le rajah de Serendib : il y a de quoi vous faire un bracelet qui ne déparera pas trop votre charmant petit bras. Mon joaillier ordinaire est le fameux B--- ; vous aurez soin de ne pas payer la monture. Je vous baise les pieds et les mains. FORTUNIO ». CHAPITRE IX Musidora est couchée sur son sofa. Un peignoir de gros de Naples rose se plisse négligemment autour de sa taille; elle a les jambes nues par un raffinement de coquetterie, et porte deux cercles d'or émaillé au-dessus de la cheville. L'effet de ces anneaux est étrange et charmant. La position de Musidora eût fourni à un peintre le sujet d'un délicieux caprice. Sa petite tête, roulée dans ses cheveux, repose sur une pile de coussins; ses pieds mignons sont allongés sur une autre pile de carreaux à peu près au niveau de sa tête, en sorte que son corps décrit un arc voluptueux d'une souplesse et d'une grâce admirables. Elle tient dans ses mains la lettre de Fortunio, qu'elle regarde depuis un quart d'heure avec la plus grande fixité d'attention, comme si la forme des caractères et la disposition des lignes devaient lui révéler le secret qu'elle poursuit. Musidora éprouve une émotion qu'elle n'a jamais ressentie. Elle a voulu une chose, et elle ne l'a pas eue. C'est la première fois de sa vie qu'elle se trouve face à face avec un obstacle. Son étonnement est au comble : elle, Musidora. si enviée, si courtisée, si suppliée, la reine de ce monde élégant et joyeux, avoir fait des avances aussi formelles sans le moindre succès! Quelle révolution étrange! Un instant elle se sentit contre Fortunio une rage indicible, une véhémence de haine extraordinaire, et il ne s'en fallut pas de l'épaisseur d'un de ses cheveux si fins qu'elle ne devint sa mortelle ennemie. L'extreme beauté de Fortunio le sauva : la colère de Musidora ne put tenir contre cette merveilleuse perfection de formes. Les lignes enjouées et sereines de cette noble figure apaisèrent dans le coeur de l'enfant tout sentiment mauvais, et elle se prit à l'aimer avec une violence sans pareille et dont elle ne soupçonnait pas elle-même toute l'étendue. Si la curiosité n'avait pas avivé ce naissant amour comme une haleine qui pasle sur un brasier à demi allumé, il se serait peut-être éteint avec les dernières fumées de l'orgie. Couronné de succès, la satiété l'eût bientôt suivi; mais, avec l'obstacle et le désir, l'étincelle est devenue un incendie. Musidora n'a plus qu'une idée, retiouver Fortunio et s'en faire aimer. A cette idée se joint sourdement un commencement de jalousie. A qui cette tresse de cheveux? quelle main a donné cette fleur conservée depuis si longtemps? Pour qui ont été faits ces vers, traduits par le rajah marchand de dattes? - De quoi vais-je m'inquiéter? dit Musidora tout haut; il y a trois ans que Fortunio est revenu des Indes. Puis une idée soudaine lui illumina la cervelle. Elle sonna. Jacinthe parut. - Jacinthe, faites sauter les pierres de ce portefeuille et portez-les au joaillier B--- de la part du marquis Fortunio. Dites-lui qu'il les monte en bracelet, et tachez de le faire causer sur le compte du marquis. Je vous donnerai cette robe gris perle dont vous avez tant envie. Jacinthe revint la mine assez piteuse. - Eh bien ! fit Musidora en se soulevant. - Le joaillier a dit que M- le marquis Fortunio venait souvent à sa boutique lui apporter des pierrenes à enchâsser; qu'il revenait les prendre lui-même au jour fixé, le payait toujours comptant, et que du reste il était excellent lapidaire et se connaissait mieux que lui en joyaux. Il ne savait rien de plus. Aurai-je la robe grise? dit la Jacinthe, assez alarmée du peu de succès de sa diplomatie. - Oui, ne me romps pas la tête, et laisse-moi seule. Jacinthe se retira. Musidora se mit à regarder sa lettre. Elle trouvait un indicible plaisir à contempler ces signes capricieux tracés par la main de Fortunio, il lui semblait voir dans ce billet écrit