[1] CHAPITRE IX Cela est ainsi. [2] J'aime un homme, Silvio. [3] J'ai cherché longtemps à me faire illusion; j'ai donné un~ nom différent au sentiment que j'éprouvais, je l'ai vêtu de l'habit d'une amitié pure et désintéressée ; j'ai cru que cela n'était que l'admiration que j'ai pour toutes les belles personnes et les belles choses ; je me suis promené plusieurs jours dans les sentiers perfides et riants qui errent autour de toute passion naissante; mais je reconnais maintenant dans quelle profonde et terrible voie je me suis engagé. [4] Il n'y a pas à se le cacher : je me suis bien examiné, j'ai pesé froidement toutes les circonstances ; je me suis rendu raison du plus mince détail; j'ai fouillé mon âme dans tous les sens avec cette sûreté que donne l'habitude d'étudier sur soi-même ; je rougis d'y penser et de l'écrire; mais la chose, hélas! n'est que trop certaine, j'aime ce jeune homme, non d'amitié, mais d'amour; - oui, d'amour. [5] Toi que j'ai tant aimé, ô Silvio, mon bon, mon seul camarade, tu ne m'as jamais rien fait éprouver de semblable, et cependant, s'il y eut jamais sous le ciel amitié étroite et vive, si jamais deux âmes, quoique différentes, se sont parfaitement comprises, ce fut notre amitié et ce sont nos deux âmes. [6] Quelles heures ailées nous avons passées ensemble! quelles causeries sans fin et toujours trop tôt terminées! que de choses nous nous sommes dites, que l'on ne s'est jamais dites! [7] Nous avions au coeur l'un pour l'autre cette fenêtre que Momus aurait voulu ouvrir au flanc de l'homme. [8] Que j'étais fier d'être ton ami, moi, plus jeune que toi, moi si fou, toi si raisonnable! [9] Ce que je sens pour ce jeune homme est vraiment incroyable ; jamais aucune femme ne m'a troublé aussi singulièrement. [10] Le son de sa voix si argentin et si clair me donne sur les nerfs et m'agite d'une manière étrange ; mon âme se suspend à ses lèvres, comme une abeille à une fleur, pour y boire le miel de ses paroles. [11] je ne puis l'effleurer en passant sans frissonner de la tête aux pieds, et le soir, quand au moment de nous quitter il me tend son adorable main si douce et si satinée, toute ma vie se porte à la place qu'il a touchée, et une heure après je sens encore la pression de ses doigts. [12] Ce matin, je l'ai regardé très longtemps sans qu'il me vît. [13] J'étais caché derrière mon rideau. [14] Lui était à sa fenêtre, qui est précisément en face de la mienne. [15] Cette partie du château a été bâtie, à la fin du règne de Henri IV; elle est moitié briques, moitié moellons, selon l'usage du temps ; la fenêtre est longue, étroite, avec un linteau et un balcon de pierre, - Théodore, - car tu as déjà sans doute deviné que c'est lui dont il s'agit, - était accoudé mélancoliquement sur la rampe et paraissait rêver profondément. [16] Une draperie de damas rouge à grandes fleurs, à demi relevée, tombait à larges plis derrière lui et lui servait de fond. [17] Qu'il était beau, et que sa tête brune et pâle ressortait merveilleusement sur cette teinte pourpre! [18] Deux grosses touffes de cheveux, noires, lustrées, pareilles aux grappes de raisin de l'Érigone antique, lui pendaient gracieuse- ment le long des joues et encadraient d'une manière charmante l'ovale fin et correct de sa belle figure. [19] Son cou rond et potelé était entièrement nu, et il avait une espèce de robe de chambre à larges manches qui ressemblait assez à une robe de femme. [20] Il tenait en main une tulipe jaune qu'il déchiquetait impitoyablement dans sa rêverie, et dont il jetait les morceaux au vent. [21] Un des angles lumineux que le soleil dessinait sur le mur se vint projeter contre la fenêtre, et le tableau se dora d'un ton chaud et transparent à faire envie à la toile la plus chatoyante du Giorgione. [22] Avec ces longs cheveux que la brise remuait doucement, ce cou de marbre ainsi découvert, cette grande robe serrée autour de la taille, ces belles mains sortant de leurs manchettes comme les pistils d'une fleur du milieu de leurs pétales, - il avait l'air non du plus beau des homme~, mais de la plus belle des femmes, - et je me disais dans mon coeur: C'est une femme, oh! c'est une femme! [23] Puis je me souvins tout à coup d'une folie que je t'ai écrite il y a longtemps, - tu sais, - à l'endroit de mon idéal et de la manière dont je le devais assurément rencontrer : la belle dame du parc de Louis XIII, le château rouge et blanc, la grande terrasse, les allées de vieux marronniers et l'entrevue à la fenêtre ; je t'ai fait autrefois tout ce détail. [24] C'était bien cela, - ce que je voyais était la réalisation précise de mon rêve. [25] C'était bien le style d'architecture, l'effet de lumière, le genre de beauté, la couleur et le caractère que j'avais souhaités ; - il n'y manquait rien, seu- lement la dame était un homme; - mais je t'avoue qu'en ce moment-là je l'avais entièrement oublié. [26] Il faut que Théodore soit une femme déguisée; la chose est impossible autrement. [27] Cette beauté excessive, même pour une femme, n'est pas la beauté d'un homme, fût-il Antinoüs, l'ami d'Adrien; fût-il Alexis, l'ami de Virgile. [28] C'est une femme, parbleu, et je suis bien fou de m'être ainsi tourmenté. [29] De la sorte tout s'explique le plus naturellement du monde, et je ne suis pas aussi monstre que je le croyais. [30] Est-ce que Dieu mettrait ainsi des franges de soie si longues et si brunes à de sales paupières d'homme? [31] Est-ce qu'il teindrait de ce carmin si vif et si tendre nos vilaines bouches lippues et hérissées de poils? [32] Nos os taillés à coups de serpe et grossièrement emmanchés ne valent point qu'on les emmaillote d'une chair aussi blanche et aussi délicate ; nos crânes bossués ne sont point faits pour être baignés des flots d'une si admirable chevelure. [33] beauté! nous ne sommes créés que pour t'aimer et t'adorer à genoux si nous t'avons trouvée, pour te chercher éternellement à travers le monde si ce bonheur ne nous a pas été donné ; mais te posséder, mais être nous-mêmes toi, cela n'est possible qu'aux anges et aux femmes. [34] Amants, poètes, peintres et sculpteurs, nous cherchons tous à t'élever un autel, l'amant dans sa maîtresse, le poète dans son chant, le peintre dans sa toile, le sculpteur dans son marbre ; mais l'éternel désespoir, c'est de ne pouvoir faire palpable la beauté que l'on sent et d'être enveloppé d'un corps qui ne réalise point l'idée du corps que vous comprenez être le vôtre. [35] J'ai vu autrefois un jeune homme qui m'avait volé la forme que j'aurais dû avoir. [36] Ce scélérat était juste comme j'aurais voulu être. [37] Il avait la beauté de ma laideur, et à côté de lui j'avais l'air de son ébauche. [38] Il était de ma taille ' mais plus svelte et plus fort ; sa tournure ressemblait à la mienne, mais avec une élégance et une noblesse que je n'ai pas. [39] Ses yeux n'étaient pas d'une couleur autre que mes propres yeux, mais ils avaient un regard et un éclat que les miens n'auront jamais. [40] Son nez avait été jeté au même moule que le mien, seulement il semblait avoir été retouché par le ciseau d'un statuaire habile ; les narines en étaient plus ouvertes et plus passionnées, les méplats plus nettement accusés, et il avait quelque chose d'héroïque dont cette respectable partie de mon individu est totalement dénuée : on eût dit que la nature se fût essayée en ma personne à faire ce moi-même perfectionné. [41] J'avais l'air d'être le brouillon raturé et informe de la pensée dont il était la copie en belle écriture moulée. [42] Quand je le voyais marcher, s'arrêter, saluer les dames, s'asseoir et se coucher avec cette grâce parfaite qui résulte de la beauté des proportions, il me prenait des tristesses et des jalousies affreuses, et telles qu'en doit ressentir le modèle de terre glaise qui se sèche et se fendille obscurément dans un coin de l'atelier, tandis que l'orgueilleuse statue de marbre ' qui sans lui n'existerait pas, se dresse fièrement sur son socle sculpté et attire l'attention et les éloges des visiteurs. [43] Car enfin ce drôle, ce n'est que moi un peu mieux réussi et coulé avec un bronze moins rebelle et qui s'est insinué plus exactement dans les creux du moule. [44] je le trouve bien hardi de se pavaner ainsi avec ma forme et de faire l'insolent comme s'il était un type original : il n'est, au bout du compte, que. [45] mon plagiaire, car je suis né avant lui, et sans moi la nature n'eût point eu l'idée de le faire ainsi. [46] Quand les femmes louaient ses bonnes façons et les agréments de sa personne, j'avais toutes les envies du monde de me lever et de leur dire : Sottes que vous êtes, louez-moi donc directement, car ce monsieur est moi, et c'est un détour inutile que de lui envoyer ce qui me revient. [47] D'autres fois j'avais d'horribles démangeaisons de l'étrangler et de mettre son âme à la porte de ce corps qui m'appartenait, et je rôdais autour de lui les lèvres serrées, les poings crispés comme un seigneur qui rôde autour de son palais où une famille de gueux s'est établie en son absence et qui ne sait comment les jeter dehors. [48] Ce jeune homme, au reste, est stupide, et il réussit d'autant plus. [49] Et quelquefois j'envie sa stupidité plus que sa beauté. [50] Le mot de l'Évangile sur les pauvres d'esprit n'est pas complet : ils auront le royaume du ciel; je n'en sais rien, et cela m'est bien égal; mais a coup sûr ils ont le royaume de la terre, - ils ont l'argent et les belles femmes, c'est-à-dire les deux seules choses désirables qui soient au monde. [51] Connais-tu un homme d'esprit qui soit riche, et un garçon de coeur et de quelque mérite qui ait une maîtresse passable? [52] Quoique Théodore soit très beau, je n'ai cependant pas désiré sa beauté, et j'aime mieux qu'il l'ait que moi. [53] Ces amours étranges dont sont pleines les élégies des poètes anciens, qui nous surprenaient tant et que nous ne pouvions concevoir, sont donc vraisemblables et possibles. [54] Dans les traductions que nous en faisions, nous mettions des noms de femmes à la place de ceux qui y étaient. [55] Juventius se terminait en juventia, Alexis se changeait en Ianthé. [56] Les beaux garçons devenaient de belles filles, nous recomposions ainsi le sérail monstrueux de Catulle, de Tibulle, de Martial et du doux Virgile. [57] C'était une fort galante occupation qui prouvait seulement combien peu nous avions compris le génie antique. [58] Je suis un homme des temps homériques; - le monde où je vis n'est pas le mien, et je ne comprends rien à la société qui m'entoure. [59] Le Christ n'est pas venu pour moi; je suis aussi païen qu'Alcibiade et Phidias. [60] Je n'ai jamais été cueillir sur le Golgotha les fleurs de la passion, et le fleuve profond qui coule du flanc du crucifié et fait une ceinture rouge au monde ne m'a pas baigné de ses flots : - mon corps rebelle ne veut point reconnaître la suprématie de l'âme, et ma chair n'entend point qu'on la mortifie. [61] je trouve la terre aussi belle que le ciel, et je pense que la correction de la forme est la vertu. [62] La spiritualité n'est pas mon fait, j'aime mieux une statue qu'un fantôme, et le plein midi que le crépuscule. [63] Trois choses me plaisent : l'or, le marbre et la pourpre, éclat, solidité, couleur. [64] Mes rêves sont faits de cela, et tous les palais que je bâtis à mes chimères sont construits de ces matériaux. [65] Quelquefois j'ai d'autres songes, - ce sont de longues cavalcades de chevaux tout blancs, sans harnais et sans bride, montés par de beaux jeunes gens nus qui défilent sur une bande de couleur bleu foncé comme sur les frises du Parthénon, ou des théories de jeunes filles couronnées de bandelettes avec des tuniques à plis droits et des sistres d'ivoire qui semblent tourner autour d'un vase immense. [66] jamais ni brouillard ni vapeur, jamais rien d'incertain et de flottant. [67] Mon ciel n'a pas de nuage, ou, s'il en a, ce sont des nuages solides et taillés au ciseau, faits avec les éclats de marbre tombés de la statue de Jupiter. [68] Des montagnes aux arêtes vives et tranchées le dentellent brusquement par les bords, et le soleil accoudé sur une des plus hautes cimes ouvre tout