le fier procédé de Didon, Et pourtant, comme il était tendre, Ses yeux furent vus eau répandre: Je crois vous avoir déjà dit Qu'il donnait des pleurs à crédit, Et qu'il avait le don de larmes. Il aperçut de loin des armes, Et n'en fut pourtant pas surpris, Ayant de la Sibylle appris Que c'était le quartier des braves. Quoiqu'ils eussent les faces hâves, Il reconnut pourtant d'abord Ceux d'entre eux dont, avant la mort, Il avait eu la connaissance: Ces enfants de dame Vaillance Exerçaient encore en Enfer Le métier de battre le fer; Ces âmes fières et cruelles Ne parlaient là que de querelles, Et faisaient chacun à leur tour Des armes tout le long du jour, Disons plutôt à chandelle, Car là la nuit est éternelle, Au moins un certain jour mêlé Entre chien et loup appelé. Parmi tous ces traîneurs d'épée On lui fit voir Parthénopée, Tydée, Adraste et maints aussi Qui ne sont pas nommés ici. Puis, d'entre les ombres troyennes, Ses connaissances anciennes Viennent à son cou se jeter; Quand de joie il les voit sauter, Dieu sait si le Seigneur, de joie, D'humides pleurs sa face noie. Glaucus, l'ami de Sarpedon, Les enfants d'Anténor, Médon, Thersilocus et Polybète, Idéus, qui là-bas fouette Comme en son vivant il faisait, Lorsque des chars il conduisait; Ces braves gens à notre Sire Firent force contes pour rire, Et tâchèrent de l'amuser, Mais ils se firent refuser. Ensuite aux Grecs, qui l'entrevirent, Ses armes grande frayeur firent Quelques-uns pourtant tinrent bon, Les autres, de grande randon, L'oeil effaré, la face blême, Gagnèrent au pied, tout de même Qu'alors qu'il brûla leurs vaisseaux, Et fit le fendeur de naseaux. La plupart d'eux dans leurs retraites, Crièrent comme des chouettes; Aeneas en rit comme un fou, Et fit après eux hou, hou, hou. Puis il rencontra Déiphobe, Au lieu d'habit, soutane ou robe, N'ayant qu'un méchant caneçon. Il avait méchante façon; Ses naseaux montraient sa cervelle, Et sa tête, qu'il eut fort belle, Etait lors comme un gros oignon. Chaque bras n'était qu'un moignon, Et ses temples, de sang souillées, D'oreilles étaient dépouillées. Aussitôt qu'il eut discerné Ce prince si mal atourné, Et qui lui montrait les postères Afin de cacher ses misères: "Mon cher Déiphobe, ah! vraiment, Te voilà bâti plaisamment! Est-ce point qu'en Enfer on pince Aussi bien sur la peau d'un prince Que sur quelqu'autre moindre peau? Cela ne serait guère beau. Je t'ai cru mort comme maints autres, Dans la destruction des nôtres, Et si bien mort que je t'ai fait Un vain tombeau pour cet effet, Auprès du rivage Rhétée, Et dont la mémoire est restée." Il se tut après qu'il eut dit. Voici ce qu'on lui répondit: "Je vous suis, mon seigneur et maître, Obligé ce que l'on peut être. Vous vous êtes bien acquitté! Des devoirs de la piété, Et vous ne devez jamais craindre Que de vous l'on m'entende plaindre. Je suis mort par la trahison De la putain, dont un oison Fit la mère fille de joie: Ce fut Jupin qui, faisant l'oie, Mit cette bonne dame à mal. Or sa fille, étrange animal, Garce à loup, fatale furie A ma malheureuse patrie, Et qui, par les mains d'un bourreau, Doit finir au bout d'un cordeau, Quand, par un trou de la muraille, Le cheval à la riche taille Entra dans Troie et nous perdit, Cette adultère que j'ai dit, Qui savait bien la manigance, Sur une tour fit une danse, Et, sous ombre de piété, Par un flambeau dont la clarté Servit aux ennemis de signe, Nous trahit, la carogne insigne, Se promettant que son cornard Prendrait la chose en bonne part. La nuit que j'étais auprès d'elle, Voyez un peu quelle infidèle, Me voyant de mes sens privé, Sous ombre d'aller au privé, Elle emporta mon cimeterre. Puis elle courut à grande erre Aux ennemis ouvrir mon huis. Dieu sait, se voyant introduits, Si ces faux vilains m'épargnèrent! Vous voyez comme ils me traitèrent, Et par là vous m'avouez bien Que putain ne vaut jamais rien. Mais vous, incomparable Enée, Contez-moi votre destinée. Est-ce fortune ou désespoir, Qui vous met en ce pays noir? - Ce n'est, dit-il, ni l'un ni l'autre: C'est pour parler au père nôtre. L'ayant vu, je ne pense pas Qu'on me renvoie aux pays bas, Je me déplais parmi les ombres, Et je hais les demeures sombres." Cependant qu'il disait ceci, L'aurore, au teint d'amant transi, Du blondin Phébus la fourrière, Avec sa blafarde lumière, Dissipait le nuage épais, Dont la nuit, noire comme geais, Obscurcissait l'espace vide Qui sépare la terre humide D'avec la céleste maison. La vieille eut, comme de raison, Grande peur que messire Enée Ne causât toute la journée, Et, partant, le temps limité, Faute d'en avoir profité, Ne se passât à ne rien faire: "Ceci soit dit sans vous déplaire; Il ne fallait pas tant oser Pour venir seulement jaser. Finissez votre jaserie, Et considérez, je vous prie, Si c'est pour faire le piteux Que nous sommes ici tous deux. Ce chemin, qu'à droite on découvre, Droit comme un fil conduit au Louvre Qu'habite le seigneur Pluton; L'autre à la geôle, où maint glouton, Pour avoir fait des cas atroces, Est, par des bourreaux bien féroces, Tourmenté le jour et la nuit." La vieille ayant fait tant de bruit: "O vieille patronne des gaupes, Je rentre au royaume des taupes, Ne fût-ce que pour ne voir pas Votre visage de choucas." Déiphobe, la chose dire, Se mit habilement en fuite, Car la vieille, qui s'échauffait, Infailliblement le coiffait De l'une et l'autre de ses pattes, Sans doute aussi larges que plates. Le chemin qui mène au manoir Du roi d'Enfer, Pluton le noir, Est celui des champs Elysées, Où les âmes moralisées, Ou, pour parler plus nettement, De ceux qui bien moralement Se sont gouvernés en ce monde, Logent, sans trouver qui les gronde, Sans y trouver de grands parleurs, De créanciers, d'estocadeurs, De faux mangeurs de patenôtres, Gens qui font enrager les autres, Dont ici-bas les gens de bien A mon gré se passeraient bien. Des cris, qui ne sont pas de joie, Se font entendre en l'autre voie: Aeneas, y jetant les yeux, Vit un fort, ample et spacieux, Qui, situé sur une roche, Etait de difficile approche. Des bastions de diamant Le fortifiaient diablement. Les Dieux du ciel auraient beau faire, Ils n'y feraient que de l'eau claire, Quand bien la charge, ils doubleraient Aux tonnerres qu'ils tireraient. Phlégéthon, un fleuve de soufre, Court alentour, creux comme un gouffre, Et roule à grand bruit du brasier, Au lieu de sable et de gravier. Une tour qui flanque la porte Si haute (ou le diable m'emporte) Qu'elle atteint au plancher d'Enfer, Est toute d'acier et de fer; Tisiphone en est la portière, Carogne aussi superbe et fière Que le portier d'un favori. La vilaine jamais n'a ri, Et sans cesse, d'une massue, Sur quelqu'un quelque grand coup rue; Elle n'a qu'un court hoqueton Pour mieux jouer de son bâton, Et sa chemise de sang teinte D'une chaîne de fer est ceinte, Faite en cordon de saint François, Dont la méchante; à chaque fois Que quelque âme là-dedans entre, Vous me la frotte dos et ventre, Tant sont fâcheux les accidents Et de la porte et du dedans! Le bruit des grands coups qui se donnent, Et des étrivières qui sonnent, Se mêle avec les hurlements De ceux qui sont dans les tourments. Aeneas eut l'âme étonnée Du bruit de la troupe damnée, Et des grands cris qu'elle jetait; Il demanda ce que c'était. La vieille lui répondit: "Sire, Je m'en vais à peu près vous dire Tout ce que j'en ai pu savoir. Quand Hécaté me fit avoir, Comme à sa servante ancienne, Dans la forêt tartarienne, Droit de chasse et de me chauffer Et l'intendance de l'Enfer, J'acquis de toute diablerie La pratique et la théorie. Le grand et petit Châtelet N'ont rien de funeste et de laid, Auprès de ce château terrible, Aux gens de bien inaccessible. Rhadamanthe, effroyable à voir En soutane de bougran noir, Sur un siège de fer préside, Onc ne fut juge plus rigide: Les commissaires d'aujourd'hui Sont des moutons auprès de lui, Quoiqu'en matières criminelles Nous avons de doctes cervelles. Quoiqu'il juge en dernier ressort, Il ne juge personne à mort. On ne voit que rouer, que pendre, Qu'écorcher, que scier, que fendre; Ceux que l'on a précipités Sont bientôt en haut reportés Pour refaire autre culebute; Aux malheureux que l'on charcute Revient une nouvelle peau Pour les charcuter de nouveau Là le feu, qui rien ne dévore, Ayant brûlé, rebrûle encore. Aussitôt que l'on est grillé, Dans de l'eau froide on est mouillé, Et puis l'on remet sur la braise Où l'on se sèche tout à l'aise Les bourreaux de ces malheureux N'ont guère meilleur marché qu'eux: L'impitoyable Tisiphone D'un vilain serpent sur eux donne, Et ce gros diable de serpent Toujours leur donne un coup de dent. Ses soeurs, aussi méchantes gouges, Et de serpents et de fers rouges Frappent infatigablement, Hurlant sans cesse horriblement; Qui pis est, les méchantes raillent A chaque horion qu'elles baillent. Ce juge criminel d'Enfer, Vrai coeur de bronze ou bien de fer, En veut surtout aux chattemites, Aux faux béats, aux hypocrites: Quand il en attrape quelqu'un, De leur chair il fait du petun, Et ce petun le déconstipe, N'en aurait-il pris qu'une pipe." Comme la vieille caquetait Et que le Troyen l'écoutait Les portes du château s'ouvrirent, Et le secret en découvrirent. Lors la vieille: "Voyez un peu Ces bêtes vomissant du feu; Elles sont les cinquante têtes De la plus horrible des bêtes, D'un grand hydre, la garnison De cette infernale maison. Remarquez bien de quelle sorte Il défend le seuil de la porte, Et, s'il manquait à son devoir, Comment aurait-on le pouvoir D'entrer dedans sans dire gare, Puisque le fleuve de Tartare Dans le fond d'un gouffre, aussi creux Qu'est distant de ces lieux affreux Le ciel où Jupiter habite, Comme un torrent se précipite, Et puis, s'étant précipité, En sort comme ressuscité? Epouvantable est la cascade, Et qui pourrait d'une enjambade La passer sans tomber dedans, Prendrait le ciel avec les dents, Et serait pure rêverie De croire que, par galerie, Un si large et profond fossé Peut aisément être percé. Là, les fiers enfants de la Terre, Pour avoir fait au Ciel la guerre, Sont cent pieds sous terre enfoncés, Et puis aussitôt rehaussés. Les Aloïdes, âmes fières, S'entre-donnent les étrivières, Et Salmonée est pétardé: Ce brutal, sur un char bardé, Moitié pétard, moitié fusée, Par toute la Grèce abusée, Ayant contrefait les éclairs Et les canonnades des airs, Dépensa tout son fait en poudre, Le roi du ciel joua du foudre, Et ce fanfaron abusé Aux yeux de tous fut écrasé. Là, le grand diable de Tytie, Masse de chair fort mal bâtie, Couvre de ses membres pesants Un espace de neuf arpents: Un furieux oiseau de proie Sans cesse lui ronge le foie; Mais, quoiqu'incessamment rongé, Il ne sera jamais mangé. Ixion hurle sur sa roue; Pirithous perd ce qu'il joue, Ce qui le fait bien enrager. Tantale enrage de manger: De mets friands sa table on couvre; Aussitôt que la bouche il ouvre Pour en manger son chien de soûl, Crac, ils s'en vont je ne sais où. Sa faim croît, les viandes reviennent, Sur leurs gardes elles se tiennent, Et disparaissent de nouveau Quand il pense en prendre un morceau, Si bien qu'enragé, maigre et blême, Il fait un éternel carême, Quoiqu'il croie avec tant de plats Etre toujours au mardi gras. Près de lui sont les parasites, Rongés lentement par des mites. Ceux qui haïssent leurs parents, Les pères et mères tyrans, Les enfants qui battent leurs pères, Rencontrent là des belles-mères: Belle-mère est un animal Qui plus qu'un diable fait du mal, Et je croirais bien qu'un beau-père Vaudrait bien une belle-mère, Et je n'estime guère plus Des beaux-frères, gendres et brus: Qui le sait par expérience A bien besoin de patience. Maint compatriote de Loth Souffre là pis que le fagot: On lui lave de feux liquides Ses infâmes hémorroïdes. Mainte tribade au cul trop chaud N'a là pour siège qu'un réchaud. Les mangeuses de patenôtres, Toujours en effroi pour les autres, Pour elles en tranquillité, Qui médisent par charité, Disant que c'est blâmer le vice, Endurent là pour tout supplice D'être sans cesse à marmotter, Sans qu'aucun les puisse noter, Et ce tourment de n'être en vue Mille fois pour une les tue. Tous ceux qui par ambition Professent la dévotion, Et sont habillés à la prude, Non pas pour la béatitude, Mais pour l'estime ou pour le gain, Ou pour tout prétexte vilain, Sont condamnés, sans qu'on le voie, De faire de leur peau courroie, De plus, à vivre en gens de bien Sans que personne en sache rien. Le juge qui vend ses parties, Outre qu'il est frotté d'orties, On fait éclater à ses yeux De beaux ducats, qui sont ses dieux. Comme il pense emplir sa pochette, On lui donne d'une baguette Sur les doigts, dont le seing fatal Selon l'argent fait bien ou mal. Son corrupteur, qui ne vaut guère, Est puni de même manière: Quand un coup il a desserré, Il en reçoit un bien serré, Et l'autre reprend tout à l'heure L'argent comptant dont on le leurre; En est-il saisi? on lui prend. Donne-t-il un coup? on lui rend. Tous deux sont frappés, tous deux frappent, Tous deux perdent ce qu'ils attrapent; Ainsi leur tourment, sans cesser, Est toujours à recommencer. Celles qui commettent les crimes De mêler des illégitimes Avec leurs justes héritiers Sont, avec les banqueroutiers, Dans un feu jusqu'à la ceinture, Se déchirant à coups d'injure. Ceux qui d'une succession Se mettent en possession Sans en faire part à leurs frères S'entre-donnent là des clystères Où n'entre point du lénitif, Mais du feu grégeois corrosif. Les mauvais conseillers des princes, Les désolateurs de provinces, Les méchants ministres d'Etat, Autant le malin que le fat, Les factieux des grandes villes, Les auteurs des guerres civiles, Les uns sont tout vifs empalés, Et les autres écartelés: Qui, d'une potence est la branche; Qui, comme en Turquie, à la guanche; Qui, roué de coups de bâton; Qui, sent le gigot de mouton Sur un gril comme une saucisse. Enfin chacun a son supplice, Les uns plus, les autres pas tant, Selon que chacun est méchant. Là Thésée est sur une chaise, Ainsi que moi, mal à son aise, Outre que son malheureux cul Faute de chair est fort pointu, La chaise mal faite et durette De trois de ses pieds a disette (Pour vous montrer que je puis bien Changer un vers en moins de rien: La chaise, aussi dure que roche, N'a qu'un pied, et ce pied-là cloche; Le voici d'une autre façon, Tant je suis un joli garçon: La chaise branlante et très dure N'a qu'un pied pour toute monture). Elle trébuche à tout moment, Il la redresse promptement; A-t-il remis le cul sur elle, Patatras, il choit de plus belle. Phlégyas fait là des sermons; Outre qu'ils sont mauvais, fort longs, Comme ceux qu'on fait au village, Personne n'écoute, il enrage, Il s'égosille de crier; Chacun a peur de s'ennuyer, Et s'enfuit en faisant la moue. Il pousse sa voix, il s'engoue, Prônant à ces malicieux: Soyez justes, craignez les Dieux. Cette sentence est bonne et belle, Mais en Enfer de quoi sert-elle? Faire là des sermons si beaux, C'est donner des fleurs aux pourceaux. Celui-ci vendit sa patrie, Celui-là (voyez, je vous prie, Le luxurieux animal) Mit une propre fille à mal. Certes, pour bien conter les choses Qui dans cet Enfer sont encloses, Pour en dire tous les tourments Il me faudrait plus de cent ans, Plus de cent langues éloquentes, Comme des clairons éclatantes, La voix comme un bruit de canons, Et l'haleine des Aquilons." La vieille, après cette hyperbole, Pour un temps perdit la parole, Et puis, ayant fait un hoquet, Reprit en ces mots son caquet: "Voilà, mon bon seigneur Enée, Tout ce que de la gent damnée Je vous dirai pour le présent. Venez faire votre présent. Je vois déjà les murs de fonte, Comme un livre ancien raconte, Que les Cyclopes ont bâtis, Qui n'étaient pas des apprentis. J'en discerne les hauts portiques, Et les deux portes métalliques. - Pour dire la chose en ami, Je ne vois ni murs, ni demi," Dit Aeneas. La péronnelle Lui dit: "Vous me la baillez belle En ces lieux mal illuminés, Qui voit la longueur de son nez Se peut vanter de bonne vue; Puis les mortels ont la brelue. Allons, allons, doublons le pas." Le Troyen ne repartit pas, Et se mit, comme elle, en la voie, Sans que son oeil son chemin voie. Mais la Sibylle le guida, Si bien qu'au mur il aborda, Où le bon seigneur fit en sorte Qu'à tâtons il trouva la porte. D'eau de puits il s'eau-bénita, Et le rameau d'or présenta; Il pensait le donner lui-même En main propre à la dame blême, Et lui faire son compliment, Mais un gros Suisse, arrogamment, Lui dit qu'elle était empêchée. La Sibylle en fut bien fâchée, Et l'autre en eut bien du chagrin, Car on leur eût donné leur vin. Enfin ils eurent donc entrée Dans la bienheureuse contrée, Où Maron dit qu'il fait si bon Que tout le pain est du bonbon, C'est-à-dire est un pain de sucre; Où rien ne se fait pour le lucre, Mais où les habitants gratis Contentent tous leurs appétits. Tous les faiseurs de mauvais contes, Les faux marquis et les faux comtes, Les sots de mauvais entretien, Les hâbleurs, les diseurs de rien, Les grands parleurs et les copistes, Les fats qui contrefont les tristes, Les plus importuns des humains; Ceux qui montrent leurs belles mains, Ceux qui se disent sans mémoire, S'imaginant qu'ils feront croire Qu'ils en ont plus de jugement, Ce que l'on croit pieusement; Ceux qui donnent des estocades, Ceux qui disent qu'ils sont malades, Et ne le sont que de l'esprit, Comme on voit par leur appétit; Les femmes qui toujours demandent, Les vieillards qui toujours gourmandent, Ceux qui nous aiment malgré nous, Les faux sages, les méchants fous, Ceux qui content toujours leurs songes Qui sont bien souvent des mensonges, Ceux qui ne disent jamais mot, Finesse ordinaire à tout sot Qui de soi ne peut rien produire, Et qui croit que par un sourire Et par un silence affecté Il couvre sa stupidité Ou témoigne sa modestie En ne chantant pas sa partie; Foin de ces chanteurs de tacet, Soit en fauteuil, soit en placer Soit en ruelle, soit en rue! Un bon esprit n'est pas si grue Qu'il ne soupçonne le revers De ces esprits clos et couverts; Ceux de qui l'haleine est bien forte, Ou bien, pour parler d'autre sorte, Dont l'haleine sent les porreaux; Les hommes qui font trop les beaux, Enfin tous ceux et toutes celles, Tant les mâles que les