[5,0] LIVRE CINQUIÈME. [5,1] CHAPITRE PREMIER. En écrivant ce petit ouvrage, qui peut-être pourra produire aussi pour moi quelques avantages spirituels, mon intention est, en outre, de dire les choses comme je voudrais qu'un autre me les rapportât, s'il écrivait sur le même sujet. Telle est la disposition de mon esprit qu'il recherche avec empressement ce qui est un peu obscur et embarrassé, et évite toute diction commune et négligée. J'estime beaucoup plus ce qui doit exercer mon esprit que ce qui est trop facilement saisi pour pouvoir se graver bien avant dans ma mémoire, toujours avide de nouveauté. Dans toutes les choses que j'ai écrites, et que j'écris sans cesse encore, je bannis tous les hommes de ma pensée, ne cherchant dans ces occupations que mon avantage particulier, et ne me souciant nullement de plaire aux autres. En conséquence, j’ai pris mon parti des opinions du monde, et, tranquille ou indifférent pour moi-même, je m'attends à être exposé à toutes sortes de propos, et comme battu de verges. Je poursuis donc mon entreprise, bien disposé à supporter avec égalité d'humeur les jugements de tous ceux qui viendront aboyer après moi. Il serait, je pense, impossible à qui que ce soit de rapporter exactement tout ce qui fut fait pendant le siège d'Antioche, Parmi tous ceux qui y assistaient nul, sans doute, n'eût pu voir de ses propres yeux tout ce qui se passa autour des murailles de cette ville, de manière à en saisir tout l'ensemble, et à connaître tous les événements dans leur ordre ; et comme j'ai déjà rapporté sommairement les souffrances qu'éprouvèrent les Chrétiens, soit par l'effet des privations, soit par les chances diverses de la guerre, je crois qu'il suffira maintenant que je raconte, aussi bien qu'il me sera possible, comment ils parvinrent au terme du siège, et quels furent pour eux les résultats de cette grande entreprise. En ce temps, notre armée vit paraître, une nuit, dans le ciel, un signe éclatant comme le feu, et qui présentait, à ne pouvoir s'y méprendre, la figure d'une croix. Tous les sages reconnurent dans cette couleur de feu l'annonce des guerres qui se préparaient, et dans la forme de la croix le gage certain du salut et de la victoire. L'un des principaux Turcs, qui commandait dans la ville, se nommait Pirrus. Cet homme ayant, je ne sais par quel moyen, lié connaissance avec Boémond, entretint avec lui une correspondance suivie par de fréquents messages, et tous deux se communiquèrent très souvent leur opinion sur les choses qui se feraient de part et d'autre. A mesure que leur affection se consolida par la régularité de leurs communications, la confiance s'établit entre eux, et comme le Turc exerçait dans la ville une portion considérable de pouvoir, Boémond entreprit de l'amener peu à peu à soumettre Antioche à la domination chrétienne, et chercha, en outre, à lui persuader d'embrasser lui-même le christianisme, lui promettant, s'il consentait à ces deux propositions des avantage et des honneurs plus grands qu'il n’en avait possédé jusque ce jour. Ces offres ayant été très fréquemment reproduites avec adresse, le Turc, séduit par l'espoir des récompenses, consentit enfin à les accepter, et écrivit à Boémond en ces termes : Je préside à la défense de trois tours : je les livrerai à votre seigneurie, et à l'heure qui vous sera la plus agréable et la plus commode, je recevrai volontiers dans ces tours ou vous ou ceux que vous m'aurez désignés. Enivré de cette espérance, Boémond attendait avec confiance l'occasion d’entrer dans la ville, et la joie qu'en éprouvait son cœur se reproduisait sur sa belle figure. Craignant cependant qu'au moment où il procurerait la prise de la ville, quelqu'un de nos princes ne lui en enlevât le commandement, il alla adroitement trouver les seigneurs de l'armée : Vous n'ignorez pas, leur dit-il, mes excellents compagnons, combien de privations, de souffrances, de pénibles services nous avons eu à supporter en assiégeant cette ville. Les grands, les petits et les gens de médiocre condition succombent également sous tant de mortels ennemis, et ne voient aucun remède à leurs maux. Je vous demande donc de tenir conseil entre vous et d'examiner si vous seriez disposés à abandonner la seigneurie de cette ville à quelqu'un d’entre nous, dans le cas où il parviendrait à la faire livrer aux Chrétiens. Il me semble que si quelqu'un réussissait à y pénétrer, soit de vive force, soit par une négociation secrète, soit par l'effet de ses sollicitations, il serait tout-à-fait convenable que tous reconnussent sans hésiter que la seigneurie de cette ville lui appartiendrait de droit. Après avoir entendu ce discours, les princes se montrèrent d'un avis tout différent, et résistèrent avec dureté à ces propositions, disant : Lorsque toutes les fatigues et tous les sujets de crainte ont été recherchés avec un égal empressement et sans aucun espoir de grande récompense, lorsque tous ont bravé les mêmes périls, il ne serait pas convenable qu'une dignité, conquise par les maux de tant d'hommes et d’hommes si grands, fut exclusivement acquise à un seul d'entre nous, quel qu'il fut. Qui ne reconnaît, en effet, qu'il est juste, lorsque tous ont combattu avec une égale ardeur, que tous aient le droit de prendre part au repos commun et aux fruits de la victoire? Vivement blessé de cette réponse, Boémond se retira alors, méditant sérieusement dans le fond de son cœur les paroles qu'il venait d'entendre. Bientôt, cependant, les princes apprirent que les nations barbares formaient une armée innombrable pour venir au secours d'Antioche, et chacun changeant aussitôt de pensée, et allant trouver ses compagnons d'armes, ils se réunirent de nouveau en conseil et s'entretinrent ensemble : Si Boémond, se dirent-ils, parvient par quelque artifice à s'emparer de la ville, sachons souffrir avec patience qu'il la possède lorsqu'elle lui aura été livrée, sous la condition cependant que, si l'empereur nous fournit le secours qu'il a promis, s'il exécute avec la générosité convenable les engagements qu'il a contractés envers nous sous la foi du serment, nous livrerons nous-mêmes la ville à la juridiction impériale, et que s'il nous trompe, elle sera entièrement abandonnée à Boémond, ainsi qu'il le demande lui-même. Informé de cette résolution, l'illustre Boémond, désormais rassuré, renouvela tous les jours ses pressantes sollicitations auprès de Pirrus, cherchant à le circonvenir par des promesses séduisantes: Vois, lui disait-il, excellent Pirrus, vois, l'occasion favorable sourit à notre entreprise : ne diffère plus, je t'en supplie, afin que tu ne perdes point le fruit des utiles résolutions que nous formons ensemble, s'il arrivait, ce que Dieu veuille éloigner, que quelqu'un vînt à découvrir nos projets ! Tout joyeux du message de Boémond, Pirrus lui répondit qu'il ne voulait nullement différer de lui prêter son assistance. Et, afin de ne pas laisser cet homme illustre dans une pénible incertitude par un plus long retard, Pirrus lui envoya secrètement son propre fils, pour l'inviter à compter positivement sur la remise de la place : Demain, lui mande-t-il, dès le premier crépuscule, rassemble en un seul corps tous les chevaliers Francs : ordonne-leur de se porter un peu loin hors du camp, comme s'ils devaient, selon leur usage, aller ravager les terres des Sarrasins; aussitôt, cependant, ramène-les par la droite à travers les montagnes. Moi, j'attendrai ton retour dans l'intérieur de la ville, et je serai tout prêt à reçoit voir sans hésitation ceux que tu auras voulu envoyer, dans les tours qui sont soumises à mon commandement. Boémond s'empresse d'exécuter avec la glus grande activité le message qu'il vient de recevoir, il appelle l'un de ses fidèles, et lui ordonne de remplir aussitôt les fonctions de héraut, de parcourir le camp des Francs, et d'annoncer à tous qu'ils aient à se préparer en toute diligence, comme s'ils devaient marcher vers la terre des Sarrasins. Le serviteur accomplit avec intelligence, et sans aucun retard, les ordres désormais irrévocables de son prince, et aucun Franc ne refuse de concourir à leur exécution. Boémond va trouver alors le duc Godefroi, le comte de Flandre, le comte Saint-Gilles, évêque du Puy; il leur annonce les joyeuses espérances