grand son oeil jaune de lion aux paupières dorées. [69] La cigale crie et chante, l'épi craque; l'ombre vaincue et n'en pouvant plus de chaleur se pelotonne et se ramasse au pied des arbres : tout rayonne, tout reluit, tout resplendit. [70] Le moindre détail prend de la fermeté et s'accentue hardiment ; chaque objet revêt une forme et une couleur robustes. [71] Il n'y a pas là de place pour la mollesse et la rêvasserie de l'art chrétien. [72] Ce monde-là est le mien. [73] Les ruisseaux de mes paysages tombent à flots sculptés d'une urne sculptée; entre ces grands roseaux verts et sonores comme ceux de l'Eurotas, on voit luire la hanche ronde et argentée de quelque naïade aux cheveux glauques. [74] Dans cette sombre forêt de chênes, voici Diana qui passe la trousse au dos avec son écharpe volante et ses brodequins aux bandes entrelacées. [75] Elle est suivie de sa meute et de ses nymphes aux noms harmonieux. [76] Mes tableaux sont peints avec quatre tons, comme les tableaux des peintres primitifs, et souvent ce ne sont que des bas-reliefs coloriés ; car j'aime à toucher du doigt ce que j'ai vu et à poursuivre la rondeur des contours jusque dans ses replis les plus fuyants ; je considère chaque chose sous tous les profils et je tourne à l'entour une lumière à la main. [77] J'ai regardé l'amour à la lumière antique et comme un morceau de sculpture plus ou moins parfait. [78] Comment est le bras ? [79] Assez bien. [80] Les mains ne manquent pas de délicatesse. [81] Que pensez-vous de ce pied ? [82] Je pense que la cheville n'a pas de noblesse, et que le talon est commun. [83] Mais la gorge est bien placée et d'une bonne forme, la ligne serpentine est assez ondoyante, les épaules sont grasses et d'un beau caractère. [84] Cette femme serait un modèle passable, et l'on en pourrait mouler plusieurs portions. [85] Aimons-la. [86] J'ai toujours été ainsi. [87] J'ai pour les femmes le regard d'un sculpteur et non celui d'un amant. [88] Je me suis toute ma vie inquiété de la forme du flacon, jamais de la qualité du contenu. [89] J'aurais eu la boîte de Pandore entre les mains, je crois que je ne l'eusse pas ouverte. [90] Tout à l'heure je disais que le Christ n'était pas venu pour moi ; Marie, l'étoile du Ciel moderne, la douce mère du glorieux bambin, n'est pas venue non plus. [91] Bien longtemps et bien souvent je me suis arrêté sous le feuillage de pierre des cathédrales, aux tremblantes clartés des vitraux, à l'heure où l'orgue gémissait de lui-même, quand un doigt invisible se posait sur les touches et que le vent soufflait dans les tuyaux, - et j'ai plongé profondément mes yeux dans l'azur pâle des longs yeux de la Madone. [92] J'ai suivi avec piété l'ovale amaigri de sa figure, l'arc à peine indiqué de ses sourcils, j'ai admiré son front uni et lumineux, ses tempes chastement transparentes, les pommettes de ses joues nuancées d'une couleur sobre et virginale, plus tendre que la fleur du pêcher ; j'ai compté un ,à un les beaux cils dorés qui y jettent leur ombre palpitante ; j'ai démêlé, dans la demi-teinte qui la baigne, les lignes fuyantes de son cou frêle et modestement penché; j'ai même, d'une main téméraire, soulevé les plis de sa tunique et contemplé sans voile ce sein vierge et gonflé de lait qui n'a jamais été pressé que par les lèvres divines ; j'en ai poursuivi les minces veines bleues jusque dans leurs plus imperceptibles ramifications, j'y ai posé le doigt pour faire jaillir en blancs filets le breuvage céleste ; j'ai effleuré de ma bouche le bouton de la rose mystique. [93] Eh bienl je l'avoue, toute cette beauté immatérielle, si ailée, et si vaporeuse qu'on sent bien qu'elle va prendre son vol, ne m'a touché que médiocrement. [94] J'aime mieux la Vénus Anadyomène, mille fois mieux. [95] Ces yeux antiques retroussés par les coins, cette lèvre si pure et si fermement coupée, si amoureuse et qui convie si bien au baiser, ce front bas et plein, ces cheveux ondulés comme la mer et noués négligemment derrière la tête, ces épaules fermes et lustrées, ce dos aux mille sinuosités charmantes, cette gorge petite et peu détachée, toutes ces formes rondes et tendues, cette largeur de hanche, cette force délicate, ce caractère de vigueur surhumaine dans un corps aussi adorablement féminin me ravissent et m'enchantent à un point dont tu ne peux te faire une idée, toi le chrétien et le sage. [96] Marie, malgré l'air humble qu'elle affecte, est beaucoup trop fière pour moi ; c'est à peine si le bout de son pied, entouré de blanches bandelettes, effleure le globe déjà bleuissant où se tord l'antique dragon. [97] Ses yeux sont les plus beaux du monde, mais ils sont toujours tournés vers le ciel, ou baissés ; jamais ils ne regardent en face, - jamais ils n'ont servi de miroir à une forme humaine. [98] Et puis, je n'aime pas ces nimbes de chérubins souriants, qui s'arrondissent autour de sa tête dans une blonde vapeur. [99] je suis jaloux de ces grands anges éphèbes avec des chevelures et des robes flottantes qui s'empressent si amoureusement dans ses assomptions ; ces mains qui s'enlacent pour la soutenir, ces ailes qui s'agitent pour l'éventer me déplaisent et me contrarient. [100] Ces petits-maîtres du ciel, si coquets et si triomphants, en tunique de lumière, en perruque de fils d'or, avec leurs belles plumes bleues et vertes, me semblent beaucoup trop galants, et, si j'étais Dieu, je me garderais de donner de tels pages à ma maîtresse. [101] La Vénus sort de la met pour aborder au monde, - comme il convient à une divinité qui aime les hommes, - toute nue et toute seule. [102] Elle préfère la terre à l'Olympe et a pour amants plus d'hommes que de dieux : elle ne s'enveloppe pas des voiles langoureux de la mysticité ; elle se tient debout, son dauphin derrière elle, le pied sur sa conque de nacre ; le soleil frappe sur son ventre poli, et de sa blanche main elle soutient en l'air les flots de ses beaux cheveux où le vieux père Océan a semé ses perles les plus parfaites. [103] On la peut voir : elle ne cache rien, car la pudeur n'est faite que pour les laides, et c'est une invention moderne, fille du mépris chrétien de la forme et de la matière. [104] vieux monde! tout ce que tu as révéré est donc méprisé ; tes idoles sont donc renversées dans la poussière ; de maigres anachorètes vêtus de lambeaux troués, des martyrs tout sanglants et les épaules lacérées par les tigres de tes cirques se sont juchés sur les piédestaux de tes dieux si beaux et si charmants : - le Christ a enveloppé le monde dans son linceul. [105] Il faut que la beauté rougisse d'elle-même et prenne un suaire. [106] Beaux jeunes gens aux membres frottés d'huile qui luttez dans le lycée ou le gymnase, sous le ciel éclatant, au plein soleil de l'Attique, devant la foule émerveillée ; jeunes filles de Sparte qui dansez la bibase, et qui courez nues jusqu'au sommet du Taygète, reprenez vos tuniques et vos chlamydes : - votre règne est passé. [107] Et vous, pétrisseurs de marbre, Prométhées du bronze, brisez vos ciseaux : - il n'y aura plus de sculpteurs. [108] Le monde palpable est mort. [109] Une pensée ténébreuse et lugubre remplit seule l'immensité du vide. [110] Cléomène va voir chez les tisserands quels plis fait le drap ou la toile. [111] Virginité, plante amère, née sur un sol trempé de sang, et dont la fleur étiolée et maladive s'ouvre péni- blement à l'ombre humide des cloîtres, sous une froide pluie lustrale ; - rose sans parfum et toute hérissée d'épines, tu as remplacé pour nous les belles et joyeuses roses baignées de nard et de falerne des danseuses de Sybaris! [112] Le monde antique ne te connaissait pas, fleur inféconde ; jamais tu n'es entrée dans ses couronnes aux odeurs enivrantes ; - dans cette société vigoureuse et bien portante, on t'eût dédaigneusement foulée aux pieds. [113] Virginité, mysticisme, mélancolie, - trois mots inconnus, - trois maladies nouvelles apportées par le Christ. [114] Pâles spectres qui inondez notre monde de vos larmes glacées, et qui, le coude sur un nuage, la main dans la poitrine, dites pour toute parole : 0 mort! ô mort! vous n'auriez pu mettre le pied sur cette terre si bien peuplée de dieux indulgents et folâtres ! [115] Je considère la femme, à la manière antique, comme une belle esclave destinée à nos plaisirs. [116] Le christianisme ne l'a pas réhabilitée à mes yeux. [117] C'est toujours pour moi quelque chose de dissemblable et d'inférieur que l'on adore et dont on joue, un hochet plus intelligent que s'il était d'ivoire ou d'or, et qui se relève lui-même si on le laisse tomber à terre. [118] On m'a dit, à cause de cela, que je pensais mal des femmes; je trouve, au contraire, que, c'est en penser fort bien. [119] Je ne sais pas, en vérité, pourquoi les femmes tiennent tant à être regardées comme des hommes. [120] je conçois que l'on ait envie d'être serpent boa, lion ou éléphant ; mais que l'on ait envie d'être homme, c'est ce qui me passe tout à fait. [121] Si j'avais été au concile de Trente quand s'y agita cette importante question, à savoir si la femme est un homme, j'aurais assurément opiné pour la négative. [122] J'ai fait en ma vie quelques vers amoureux ou du moins qui avaient la prétention de passer pour tels. [123] Je viens d'en relire une partie. [124] Le sentiment de l'amour moderne y manque totalement. [125] Si cela était écrit en distiques latins au lieu d'être en rimes françaises, on le pourrait prendre pour l'oeuvre d'un mauvais poète du temps d'Auguste. [126] Et je m'étonne que les femmes, pour qui ils étaient faits, au lieu d'en être fort charmées, ne s'en soient pas fâchées sérieusement. [127] Il est vrai que les femmes ne s'entendent pas plus en poésie que les choux et les roses, ce qui est très naturel et très simple, étant elles-mêmes la poésie ou tout au moins les meilleurs instruments de poésie : la flûte n'entend ni ne comprend l'air que l'on joue sur elle. [128] Dans ces vers, il n'est parlé que de l'or ou de l'ébène des cheveux, de la finesse miraculeuse de la peau, de la rondeur du bras, de la petitesse des pieds et de la forme délicate de la main, et le tout se termine par une humble supplique à la divinité d'octroyer au plus vite la jouissance de toutes ces belles choses. [129] Aux endroits triomphants, ce ne sont que guirlandes suspendues au seuil, pluies de fleurs, parfums brûlés, addition de baisers catulienne, nuits blanches et charmantes, querelles à l'Aurore, avec injonctions à la susdite Aurore de retourner se cacher derrière les rideaux de safran du vieux Tithon ; - c'est un éclat sans chaleur, une sonorité sans vibration. [130] Cela est exact, poli, fait avec une égale curiosité ; mais, à travers tous les raffinements et les voiles de l'expression, on devine la voix brève et dure du maître qui tâche de s'adoucir en parlant à l'esclave. [131] Ce n'est point, comme dans les poésies érotiques faites depuis l'ère chrétienne, une âme qui demande à une autre âme de l'aimer, parce qu'elle l'aime; ce n'est point un lac azuré et souriant qui invite un ruisseau à se fondre dans son sein pour refléter ensemble les étoiles du ciel ; - ce n'est point un couple de colombes ouvrant les ailes en même temps pour voler au même nid. [132] Cinthia, vous êtes belle ; hâtez-vous. [133] Qui sait si vous vivrez demain? [134] Votre chevelure est plus noire que la peau lustrée d'une vierge éthiopienne. [135] Hâtez-vous ; dans quelques années d'ici, de minces fils d'argent se glisseront dans ces touffes épaisses ; - ces roses sentent bon aujourd'hui, demain elles auront l'odeur de la mort et ne seront plus que des cadavres de roses. [136] Respirons tes roses tant qu'elles ressemblent à tes joues ; embrassons tes joues tarit qu'elles ressemblent à tes roses. [137] Lorsque vous serez vieille, Cinthia, personne ne voudra plus de vous, pas même les valets du licteur quand vous les payeriez, et vous courrez après moi que vous rebutez maintenant. [138] Attendez que Saturne ait rayé de son ongle ce front pur et luisant, et vous verrez comme votre seuil si assiégé, si supplié, si tiède de larmes et si fleuri sera évité, maudit, couvert d'herbes et de