femelles, Qui font les vivants enrager, Ne doivent nullement songer A venir là troubler la fête. Tout est civil, tout est honnête En ce séjour des bienheureux: S'il s'y rencontrait des fâcheux Qui troublassent leur bande gaie, On les paraferait de craie, Ou comme des pestiférés Seraient des autres séparés, Et tôt après mis à la porte, Où le portier ferait en sorte, Les renvoyant bien bâtonnés, Qu'ils n'y mettraient jamais leurs nez. C'est un vrai pays de Cocaigne: Dans du vin muscat on s'y baigne, Et tout le monde y sait nager Sur le dos, le ventre, et plonger. On y contente son envie Selon ce qu'on fut en sa vie; Le jeu seul est là défendu, Car qui voudrait avoir perdu? Qui se plut à lutter y lutte, Qui fut contestant y dispute; Un mangeur y mange son soûl, Un buveur y boit comme un trou, Un chasseur chasse, et rien ne manque, Y tire qui veut à la blanque, Et rencontre dans son billet Quelque bijou qui n'est pas laid. Enfin on danse, on rit, on raille, On se repose, on fait gogaille, On s'exerce à la course, au saut, On lit des nouvelles d'en haut; Qui veut y ballotte à la paume, Et même en ce plaisant royaume Ils ont une lune, un soleil, Ou quelque chose de pareil. Le révérend signor Orphée, La tête de laurier coiffée, Y chante sur son guitaron Des airs du renommé Guedron. Les nobles fondateurs de Troie, Marchant gravement à pas d'oie, Barbe en pointe et chapeau pointu, Y discourent de la vertu: Ilus, Dardanus, Assarace, Et cent autres de même race; Les uns font leurs chevaux trotter, Les plus hardis les font sauter; D'autres font leurs chariots courre, Et d'autres jouent à la mourre. Les plus vieux et les plus sensés Y parlent des siècles passés, Ou bien font des contes pour rire. Ceux qui font rage de la lyre, J'entends les poètes divins, Alors qu'ils sont entre deux vins, Par défi se chantent des carmes, Qui font rire ou verser des larmes, Selon que ce qu'on a chanté Rend triste ou met en gaieté. Celui qui pour le peuple endure, Que l'on relègue ou claquemure; Les Carons, qui font toujours bien, Comme fait Deslandes-Payen; Les prélats, à droit comme à gauche, Nets de toute sale débauche, Et qui n'ont point eu de Laïs; Ceux qui sont morts pour leur pays; Les pauvres de vie inconnue, De vertu rare, quoique nue; Les beaux esprits point médisants; Les peintres, nobles artisans, Qui sont de leurs jours la merveille, Y sont le laurier sur l'oreille, Faisant bonne chère à leurs sens Par mille plaisirs innocents; Enfin les hommes de mérite, Dont la troupe est là fort petite Aussi bien qu'en ce monde ici, Sont là, sans peine et sans souci, Et se réjouissent ensemble De la façon que bon leur semble. Aucuns dansent des tricotets: Ce sont ceux qui furent coquets; Et quelques donzelles savantes De ces galants sont les galantes. Le plus souvent ils vont au cours (Car on le tient là tous les jours), Ou bien sur les molles herbettes Font l'un contre l'autre à fleurettes, Ou se donnent les violons, Qui sont là rares, mais fort bons. D'entr'eux tous, le rimeur Musée Ayant la Sibylle avisée (Peut-être qu'il la connaissait), Lui demanda ce que cherchait En ces bas lieux messire Enée. La vieille, comme étant bien née, La chose ne lui cela pas, Et dit, le saluant bien bas: "Nous cherchons en ce pays sombre D'Anchise la vénérable ombre, Non pas seulement pour le voir, Mais pour essayer de savoir Ce que madame Destinée A la race de maître Enée Veut faire de mal et de bien. Ce bon prince, qui n'en sait rien, Avec quelque raison espère Qu'il saura le tout de son père, Et d'être aidé de son conseil. - Je crois qu'il se gratte au soleil, C'est son exercice ordinaire, Comme il est d'humeur solitaire, Si vous l'agréez, volontiers, Je m'offre de faire le tiers Et de vous mener où je pense Qu'est à présent Sa Révérence" Voilà ce que Musaeus dit. Maître Aeneas au mot le prit, Et fit compliment au poète. Ils parlèrent de la Gazette, Car grand nouvelliste il était, Et comme un diable contestait, Quoique, dans les champs Elysées, Les âmes bien civilisées Ne contestent que rarement; Mais Aeneas adroitement, S'étant aperçu de son vice, Pensa lui rendre un bon office, A ce qu'il voulut se rangea, Dont quasi Musée enragea, Car tout animal qui conteste Contre qui lui cède tout, peste; Et c'est bien le pousser à bout Que se taire et lui céder tout. Marchant et faisant conférence, Ils trouvèrent une éminence D'où l'oeil pouvait aller bien loin. Aeneas, n'ayant plus besoin De ce bel esprit qui le mène, Ou pour lui donner moins de peine, Ou se sentant importuner, Le fit sur ses pas retourner. L'auteur retranché de leur troupe, Ils grimpèrent sur une croupe, Non sans avoir bien haleté: La vieille en eut mal au côté. Sur cette bosse de la terre, Dieu sait comme ils firent la guerre, S'entend à l'oeil, car autrement Je parlerais peu nettement, Et j'attirerais la critique Qui daube sur qui mal s'explique. Leurs yeux ayant leurs coups visés Sur tous les objets opposés, Ils découvrirent maître Anchise Aux longs crins de sa tête grise; Il était dans un plaisant val, Qui des âmes est l'arsenal: Ce ne sont pas des âmes neuves, Mais des âmes d'autres corps veuves, Qui sur terre retourneront Et d'autres corps habiteront Parmi ces personnes en herbe Qui ne sont pas encore en gerbe, Le bon seigneur considérait Celles dont grand bruit on ferait. Aussitôt qu'il vit maître Enée, Il dit d'une voix étonnée: "Je t'ai bien longtemps attendu, Mon fils, en ce pays perdu. J'aurais douté de ta venue Sans ta piété si connue; Mais j'en étais aussi certain Que si je t'eusse eu dans la main. J'eus peur de te voir dans Carthage Enchevêtré d'un mariage, Car, si le Destin n'a menti, On te garde un meilleur parti. Pour te parler en conscience, Mille fois par impatience J'ai crié d'un esprit mutin: "Maudit soit le fils de putain!" Il est vrai que le terme est rude, Mais pardonne à ma promptitude. C'est le vice de ma maison. Quand on aime on est sans raison. Viens donc, mon fils, que je t'embrasse, Viens me baiser droit à la face; Viens, dis-je, sans plus différer." Autant qu'une âme peut pleurer, Du père de messire Enée La barbe de pleurs fut baignée, Et d'Anchise l'enfant gâté Versa des pleurs en quantité, Disant telle ou semblable chose: "O de mes pleurs l'aimable cause, Mon cher et bien-aimé papa, Qui m'avez depuis pe à pa Jusqu'à la plus haute science (Par exemple la chiromance) Montré, non pas comme un pédant, Toujours fâcheux, toujours grondant, Et ne respirant que le lucre, Mais en m'étant doux comme sucre, Et sans m'avoir jamais battu, Quoique je fusse un peu têtu; Je n'ai pas fait grande prouesse En venant chercher Votre Altesse Jusqu'au fond du royaume noir; Je n'ai rien fait que mon devoir, Et j'aurais baissé d'un étage S'il en eût fallu davantage. Mais dépêchez-moi vitement: Ma flotte peste assurément; Les plus retenus en colère, Sans porter respect à ma mère, M'appellent bâtard, vous, vieux fou. La peste leur casse le cou! Ou je les donne à mille diables! Et mille autres pointes semblables, Dont le sujet ou le suivant Régale son maître souvent." Après ces mots pleins de franchise Il voulut embrasser Anchise, Mais rien du tout il n'embrassa. Par trois fois il recommença, Et par trois fois à l'embrassade L'ombre lui fit la pétarade, Lui disant: "Tu ne me tiens pas, Tu te lasses en vain les bras, Je suis une ombre à ton service, Et non pas un corps qu'on saisisse." Maître Aeneas en fut confus Comme quand on souffre un refus; Mais, après un moment de honte, Le seigneur n'en fit pas grand conte. Dans le fond du vallon était Un bois que le vent agitait. Le fleuve, ennemi de mémoire, Passait auprès, donnant à boire A plusieurs esprits altérés; Ils étaient ensemble serrés, Car la multitude était grande. On peut comparer cette bande Aux abeilles, quand, dans un pré De cent mille fleurs diapré, Leur soûl de fleurs elles se donnent, Et, picorant les fleurs, bourdonnent; Ainsi les âmes, dans Léthé, Sans se faire civilité, S'entre-faisaient choir dans le fleuve: Tandis que quelqu'une s'abreuve, L'autre, par le cul la choquant, Prenait sa place en se moquant. Enée, à cette multitude, Ne fut pas sans inquiétude, (Maron dit qu'il en eut horreur, Mais je crois que c'est une erreur); Il est vrai que, voyant la chose, Volontiers il eût su la cause De leur grande altération, Et pourtant, par discrétion, Il dissimula son envie; Anchise, qui fut en sa vie Fin et rusé comme un Normand, Le vit à ses yeux aisément. Il lui dit: "Ceux que tu vois boire Tâchent de perdre la mémoire Dans la rivière de Léthé D'avoir en d'autres corps été, Afin qu'au monde retournées Après un grand nombre d'années, Des corps jadis abandonnés, Comme de péchés pardonnés, Elles perdent la souvenance. - N'en déplaise à votre Eminence, Ces esprits-là, dont vous parlez, Sont du jour bien ensorcelés, De le venir chercher sur terre, Ou tant de maux leur font la guerre: C'est folie ou stupidité, Ou ce n'est pas la vérité." A cette réponse incivile, Anchise, sans croire à sa bile, Lui dit d'un ton plus sérieux: "Ne parle point, ou parle mieux. Entre vous gens de l'autre monde, Toujours en son sens on abonde; Ceci vous soit dit en passant" Maître Aeneas, en rougissant, Rentra bientôt en sa coquille; Et voici, de fil en aiguille, Ce qu'ajouta son géniteur, Gesticulant en orateur: "Dame Nature est une mère Qui produit, sans l'aide d'un père, Ce grand nombre d'enfants divers Qui peuplent le vaste univers, Comme le ciel clair comme un verre, Le soleil, la lune, la terre, La mer, les bois, et caetera, Id est tout ce qui vous plaira. Or cette Madame Nature, Qui sert à tout de nourriture, Qui fait tout agir, tout mouvoir, Sans qu'on le puisse apercevoir, Est infuse par tout le monde; Selon qu'aux choses elle abonde, Elle en accroît les qualités, Les mesures, les quantités. Lorsque de sa lumière interne Un corps humain est la lanterne, Cette lumière en ce corps fait Plus grand ou plus petit effet: Quand cette lumière est plus forte, Lors l'esprit sur le corps l'emporte, Et, quand le corps est le plus fort, L'esprit y manque, et le corps dort. L'esprit du corps fait une crasse Qui facilement ne s'efface, Et, quoiqu'il ait son corps laissé, Il n'est pourtant pas décrassé De cette crasse qui le mine, Qu'il n'ait passé par l'étamine, C'est-à-dire par les tourments Qui durent un grand nombre d'ans. Les esprits nets de leurs ordures, Ayant souffert mille tortures, Ayant été fort bien pendus, Brûlés, sur la roue étendus, La tête ou les côtes brisées, Sont admis aux champs Elysées, Où, par l'espace de mille ans, A fine force de bon temps, A force de vivre à leur aise, Ainsi que l'or dans la fournaise, On les met d'assez haut carat, En tel agréable climat, Pour être au monde renvoyées, Outre qu'elles sont nettoyées Dans la rivière de Léthé; D'avoir autre part habité, Elles y perdent la mémoire. Pour cela l'on les y fait boire - Ma foi, je ne vous entends pas, Dit à cela maître Aeneas; Et, dès la quatrième ligne, Soit que je n'en sois pas trop digne, Je n'ai rien du tout entendu, Et c'est autant de bien perdu Que vos rébus de Picardie. Trouvez bon que je vous le die: Ou mon père est beaucoup obscur, Ou son fils a l'esprit bien dur. - Tant pis, tu devais donc te taire. Je pensais quelque honneur te faire Devant la dame que voilà: Je ne savais que trop cela." Voilà ce que lui dit Anchise, Faisant une mine assez grise. Tandis qu'il tenait ces discours, Eux et lui s'approchaient toujours Des bords de l'admirable fleuve Où la troupe d'esprits s'abreuve. Là, le vieillard reprit ainsi: "Parmi la troupe que voici, Je t'apprendrai, messire Enée, De ton étrange destinée En peu de mots le tu autem, Les noms de tes neveux Item, Je te dirai cent mille choses Qui ne sont pas encore écloses, Qu'autre ne te dirait jamais. Je te conterai les beaux faits De gens au poil comme à la plume, Dont on fera plus d'un volume" Cela dit, sur maître Aeneas, A cause qu'il était bien las, Il se mit à la chèvre morte, A peu près de la même sorte Qu'il fit au sortir d'Ilion, Non pas se sauvant en lion, Mais en âne, ne vous déplaise. Etant là comme en une chaise, Ayant toussé, mouché, craché, Ayant bien fait de l'empêché, Enfin il dénoua sa langue, Et fit cette belle harangue: "Vois-tu ce jeune jouvenceau Vêtu d'un rouge drap d'Usseau, Et qui tient en main une pique, Bâton dont bien fort il se pique? C'est ton fils après ta mort né, Lequel vaudra bien son aîné. Cette vénérable personne Portera d'Albe la couronne; Il sera nommé Silvius, Très digne d'un nom en ius; Il mourra d'une ardeur d'urine, Regretté de la gent latine. Vois Capys, homme de valeur, Mais il jouera de malheur, Il fera la fausse monnoie, Et jeune encore mourra de joie. Auprès de lui, voilà Procas, De qui l'on fera fort grand cas; Il mourra bien avant dans l'âge, Empoisonné dans du fromage. Voilà le brave Numitor, Lequel vaudra son pesant d'or. L'autre est Silvius, dit Enée, Son âme royale et bien née Ton beau nom renouvellera, Tant homme d'honneur il sera. Tous ceux-là, couronnés de chêne, Qui se tiennent comme une chaîne, Sont tes illustres descendants, Lesquels feront bien les fendants: En paix ils seront fort habiles, Ils fonderont de belles villes Pleines de force gens de bien. De leurs noms je ne dirai rien; Ce n'est pas que je les ignore, Mais sur pied n'étant pas encore, Je ne serais pas bien sensé, Ni toi pas beaucoup avancé. Mais voici l'illustre Romule Qui fut un bel homme de mule, De plus, bel homme de cheval: Il fera du bien et du mal, Car il doit faire bâtir Rome, Et tuer son frère, un brave homme; Son aïeul il rétablira, Son père au ciel l'attirera. Veux-tu savoir pourquoi son casque A deux cornes à la fantasque? Je te le dirais, mais, ma foi, Je ne sais pas très bien pourquoi. Mais j'oubliais, quant à sa race, Qu'il vient de droit fil d'Assarace. O le brave fils de putain, Que cet auteur du nom Romain! Il fera mentir le proverbe. La peste, qu'il sera superbe De voir les gens de lui sortis Faire enrager grands et petits! Ainsi la vieille Bérécynte, Grave comme une femme enceinte, Vénérable comme un prélat Qui prétend au cardinalat, Par deux maîtres lions tirée, Sur sa tête une tour carrée Qui lui fait ployer le chignon, Ses mains sèches sur le rognon, Sur un char propre à faire entrée Par la phrygienne contrée, Va partout se glorifiant Seule, à soi-même se riant D'avoir, par sa vertu féconde, Mis tant de déités au monde, Plus de cent dieux, de compte fait, Qu'elle a tous nourris de son lait. O la succulente nourrice! Mais j'aperçois de la milice Le protomagister César: Ah! considérez-le bien, car Le drôle, avec sa tête chauve, Sera, pour le noir et le fauve, Le plus fin chasseur des humains. Il fera bouquer les Romains, Eux qui font enrager les autres; Il sera la gloire des vôtres, Et puis dans le ciel aura part, Mais à beaux grands coups de poignard. Ah! le voici, le grand Auguste, Vaillant, courtois, beau, sage et juste! Dieu nous le devait, sur ma foi; En esprit déjà je le vois Dedans Rome, aux Romains qui prône, Assis sur un superbe trône; Mais ce n'est pas pour notre nez, Oui bien pour ceux qui seront nés Au temps de ce merveilleux homme, Qui, sans sortir les pieds de Rome, Assujettira sous ses lois, D'un côté les fiers Rochelois, De l'autre les faux Allobroges (Je ne parle point de Limoges, Car qui fait le plus, peut le moins): C'est ce grand héros dont les soins Feront porter du Rhin au Gange Sans port une lettre de change, Et retourner d'un même train, Si besoin est, du Gange au Rhin. Hercule à la lourde massue, Bacchus à la pique feuillue, Par les rimailleurs tant vantés, N'ont pas tant d'honneurs mérités. Oh! que l'homme qu'on voit bien faire Sert à tous d'un bel exemplaire! Ce vieillard à bonnet carré, C'est Numa, des siens adoré Pour plusieurs oeuvres méritoires, Des oraisons jaculatoires, Des sacrifices solennels Et de beaux parements d'autels Dont il introduira l'usage. Tullus, qui suit, n'est pas si sage, Mais il est plus vaillant aussi; Et le vain Ancus, que voici, Fait bien voir à sa mine fière Qu'il aime fort le pied derrière. Voilà les paillards de Tarquins Aussi superbes que bouquins. Voilà Brutus par trop sévère, Bon citoyen, et mauvais père, Mais, en gros, un brave Romain. Ce vieillard, la hache à la main, C'est Torquat. Cet autre est Camille. Ceux qui les suivent à la file Sont les Druses et Curiens, Tous fort honnêtes citoyens. Vois-tu ces deux qui s'entre-lorgnent, Et d'intention s'entr'éborgnent? C'est le beau-père et le beau-fils L'un d'eux se plaindra de Memphis, L'un et l'autre grand capitaine, Dedans je ne sais quelle plaine Feront pions et chevaliers S'entrechoquer comme béliers. Tout beau, tout beau, valeureux sires, De grâce refrénez vos ires! Oh! combien jasera l'écho Aux environs de Monaco, Quand l'un d'eux avec ses buccines, De ces roches du ciel voisines Descendra pour aller trouver Son gendre, et le clou lui river! Mais, auparavant qu'il lui rive, Il faudra bien crier: Qui vive? Vous feriez mieux, beaux conquérants, De finir tous vos différends. Tout beau, tout beau, valeureux sires, De grâce refrénez vos ires, Au moins toi, qui te puis vanter D'être parent de Jupiter. Celui qui détruira Corinthe, C'est cet homme à la face peinte, Qui sur le nez porte un poireau. Cet autre fera du tombeau D'Achille une chaise percée, Et de la Grèce terrassée Tirera pleinement raison D'Ilium pris en trahison. Voilà Caton qui fut un drôle, Cossus, franc Amadis de Gaule, Serranus, grand homme de bien, Gracchus qui ne lui cède en rien, Les deux Scipions, en la guerre Plus redoutés que le tonnerre; Le mangeur d'ail Fabricius, Le temporiseur Fabius; Enfin, je ne sais combien d'autres Issus de nous, ou bien des nôtres. On voit en plusieurs nations De très rares inventions: Plusieurs en sculpture et peinture Savent surpasser la nature, Et maints autres arts curieux: Plusieurs savent le cours des cieux, Plusieurs font rage de la lyre, Et de la danse, et du bien dire; Mais tout homme vraiment Romain Doit de la tête et de la main Aller droit dans le ministère, Et s'il s'en acquitte au contraire, Que..." Le vieillard tout court se tut, Car à bon entendeur, salut! Et puis il reprit de la sorte: "Celui qui pour ses armes porte En son grand et lourd bouclier, De cuivre, de fer, ou d'acier, Deux os de mort semés de larmes, En français, baisez-moi, gendarmes, Et