qu'il porte dans son cœur, et comptant entièrement sur les promesses de Pirrus, il leur dit enfin que cette nuit même Antioche lui sera livrée. Ces dispositions prescrites dans l'armée étant entièrement terminées, les chevaliers reçoivent l’ordre de se promener dans la plaine, et un grand nombre d'hommes de pied se dirigent en même temps vers les montagnes. Ils suivirent leur marche toute la nuit, et avant que l'on vît poindre le premier crépuscule du matin, ils se trouvèrent devant les tours que l'heureux traître gardait soigneusement, ne cessant de veiller auprès d'elles. Boémond sautant aussitôt à bas de son cheval, et s'adressant aux Francs d'un ton d'autorité qui leur était inconnu: Avancez, leur dit-il, et respirez enfin des longues inquiétudes que vous avez supportées : montez sur cette échelle dressée devant vous; que je ne vous retienne pas plus longtemps, prenez pour vous cette Antioche depuis si longtemps désirée; celle qui fut autrefois soumise au joug des Turcs sera confiée incessamment à votre garde, si Dieu seconde nos espérances. Les Francs s'avancent alors vers l'échelle dressée contre les murailles, et fortement attachée, soixante d'entre eux montent aussitôt, et pénètrent dans les tours dont Pirrus leur confie la garde. Mais celui-ci ne voyant arriver qu'un petit nombre d'hommes, tremblant, comme la suite le fit voir, moins pour les nôtres que pour lui-même, et craignant que la nouvelle de sa trahison ne se répandît trop tôt et n'amenât sa ruine, s'adressa en langue grecque à ceux qui étaient devant lui, et leur dit en frémissant, et d'un ton sévère: Je ne vois ici que bien peu de Francs. Puis il appela Boémond vivement, et à haute voix, lui demandant de presser l'exécution de l'entreprise, de peur qu'elle ne fût connue des citoyens, avant que les Francs ne fussent réunis. Un Lombard des serviteurs de Boémond, entendant Pirrus se plaindre de l'absence de celui-ci, court en toute hâte auprès de celui que l'on demandait: Pourquoi, dit-il, te conduis-tu si sottement? Pourquoi exécutes-tu si mollement une tentative si difficile ? Voici, déjà nous sommes maîtres des trois tours, et toi, tu sembles admirer de loin, et attendre l'issue encore incertaine de cet événement! Réveille-toi, porte les bras en avant, interviens toi-même dans l'action où nous sommes engagés. Boémond s'avance aussitôt vers l'échelle avec les siens, et satisfait ainsi aux désirs du brave traître, et de ceux qui étaient déjà montés. Dès que ces derniers, occupant les tours de Pirrus, voient les Francs arriver en foule de toutes parts, ils donnent eux-mêmes leur signal, en poussant des cris de jubilation : Dieu le veut! Dieu le veut! Dieu le veut ! et ceux qui sont aux pieds des murailles, tous prêts à monter, leur répondent par les mêmes acclamations. Chacun en même temps fait les plus grands efforts pour devancer son voisin et monter avant lui ; et tous, dès qu'ils sont parvenus, comme ils ont pu, sur le haut des remparts, se pressent d'occuper les tours et les autres positions. Tous ceux qu'ils rencontrent sur leur chemin sont frappés de mort, et le frère de Pirrus périt lui-même sous leurs coups. L'échelle cependant se brise, et tous les nôtres, tant ceux qui sont encore au pied des murailles que ceux qui se voient déjà parvenus au sommet, éprouvent une grande amertume de cœur, ceux-ci craignant de n'être pas secourus à temps, ceux-là de ne pouvoir porter secours à leurs frères. Mais la nécessité est mère de l'industrie. Une porte fermée et située tout près, vers la gauche, était cachée ; l'obscurité de la nuit empêchait de la trouver, et d'ailleurs placée vers un point peu fréquenté, elle était très peu connue. Pressés par leurs sollicitudes, les nôtres la trouvent enfin, à force de tâtonner; ifs y courent en foule, brisent les barreaux et les serrures, et ouvrent un chemin aux Francs, qui se précipitent impétueusement. Aussitôt vous eussiez entendu un horrible fracas dans toute l'enceinte de la ville; tandis que les uns se réjouissaient du succès d'une si grande entreprise, les autres pleuraient sur le renversement inattendu de toute leur existence. Nulle modération, nul calme chez les vainqueurs non plus que chez les vaincus. Alors, afin de constater la reddition de la ville entre ses mains, Boémond donna l’ordre de dresser, sur le sommet d'une montagne, en face de la citadelle qui résistait encore, sa propre bannière, bien connue de tous les Turcs, et qu'ils ne pouvaient méconnaître. De tous côtés on entendait dans la ville des lamentations et d'affreux hurlements. Les habitants, fuyant de toutes parts, rencontraient partout les vainqueurs, animés au carnage, poussant de terribles cris de mort, et croyant ne pouvoir jamais assez frapper, ni assez cruellement punir leurs coupables ennemis, lorsqu'ils rappelaient dans leurs pensées tous les maux qu'ils avaient soufferts pendant le siège, et leurs longues privations, plus tristes encore que la mort. Les Arméniens et les Syriens perfides, assimilés aux païens, étaient enveloppés bien justement dans les mêmes désastres ; sachant que, forts de l'appui des Turcs, ils n'avaient cessé de montrer la même ardeur pour la destruction de leurs frères, les nôtres ne voulurent pas les distinguer, ni leur remettre les peines du supplice. Je dois convenir en effet qu'ils eussent ménagé un trop grand nombre d'hommes s'ils se fussent appliqués à faire quelque différence entre les païens et ceux qui professaient notre foi. D'ailleurs le moment et l'importance de l'entreprise répandaient partout une inévitable confusion : on était au milieu de la nuit ; tous les Chrétiens étaient emportés par leur ardeur à prendre possession de la ville ; il était d'ailleurs impossible de se permettre le moindre retard : peut-être aussi au milieu de ce concours immense de barbares, n'y avait-il aucun moyen de les distinguer par leurs vêtements. Depuis longtemps les nôtres n'avaient cessé de combattre ; leurs joues amaigries et pendantes s'étaient recouvertes d'une horrible crasse, et dans l’insouciance que produisaient les fatigues d'une si longue expédition chacun, négligeant l'usage des Francs, avait cessé de se faire la barbe. L'évêque du Puy s'en aperçut; il craignit qu'ils ne se massacrassent les uns les autres, s'il fallait en venir à se battre, et que, trompés par ce point de ressemblance avec les barbares, ils ne se prissent réciproquement pour des Turcs. En conséquence il prescrivit aussitôt aux Chrétiens de se raser et de suspendre à leur cou des croix en argent ou en toute autre matière, afin qu'aucun d'eux ne pût être frappé par un autre comme étranger. Ceux des Chrétiens, cependant, qui étaient demeurés dans leurs tentes, ayant entendu dès le matin le violent tumulte qui régnait dans la ville, sortirent de leurs pavillons et virent la bannière de Boémond plantée sur le sommet de la montagne, en avant de la citadelle qui n'était pas encore prise. Aussitôt ils coururent vers les portes, les enfoncèrent, et frappèrent ensuite tous les Turcs et les Sarrasins qu'ils rencontraient : ceux qui s'étaient réfugiés dans la forteresse furent les seuls qui échappèrent au carnage. D'autres Turcs cependant, dès qu'ils eurent appris que les Francs venaient de s'emparer de la ville, se sauvèrent par d'autres portes. Dans l'intérieur de la place on massacra indistinctement les personnes des deux sexes ; les enfants de l'âge le plus tendre furent immolés ; et puisqu'on n'épargnait pas même les vieillards accablés d'infirmités, est-il besoin de dire avec quelle fureur on détruisait les jeunes gens en état de porter les armes? Pendant ce temps Cassien, qui avait commandé dans la ville d'Antioche, craignant de tomber dans les mains des Francs, et désirant sauver sa vie par une prompte fuite, arriva avec un grand nombre de gens de suite sur le territoire occupé par Tancrède, non loin d'Antioche. Emportés dans leur fuite rapide, ils épuisèrent promptement les forces de leurs chevaux, et ceux-ci ne pouvant plus avancer, ils allèrent se cacher dans un lieu enfoncé au milieu des montagnes. Mais les Syriens et les Arméniens ayant découvert et reconnu leur cruel ennemi, caché sous une misérable cabane, et poursuivi par la fortune contraire, le saisirent, lui tranchèrent la tête et la portèrent aux pieds de