ronces. [139] Hâtez-vous, Cinthia; la plus petite ride peut servir de fosse au plus grand amour. [140] C'est dans cette formule brutale et impérieuse que se résume toute l'élégie antique : elle en revient toujours là; c'est sa plus grande raison, c'est le plus fort, c'est l'Achille de ses arguments. [141] Après cela elle n'a plus grand-chose à dire, et, quand elle a promis une robe de byssus teint deux fois et une union de perles d'égale grosseur, elle est au bout de son rouleau. [142] C'est aussi à peu près tout ce que je trouve de plus concluant en pareille occurrence. [143] je ne m'en tiens cependant pas toujours à ce programme assez exigu, et je brode mon maigre canevas avec quelques fils de soie de différentes couleurs arrachés çà et là. [144] Mais ces brins sont courts ou renoués vingt fois et tiennent mal au fond de la trame. [145] Je parle assez élégamment d'amour, parce que j'ai lu beaucoup de belles choses là-dessus. [146] Il ne faut pour cela que le talent d'un acteur. [147] Avec beaucoup de femmes, cette apparence suffit ; l'habitude d'écrire et d'imaginer fait que je ne reste pas à court sur ces matières, et tout esprit un peu exercé ' en s'appliquant, parviendra aisément à ce résultat ; mais je ne sens pas un mot de ce que je dis, et je répète tout bas comme le poète antique - - Cinthia, hâtez-vous. [148] On m'a accusé souvent d'être fourbe et dissimulé. [149] Personne au monde n'aimerait autant que moi à parler franchement et à vider son coeur! - mais, comme je n'ai pas une idée et un sentiment pareils à ceux des gens qui m'entourent, - comme, au premier mot vrai que je lâcherais, ce serait un hurrah et un tollé général, j'ai préféré garder le silence, ou, si je parle, ne dégorger que des sottises reçues et ayant droit de bourgeoisie. [150] je serais bienvenu, si je disais aux dames ce que je viens de t'écrire! je ne pense pas qu'elles goûteraient beaucoup ma manière de voir et mes façons d'envisager l'amour. [151] Pour les hommes, je ne peux pas non plus leur dire en face qu'ils ont tort de ne pas aller à quatre pattes ; et, en vérité, c'est ce que je pense de plus favorable à leur égard. [152] je n'ai pas envie de me faire une querelle à chaque mot. [153] Qu'importe, au bout du compte, ce que je pense ou ce que je ne pense pas ; que je sois triste lorsque je semble gai, joyeux quand j'ai l'air mélancolique? [154] On ne trouve pas à redire à ce que je n'aille pas nu : ne puis-je habiller ma figure comme mon corps? [155] Pourquoi un masque serait-il plus répréhensible qu'une culotte, et un mensonge qu'un corset ? [156] Hélas! la terre tourne autour du soleil, rôtie d'un côté et gelée de l'autre. [157] Il y a une bataille où six cent mille hommes se déchiquettent ; il fait le plus beau temps du monde ; les fleurs sont d'une coquetterie sans pareille, et elles ouvrent effrontément leur gorge luxuriante jusque sous le pied des chevaux. [158] Aujourd'hui il s'est commis un nombre fabuleux de bonnes actions il pleut à verse, neige et tonnerre, éclairs et grêles on dirait que le monde va finir. [159] Les bienfaiteurs de l'humanité ont de la boue jusqu'au ventre et sont crottés comme des chiens, à moins qu'ils n'aient voiture. [160] La création se moque impitoyablement de la créature et lui décoche à toute minute des sarcasmes sanglants. [161] Tout est indifférent à tout, et chaque chose vit ou végète par sa propre loi. [162] Que je fasse ceci ou cela, que je vive ou que je meure, que je souffre ou que je jouisse, que je dissimule ou que je sois franc, qu'est-ce que cela fait au soleil et aux betteraves et même aux hommes? [163] Un fétu de paille est tombé sur une fourmi et lui a cassé la troisième patte à la deuxième articulation ; un rocher est tombé sur un village et l'a écrasé : je ne crois pas que l'un de ces malheurs arrache plus de larmes que l'autre aux yeux d'or des étoiles. [164] Tu es mon meilleur ami, si ce mot-là n'est pas aussi creux qu'un grelot ; je mourrais, il est bien évident, si éploré que tu sois, que tu ne te passeras pas de dîner seulement deux jours, et que, malgré cette épouvantable catastrophe, tu n'en continueras pas moins de jouer fort agréablement au trictrac. [165] Quel est celui de mes amis, quelle est celle de mes maîtresses qui saura mes nom et prénoms dans vingt ans d'ici, et qui me reconnaîtrait dans la rue, si je venais à y passer avec un habit percé au coude? [166] Oubli et néant, c'est tout l'homme. [167] Je me sens aussi parfaitement seul que possible, et tous les fils qui allaient de moi aux choses et des choses à moi se sont rompus un à un. [168] Il y a peu d'exemples d'un homme qui, ayant conservé l'intelligence des mouvements qui se font en lui, soit parvenu à un degré d'abrutissement pareil. [169] Je ressemble à ces flacons de liqueurs qu'on a laissés débouchés et dont l'esprit s'est évaporé complètement. [170] Le breuvage a la même apparence et la même couleur ; goûtez-le, vous n'y trouverez que l'insipidité de l'eau. [171] Quand j'y songe, je suis effrayé de la rapidité de cette décomposition ; si cela continue, il faudra que je me sale, ou je pourrirai inévitablement, et les vers se mettront après moi, puisque je n'ai plus d'âme, et que cela seul fait la différence du corps au cadavre. [172] Il y a un an, pas plus, j'avais encore quelque chose d'humain ; - je m'agitais, je cherchais. [173] J'avais une pensée caressée entre toutes, une espèce de but, un idéal ; je voulais être aimé, je faisais les rêves que l'on fait à cet âge, - moins vaporeux, moins chastes, il est vrai, que ceux des jeunes gens ordinaires, mais contenus cependant en de justes bornes. [174] Peu à peu ce qu'il y avait d'incorporel s'est dégagé et s'est dissipé, et il n'est resté au fond de moi qu'une épaisse couche de grossier limon. [175] Le rêve est devenu un cauchemar, et la chimère un succube ; - le monde de l'âme a fermé ses portes d'ivoire devant moi : je ne comprends plus que ce que je touche avec les mains ; j'ai des songes de pierre ; tout se condense et se durcit autour de moi, rien ne flotte, rien ne vacille, il n'y a pas d'air ni de souffle; la matière me presse, m'envahit et m'écrase; je suis comme un pèlerin qui se serait endormi un jour d'été les pieds dans l'eau et qui se réveillerait en hiver les jambes prises et emboîtées dans la glace. [176] je ne souhaite plus ni l'amour ni l'amitié de personne ; la gloire même, cette auréole éclatante que j'avais tant désirée pour mon front, ne me fait plus la moindre envie. [177] Il n'y a plus, hélas! qu'une chose qui palpite en moi, c'est l'horrible désir qui me porte vers Théodore. [178] Voilà où se réduisent toutes mes notions morales. [179] Ce qui est beau physiquement est bien, tout ce qui est laid est mal. [180] je verrais une belle femme, que je saurais avoir l'âme la plus scélérate du monde, qui serait adultère et empoisonneuse, j'avoue que cela me serait par- faitement égal et ne m'empêcherait nullement de m'y complaire, si je trouvais la forme de son nez convenable. [181] Voici comme je me représente le bonheur suprême - c'est un grand bâtiment carré sans fenêtre au dehors une grande cour entourée d'une colonnade de marbre blanc, au milieu une fontaine de cristal avec un jet de vif-argent à la manière arabe, des caisses d'orangers et de grenadiers posées alternativement ; par là-dessus un ciel très bleu et un soleil très jaune ; - de grands lévriers au museau de brochet dormiraient çà et là ; de temps en temps des nègres pieds nus avec des cercles d'or aux jambes, de belles servantes blanches et sveltes, habillées de vêtements riches et capricieux, passeraient entre les arcades évidées, quelque corbeille au bras, ou quelque amphore sur la tête. [182] Moi, je serais là, immobile, silencieux, sous un dais magnifique, entouré de piles de car- reaux, un grand lion privé sous mon coude, la gorge nue d'une jeune esclave sous mon pied en manière d'escabeau, et fumant de l'opium dans une grande pipe de jade. [183] Je ne me figure pas le paradis autrement ; et, si Dieu veut bien que j'y aille après ma mort, il me fera bâtir dans le coin de quelque étoile un petit kiosque sur ce plan-là. [184] Le paradis tel qu'on le dit être me paraît beaucoup trop musical, et je confesse en toute humilité que je suis parfaitement incapable de supporter une sonate qui durerait seulement dix mille ans. [185] Tu vois quel est mon Eldorado, ma Terre promise: c , est un rêve comme un autre; mais il a cela de spécial, que je n'y introduis jamais aucune figure connue; que pas un de mes amis n'a franchi le seuil de ce palais imaginaire; qu'aucune des femmes que j'ai eues ne s'est assise à côté de moi sur le velours des coussins : j'y suis seul au milieu d'apparences. [186] Toutes ces figures de femmes, toutes ces ombres gracieuses de jeunes filles dont je le peuple, je n'ai jamais eu l'idée de les aimer je n'en ai jamais suppose une amoureuse de moi. [187] Dans ce sérail fantastique, je ne me suis pas créé de sultane favorite. [188] Il y a des négresses, des mulâtresses, des juives à peau bleue et à cheveux rouges, des Grecques et des Circassiennes, des Espagnoles et des Anglaises ; mais ce ne sont pour moi que des symboles de couleur et de linéament, et je les ai comme l'on a toute sorte de vins dans sa cave, et toutes les espèces de colibris dans sa collection. [189] Ce sont des machines à plaisir, des tableaux qui n'ont pas besoin de cadre, des statues qui viennent à vous quand on les appelle et que l'envie vous prend de les considérer de près. [190] Une femme a sur une statue cet incontestable avantage qu'elle se tourne toute seule du côté où l'on veut, et qu'il faut faire soi-même le tour de la statue et se placer au point de vue ; - ce qui est fatigant. [191] Tu vois bien qu'avec des idées semblables je ne puis rester ni dans ce temps ni dans ce monde-ci ; car on ne peut subsister ainsi à côté du temps et de l'espace. [192] Il faut que je trouve autre chose. [193] En pensant ainsi, il est simple et logique que l'on aboutisse à une pareille conclusion. [194] Comme on ne cherche que la satisfaction de l'oeil, le poli de la forme et la pureté du linéament, on les accepte partout où on les rencontre. [195] C'est ce qui explique les singulières aberrations de l'amour antique. [196] Depuis le Christ on n'a plus fait une seule statue d'homme où la beauté adolescente fût idéalisée et rendue avec ce soin qui caractérise les anciens sculpteurs. [197] La femme est devenue le symbole de la beauté morale et physique : l'homme est réellement déchu du jour où le petit enfant est né à Bethléem. [198] La femme est la reine de la création ; les étoiles se joignent en couronne sur sa tête, le croissant de la lune se fait une gloire de s'arrondir sous son pied, le soleil cède son or le plus pur pour lui en faire des joyaux, les peintres qui veulent flatter les anges leur donnent des figures de femmes, et certes ce n'est pas moi qui les en blâmerai. [199] Avant le doux et galant conteur de paraboles, c'était tout le contraire ; on ne féminisait pas les dieux ou les héros que l'on voulait faire séduisants ; ils avaient leur type, vigoureux et délicat en même temps, mais toujours mâle, si amoureux que fussent leurs contours, si polis et si dénués de muscles et de veines que l'ouvrier eût fait leurs jambes et leurs bras divins. [200] On faisait plus volontiers revenir à ce caractère la beauté spéciale de la femme. [201] On élargissait les épaules, on atténuait les hanches, on donnait peu de saillie à la gorge, on accentuait plus robustement les attaches des bras et des cuisses. [202] Il n'y a presque pas de différence entre Pâris et Hélène. [203] Aussi l'hermaphrodite est-il une des chimères les plus ardemment caressées de l'antiquité idolâtre. [204] C'est en effet une des plus suaves créations du génie païen que ce fils d'Hermès et d'Aphrodite. [205] Il ne se peut rien imaginer de plus ravissant au monde que ces deux corps tous deux parfaits, harmonieusement fondus ensemble, que ces deux beautés si égales et si différentes qui n'en forment plus qu'une supérieure à toutes deux, parce qu'elles se tempèrent et se font valoir réciproquement : pour un adorateur