pour la prévenir d'un danger une inquiétude amoureuse déguisée sous une forme enjouée, et un secret besoin de s'occuper d'elle ressenti vaguement; peut-être même l'aiguille empoisonnée n'était-elle qu'un prétexte et pas autre chose. Elle s'arrêta quelques minutes à cette idée qui flattait sa passion, mais elle vit bientôt que cette espérance était illusoire, et que, si Fortunio se fût senti le moindre goût à son endroit, il n'y avait aucune nécessité pour lui de recourir à ce subterfuge. Elle avait laissé trop clairement paraitre son émotion pour qu'un homme tel que Fortunio eût pu s'y tromper. - Il était impossible de s'y méprendre; - Fortunio, avec toute la politesse imaginable, avait évité l'engagement et paraissait peu curieux de nouer une intrigue. Mais comment expliquer une telle froideur dans un jeune homme dont l'oeil étincelait d'ure si vive splendeur magnétique ei:qui portait en lui les signes des passions les plus fougueuses? Il fallait qu'il eût dans quelque recoin de son coeur un amour idéal, poétique, planant bien au-dessus desamours vulgaires, et que toutes les forces de son âme fussent absorbées par un sentiment unique et profond qui gar- dât son corps de la séduction des sens, pour n'avoir pas été allumé par des agaceries qui eus- sent agité dans leur tombeau la cendre de Nestor et de Priam, et fait fondre les neiges d'Hippolyte lui-même. - Ah! dit Musidora avec un soupir, -- il me méprise, il me regarde comme une impure; il ne veut pas de moi. Et Musidora jeta dans sa vie passée un regard lent et sombre. Les fils d'or qui striaient ses prunelles vertes parurent se tordre comme des serpents; ses sourcils veloutés se rapprochèrent comme pour une lutte; elle jonfla ses narines avec un mouvement terrible, et mordit avec ses petites dents sa lèvre inférieure. - Que sais-je, moi, ce qu'ils auront été lui débiter sur mon compte? George, cet animal, cet ivrogne, qui n'est bon qu'à faire des bouteilles vides avec des bouteilles pleines, triste talent! n'aura pas manqué de lui dire avec un ricanement insupportable : « Ha! ha! hi! hi! la Musidora, une délicieuse, une incomparable fille, c'est la perle des soupers, l'oeil de toutes les fêtes, le bouquet de tous les bals; elle est très à la mode, ma parole d'honneur, tu feras bien de la prendre. Il est de bon air de la montrer à l'Opéra ou aux courses. Moi qui te parle, je l'ai eue trois mois, un jeune homme de bon ton se doit cela. Musidora est une puissance dans son genre, elle fait autorité sur toutes les matières d'élégance. Il lui plairait demain de prendre un amant provincial avec des gants de fil d'Ecosse et des souliers lacés, que demain les souliers lacés du provincial seraient réputés bottes vernies et que beaucoup de gens iraient s'en commander de pareils ». Je l'entends d'ici, et je suis sûre que je ne me trompe pas d'un mot. Et Alfred, cet autre imbécile toujours pris dans sa cravate, et dont les manches retiennent les bras, quelle plate plaisanterie aura-t-il décochée sur moi du haut de son niais sourire? Et de Marcilly, et tous ? Je voudrais les écraser sous mes pieds et leur cracher mon mépris à la figure; car ce sont eux qui m . ont fait ce que je suis. Peut-être ont-ils prévenu Fortunio de cette stupide gageure; si au moins tes chevaux gris pommelé avaient l'esprit de prendre le mors aux dents et de te casser le cou dans un fossé, damné George ! Mais je m'irrite contre George bien inutilement; est-ce que Fortunio aurait eu besoin de ses indiscrétions pour deviner qui je suis et voir toute ma vie d'un regard ? Pardieu, George a raison, je suis une délicieuse, une incomparable fille. - Non, dit-elle apres un silence, je suis une honnête femme. - J'aime. Elle se leva, baisa la lettre de Fortunio, la serra sur son coeur et fit défendre sa porte à tout le monde. CHAPITRE X. La ménagerie des lions et des tigres commence à s'inquiéter de Musidora. On ne sait qu'en