Boémond, dans l'espoir d'en obtenir leur liberté, pour prix d'un si rare présent. Son baudrier et le fourreau de son poignard qu'ils lui avaient enlevés furent estimés soixante byzantins. Ces événements se passèrent le 5 du mois de juin, le jeudi. A la suite de tant de massacres, la ville se trouva infectée d'une puanteur insupportable. Les marchés, les places publiques, les porches et les vestibules des maisons, naguère décorés de pavés de marbre dont la surface polie flattait la vue, étaient maintenant souillés de toutes parts d'une teinte noire de sang, on rencontrait çà et là des monceaux de cadavres, spectacle épouvantable ! L'air était imprégné de fétides exhalaisons, en sorte que la vue et l'odorat se trouvaient également blessés. Les rues étroites étaient partout jonchées de corps morts et puants; et comme il n'y avait aucun moyen d'enlever promptement un si grand nombre de cadavres, ni aucun asile où l’on put échapper à l'infection partout répandue, à force de voir et de sentir, on en vint à être moins péniblement affecté de ces horribles fléaux; et bientôt l’habitude donnant une sorte de courage, on ne craignit plus de marcher au milieu des cadavres qui remplissaient toutes les rues. [5,2] CHAPITRE II. Un nommé Corbaran, maire du palais ou plutôt général des troupes du roi des Perses, que les anciens appelaient Sogdien, comme les Romains donnaient à leurs empereurs le titre de César, habitait dans l’intérieur du royaume de Perse et dans la province que les habitants de ces contrées appellent le Khorassan (quelques personnes prétendent que ce nom de Khorassan a été donné par corruption aux pays situés dans les environs du Caucase), lorsque Cassien, prince de la ville d'Antioche, lui adressa de fréquents messages, pour l'inviter à lui porter secours dans sa position désespérée, lui promettant, s'il parvenait à repousser les Francs, ou de le reconnaître pour seigneur de la ville qu'il aurait délivrée, ou de payer par de magnifiques présents l'assistance qu'il aurait reçue de lui. Séduit par ces propositions, le général des Perses rassembla une immense armée, demanda au pontife qui préside souverainement aux erreurs de son peuple (car ces nations ont aussi leur pape comme nous), la permission de détruire les Chrétiens; et l’ayant obtenue, il se mit en marche, entouré d'une armée innombrable, pour aller faire lever le siège d’Antioche. Le gouverneur de Jérusalem, que les Turcs appellent émir dans leur langue barbare, leva aussi une forte armée et se rallia à Corbaran. Le roi de Damas se réunit pareillement à lui, à la tête d'une troupe non moins nombreuse. Les nations que ce prince infidèle avait convoquées, indépendamment des Turcs, des Sarrasins, des Arabes et des Perses, plus connus dans l'histoire, portaient des noms tout nouveaux : c'étaient les Publicains, les Kurdes, les Azimites, les Agulans et d'autres encore, qu'il ne serait nullement impossible d'énumérer, mais dont les noms étaient fort bizarres. Ceux que l'on appelle Agulans et qui étaient, dit-on, au nombre de trois mille hommes, ne redoutent ni glaives, ni lances, ni flèches, ni aucune autre espèce d'armes, étant eux-mêmes, ainsi que leurs chevaux, entièrement recouverts de fer. Ces mêmes hommes ne se servent dans les combats que d'une seule espèce d'armes, qui est l'épée. Corbaran s'avançait donc, pompeusement entouré de ces peuples divers, pour repousser les Francs loin des murailles d'Antioche. Il n'en était plus qu'à une petite distance, lorsque Samsadol, fils de Cassien, déjà mort, se porta à sa rencontre, et lui dit dans sa profonde tristesse : Ta grande valeur est partout célébrée, tes victoires t'ont placé au dessus de tout autre dans l'esprit de tous les peuples, et je ne saurais perdre mes espérances. O homme invincible! alors que tu viens à mon secours, comme je n'ai vu personne qui te refuse son admiration, comme tes éclatants exploits ont fait partout respecter ta puissance, je ne dois point rougir de déplorer mes infortunes devant toi; car je tiens pour certain que les supplications que je t'adresserai ne demeureront point sans effet. Tu te souviens, prince comblé de gloire, des nombreux messages que mon père Cassien t'a adressés tandis qu'il était assiégé dans Antioche, et pendant que tu te préparais à marcher à son secours, tu as appris que les Francs s'étaient emparés de cette ville. Maintenant mon père ayant été tué, je suis assiégé moi-même dans la citadelle de la place et je m'attends à subir le sort qu'à subi mon père. Si les Francs se sont rendus maîtres d'Antioche, s'ils ont également envahi un grand nombre de places fortes et de villes de la Romanie et de la Syrie, on ne saurait douter qu'ils ne soient résolus à en faire autant chez vous en tous lieux et chez tous les peuples de nos contrées! Que ta vaillance se déploie donc; oppose toutes tes forces aux entreprises audacieuses de ces furieux, enlève aux plus pauvres des hommes qui veulent tout usurper, jusqu'à la possibilité d'y réussir. Accablé de mes infortunes, c'est en toi seul que repose tout mon espoir. À ces plaintes violentes, Corbaran répond : Si tu veux que je te secoure dans tes pressants dangers et que je travaille pour ton plus grand avantage, livre entre nos mains la citadelle que tu défends, et pour laquelle tu m'adresses tes supplications ; lorsque j'en aurai confié la garde aux miens, tu ressentiras les bons effets de mon intervention. — Si tu détruis entièrement les Francs, reprit Samsadol, si tu me livres leurs têtes séparées de leurs corps, je te recevrai dans ma citadelle, et, te rendant hommage, je la conserverai désormais sous ta juridiction. — Tu n'agiras point ainsi avec moi, répliqua Corbaran, et tu me remettras sans délai cette citadelle. En un mot, le prince infidèle triompha de la résistance du jeune homme, et celui-ci, se dépouillant de la seigneurie du fort, y introduisit celui qui la lui enlevait de vive force, pour n'eu pas jouir longtemps lui-même. Le troisième jour après que les Francs s'étaient emparés d'Antioche venait de paraître, lorsque les éclaireurs des Turcs se présentèrent sous les murailles de la place, et le reste de leur innombrable armée dressa ses tentes en avant du pont du Farfar. D'abord les Turcs attaquèrent la tour qui tenait à ce pont, et l'ayant enlevée à la suite des plus grands efforts, ils massacrèrent tous ceux qu'ils y trouvèrent renfermés, sans faire grâce a personne, si ce n'est au seigneur qui commandait dans la tour, et que les nôtres, après la grande bataille qu'ils livrèrent plus tard aux ennemis, retrouvèrent chargé de chaînes. Le lendemain l'armée turque se porta plus près de la ville, établit son camp entre les deux fleuves, et y demeura deux jours. Après la prise du fort, dont le commandant fut jeté dans les fers, ainsi que je viens de le dire, Corbaran, appelant auprès de lui l'un de ses grands, dont l'intelligence et la fidélité lui étaient connues, lui parla en ces termes: Va et défends pour moi ce fort, avec la fidélité que tu me dois, et que j'attends de toi. — Il me sera difficile, lui répondit l'autre, d'exécuter complètement tes ordres, et je ne puis me déterminer à ce que tu me demandes, que sous la condition qu'il me sera permis d'abandonner cette position aux Francs, s'ils venaient à remporter la victoire. — Je connais assez ta sagesse et ta fermeté, lui répliqua Corbaran, pour approuver en toute confiance tout ce que tu croiras devoir faire. — Après avoir pourvu à la défense du fort, le prince redoutable rentra dans son camp. Quelques-uns de ses Turcs, qui venaient de dépouiller de ses armes un pauvre fantassin de notre armée, les portèrent à Corbaran pour se moquer des Chrétiens. Ces armes consistaient en une épée depuis longtemps rongée de rouille, un arc noir comme la suie et une lance non polie, couverte de fumée depuis longues années. Voilà, lui dirent-ils en plaisantant, voilà les armes avec lesquelles l’armée des Francs doit triompher de nous. — Souriant à cette vue: Sont-ce là, s'écria Corbaran, sont-ce là les armes brillantes et fortes avec lesquelles ils doivent ravager l'Orient? Les sommets du Caucase s'abaisseront-ils devant de tels hommes ? Ces Francs dépourvus d'armes pourront-ils donc nous enlever les terres que possédèrent anciennement les Amazones, et que nos