exclusif de la forme, y a-t-il une incertitude plus aimable que celle où vous jette la vue de ce dos ' de ces reins douteux, et de ces jambes si fines et si fortes que l'on ne sait si l'on doit les attribuer à Mercure prêt à s'envoler ou à Diane sortant du bain? [206] Le torse est un composé des monstruosités les plus charmantes : sur la poitrine potelée et pleine de l'éphèbe s'arrondit avec une grâce étrange la gorge d'une jeune vierge. [207] Sous les flancs bien enveloppés et d'une mollesse toute féminine, on devine les dentelés et les côtes, comme aux flancs d'un jeune garçon; le ventre est un peu plat pour une femme, un peu rond pour un homme, et toute l'habitude du corps a quelque chose de nuageux et d'indécis qu'il est impossible de rendre, et dont l'attrait est tout particulier. [208] Théodore serait à coup sûr un excellent modèle de ce genre de beauté; cependant je trouve que la portion féminine l'emporte chez lui, et qu'il lui est plus resté de Salmacis qu'à l'Hermaphrodite des Métamorphoses. [209] Ce qu'il y a de singulier, c'est que je ne pense presque plus à son sexe et que je l'aime avec une sécurité parfaite. [210] Quelquefois je cherche à me persuader que cet amour est abominable, et je me le dis à moi-même le plus sévèrement possible ; mais cela ne vient que des lèvres, c'est un raisonnement que je me fais et que je ne sens pas : il me semble réellement que c'est la chose la plus simple du monde et que tout autre à ma place en ferait autant. [211] Je le vois, je l'écoute parler ou chanter, car il chante admirablement, et j'y prends un indicible plaisir. [212] Il me fait tellement l'effet d'une femme qu'un jour, dans la chaleur de la conversation, il m'est échappé de l'appeler madame, ce qui l'a fait rire d'un rire assez forcé, à ce qu'il m'a paru. [213] Si c'était une femme cependant, quels seraient ses motifs pour se travestir ainsi? je ne puis me les expliquer d'aucune manière. [214] Qu'un cavalier très jeune, très beau et parfaitement imberbe se déguise en femme, cela se conçoit ; il s'ouvre ainsi mille portes qui lui seraient restées obstinément fermées, et le quiproquo peut le jeter dans une complication d'aventures tout à fait dédalienne et réjouissante. [215] On peut arriver de cette façon jusqu'à une femme étroitement gardée, ou brusquer quelque bonne fortune à la faveur de la surprise. [216] Mais je ne sais trop les avantages qu'il y a pour une belle et jeune femme à courir le pays en habits d'homme : elle ne peut qu'y perdre. [217] Une femme ne doit pas renoncer ainsi au plaisir d'être courtisée, madrigalisée et adorée ; elle renoncerait plutôt à la vie, et elle aurait raison, car qu'est-ce que la vie d'une femme sans tout cela? [218] Rien, - ou quelque chose de pis que la mort. [219] Et je m'étonne toujours que les femmes qui ont trente ans ou la petite vérole ne se jettent pas du haut d'un clocher en bas. [220] Malgré tout cela, quelque chose de plus fort que tous les raisonnements me crie que c'est une femme, et que c'est elle que j'ai rêvée, elle que je dois aimer uniquement, et qui m'aimera uniquement : - oui, c'est elle, la déesse aux regards d'aigle, aux belles mains royales, qui me souriait avec condescendance du haut de son trône de nuées. [221] Elle s'est présentée à moi sous ce déguisement pour m'éprouver, pour voir si je la reconnaîtrais, si mon regard amoureux pénétrerait les voiles dont elle s'était enveloppée, comme dans ces contes merveilleux où les fées apparaissent d'abord sous des figures de mendiantes, puis se relèvent tout à coup resplendissantes d'or et de pierreries. [222] Je t'ai reconnue, ô mon amour! [223] A ton aspect, mon coeur a sauté dans ma poitrine comme saint Jean dans le ventre de sainte Anne, lorsqu'elle fut visitée par la Vierge ; une lueur flamboyante s'est répandue dans l'air ; j'ai senti comme une odeur de divine ambroisie ; j'ai vu à tes pieds la traînée de feu, et j'ai compris sur-le-champ que tu n'étais pas une simple mortelle. [224] Les sons mélodieux de la viole de sainte Cécile, que les anges écoutent avec ravissement, sont rauques et discordants en comparaison des cadences perlées qui s'envolent de ta bouche de rubis : les Grâces jeunes et souriantes dansent autour de toi une ronde perpétuelle ; les oiseaux, lorsque tu passes dans les bois, inclinent en gazouillant leur petite tête panachée pour te mieux voir, et te sifflent leurs plus jolis refrains ; la lune amoureuse se lève de meilleure heure pour te baiser de ses pâles lèvres d'argent, car elle a abandonné son berger pour toi; le vent se garde d'effacer sur le sable la délicate empreinte de ton adorable pied ; la fontaine, quand tu t'y penches, se fait plus unie que le cristal, de peur de rider et de déformer la réflexion de ton visage céleste ; les pudiques violettes elles-mêmes t'ouvrent leur petit coeur et font mille coquetteries devant toi ; la fraise jalouse se pique d'émulation et tâche d'égaler le divin incarnat de ta bouche ; l'imperceptible moucheron bourdonne joyeusement et t'applaudit en battant des ailes : - toute la nature t'aime et t'admire, ô toi, sa plus belle oeuvre! [225] Ah! je vis maintenant ; - jusqu'à présent je n'avais été qu'un mort : me voilà débarrassé du linceul, et je tends hors de la fosse mes deux maigres mains vers le soleil ; ma couleur bleue de spectre m'a quitté. [226] Mon sang circule rapidement dans mes veines. [227] L'effrayant silence qui régnait autour de moi est rompu à la fin. [228] La voûte opaque et noire qui me pesait sur le front s'est illuminée. [229] Mille voix mystérieuses me chuchotent à l'oreille ; de charmantes étoiles scintillent au-dessus de moi et sablent de leurs paillettes d'or les sinuosités de mon chemin ; les marguerites me rient doucement, et les clochettes murmurent mon nom avec leur petite langue tortillée : je comprends une multitude de choses que je ne comprenais pas, je découvre des affinités et des sympathies merveilleuses, j'entends la langue des roses et des rossignols, et je lis couramment le livre que je ne pouvais pas même épeler. [230] J'ai reconnu que j'avais un ami dans ce vieux chêne respectable tout couvert de gui et de plantes parasites, et que cette pervenche si langoureuse et si frêle, dont le grand oeil bleu déborde toujours de larmes, nourrissait depuis longtemps pour moi une passion discrète et contenue : c'est l'amour, c'est l'amour qui m'a dessillé les yeux et donné le mot de l'énigme. [231] L'amour est descendu au fond du caveau où transissait mon âme accroupie et somnolente ; il l'a prise par le bout de la main et lui a fait monter l'escalier roide et étroit qui menait au dehors. [232] Toutes les portes de la prison étaient crochetées, et pour la première fois cette pauvre Psyché est sortie du moi où elle était enfermée. [233] Une autre vie est devenue la mienne. [234] Je respire par la poitrine d'un autre, et le coup qui le blesserait me tuerait. [235] Avant cet heureux jour, j'étais semblable à ces mornes idoles japonaises qui se regardent perpétuellement le ventre. [236] J'étais le spectateur de moi-même, le parterre de la comédie que je jouais ; je me regardais vivre, et j'écoutais les oscillations de mon coeur comme le battement d'une pendule. [237] Voilà tout. [238] Les images se peignaient dans mes yeux distraits ; les sons frappaient mon oreille inattentive, mais rien du monde extérieur n'arrivait jusqu'à mon âme. [239] L'existence de qui que ce soit ne m'était nécessaire ; je doutais même de toute autre existence que de la mienne, dont encore je n'étais guère sûr. [240] Il me semble que j'étais seul au milieu de l'univers, et que tout le reste n'était que fumées, images, vaines illusions, apparences fugitives destinées à peupler ce néant. [241] Quelle différence! [242] Et pourtant, si mon pressentiment me trompait, si Théodore était réellement un homme, ainsi que tout le monde le croit! [243] On a vu quelquefois de ces merveilleuses beautés ; - la grande jeunesse prête à cette illusion. [244] C'est une chose à laquelle je ne veux pas penser et qui me rendrait fou ; cette graine tombée d'hier dans le rocher stérile de mon coeur l'a déjà pénétré en tout sens de ses mille filaments ; elle s'y est cramponnée robustement, et il serait impossible de l'arracher. [245] C'est déjà un arbre qui fleurit et verdoie, et tord ses racines musculeuses. [246] Si je venais à savoir avec certitude que Théodore n'est pas une femme, hélas! je ne sais point si je ne l'aimerais pas encore. [247] CHAPITRE X Ma belle amie, tu avais bien raison de me détourner du projet que j'avais conçu de voir les hommes, - et de les étudier à fond, avant de donner mon coeur à aucun d'eux. [248] J'ai à tout jamais éteint en moi l'amour et jusqu'à la possibilité de l'amour. [249] Pauvres jeunes filles que nous sommes ; élevées avec tant de soin, si virginalement entourées d'un triple mur de précautions et de réticences, - nous, à qui on ne laisse rien entendre, rien soupçonner, et dont la principale science est de ne rien savoir, dans quelles étranges erreurs nous vivons, et quelles perfides chimères nous bercent entre leurs bras! [250] Ah! [251] Graciosa, trois fois maudite soit la minute où m'est venue l'idée de ce travestissement; que d'horreurs, que d'infamies et que de grossièretés dont j'ai été forcée d'être témoin ou auditeur! quel trésor de chaste et précieuse ignorance j'ai dissipé en peu de temps! [252] C'était par un beau clair de lune, t'en souviens-tu? nous nous promenions ensemble tout au fond du jardin, dans cette allée triste et peu fréquentée, terminée, d'un côté par une statue de Faune jouant de la flûte, qui n'a plus de nez et dont tout le corps est couvert d'une lèpre épaisse de mousse noirâtre, et de l'autre côté par une perspective feinte, dessinée sur le mur et à moitié effacée par la pluie. [253] A travers le feuillage encore rare de la charmille, on voyait par places les étoiles étinceler et s'arrondir la serpe d'argent. [254] Une odeur de jeunes pousses et de plantes nouvelles nous arrivait du parterre avec les souffles languissants d'une petite brise ; un oiseau caché sifflait un air langoureux et bizarre ; nous, comme de vraies jeunes filles, nous causions d'amour, de galants, de mariage, du beau cavalier que nous avions vu à la messe; nous mettions en commun le peu de notions du monde et des choses que nous pouvions avoir . [255] nous retournions de cent manières une phrase que nous avions entendue par hasard et dont la signification nous semblait obscure et singulière ; nous nous faisions mille de ces questions saugrenues que la plus parfaite innocence peut seule imaginer. [256] Que de poésie primitive, que d'adorables sottises dans ces furtifs entretiens de deux petites niaises sorties la veille de pension! [257] Toi, tu voulais pour amant un jeune homme hardi et fier, avec des moustaches et des cheveux noirs, de grands éperons, de grandes plumes, une grande épée, une espèce de matamore amoureux, et tu donnais en plein dans l'héroïque et le triomphant : tu ne rêvais que duels et escalades, dévouement miraculeux, et tu aurais volontiers jeté ton gant dans la fosse aux lions pour que ton Esplandian l'y allât chercher: cela était fort comique de voir une petite fille comme tu l'étais alors, toute blonde, toute rougissante, ployant au moindre souffle, vous débiter ces généreuses tirades d'une seule haleine et de l'air le plus martial du monde. [258] Moi, quoique je n'eusse que six mois de plus que toi, j'étais de six ans moins romanesque : une chose m'inquiétait principalement, c'était de savoir ce que les hommes se disaient entre eux et ce qu'ils faisaient lorsqu'ils étaient sortis des salons et des théâtres : je pressentais dans leur vie beaucoup de côtés défectueux et obscurs, soigneusement voilés à nos regards, et qu'il nous importait beaucoup de connaître ; quelquefois, cachée derrière un rideau, j'épiais de loin les cavaliers qui venaient à la maison, et il me semblait alors démêler dans leur allure quelque chose d'ignoble et de cynique, une insouciance grossière ou une préoccupation farouche que je ne leur retrouvais plus dès qu'ils étaient entrés, et qu'ils semblaient