ce qui suit de la chanson, Ecrit autour de l'écusson, C'est Marcel, qui seul en vaut mille, A la brette un vrai Bouteville, Autant à pied comme à cheval, Qui rossera bien Annibal, Et le mettra tout en bredouille, Gagnera l'opime dépouille, Et puis à la fin, comme un fou, S'ira faire rompre le cou, Et fera grand dépit à Rome." Enée aperçut un jeune homme, Beau comme un ange, ou comme deux, Mais beaucoup triste et nébuleux: "O Dieu, le beau visage à peindre! Ce dit-il; qu'a-t-il à se plaindre, Cet Adonis, ce beau garçon? Est-ce un enfant de la façon De Marcellus qui l'accompagne, Ou quelque enfant futur d'Ascagne? Que lui veut ce troupeau dolent Qui le considère en hurlant? Et d'où vient que d'une nuée Sa tête est obscurifiée?" Anchise dit: "N'as-tu pas tort, De réveiller le chat qui dort? Pourquoi veux-tu que je te fasse Un conte à faire la grimace, A faire pleurer comme un veau? Cet adorable jouvenceau, Cette fleur trop tôt moissonnée, Est un bien que la Destinée Doit montrer au peuple romain, Pour l'ôter presqu'au lendemain O l'admirable personnage! S'il ne meurt point en son jeune âge, Son coeur ne fera pas un pli. Onc n'en fut un plus accompli A fronder et courir la bague, Et bien manier une dague. Ma foi, fût-ce défunt Marcel, On n'en verra jamais un tel. Oh! que l'on fera de dépense A sa mort, ainsi que je pense, Et que l'on brûlera de bois Mais ici me manque la voix, Et l'affliction me suffoque." Là-dessus il ôta sa toque, Et fit à son intention Profonde génuflexion, Le visage dolent et blême; Maître Aeneas en fit de même, Et la vieille Sibylle aussi Humecta sa peau de roussi Anchise, essuyant sa paupière, Quitta cette triste matière. Pour discourir de la vertu, Il avait l'esprit fort pointu, Et savait le pair et la praise Pour la pointe et pour l'antithèse: Il fit un discours sérieux Sur la vertu de ses aïeux, Incita son fils à les suivre; Il lui lut je ne sais quel livre, Peut-être fût-ce un almanach; Dit plusieurs quatrains de Pibrac, Et proféra maintes sentences, Valant autant de remontrances; Cracha du grec et du latin, Parla du peuple laurentin, De Latinus et de sa fille, Propre à régir une famille; Lui dit qu'il aurait des rivaux; Et puis, tant par monts que par vaux, Ayant fait maintes promenades, Finit par maintes embrassades, Auxquelles son fils répondit En cet endroit Virgile dit (Puisqu'il le dit il le faut croire) Que par une porte d'ivoire (C'est la même chose qu'un huis) Les songes faux sont introduits Aux vivants durant la nuit morne; Et que par une autre de corne (J'ai su tantôt de bonne part Que c'était corne de cornard) Les songes vrais montent sur terre Vers ceux dont l'oeil le sommeil serre: Or ce n'est pas par celle-là Que maître Aeneas se coula; Ce fut par la porte d'ivoire. Je n'ai point de peine à le croire, Car qui ne donnerait crédit A ce qu'un tel auteur a dit? Ayant retrouvé la lumière Aeneas fit à la sorcière Présent d'un demi-ducaton; Et puis, léger comme un faucon, Alla retrouver à Caiète La troupe troyenne inquiète. On le reçut en bel arroi, Chacun cria: Vive le roi! Mais le seigneur, plein de furie, Fit cesser la clabauderie, Car il en était étourdi; Et puis le lendemain lundi Les proues leurs ancres jetèrent, Et devers la mer se tournèrent, Et les poupes devers le port, A je ne sais combien du bord Livre VII A Monseigneur de Roquelaure duc et pair de France MONSEIGNEUR, J'avoue que l'on est si battu de mes Virgiles, que c'est quasi la même chose de vous en dédier un, ou de vous donner un Almanach de l'année passée. Mais je suis si pressé des obligations que je vous ai, que j'aime mieux vous faire un mauvais présent que ne vous en faire point. Je ne dirai pas ici de quelle façon vous m'avez obligé, puisque vous ne me l'avez pas dit à moi-même quand vous m'avez honoré d'une visite. Vous m'avez caché l'obligation que je vous avais, avec autant de soin qu'un autre en aurait pris à me la faire savoir, et je vois bien par là que votre âme est au-dessus de l'opinion des hommes, qui, pour la plupart, ne font de bonnes actions qu'afin qu'on le sache, et s'en payent par leurs mains en les publiant eux-mêmes, quand les autres n'en font pas assez de bruit à leur gré. Aussi n'êtes-vous pas un homme ordinaire; et j'ose dire que les puissances de la cour qui veulent des adorations de tous ceux qui les approchent n'en ont reçu de vous que de la bonne sorte, et ont plutôt donné le titre de duc, que vous possédez depuis peu, à la force de votre mérite qu'à l'importunité de vos prétentions. Il n'en est pas de même De tous les ducs qui sont en gerbe, Et de ceux qui ne sont qu'en herbe. Quelques-uns ont plutôt arraché le manteau fourré, la couronne à fleurons, et les autres marques de la qualité ducale, qu'ils ne les ont reçues; mais tous ceux de cet ordre-là ne sont pas de même prix, et quelques spéculatifs de mauvaise humeur trouvent moins de différence entre un duc et pair et un duc à voler la corneille, qu'entre tel duc qui vaut beaucoup et tel duc qui ne vaut guère. Pour vous, Monseigneur, tous les honnêtes gens ont été ravis d'aise de ce que la cour vous a fait justice, et, s'ils n'ont pas encore la satisfaction de vous voir où un homme de votre mérite doit aller, ils ont au moins celle de vous en voir prendre le chemin. J'en commence bientôt un si long, qu'il y a apparence que je ne reviendrai jamais en France, soit que je demeure en le faisant, ou que je l'achève. On ne me devrait donc pas soupçonner de lâche complaisance, ni de parler contre mes sentiments, quand je dirais à votre avantage tout ce que m'inspire l'entière connaissance que j'ai de ce que vous valez; mais, pour faire grâce à votre modestie, je ne dirai pas tout ce que j'en pense. Je vous répéterai seulement ici, puisque les vérités connues sont bonnes à répéter, que vous êtes de ces excellents originaux qui ne peuvent avoir que de méchantes copies; qu'en même temps que vous vous êtes rendu le plus honnête homme de la cour, vous y avez fait quantité de faux Roquelaures et y avez gâté bien du monde; que chacun admire en vous un air de grandeur qu'on ne peut imiter, et enfin que chacun s'étonne qu'à quelque hauteur que votre hardiesse vous porte, elle vous y soutienne. Tout cela est vrai, ou la peste m'étouffe. Je suis, MONSEIGNEUR, Votre très humble, très obéissant, et très obligé serviteur, SCARRON, Livre septième Et vous aussi, dame Caiète, En laissant le mortel squelette Sur ces rivages sablonneux, Vous les avez rendus fameux: Aeneas fit un sacrifice Pour le repos de sa nourrice, Qui lui revint à vingt écus, Quelque chose encore de plus. J'ai déjà dit, ou j'ai dû dire, Qu'il fut prodigue, le beau sire, Et qu'il avait le nez tourné A mourir un jour ruiné. La cérémonie achevée, Et la lune s'étant levée Qui rendit les flots inconstants, A ce qu'il semblait, tremblotants, Les vaisseaux du port démarrèrent, Les vents dans les voiles soufflèrent, Et firent aller les vaisseaux Aussi vite que des chevaux. Les plus hardis Troyens blêmirent A l'aspect d'une île qu'ils virent C'était l'île à dame Circé, Grande sorcière au temps passé. L'astre qui la clarté nous darde La reconnaissait pour bâtarde Je ne sais pas où ni comment Il l'engendra charnellement, Lui qui par sa vertu féconde Produit tant de choses au monde, Non pas toujours de la façon Que l'on produit fille ou garçon; Moins sais-je encor qui fut la mère Qui put brûler ce brûlant père, Mais je sais que d'un chaud pareil A celui qui vient du soleil, Les enchantements de la Fée Pouvaient rendre une âme échauffée, Et que ses yeux l'amour dardant Brûlaient comme miroirs ardents. Quand il lui venait à la tête De faire d'un homme une bête, En moins d'un Benedicite Escamotant l'humanité, Tel homme, bien fait par nature, Prenait une horrible figure, Se sentant enquadrupéder Sans oser seulement gronder; Tel, de beau jouvenceau sans barbe, Se voyait changer, non en barbe, Non en genet des mieux appris, Mais en timonier de bas prix; Tel se piquant de peau doucette Se sentait en poils d'époussette Tout son cuir douillet hérisser, Et ses dents en crocs s'avancer, Devenu pourceau porte-soie; Tel aussi devenait une oie Que l'on plumait en la saison, Pour les coussins de la maison; Tel était ours à rude patte, Et tel le mari d'une chatte; Tel lion, loup ou léopard, Eléphant, panthère ou renard, Perroquet, coq-d'inde, écrevisse, Selon que voulait le caprice De cette dame que je dis, Plus savante que Gauffredy. Bref, pleines étaient ses étables De mille brutes raisonnables Qui faisaient un bruit là-dedans A faire tressaillir les gens. Ceux des nefs qui s'en effrayèrent A Jupin se recommandèrent: Maître Aeneas, qui redoutait D'être plus bête qu'il n'était, Fit en ce péril si notoire Une oraison jaculatoire (Jaculatoire, à ce qu'on croit De jaculando vient tout droit). Or Neptunus, dieu débonnaire, Quoique souvent il fasse faire A maint vaisseau le soubresaut, Sachant bien qu'il y faisait chaud, Et qu'on devenait bête fière Dans l'île de cette sorcière, Fit souffler un vent à propos Qui leur mit l'esprit en repos, Interposant mainte eau salée Entre eux et l'île ensorcelée Cependant qu'ils voguaient ainsi, Exempts de crainte et de souci, Et changeant leur froide tristesse En mille chansons d'allégresse, La mer du lever du Soleil Recevait un éclat vermeil; La Lune et toutes ses suivantes (Ce sont les étoiles errantes) Se retiraient sans faire bruit Ainsi que les oiseaux de nuit, Et l'Aurore, franche coquette, Laissant ronfler dans sa couchette Son cocu caduc et grison, Se promenait par l'horizon, Peignant la surface des choses D'une belle couleur de roses: Cela veut dire que le jour Après la nuit vint à son tour. Que, si j'avais cru mon courage, J'en aurais bien dit davantage, Et, pour dire que le jour vint, J'aurais fait des vers plus de vingt. Lors, par toute l'humide plaine Chaque vent retint son haleine, Si bien que le moindre Zéphyr Ne fit pas le moindre soupir, Et sur ce grand miroir liquide Qu'on ne vit pas la moindre ride, Si ce n'est autour du vaisseau Quand l'aviron entamait l'eau. Maître Aeneas, toujours alerte, Toujours l'oeil et l'oreille ouverte, Attentivement regardait Vers la terre qu'il abordait, Parcourant des yeux le rivage Propre à faire un beau paysage: Il vit un bois, et tout auprès Le Tibre comme fait exprès, Tant ce bon fleuve à son Altesse Fut un grand sujet d'allégresse. Ce fleuve, quoique tant vanté, N'était pas à la vérité Remarquable pour son arène: La sienne était un peu vilaine, Ou plutôt c'était du bourbier, Par honneur qu'on nommait gravier. Quantité d'oiseaux aquatiques Sur ces rivages pacifiques Volaient, nageaient joyeusement, Et chantaient aquatiquement. Maître Aeneas se mit à rire, Et s'évapora le beau sire. La joie est un pas bien glissant, Si sur soi l'on n'est bien puissant: Quand la moindre chose succède, Nous devenons fous sans remède. Qu'ainsi ne soit, ce bon seigneur, Dans les malheurs si plein de coeur, De joie eut la tête assez folle Pour lors faire une cabriole: Il n'y réussit pas trop bien, Mais on ne fit semblant de rien, Car toujours les princes on flatte. Un prince, eût-il la face plate, Et le nez au niveau du front, Un courtisan, un gobe-affront, Aura l'âme assez mercenaire Pour lui dire, afin de lui plaire, Qu'il a le nez comme Cyrus, Dont le nez fut des plus membrus. Pour revenir à maître Enée, Par la rencontre inopinée De ce fleuve tant souhaité, S'étant ainsi fort emporté (Mais de bon coeur je lui pardonne), Il rama lui-même en personne, Pour donner courage à ses gens, Lesquels, à ramer diligents, Firent entrer la flotte entière Dans le canal de la rivière, Où joyeux nous les laisserons, Et d'autre chose parlerons. Dame Erato, ma chère Muse, Inspire à mon esprit de buse Quantité de termes plaisants, Sans pourtant être médisants, Pour bien passer par l'étamine L'état de la terre latine, Quand Aeneas et tout son train En vint envahir le terrain. Inspire-moi bien, je te prie, De la fine plaisanterie. Ce n'est pas ici jeu d'enfant, C'est le fardeau d'un éléphant Que ce que je veux entreprendre, Et j'aurai grand'peine à me rendre Jusqu'où j'ai fait dessein d'aller, Si tu ne m'aides à voler. Ma plume est beaucoup fatiguée, Et je n'ai plus cette âme gaie Qui m'a fait, malgré tous mes maux, Le moins chagrin des animaux. Ici le sujet héroïque Aux vers burlesques fait la nique: Ce n'est plus ici que combats, Que séditions, que débats, Un roi très faible par la tête, Une reine qui fait la bête, De plus folle à courir les champs; Deux rivaux qui font les méchants, Et qui se font tirer à quatre Auparavant que de se battre Pour une infante à l'oeil mourant Que l'on donnait au plus offrant; Mais madame la Destinée La gardait pour messire Enée. Mettons fin à l'avant-propos. Latinus régnait en repos Sur les Latins. Sous ce bon maître, Chacun, heureux comme un bon prêtre, Sans craindre impôt ni maltôtier, Vivait fort bien de son métier: Les seigneurs vivaient de leurs rentes, Payaient mal valets et servantes, Et, comme l'on fait maintenant, Battaient quelquefois le manant. Le roi Latin, doux comme sucre, Aimant l'honneur plus que le lucre, Eut pour sa mère Marica: Faunus pour elle se piqua; Elle fit peu de résistance, Sitôt qu'il eut conté sa chance. Picus engendra ce Faunus, Et ce Picus de Saturnus Fut engendré; quant à sa mère, Son nom ici n'importe guère. Latin d'héritier n'avait point Qui portât chausses et pourpoint, Mais il avait une héritière, Fille sans tache et fort entière, Qui tenait un peu du garçon, D'ailleurs de fort bonne façon. Parmi ceux qui la convoitèrent, Et de sa beauté se coiffèrent, Turnus très remarquable était, Et sur ses rivaux l'emportait Par son illustre parentèle, Qu'aucun sans doute n'avait telle, Car il comptait pour ses aïeux Plusieurs grands seigneurs demi-dieux Ou du moins qui le pensaient être, Tellement qu'il faisait le maître Parmi les autres prétendants Qui n'osaient lui montrer les dents Car ils savaient que dame Aimée, Comme si Turnus l'eût charmée, Tous les jours hautement jurait Que Turnus son gendre serait, Ou que sa fille serait nonne, Malgré Latin et sa couronne; Mais le Ciel n'était pas d'avis Que les desseins fussent suivis, En matière de mariage, De cette reine fort peu sage. Maints présages à tous connus Faisaient bien juger que Turnus, Comme époux, en toute sa vie, Ne tâterait de Lavinie; Comme galant, je ne dis pas Qu'en vertu de beaucoup d'appas Il ne pût la rendre amoureuse, Mais la chose était bien douteuse. Aeneas, quoique déjà veuf, Etait aussi bon que tout neuf, En la paix un vrai Bassompierre, Un vrai Machabée en la guerre, Et, pour gouverner un état, Nullement mol ministre, ou fat. De tous ces présages célestes, Aux peuples latins manifestes, Et non pas forgés à plaisir Par quelque drôle de loisir, Il faut que je vous en raconte Deux dont chacun faisait grand compte: Quand Latin, comme de raison, Se voulut faire une maison (Car alors ce grand personnage N'en avait qu'une de louage), Un laurier aux feuillages verts, Craignant peu le froid des hivers, Moins encor les coups de tonnerre, Se trouva dans l'arpent de terre Où ce prince, franc et loyal, Dessinait son Palais Royal. A Phébus, qui porte guirlande, Il en voulut faire une offrande, Et la fit, car ce prince était Ponctuel quand il promettait. Ce laurier à la verte tête Vit un jour percher sur son faîte De mouches à miel un essaim; Je ne sais pas à quel dessein Cette cohorte melliflue Vint par l'air, en guise de nue, Se loger à ciel découvert Sur ce laurier vêtu de vert Tant y a qu'elles s'y logèrent, Et cire et miel y composèrent, Dont depuis, durant plusieurs ans, On fit d'excellents lavements, Et force chandelles de cire, Dont Latin se servait à lire. Par ce prodige si nouveau, Du roi se troubla le cerveau. Un pronostiqueur d'aventures, Fort savant aux choses futures, Et qui pourtant parfois mentait, Jura que ce prodige était Signe d'une prochaine guerre, Et que gens d'une étrange terre Viendraient vivre à discrétion Chez la latine nation, Comme fait alors que je parle En France monsieur le duc Charle; De plus que leur chef bien et beau Se rendrait maître du château. Il s'offrit aux coups d'étrivières, En jurant de toutes manières, Et même offrit, quoiqu'indigent, De parier beaucoup d'argent, En cas que la chose prédite N'arrivât comme il l'avait dite. On le crut (car qui ne croirait Un jureur qui si bien jurait?). Le peuple, qui n'est qu'une bête, S'en gratta tristement la tête, Et le prince, à ce que l'on dit, En garda quinze jours le lit, Feignant, pour n'éventer la mine, Une difficulté d'urine. Voilà le prodige premier, Voici le second et dernier Un jour l'infante Lavinie Vint, en grande cérémonie, Avec son père Latinus, Faire au temple ses Oremus. La pucelle était fort dévote, Et n'était nullement bigote; Les dimanches elle quêtait, Et la quête aux pauvres portait, Et par la ville n'allait guère Sans Heures à la chancelière: Cela sera dit en passant. Or, comme elle allait encensant, Avec ambre, musc et civette, Les dieux, friands de cassolette, Un feu non grégeois, mais follet, Parut en l'air tout violet, Et vint, en guise de fusée, Se prendre à la tête frisée De l'infante Lavinia, Qui grandement s'en effraya. Le roi dit, l'âme perturbée: "Ah! voilà ma fille flambée!" Des assistants s'en fallut peu Que tous ne criassent au feu. Ce feu, parcourant la couronne Qui le noble chef environne, N'offensa ni poil ni bijou, Comme aurait fait quelque feu fou, Mais, comme feu prudent et sage, Il ne fit lors rien davantage Que la pucelle illuminer Et les assistants étonner; Après quoi, la flamme ondoyante Fut dans l'air longtemps tournoyante, Puis se perdit dans le même air, Tout ainsi qu'eût fait un éclair. Aux connaisseurs cela fit dire Qu'elle aurait un fort grand empire, La fille au noble roi Latin, Et pourtant, sans être putain, Qu'elle ferait naître en sa terre Une très sanguinaire guerre. Latin, qui bien fort se troubla, N'en voulut pas demeurer là: Il alla voir son oncle Faune, Qui l'avenir devine et prône, Et rend ses oracles pour rien Tant aux méchants qu'aux gens de bien. Ce bon oracle n'a qu'un vice: Il aime fort le sacrifice, Et même n'en veut que de gras, Autrement il répond tout bas, Ou ne répond que d'un ton aigre A qui lui fait offrande maigre. Latin, qui savait son humeur, Voulut