ancêtres leur ravirent jadis ? Il dit, et appelant aussitôt un secrétaire : Trace, lui dit-il, les mêmes caractères sur divers linges, afin qu'on les envoie dans les provinces de la Perse à notre pape, à notre seigneur le roi des Perses, ainsi qu'aux gouverneurs et à nos compagnons d'armes, dans les diverses contrées, et qu'on leur porte à tous le message suivant : « Au magnifique seigneur et roi des Perses, au pape bienheureux, et à tous ceux qui ont embrassé la sainte guerre contre les Chrétiens; « Corbaran, prince des armées du Roi, salut et victoire! Pères et seigneurs, je rends grâce à la suprême divinité, qui nous prépare des temps de joie et de prospérité, et nous assure partout la victoire sur les ennemis de nos nations. Nous vous envoyons ces trois armes que nous avons enlevées aux Francs, afin que vous voyiez les brillantes défenses de ceux qui veulent nous chasser de notre patrie. Je veux aussi que vous sachiez que ces Francs, qui nous menaçaient tous de la destruction, sont tenu par moi assiégés dans cette même Antioche, qu'ils avaient prise, et que j'occupe dans l'enceinte de la place une citadelle qui la domine entièrement. Il dépend tout-à-fait de ma volonté de mettre à mort ceux qui sont ainsi enfermée, ou de tes réduire à un esclavage perpétuel. En attendant mon retour, je ne veux point que vous soyez tourmentés par votre sollicitude pour nous, et je désire que vous sachiez positivement que je suis maître des Francs. Livrez-vous donc en toute sécurité aux plaisirs accoutumés, célébrez les festins les plus magnifiques, continuez à propager votre race avec vos femmes et vos concubines, afin que le nombre toujours croissant de vos enfants puisse s'opposer aux Chrétiens, qui n’en ont déjà plus que le nom. Je prends à témoin le Souverain qui porte le tonnerre, qu'avec la protection du bienheureux Mahomet, je ne reparaîtrai point devant les yeux de votre Majesté, sans avoir réduit en ma puissance la ville royale, c'est-à-dire Antioche, la Syrie qui en dépend, les Grecs et les Epirotes que l’on appelle Bulgares, et sans avoir, pour ajouter un nouveau fleuron à votre gloire, subjugué les hommes de la Pouille et de la Calabre. Salut ! » Dans le même temps, la mère de Corbaran lui-même, qui habitait la ville d'Alep, se rendit auprès de lui, et l'abordant avec tristesse : Je voudrais savoir, dit-elle, si les choses que la renommée publie sur toi sont vraies? — Quelles choses? répondit son fils. — On dit que tu veux faire la guerre aux Francs. — Rien n'est plus vrai. — Mon fils, répliqua-t-elle, ô toi le meilleur des hommes, permets, je t'en conjure au nom de tes nobles vertus, que j'ose te supplier de ne pas leur faire la guerre, de ne pas compromettre ton renom. L'éclat de tes armes s'est répandu jusqu'aux extrémités de l'Inde supérieure, et tes louanges ont retenti jusque dans la lointaine Thulé. Pourquoi veux-tu souiller ton glaive du sang de ces hommes pauvres, qu'il est inutile d'attaquer, et sur lesquels il ne serait pas même glorieux de remporter la victoire ? Quand tu peux faire trembler les rois les plus éloignés, pourquoi vouloir tourmenter de misérables étrangers ? Je l'avoue, mon fils, tu méprises à bon droit leurs personnes ; mais sache d'une manière certaine que la religion chrétienne possède une bien plus grande autorité que la nôtre. Je t'en supplie, ne va point entreprendre ce que tu te repentirais trop tard d'avoir vainement essayé. En entendant ces paroles, Corbaran, jetant sur sa mère des regards menaçants : Quels contes de vieille femme viens-tu me faire? lui dit-il ; tu rêves, sans doute, et, frappée de démence, tu parles sans comprendre ce que tu dis. J'ai de mon côté plus de seigneurs de villes qu'eux-mêmes ne pourraient montrer d'hommes dans toute leur armée, et toi, tu penses, dans ta folie, que ces Chrétiens insolents jetteront un voile sur les témoignages de ma valeur? — O fils très chéri, je fais peu de cas des hommes dont nous parlons ; mais je te supplie de ne pas irriter le Christ, leur maître. Peut-être n'ont-ils en eux-mêmes aucun moyen de combattre contre toi; mais la victoire de leur Dieu est certaine, s'il la veut obtenir. Lui-même a coutume de défendre les siens, pour sa propre gloire, fussent-ils d'ailleurs faibles et lâches, et de veiller à la sûreté de ceux dont il se dit le pasteur et même le rédempteur. Penses-tu que celui qui a soumis tant d'empires à sa foi, qui jusqu'à ce jour leur a donne la victoire sur nous, ne puisse encore renverser facilement tous vos projets? Car le père lui a dit, comme à un Dieu qui devait ressusciter du sein des morts : levez-vous ! ô Dieu, pour être le juge de la terre, car vous aurez toutes les nations pour héritage. Si donc il juge lui-même la terre, il distingue et met à part quelques hommes sur la masse de ceux qui sont perdus ; il possède en héritage non toutes les nations, mais parmi toutes les nations la portion qu'il sépare de tout. Apprends à connaître, ô mon fils, avec quelle sévérité il punit ceux qui demeurent, par sa permission, privés de sa connaissance. Le prophète David a dit : Répandez votre fureur sur les nations qui ne vous connaissent pas, sur les royaumes qui n'invoquent pas votre nom. Vous méprisez ces Francs, non parce qu'ils sont étrangers et que vous êtes Gentil ; vous les rejetez non à cause de l'obscurité de leurs faits d'armes ou de leur vie de mendiants, mais plutôt et seulement parce que vous abhorrez en eux le nom chrétien. Celui qui est ainsi méprisé en eux combattra certainement pour eux dans l'explosion de sa colère, s'il est nécessaire qu'il combatte. S'il leur a été promis par la bouche des prophètes que des lieux où le soleil se levé jusqu’aux lieux où il se couche, le nom du Seigneur sera loué parce qu'il sera prêché non seulement parmi les Juifs, mais parmi toutes les nations ; si Dieu a dit de sa propre bouche : J'appellerai mon peuple celui qui n'était pas mon peuple, et la bien-aimée celle qui n'était point la bien-aimée, alors que la grâce d'adoption, qui avait été chez les Juifs, sera transférée sur toutes les nations, et que de tous côtés ceux que Dieu avait délaissés deviendront de nouveaux Juifs ; quel homme assez insensé oserait entreprendre d'attaquer les enfants de Dieu? Je te prédis que si tu leur fais la guerre, tu te prépares d'immenses désavantages et l'infamie, que tu perdras ton armée, que tu les enrichiras de tes dépouilles, que tu seras forcé toi-même de t'échapper par une fuite honteuse. La mort, cependant, ne t'atteindra point dans ce combat ; mais tiens pour assuré que ta vie n'ira point jusqu'à la fin de l'année présente. Le Dieu de ces hommes ne venge pas sur-le-champ un crime; quelquefois le châtiment du criminel est retardé jusqu'à ce que le crime soit parfaitement mûr. C'est pourquoi, ô mon fils, je redoute (ce que je voudrais éloigner) que ces retards même n'augmentent l'horreur de ta mort! Frappé d'étonnement en entendant ces paroles de sa mère, Corbaran demeura comme pétrifié; son sang sembla se retirer ; pâle et tremblant en entendant parler de sa mort prochaine : Et toi, dit-il, je voudrais bien connaître comment tu as pu apprendre toutes ces choses, et savoir que cette race chrétienne emploiera ainsi ses forces contre nous, qu'elle remportera la victoire dans le combat qui se prépare, qu'elle enlèvera nos dépouilles, et que dans le cours de l’année présente je tomberai subitement dans les liens de la mort? — Mon fils, répondit-elle, on sait d'une manière certaine qu'il y a cent ans environ on a découvert, dans quelques écrits ignorés d'une secte de Gentils, que le peuple chrétien se lèverait pour nous faire la guerre, et nous subjuguerait entièrement ; qu'aux lieux où nous exerçons notre domination, les Chrétiens établiraient des royaumes, et que les races des Gentils seraient soumises aux fidèles. Mais notre science s'arrête à ce point que nous ne savons pas si cet oracle doit être accompli prochainement, ou dans des temps éloignés. Moi, en faisant les recherches les plus empressées dans la science astronomique, en examinant avec le plus grand soin une innombrable quantité de chances, et en les comparant scrupuleusement entre elles, j'ai reconnu qu'il était inévitable que nous fussions vaincus par des hommes chrétiens. C'est pourquoi je pleure sur