dépouiller comme par enchantement sur le seuil de la chambre. [259] Tous, les jeunes comme les vieux, me paraissaient avoir adopté uniformément un masque de convention, des sentiments de convention et un parler de convention lorsqu'ils étaient devant les femmes. [260] De l'angle du salon où je me tenais droite comme une poupée et sans appuyer le dos à mon fauteuil, tout en roulant mon bouquet entre mes doigts, j'écoutais, je regardais ; mes yeux étaient baissés cependant, et je voyais tout à droite, à gauche, devant et derrière moi : - comme les yeux fabuleux du lynx, mes yeux perçaient les murailles, et j'aurais dit ce qui se passait dans la pièce à côté. [261] Je m'étais aussi aperçue d'une notable différence dans la manière dont on parlait aux femmes mariées ; ce n'étaient plus les phrases discrètes et polies, enjolivées puérilement comme on en adressait à moi ou à mes compagnes, c'était un enjouement plus libre, des façons moins sobres et plus dégagées, les claires réticences et les détours aboutissant vite d'une corruption qui sait qu'elle a devant elle une corruption semblable : je sentais bien qu'il y avait entre eux un élément commun qui n'existait pas entre nous, et j'aurais tout donné pour savoir quel était cet élément. [262] Avec quelle anxiété et quelle furie curieuse je suivais de l'oeil et de l'oreille les groupes bourdonnants et rieurs de jeunes gens qui, après s'être abattus sur quelques points du cercle, reprenaient leur promenade tout en causant et en jetant au passage des oeillades ambiguës. [263] Sur leurs bouches dédaigneusement bouffies voltigeaient des ricanements incrédules ; ils avaient l'air de se moquer de ce qu'ils venaient de dire, et de rétracter les compliments et les adorations dont ils nous avaient comblées. [264] je n'entendais pas leurs paroles ; mais je comprenais, au mouvement de leurs lèvres, qu'ils prononçaient des mots d'une langue qui m'était inconnue et dont personne ne s'était servi devant moi. [265] Ceux mêmes qui avaient l'air le plus humble et le plus soumis redressaient la tête avec une nuance très sensible de révolte et d'ennui ; - un soupir d'essoufflement, pareil au soupir d'un acteur qui est arrivé au bout d'un long couplet, s'échappait malgré eux de leur poitrine, et ils faisaient en nous quittant un demi-tour sur les talons d'une manière vive et pressée qui dénonçait une espèce de satisfaction intérieure d'être délivrés de la rude corvée d'être honnêtes et galants. [266] J'aurais donné un an de ma vie pour entendre, sans erre vue, une heure de leur conversation. [267] Souvent je comprenais, à de certaines attitudes, à quelques gestes détournés, à des coups d'oeil lancés obliquement, qu'il était question de moi et que l'on parlait ou de mon âge ou de ma figure. [268] Alors j'étais sur des charbons ardents ; les quelques mots étouffés, les demi-lambeaux de phrase qui m'arrivaient par intervalles irritaient au plus haut point ma curiosité sans pouvoir la satisfaire, et j'entrais dans des doutes et des perplexités étranges. [269] Le plus souvent ce qu'on disait avait une apparence favorable, et ce n'était pas ce qui m'inquiétait : je me souciais assez peu que l'on me trouvât belle; mais les menues observations coulées dans le tuyau de l'oreille et presque toujours suivies de longs ricanements et de singuliers clignements d'yeux, - voilà ce que j'aurais voulu savoir, et, pour une de ces phrases dites tout bas derrière un rideau ou dans l'encoignure d'une porte, j'aurais quitté sans regret l'entretien le plus fleuri et le plus parfumé du monde. [270] Si j'avais eu un amant, j'aurais beaucoup aimé connaître la manière dont il eût parlé de moi à un autre homme, et en quels termes il se serait vanté de sa bonne fortune à ses camarades d'orgie avec un peu de vin dans la tête et les deux coudes sur la nappe. [271] Je le sais maintenant, et en vérité je suis fâchée de le savoir. [272] C'est toujours ainsi. [273] Mon idée était folle, mais ce qui est fait est fait, et l'on ne peut désapprendre ce qu'on a appris. [274] Je ne t'ai pas écoutée, ma chère Graciosa, je m'en repens ; mais on n'écoute pas toujours la raison, surtout quand elle sort d'une aussi jolie bouche que la tienne, car je ne sais pourquoi on ne se peut figurer qu'un conseil soit sage, à moins qu'il ne soit donné par quelque vieille tête toute chenue et toute grise, comme si avoir été bête soixante ans pouvait vous rendre spirituel Mais tout cela me tourmentait trop, et je n'y pouvais tenir, je grillais dans ma petite peau comme une châtaigne sur la poêle. [275] La pomme fatale s'arrondissait dans le feuillage au-dessus de ma tête, et il fallait bien finir par y donner un coup de dent, sauf à la jeter après, si la saveur m'en paraissait amère. [276] J'ai fait comme Ève la blonde, ma très chère grand- mère, - j'ai mordu. [277] La mort de mon oncle, le seul parent qui me restât, me laissant libre de mes actions, j'exécutai ce que je rêvais depuis si longtemps. [278] Mes précautions étaient prises- avec le plus grand soin pour que nul ne se doutât de mon sexe : j'avais appris à tirer l'épée et le pistolet ; je montais parfaitement à cheval et avec une hardiesse dont peu d'écuyers eussent été capables ; j'étudiai bien la manière de porter le manteau et de faire siffler la cravache, et, en quelques mois, je parvins à faire d'une fille qu'on trouvait assez jolie un cavalier beaucoup plus joli, et à qui il ne manquait guère que la moustache. [279] je réalisai ce que j'avais de bien, et je sortis de la ville, décidée à n'y revenir qu'avec l'expérience la plus complète. [280] C'était le seul moyen d'éclaircir mes doutes : avoir des amants ne m'aurait rien appris, ou du moins cela ne m'eût donné que des lueurs incomplètes, et je voulais étudier l'homme à fond, l'anatomiser fibre par fibre avec un scalpel inexorable et le tenir tout vif et tout palpitant sur ma table de dissection ; pour cela il fallait le voir seul à seul chez lui, en déshabillé, le suivre à la promenade, à la taverne et ailleurs. [281] Avec mon déguisement, je pouvais aller partout sans être remarquée ; on ne se cachait pas devant moi, on jetait de côté toute réserve et toute contrainte, je recevais des confidences et j'en faisais de fausses pour en provoquer de vraies. [282] Hélas! les femmes n'ont lu que le roman de l'homme et jamais son histoire. [283] C'est une chose effrayante à penser et à laquelle on ne pense pas, combien nous ignorons profondément la vie et la conduite de ceux qui paraissent nous aimer et que nous épouserons. [284] Leur existence réelle nous est aussi parfaitement inconnue que s'ils étaient des habitants de Saturne ou de quelque autre planète à cent millions de lieues de notre boule sublunaire : on dirait qu'ils sont d'une autre espèce, et il n'y a pas le moindre lien intellectuel entre les deux sexes ; - les vertus de l'un font les vices de l'autre, et ce qui fait admirer l'homme fait honnir la femme. [285] Nous autres, notre vie est claire et se peut pénétrer d'un regard. [286] Il est facile de nous suivre de la maison au pensionnat, du pensionnat à la maison; -ce que nous faisons n'est un mystère pour personne ; chacun peut voir nos mauvais dessins à l'estompe, nos bouquets à l'aquarelle composés d'une pensée et d'une rose grosse comme un chou, et galamment noués par la queue avec un ruban de couleur tendre : les pantoufles que nous brodons pour la fête de nos pères ou de nos grands-pères n'ont rien en soi de bien occulte et de bien inquiétant. [287] Nos sonates et nos romances sont exécutées avec la plus désirable froideur. [288] Nous sommes bien et dûment cousues à la jupe de nos mères, et, à neuf ou dix heures au plus, nous rentrons dans nos petits lits tout blancs, au fond de nos cellules proprettes et discrètes, où nous sommes vertueusement verrouillées et cadenassées jusqu'au lendemain matin. [289] La susceptibilité la plus éveillée et la plus jalouse ne trouverait rien à cela. [290] Le cristal le plus limpide n'a pas la transparence d'une pareille vie. [291] Celui qui nous prend sait ce que nous avons fait à partir de la minute où nous avons été sevrées et même avant, s'il veut pousser ses recherches jusque- là. [292] Notre vie n'est pas une vie, c'est une espèce de végétation comme celle de la mousse et des fleurs ; l'ombre glaciale de la tige maternelle flotte autour de nous, pauvres boutons de rose étouffés qui n'osons pas nous ouvrir. [293] Notre affaire principale, c'est de nous tenir bien droites, bien corsées, bien busquées, l'oeil convenablement baissé, et de surpasser en immobilité et en roideur les mannequins et les poupées à ressorts. [294] Il nous est défendu de prendre la parole, de nous mêler à la conversation autrement que pour répondre oui et non, si l'on nous interroge. [295] Aussitôt que l'on veut dire quelque chose d'intéressant, l'on nous renvoie étudier notre harpe ou notre clavecin, et nos maîtres de musique ont tous soixante ans pour le moins et prennent horriblement de tabac. [296] Les modèles suspendus dans nos chambres sont d'une anatomie très vague et très esquivée. [297] Les dieux de la Grèce, pour se présenter dans un pensionnat de demoiselles, ont soin préalablement d'acheter à la friperie de très amples carricks et de se faire graver au pointillé, ce qui leur donne l'air de portiers ou de cochers de fiacre, et les rend peu propres à nous enflammer l'imagination. [298] A force de vouloir nous empêcher d'être romanesques, l'on nous rend idiotes. [299] Le temps de notre éducation se passe non pas à nous apprendre quelque chose, mais à nous empêcher d'apprendre quelque chose. [300] Nous sommes réellement prisonnières de corps et d'esprit ; mais un jeune homme, libre de ses actions, qui sort le matin pour ne rentrer que le matin, qui a de l'argent, qui peut en gagner et en disposer comme il lui plaît, comment pourrait-il justifier l'emploi de son temps ? - quel est l'homme qui voudrait dire à la personne aimée ce qu'il a fait pendant sa journée et pendant sa nuit? [301] Aucun, même de ceux qui sont réputés les plus purs. [302] J'avais envoyé mon cheval et mes vêtements à une petite métairie que j'ai à quelque distance de la ville. [303] Je m'habillai, je montai en selle et je partis, non sans un singulier serrement de coeur. [304] je ne regrettai rien, je ne laissai rien en arrière, ni parents, ni amis, pas un chien, pas un chat, et cependant j'étais triste, j'avais presque les larmes aux yeux ; cette ferme où je n'avais été que cinq ou six fois n'avait pour moi rien de particulier et de cher, et ce n'était pas la complaisance que l'on prend à de certains endroits et qui vous attendrit lorsqu'il les faut quitter, mais je me retournai deux ou trois fois pour voir encore de loin monter entre les arbres sa vrille de fumée bleuâtre. [305] C'était là où, avec mes robes et mes jupes, j'avais laissé mon titre de femme ; dans la chambre où j'avais fait ma toilette étaient serrées vingt années de ma vie qui ne devaient plus compter et qui ne me regar- daient plus. [306] Sur la porte on eût pu écrire : Ci-gît Madeleine de Maupin; car en effet je n'étais plus Madeleine de Maupin, mais bien Théodore de Sérannes, - et personne ne devait plus m'appeler de ce doux nom de Madeleine. [307] Le tiroir où étaient renfermées mes robes, désormais inutiles, me parut comme le cercueil de mes blanches illusions; - j'étais un homme, ou du moins j'en avais l'apparence : la jeune fille était morte. [308] Quand j'eus totalement perdu de vue la cime des châtaigniers qui entourent la métairie, il me sembla que je n'étais plus moi, mais un autre, et je me souvenais de mes actions anciennes comme des actions d'une personne étrangère auxquelles j'aurais assisté, ou comme du début d'un roman dont je n'aurais pas achevé la lecture. [309] Je me rappelais complaisamment mille petits détails dont l'enfantine naïveté me faisait venir sur les lèvres un sourire d'indulgence un peu moqueuse quelquefois, comme celui d'un jeune libertin qui écouterait les confidences arcadiques et pastorales d'un écolier de troisième; et, au moment où je m'en détachais pour toujours, toutes mes puérilités de petite fille