faire en homme d'honneur, Et ne plaindre ni sang ni graisse: On conduit des brebis en laisse, Et tout ce qu'il faisait brûler Pour cet oracle régaler Et l'obliger à tôt répondre Sans trop faire les gens morfondre. Latin fit tout ce qu'on faisait Quand l'oracle on exorcisait: Il se coucha sur les hosties, Il commit des immodesties, Fit le plaisant et fit le fou Voici ce que dit, par un trou, En rimaille assez mal tournée, La Déité questionnée: "Si tu crois à moi tant soit peu, Prends bien garde, mon cher neveu, De prendre un Latin pour ton gendre; Le meilleur n'est pas bon à pendre. Le Destin t'en a fait faire un Qui n'est pas un homme commun, Qui fera fleurir notre race, Où le chaud brûle, où le froid glace, C'est-à-dire du nord au sud, De la Mexique à Calicut. Va donc rompre sur les articles. Je vois le futur sans besicles, Et sais bien, si tu ne me crois, Que tes fils, au lieu d'être rois, Ne seront que franches mazettes, Des truands, des têtes mal faites, Qui souffriront, pour un écu, Mille coups de pieds dans le cul." A cette menace si crue, Qui du roi fut aigrement crue, Car il n'avait jamais connu Cet oracle autre qu'ingénu, Ce prince en fit laide grimace; Mais, comme le temps tout efface, Il en fut enfin consolé. Ce secret, par lui révélé, Faisait grand bruit par la contrée, Quand Enée y fit son entrée. Ce fut donc au temps que je dis Qu'Aeneas, le Troyen hardi, Vint, avec ses vaisseaux de guerre, Aborder la latine terre. Sitôt qu'à terre il eut pied mis, Le Seigneur dit à ses amis Qu'il était question de boire: Chacun n'eut pas peine à le croire, Car chacun était altéré. Aussitôt dit, dans un vert pré, De tasses et brocs l'herbe verte Et de fromage fut couverte, Puis, sans compliments superflus, Enée et son fil Iülus, Et les chefs sur le cul s'assirent, Et de fromage se remplirent. Iülus principalement En mangea trop avidement; Aeneas lui dit, comme sage, Qu'il commençât par le potage: "Voire; mais nous n'en avons pas, Dit Iülus parlant tout bas, De peur de déplaire à son père, Qui quelquefois était colère. Et, comme chacun avait faim, Et s'était fait avec du pain Table, nappe, assiette et vaisselle, Par une invention nouvelle, Chacun ayant mangé son fait Et n'en étant pas satisfait, Table, nappe, vaisselle, assiettes, Comme j'ai dit de croûtes faites, Engloutit très avidement: Tout disparut en un moment. Telle fut la faim de la troupe, Par laquelle aussi mainte coupe Fut souvent aussi mise à sec. Iülus, en voix de rebec: "Par notre saint Père le Pape, Nous avons mangé table et nappe", S'écria-t-il tout ébaudi, Et riant comme un étourdi, Si fort qu'il en cassa son verre. Ce qu'il dit ne chut pas à terre; Maître Aeneas, le relevant: "Nous sommes au-dessus du vent, Dit-il, et la terre promise Est à nous sans plus de remise, Ou du moins le sera bientôt. De la part du conseil d'en haut, Par la bouche du père Anchise, Et par la dame malapprise, La Harpye au nez peu charmant, Qui me parla si sottement, J'ai des signes pour reconnaître La terre où je serai le maître: C'est celle où si faim nous aurons Que nos tables nous mangerons. Nous venons de manger les nôtres, Chercherons-nous des signes autres Que ceux que nous vient d'annoncer Mon cher enfant, sans y penser? Sot que je suis, la malepeste, Sans lui, ce signe manifeste Etait autant de bien perdu! Si le fanfan était pendu, Ce serait ma foi grand dommage. Cà, que je le baise au visage." Cela dit, messire Aeneas Prit son chef fils par les deux bras Et mit un baiser sur sa face. Ce ne fut pas tout, il l'embrasse, Le mit à cheval sur son cou, Et courut vingt pas comme un fou. Chacun, à cette facétie, Voulut être de la partie: L'un en fit le chêne fourchu, Et l'autre s'en claqua le cul; Bref, chacun en fit bien la bête, Tant ils eurent le coeur en fête. Là-dessus, aux Nymphes du lieu On donna le dernier adieu; Maître Aeneas fit au Génie Compliment en cérémonie: Un compliment bien prononcé Valait beaucoup au temps passé; Aujourd'hui telle marchandise A tous n'est pas toujours de mise, Et vaut moins que vapeur d'encens Parmi les hommes de bon sens. La Terre, de tours couronnée, Déité vieille et surannée, Eut quelques compliments aussi, Et la Nuit au museau noirci La bonne mère phrygienne Eut pour sa part une antienne, Et Jupiter du mont Ida Hymne sur le chant de Oui-da. Là-dessus un coup de tonnerre, Non à faire peur à la terre, Mais dont le son, plus doux que dur, Prédisait un bonheur futur, Donna par son petit murmure La dernière main à l'augure, Si bien que pas un n'en douta. Chacun de son vin en tâta, Et quelques-uns trop en tâtèrent, C'est-à-dire qu'ils crapulèrent. Sitôt que leur vin fut cuvé Et que le soleil fut levé; La plupart alla reconnaître Les fleuves de ce lieu champêtre: Le Tibre, depuis si fameux, En ce temps-là fleuve fangeux, Et petit canal plein d'eau jaune, Qu'on pouvait mesurer à l'aune (J'entends parler de sa largeur, Car le mesurer en longueur Le long de son petit rivage, Ce serait un pénible ouvrage); Puis le ruisseau Numicien, Renommé lors si peu que rien, Et maints autres trous ou rivières, A dire vrai, lors grenouillères; Mais, depuis, les Romains, rusés, En ont fait des lieux fort prisés. Aeneas prit cent personnages Des plus diserts et des plus sages, Et leur donna commission D'aller en députation Vers Latin, roi de la contrée, Et de lui faire dès l'entrée Un long discours superlatif Dans le genre démonstratif, Et de lui demander: "Qui vive?" Tous couronnés de verte olive, Et dans les mains de beaux présents Autant utiles que plaisants. Cependant qu'ils se préparèrent Et leurs beaux harnais endossèrent, Aeneas, quoique non maçon, Fit un taudis de sa façon; Chacun y fit sa chacunière, Puis, d'une adresse singulière, Une grande enceinte il marqua, Que depuis de tours on flanqua. Cependant qu'il se fortifie, Car malheur à qui trop se fie, Messeigneurs les cent députés Cheminaient tous à pas comptés, Hormis quelques-uns qui jouèrent Au cornichon, dont se fâchèrent Les plus morigénés d'entre eux: On en vint au propos hargneux, Et l'on s'y dit quelques injures, Mais pourtant non pas des plus dures, Mais dont le plus outrageux mot Etait fils de putain, ou sot, Ou quelqu'autre terme semblable, Entre députés supportable. Enfin, ayant longtemps trotté, Ils aperçurent la cité, De quoi grande joie ils reçurent. Devant la ville ils aperçurent Des jouvenceaux en caleçons, A qui l'on donnait des leçons Et de l'escrime et du manège: Tous ces jouvenceaux en cortège Se présentèrent aux Troyens, Qui lors, aussi las que des chiens, Enragèrent de bonne sorte Alors qu'on leur ferma la porte, Car les citoyens malappris, Comme des bourgeois de Paris Quand on leur fait faire la garde, Leur firent voir la hallebarde, Ce qui les mit en désarroi. Quelqu'un s'en alla vers le roi Lui dire, quasi hors d'haleine, Que gens d'une terre lointaine Vers lui voulaient être introduits, Et qu'on leur avait fermé l'huis, De crainte de quelque surprise. Latin en fit la mine grise, Car le bon prince était peureux, D'ailleurs prince très généreux; Mais les princes comme les autres (Je n'entends pas parler des nôtres) Ont, grâces à l'humanité, Quelque défectuosité, Et sont hommes, pour tout potage, Nonobstant leur haut parentage. Cet envoyé lui dit aussi, Ce qui le mit hors de souci, Que cette ambassade étrangère Avait des présents à lui faire. Latin, à ce mot de présent, A toute oreille fort plaisant, Se mit à rire comme un singe: Il changea vitement de linge, Se composa, se radoucit, Prit une soutane et s'assit; Je me trompe, il fut droit au temple, Lequel était fait par exemple, Comme... attendez... en bonne foi Je ne sais pas bien comme quoi: Consultons là-dessus Virgile. Ce versificateur habile Dit que ce temple des plus beaux Se soutenait sur cent tréteaux, Et dit aussi que son portique Tenait un peu trop du gothique. Ce temple servait à Latin, Quand il voulait faire festin: Il aimait fort la bonne chère, Lorsqu'elle ne lui coûtait guère. Dans ce temple l'on s'assemblait, On y jouait, on y ballait, Aux jours de fête et jours de noce. En plate peinture, ou bien bosse, De Latin les nobles aïeux, Erigés lors en demi-dieux, Etaient le long de la muraille En habit de donner bataille: Les sieurs Italus, Sabinus, Et le porte-faux Saturnus, Et maints autres grands personnages, Fous en guerre, comme en paix sages, Et Picus, l'écuyer expert, Changé par sa femme en pivert, Sa femme, fameuse sorcière, Comme je vous ai dit naguère. On avait dans ce temple mis Force dépouilles d'ennemis, Et l'on y voyait maints trophées D'armes, bien ou mal étoffées. Ce fut donc en ce temple-là, Un huissier faisant le holà, Que l'ambassade fut ouïe. Latin, la face épanouie, Dit aux Troyens ce que voici: "Messieurs, d'où venez-vous ainsi? Nous demandez-vous la passade?" Un des premiers de l'ambassade, A ce discours hors de raison Que leur faisait ce roi grison, Fut bien fort tenté de répondre De quoi sa Majesté confondre; Mais le roi, qui l'appréhenda, La chose ainsi raccommoda: "Qui vous amène en ce rivage Avec votre grand équipage, Et par quel bien de vent portés, Vous êtes-vous ici plantés? Nous savons fort bien qui vous êtes, Et les longs chemins que vous faites, Depuis que la fureur du Grec A réduit votre ville à sec. Quoique peu savant dans l'histoire, C'est à moi chose fort notoire Que le bon père Dardanus, De qui les Troyens sont venus, Fut né natif de cette terre, Et, par le moyen de la guerre, Dans votre terroir phrygien Qu'il amassa beaucoup de bien. Maintenant le révérend sire, Dans le ciel a ce qu'il désire, Où bien mieux que chez Guénégaud On a toute chose à gogo, Où la vapeur des sacrifices Sent le boudin et les saucisses, Dont, plus que du vin les Flamands, Les Dieux sont endiablés gourmands, Or donc, mes braves gentilshommes, Par Dardanus parents nous sommes; Mais, quand parents vous ne seriez, Nous voulons bien que vous sachiez Que notre courtoisie est telle Que, même sans la parentèle, Ma maison je vous offrirais, Et de mon mieux vous traiterais." Ainsi dit-il. Ilionée, D'une face non étonnée, Lui dit ces mots en florentin: "Race de Faune, roi Latin, Le vent de Brie ou de galerne, Ou la mer qui les vaisseaux berne, Laquelle, non plus que le vent, Ne sait ce qu'elle fait souvent, Ou le dessein de faire aiguade, Ne nous met point en cette rade; Ce n'est point contre notre gré, Mais de propos délibéré, Que nos vaisseaux dans votre Tibre Ont arrêté leur course libre. Tels que vous nous voyez ici, Nous sommes Troyens, dieu merci, Enfants de la superbe Troie, La plus grande ville qu'on voie, Au moins qu'on voyait autrefois, Devant que l'incivil Grégeois D'une cité pleine de gloire Eût fait une pelouse noire, Et nous eût malement contraints De courir les pays lointains. Nous tirons des Dieux origine, C'est en avoir de la plus fine: Aeneas, notre roi gentil, Vient de Jupiter en droit fil. Par nous ce bon Seigneur vous mande Que bien fort il se recommande A votre générosité; Qu'il veut boire à votre santé, Et joindre ses sujets aux vôtres; Qu'un seul de nous en vaut quatre autres, Et que vous pouvez essayer, Si prix d'argent nous peut payer; Que, dans la fortune contraire, C'est plaisir que de nous voir faire, Et pour ce qu'on appelle coeur, Que nous en avons du meilleur: Exemplum, la guerre de Troie. A peine trouvons-nous qui croie Les beaux faits que nous racontons, Et si, ma foi, nous ne mentons Pas la moitié de notre force. On juge du bois par l'écorce, Et du dedans par le dehors: Considérez de près nos corps, Et jugez quels nous devons être." Cela dit, pour faire paraître Leur très grande sincérité, Comme s'ils l'eussent consulté, Les Troyens, sur la jambe droite, Firent d'une manière adroite Une pirouette à deux tours, Durant quoi cessa le discours Du sage ambassadeur d'Enée. La pirouette étant tournée, Il reprit son discours ainsi: "Dans notre flotte en raccourci, Vous voyez la grandeur de Troie, Où le soleil de plomb flamboie, Où ce flambeau, major des Cieux, Rarement réjouit les yeux: Il n'est personne si stupide, Et si peu d'écouter avide, Qui ne sache les grands combats Par qui le Grec nous mit à bas. De ce déluge de misères, A raconter encore amères, Nous nous sommes sauvés par mer, Tant il fait bon savoir ramer. Je le jure par maître Enée, Par sa main de manchette ornée, Cette main qui, le poing fermé, A souvent maint homme gourmé, Et qui, quoiqu'un peu large et plate, A pourtant la peau délicate; Je jure donc que gens puissants, Et reines et rois florissants, Nous ont offert leur alliance, Et leur pays et leur puissance: Nous les en avons refusés, Dont ils se sont scandalisés. Mais les dieux, qui ne sont point bêtes, Nous rompaient si souvent les têtes Du pays d'où vint Dardanus Qu'enfin nous y sommes venus. Nous avons besoin d'un asile: Avec nous chemine une ville, Si bien que qui nous recevra Son Etat en augmentera. C'est à vous, Monseigneur, à dire Si j'obtiens ce que je désire. Au reste, pour vous donner j'ai Ce que les rats n'ont pas mangé, Un bonnet qui fut d'écarlate, Le verre d'Anchise sans patte, Mais qu'il chérissait, le Seigneur, Plus que s'il eût été meilleur, Car ce verre, à bon mesurage, Tenait chopine et davantage; De Priam le sceptre et le dais De fine serge de Beauvais (Pour sa couronne, elle est perdue); Une camisole pelue, Dont il se servait en hiver; Un sien pourpoint de damas vert, Et deux paires de bas d'étame, De la main d'Hécuba sa femme." Ilionée ainsi parla, Et ses beaux présents étala. Le roi Latin, pensif et morne, Comme à qui survient une corne, Demeura décontenancé, Tête basse et sourcil froncé, Roulant son faible luminaire, Comme une guenuche en colère, Sans remuer non plus qu'un pieu. Un auteur dit qu'il jura Dieu, Cela s'entend en sa pensée, Car il eût l'oreille offensée De quiconque l'aurait ouï; Je n'en dis non, non plus qu'oui, Car du prochain, même pour rire, Il n'est pas permis de médire. Le roi donc fut assez longtemps A grommeler entre ses dents, Et sans dire mot à personne: Les riches présents qu'on lui donne Ne lui donnent point dans les yeux. Il se souvient bien que les Dieux, Qui savent bien plus que nous autres, Quand il disait ses patenôtres, L'avaient averti mainte fois, Par songes et vive voix, De ne faire, en nulle manière, Présent de sa riche héritière A quelque fat d'Italien, Desquels le meilleur ne vaut rien, Mais de choisir quelque bon drôle D'Espagne, de Grèce ou de Gaule, Champagne, Brie, et caetera, Ou de tel lieu qu'il vous plaira; Et que c'était chose certaine Que maint renommé capitaine Qui devait, à force de coups, Donner aux humains du dessous, Et qui, par traités et par guerre, Se rendrait maître de la terre, Sortirait du noble étranger Qui devait de son pain manger, Et coucher en cérémonie Avec l'Infante Lavinie. A cet oracle de Faunus Rêve le bon roi Latinus, Si fort que toute l'assistance Ne dit pas tout ce qu'elle en pense; Mais si longtemps il rêvassa Que plus d'un Troyen s'en lassa. Il le vit bien, dont il eut honte, Comme s'il eût fait un sot conte. Enfin son esprit se calma, Et voici comme il déclama: "Mes beaux Messieurs de l'ambassade, Vous n'avez qu'à faire gambade; Ce que vous avez demandé Vous sera par nous accordé: Nous embrasserons avec joie Le révérend prince de Troie, Et voulons bientôt lui donner A souper ou bien à dîner, Lequel des deux n'importe guère, Pourvu qu'il fasse bonne chère. Mon vin vieux, depuis peu percé, Lui sera largement versé; J'y veux tout mettre par écuelles, Y dire des chansons nouvelles, Y boire en trou, manger en loup, Et, sceptre à part, faire le fou. Allez donc dire à votre maître Que je lui veux faire paraître Que je l'aime avec passion, Et que, de mon affection Pour lui donner un riche gage, Je lui destine en mariage Un enfant que Dieu m'a donné, Un esprit bien morigéné, Ma fille, que la Destinée Me défend d'être en hyménée Donnée à quelqu'un de ces lieux: Ainsi me l'ont appris les Dieux, Qui n'entendent pas raillerie. J'aurais de la forcenerie Assez pour me faire enchaîner, Si je m'allais embéguiner D'un gendre de cette contrée, La volonté m'étant montrée Des Dieux, à qui de tout mon coeur Je suis très humble serviteur." Audience ainsi fut donnée A l'éloquent Ilionée, Puis après il fut question, En symbole d'affection, De donner au bon fils d'Anchise En présent quelque chose exquise. Le roi choisit dans son haras Cent chevaux, tant maigres que gras, Tous dressés à porter des malles; Sur le tout deux fines cavales Que Latin avait fait dresser A bien adroitement verser Dans le plus beau chemin du monde: J'entends ici quelqu'un qui gronde, Et qui dit que verser un char, Ou par dessein ou par hasard, A tout quadrupède est un vice; Mais il saura que par caprice, Autant que pour la rareté, Ces cavales avaient été Par le roi des Latins dressées Et soigneusement exercées A verser char ou chariot Sans ornière, pente ou cahot. De plus, ce très noble attelage Etait du noble parentage Des coursiers du blondin Phébus. Ce qui fut un très grand abus: Circé, la méchante sorcière, Aux chevaux du porte-lumière Supposa maquerellement La cousine d'une jument Depuis peu morte à son service; Elle eut ainsi par artifice Un attelage sans pareil Parent de celui du Soleil. Or donc, la piétonne ambassade De chez Latin en cavalcade Revint, chacun des mieux monté Et tenant bien sa gravité. Cependant Junon l'Argienne, Selon sa coutume ancienne, D'Argos seule s'en revenait Dans un joli char que traînait Une paire de paons superbes: Si j'étais un de nos Malherbes, J'en ferais la description, Mais j'ai oui parler d'Ixion, Et sais bien que trop entreprendre Est le moyen de se méprendre. Junon donc revenait d'Argos, Dame toujours sur ses ergots, Toujours colère et glorieuse, Enfin toujours capricieuse. Sur le promontoire Pachin, Qui se trouvait en son chemin, Elle pensa faire une pose, Mais bien souvent ce qu'on propose Rencontre contrariété. Elle avait son char arrêté Pour donner haleine à ses bêtes Elle vit des Troyens les fêtes, Elle aurait bien mieux aimé voir Son Jupiter lui faisant noir, Lui faisant même une algarade, Par exemple, d'une gourmade Lui faisant application. Car, après la correction, La gourmade, n'en fût-il qu'une, Est d'une vertu non commune. La dame donc eût mieux aimé Voir son mari contre elle armé, Que de voir les soldats d'Énée Passant