[0] DES HABITUDES. [1] CHAPITRE 1er. Certains individus, qui prennent à tâche de gâter toutes les belles choses, ont entrepris de déprécier une des indications thérapeutiques, celle qu'on tire des habitudes, et dont la réalité est reconnue non seulement par les meilleurs médecins, mais par tout le monde ; ces individus nous demandent, par exemple, pourquoi une personne, incommodée d'abord pour avoir mangé une première fois de la chair de bœuf, et qui est ensuite forcée d'en manger tous les jours pendant toute l'année, n'en éprouve plus de dommage, ou en éprouve moins que ceux qui ne sont pas habitués à une pareille nourriture. Puis, croyant réfuter par leurs discours tout ce que nous pourrions leur répondre, ils se persuadent avoir, en même temps, détruit l'existence du fait, comme ferait un homme qui, après avoir opposé une objection à toutes les théories sur la vision, nous contesterait la faculté de voir. Il apparaît donc avec évidence que la considération des habitudes est d'un très grand secours pour la découverte des moyens de traitement ; aussi Hippocrate a-t-il écrit dans ses Aphorismes (II, 49) : « Les individus habitués à supporter des travaux qui leur sont familiers, les supportent plus aisément, quoique débiles ou vieux, que les gens {forts et jeunes} qui n'y sont pas habitués. » Dans le traité "Sur le régime des maladies aiguës", il a exposé au long les inconvénients d'un régime inaccoutumé et les avantages d'un régime auquel on est habitué. Érasistrate, dans le second livre "Sur la paralysie", paraît être aussi du même avis qu'Hippocrate sur toutes les habitudes. Outre Hippocrate et Érasistrate, il n'est aucun médecin ancien qui ait trouvé une cause incontestée et acceptée par tous, du fait que je viens de rapporter, ou des autres analogues. Ceux en effet qui ont paru reconnaître une cause probable de l'influence des habitudes l'ont trouvée pour une seule des matières de l'habitude ; les uns seulement pour les aliments, les autres pour les exercices et les occupations habituelles, aucun pour toutes les matières de l'habitude. Ainsi, pour ce qui regarde l'administration de l'eau froide que nous employons souvent dans les maladies aiguës, certains médecins s'opposent à l'emploi de ce moyen, nous l'interdisent chez les fébricitants, et nous prescrivent de nous contenter des indications tirées des autres circonstances, par exemple, des lieux affectés et de la diathèse dans laquelle ils se trouvent, des âges, des localités, des saisons, et encore du tempérament et de la force du malade lui-même, circonstances que nous avons coutume de prendre aussi en considération ; ils disent que c'est chose ridicule, dans une inflammation du foie, du poumon, de l'estomac ou de toute autre partie aussi importante, de permettre à un malade habitué à boire froid de prendre une boisson froide, par ce seul motif qu'il y est accoutumé. C'est, ajoutent-ils, exactement la même chose que si on permettait à un individu en proie à la fièvre de prendre un bain froid parce qu'il était avant dans l'habitude de le faire ; comme si nous permettions dans toute espèce de maladie, à tout malade de faire ce à quoi il était accoutumé ! Mais eux n'ajoutent pas à tous les autres moyens d'indication celui qui est tiré des habitudes. Aristote de Mytilène, qui tenait un rang élevé dans la secte des péripatéticiens, fut atteint d'une maladie qui pouvait être guérie par l'emploi des boissons froides ; comme il n'en avait jamais pris, il se refusait d'obéir aux médecins qui lui conseillaient ce moyen, affirmant qu'il savait de source certaine devoir être attaqué d'épilepsie s'il buvait froid ; il ajoutait qu'il avait vu le même phénomène se produire chez une autre personne semblable à lui par sa complexion et par son tempérament, et qui était habituée aux boissons chaudes : s'il avait eu, comme quelques personnes, l'habitude des boissons froides, il n'eût pas craint autant leur administration. Si cela lui fût arrivé..., tous les médecins qui étaient présents l'ayant abandonné. Cet homme mourut donc, ainsi que je l'ai appris. Ceux qui assistaient à ses derniers moments m'ayant fait cette question : Puisque vous avez osé dans d'autres cas, tantôt durant toute la maladie, tantôt à certaines époques seulement, donner de l'eau froide quand les autres médecins s'y refusaient, l'auriez-vous osé aussi pour cet homme, ou bien avait-il pensé juste sur sa propre nature ? Je répondis qu'il avait pensé très exactement, attendu qu'il était tout à fait maigre, et que, originairement, il avait l'orifice de l'estomac très froid, de telle sorte qu'il était pris de hoquet au moindre refroidissement. Ainsi, de même que ce philosophe n'aurait pas pu supporter le froid, et à cause de son défaut d'habitude, et à cause de sa constitution physique, bien que sa maladie indiquât ce moyen de traitement; ainsi j'ai donné avec une confiance parfaite des boissons froides lors même que le malade avait un causus franc, s'il n'existait aucune inflammation viscérale manifeste ; d'autres fois j'ai prescrit ces boissons avec moins de confiance, et après avoir prévenu les familiers de la maison que si tel malade ne buvait pas d'eau froide, il mourrait certainement, et que s'il en prenait il y avait de grandes espérances de le sauver. Tous, grâce aux dieux, ont été sauvés. Puisque ce médicament a été jugé bon par une expérience prolongée, il faut rechercher la cause de ce succès, en rappelant d'abord ce qu'ont dit Hippocrate dans son traité "Du régime dans les maladies aiguës", et Érasistrate dans le IIe livre du traité "De la paralysie". Hippocrate s'exprime donc ainsi : « Il est facile