et de jeune fille accouraient sur le bord du chemin en me faisant mille signes d'amitié et m'envoyant des baisers du bout de leurs doigts blancs et effilés. [310] Je piquai mon cheval pour me dérober à ces énervantes émotions ; les arbres filaient rapidement à droite et à gauche ; mais l'essaim folâtre, plus bourdonnant qu'une ruche d'abeilles, se mit à courir dans les allées latérales et à m'appeler Madeleine! [311] Madeleine! [312] Je donnai sur le cou de ma bête un grand coup de cravache qui la fit redoubler de vitesse. [313] Mes cheveux se tenaient presque droits derrière ma tête, mon manteau était horizontal, comme si des plis eussent été sculptés dans la pierre, tant ma course était rapide ; je regardai une fois en arrière, et je vis, comme un petit nuage blanc bien loin à l'horizon, la poussière que les pieds de mon cheval avaient soulevée. [314] je m'arrêtai un peu. [315] Dans un buisson d'églantier, sur le bord de la route, je vis remuer quelque chose de blanc, et une petite voix claire et douce comme l'argent me vint frapper l'oreille : - Madeleine, Madeleine, où allez-vous si loin, Madeleine? [316] Je suis votre virginité, ma chère enfant; c'est pourquoi j'ai une robe blanche, une couronne blanche et une peau blanche. [317] Mais vous, pourquoi avez-vous des bottes, Madeleine? [318] Il me semblait que vous aviez le pied fort joli. [319] Des bottes et un haut-de-chausses, et un grand chapeau à plume comme un cavalier qui va à la guerre! [320] Pourquoi donc cette longue épée qui bat et meurtrit votre cuisse? [321] Vous avez un singulier équipage, Madeleine, et je ne sais trop si je dois vous accompagner. [322] Si tu as peur, ma chère, retourne à la maison, va arroser mes fleurs et soigner mes colombes. [323] Mais en vérité tu as tort, tu serais plus en sûreté sous ces vêtements de bon drap que sous ta gaze et ton lin. [324] Mes bottes empêchent qu'on ne voie si j'ai un joli pied ; cette épée, c'est pour me défendre, et la plume qui s'agite à mon chapeau est pour effaroucher tous les rossignols qui me viendraient chanter à l'oreille de fausses chansons d'amour. [325] Je continuai ma route : dans les soupirs du vent je crus reconnaître la dernière phrase de la sonate que j'avais apprise pour la fête de mon oncle, et, dans une large rose qui levait sa tête épanouie au-dessus d'un petit mur, le modèle de la grosse rose d'après quoi j'avais fait tant d'aquarelles ; en passant devant une maison, je vis flotter à une fenêtre le fantôme de mes rideaux. [326] Tout mon passé semblait se cramponner après moi pour m'empêcher d'aller en avant et d'arriver à un nouvel avenir. [327] J'hésitai deux ou trois fois, et je tournai la tête de mon cheval de l'autre côté. [328] Mais la petite couleuvre bleue de la curiosité me sifflait tout doucement des paroles insidieuses, et me disait : - Marche, marche, Théodore ; l'occasion est bonne pour t'instruire ; si tu n'apprends pas aujourd'hui, tu ne sauras jamais. [329] Et ton noble coeur, tu le donneras donc au hasard, à la première apparence honnête et passionnée? [330] Les hommes nous cachent des secrets bien extraordinaires, Théodore! [331] Je repris le galop. [332] Le haut-de-chausses était bien sur mon corps et non dans mon esprit ; j'éprouvai un certain malaise et comme un frisson de peur, pour nommer la chose par son nom, à un endroit sombre de la forêt ; un coup de fusil tiré par un braconnier manqua me faire évanouir. [333] Si c'eût été un voleur, les pistolets placés dans mes fontes et ma formidable épée ne m'eussent pas été à coup sûr d'un grand secours. [334] Mais peu à peu je m'aguerris, et je n'y fis plus attention. [335] Le soleil descendait lentement sous l'horizon comme le lustre d'un théâtre qu'on abaisse quand la représentation est finie. [336] Des lapins et des faisans traversaient la route de temps à autre ; les ombres s'allongeaient, et tous les lointains se nuançaient de rougeurs. [337] Certaines portions du ciel étaient d'un lilas très doux et très fondu, d'autres tenaient du citron et de l'orange ; les oiseaux de nuit commençaient à chanter, et il se déga- geait du bois une foule de bruits singuliers : le peu de lumière qu'il y avait encore s'éteignit, et l'obscurité devint complète, augmentée qu'elle était par l'ombre portée des arbres. [338] Moi, qui n'étais jamais sortie seule de nuit, me trouver à huit heures du soir dans une grande forêt! [339] Conçois-tu cela, ma Graciosa, moi qui me mourais déjà de peur au bout du jardin? [340] L'effroi me reprit de plus belle, et le coeur me battit terriblement ; ce fut, je t'avoue, avec une grande satisfaction que je vis poindre et scintiller au revers d'un coteau les lumières de la ville où j'allais. [341] Dès que je vis ces points brillants semblables à de petites étoiles terrestres, ma frayeur se passa complètement. [342] Il me semblait que ces lueurs indifférentes étaient les yeux ouverts d'autant d'amis qui veillaient pour moi. [343] Mon cheval n'était pas moins content que moi, et humant un doux parfum d'écurie plus agréable pour lui que toutes les odeurs des marguerites et des fraises des bois, il courut tout droit à l'hôtel du Lion-Rouge. [344] Une blonde lueur rayonnait à travers le vitrage de plomb de l'auberge, dont l'enseigne de fer-blanc se balançait à droite et à gauche, et geignait comme une vieille femme, car la bise commençait à fraîchir. [345] je remis mon cheval aux mains d'un palefrenier, et j'entrai dans la cuisine. [346] Une énorme cheminée, ouvrant au fond sa gueule rouge et noire, avalait un fagot à chaque bouchée, et de chaque côté des chenets, deux chiens, assis sur leur derrière et presque aussi grands que des hommes, se faisaient cuire avec le plus grand flegme du monde, se contentant de lever un peu leurs pattes et de pousser ~ne espèce de soupir quand la chaleur devenait plus intense ; mais, à coup sûr, ils eussent mieux aimé être réduits en charbon que de reculer d'un pas. [347] Mon arrivée ne parut pas leur faire plaisir, et ce fut en vain que, pour faire connaissance avec eux, je leur passai, à plusieurs reprises, la main sur la tête ; ils me jetaient des regards en dessous qui ne signifiaient rien de bon. [348] Cela m'étonna, car les animaux viennent à moi volontiers. [349] L'hôtelier s'approcha pour me demander ce que je voulais à souper. [350] C'était un homme pansu, avec un nez rouge, des yeux vairons et un sourire qui lui faisait le tour de la tête. [351] A chaque mot qu'il disait, il montrait une double rangée de dents pointues et séparées comme celles des ogres. [352] Le grand couteau de cuisine qui pendait à son côté avait un air douteux et semblait pouvoir servir à plusieurs usages. [353] Quand je lui eus dit ce que je désirais, il alla à un des chiens, et lui donna un coup de pied quelque part. [354] Le-chien se leva, et se dirigea vers une espèce de roue où il entra avec un air piteux et rechigné, et en me lançant un regard de reproche. [355] Enfin, voyant qu'il n'y avait pas de grâce à espérer, il se mit à faire tourner sa roue, et par contre-coup la broche où était enfilé le poulet dont je devais souper. [356] je me promis de lui en jeter les reliefs pour le payer de sa peine, et je me mis à considérer la cuisine en attendant qu'il fût prêt. [357] De larges solives de chêne rayaient le plafond, toutes bistrées et noircies par la fumée du foyer et des chandelles. [358] Sur les dressoirs brillaient dans l'ombre des plats d'étain plus clairs que l'argent et des poteries de faïence blanche à bouquets bleus. [359] Au long des murs, de nombreuses files de casseroles bien récurées ne ressemblaient pas mal aux boucliers antiques que l'on voit suspendus en rang au long des trirèmes grecques ou romaines (pardonne-moi, Graciosa, la magnificence épique de cette comparaison). [360] Une ou deux grosses servantes s'agitaient autour d'une grande table, et remuaient de la vaisselle et des fourchettes, plus agréable musique que toute autre quand on a faim, car l'ouïe du ventre devient alors plus fine que celle de l'oreille. [361] Somme toute, en dépit de la bouche de tirelire et des dents de scie de l'hôtelier, l'auberge avait une mine assez honnête et réjouissante ; et le sourire de l'hôtelier eût-il eu une toise de plus, et ses dents eussent-elles été trois fois plus longues et plus blanches, la pluie commençait à tinter sur les carreaux, et le vent à hurler de façon à vous ôter l'envie de vous en aller, car je ne sais rien qui soit plus lugubre que ces gémissements par une nuit obscure et pluvieuse. [362] Une idée me vint qui me fit sourire, c'est que personne au monde ne serait venu me chercher où j'étais. [363] En effet, qui eût pensé que la petite Madeleine, au lieu d'être couchée dans son lit bien chaud, avec sa veilleuse d'albâtre à côté d'elle, un roman sous son oreiller, sa femme de chambre dans le cabinet voisin, prête à accourir à la moindre terreur nocturne, se balançait sur une chaise de paille, dans une auberge de campagne, à vingt lieues de sa maison, ses pieds bottés posés sur les chenets, et ses petites mains crânement enfoncées dans ses goussets? [364] Oui, Madelinette n'est pas restée, comme ses compagnes, le coude paresseusement appuyé au bord du balcon, entre le volubilis et les jasmins de la fenêtre, à suivre, au bout de la plaine, les franges violettes de l'horizon, ou quelque petit nuage couleur de rose, arrondi par la brise de mai. [365] Elle n'a pas tapissé, avec la feuille des lis, des palais de nacre de perle pour y loger ses chimères ; elle n'a pas, comme vous, les belles rêveuses, habillé quelque fantôme creux de toutes les perfections imaginables : elle a voulu connaitre les hommes avant de se donner à un homme; elle a tout quitté, ses belles robes de velours et de soie aux couleurs éclatantes, ses colliers, ses bracelets, ses oiseaux et ses fleurs ; elle a renoncé volontairement aux adorations, aux galanteries prosternées, aux bouquets et aux madrigaux, au plaisir d'être trouvée plus belle et mieux parée que vous, à son doux nom de femme, à tout ce qui fut elle, et elle s'en est allée, la courageuse fille, toute seule, apprendre à travers le monde la grande science de la vie. [366] Si l'on savait cela, l'on dirait que Madeleine est folle. [367] Tu l'as dit toi-même, ma chère Graciosa; - mais les véritables folles sont celles qui jettent leur âme au vent, et sèment leur amour au hasard sur la pierre et le rocher, sans savoir si un seul épi germera. [368] Graciosa! c'est une pensée que je n'ai jamais eue sans terreur : avoir aimé quelqu'un qui n'en était pas digne! avoir montré son âme toute nue à des yeux impurs, et laissé pénétrer un profane dans le sanctuaire de son coeur! avoir roulé quelque temps ses flots limpides avec une onde bourbeuse! [369] Si parfaitement que l'on se soit séparé, il reste toujours quelque chose de ce limon, et le ruisseau ne peut reprendre sa transparence première. [370] Penser qu'un homme vous a embrassée et touchée; qu'il a vu votre corps ; qu'il peut dire : Elle est comme ceci ou comme cela ; elle a tel signe à tel endroit ; elle a telle nuance dans l'âme ; elle rit pour cette chose, et pleure pour celle-ci ;. [371] son rêve est ainsi fait ; voici dans mon portefeuille une plume des ailes de sa chimère ; cette bague est tressée avec ses cheveux, un morceau de son coeur est plié dans cette lettre; elle me caressait de cette façon, et voici son mot de tendresse habituel! [372] Ah! [373] Cléopâtre, je comprends maintenant pourquoi tu faisais tuer, le matin, l'amant avec qui tu avais passé la nuit. [374] Sublime cruauté, pour qui, autrefois, je n'avais pas assez d'imprécations! [375] Grande voluptueuse, comme tu connaissais la nature humaine, et qu'il y a de profondeur dans cette barbarie! [376] Tu ne voulais pas que nul vivant pût divulguer les mystères de ta couche ; ces mots d'amour, envolés de tes lèvres, ne devaient pas être répétés. [377] Tu gardais ainsi ta pure illusion. [378] L'expérience ne venait pas dépouiller pièce a pièce ce fantôme charmant que tu avais bercé entre tes bras. [379] Tu aimais mieux être séparée de lui par un brusque coup de hache que par un lent dégoût. [380] Quel