gaiement la journée Comme ils tâchaient de faire alors, Riant et se traitant le corps, Parce qu'à la troupe envoyée On avait la paix octroyée, Et de plus à leur bon seigneur Une pucelle en tout honneur. Leurs nefs, à sec sur le rivage, Ne craignaient plus vent ni naufrage; Loin de songer plus à nager, Ils travaillaient à se loger, Dont Junon, plus qu'à demi morte, Se mit à parler de la sorte: "Bon, messieurs les Troyens, bon, bon Loin d'être réduits en charbon Comme votre ville de Troie, Vous n'avez que plaisir et joie, Et moi j'enrage de bon coeur, Moi de Jupiter femme et soeur! Ont-ils pas leurs peaux garanties Du feu de leurs maisons rôties, Et dans leur ville prise pris, Les ai-je vendus à vil prix? Enfin les ai-je pu détruire? Ma foi, je n'ai fait que leur nuire, Et ne leur ai nui que si peu Qu'ils en tournent la chose en jeu. Ne les vois-je pas, sur le Tibre, Qui vont tranchant du peuple libre, Et leur grand lourdaud d'Aeneas, Qui va faisant le Fierabras, Faisant des forts, traçant des lignes? Ah! ma foi, mon beau Jean des Vignes, Si je laissais hausser vos forts, Vous iriez croire que je dors! Je vous vais montrer que je veille; Je vous vais faire à la pareille Enrager votre chien de soûl. Il faut se défier d'un fou: Je vous apprends que je suis folle, Et que je tiendrai ma parole. Quoi! Mars, un soudrille, un fâcheux, Tout mon fils qu'il est, un franc gueux, A pu perdre la gent Lapithe! Et Diane, une chattemite, Qui fait la prude et ne l'est pas, A mis les Calydons à bas! Et Jupiter la laisse faire, Alors qu'il la voit en colère; Et moi, l'on me laisse enrager, Au lieu de mes affronts venger! Et moi, j'ai beau faire la guerre Aux Troyens par mer et par terre, Leur ouvrir en mer des pertuis Profonds comme gouffres ou puits, Et mes charybdes et mes Scylles Sont des embûches inutiles! Ils en sont quittes pour la peur, Les gredins, les faquins d'honneur! Sans me craindre, ni la marée, Je leur vois la face assurée Par la bonté du roi Latin, Et leur Destin sur mon Destin, Quoi que j'entreprenne, l'emporte! Ma foi, je voudrais être morte, Mais ma sotte divinité M'exclut de la mortalité; Il faut malgré moi que je vive, Et que j'enrage toute vive, De voir un homme haï de moi En passe de devenir roi. Mais devant qu'il porte couronne, A sa détestable personne Je ferai tant mordre les doigts, Fût-il pieux cent mille fois Plus qu'il ne s'imagine d'être! Mon mari, qui l'aime, est le maître, Mais ma tête, pleine de vent, Le fait enrager bien souvent; Nous nous trouvons en ce rencontre, Lui pour Aeneas, et moi contre: Tous les Dieux seront au plus fort, Mais tous les Diables m'aiment fort, Et fourniront à ma colère Cent mille moyens de mal faire, Et de reculer bien ou mal Le jour de cet hymen fatal Du fils de la putain céleste, Qu'autant que son fils je déteste. Le Destin, un capricieux, Qui même gourmande les Dieux, Voudra l'achever à ma barbe; Mais je jure par sainte Barbe, Ce qui m'arrive rarement, Car je n'aime pas le serment, Par sainte Barbe donc je jure Qu'il souffrira plus d'une injure, Et de retardement plus d'un, Ce soudrille souffle-petun, Devant qu'en face de l'église Il épouse la fille exquise Que cet impertinent Destin Lui garde chez le roi Latin. Le fils de Vénus la Succube, Aussi bien que le fils d'Hécube, Fera, par son hymen fatal, A plusieurs peuples bien du mal. Latin, aux noces de son gendre, Verra du sang humain répandre, Et du vin moins on y boira Que de vin on y répandra. Or çà, mettons la main à l'oeuvre. Une dame au crin de couleuvre, De qui le Diable même a peur, Parce qu'elle est de mon humeur, C'est-à-dire franche tigresse, Est une très propre diablesse A faire au beau-fils d'Anchises Un tour plus fâcheux qu'un procès." Ainsi dit Junon courroucée, Et puis, ayant sa voix haussée En fausset que l'on entendit Jusqu'en Enfer qu'elle étourdit, Alecton fut par elle huchée, Qui lors, se trouvant empêchée, Répondit en voix d'éléphant: "On y va, ne criez pas tant!" Car elle craint fort, la mâtine, De voir dame Junon mutine, Qui, toute déesse qu'elle est, Est diablesse quand il lui plaît. Cette Alecton est enragée Autant qu'une bigote âgée; Ses soeurs même lui veulent mal, Et ce dangereux animal Déplaît si fort au tyran blême Qu'il aurait un plaisir extrême Si la mort d'Enfer l'enlevait, Cela s'entend s'il se pouvait. Elle a pour toute chevelure De serpents une garniture, Elle en a même dans le sein, Exhalant tous un air malsain Plus puant qu'une haleine forte, Oui, ou le grand diable m'emporte! Après avoir juré si fort, Qui ne me croit pas a grand tort. J'ai dû vous dire, ce me semble, Que Junon mit ses paons à l'amble Et descendit de ce lieu haut, Parce que, jusqu'au manoir chaud De cette vilaine Furie, Où chacun hurle, où chacun crie, Alecton difficilement Eût oui son commandement, Voici, parole pour parole, Ce que dit la déesse folle, Rouge en face et d'un aigre ton, A la malplaisante Alecton: "Alecton, ma chère mignonne, Que j'estime plus que personne, Tu peux me faire un grand plaisir, Et tu ne peux jamais choisir De plus grande malice à faire Que celle par qui tu peux plaire A moi, femme de Jupiter. Toi seule me peux contenter, Toi que peux désunir les frères Et rends les amis adversaires Ce que je veux est plus aisé: Je veux qu'un vieil roi méprisé Par sa femme, une franche folle, Ne puisse tenir sa parole, Et qu'un fugitif de Troyen Soit ici battu comme un chien; Que deux rivaux se veuillent battre, Qu'un d'eux fasse le diable à quatre, Et que la reine que je dis Ait l'esprit assez étourdi Pour troubler royaume et famille, Plutôt que souffrir que sa fille Soit mariée à ce grand fat Qui doit régner dans son Etat, Et que je hais comme la peste. Toi seule es tout ce qui me reste. Mon esprit franc, esprit malin, Comme le tien à nuire enclin, N'a plus rien de quoi mettre en oeuvre. Va, ma belle au crin de couleuvre, Prends toute ta mauvaise humeur, Et me va faire une rumeur D'où naisse une guerre civile." Alecton, comme très civile, Radoucit ses gros yeux ardents, Et sourit, découvrant des dents En pointe, comme dents de scie; De son téton fait en vessie, Qui lui servait à se moucher, Elle se mit à se torcher, Puis, s'étant ainsi composée, Et ton de voix de roue usée Qui, durant le chaud, a besoin D'une livre ou deux de vieil oing, Parlant à la Laconienne, Répondit: "Qu'à cela ne tienne" La Déesse s'en retourna, Et la vilaine s'atourna Comme une vieille aux jours de fête, Tressa les serpents de sa tête, Et d'un de ceux de son gousset. Se servit comme d'un lacet; Et puis la pucelle terrible, Se rendant aux yeux invisible, Se coula chez le roi Latin, Où, par un chemin clandestin, Elle alla chez la reine Aimée, Qui lors, dans sa chambre enfermée, Pestait fort contre son époux, Qu'elle appelait le roi des fous, D'avoir l'alliance jurée Au fils de dame Cythérée, Et préféré le Phrygien A Turnus, prince italien, Maudissant cent fois la journée Qu'on parla de cet hyménée, Et jurant gros comme le bras Qu'aux noces elle n'irait pas Elle était dans cette pensée Terriblement embarrassée, Alors qu'Alecton lui lâcha Un gros serpent, qui se cacha Sous une jupe de ratine Qui couvrait sa peau de la Chine. Il se promena, le larron, Sur son sein et sur son giron, Et, par je ne sais quelle voie, La pénétra jusques au foie, Inspirant une âme d'aspic A son corps malade du tic. Ce serpent, aussi noir qu'un merle, Tantôt était collier de perle, Et tantôt la guirlande était De la dame qu'il empestait, Tantôt vu, tantôt invisible: Sans doute l'animal terrible Etait quelque serpent sorcier, Et des meilleurs de son métier. Ayant bien la reine gâtée Et duement enserpentée Par tous les endroits de son corps, Tant du dedans que du dehors, Je ne sais par quelle manière Il retourna dans la crinière D'Alecton, ni ce qu'il devint, Ni si chez la reine il se tint Virgile ne dit pas la chose, Et je n'en sais pas bien la cause; Bien sais-je qu'au commencement La reine alla tout doucement, La rage en son corps enfermée N'étant guère encore allumée, Comme une sotte mère fait Quand l'époux de sa fille est laid, Ou qu'il lui manque quelque chose. Elle n'eut pas la bouche close Sur sa fille et sur le Troyen Qui la devait avoir pour rien. Quand elle trouvait quelque amie, Elle faisait la Jérémie Et larmoyait de ses deux yeux Qu'elle avait un peu chassieux: "O mon bon mari, disait-elle, Je t'ai vu beaucoup de cervelle, Mais maintenant, en bonne foi, Tu n'en as guère plus que moi, Qui n'en ai pas notable somme. Dis-moi, n'es-tu pas un pauvre homme, D'avoir gardé pour un passant Ma fille, un ange ravissant? Et cette malheureuse fille Sera la femme d'un soudrille, D'un fanfaron, jureur de Dieu, D'un gueux qui n'a ni feu ni lieu? Et Turnus, qui l'a tant servie Et qui l'aime plus que sa vie, De parents sans reproche issu, Qui n'est ni boiteux ni bossu, Se la verra prendre, à sa barbe, Par un larron, par un Alarbe, Un Turc, qui, dès le lendemain Du jour qu'il aura mis sa main Dans celle de ma Lavinie, Avecque sa troupe bannie S'enfuira, nous laissant tous deux S'arrachant et barbe et cheveux? Ainsi fit de la garce Hélène Le pâtre au courage de laine, Pâris, le miroir à putain; Ainsi fera pour le certain Ce corsaire de maître Enée, Qui, de notre fille emmenée, Etant lassé de s'ébaudir, La plantera pour reverdir. Si le dieu Faune et maint présage T'ont fait savoir qu'en mariage Tu ne dois ta fille loger Qu'avec quelque prince étranger, Faut-il que ta Majesté craigne, Turnus n'étant pas sous ton règne, Mais notre voisin seulement, De la donner, et promptement, A ce Turnus dont le bien monte A dix mille écus à bon compte, Le tout en droits seigneuriaux Qu'on m'a dit être les plus beaux? Turnus, à qui l'on l'a promise, Doit l'avoir de nous sans remise, Ou, si tu la lui veux ôter, Le diable te puisse emporter!" Ainsi parlait la reine Aimée, Qui fut diablement enflammée Quand, tenant tels discours souvent, Autant en emporta le vent Cependant, après cent batailles, L'esprit d'Enfer, dans ses entrailles Etant devenu le plus fort, Fit prendre à bon sens l'essor; Et voilà madame la reine, De l'esprit d'Enfer toute pleine, Qui court aux petites-maisons, Eût-elle cent mille raisons: Mais la pauvre reine, peu sage, N'en avait rien qu'une en partage; Mais, quand elle en eût eu beaucoup, Elle les perdait pour ce coup, Tant elle fut endommagée De la bête en son corps logée. Elle court la ville et les champs, Les sages Latins se cachant, Soit dans les champs, soit dans la rue, Tant fort elle mord, frappe et rue. Virgile, qui n'est pas un sot, Ici la compare au sabot, Quand d'enfants la troupe morveuse, Et quelquefois aussi galeuse, A coups de lanières de cuir, Par-ci, par-là, le font fuir: Le pauvre sabot, pour leur plaire, Fait mainte course circulaire, Et les marmousets, à grands coups, Le chassent, riant comme fous. De même la reine, étourdie Plus que sabot ni que toupie, Court en fureur par-ci, par-là, Chacun, tremblant, dit: La voilà! Au diable qui voudrait l'attendre, Ni pour d'elle son plaisir prendre, Ni pour tâcher de l'arrêter, Quelque sot irait s'y frotter. Elle fit bien pis que de courre, Jouant des bras comme à la mourre, Elle entreprit un attentat Qui sentait le crime d'Etat: Elle contrefit l'imbriaque, Cette Altesse démoniaque, Et, s'enfuyant dans les forêts Avec sa fille, tout exprès Pour reculer la paix promise Au bon fils de messire Anchise, Elle se cacha quelques jours Dans les obscurs antres des ours; Puis, à la première boutade, Elle courut battre l'estrade, Faisant ravage en mille lieux, Si bien qu'il ne se pouvait mieux. La dame était tantôt follette, Elle est maintenant ivrognette. (Ces deux termes diminutifs, Qui devraient être augmentatifs, Sont ici mis par ironie, Lecteur, souviens-t'en, je te prie, Car, ma foi, si tu prétendois Me donner ici sur les doigts Et faire le mauvais critique, Je te dirais chose qui pique; Et foin de la digression Par qui notre narration Est, peu s'en faut, embarrassée, Reprenons la reine insensée). D'un Iach, Iach, Evohé, Sortant d'un gosier enroué, Elle étourdissait les campagnes, L'écho s'en oit dans les montagnes. Quand sa fille ne la suit pas, Ou bien qu'elle hurle trop bas Ces épouvantables paroles, Cette impératrice des folles D'un thyrse lui rosse les flancs, Dont ils deviennent noirs de blancs: "Le seul dieu Bacchus, disait-elle, Est digne de notre pucelle: Par la mordondienne! il l'aura, Le trouve mauvais qui voudra! Il n'y a promesse qui tienne, Il l'aura par la mordondienne! Oui, par la mordondienne, oui!" Ce grand bruit de plusieurs oui, Et répandu par la province, On sut que la femme du prince Etait depuis peu loup-garou, Mordant les gens comme un chien fou, Roulant les deux yeux de sa tête, Et bruyant comme la tempête, Trop pleine moitié de bon vin, Et moitié de l'esprit divin, Et que Bacchus, aussi fou qu'elle, Je ne dis pas de la pucelle, Mais de vin, comme elle, trop bu, De plusieurs avait été vu, D'un thyrse faisant plaie et bosse, Et paré d'un habit de noce, Barbe rase, et les crins épars, Comme on voit quelque jeune gars, Durant la pénible journée Qu'il se charge d'un hyménée. Ainsi partout l'on racontait Et partout ainsi l'on mentait, Car ni vin brouillait sa cervelle, Ni Bacchus était avec elle; Mais seulement l'esprit d'Enfer Qui la puisse bien étouffer, Dans le sien excitait la rage, Pour rompre un pauvre mariage. Les dames du pays latin, Susceptibles d'un avertin, A ces bruits prennent la campagne, Vites comme chevaux d'Espagne, Et formant un gros escadron, Au son cassé de maint chaudron Courent comme des insensées, De la laide Alecton poussées. De leurs bouches criant Iach, Sort une vapeur de tabac, Leurs crinières échevelées, De feuilles de lierre mêlées, Rendent leurs visages affreux, Chacun voit leurs endroits honteux. Leurs piques sont entortillées De peaux de bêtes dépouillées, Jurant Dieu si fort, m'a-t-on dit, Que Jupin en garda le lit. Au milieu d'elles dame Aimée, D'une grande torche allumée Se sert ainsi que d'un guidon; Ses yeux, ardents comme un brandon, Et tristes comme tragédies, Epouvantent les plus hardies, Elle chante ou hurle plutôt, Tant elle chante ou hurle haut En posture de forcenée, De Turnus le noir hyménée; Son chaud poumon, par son tuyau, Entonne io, io, io! "Io, io, s'écriait-elle, Assistez-moi, troupe fidèle; Par saint Bacchus, assistez-moi, A la barbe même du roi! Vous êtes mères, je suis mère; Une mère vaut bien un père. Faisons en sorte que Turnus, Et non le bâtard de Vénus, Epouse votre noble infante, Et je suis votre humble servante." Sur elle ainsi faisait effet D'Alecton le serpent infect. Chaque dame dans sa cervelle Avait de la rage autant qu'elle, Qui certes en avait alors Tout ce qu'en peut porter un corps. Les cartes étant si brouillées Parmi ces dames barbouillées, Et par elles le roi Latin Etant au bout de son latin, Alecton, sur de grandes ailes Qui n'étaient ni bonnes ni belles, Tout d'un vol s'en alla trouver Le fier Turnus à son lever; J'ai menti: ce fut la nuit noire Qu'il dormait dans un lit d'ivoire (D'ivoire à tout hasard je dis, Car un rimeur doit être hardi), Il dormait dans sa ville Ardée, Par Acrise, dit-on, fondée, Ou bien quelqu'autre tel qu'il soit; Si dans de l'ivoire il gisoit, Non plus que qui fonda sa ville, C'est chose à savoir inutile. Alecton ne l'aborda pas Avec ses infernaux appas Et sous sa forme diablotine, Mais sous celle d'une béguine Qui tenait fort de la guenon, Prêtresse de dame Junon: Elle était Chalybe nommée, Vieille dame fort renommée, Ou, si vous voulez, vieil barbon, Car sa bouche aux dents de charbon, De barbe longuette et pointue Etait amplement revêtue, Si ce n'est lorsque le rasoir Tous les huit jours la faisait choir. Je veux vous donner quelque idée De la diablesse enchalybée: Sa face, de couleur de bois, Avait d'une coque de noix Et la sécheresse et l'écorce; Son corps, qui paraissait sans force, Etait soutenu d'un bâton; Ses cheveux étaient de coton Et gros comme poils d'époussette, Et sa voix était de chouette. Ecoutez ce qu'en bégayant, Et sur un bâton s'appuyant, Elle dit à l'infant rutule: "Prince aussi quinteux qu'une mule, O Turnus, ô Turnus, Turnus, Tandis que le fils de Vénus Sous le pied te va coupant l'herbe, Comme dit l'antique proverbe, Tu t'amuses ainsi qu'un veau, Comme un blondin qui fait le beau, A dormir jusqu'à près d'onze heures Ma foi, tandis que tu demeures Dans ton lit du matin au soir, Ton père ferait son devoir, S'il venait, durant la nuit sombre, De coups d'étrivières sans nombre, T'apprendre qu'à tel jouvenceau Dormir ainsi n'est pas trop beau. Cependant qu'ainsi tu reposes, Un rival fait bien d'autres choses, Et suit bien des chemins meilleurs: Il t'expose à tous les railleurs, Dont on dit que sa flotte abonde, Les plus grands goguenards du monde, Qui sur un mot, qui sur un rien, Font enrager les gens de bien. Qui pis est, Latinus lui donne Son héritière et sa couronne: C'est, par ma foi, te bien payer. Va, va-t'en encore essuyer Les traits des galères toscanes, Et leur faire faire les canes. Va, va-t'en donner à grands frais A ton roi des Latins la paix; Et de la paix par toi donnée Jouira ton rival Enée. Lors Dieu sait de te voir tondu Combien tu seras confondu, Souffrant une guerre intestine Dans ta malheureuse poitrine, Et de ton chef frappant les murs, Qui, comme tu sais, sont bien durs. Junon, qui s'en trouve offensée, M'a dit là-dessus sa pensée, Et moi je te la fais savoir. Songe un peu plus à ton devoir; Trop dormir fait mal à la tête, Et trop dormir, c'est vivre en bête. Excite-toi, jure un peu Dieu, Prends ton épée et ton épieu, Et, suivi de vilains visages, Va faire cent mille ravages, Et, si la chose le requiert, Ayant pris les Troyens sans vert, De leurs nefs va faire grillade." A cette malplaisante aubade, Turnus, riant du bout des dents, Lui dit: "Vieille aux tétons pendants, Qui diable si matin t'amène, Avecque ta mauvaise haleine, Venir troubler mon doux sommeil? Va, va, rengaine ton conseil, Et t'en va filer ta quenouille. La flotte qui près d'ici mouille N'y mouille point à mon insu; La vieillesse a ton oeil déçu, Et te fait avoir la berlue, Vieil barbon ou vieille barbue, Car ton menton, si fort barbu, Rend ton sexe fort ambigu, Et tu peux être de ces dames Sujettes au vin comme aux femmes. De ton temple, et