penser, on ne la voit nulle part. Alfred, qui est partout en même temps et semble avoir le don de se dédoubler, ne l'a pas rencontrée une seule fois depuis quinze jours. Les chiens sont dépistés; ils ont beau rôder sur les promenades le nez en terre, cherchant la trace. On a donné un concert, un bal et une première représentation; elle n'y était pas. Personne n'a aperçu l'ombre de sa robe. Elle est allée à la campagne ? ce n'est pas encore la saison. De Marcilly prétend qu'elle fait l'amour dans quelque mansarde avec un commis voyageur. George affirme qu'elle s'est fait enlever par l'ambassadeur turc. Alfred se contente de dire que c'est étrange, fort étrange, excessivement étrange. phrase sacramentelle qu'il appelle à son secours toutes les fois qu'il ne sait pas ce qu'il doit penser d'une chose. Le fait est que voilà deux semaines que l'on n'a vu Musidora. Sa maison a l'air inhabitée et morte; les jalousies sont fermées soigneusement. On ne voit entrer ni sortir personne; c'est à peine si un valet à mine contrite et discrète se glisse sur la pointe du pied par la porte entre-bâillée et refermée aussitôt. Le soir, les fenêtres, ordinairement si flamboyantes, ne s'allument plus au feu des lustres et des bridges; une pâle étoile de lumière, assoupie par l'épaisseur des rideaux, tremblote tristement au coin d'un carreau; c'est le seul signe de vie que l'on puisse surprendre sur la face noire de la maison. Enfin George, ennuyé de l'absence de sa favorite, se dit un beau soir en sortant de l'Opéra : « Pardieu, il faut absolument que je sache ce que devient la Musidora. - je consens à me faire voir au bois de Boulogne sur un cheval de louage, à porter des bottes cirées à l'oeuf, à toutes les choses les plus humiliantes, si je ne parviens pas à forcer la consigne ». George se dirigea vers la maison de Musidora. Le concierge, qui avait reçu les ordres les plus formels de ne laisser monter personne, voulut s'opposer au passage de George. - Ah çà ! drôle, fit George, en lui appliquant sur la figure une charmante petite canne en corne de rhinocéros, est-ce que tu me prends pour M- le baron de B--- ? Et il continua son chemin d'un pas délibéré. Il parvint sans encombre jusqu'au premier salon, où il trouva Jacinthe qu'il embrassa résolument, puis, tournant le bouton d'une petite porte qu'il paraissait bien connaître, il entra dans la chambre de Musidora. Il s'arrêta quelques instants avant de parler et chercha de l'oeil où pouvait être Musidera. La petite lampe étrusque était seule allumée. et ne jetait qu'une lueur pâle et tremblante, suffisante tout au plus pour distinguer les objets. Quand ses yeux se furent accoutumés à cette faible lumière, il aperçut Musidora étendue à plat ventre sur le plancher, la tête appuyée dans sa main, ses deux seins faisant ployer les longues laines du tapis et s'y creusant comme deux moules, dans une attitude rappelant tout à fait celle de la Madeleine du Cortège. Deux mèches de ses cheveux débouclés tombaient jusqu'à terre et accompagnaient gracieusement la mélancolie de sa figure, dont le front seul était éclairé. Si elle n'avait pas fait danser au bout d'un de ses pieds relevé en l'air un petit soulier de fibres d'aloès, on aurait pu la prendre pour une statue. - Musidora, dit George d'un ton bouffonnement paternel, votre conduite est inqualifiable, scandaleuse, exorbitante ! - Il court sur vous de par le monde les bruits les plus étranges et les plus ridicules. Vous vous compromettez d'une horrible manière, et, si vous n'y prenez garde vous allez vous perdre de réputation ---. - Ah ! c'est vous, George ! dit Musidora comme si elle sortait d'un rêve. - Oui, mon infante, c'est moi, votre sincère et fidèle ami, l'admirateur juré de vos charmes, votre chevalier et votre troubadour, votre ancien Roméo ---. - George, vous avez trouvé moyen d'être plus ivre qu'à l'ordinaire. Comment vous y êtes-vous pris ? - Moi ? Musidora, je suis d'une gravité funèbre. Hélas 1 le vin ne me grise plus ! - Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. L'on dit, Musidora, j'ose à peine vous le répéter, que vous êtes sérieusement amoureuse, amoureuse comme une grisette ou une lingère. - Vraiment, l'on dit cela ! fit Musidora en repoussant derrière ses oreilles les ondes de cheveux qui débordaient sur ses joues. - L'on dit aussi que vous êtes entrée en religion et que vous avez la prétention d'être la Madeleine moderne; que sais-je moi? mille bruits absurdes ! Mais ce qu'il y a de sûr, c'est que nous ne savons que devenir depuis qu'il vous a plu de décrocher votre astre de notre ciel. Musidora, vous nous manquez terriblement; moi, je m'en- nuie patriarcalement, et l'autre jour, pour me distraire, j'ai été réduit à me prendre de querelle avec Bepp, que j'ai eu la maladresse de tuer, de sorte que je n'ai plus personne de ma force pour jouer aux échecs avec moi. Vous êtes cause aussi que j'ai creve ma jument anglaise au steeple-chase de Bièvre; car j'avais cru vous voir dans une calèche de l'autre côté d'un mur que j'ai fait franchir à la pauvre mistress Bell, qui s'est ouvert le ventre sur un tesson de bouteille. Alfred, qui décidément a quitté la Cinthia pour se mettre au rang de vos adorateurs, est tellement abruti de votre disparition, qu'il s'est montré aux Tuileries avec des gants sales et la même canne qu'il avait la veille. Voilà le récit succinct, mais touchant, des innombrables calamités produites par votre retraite. Vous êtes trop belle, chère petite, pour vous cloîtrer de la sorte. La beauté, comme le soleil, doit luire pour tout le monde; il y a si peu de belles femmes, que le gouvernement devrait forcer toute personne atteinte et convaincue de beauté notoire à se montrer au moins trois fois par semaine sur son balcon pour que le peuple ne perde pas tout à fait le sentiment de la forme et de l'élégance; voilà qui vaudrait beaucoup mieux que de répandre des Bibes stéréotypées dans les chaumières et de fonder des écoles selon la méthode lancastrienne; mais je ne sais à quoi pense le pouvoir. Sais-tu bien, petite reine, que, depuis que tu n'es plus là pour nous cribler des flèches barbelées de tes plaisanteries, nous sommes habillés comme de pauvres diables à qui il est tombé un héritage inattendu ou que l'on a invités le matin à un bal pour le soir même, et qui ont été s'acheter des habits tout faits dans une boutique du Palais-Royal ? Ne t'aperçois-tu pas que mon gilet est trop large d'un travers de doigt et que la pointe droite de ma cravate est beaucoup plus longue que la gauche; signe évident d'une grande perturbation morale ? - Je suis extrêmement touchée d'une si profonde douleur, fit Musidora avec un demi-sourire, et en vérité je ne me croyais pas capable de produire un si grand vide en disparaissant du monde. Mais j'ai besoin de solitude - le moindre bruit m'excède, tout m'ennuie et me fatigue. - Je comprends, dit George; vous voudriez voir si mon habit neuf me va bien par derrière. Je suis importun, et, si l'on attendait quelqu'un, à coup sûr ce n'était pas moi. Mais tant pis, je risque l'incivilité pour cette fois seulement, et je n'userai pas du seul moyen que j'ai de vous être agréable et qui serait de m'en aller. Et, en achevant sa réplique, il s'assit tranquillement par terre à côté de Musidora. - Pardieu, vous avez un joli bracelet, dit-il en lui soulevant le bras. - Fi donc ! répondit Musidora avec une petite moue dédaigneuse, en êtes-vous aux expédients de Tartuffe, et avez-vous besoin, pour toucher mon bras, de parler de mon bracelet ? - Ce sont des topazes d'une eau et d'une pureté admirables, continua George; c'est B--- qui vous a monté cela : il n'y a que lui pour ces sortes d'ouvrages. Quel est l'Amadis, le prince Galaor, le charmant vainqueur qui vous a donné cela ? Il est donc bien jaloux qu'il vous tient enfermée et