toi du fond de mon cœur, parce qu'il m'est démontré avec la plus grande certitude que dans trop peu de temps je demeurerai privée de toi. — Ma mère, je voudrais que tu pusses m'expliquer des choses sur lesquelles je suis dans le doute. — Parle, mon fils, afin que tu ne doutes point; les choses que je saurai, tu les sauras aussitôt. — Je t'en prie, ma mère, apprends-moi si Boémond et Tancrède doivent être regardés comme des dieux, ou s'ils ne sont que des hommes; dis-moi si eux-mêmes donneront la victoire aux Francs dans les combats? — Mon fils, Boémond et Tancrède sont comme nous sujets à la mort. Mais parce qu'ils combattent pour la foi, ils ont acquis la gloire d'un nom illustre, par l'assistance de Dieu. Ils reconnaissent le Seigneur Père, dont ils adorent également le fils qui s'est fait homme pour eux, et, selon leur croyance, ces deux personnes sont réunies dans l'unité de l'Esprit-Saint. — Ma mère, puisque tu m'attestes qu'ils ne sont point des dieux, mais de simples hommes et parfaitement semblables à nous, il ne nous reste plus qu'à mesurer nos forces avec les leurs dans les combats. La mère reconnaissant alors que son fils était déterminé à continuer la guerre contre les Francs et à ne point céder à ses conseils, rassembla les richesses qu'elle put trouver autour d'elle et se retira dans la ville d'Alep, devenue désormais l'objet des méfiances de son fils. Le troisième jour après cet entretien, Corbaran prit les armes et un grand nombre de Turcs s'approchèrent avec lui de la ville, vers le côté où était situé le fort dont ils s'étaient récemment emparés et qu'ils avaient mis en état de défense. Les nôtres, croyant pouvoir leur résister, se préparèrent pour le combat ; mais les Turcs se présentèrent en si grand nombre, que les nôtres n'eurent ni la force ni le courage de s'opposer à eux. Ils revinrent donc dans la ville ; mais comme ils fuyaient en foule pour rentrer par la porte, ils se pressèrent tellement dans cet étroit passage, que plusieurs d'entre eux furent étouffés. On était au cinquième jour de la semaine ; quelques-uns combattirent encore au dehors de la porte, d'autres dans l'intérieur se battirent aussi contre les habitants, en sorte que la bataille dura toute la journée et jusques au soir. [5,3] CHAPITRE III. Comme autrefois, le Christ connaît encore aujourd'hui ceux qu'il a élus. Cette même nuit quelques hommes qui n'étaient pas, pour ainsi dire, de la race de ceux par lesquels le salut devait venir en Israël, voyant que l'armée turque les enveloppait, que la guerre continuait sans relâche et presque sans être arrêtée par les ombres de la nuit, saisis de tremblement, le cœur rempli de terreurs puériles, n'eurent plus sous les yeux que la mort qui les menaçait. Ces lâches hommes crurent voir leur vie suspendue à un fil; dominés par leur crainte, ils ne virent plus que les Turcs et déjà ils se croyaient frappés des ennemis. Chacun d'eux, ne comptant plus sur le secours de ses armes, ne songea plus qu'à la fuite, et ceux qui dédaignaient d'espérer en Dieu, se glissèrent honteusement dans des cloaques infects pour chercher un moyen de fuir. En donnant un tel exemple aux bataillons sacrés, ils trouvèrent une fin digne d'eux. D'abord fuyant en rampant, ils arrivèrent sur les bords de la mer. La peau de leurs mains et de leurs pieds se déchira, leurs os dépouillés de toute chair se heurtèrent sur les rochers, et comme Paul le docteur qui parvint à s'échapper de Damas en se sauvant par la muraille, ceux-ci illustrèrent par leur fuite les cloaques dignes d'eux. Ceux qui se retirèrent ainsi étaient un nommé Guillaume de Normandie, homme d'une naissance très noble, et son frère Albéric qui, dans son jeune âge, avait fréquenté les écoles, s'était fait clerc et avait ensuite honteusement apostasié pour devenir chevalier. Je dirais même les lieux dont ils portaient le nom, si, lié d'une amitié particulière avec leur famille, je ne m'étais promis de leur épargner cette honte. Il y avait encore un nommé Gui, surnommé Trussel, puissant et possédant au-delà de la Seine de belles seigneuries ; on le tenait pour illustre dans toute la France et ce fut lui qui leva l'étendard de la fuite. D'autres transfuges de la milice sacrée retournèrent aussi dans leur patrie, où ils furent couverts de honte et d'exécration, et proclamés infâmes: j'ignore les noms de quelques-uns d'entre eux, et ne veux pas divulguer ceux qui me sont bien connus. Arrivés au port de Saint-Siméon, ils y trouvèrent des navires et des matelots, et dirent à ceux-ci : Qu'attendez-vous ici, malheureux? Sachez que tous ceux à qui vous aviez coutume de porter des vivres sont dévoués à la mort ; une armée turque assiège la ville et ceux qui y sont enfermés : nous, ce n'est qu'avec grand-peine et dans un dénuement presque absolu que nous nous sommes soustraits à notre ruine. Accablés de ces tristes nouvelles et comme frappés de stupeur, les matelots demeurèrent longtemps immobiles ; enfin, cherchant leur salut dans la fuite, tous montèrent sur les vaisseaux et gagnèrent la haute mer. Mais bientôt, tandis qu'ils sillonnaient les flots, les Turcs arrivèrent, massacrèrent tous ceux qu'ils purent atteindre, brûlèrent les navires qu'ils trouvèrent voguant, en pleine mer, et enlevèrent les dépouilles de ceux qu'ils avaient mis à mort. Après que ces hommes, indignes de leur race et fuyant l'assistance divine, se furent échappés, selon ce qu'on rapporte, à travers les lieux les plus infects, les autres, qui avaient mieux aimé persévérer, en étaient déjà réduits à ne pouvoir supporter les hostilités continuelles des Turcs. Ils construisirent donc une muraille entre eux et les ennemis, et y établirent des postes qui veillèrent jour et nuit pour la garder. Là, les nôtres se trouvèrent bientôt dans une si misérable condition, qu'ils se virent forcés de se nourrir d'aliments infâmes, et de manger de la chair de cheval et d'âne. Un jour, tandis que les princes de l'armée se trouvaient en face du fort qu'ils assiégeaient dans l’intérieur de la ville, tous horriblement consternés de misères de tout genre qu'ils avaient à souffrir, un prêtre vint se présenter devant eux et leur dit : Patrons et seigneurs, je viens rapporter à vos excellences une vision, qui pourra, je l'espère, si vous y ajoutez foi, vous donner quelque consolation. Une nuit je dormais dans l'église de la bienheureuse mère de Dieu, lorsque le seigneur Jésus-Christ m'apparut avec sa mère très sainte et le bienheureux Pierre, prince des Apôtres, et, se tenant devant moi, me dit : Sais-tu qui je suis ? — Nullement, répondis-je. — A peine avait-il parlé, sur les rayons qui entouraient sa tête, comme on les voit dans les peintures, apparut aussitôt la forme d'une croix. Renouvelant alors sa question, la figure du Sauveur me dit encore : Ne sais-tu pas maintenant qui tu vois? — Je ne vous reconnais, Seigneur, lui dis-je, que parce que je vois au dessus de votre tête cet emblème de la croix, qui accompagne toujours et spécialement votre face, partout où elle est représentée par la peinture. — Tu ne te trompes point, reprit-il, c'est moi-même. — Tout aussitôt, n'ayant point oublié les maux que nous souffrions, je me roulai à ses pieds, et le suppliai instamment de soulager les misères de ceux qui combattaient pour la foi. — J'ai très bien vu, me dit-il, tout ce que vous souffrez, et ne tarderai pas à vous porter secours. C'est par mon inspiration que vous avez fait vœu d'entreprendre cette expédition ; j'ai assiégé cette Nicée que vous avez prise ; sous ma conduite vous avez remporté de nombreuses victoires, et, après vous avoir menés jusqu'en ces lieux, j'ai gémi sur les calamités que vous éprouviez en assiégeant la ville d'Antioche, sur celles dont vous souffrez encore dans l'enceinte même de cette ville. Mais, après que je vous ai exaltés par tant de bienfaits et de triomphes, que je vous ai introduits en vainqueurs dans cette cité et conservés sains et saufs, vous vous êtes mal conduits avec les Chrétiens, vous avez entretenu des relations criminelles avec les femmes païennes, et des clameurs impies se sont élevées jusqu'aux cieux. Alors, cependant, la Vierge, douée d'une compassion inaltérable, Marie, fidèle interprète du genre humain auprès de Dieu, et Pierre, le portier des cieux, l'évêque