des Immortels, Va-t'en tenir nets les autels, Et me laisse la guerre à faire. Ma foi, c'est bien là ton affaire, C'est bien toi qui dois conseiller A moi Turnus de batailler! Junon, qui s'en trouve offensée, T'a dit là-dessus sa pensée: Où diable l'as-tu controuvé? Va, va, ton vin n'est pas cuvé, Va le cuver, vieille ivrognesse, Ou, si je découvre ta fesse, Par cent claques sur ton cul sec Je t'imposerai le respect, Vieille pecque des plus fâcheuses, Toute de parties honteuses." Turnus en voulait dire plus, Suivant de sa langue le flux; Mais l'impitoyable Furie, Qui n'entend pas la raillerie, Après deux ou trois cris perçants Qui bouleversèrent le sens De Turnus avec son courage, Reprit son infernal visage, Large d'un empan et demi. Dieu sait s'il eut le teint blêmi, Turnus, quand les serpents sifflèrent Et sur le chef se hérissèrent De ce monstre orgueilleux et fier. Ses yeux, ardents comme brasier, Dans son coeur jetèrent la fièvre; Il devint peureux comme un lièvre, Il voulut parler, et ne put, Son haleine puante en fut (Car on a puante l'haleine Lorsque l'on a l'esprit en peine), Outre que, quand il essaya De parler, elle l'effraya, Dont il eut bien fort la courante, Comme on a su de sa servante. De deux de ses crins les plus longs, Serpents gros comme des dragons, Elle fit, la dame enragée, Une manière d'escourgée, La faisant rudement claquer; Et puis, faisant ses dents craquer, Elle acheva de déconfire Turnus, le très valeureux sire: Il en pissa de peur au lit, Et voici ce qu'elle lui dit, Reprenant ses mêmes paroles: "Regarde, tête des plus folles, Si mon menton est fort barbu, Et si mon sexe est ambigu. Je ne suis barbon ni barbue, Et mon oeil n'a point la berlue, Et je ne sais rien controuver, Et n'ai point de vin à cuver, Et je ne suis point ivrognesse, Et si tu découvres ma fesse, Tes cent claques sur mon cul sec Ne m'apprendront point le respect. Je n'ai point puante l'haleine; Mais je suis ta fièvre quartaine, Qui te puisse casser le cou, Grand paresseux, grand fat, grand fou! Je suis Alecton l'infernale, Et non pas cette martingale Dont j'avais la forme et l'habit. Je t'apporte ici dans ton lit Gale, famine, guerre et peste, Et la mort, que chacun déteste." Et puis, ce qui passait le jeu, Lui fit au nez un rot de feu, Ensuite une laide grimace, Lui mettant face contre face. Auprès de ce rot infernal, Coups de canon de l'Arsenal Sont coups d'arquebuse rouillée, Dont la poudre est moite ou mouillée. Pour ce long discours d'ennemi, Turnus n'avait pas dédormi; Bien est-il vrai que le pauvre homme N'avait pas dormi de bon somme, Mais ce rot d'enfer, rude et chaud, Le fit réveiller en sursaut, Et l'effraya dans chaque membre. Devant que sortir de sa chambre, Alecton lui vint faire pouf: Fermant les yeux et criant ouf, L'adolescent se mit à braire; Et voilà comme alla l'affaire Entre Turnus, le faux glouton, Et la damoiselle Alecton. Après la vision fâcheuse, Il eut l'âme très querelleuse, Et n'eut plus guère de raison; Ses cris troublèrent la maison, Il criait: "Cà, ma hallebarde, Mon branc d'acier et ma bombarde." Son gros valet Pierre, ou Lucas, S'en vint, épouvanté du cas, Auprès de Turnus, sans remise, Couvert de sa seule chemise. Turnus, sitôt qu'il l'approcha, Un grand coup de poing lui lâcha, Dont ce valet Lucas, ou Pierre, Ne branla non plus qu'une pierre. La rage qu'il a dans le coeur Est semblable à quelque liqueur Dans une chaudière brûlante, Quand, impétueuse et bouillante, Et qui passe les bords du pot, Elle exhale, en faisant maint flot, Au lieu d'une épaisse fumée, Une vapeur presque allumée. Aussitôt qu'il fut habillé, Malheur à qui l'aurait raillé. Il assembla la gent rutule, Et leur fit ce beau préambule: "J'enrage si je ne me bats, Et ne respire que combats; Je querellerais mon bon ange, Tant je suis d'une humeur étrange, Et, pour le moindre mot douteux, J'étranglerais un homme ou deux. Les Troyens sont dans cette terre Pour nous venir faire la guerre: Ils mangeront tous nos poulets Et de nous feront des valets. Sans nous l'Italie est perdue. Latinus, que la peste tue, Les a reçus dans sa maison, Ma foi, c'est une trahison! Si vous m'aimez un peu, beaux sires, Excitez comme moi vos billes, Et, ma foi, nous verrons beau jeu. Messieurs, considérez un peu Si ce roi, qu'on croyait si sage, N'est pas un plaisant personnage D'avoir entrepris de loger Dans nos entrailles l'étranger. Mais si nous souffrons qu'on nous tonde, Nous donnerons à rire au monde. Moi seul, tel que vous me voyez, Suis suffisant, et m'en croyez, De leur faire mordre les pouces." Il dit quelques paroles douces Pour assaisonner son discours, Et puis, furieux comme un ours, Se mit à dire: "Alarme, alarme!" A son cri chacun se gendarme, Chacun cherche en son râtelier Qui les harnais d'un cavalier, Qui sa lance, qui sa rondelle, Et qui sa tranchante allumelle. On députa gens vers Latin Pour l'appeler fils de putain. La face aussi belle que fière De Turnus rend sa gent guerrière, Et donne au plus petit goujard La hardiesse d'un soudard. Tandis qu'ainsi l'on bat la caisse, Et que le fanfaron se presse De susciter des assassins Aux volailles de ses voisins, La séditieuse Furie S'en va, changeant de batterie, Où chassent les Dardaniens, Fascinant le nez de leurs chiens Afin qu'ils s'efforcent de mordre Un cerf qui fit bien du désordre. Ce cerf, beau si jamais en fut, Depuis que cerfs entrent en rut, Grand de tête et grand de corsage, Avait été, dès son bas âge, De Thyrrus, qui l'avait trouvé, Très soigneusement élevé. Thyrrus était du roi le pâtre, Sec de corps, de teint olivâtre, Violent comme feu grégeois Et malin comme un villageois. Sa soeur, que l'on nommait Sylvie, Aimait ce cerf plus que sa vie, Et de sa main noire souvent Le grattait derrière et devant, Dont ce grand cerf était bien aise; Cette Sylvie était mauvaise, Hommasse, fort gourmande d'aulx, Et qui pansait bien les chevaux. Comme elle, les fils de son frère A ce cerf faisaient bonne chère, Et l'aimaient autant qu'un neveu, Ce qui n'était pas l'aimer peu. Ce cerf courait par les montagnes, Par les vallons, par les campagnes, Puis, comme si de rien n'était, Devers le soir, soûl qu'il était, Revenait au logis de Thyrre Pour y chercher encore à frire. Le jeune Iülus, bien monté, De ses Phrygiens escorté, Allait par les champs à la quête De quelque noire ou fauve bête, Quand cet innocent animal, Qui lors ne songeait à nul mal, Et qui, sans présager sa perte, Paissait doucement l'herbe verte, Fut vu d'Iülus et des siens, Ensuite senti par ses chiens, Qui s'étant mis dessus sa piste, Iülus devint leur copiste Et se mit sur sa piste aussi. D'un étui de peau de roussi Il dégaina son arc d'ivoire, De Brésil ou d'ébène noire (Tant y a qu'il était fort beau), Et puis après, le jouvenceau Devança de si loin sa troupe Que du cerf il gagna la croupe, Et d'une flèche qu'il tira Tout l'intestin lui déchira. Le bon cerf quitta la partie Avec beaucoup de modestie, Voyant bien que ces inconnus Respectaient peu les cerfs cornus, Et s'enfuit avec sa blessure Sans leur dire la moindre injure, Tant il était respectueux. Son assassin impétueux, Etant tombé dans une ornière, Fut par le cerf laissé derrière, Et le pauvre blessé, bramant, De sang et de sueur fumant, Vint montrer sa plaie à Sylvie, Qui s'écria: "Mort de ma vie, Et qui diable a mon cerf blessé? Le méchant s'en fût bien passé." Elle dit tout ce que la rage Fait dire au rustique courage, Quand elle en prend possession. Grande fut son affliction, Grande en fut aussi la vengeance: Les paysans, maudite engeance Qui n'entend raison nullement, Se saisirent brutalement Des premiers bâtons qu'ils trouvèrent, Et sur les Troyens se ruèrent, Qui de l'animal maltraité Croyaient bien faire maint pâté. Ils reçurent des bastonnades, Ils donnèrent des platassades, Reçurent des coups de cailloux Qui leur firent bosses et trous, Et pour des trous et pour des bosses, Firent des blessures atroces Thyrrus, qui lors fendait du bois, De rage se mordit les doigts, Quand on lui conta que sa bête, Par le procédé malhonnête Des étrangers outrecuidés, Avait les flancs de fer lardés; La face toute renfrognée, Il courut, avec sa cognée, Se mettre à la tête des siens. Iülus, suivi de ses chiens Et de ses chasseurs pêle-mêle, Fait choir des coups dru comme grêle; Les manants, selon leur pouvoir, Firent aussi des coups pleuvoir. Alecton, la vierge infernale, Les uns contre les autres hale, Et de ses exploits inhumains S'applaudit en battant des mains; Elle vole, l'abominable, Sur le haut d'une vieille étable, Autant élevé qu'un jubé, Et là, d'un cornet recourbé Qui fit du bruit comme un tonnerre, Elle émut le ciel et la terre, Mit les paysans en fureur, Et remplit les esprits d'horreur. Plus d'un poisson du lac Trivie Par ce grand bruit perdit la vie, Et le petit fleuve du Nar En fit la cane ou le canard, Se plongeant au fond de sa source, Dont tout court s'arrêta sa course, Et se séchèrent ses roseaux Velie en embourba ses eaux; Plusieurs femmes en avortèrent, Ou tout au moins s'en dévoyèrent. Le bruit du cornet infernal Aux voisins servit de signal Pour venir en grosse assemblée Tâter aussi de la mêlée; Les Troyens, aussi diligents, Du camp vinrent aider leurs gens. Au lieu de bâtons et de gaules, Qui ne font frayeur qu'aux épaules, On vit le fer brillant agir, Qui de sang fit l'herbe rougir. Comme on voit en mer la tourmente, Qui petit à petit s'augmente, De même ce mortel conflit Devint enfin grand de petit: Almon, le fils aîné de Thyrre, D'un coup de flèche qu'on lui tire, Fut dans le gosier asséné, Dont il mourut fort étonné; Et le bon vieillard Jean Galèze, Paysan des plus à son aise, Fut aussi fort scandalisé De se voir le corps pertuisé. Maints autres aussi qui moururent L'esprit mal satisfait en eurent; Mais plus qu'aucun fut estimé Mal et méchamment assommé, Ce Galèze, homme débonnaire, Qui ne vint pas là pour mal faire, Mais seulement pour y prêcher La paix et le meurtre empêcher De grasses brebis non galeuses Il avait des troupes nombreuses, Des taureaux à l'équipollent, Et dans son coffre maint talent. Sa richesse et sa prud'homie Son trépas n'empêchèrent mie. Tandis qu'ainsi de toutes parts Dagues, piques, flèches et dards, Aux gens de Troie et d'Italie Servent à passer leur folie, Alecton, voyant si beau jeu, Ne s'en réjouit pas un peu, Mais autant que le pouvait faire Dame d'Enfer qui ne rit guère Toute fière elle s'en alla Trouver Junon, et lui parla Ainsi que vous l'allez entendre: "Madame, je viens de vous rendre Ce que je vous devais, et plus. Les Dardaniens dissolus Ont voulu manger d'une bête Qui leur fera rompre la tête; Entre eux et le peuple latin, Malgré les arrêts du Destin, J'ai semé tant de zizanie Que de longtemps la Lavinie Ne sera mise entre les bras, En même lit et mêmes draps De votre ennemi maître Enée. Dame Aimée est alectonée, C'est-à-dire que dans sa peau Elle a de diables un troupeau, Et le Turnus, comme la reine, A de diables la tête pleine, Et les manants ont, comme eux deux, Chacun au corps un diable ou deux. Regardez, pour vous satisfaire, Ce qui me reste encore à faire." Junon, riant à tout cela, Répondit: "Demeurons-en là, De peur qu'à mon mari qui frappe La patience enfin n'échappe, Et que son naturel frappeur Ne change en coup de poing ma peur; Et puis tu sais qu'à la lumière Tu ne saurais t'exposer guère, Ni sortir de ton pays bas, Que mon Jupiter de cent pas, Frappé de ta mauvaise haleine, N'évente que sur son domaine Quelque Furie et ses serpents Vient troubler le repos des gens. Retourne-t'en donc, je te prie, Ma laide, ma chère Furie, Regagne ton royaume noir: Cependant, selon mon pouvoir, Et les Latines débauchées Et les querelles ébauchées J'espère si bien cultiver Que je ferai tout soulever Et remplirai de brigandages, De séditions, de carnages, Et de mille accidents honteux, Les pays du roi radoteux Qui sottement au sot Enée A trop tôt sa fille donnée." Alecton, ce discours ouï, Sans dire non, sans dire oui, Sur ses ailes de cartilage, Ses serpents sifflant leur ramage, Se guinda, maudit soit qui ment, Vers le ciel effroyablement, Puis baissa bientôt vers la terre, Le grand jour lui faisant la guerre. Mais c'est à beau jeu beau retour, Elle fait la guerre au grand jour, Et la plus sereine journée Est par elle contaminée. Elle se rensevelit donc Dans l'Enfer, où je ne fus onc. La terre fut fort consolée De la voir en Enfer allée, Et je croirais bien que les Cieux De son départ furent joyeux. On m'a dit que dans l'Italie, Cette région tant jolie, Est un certain vilain vallon Par où passe un torrent félon Qui se perd dans un affreux gouffre D'où s'exhale une odeur de soufre, Et ce grand gouffre est, m'a-t-on dit, De Pluton le séjour maudit, Et c'est par ce trou, dit l'histoire, Que se fourra la vierge noire, L'esprit grandement satisfait De tous les maux qu'elle avait fait. Cependant Junon l'implacable Fait autant, voire plus qu'un diable. Les manants, rudement frottés Par les Troyens exercités Au métier de faire la guerre, En peu de temps perdirent terre, Ensuite gagnèrent au pied, Plus d'un d'entre eux estropié: Les corps d'Almon et de Galèze Furent par eux mis à leur aise. Sur un vénérable brancard, Et puis coururent faire part Au roi de la déconfiture, Chacun en piteuse posture. Latin, le désordre entendu, Leur répondit lanturelu (Ce mot, en langage vulgaire, Veut dire allez vous faire faire... Je ne saurais honnêtement Vous l'expliquer plus clairement). Turnus aussi vint à la charge, Exagérant la chose au large, Et soutenant que les Troyens N'étaient bons qu'à jeter aux chiens. Les dames, de fureur éprises, Qui couraient les champs en chemises, Vinrent à l'entour du palais Faire plus de bruit que jamais, Pour plaire à leur madame Aimée, Criant, d'une voix enrhumée, Qu'Aeneas n'était qu'un pendard Digne pour le moins de la hart, Et qu'il fallait à belle guerre Le renvoyer hors de la terre, Et, devant que le renvoyer, De mille coups le rudoyer; Mais à ces discours d'ivrognesses, Le roi dit: "Je m'en bats les fesses." Et, pour les arguments cornus Que lui fit le brutal Turnus, Il se renfrogna le visage, Dont le jouvenceau plein de rage Dit tout bas ne parlant qu'à soi: "Maugrébieu du fantasque roi!" Lors chacun dit tout ce qu'il pense, Et tout s'en va dans la licence, Et n'est le moindre petit fat Qui ne veuille régler l'Etat; Mais le roi demeure intrépide Comme un roc, quand la mer se ride, Et que ses flots audacieux Semblent vouloir mouiller les cieux; Le roc n'en change point de place, Quoi qu'autour de lui la mer fasse, Et l'on peut, parlant de ce roc, L'appeler hardi comme un coq. Enfin ce prince débonnaire, Voyant qu'il n'y savait que faire, Et que, tout sage qu'il était, Le plus fou sur lui l'emportait, Il perdit force et patience, Qui, comme on dit, passe science: "Heu, disait-il en s'arrachant Son crin, et maint soupir lâchant, Dont il eût pu fendre une pierre, Nous aurons donc enfin la guerre, Et le Destin, qui n'est qu'un fou, Nous entraîne je ne sais où, Je crois que c'est à tous les diables. Ah! que nous sommes misérables De nous laisser ainsi mener Par gens qu'il faudrait enchaîner, Par ma femme, une insigne folle, Par Turnus, qui, sans hyperbole, Est plus fou que folle elle n'est, Quoiqu'à parler sans intérêt, Elle soit, quoique couronnée, Des folles la plus forcenée. Mais Turnus s'en repentira: L'imprudent qu'il est en mourra, Et, quant est de moi, si j'en pleure, Je consens aussi que j'en meure." Il se retira, cela dit, Dans son cabinet, et se mit Tant à découper des images Qu'à rhabiller des vieilles cages, Et siffler un jeune moineau, Qui parla comme un étourneau. C'est la coutume en Italie, Quand, par raison ou par folie, On veut avec quelque étranger Ou quelque voisin s'égorger, Devant que former ses cohortes, D'ouvrir certaines grandes portes De l'église du Dieu Janus, Dieu non pas des nouveaux venus, Mais un Dieu de la vieille roche: Ce Janus a double caboche, C'est-à-dire tête en gaulois, Gaulois, c'est-à-dire françois; François est un peuple fantasque, Dont les dames portent le masque; Masque est commode et fait honneur Aux dames dont le nez fait peur. Revenons au Dieu double-tête. Le peuple présenta requête A Latin, afin qu'il ouvrît Ces portes; mais Latin s'en rit, Et se servit de la requête En un usage peu honnête. Un certain vieil auteur qui ment A conté la chose autrement. Mais Junon, sans tant de scrupule; Avecque des forces d'Hercule, Ces portes hors de leurs gonds mit: Toute l'Ausonie en frémit, Et ne respira plus que guerre; Chacun arme et ses blés resserre; Cinq villes, comme Palaiseau, Le Bourg-la-Reine ou Longjumeau, Dont la rime est fort malaisée, Et partant ma muse rusée Par l'impuissance de rimer S'exemptera de les nommer; Donc, cinq grandes villes voisines A ce bruit devinrent mutines: En moins de rien leurs maréchaux Ferrèrent de neuf leurs chevaux; Leurs serruriers firent des brettes, Leurs vachers devinrent trompettes, Et leurs habitants fiers-à-bras Jurèrent gros comme le bras O doctes gueuses du Parnasse, Vieilles filles de bonne race, Puisque filles de Jupiter, De grâce venez m'assister: J'ai besoin de votre mémoire Pour raconter la noble histoire De tous les braves capitans, En qualité de combattants, Qui lors, en la latine terre, Aux Troyens firent rude guerre, Et vinrent exercer les mains Du meilleur de tous les humains, Qui jamais n'assomma personne, Tant son âme était belle et bonne, Qu'auparavant il ne lui fit Un compliment grand ou petit; C'est d'Aeneas de qui je parle, Vaillant comme l'empereur Charle, Charlemagne ou Charles le Grand, Qui fut un si grand conquérant. Le premier qui vint fut un homme, A ce qu'on dit, bâti tout comme Arioste peint Rodomont, Quasi de la taille d'un mont, Robuste au lit comme à la table, Qui ne craignait ni Dieu ni diable, Ne se confessait nullement, Et blasphémait horriblement. Il s'appelait sire Mézence, Ne payant point, faisant dépense, Et qui ses sujets maltraitait Comme un franc tyran qu'il était. Avec lui marchait son fils Lauze, Jouvenceau frais comme une rose, Et lequel, Turnus excepté, N'avait point d'égal en beauté; Grand dompteur de chevaux non rosses, Assassin de bêtes féroces, Rude danseur de tricotets, Musicien d'airs et de motets, Adroit joueur de quinquenauve, Mais