murée comme le sultan des Turcs son odalisque favorite ? - C'est Fortunio, répondit Musidora. - Ah ! fit George, Fortunio ! Quand faut-il que je t'envoie la calèche et l'attelage ? je ne m'étonne plus de ta disparition. Tu as bien employé ton temps. Tu avais demandé six semaines, et il ne t'a fallu que quinze jours pour pénétrer un mystère qui déjoue notre sagacité depuis trois ans. - C'est beau ! - je te donne le cocher poudré à frimas et deux grooms par-dessus le marché. - J'espère bien que tu nous vas conduire au vrai terrier de ce madré renard, qui nous a toujours donné le change, dans la calèche que tu m'as si adroitement gagnée. - Je n'ai pas vu Fortunio depuis la nuit du souper, reprit Musidora en soupirant; je ne sais pas plus que vous, George, où son caprice l'a pousse; j'ignore même s'il est en France. --- Ces pierreries proviennent du portefeuille que je lui ai dérobé, comme vous le savez; elles en ornaient la couverture; je n'ai trouvé dedans qu'une lettre chinoise et une chanson malaise. Fortunio, s'étant aperçu que je lui avais pris son portefeuille, m'a écrit un billet moqueur, où il me priait de me faire un bracelet avec les topazes dont il était enrichi. - Voilà tout. Depuis, je n'en ai pas eu de nouvelles; il est peut-être allé rejoindre sa princesse chinoise. - Pour cela non, petite; je l'ai entrevu deux fois au bois de Boulogne : la première dans l'allée de Madrid, et l'autre à la porte Maillot. Il était monté sur un diable de cheval noir à tous crins de la mine la plus sauvage qu'on puisse imaginer et qui filait comme un boulet de canon. - Je n'avais pas encore crevé mistresse Bell, et tu sais comme elle va. Mais bah ! à côté de l'hippogriffe de Fortunio, elle avait l'air (car tout ce qui concerne maintenant la pauvre bête doit maintenant se mettre au prétérit) d'un colimaçon rampant sur une pierre couverte de sucre râpé. Derrière le Fortunio galopait un petit monstre à figure de safran, les yeux plus grands que la tête, la bouche lippue, les cheveux plats et fagoté le plus hétéroclitement du monde; - un cauchemar à cheval sur un vent, - car il n'y a que le vent qui puisse aller ce train-là. - C'est tout ce que je puis te dire sur le Fortunio. Après cela, comme tu le dis, il est peut-être en Chine. Dans tout le bavardage de George, Musidora n'avait saisi qu'une chose, c'est que l'on pouvait rencontrer Fortunio au bois; un éclair d'espérance illumina ses paupières vertes, et elle se mit à parler à George d'une façon plus amicale. - Je t'accorde un mois de plus, dit George en lui baisant la main. - Dans un autre temps, je t'aurais demandé l'hospitalité; mais nous sommes maintenant une fille à principes. - Adieu, mon infante, ma princesse; faites les rêves couleur de rose et nacre de perle. Si je puis joindre le seigneur Fortunio, quoique cela puisse me coûter quatre chevaux, je te l'enverrai. Et sur cette belle péroraison, George sortit, non sans avoir embrassé Jacinthe, comme en entrant. Nous ne savons pas trop où il passa le reste de la nuit. CHAPITRE XI. Musidora s'éveilla plus joyeuse que de coutume; elle se fit apporter un miroir et se trouva jolie, un peu pâle, les yeux légèrement battus, à un point suffisant pour jeter sur sa beauté de la délicatesse et de l'intérêt. Elle se dit intérieurement : « Si Fortunio me voyait ainsi, je serais sûre de la victoire ». En effet, elle était irrésistible. Mais comment vaincre un ennemi fuyant et qui ne veut pas combattre ? Le temps était assez beau pour la saison : quelques losanges d'azur se montraient par les déchi- quetures des nuages; une bise fraiche avait séché les chemins. Musidora, ordinairement fort indifférente aux variations de la température et qui n'avait pas beaucoup d'occasions de s'apercevoir s'il pleuvait ou s'il faisait beau, ressentit une joie extrême de la sérénité du ciel. Elle courait par la maison avec une animation extraordinaire, regardant