particulier de la ville d'Antioche, se sont précipités aux pieds du Seigneur très miséricordieux, le suppliant instamment d'accorder son secours au peuple travaillé de ces maux. — Pierre, digne de votre admiration, dit alors lui-même : Seigneur, vous vous souvenez, dans votre majesté de quelles honteuses souillures les païens ont inondé ma maison dans cette ville, se livrant dans votre sanctuaire au carnage et à toutes sortes de crimes pour insulter à votre divinité. Quoi donc! après que, dans votre compassion, vous les avez enfin expulsés, et que vous avez ramené la joie dans le ciel par cet événement, voudriez-vous, vous repentant d'une si sainte action, souffrir que ces orgueilleux fussent rétablis contre vous-même dans leur prospérité antérieure? — Touché de ces paroles le Seigneur m'a dit alors : Va, et dis à mon peuple qu'il se convertisse sincèrement à moi, et moi je promets que je reviendrai à lui de toute la tendresse de mes entrailles, et dans cinq jours d'ici je lui prêterai un puissant secours. — Qu'on institue donc une litanie, que chacun chante ces paroles de l'Ecclésiastique : Nos ennemis se sont rassemblés et ils se glorifient dans leur force ; écrasez leur force, Seigneur, et dispersez-les, afin qu'ils sachent qu'il n'y a nul autre que vous, notre Dieu, qui combatte pour nous. Dispersez-les dans votre force, et détruisez-les, ô Seigneur, notre protecteur. À la suite de ce récit le prêtre dit encore : Si vos esprits conservaient quelque doute sur les choses que je viens de dire, pour en attester la vérité, je me soumettrai en toute confiance à l'épreuve quelconque que vous voudrez m'imposer, soit du feu, soit d'un précipice; et si je suis blessé, ajoutez à ces blessures le châtiment le plus affreux que vous pourrez imaginer. Aussitôt l'évêque du Puy, attentif en toutes choses à observer les canons, ordonna d'apporter les évangiles et la croix, afin que le prêtre confirmât ses déclarations sous la foi du serment. Après cette cérémonie, les princes ayant tenu conseil se jurèrent les uns aux autres de ne déserter le poste de défense qu'ils occupaient ni pour la vie ni pour la mort, quelle que fût d'ailleurs la difficulté des circonstances. Boémond le premier, ensuite le comte de Saint-Gilles, Hugues-le-Grand, Robert le Normand, le duc Godefroi et le comte de Flandre, jurèrent avec une égale ardeur de ne jamais abandonner leur entreprise. Tancrède jura à son tour que tant qu'il pourrait s'appuyer sur le bras de quarante chevaliers, non seulement il n'abandonnerait point la ville dans laquelle il était maintenant assiégé, mais qu'il ne se laisserait pas détourner de la route de Jérusalem, si la mort ne l'arrêtait dans ses projets. Ces serments venus à la connaissance des hommes moins considérables inspirèrent une grande force à la multitude et ranimèrent tous les courages. [5,4] CHAPITRE IV. Avant que la ville d'Antioche eût été prise par les Chrétiens, la figure du bienheureux André l'apôtre était également apparue à un homme de l’armée, nommé Pierre, lui disant : Que fais-tu ? Frappé de stupeur, Pierre lui demanda, sans répondre d'abord à la question : Et toi, qui es-tu ? Celui-ci ne lui cacha point qu'il était André l'apôtre. Sache, mon fils, ajouta-t-il, que lorsque les Francs valeureux seront entrés dans la ville que Dieu leur aura ouverte, tu iras à l'église du bienheureux Pierre, apôtre comme moi et mon frère, et que tu trouveras en un tel lieu la lance par laquelle notre seigneur Jésus-Christ a eu le flanc percé, selon ce qui est écrit. Il dit, et se retira sans rien ajouter. A cette époque, Pierre ne voulut confier à personne le secret de la vision qu'il avait eue, et lui-même y fit d'abord peu d'attention, estimant qu'elle n'avait pas plus de prix que ces songes trompeurs auxquels nous sommes presque incessamment exposés. Cependant Pierre ne s'était pas complètement oublié dans son entretien avec l'apôtre, et lui avait dit: Seigneur, si j'annonçais aux nôtres ce que vous m'ordonnez, quel témoignage aurais-je à rendre pour forcer à croire ceux qui hésiteraient encore? Sur cette question le glorieux apôtre saisit Pierre et le transporta en esprit dans la basilique de son bienheureux frère, et dans le lieu où la lance était déposée. Dans la suite, après la prise de la ville, et tandis que le peuple de Dieu était en proie à tous les maux dont j'ai déjà parlé, l'illustre apôtre qui déjà avait veillé au soin de tout ce qui se rapportait à l'ornement de la maison de son frère très chéri apparut de nouveau à Pierre : Pourquoi, lui dit-il, as-tu différé de manifester les choses que je t'avais annoncées ? Voyant les tiens d'un côté mis en péril par toutes sortes de privations, d'un autre côté prêts à succomber à leur désespoir sous les attaques continuelles des Turcs, tu aurais dû leur rapporter ce que tu avais appris de moi, car il faut absolument qu'ils sachent qu'en quelque lieu qu'ils portent cette lance, la victoire leur sera assurée. Après ce second avertissement de l'apôtre, Pierre commença à rapporter aux nôtres les détails de sa vision et les paroles qu'il avait recueillies. Le peuple, rejetant son récit, le traita d'abord d'imposture, et se voyant de toutes parts entouré de maux, ne put même concevoir l'espérance d'obtenir quelque soulagement par ce moyen. Mais Pierre, insistant toujours et s'appuyant sur l'autorité des paroles de l'apôtre, continuait d'affirmer qu'il lui était réellement apparu en vision et lui avait dit à deux reprises : Hâte toi, ne diffère plus de dire à la milice du Seigneur, dans les périls qui la pressent, qu'elle repousse toute crainte, et qu'elle s'attache avec une foi robuste à Dieu, qui lui promet ses secours : d'ici à cinq jours le Seigneur lui révélera des choses qui porteront la joie dans les cœurs et relèveront les esprits ; et s'ils ont à livrer un combat, marchant sous la conduite de ce signe sacré, ils triompheront bientôt des attaques de leurs ennemis. Cependant la ferme conviction de Pierre donna peu à peu quelque crédit à ses paroles, et les Chrétiens s'encourageant les uns les autres reprirent quelque espérance et éprouvèrent un peu de soulagement. Nous ne devons pas, disaient-ils entre eux, être fous à ce point de croire que Dieu nous livre au glaive des Turcs, après nous avoir jusqu'à présent accordé la victoire, lorsque nous sommes enfermés en ce lieu pour la défense de la foi, lorsque nous espérons en lui, lorsque nous aspirons à lui avec des cœurs tremblants et remplis de crainte. Croyons plutôt et tenons pour certain qu'après les temps de tristesse, il fera briller devant nous le flambeau de ses miséricordes, et qu'il répandra la crainte de lui-même sur les nations qui ne l'ont point recherchée. [5,5] CHAPITRE V. Cependant les Turcs, qui défendaient la citadelle, enveloppaient les nôtres et les serraient de toutes parts. Un jour ils bloquèrent trois de nos chevaliers dans une redoute située en face de la citadelle ; ils faisaient sans cesse de nouvelles sorties et des irruptions si violentes que les nôtres étaient tout-à-fait hors d'état de leur résister. Deux des chevaliers qu'ils avaient ainsi enfermés s'échappèrent après avoir été blessés. Le troisième combattit toute la journée pour se défendre ; il tua deux hommes sur le pourtour des remparts, après avoir brisé leurs hallebardes et lorsque ceux-ci lui avaient déjà rompu trois lances dans les mains. Ce chevalier, appelé Hugues, et surnommé l'Insensé, était l'un des suivants d'un nommé Geoffroi surnommé de Mont-Scabieuse. Déjà l’illustre Boémond ne pouvait plus même réussir à rassembler quelques hommes pour les conduire à l'attaque de la citadelle; les uns se cachaient dans leurs maisons où ils n'avaient pas même de pain; d'autres étaient effrayés par les fureurs des Gentils et par la supériorité de leurs forces. Animé d'une vive colère, Boémond donna l’ordre de mettre le feu dans cette partie du la ville où était le palais de Cassien, mort depuis peu de temps. Tous ceux qui le virent abandonnèrent les édifices qui commençaient à brûler; les uns s'enfuirent vers la citadelle ; d'autres accoururent en foule à la porte du comte de Saint-Gilles; quelques-uns se réunirent au duc Godefroi ; chacun se rallia à ceux dont il avait le plus besoin. Bientôt, et pour comble de malheur, il