supplice, en effet, de voir l'homme que l'on avait choisi mentir à chaque minute à l'idée qu'on s'était faite de lui ; de découvrir dans son caractère mille petitesses qu'on n'y soupçonnait pas ; de s'apercevoir que ce qui vous avait paru si beau à travers le prisme de l'amour est réellement fort laid, et que ce qu'on avait pris pour un vrai héros de roman n'est, au bout du compte, qu'un bourgeois prosaïque qui met des pantoufles et une robe de chambre! [381] Je n'ai pas le pouvoir de Cléopâtre, et, si je le possédais, je n'aurais pas assurément la force de m'en servir. [382] Aussi, ne pouvant ni ne voulant faire couper la tête à mes amants au sortir de mon lit, et n'étant pas non plus d'humeur à supporter ce que les autres femmes supportent, il faut que j'y regarde à deux fois avant d'en prendre un ; c'est ce que je ferai plutôt trois fois que deux, si l'envie m'en prend, ce dont je doute fort, après ce que j'ai vu et entendu; à moins cependant que je ne rencontre dans quelque bienheureuse contrée inconnue un coeur pareil au mien, comme disent les romans, - un coeur vierge et pur qui n'eût jamais aimé et qui en fût capable, dans le vrai sens du mot ce qui n'est pas, à beaucoup près, une chose facile. [383] Plusieurs cavaliers entrèrent dans l'auberge . [384] l'orage et la nuit les avaient empêchés de continuer leur route. [385] Ils étaient tous jeunes, et le plus âgé n'avait assu- rément pas plus de trente ans : leurs vêtements annon- çaient qu'ils appartenaient à la classe supérieure, et, à défaut de leurs vêtements, la facilité insolente de leurs manières l'eût fait assez comprendre. [386] Il y en avait un ou deux qui avaient des figures intéressantes ; les autres avaient tous, à un degré plus ou moins fort, cette espèce de jovialité brutale et d'insouciante bonhomie que les hommes ont entre eux, et dont ils se dépouillent complètement lorsqu'ils sont en notre présence. [387] S'ils avaient pu se douter que ce jeune homme frêle et à moitié endormi sur sa chaise, à l'angle de la cheminée, n'était rien moins que ce qu'il paraissait être, mais bien une jeune fille, un morceau de roi, comme ils disent, certes ils eussent bien vite changé de ton, vous les auriez vus aussitôt se rengorger et faire la roue. [388] Ils se seraient approchés avec force révérences, les jambes cambrées, les coudes en dehors, le sourire dans les yeux, dans la bouche, dans le nez, dans les cheveux, dans toute l'habitude de leur corps ; ils auraient désossé les mots dont ils se seraient servis, et n'auraient parlé qu'avec des phrases de velours et de satin ; au moindre de mes mouvements, ils auraient eu l'air de s'étendre sur le plancher en manière de tapis, de peur que la délicatesse de mes pieds ne fût offensée par ses inégalités ; toutes les mains se fussent avancées pour me soutenir ; le siège le plus moelleux eût été disposé à la meilleure place ; mais j'avais l'air d'un joli garçon, et non d'une jolie fille. [389] J'avoue que je fus presque sur le point de regretter mes jupes, en voyant le peu d'attention qu'ils faisaient à moi. [390] J'en fus une minute toute mortifiée ; car, de temps en temps, il m'arrivait de ne plus songer que j'avais des habits d'homme, et j'eus besoin d'y penser pour ne pas prendre de mauvaise humeur. [391] J'étais là, ne disant mot, les bras croisés et regardant avec un air en apparence fort attentif le poulet qui se nuançait de teintes de plus en plus vermeilles et le malheureux chien que j'avais si malencontreusement dérangé, et qui se démenait dans sa roue comme plusieurs diables dans le même bénitier. [392] Le plus jeune de la troupe me vint frapper sur l'épaule un coup qui, ma foi, me fit beaucoup de mal, et m'arracha un petit cri involontaire, et il me demanda si je n'aimerais pas mieux souper avec eux que tout seul, attendu qu'on buvait mieux étant plusieurs. [393] je lui répondis que c'était un plaisir que je n'aurais pas osé espérer, et que je le ferais très volontiers. [394] On mit notre couvert ensemble, et nous prîmes place à la table. [395] Le chien, tout haletant, après avoir happé en trois tours de langue une énorme écuellée d'eau, reprit son poste vis-à-vis de l'autre chien, qui n'avait pas bougé non plus que s'il eût été de porcelaine, les nouveaux venus n'ayant pas demandé de poulet par une grâce du ciel toute spéciale. [396] J'appris, par quelques phrases qui leur échappèrent, qu'ils se rendaient à la cour, qui était alors à NNN et où ils devaient rejoindre d'autres de leurs amis. [397] je leur dis que j'étais un jeune fils de famille qui sortait de l'université, et qui se rendait chez des parents qu'il avait en province par le vrai chemin des écoliers, c'est-à-dire par le plus long qu'il pût trouver. [398] Cela les fit rire, et, après quelques propos sur mon air innocent et candide, ils me demandèrent si j'avais une maîtresse. [399] je leur répondis que je n'en savais rien, et eux de rire encore plus. [400] Les flacons se succédaient avec rapidité ; quoique j'eusse soin de laisser mon verre presque toujours plein, j'avais la tête un peu échauffée, et, ne perdant pas de vue mon idée, je fis en sorte que la conversation tournât sur les femmes. [401] Cela ne fut pas difficile ; car c'est, après la théologie et l'esthétique, la chose dont les hommes parlent le plus volontiers quand ils sont ivres. [402] Les compagnons n'étaient pas précisément ivres, ils portaient trop bien leur vin pour cela ; mais ils commençaient à entrer dans des discussions morales à perte de vue et à mettre sans façon leurs coudes sur la table. [403] L'un d'eux même avait passé son bras autour de la taille épaisse d'une des servantes, et dodelinait sa tête fort amoureusement : un autre jura qu'il crèverait sur l'heure comme un crapaud à qui l'on fait prendre du tabac, si jeannette ne lui laissait pas prendre un baiser sur chacune des grosses pommes rouges qui lui servaient de joues. [404] Et jeannette, ne voulant pas qu'il crevât comme un crapaud, les lui octroya de très bonne grâce, et n'arrêta pas même une main qui s'insinuait audacieusement entre les plis de son fichu, dans la moite vallée de sa gorge très mal gardée par une petite croix d'or, et ce ne fut qu'après un court pourparler à voix basse qu'il la laissa libre d'enlever le plat. [405] C'étaient pourtant des gens de la cour et de moeurs élégantes, et assurément, à moins de l'avoir vu, je n'aurais jamais pensé à les accuser de pareilles familiarités avec des servantes d'auberge. [406] Il est probable qu'ils venaient de quitter des maîtresses charmantes, à qui ils avaient fait les plus beaux serments du monde : en vérité, je n'aurais jamais songé à recommander à mon amant de ne pas salir, au long des joues de Maritorne, des lèvres où j'aurais posé les miennes. [407] Le drôle parut prendre un grand plaisir à ce baiser ni plus ni moins que s'il eût embrassé Philis ou Oriane : c'était un gros baiser solidement et franchement appliqué, qui laissa deux petites marques blanches sur la joue en feu de la donzelle, et dont elle essuya la trace avec le revers de sa main qui venait de laver la vaisselle. [408] je ne crois pas qu'il en eût jamais donné d'aussi naturellement tendre à la pure déité de son coeur. [409] Ce fut apparemment sa pensée, car il dit à demi-voix et avec un mouvement de coude tout à fait dédaigneux : - Au diable les femmes maigres et les grands sentiments! [410] Cette morale parut du goût de l'assemblée - et tous hochèrent la tête en signe d'assentiment. [411] Ma foi, dit l'autre en continuant son idée, j'ai du malheur en tout. [412] Messieurs, il faut que je vous confie sous le sceau du plus grand secret que moi qui vous parle j'ai en ce moment-ci une passion. [413] Oh! oh! firent les autres. [414] Une passion! cela est du dernier lugubre. [415] Et que fais-tu d'une passion? [416] C'est une femme honnête, messieurs ; il ne faut pas rire, messieurs ; car enfin pourquoi n'aurais-je pas une femme honnête? [417] Est-ce que j'ai dit quelque chose de ridicule ? [418] . [419] Tiens, toi là-bas, je vais te jeter la maison à la tête, si tu ne finis pas. [420] Eh bien! après? [421] Elle est folle de moi c'est bien la plus belle âme du monde; en fait d'âmes, je m'y connais; je m'y connais aussi bien qu'en chevaux pour le moins, et je vous garantis que celle-là est une âme première qualité. [422] Ce sont des élévations, des extases, des dé- vouements, des sacrifices, des raffinements de tendresse, tout ce que l'on peut imaginer de plus transcendant ; mais elle n'a presque pas de gorge, elle n'en a même pas du tout, comme une petite fille de quinze ans au plus. [423] sa main est fine, et son pied petit ; elle a trop d'esprit, et pas assez de chair, et il me prend des envies de la planter là. [424] Que diable on ne couche pas avec les esprits. [425] Je suis bien malheureux ; plaignez-moi, mes chers amis. [426] Et, attendri par le vin qu'il avait bu, il se mit à pleurer à chaudes larmes. [427] Jeannette te consolera du malheur de coucher avec des sylphides, lui dit son voisin en lui versant une rasade ; son âme est tellement épaisse qu'on en pourrait bien faire des corps pour les autres, et elle a assez de chair pour habiller la carcasse de trois éléphants. [428] pure et noble femme! si tu savais ce que dit de toi, dans un cabaret, à tout hasard, devant des personnes qu'il ne connaît pas, l'homme que tu aimes le mieux au monde, et à qui tu as tout sacrifié! comme il te déshabille sans pudeur, et te livre effrontément toute nue aux regards avinés de ses camarades, pendant que tu es là, triste, le menton dans la main, l'oeil tourné vers le chemin par où il doit revenir! [429] Si quelqu'un était venu te dire que ton amant, vingt-quatre heures peut-être après t'avoir quittée, courtisait une ignoble servante et qu'il s'était arrangé pour passer la nuit avec elle, tu aurais soutenu que cela n'était pas possible, et tu n'aurais pas voulu le croire à peine aurais-tu ajouté foi à tes yeux et à tes oreilles cela était pourtant. [430] La conversation dura encore quelque temps, la plus folle et la plus dévergondée du monde ; mais, à travers toutes les exagérations bouffonnes, les plaisanteries souvent ordurières, perçait un sentiment vrai et profond de parfait mépris pour la femme, et j'en appris plus dans cette soirée qu'en lisant vingt charretées de moralistes. [431] Les choses énormes et inouïes que j'entendais donnaient à ma figure une teinte de tristesse et de sévérité dont le reste des convives s'aperçut et dont on me fit obligeamment la guerre; mais ma gaieté ne put revenir. [432] J'avais bien soupçonné que les hommes n'étaient pas tels qu'ils apparaissaient devant nous, mais je ne les croyais pas encore aussi différents de leurs masques, et ma surprise égalait mon dégoût. [433] Je ne voudrais, pour corriger à tout jamais une jeune fille romanesque, qu'une demi-heure d'une pareille conversation ; - cela lui vaudrait mieux que toutes les remontrances maternelles. [434] Les uns se vantaient d'avoir autant de femmes qu'il leur plaisait, et que pour cela ils n'avaient qu'un mot à dire ; les autres se communiquaient des recettes pour se procurer des maîtresses ou dissertaient sur la tactique à suivre dans le siège d'une vertu ; quelques-uns tournaient en ridicule les femmes dont ils étaient les amants, et se proclamaient les plus francs imbéciles de la terre de s'être ainsi acoquinés auprès de semblables guenipes. [435] Tous faisaient très bon marché de l'amour. [436] Voilà donc la pensée qu'ils nous cachent sous tant de beaux semblants! [437] Qui le dirait jamais à les voir si humbles, si r2-mpants, si prêts à tout ? [438] Ah! qu'après la victoire ils relèvent la tête hardiment et mettent insolemment le talon de leurs bottes sur le front qu'ils adoraient de loin et à genoux! comme ils se vengent de leur abaissement passager! comme ils font chèrement payer leurs politesses! et par combien d'injures ils se reposent des madrigaux qu'ils ont faits! [439] Quelle brutalité forcenée de langage et de pensée! quelle inélégance de manières et de tenue! [440] C'est un changement complet et qui n'est certes pas à leur avan- tage. [441] Si loin qu'eussent