l'heure à toutes les pendules et la direction des girouettes au coin de tous les toits. Jacinthe, sa fidèle camérière, l'aida à se revêtir d'une élégante amazone bleu de ciel : le chapeau de castor et le voile vert, la cravache de Verdier, le brodequin élégamment cambré, rien n'y manquait. Musidora, ainsi costumée, avait un petit air délibéré et triomphant le plus charmant du monde; les grappes de ses cheveux, ur peu crêpés pour résister à l'action du vent, encadraient gracieusement ses joues; sa taille, serrée par le cor- sage côtelé de l'amazone, sortait souple et frêle de la masse ample et puissante des plis de la jupe; son pied, si naturellement petit, devenait imperceptible, emprisonné dans l'étroit cothurne. Jack vint annoncer que la jument de madame était sellée et bridée. Musidora descendit dans la cour, et, Jack lui ayant fait un étrier, elle se mit en selle avec une légèreté et une prestesse consommées; puis elle appliqua un coup de houssine sur l'épaule de sa bête qui partit comme un trait. Jack galopait derrière elle et avait toutes les peines du monde à le suivre. La longue avenue des Champs-Elysées fut bientôt dévorée. La jument de Musidora n'était pas sortie depuis longtemps, et elle bondissait d'impatience comme une sauterelle. Quoîqu'elle fût lancée au plein galop, sa maîtresse lui lâchait la bride et la frappait à grands coups de cravache. je ne sais quel pressentiment disait à Musidora qu'elle verrait le Fortunio ce jour-là. La jument, ainsi excitée, allongeait encore plus son galop et semblait ne pas toucher la terre. Les passants et les promeneurs s'émerveillaient de la hardiesse de la jeune femme; quelquefois un cri de terreur partait d'une voiture dans le fond de laquelle une duchesse peureuse se rejetait en détournant la tête pour ne pas voir l'imprudente tomber et se briser sur le pavé. Mais la Musidora est une excellente écuyère, elle tient à la selle comme si elle y était soudée et vissée. A la porte Maillot, elle rencontra Alfred, qui revenait du côté de Paris; Alfred, surpris, voulut faire volte-face à son cheval et courir après elle pour lui exprimer sa flamme et demander du soulagement de ses maux; mais il n'exécuta pas le mouvement avec une grande adresse, car il perdit un étrier, et avant qu'il se fût remis en selle, la Musidora était complètement hors de vue. - Diable ! fit-il en remettant son cheval au pas, voilà une belle occasion manquée; je vais l'attendre à cette porte, car il est probable qu'elle sortira par ici. Et, de peur de la manquer, Alfred se mit en faction à la porte Maillot et s'y tint dans une immobilité aussi complète qu'un carabinier en sentinelle devant l'arc de triomphe du Carrousel. Le bois était encore dépouillé de feuilles; quelques brins d'herbe verts pointaient à peine sous le détritus de l'ancien feuillage; les branches rouges et poissées de sève s'ouvraient en auréoles décharnées comme des carcasses de parapluies ou d'éventails dont on aurait déchiré la soie. Quoiqu'il ne fît pas de soleil, les chemins étaient déjà poussiéreux comme après un été dévorant. Le bois de Boulogne était aussi laid que peut l'être un bois à la mode, ce qui n'est pas peu dire. Musidora, d'ailleurs peu champêtre de son naturel, se souciait médiocrement de la beauté des sites, et ce n'était pas pour cela qu'elle était venue au bois. Elle battit toutes les allées, l'allée de Madrid particulièrement, où George avait rencontré Fortunio, mais inutilement; pas le moindre Fortunio. - Qu'a donc Musidora aujourd'hui, se disaient les jeunes gens qui la voyaient passer bride abattue, comme une ombre emportée par le vent, à courir comme une enragée et à sauter les barrières, au risque de se casser le cou ? Est-ce qu'elle veut devenir écuyère ou jockey ? Quelle rage d'équitation l'a prise subitement toute vive ? Un instant Musidora crut voir Fortunio au tournant d'une route : elle se lança à sa pousuite à