s'éleva un horrible ouragan, et les vents soufflèrent avec une telle violence que personne presque ne pouvait marcher droit. Boémond, cependant, voyant que l'incendie menaçait de détruire entièrement toute la ville, se donna toutes les peines possibles pour sauver l'église du bienheureux Pierre, celle de Sainte-Marie et les autres. La flamme exerça ses ravages depuis la troisième heure du jour jusques au milieu de la nuit, et consuma deux mille édifices, tant églises que maisons. Enfin, vers le milieu de la nuit, la violence de l'incendie se calma. Les habitants de la citadelle ne cessaient cependant de harceler les nôtres de la manière la plus cruelle ; ils les attaquaient nuit et jour ; ceux-ci succombaient aux fatigues de la disette et des combats, et les deux armées mesuraient sans cesse leurs glaives et leurs lances. Dans cet état de guerre continuelle, où les nôtres n'auraient pas eu même le temps de manger et de boire, quand ils eussent eu d'ailleurs à leur disposition d'abondantes provisions de vivres, ils construisirent une redoute en ciment et en pierre, et se hâtèrent de l'entourer de nombreuses machines, afin de se mieux séparer des ennemis et d'avoir un peu plus de sécurité. Une partie des Turcs demeura dans la citadelle, d'où ils avaient coutume de sortir à tout moment pour harceler les nôtres et leur livrer combat; les autres campèrent dans un lieu ouvert, pour faire face à la nouvelle redoute. La nuit suivante on vit du côté de l'Occident un feu du ciel qui tomba sur le camp des ennemis, et cet événement parut également miraculeux dans les deux armées. Lorsque le jour fut revenu, les Turcs abandonnèrent au plus tôt la place sur laquelle la flamme du ciel était descendue, et transportèrent leur camp vers la porte que Boémond avait occupée. S'ils eussent eu de l'intelligence, ils auraient prévu, à n'en pouvoir douter, la catastrophe que leur annonçait cette apparition extraordinaire. Cependant les habitants de la citadelle faisaient sans cesse de nouvelles irruptions sur les gens de notre armée; et ne prenant aucun moment de repos, l'arc toujours tendu, ils envoyaient de tous côtés des blessures ou la mort. Ceux des Turcs qui investissaient la ville à l'extérieur, et qui occupaient au loin et de toutes parts le territoire environnant, veillaient assidûment pour intercepter les communications; en sorte qu'on ne pouvait sortir de la place ou y rentrer que pendant la nuit et même avec les plus grandes précautions. Les ennemis étaient innombrables et vivaient entourés de richesses. On ne voyait de toutes parts que des hommes, des tentes, de somptueux ornements, des vêtements éclatants et très variés, des troupeaux de gros et de menu bétail, pour la subsistance de l'armée, des femmes parées, pour ainsi dire, comme au temple. Pour mettre le comble à ce tableau voluptueux, on vit arriver des vierges, portant l'arc et les flèches: nouvelles Dianes qui semblaient reproduire celle de l'antiquité, et qui cependant paraissaient être venues en ces lieux, moins pour combattre que pour mettre des enfants au monde. En effet, à la suite de la grande bataille qui fut livrée entre les Chrétiens et les Turcs, et suivant le rapport de ceux qui y assistèrent, on trouva au milieu des champs et dans les touffes d'arbres, beaucoup d'enfants nouveau-nés, dont ces femmes étaient accouchées pendant le cours de l'expédition. Fuyant les Francs qui les poursuivaient avec impétuosité, impatientes de tout retard ou de tout fardeau, craignant pour elles plus encore que pour leurs enfants, elles les avaient ainsi abandonnés. Comme les Turcs, ainsi que je l'ai rapporté, empêchaient les nôtres de sortir de la place, et leur enlevaient tout moyen de chercher au dehors les choses dont ils avaient besoin, presque toute l'armée se trouva bientôt en proie aux horreurs de la famine, et les pauvres en particulier éprouvèrent des souffrances atroces et extraordinaires. Lorsque les Francs assiégeaient Antioche, ils s'étaient attachés à enlever aux citoyens toute possibilité de rassembler des vivres, et, après la prise de la ville, ils y trouvèrent d'autant moins de denrées qu'eux-mêmes, pendant qu'ils étaient assiégeants, avaient pris plus de soin pour priver leurs ennemis de ce moyen de défense. Après qu'on eût épuisé tout ce qui put être employé, un petit pain se vendit un byzantin. Le pain étant rare, et les denrées qui servent de pitance se trouvant en petite quantité, il en résulta sur tous les points une extrême pénurie, et un grand nombre d'individus moururent, le corps tout enflé, faute de nourriture. Je ne parlerai point de la privation de vin, car elle atteignait tout le monde sans exception; et, certes, celui qui n'avait rien à manger se serait volontiers nourri du suc de quelques fruits. Au milieu de ce défaut absolu de toute denrée commune, on ne voyait presque personne qui redoutât de manger de la viande de cheval, et beaucoup de Chrétiens même se contentaient tristement de viande d'âne, qu'ils allaient cherchant avec peine sur tous les marchés et qu'ils achetaient fort cher. Un poulet coûtait quinze sous, un œuf deux sous, une noix un denier. Comme il y avait un grand rassemblement d'hommes et une disette complète de denrées, il fallait bien que tout s'élevât à des prix exorbitants. On se servait des feuilles de figuier, de chardon et de vigne pour faire une sorte de bouillie; on ne trouvait plus aucune espèce de fruit sur les arbres, et l’on faisait cuire toutes sortes d'herbes pour les manger en guise de légumes. La viande de cheval, de chameau, d'âne, de bœuf et de buffle était servie sur les tables des personnes les plus riches; après avoir séché la peau de ces animaux, les pauvres la coupaient comme on coupe les sèches; ils la faisaient ensuite bouillir longtemps, et à petit feu, et s'en nourrissaient comme d'un aliment exquis. Que l'on parcoure l'histoire des villes assiégées et que l'on remonte même aux temps les plus reculés, où trouvera-t-on un peuple qui, exilé ainsi de sa patrie, ait opposé à tant de maux tant de persévérance, d'obstination et de dureté pour lui-même? Si l'on me cite le siège de Troie, célèbre par sa durée de dix ans, je ferai remarquer que l’on convenait fort souvent, entre les deux armées ennemies, de trêves dans lesquelles l'un et l'autre parti trouvait sa sécurité; les combattants réparaient par ce moyen leurs forces épuisées, et la terre et la mer fournissaient en abondance à tous leurs besoins. De plus, s'il est arrivé en tout temps que des assiégés aient eu à supporter les maux de pareilles disettes, du moins ils les supportèrent pour leur liberté, et l'on sait que les hommes doivent préférer à tout le soin de défendre leur personne et leur patrie. Ceux dont je parle au contraire, loin qu'ils eussent quitté la terre de leur naissance pour acquérir plus de richesses, savaient qu'ils allaient s'exposer pour leur Dieu à toutes sortes de privations ; et ce fut pour délivrer les églises de Dieu des affronts qu'elles enduraient, qu'ils bravèrent la faim, les veilles, les bivouacs, les froids, la pluie, et qu'ils s'exposèrent aux tourments de frayeurs sans cesse renouvelées et telles que personne n'a jamais appris ni lu qu'aucun peuple en ait autant éprouvé. Et ce qui paraîtra bien plus merveilleux encore, ces mêmes hommes, lorsqu'ils habitaient dans l'intérieur de leur pays, ne savaient pas seulement demeurer trois jours de suite sous les tentes et dans l'armée de leur roi, même lorsqu'on ne les forçait pas à sortir de leur province. Nul homme, je crois, parmi ceux qui se trouvèrent exposés à de si grands périls, ne pourrait se rappeler toutes les angoisses que ressentirent les âmes, toutes les douleurs qu'éprouvèrent les corps ; et cette affreuse situation se prolongea pendant vingt-six jours consécutifs. [5,6] CHAPITRE VI. En ce temps le comte Etienne de Blois, homme qui avait toujours été d'une grande sagesse et d'excellent conseil, et que toute l'armée avait choisi pour son gouverneur, se disant atteint d'une maladie grave, s'était retiré, avant que les autres eussent pris possession d'Antioche, dans une certaine petite ville, qui se nomme Alexandrette. Mais, lorsque la ville d'Antioche eut été prise par les Chrétiens et assiégée de nouveau par les ennemis, le comte, informé des