d'un poil tirant sur le fauve; D'ailleurs le meilleur jouvenceau Qui jamais ait été rousseau, D'âme toute loyale et bonne, Et plus digne de la couronne De son père, que d'être né D'un homme pire qu'un damné: Mais pour un fils qui dégénère, Maint autre vaut mieux que son père. Deux à deux, en bâtons ferrés, Après lui marchaient bien serrés Mille drôles de bonne mine, Natifs de la ville Agiline, Ils étaient joueurs d'espadons, Et grands destructeurs de dindons. Aventinus, le fils d'Hercule, Lequel chevauchait une mule Qu'on avait dressée aux combats, Y vint armé de haut en bas, Depuis les pieds jusqu'à la tête, De la peau d'une grand bête, D'une lionne ou d'un lion, Dont la têtière en morion Etait ajustée à la sienne, Faite en bourguignotte ancienne. Il portait peint en son écu L'hydre par son père vaincu, Et des vilains serpents sans nombre. Sire Hercule, dans un lieu sombre Du mont qu'on appelle Aventin, Par accouplage clandestin, Le fit à la prêtresse Rhée; Elle faisait bien la sucrée, Mais enfin il la corrompit Par un beau présent qu'il lui fit De quelques vaches mal acquises, D'un collet et de six chemises. Je ne me souviens plus comment Etait armé son régiment. Coras et son frère Cratille, Grecs de je ne sais quelle ville, Frères du baron de Tibur, Quittèrent le débile mur De Tibur que fonda leur frère, Et vinrent en démarche fière Présenter à Turnus sans pair Leur service en l'art de frapper: Le fort Turnus en fut fort aise, Et leur fit offrir une chaise, Mais eux, qui savaient leur devoir, Ne voulurent jamais s'asseoir. Ils faisaient d'estoc et de taille Merveilles en une bataille, Et on les tenait entendus A mener les enfants perdus. Notre auteur, esprit fin et rare, A propos ou non les compare A deux Centaures mi-chevaux, Alors que par monts et par vaux Leur corps humain, où gît leur tête, Fait galoper leur corps de bête: Ainsi ces deux frères hardis Donnaient comme des Amadis Dans les troupes conte eux rangées Leurs personnes étaient chargées D'armes et de longs braquemarts Comme on en donne aux jaquemarts L'un d'eux avait pour sa devise Une jouvencelle en chemise; L'autre avait peint sur son pavois Deux camisoles de chamois, Avec une devise aiguë Qu'on n'a jamais bien entendue. Cécule, bâtard de Vulcan, Y vint, faisant un grand cancan De sa nation de Preneste. Je ne me souviens pas du reste Des gredins qui, sous son drapeau, Accoururent en gros troupeau, Nobles et vilains tout ensemble, Partie au trot, partie à l'amble, S'offrir en faveur de Turnus Contre le bâtard de Vénus. Leurs villes, chez Maron nommées, En latin sont fort estimées; Ce n'est pas de même en français. Item y vint en beau harnais, Et non en soldat de fortune, Messape, le fils de Neptune: Il faisait entre deux arçons Ce que les plus hardis garçons N'eussent pas entrepris de faire. Ses soldats ne sont pas à taire: Les Falisques et Fescennins, Voisins ou non des Apennins (Pourvu que je rime, il n'importe), Des peuples nommés d'autre sorte, Dont les noms ne se riment pas, Y vinrent sous lui pas à pas, Chantant sa louange en musique. Maître Virgile, qui se pique D'être riche en comparaisons, Les compare non aux oisons, Mais aux cygnes, que je ne mente, Qu'il fait d'une voix excellente: Je crois savoir de bonne part Qu'un cygne non plus qu'un canard N'a pas la voix fort agréable, Et que son chant n'est qu'une fable. Claude ou Claudius le Sabin Y vint sur un beau guilledin; De lui vient la race ancienne Que l'on appelle Claudienne, Et de lui, dit-on, sont éclos Ceux qui se font nommer Du Clos. Les peuples natifs d'Amiterne, Dont l'enseigne est une lanterne, Et ceux qu'on nomme Mutusquois, Auteurs du langage narquois, Dont l'enseigne est une épousée; Ceux qui, dans les champs de rosée, Cultivent les verts oliviers, Et sont très mauvais chevaliers, Et piétons encore pires, Mais paillards comme des satyres, Bref cent autres peuples divers, Difficiles à mettre en vers, Vinrent aussi drus qu'arondelles, Quelques-uns ayant des rondelles, Quelques autres n'en ayant point, Quelques-uns n'ayant qu'un pourpoint, Et quelques autres que des chausses, Quelques-uns chevauchant des rosses, Quelques autres de bons chevaux, Quelques-uns de francs piédescaux, Quelques autres ayant des bottes, Quelques-uns de franches pagnotes, Quelques autres grands spadassins Un peu de nature assassins, A ce qu'en a dit maître Enée; Enfin fertile fut l'année Dans le pauvre pays latin, De drilles aimant le butin, D'amateurs de poules volées, Et de maisons des champs brûlées. Dieu nous délivre cet été De pareille fertilité, Comme aussi de méchants poètes, Et de toutes têtes mal faites! Halèze, fils d'Agamemnon, Ennemi du phrygien nom, Y vint dans un vilain carrosse, Traîné par une vieille rosse, Et deux taureaux dépariés, Sur le volet par lui triés; Mille soldats de grand courage Suivaient son chétif équipage. Ebale y vint, fils de Télon Et d'une nymphe au court talon, Dont il obtint le pucelage Entre la poire et le fromage; Il fut roi des Téléboans, Pays fertile en chats-huants; Son fils conquit les Saraïstes, Et fut fauteur des Jansénistes. Ufens y vint, le Nursien, De qui je ne vous dirai rien, De peur d'en trop ou trop peu dire; Et puis y vint un brave sire, En leste et nombreux escadron, Le négromancien Umbron. Il disait la bonne aventure; Mais ni savoir, ni prélature, N'empêchèrent qu'un troyen trait Ne lui donnât enfin son fait: Quelques-uns de son voisinage En pleurèrent le bon courage; Quand j'y songe il ne s'en faut rien Que je n'en pleure aussi très bien. Après lui vint en grosse troupe, Portant son sac de nuit en croupe, Un très honnête adolescent, A qui le poil encor récent Dorait la vermeille mâchoire; Virgile en raconte l'histoire, Et dit qu'il fut de la façon D'Hippolyte le beau garçon. Pour rendre la chose plus claire, Ce bel Hippolyte eut affaire Avec la nymphe Ericia; Je ne sais s'il la vicia, Ou si ce fut par hyménée, Tant y a qu'au bout de l'année, Au moins neuf mois après le coup, Elle mit bas, et fit beaucoup, Car on y peut perdre la vie, Ce jouvenceau nommé Virbie. Or, lecteur, vous devez savoir Qu'alors que, contre son devoir, Phèdre, la méchante marâtre, Que devait battre comme plâtre Messire Théseus, plutôt Que de la croire ainsi tout chaud, Et faire gagner la guérite A son fils le pauvre Hippolyte; Lecteur, vous devez savoir donc Que, méchante s'il en fut onc, Phèdre ayant dit à son Thésée, La face de pleurs arrosée, Qu'Hippolyte comme un voleur La priait de son déshonneur, Thésée, après cent coups de gaules, Le mit dehors par les épaules, Son fils, ce pauvre adolescent, De ce crime noir innocent. Chacun sait comme, repentante, A deux jours de là, la méchante Se pendit, et comme son corps S'étant lui-même le col tors, Ne fut pas mis en terre sainte. Cependant l'esprit plein de crainte, Car il craignait fort les esprits, Versant des pleurs, faisant des cris, Et l'âme de douleur confite, S'en allait le triste Hippolyte, Quand Neptune, le Dieu de l'eau, Fit un tour qui n'était pas beau, Faisant sortir de sa marine Un poisson de mauvaise mine, Dont l'attelage s'effrayant, Du pauvre Hippolyte fuyant, Ses chevaux son char renversèrent, Et les membres lui concassèrent. Le voyant ainsi concassé, On crut qu'il était trépassé; Diane, sachant le contraire, Lui fit d'abord prendre un clystère, Et puis, à force de bouillons, Le remit sur ses deux talons. Il est vrai que maître Esculape, A qui l'on croit autant qu'au pape, Parmi les doctes assassins Que nous appelons médecins, Lui donna du vin émétique: Le remède fut énergique Et son homme ressuscita, De quoi Jupiter s'irrita, Et du tonnerre dont il fronde Mit ce ressusciteur de monde Dans le fond d'Enfer pour jamais, Où puisse-t-il bien vivre en paix! Diane, d'Hippolyte éprise, Le cacha jusqu'en sa chemise, Et, tant qu'il vécut, le logea Chez une nymphe Egéria, Qui logeait en chambre garnie, Sous le nom de monsieur Virbie. Pendant ce temps, il caressa Autre nymphe, qu'il engrossa, Au moins ainsi l'affirmait-elle; Et ce fut d'Hippolyte et d'elle Que ce second Virbie issit, Comme je vous ai déjà dit. Mais c'est Turnus qu'il faut décrire, Qui fut un miraculeux sire. Il était plus grand, prix pour prix, Que saint Christophe de Paris, C'est-à-dire de Notre-Dame, Un monstre vomissant la flamme, Que Chimère nous appelons Nous autres, divins violons, Lui faisait autour de son casque Une coiffure fort fantasque; Io peinte en son bouclier, Dont l'ouvrage était singulier, Y paraissait en jeune vache; Auprès d'elle son père Inache Versait, en fleuve qu'il était, De l'eau qui d'une urne sortait. Argus et ses cent luminaires, Non pas tous aux prunelles claires, Les uns mauvais, les autres bons, Et plusieurs ayant des dragons, Etait peint, faisant son office De garder Io la génisse, Depuis vache, car Jupiter Lui fit un joli veau porter. Le reste de son équipage Etait digne de son lignage, Car en un poème ou roman On n'arme jamais pauvrement Les grands héros qui lui ressemblent. Les peuples qui sous lui s'assemblent Sont la plupart de grands vauriens, Dont les noms ne sont pas chrétiens, Comme qui dirait des Rutules, Des Labices, des Nasincules, Des Janculistes, Sacranois, Et des demi-Grecs Sicanois, Et maints autres voisins du Tibre, De même valeur et calibre, Qui d'Enée et de son troupeau Pensaient ne faire qu'un morceau, Mais c'était compter sans son hôte. A tous ceux-là ne fit point faute Camille, pucelle au corps gent; Elle avait, outre l'entregent, D'une amazone le courage, Dans les batailles faisait rage, Tant sur cheval que sur bidet, Avait été comme un cadet Longtemps au Régiment des Gardes, Se piquait moins de belles hardes Que de pourfendre un cavalier, Allait au choc comme un bélier, Escaladait une muraille, Frappait et d'estoc et de taille, Luttait, sautait et voltigeait, Jouait à la paume, nageait, Menait son cheval à courbettes, Ne payait jamais ses emplettes, Ni par promesse ni comptant, Jurait bien Dieu, buvait d'autant, Faute de verre dans un casque, Allait bien du pied comme un Basque, Et, quand elle avait bien trotté, Fût-ce dans le chaud de l'été, Son pied, nonobstant la corvée, N'avait pas l'odeur relevée. Enfin cette pucelle-là, Comme à la prime un quinola, Etait une fille à tout faire, Si ce n'est un cas qu'il faut taire. Lorsque venir on l'aperçut, Chacun grande joie en reçut. Elle avait sur sa blonde tête Un grand chapeau de poil de bête, Et sur son corps, plaisant à voir, Buffle à manche de velours noir, Sur qui le galon d'or éclate; Un manteau de fine écarlate, Qui pourtant était retourné, D'une pistagne était orné. Voilà quelle était la pucelle! Les dames, qui la virent telle, Furent contraintes d'avouer Qu'on ne pouvait trop la louer; La plupart d'elles l'envièrent, Mais les hommes la convoitèrent, Faisant, à son intention, Mentale fornication, Ou fornication mentale; En tous sens la chose est égale. Livre VIII Livre huitième La face de colère blême, Turnus, ayant planté lui-même Sur la citadelle Laurent Son étendard de bleu mourant, Où peint était un os en chiffre, Il joua longtemps de son fifre, De son tambour tambourina, Et de sa trompette sonna. La guerre étant ainsi sonnée, Et fifrée et tambourinée, Dont se trouvèrent ébahis Les coqs et poules du pays, En un mot toute la volaille, Sur son grand cheval de bataille, Qu'un écuyer lui présenta, Prenant avantage, il monta, Et puis lui fit prendre carrière D'une façon toute guerrière; Mais en faisant un caracol Il se pensa rompre le col. Afin de réparer sa faute, De son cheval en bas il saute, Et fit longtemps le moulinet D'un espadon luisant et net, Dont il avait, la matinée, Oté la rouille enracinée. Aussitôt qu'il eut fait cela, Tous les Latins, qui çà, qui là, Voyant qu'il en fallait découdre, Firent leurs fers tranchants émoudre. Messapus, le bel écuyer, Maître Ufens, le rude lancier, Et le blasphémateur Mézence, Qui rimait en dieu d'importance, Composèrent quelques troupeaux De déterminés jouvenceaux, Et, tambour battant, les menèrent, Dérobant tout ce qu'ils trouvèrent, Au rendez-vous à tous donné. Le soldat, mal morigéné, Chemin faisant fit bien des siennes, Et fit maintes filles vauriennes, Qui s'habillèrent en garçons, Troquant jupes en caleçons, Et comme des goujats coururent Après ceux qui leurs corps pollurent. Maints animaux, qui dans les champs. Labouraient sans peur des méchants, Se virent tirer des charrues, A leurs yeux en morceaux rompues, Et servirent, tant à porter Le soldat qu'à l'alimenter. Un quidam, appelé Vénule, Fut dépêché sur une mule Devers Diomède le Grec, Pour lui rendre Aeneas suspect. Cet ambassadeur fit dépense Moins en habits qu'en éloquence: Il dit qu'Aeneas et sa gent Ne valait pas beaucoup d'argent, Qu'il portait en de grandes cages De ses Dieux vaincus les images, Et qu'ils prétendaient, eux et lui, Jouir partout du bien d'autrui, Et se rendre dans l'Italie Ce qu'est le Turc en Natolie, Faisant tout ce qui leur plairait, Le trouvât mauvais qui voudrait; Que le Destin à maître Enée Avait sa parole donnée Qu'il serait maître des Latins Malgré les frondeurs et mutins, Et que, comme Grec, Diomède Y devait donner prompt remède, Puisqu'un jour messire Aeneas Lui pouvait tomber sur les bras Voilà quel était le sommaire De l'ambassade extraordinaire. Il faut croire que l'envoyé Du roi grec fut bien festoyé. Cependant le prince de Troie N'a pas l'esprit beaucoup en joie: Peu d'argent, beaucoup d'ennemis Dans ce pays à lui promis, La flotte toute délabrée, La terre contre lui cabrée, Et les soldats découragés De ce que l'on les a chargés, Et qu'au lieu de fêtes et noces On leur a fait plaies et bosses, Tout cela lui gâte l'humeur; Tout cela lui fait avoir peur Que les promesses surannées De mesdames les Destinées Ne lui produisent enfin rien Que force mal et peu de bien Tout ce qu'il voit lui fait ombrage, Tout ce qu'on dit le décourage. Au diable si le Seigneur sait, Non plus qu'un enfant, ce qu'il fait; Son pauvre esprit, qui se débauche, Tantôt à droit, tantôt à gauche, Est porté pitoyablement, Et cent fois change en un moment. Cette cruelle inquiétude Qui le tient dans l'incertitude, Le fait ressembler à de l'eau Quand elle est dans quelque vaisseau, Ou cuve d'airain bien fourbie: Cette eau dont la cuve est remplie, Quand le soleil, flambeau major, Ou la lune, flambeau minor, Enfin l'un des deux la regarde, D'une lumière frétillarde Eclaire les planchers, les murs, Visite les lieux plus obscurs, Et cette lumière volante Remue au gré de l'eau flottante; Ainsi de messire Aeneas L'esprit ne se repose pas. La nuit vint, taciturne et sombre, Et mit toutes choses à l'ombre Des animaux les uns causaient, Les autres endormis gisaient; Les uns disaient leurs patenôtres, Les autres en engendraient d'autres; Pour maître Aeneas, il rêvait, Ou, pour mieux parler, endêvait, Triste et pensif, la mine grise, Comme un amant que l'on méprise, Et chantant sans vouloir chanter, Ce qui vaut autant que pester. Son Altesse mélancolique, Aux bords du Tibre pacifique, Mais qui se dépacifiqua Du jour que Turnus se piqua, Faisait des châteaux en Espagne, Songeant s'il prendrait la campagne, Ou si, dans son fort enfermé, A force de soldat armé, De meurtres et de brigandages, Il se ferait par les villages Contribuer suffisamment De quoi vivre commodément. Tandis que ce penser l'occupe, Il crut, lui qui n'était pas dupe, Ni fat assez pour se forger Un esprit prêt à le manger, Ou l'âme de quelque grand-père Qui demande un anniversaire; Il crut donc voir de ses deux yeux, Depuis huit jours fort chassieux, Mais je me trompe, il ne vit mie, Car lors Son Altesse endormie N'était pas en état de voir Et dormait de tout son pouvoir; En s'attristant, le galant homme S'était laissé surprendre au somme, Et ronflait de belle hauteur, Si l'on en croit certain auteur. Ceci donc ne sera qu'un songe, Qui ne sera pas un mensonge, Ou bien quelque songe inventé, Mais songe plein de vérité. Il vit le bon fleuve du Tibre Sur un poisson en équilibre, Jambe deçà, jambe delà, Qui lui parla comme cela; Mais il faut un peu le décrire Devant que lui faire rien dire Ses cheveux, qu'il portait fort longs, Etaient entrelacés de joncs, Un casaquin de toile neuve Couvrait le dos de ce bon Fleuve, Et ce superbe casaquin Etait de couleur bleu turquin. Ce fut donc en cette manière Que ce fameux Dieu de rivière Au bon Troyen plein de souci Apparaît et lui dit ceci "Oh! oh! beau prince de Phrygie, Composez-vous quelque élégie? Quand tu devrais rire le plus, Tes yeux bleus ont flux et reflux De larmes qui font à ta face Faire une fort laide grimace. Tu t'affaibliras le cerveau; Fi, fi, fi, cela n'est pas beau. Ne pleure plus, prince de Troie, Sèche tes yeux, reprends ta joie, Puisqu'à la fin, prince pieux, Avec un gros ballot de Dieux, Force gens et force équipage, Tu te trouves sur mon rivage, Sans que la grande humidité Ait ton divin ballot gâté, Ni l'air marin qui le fer rouille, Ni l'amer flot qui si bien mouille; Enfin, malgré les accidents D'un voyage de plusieurs ans. Ne pleure donc plus, cher compère, Car ta douleur me désespère; Si tu pleurais longtemps ainsi, Ma foi, je pleurerais aussi. N'est-ce point que tu crains la guerre Qui te menace en cette terre, Où, comme le Destin t'a dit, Tu dois avoir tant de crédit? Tu ferais tort à ta prudence Si tu t'affligeais par avance. N'est-ce point par ambition Que tu feins de l'affliction? C'est un fat, quiconque se pique. De paraître mélancolique Quand on ne l'est pas en effet. Aurais-tu l'esprit si mal fait Que tu contrefisses le triste? Ah! ne sois plus mauvais copiste, Toi qui ramènes en ces lieux Et le sang de Troie et ses dieux! Ne pleure donc plus tant, te dis-je: L'homme de coeur point ne s'afflige. Je te jure par Mahomet Que le Ciel ici te promet Tant de bien qu'on ne le peut dire, A tes enfants un grand empire, Et plus de beurre que de pain Au valeureux peuple romain. Ce qui te met tant en bredouille Deviendra du brouet d'andouille: Cette guerre et tous ses apprêts Ne feront de loin et de près Que blanchir contre ta prudence. Et puis du Destin l'ordonnance Ne se compterait donc pour rien! Je te jure, en fleuve de bien, Qu'ici le plus rude adversaire Ne te pourra jamais mal faire, Et quiconque l'entreprendra Tôt ou tard s'en repentira, Et, pour te donner une preuve, Ajouta