grand renfort de coups de cravache et de coups de talon. La jument, furieuse, se cabra, fit deux ou trois ruades et partit d'un train infernal. Ses veines se tordaient sur son cou musculeux et fumant, ses flancs battaient bruyamment, la sueur écumait et floconnait autour de sa bride, et sa course etait si violente, que sa queue et sa crinière se tenaient dans une position horizontale. - Musidora, cria Georges, qui venait en sens contraire, tu vas rendre ta jument poussive. L'enfant ne fit aucune attention et continua son galop insensé. Elle était admirable. La vivacité de la course avait un peu allumé son teint; ses yeux étincelaient, ses cheveux débouclés flottaient en arrière; sa gorge, irritée, soulevait son corset; elle aspirait fortement l'air par les narines, et tenait ses lèvres comprimées pour n'être pas suffoquée par le vent; son voile se déroulait sur son dos en plis palpitants et lui donnait quelque cnose de transparent et d'aérien. Bradamante ou Marphise, ces deux belles guerrières, n'avaient pas à cheval une mine plus fière et plus résolue. Hélas ! Ce n'était pas Fortunio; c'était un assez beau jeune homme, qui ne fut pas médiocrement surpris de voir une jeune femme courir sur lui au grand galop et tourner bride subitement sans lui avoir adressé la parole. Musidora, fort désappointée, rencontra de nouveau George, qui allait au petit pas comme un curé de village monté sur un âne. - George, dit-elle, reconduisez-moi; j'ai perdu mon domestique. George mit son cheval à côté du sien, et ils sortirent tous les deux par la porte d'Auteuil. - Tiens, dit de Marcilly à un de ses camarades, il paraît que le cher George s'est remis avec la Musidora. - Je crois qu'ils ne se sont jamais quittés complètement, répondit le camarade. le ne manquerai pas de conter cela à la duchesse de M--- dit de Marcilly; elle va faire une belle vie à George. Que de pathos transcendant George va être obligé de débiter pour rentrer en grâce ! Et les deux amis prirent une autre allée. Quant à Alfred, dont le nez, pointillé par une bise piquante, se cardinalisait sensiblement, voyant le brouillard ouater l'horizon et la nuit venir à grands pas, il se dit à lui-même cette phrase fort judicieuse qu'il aurait dû trouver deux heures auparavant: - Ah ça ! il paraît que la Musidora est sortie par une autre porte. Cette petite fille est vraiment trop capricieuse; décidément, je vais faire la cour à Phébé : elle a un bien meilleur caractère. Cette résolution prise, il piqua des deux, et se grisa très confortablement le soir au café de Paris pour se consoler de sa déconvenue. CHAPITRE XII. La belle enfant rentra chez elle harassée de fatigue, presque découragée, et plus triste qu'un joueur de profession à qui son ami intime a refusé de prêter vingt francs pour retourner au jeu. Elle se jetait sur son canapé, et, pendant que Jacinthe délaçait ses cothurnes et dégrafait sa robe, elle se mit à pleurer amèrement. C'étaient les premières larmes qui eussent jamais trempé cet oeil étincelant, au regard clair et froid, aigu et tranchant comme un poignard. Sa mère était morte, elle n'avait point pleuré; il est vrai que sa mère l'avait vendue, à l'âge de treize ans, à un vieux lord anglais, et qu'elle la bat. tait pour lui faire donner son argent : menus détails qui avaient un peu modéré chez Musidora les élans de la tendresse filiale. Elle avait vu, sans témoigner la moindre émotion, passer sur une civière le corps ensanglanté du jeune Willis, qui s'était fait sauter la cervelle de désespoir, ne pouvant suffire à ses prodigalités. Elle pleurait de ne pas avoir rencontré Fortunio. Les glaces de son coeur, plus froid et plus stérile qu'un hiver de Sibérie, se fondaient enfin au souffle tiède de l'amour et se révoltaient en une douce pluie de larmes. Ces larmes étaient le baptême de sa vie nouvelle. Il est des natures de diamant qui en ont l'éclat sans chaleur et l'invincible