maux que souffraient les autres comtes dans l’intérieur de la place, différa de leur porter les secours qu'ils attendaient de lui, sans que je sache s'il y fut réellement contraint ou si ce retard provint uniquement de sa volonté. Lorsqu'il apprit que de nombreuses armées turques avaient investi les murailles, il s'avança adroitement dans les montagnes, pour examiner par lui-même les forces des ennemis. Ayant vu les campagnes couvertes d'une innombrable quantité de tentes, il céda à des considérations humaines et se retira, pensant qu'aucune force dans le monde ne pouvait prêter un secours utile à ceux qui se trouvaient enfermés dans la ville. Exempt de légèreté, incapable d'une lâcheté, distingué par son extrême attachement à la vérité, croyant ne pouvoir rendre aucun service à ses frères et ne doutant point, comme toutes les circonstances semblaient concourir à l'annoncer, qu'ils mourraient tous en ce lieu, le comte ne crut point se déshonorer en pourvoyant à sa propre sûreté et en se réservant pour des temps plus favorables. Certes, si l'on peut qualifier de fuite une retraite opérée en un moment où, comme on l'assure, ce comte pouvait alléguer une maladie grave, je pense qu'une fuite, après laquelle une action peu convenable fut réparée au prix du martyre, vaut bien mieux encore que l'endurcissement de ceux qui, en retournant dans leur pays, se plongèrent de nouveau dans les souillures et les crimes de tout genre. Qui pourrait dire que le comte Etienne et Hugues, qui furent en tout temps si honorables, puissent être comparés, pour avoir paru un moment revenir sur leurs pas, à quelques-uns de ceux qui persévérèrent dans leur abandon? Leur fin contribua si puissamment à l'accomplissement des choses au sujet desquelles on les accuse, qu'on peut maintenant chanter leurs louanges en toute assurance, tandis que l'existence des autres fait encore rougir tous les hommes de bien. Portons mes regards sur ceux qui se vantent de la captivité qu'ils subirent à Jérusalem, et nous reconnaîtrons que chacun d'eux semblait ne vouloir être surpassé par aucun autre en crimes, en trahisons, en parjures. Les deux hommes dont je parle eurent une conduite toujours honorable, avant comme après les circonstances que je raconte. Les autres, parce qu'ils ont vu Jérusalem et le sépulcre, pensent qu'ils ont pu se livrer en sécurité à toutes sortes de crimes; ils reprochent à des hommes saints, si on les compare à eux, de s'être retirés, et tandis qu'eux-mêmes sont entachés d'un nombre infini de forfaits, ils ne veulent pas même convenir que la fin de ces hommes saints soit digne des plus grands éloges. Mais reprenons le fil de notre narration. En partant d'Alexandrette, le comte Etienne se rendit dans la ville appelée Philomène. Déjà l'on avait annoncé au despotique empereur la prise d'Antioche, et lui-même s'était mis en marche, et s'avançait rapidement avec beaucoup de troupes, espérant que les Francs n'hésiteraient pas à la remettre entre ses mains. Le comte ayant donc rencontré ce prince rempli d'avidité, et celui-ci l'ayant interrogé sur la situation de l'armée chrétienne et de la ville conquise, le comte ne lui cacha point que la place avait été occupée ; mais il lui annonça en même temps que les Turcs retenaient encore la citadelle. Mais, ô douleur! ajouta-t-il, la joie de ce succès est troublée par un second siège ! Ceux qui naguère avaient assiégé sont maintenant assiégés eux-mêmes, par un misérable revers de fortune; et je ne sais ce qu'ils ont fait depuis que je me suis retiré de ce lieu. Telles furent les paroles que le comte adressa en secret à l'empereur. Celui-ci après l'avoir entendu, perdant les espérances auxquelles il s'était attaché, appela auprès de lui Gui, frère germain de Boémond, chevalier illustré par de brillants faits d'armes, et quelques autres hommes encore, et leur rapporta ce que le comte lui avait dit, mais en aggravant son récit. Que pensez-vous, leur dit-il, qu'il faille faire ? Les Francs sont assiégés par les Turcs, et enveloppés d'une manière épouvantable; déjà, peut-être, ils ont succombé sous leurs coups, ou bien encore ils sont emmenas par eux dans leurs diverses provinces, pour y subir une éternelle servitude. Comme nous n'avons ni le pouvoir, ni l'occasion favorable de leur porter secours, comme d'ailleurs en nous avançant davantage nous serions exposés à rencontrer les Turcs, et à périr sous leurs glaives, nous retournerons sur nos pas, si vous le jugez convenable dans votre sagesse. En disant ces mots, le perfide se réjouissait, sans doute, dans le fond de son cœur, de la mort de ceux qu'il avait en horreur non moins que les Turcs eux-mêmes. Cependant Gui, ses familiers et ses serviteurs, apprenant ainsi les dangers de Boémond et des Francs, se livrèrent aux plus violentes lamentations, et se croyant fondés, dans leur audace, à élever leurs plaintes contre le Seigneur même, ils disaient : O Dieu Tout-Puissant, dont les jugements ne dévient jamais de la droite ligne, qui ne souffrez jamais que les pécheurs appesantissent leur domination sur les justes, pourquoi livrez-vous au glaive des hommes criminels, dénué de secours de votre protection, ce peuple qui a abandonné parents, femmes, enfants, honneurs suprêmes, sol natal, et qui, bien plus encore, a bravé pour l'amour de vous des souffrances de tous les jours et la mort? Certes, s'il est reconnu que vous avez permis qu'ils fussent ainsi livrés au trépas, succombant sous des mains profanes, qui trouverez-vous dans la suite qui veuille se soumettre à vos ordres, lorsque tous devront penser que vous êtes dans l'impuissance de défendre les vôtres? Eh bien soit ! vous avez voulu qu'ils fussent mis à mort pour vous, vous les avez couronnés de gloire et d'honneur. Mais certes, si vous accordez aux autres des royaumes par centaines, vous aurez attiré au milieu des nations un opprobre éternel sur les hommes de notre loi. Vous aurez plongé tout le monde chrétien dans l'abîme du désespoir et de l'incrédulité, vous aurez à jamais ranimé contre vous l'audace invincible des hommes les plus pervers. Désormais il n'y aura plus personne qui ose attendre de vous quelque chose de grand, en voyant finir d'une fin si déplorable ceux qui croyaient vous être attachés de plus près que tous les autres mortels. Dites-nous donc, ô Très Saint, avec quelle confiance vous invoqueront les vôtres, lorsqu'ils apprendront une telle issue à de tels événements? Telles étaient les affreuses plaintes que leur arrachait, au milieu de leurs angoisses, le sentiment d'une farouche douleur, à tel point que, pendant quelques jours, il n'y eut dans toute l'armée que conduisait le despote, ni évêques, ni abbés, ni clercs, ni laïques qui osassent invoquer le Seigneur, tant ils étaient absorbés par leur profonde affliction. Gui, lorsqu'il rappelait dans sa mémoire l'affection de son frère, la grandeur d'âme du prince, et toutes les excellentes qualités de cet homme illustre, sentait redoubler ses regrets, et la douleur de son âme s'exhalait en nouvelles lamentations. L'empereur, prêt à retourner sur ses pas, craignant que les Turcs, après avoir rompu l'obstacle que leur présentaient les Francs, ne vinssent à se répandre de tous côtés en pleine liberté, commanda aux chevaliers qui combattaient pour lui : Allez, dit-il, soumettez à mon édit impérial tous les hommes qui habitent cette contrée ; dévastez toute la Bulgarie, afin que les Turcs, s'ils veulent se précipiter sur nos provinces pour les ravager, ne trouvent aucune des choses dont ils auront besoin. Qu'ils y eussent ou non consenti, les Chrétiens qui se hâtaient d'aller se réunir aux nôtres, furent forcés de s'en retourner avec l'empereur. Les chevaliers s'empressèrent d'exécuter les ordres du despote ; les hommes suivaient péniblement l'armée, et tandis qu'ils faisaient tous leurs efforts pour tenir pied à la cavalerie, ils rencontraient toutes sortes d'obstacles et de maux qui les arrêtaient dans leur marche. Incapables de résister à de telles fatigues, on voyait un grand nombre d'entre eux tomber ça et là sur la route, et succomber à leur épuisement. Le despote rentra dans la ville de Constantinople, et tous les Grecs de son armée retournèrent aux lieux d'où ils étaient partis. Mais il est temps de mettre fin à ce livre.