été mes prévisions, elles étaient bien au-dessous de la réalité. [442] Idéal, fleur bleue au coeur d'or, qui t'épanouis tout emperlée de rosée sous le ciel du printemps, au souffle parfumé des molles rêveries, et dont les racines fibreuses, mille fois plus déliées que les tresses de soie des fées, plongent au profond de notre âme avec leurs mille têtes chevelues pour en boire la plus pure substance ; fleur si douce et si amère, on ne te peut arracher sans faire saigner le coeur à tous ses recoins, et de la tige brisée suintent des gouttes rouges, qui, tombant une à une dans le lac de nos larmes, nous servent à mesurer les heures boiteuses de notre veille mortuaire près du lit de l'Amour agonisant. [443] Ah! fleur maudite, comme tu avais poussé dans mon âme! tes rameaux s'y étaient plus multipliés que les orties dans une ruine. [444] Les jeunes rossignols venaient boire à ton calice et chanter sous ton ombre ; des papillons de diamant, avec des ailes d'émeraude et des yeux de rubis, voltigeaient et dansaient autour de tes frêles pistils couverts de poudre d'or ; des essaims de blondes abeilles suçaient sans défiance ton miel empoisonné ; les chimères reployaient leurs ailes de cygne et croisaient leurs griffes de lion sous leur belle gorge, pour se reposer auprès de toi. [445] L'arbre des Hespérides n'était pas mieux gardé ; les sylphides recueillaient les larmes des étoiles dans les urnes des lis, et t'arrosaient chaque nuit avec leurs magiques arrosoirs. [446] Plante de l'idéal, plus venimeuse que le mancenillier ou l'arbre upas, qu'il m'en coûte, malgré les fleurs trompeuses et le poison que l'on respire avec ton parfum, pour te déraciner de mon âme! [447] Ni le cèdre du Liban, ni le baobab gigantesque, ni le palmier haut de cent coudées n'y pourraient remplir ensemble la place que tu y occupais toute seule, petite fleur bleue au coeur d'or. [448] Le souper se termina enfin, et il fut question de s'aller coucher ; mais, comme le nombre des coucheurs était double de celui des lits, il s'ensuivit naturellement qu'il fallait se coucher les uns après les autres ou coucher deux ensemble. [449] La chose était fort simple pour le reste de la compagnie, mais elle ne l'était pas à beaucoup près autant pour moi, - eu égard à certaines protubérances que la soubreveste et le pourpoint dissimulaient assez convenablement, mais qu'une simple chemise eût laissé voir dans toute leur damnable rondeur , et c. [450] ertes je n'étais guère disposée à trahir mon incognito en faveur d'aucun de ces messieurs, qui en ce moment-la me paraissaient de vrais et naïfs monstres, et que depuis j'ai reconnus pour de fort bons diables, et valant au moins autant que tous ceux de leur espèce. [451] Celui dont je devais partager le lit était raisonnablement ivre. [452] Il se jeta sur les matelas une jambe et un bras pendants à terre, et s'endormit sur-le-champ, non pas du sommeil des justes, mais d'un sommeil si profond que l'ange du jugement dernier s'en fût venu lui souffler à l'oreille avec son clairon qu'il ne se serait pas éveillé pour cela. [453] Ce sommeil simplifiait de beaucoup la difficulté je n'ôtai que mon pourpoint et mes bottes, j'enjambai le corps du dormeur, et je m'étendis sur les draps du côté de la ruelle. [454] J'étais donc couchée avec un homme! [455] Cela n'était pas mal débuter! [456] J'avoue que, malgré toute mon assurance, j'étais singulièrement émue et troublée. [457] La situation était si étrange, si nouvelle que je pouvais à peine admettre que ce ne fût pas un rêve. [458] L'autre dormait de son mieux, moi, je ne pus fermer l'oeil de la nuit. [459] C'était un jeune homme de vingt-quatre ans à peu près, d'une assez belle figure, les cils noirs et la moustache presque blonde ; ses longs cheveux roulaient autour de sa tête comme des flots de l'urne renversée d'un fleuve, une légère rougeur passait sous ses joues pâles comme un nuage sous l'eau, ses lèvres étaient à demi entrouvertes et souriaient d'un sourire vague et languissant. [460] Je me soulevai sur mon coude, et je restai longtemps à le regarder à la vacillante lueur d'une chandelle dont presque tout le suif avait coulé par larges nappes, et dont la mèche était toute chargée de noirs champignons. [461] Un intervalle assez grand nous séparait. [462] Il occupait un bord extrême du lit; moi, je m'étais jetée, par surcroît de précaution, tout à fait à l'autre bord. [463] Assurément ce que j'avais entendu n'était pas de nature à me prédisposer à la tendresse et à la vo- lupté : - j'avais les hommes en horreur. [464] Cependant j'étais plus inquiète et plus agitée que je n'aurais dû l'être : mon corps ne partageait pas la répugnance de mon esprit autant qu'il l'aurait fallu. [465] Mon coeur battait fort, j'avais chaud, et, de quelque côté que je me tournasse, je ne pouvais trouver le repos. [466] Le silence le plus profond régnait dans l'auberge ; on entendait seulement de loin en loin le bruit sourd que faisait le pied de quelque cheval en frappant le pavé de l'écurie, ou le son d'une goutte d'eau qui tombait sur la cendre par le tuyau de la cheminée. [467] La chandelle, arrivée au bout de la mèche, s'éteignit en fumant. [468] Les ténèbres les plus épaisses s'abaissèrent entre nous deux comme des rideaux. [469] Tu ne peux t'imaginer l'effet que fit sur moi la disparition subite de la lumière. [470] Il me sembla que tout était fini, et que je ne devais plus y voir clair de ma vie. [471] J'eus envie un instant de me lever . [472] mais qu'aurais-je fait> Il n'était que deux heures du matin, toutes les lumières étaient éteintes, et je ne pouvais errer comme un fantôme dans une maison inconnue. [473] Force me fut de rester en place et d'attendre le jour. [474] J'étais là, sur le dos, les deux mains croisées, tâchant de penser à quelque chose et retombant toujours sur ceci, à savoir : que j'étais couchée avec un homme. [475] J'allais jusqu'à désirer qu'il s'éveillât et s'aperçût que j'étais une femme. [476] Sans doute, le vin que j'avais bu, quoique en petite quantité, était pour quelque chose dans cette idée extravagante, mais je ne pouvais m'empêcher d'y revenir. [477] Je fus sur le point d'allonger la main de son côté, de l'éveiller et de lui dire ce que j'étais. [478] Un pli de la couverture qui m'arrêta le bras fut la cause qui m'empêcha de pousser la chose jusqu'au bout : cela me donna le temps de la réflexion ; et, pendant que je dégageais mon bras, le sens que j'avais totalement perdu me revint, sinon entièrement, du moins assez pour me contenir. [479] N'eût-il pas été fort curieux qu'une belle dédaigneuse comme je l'étais, que moi, qui aurais voulu connaître dix ans de la vie d'un homme avant de lui donner ma main à baiser, je me fusse livrée, dans une auberge, sur un grabat, au premier venu! et, ma foi, cela n'a pas tenu à grand-chose. [480] Une effervescence subite, un bouillon de sang peut-il à ce point mater les résolutions les plus superbes? et la voix du corps parle-t-elle plus haut que la voix de l'esprit? [481] Toutes les fois que mon orgueil envoie trop de bouffées vers le ciel, pour le ramener à terre, je lui mets le souvenir de cette nuit devant les yeux. [482] je commence à être de l'avis des hommes : quelle pauvre chose que la vertu des femmes! et de quoi dépend-elle, mon Dieu! [483] Ah! c'est en vain que l'on veut déployer des ailes, trop de limon les charge ; le corps est une ancre qui retient l'âme à la terre : elle a beau ouvrir ses voiles au vent des plus hautes idées, le vaisseau reste immobile, comme si tous les rémoras de l'Océan se fussent suspendus à sa quille. [484] La nature se plaît à nous faire de ces sarcasmes-là. [485] Quand elle voit une pensée debout sur son orgueil comme sur une haute colonne toucher presque le ciel de la tête, elle dit tout bas à la liqueur rouge de hâter le pas et de se presser à la porte des artères ; elle commande aux tempes de siffler, aux oreilles de tinter, et voilà que le vertige prend à l'idée altière : toutes les images se confondent et se brouillent, la terre semble onduler comme le pont d'une barque dans la tempête, le ciel tourne en rond et les étoiles dansent la sarabande ; ces lèvres, qui ne débitaient que maximes austères, se plissent et s'avancent comme pour des baisers ; ces bras, si fermes à repousser, s'amollissent et se font plus souples et plus enlaçants que des écharpes. [486] Ajoutez à cela le contact d'un épiderme, le souffle d'une haleine à travers vos cheveux, et tout est perdu. [487] Souvent même il ne faut pas tant : - une odeur de feuillage qui vous arrive des champs par votre fenêtre entrouverte, la vue de deux oiseaux qui se becquètent, une marguerite qui s'épanouit, une ancienne chanson d'amour qui vous revient malgré vous et que vous répétez sans en comprendre le sens, un vent tiède qui vous trouble et vous enivre, la mollesse de votre lit ou de votre divan, il suffit d'une de ces circonstances ; la solitude même de votre chambre vous fait penser que l'on y serait bien deux et que l'on ne saurait trouver un nid plus charmant pour une couvée de plaisirs. [488] Ces rideaux tirés, ce demi-jour, ce silence, tout vous ramène à l'idée fatale qui vous effleure de ses perfides ailes de colombe, et qui roucoule tout doucement autour de vous. [489] Les tissus qui vous touchent semblent vous caresser et collent amoureusement leurs plis au long de votre corps. [490] Alors la jeune fille ouvre ses bras au premier laquais avec qui elle se trouve seule ; le philosophe laisse sa page inachevée, et, la tête dans son manteau, court en toute hâte chez la plus voisine courtisane. [491] Je n'aimais certainement pas l'homme qui me causait des agitations si étranges. [492] Il n'avait d'autre charme que de ne pas être une femme, et, dans l'état où je me trouvais, c'était assez! [493] Un homme! cette chose si mystérieuse qu'on nous dérobe avec tant de soin, cet animal étrange dont nous savons si peu l'histoire, ce démon ou ce dieu qui peut seul réaliser tous les rêves de volupté indécise dont le printemps berce notre sommeil, la seule pensée que l'on ait depuis l'âge de quinze ans! [494] Un homme! [495] L'idée confuse du plaisir flottait dans ma tête alourdie. [496] Le peu que j'en savais allumait encore mon désir. [497] Une ardente curiosité me poussait d'éclaircir une bonne fois les doutes qui m'embarrassaient et se représentaient sans cesse à mon esprit. [498] La solution du problème était derrière la page : il n'y avait qu'à la tourner, le livre était à côté de moi. [499] Un chevalier assez beau, un lit assez étroit, une nuit assez noire! - une jeune fille avec quelques verres de vin de Champagne dans le cerveau! - quel assemblage suspect! [500] Eh bien! de tout cela il n'est résulté qu'un très honnête néant. [501] Sur le mur où je tenais les yeux fixés, à la faveur d'une obscurité moins épaisse, je commençais à distinguer la place de la croisée ; les carreaux devenaient moins opaques, et la lueur grise du matin, qui glissait derrière, leur rendait la transparence ; le ciel s'éclaira peu à peu : il était jour. [502] Tu ne peux t'imaginer quel plaisir me fit ce pâle rayon sur la teinture verte de serge d'Aumale qui entourait le glorieux champ de bataille où ma vertu avait triomphé de mes désirs! [503] Il me sembla que c'était ma couronne de victoire. [504] Quant au compagnon, il était tout à fait tombé par terre. [505] Je me levai, je me rajustai au plus vite et je courus à la fenêtre; je l'ouvris, la brise matinale me fit du bien. [506] Pour me peigner je me mis devant le miroir, et je fus étonnée de la pâleur de ma figure que je croyais pourpre. [507] Les autres entrèrent pour voir si nous étions encore endormis, et poussèrent du pied leur ami qui ne parut pas très surpris de se trouver où il était. [508] On sella les chevaux, et nous nous remîmes en route. [509] Mais en voici assez pour aujourd'hui : ma plume ne marque plus, et je n'ai pas envie de la tailler ; je te dirai une autre fois le reste de mes aventures ; en attendant, aime-moi comme je t'aime, Graciosa la bien nommée, et, d'après ce que je viens de te conter, ne va pas avoir une trop mauvaise opinion de ma vertu.