ce révérend Fleuve, Que je te dis la vérité En tout ce que je t'ai conté, Ici près, sous une chênaie, Tu dois rencontrer une laie. Qui de trente beaux marcassins S'est déchargé les intestins; Chaque marcassin qu'elle allaite Est blanc comme le lait qu'il tète: C'est-à-dire que, dans trente ans, Le premier de tes descendants Doit fonder une ville franche, Qui sera nommée Albe ou Blanche, A cause que les marcassins Sont blancs et non pas Abyssins. Or ouvre bien tes deux oreilles, Et je te vais dire merveilles. Ici près les Arcadiens, Alliés des Dardaniens, Sous Evandre, leur cher satrape, Homme respecté comme un pape, Bâtissent depuis peu de jours Une ville avec ses faubourgs. Cette nation a la guerre Avecque la latine terre; Le Latin et l'Arcadien, Ainsi que le chat et le chien, Ont entre eux une grande haine, Et c'est une chose certaine Qu'au moindre petit compliment Ils t'assisteront puissamment. Vas-y je ferai que ma course Rebroussera devers sa source; Pour peu que tes gens rameront, Aisément ils surmonteront Le fil de mon eau retardée, Et ta flotte, par toi guidée, En peu de temps ramènera Le secours qu'on te donnera. Sitôt que l'Aurore pleureuse Aura mis la Nuit ténébreuse Hors des bornes de l'horizon, Il faudra, comme de raison, Faire à Junon un sacrifice, Afin qu'elle te soit propice; Il faudra m'en faire un aussi, Dont je te dirai grand merci, Moi qui suis le fleuve du Tibre, Fleuve non du plus gros calibre, Mais dont le poisson est fort bon, Quoiqu'il sente un peu le limon Le Fleuve, après tant de promesses, Fit le plongeon, montrant ses fesses, Parmi des roseaux se coula, Et maître Aeneas s'éveilla A l'heure que le soleil jaune, Déjà de la longueur d'une aune, Dorait le ciel encore enduit Du noir à noircir de la nuit; Mais bientôt cette couleur brune S'évanouit avec la lune. Enée avec sa main puisa De l'eau claire et s'en arrosa. Après cette cérémonie, Avec une grâce infinie, Et d'un ton de voix argenté Qui pourtant n'était frelaté, Il dit: "O mères et grand-mères De ces fleuves, de ces rivières, Nymphes, humides Déités Qui dans l'eau sous terre habitez, Foi de cavalier, je vous donne En ma très illustre personne, Sans regret, et de tout mon coeur, Un très fidèle serviteur. Et vous, Tibre, que je révère Autant que je faisais mon père, Vous êtes fleuve qui valez La mer et tous les flots salés. Je vous garde un présent honnête, Car je confesse qu'à ma tête, Quand ma raison périclitait, Comme une folle qu'elle était, Lorsqu'elle était hors de cadence, Par votre aquatique éloquence Vous rendez la tranquillité. Je veux boire à votre santé, Quand mes affaires seront nettes, Et vous veux dire des sornettes, Si vous vous plaisez d'en ouïr: J'ai bien de quoi vous réjouir, Et prétends vous faire tant rire Que vous serez contraint de dire Que je sais bien dire le mot. Feu Priam, qui n'était pas sot, Outre mille bonnes parties, Se plaisait fort en facéties: Quand j'en faisais, ce pauvre roi (Il m'est avis que je le vois) Riait si fort que, quand j'y pense, J'en ris encor de souvenance." Aeneas, ainsi se vantant, Eut le nez de rouge éclatant, Tant il eut une honte extrême De s'être ainsi vanté soi-même: Ce penser, le rendant confus, Fut cause qu'il ne parla plus. Devers sa nef il s'achemine, En choisit deux de bonne mine, Et les fournit de mariniers, Et de rameurs, tous espaliers. En ce même temps une laie, Et ses petits, blancs comme craie, Fut trouvée en ce même lieu Qu'avait dit le bon demi-Dieu; Maître Aeneas la sacrifie A Junon, dont il se défie, Car grand'dame au courage altier Ne donne jamais de quartier. Le Tibre, suivant sa promesse, De son cours fixe la vitesse; Ses flots, enflés auparavant, Quand même il ne fait point de vent, Paraissent lors en leur surface Etre de verre ou bien de glace, Et ne font pas un petit pli. "Parbleu, c'est un miroir poli", Dit Aeneas pour lui complaire Pas un n'alla pas au contraire. Le seigneur sur l'eau se pencha, Et son rabat y rattacha; L'un y rajuste sa crinière, L'autre y radoucit sa visière, Pour voir comment ses yeux vainqueurs Tyrannisent les pauvres coeurs De ses pincettes le bon prince S'ébarbe et ses mâchoires pince, Maudissant celui qui les fit, Et jurant parfois un petit. Ses courtisans à l'envi firent Ce qu'à leur prince faire ils virent, Tous satisfaits étrangement De l'eau qui ne court nullement. Enée en une nef s'embarque; Sa nef sa route à l'autre marque, Et va vite comme un oiseau, Quoique remontant contre l'eau. Les nefs sur ces eaux favorables Vont comme tous les mille diables; Les arbres aux deux bords plantés Sont grandement épouvantés De voir des mâts et des cordages, Des boucliers de tous étages, Des rameurs et des gens armés. Ces objets inaccoutumés Non sans sujet les scandalisent, Les uns aux autres ils se disent: "Arbre, mon voisin, qu'est ceci? - Je n'en sais rien. - Ni moi aussi." Enfin les nefs si bien voguèrent, Et les tours du fleuve tournèrent, Qu'entre une et deux, après-midi, Faisant un cri fort ébaudi, Ils aperçurent la muraille, Et le palais couvert de paille Du prince Evandre qu'ils cherchaient. Ses sujets et lui lors faisaient Au fils d'Alcmène un sacrifice Qui n'était que de pain d'épice; Mais Hercule avait la bonté, Connaissant bien leur pauvreté, D'avoir plus égard à leur zèle Qu'à leur offrande telle quelle. Evandre et son cher fils Pallas, En soutanes de canevas, Et son sénat en serpillière, Chapeau de paille pour têtière, Tous mal en ordre et mal bâtis, Autant les grands que les petits, En un bois voisin de leur ville Entonnaient un beau vaudeville En l'honneur du fils d'Alcmena Quand un objet les étonna, Qui pensa bien troubler la fête, Et leur troubla si bien la tête Qu'un révérend père encensant De l'encensoir s'allait blessant, Si par le bras le bon Evandre N'eût eu la bonté de le prendre, En même temps que l'encensoir Sur son visage sec et noir Etait prêt, par grand mal encombre, D'éparpiller charbon sans nombre. Ce prêtre avait vu des premiers Les vaisseaux et les mariniers De notre brave maître Enée, Sans en avoir l'âme étonnée. Pallas les avait vus aussi, Et criant: "Ne bougez d'ici", De quelques gens il se fit suivre, S'arma d'un dard garni de cuivre, Alla voir Enée en son bord, Et ces discours lui tint d'abord, D'une contenance fort fière; Et sans faire le pied derrière: "Monsieur ainsi par eau venu, Qui ne nous êtes pas connu, Déclarez-nous ce qui vous mène, Pour nous délivrer de la peine De penser ce que vous cherchez En ces bords, aux vaisseaux cachés. Est-ce pour guerre ou marchandise Que vous marchez en cette guise? Si vous venez pour trafiquer, J'ai des nippes de quoi troquer, Et, si vous venez pour la guerre, Je porte un certain cimeterre Frais émoulu d'hier au soir, Qui coupe aussi bien qu'un rasoir." Aeneas, à cette demande Qui sentait fort sa réprimande, Répondit fort civilement; Mais il tira premièrement De la doublure de sa manche D'olivier une verte branche, Pour montrer qu'il voulait la paix; Et puis, en grec assez mauvais, Car cette langue n'était guère A son Altesse familière, Il tint le langage suivant, Exposant sa perruque au vent, C'est-à-dire ôtant sa barette Ou son chapeau; mais un poète Pour exprimer l'étui du chef, Dit: bonnet, chapeau, couvre-chef, Toque, tapabor, bourguignotte, Béguin, turban, cale, calotte, Casque, salade, heaume, pot, Capuchon, barette, en un mot Le plus éloigné synonyme Chez nous rimeurs passe à la rime. Retournons donc à ce qu'il dit: "Toi qui montres par ton habit Qu'il ne fait pas toujours le moine, Car, et mal fait et mal idoine, Le tien n'est que de canevas, Et descend même un peu trop bas, Ceci te soit dit sans reproche, En ce mien maritime coche, Je cherche la protection Chez le roi de ta nation, Je viens chercher le prince Evandre, Afin de le prier de prendre Pitié de nous autres Troyens, Autrement dits Dardaniens. Les Latins nous font rude guerre, Et font les maîtres dans la terre Où le Destin nous veut placer: De là tu pourras bien penser Que c'est coup sûr de nous bien faire, Et que qui nous voudrait déplaire, Ayant pour ami le Destin; Il pourrait perdre son latin. - Le grand nom troyen partout vole, Dit Pallas, et, sur ma parole, Votre pays, à tous connu, Vous fait ici le bienvenu. Evandre est mon Seigneur, mon père, Car, du vivant de feu ma mère, Personne n'a jamais douté De sa très grande honnêteté. Mon père est d'une âme fort tendre; Vous lui ferez plaisir de prendre Chez lui, vous et tous vos Messieurs, Un mauvais repas, ou plusieurs. Le bon Seigneur aura grand'joie De voir chez lui des gens de Troie: Venez donc descendre chez nous." Enée, à cet accueil si doux, D'un saut se trouva sur la rive, S'écriant: "Qui m'aime me suive!" Mais chacun ne sait pas sauter: Quelques-uns, voulant l'imiter, Trop témérairement tombèrent, Et dans l'eau bien avant plongèrent, Quelques-uns par-delà le cou, Dont ils burent plus que le soûl; Enfin, après mainte hurlerie, Mainte risée et raillerie Qui ne valait pas grand argent; Chacun à l'envi diligent, Des nefs descendit au rivage, Hors quelques gardeurs de bagage, Et les matelots du vaisseau, Qui sont accoutumés sur l'eau. Aeneas et toute sa bande Dansaient parfois la sarabande, Et gambadaient de temps en temps, Tant ils étaient gais et contents. Pallas, les voyant ainsi faire, Dansait aussi pour leur complaire, Outre que le jeune Seigneur De sa nature était danseur, Quoiqu'une histoire scandaleuse Lui donne une jambe cagneuse, Mais on sait au moins, ce dit-on, Que Pallas donna du bâton A l'écrivain de cette histoire: Il ne faut point donc trop la croire, Ni trop peu ne la croire pas. Enée, allant donc de son pas, Comme j'ai dit, l'âme fort gaie, Trouva des soldats mis en haie, Et des milords arcadiens, Qui, voyant venir les Troyens, Se fendant leur firent passage; Puis Aeneas tint ce langage: "O seul des Grecs homme de bien, Car les autres ne valent rien, Sur ton nom et ta bonne mine, Quoique tu sois Grec d'origine, Et superlativement Grec, Tu ne me seras point suspect. Nous sommes parents l'un et l'autre, Ce m'est grand honneur. - C'est la vôtre. - C'est moi qui cet honneur reçois. - Ah! ce n'est pas vous. - Ah! c'est moi" Par ces répliques et dupliques, De leurs royales rhétoriques Ils firent quelque temps essai. Pour dire le vrai, je ne sais Qui des deux était le plus sage, Et qui plus disert personnage. Pour Aeneas, je sais fort bien Qu'il parlait longtemps en un rien, Tant sa langue était bien pendue, Et que, dans une affaire ardue, Sans se préparer il parlait Bien souvent plus qu'on ne voulait; Et, si l'autre en était de même, De tous deux l'éloquence extrême, En ce siècle où l'on parla tant, Eût rendu leur nom éclatant En matière de parlerie, Qu'autrement on dit hâblerie. "O généreux Arcadien, Quoique grand prince, homme de bien, Dit Aeneas au bon Evandre, Nous avons l'honneur de descendre Tous deux d'Atlas, et n'en doutez, Car Mercure, dont vous sortez, Fut fils de Maie; Atlas, son père, Le fut de Letra, qui fut mère De Dardan notre fondateur, Du sang troyen propagateur. Or, puisque notre parentèle Entre nous se rencontre telle, Il faut, si vous le désirez, Que nous soyons confédérés. Par ambassade députée, J'aurais votre amitié quêtée, Et j'aurais pu vous députer Quelque fourbe adroit à traiter, Et fait à notre badinage, Mais, sans train et sans équipage, Moi-même suis ici venu, Quoique je vous sois peu connu, Pour vous dire que le roi Daune M'en donne tout du long de l'aune, Et que vous en donnant aussi, Moi de là, comme vous d'ici, Nous pouvons bien à la pareille Lui donner bien fort sur l'oreille, Pourvu que nous nous entendions. Mes chevaliers et mes pions Sont vaillants, aussi sont les vôtres: Assemblons donc les forces nôtres, Et frottons bien nos ennemis. De se défendre il est permis, Et, sans charger ma conscience, Je puis assommer qui m'offense" Evandre, tant qu'il sermonna, Des yeux partout l'examina, Puis, riant et lui faisant fête, Et se grattant un peu la tête, Car devant que complimenter Il soulait sa tête gratter, Ainsi qu'on lit dans son histoire, Voici, si j'ai bonne mémoire, Ce qu'en troyen mal prononcé Il dit, en vieillard bien sensé, Au révérend messire Enée: "Que bénite soit la journée Que je vous vois de mes deux yeux, Monsieur Aeneas le pieux! En vous je crois voir votre père, Car, pour Madame votre mère, Nous savons ce que nous savons; Mais bouche close, et poursuivons. Votre père donc, que Dieu garde!... Foin, il est mort, et par mégarde Je viens de lui faire un souhait Tel que pour un vivant on fait; J'ai peine à m'empêcher d'en rire. Votre père donc, veux-je dire, Que Dieu garde en son paradis, Etait homme des plus hardis, Grand joueur de trente et quarante Et dansait des mieux la courante, Au reste de vertu pourvu Aussitôt que je vous ai vu, J'ai cru le voir, tant il me semble Que Votre Altesse lui ressemble: Vous êtes pourtant plus replet, Au lieu qu'il était maigrelet, Et qu'il portait la barbe large, Sans y pratiquer une marge, Sur la lèvre se pincetant Le poil, à grand'peine naissant, Comme je vois bien que vous faites; Pour moi, j'ai perdu mes pincettes, Et, quand aujourd'hui j'en aurais, Point ou peu me pincetterais; Mais chacun en use à sa guise. Sa perruque était un peu grise; La vôtre ne l'est pas encor, Et reluit aux yeux comme l'or. Son nez, tranchant comme le nôtre, En approchait plus que du vôtre; De plus il avait un poireau, Mais il n'en était pas moins beau. Enfin, dans votre ressemblance, Je n'y trouve de différence Qu'en ce que l'on appelle l'air; Cela ne vaut pas le parler. Pour conclure, il est véritable Que le père au fils est semblable." Le bon Evandre ainsi jasait De défunt Anchise, et disait Cent choses à dire inutiles, Dont quelques Troyens, gens habiles, Disaient, s'entreparlant tout bas: "Ce vieil roi nous croit de grands fats, Ou bien est un grand fat lui-même, Sauf l'honneur de son diadème." L'arcadien roi cependant Son discours allait étendant: "Lors, disait-il, de mon jeune âge, Feu Priam, sans grand équipage, Chez feu mon père vint loger Sur des chevaux de messager: Il allait voir dame Hésione, Sa soeur, une reine très bonne, Qui dans Salamine a fondé Deux tripots et trois jeux de dé: Elle avait l'âme brelandière, D'ailleurs de vertu singulière, Le bon Dieu lui fasse pardon! De ce fils de Laomédon, De Priam, était à la suite Votre papa, dont la conduite Fit admirer mon père et moi. Il n'avait, non plus que son roi, Nul poil à raser qu'à la tête. Que c'était une bonne bête! Je me souviens qu'il me vola Tout mon argent au quinola, Dont il m'acheta deux aiguières, Il m'engrossa trois chambrières, Et puis ensuite fit si bien Que la chose passa pour rien. Dès lors d'amitié nous nous prîmes, Et de beaux présents nous nous fîmes; Je lui donnai deux arcs turquois, Un vocabulaire narquois, Une recette pour les dartres, Des Heures, usage de Chartres, Car il lisait très volontiers, Et lisait des jours tout entiers. Je lui donnai d'Orphée une ode, Son beau traité sur la méthode De châtrer sans incision, Et son livre sur Ixion, Pour savoir si sa chère Nue Fut depuis grâce au ciel tenue. Dans ce même livre il prouvait Que Junon, accouchant, n'avait Aucun besoin de sage-femme, Ainsi qu'une mortelle dame, Et pour son enfant mettre à l'air N'avait qu'à tout laisser aller. Il me donna pour récompense Un beau gobelet de faïence, Un jeu de quilles et son sac, Un gros rouleau de bon tabac, Le meilleur qui, dans l'Arcadie, Ait cervelle d'homme étourdie; Une toque, et son cordon d'or, Que mon fils Pallas porte encor, Et sa dague bien façonnée, Que je n'ai plus dès l'autre année, Car un laquais sans répondant Me la prit avec son pendant. Ainsi c'est une affaire nette Qu'entre nous l'alliance est faite, Si bien qu'étant votre allié, Sans que vous m'eussiez supplié, J'aurais, sur la moindre nouvelle Que vous avez guerre cruelle Avec Daune mon ennemi, Tenu prêt un secours d'ami. Dès demain l'on battra la caisse; Je ferai lever gens sans cesse, Desquels, cher prince, vous ferez Tout ainsi que vous l'entendrez." Ainsi parla le bon Evandre: Les Troyens, ravis de l'entendre, Crièrent à l'envi Vivat; Aucuns rirent avec éclat, Et le vivat et la risée Emurent si bien l'assemblée Que le plus triste du troupeau N'eût quitté sa part du gâteau Pour somme d'argent très notable. D'Aeneas l'hôte vénérable Le pria du meilleur du coeur De lui vouloir faire l'honneur De voir finir le sacrifice: "Je suis tout à votre service", Dit Aeneas. Un presbyter Lui vint l'encensoir présenter; Il le prit sans cérémonie, Avec une grâce infinie; Mais, avec cette grâce-là Son encensement mal alla, Car, étant nouveau dans l'affaire, Il crut, et crut en téméraire, Qu'il n'avait qu'à pousser bien fort: Il s'évertua donc d'abord; Mais, ébranlant trop la machine, La braise lui chut sur l'échine. Sa faute il voulut réparer; Il ne fit rien que l'empirer: Du prêtre il blessa les deux nièces, D'un chandelier fit quatre pièces, Enfin il fit de l'encensoir Des choses hideuses à voir, Tellement que le bon Evandre Fut contraint de l'encensoir prendre, En lui disant, les yeux baissés: "Monsieur Aeneas, c'est assez." Ainsi l'encensoir peu propice Deux fois troubla le sacrifice: L'une, quand Aeneas survint, Qu'un prêtre épouvanté devint; Et l'autre, quand Son Eminence, Ne sachant comment on encense, Si tragiquement encensa Que tout presque il bouleversa. Pour faire perdre la pensée D'une chose si mal passée, On mit fin à l'oblation, Et puis l'on fit collation: La nappe on étendit sur l'herbe, Chacun pour son siège eut sa gerbe. De la peau d'un puissant lion Evandre avait un pallium. Il mit en la place honorable Le Dardanien vénérable. Chacun, outre un morceau de boeuf, Au lieu de potage eut un oeuf, Mais à maître Enée, et pour cause, Evandre fit doubler la dose. Maint jouvenceau à servir prompt Donnait à tous à boire en rond, Et tous, d'égale diligence, Vidaient les tasses d'importance. Après que chacun fut repu, Evandre, chacun s'étant tu, Dit à l'infant de Cythérée Ces mots: "La fête célébrée Est fête de dévotion, Et non de superstition; Elle est fête en raison fondée, Par nous soigneusement gardée, Pour rendre grâce aux Immortels De nous avoir de périls tels Préservés, que même à cette heure Bien peu s'en faut que je ne meure De peur, à songer que je vas Vous conter cet horrible cas."