de constater qu'un régime mauvais pour le boire et pour le manger, mais toujours le même, est ordinairement plus salutaire à la santé que s'il était tout à coup et {notablement} changé en un meilleur, puisque, soit chez les personnes qui font deux repas par jour, soit chez celles qui n'en font qu'un, les changements subits sont nuisibles et occasionnent des maladies. Ainsi, ceux qui n'ont pas l'habitude de faire un repas au milieu du jour, s'ils en font un, s'en trouvent bientôt incommodés ; tout leur corps s'appesantit, ils se sentent faibles et paresseux. Si malgré cela ils font leur repas du soir, ils ont des éructations aigres, quelques-uns même sont pris d'une diarrhée liquide, attendu que l'estomac, accoutumé à avoir sa surface nettoyée par intervalles, à n'être pas rempli deux fois et à n'avoir pas à cuire (digérer) des aliments deux fois par jour, reçoit une surcharge à laquelle il n'était pas habitué. » Après avoir indiqué ensuite le moyen de traitement des souffrances qui résultent de ces changements, Hippocrate, revenant sur son sujet, et s'occupant des individus qui s'écartent de leurs habitudes, écrit : « L'individu dont nous parlons serait encore bien plus incommodé si trois fois par jour il mangeait jusqu'à satiété ; il le serait bien plus encore s'il mangeait plus souvent. On voit, il est vrai, beaucoup de gens qui supportent très bien trois repas copieux par jour, mais ils y sont habitués. D'un autre côté, si les individus qui ont l'habitude de faire deux repas par jour suppriment celui du milieu du jour, ils se sentent faibles, languissants, ils sont inhabiles à toute espèce de travail et sont pris de cardialgie ; il leur semble que leurs entrailles pendent; leurs urines sont chaudes et jaunâtres, leurs déjections sont brûlantes; chez quelques-uns, la bouche est amère, les yeux sont enfoncés dans les orbites, les tempes battent et les extrémités se refroidissent. La plupart de ceux qui ont omis le repas du milieu du jour sont hors d'état de prendre celui du soir ; s'ils mangent, ils sentent un poids dans les entrailles et ils dorment beaucoup plus péniblement que s'ils avaient pris leur repas du milieu du jour. — Puisque les gens en santé éprouvent de si grands effets d'un changement d'habitude dans le régime pour une demi-journée seulement, il est clair qu'il n'est pas avantageux {dans les maladies} d'augmenter ou de diminuer {inconsidérément} l'alimentation. — Si donc le même individu qui n'avait fait, contre son habitude, qu'un seul repas, mange le soir autant que les autres jours, après avoir laissé pendant toute une journée ses vaisseaux vides, cet individu qui avait été pris de souffrance, d'indisposition, et, après le dîner, de pesanteur pour avoir omis son déjeuner, sera naturellement beaucoup plus lourd {que dans le premier cas} ; enfin si son abstinence a duré encore plus longtemps et qu'il commence tout d'abord par faire un bon dîner, il sera encore plus pesant {que dans les deux cas précédents}. » Hippocrate, après avoir, comme plus haut, indiqué quelques moyens propres à remédier aux inconvénients causés par la vacuité inaccoutumée des vaisseaux, reprend son sujet en ces termes : « On pourrait, relativement aux organes digestifs, ajouter encore bien des choses analogues ; par exemple, on supporte très facilement les aliments solides auxquels on est habitué, lors même qu'ils ne sont pas bons par nature ; il en est de même pour les boissons ; mais on digère difficilement les aliments solides auxquels on n'est pas habitué, lors même qu'ils ne sont pas mauvais ; il en est de même pour les boissons. On s'étonnera peu de tous les effets que produisent, quand on en mange contre son habitude, ou une grande quantité de viande, ou l'ail, ou la tige ou le suc de silphium, ou toute autre substance douée de qualités particulières énergiques, s'il arrive que de telles substances fatiguent plus fortement que d'autres les organes digestifs; mais {on sera plus surpris} de voir quel trouble, quel gonflement, que de vents et que de tranchées produit la maza chez un individu qui est habitué à manger du pain ; quelle pesanteur, quelle tension du ventre produit le pain chez celui qui est habitué à la maza ; quelle soif et quelle plénitude subite cause le pain chaud à cause de sa nature desséchante et de sa lenteur à parcourir les intestins ; combien d'effets différents produisent, quand on n'y est pas habitué, les pains fabriqués avec de la farine pure ou avec de la farine mêlée {au son}, et aussi la maza sèche, ou humide, ou gluante ; quels effets produit la farine d'orge fraîche chez les individus qui n'y sont pas accoutumés, et quels effets produit la farine ancienne chez ceux qui sont habitués à la farine récente; enfin tout ce qui arrive quand on passe brusquement, contre son habitude, de l'usage du vin à celui de l'eau et réciproquement, ou seulement quand on substitue brusquement au vin trempé d'eau, du vin pur {et réciproquement}. En effet, le vin trempé produit une surabondance d'humidité dans les voies supérieures et des vents dans les voies inférieures ; le vin pur amène des battements vasculaires, de la pesanteur à la tête, et de la soif. Comme le vin blanc et le vin noir substitués l'un à l'autre contre la coutume, quand même tous les deux seraient également généreux, produisent dans le corps de grands changements, il sera moins étonnant de ne pouvoir substituer {impunément l'un à l'autre} du vin fort et du vin d'un goût sucré. » Il me suffit d'avoir emprunté ces exemples à Hippocrate pour faire connaître ce qu'il pense sur la puissance de l'habitude. Érasistrate, dans le IIe livre du traité "De la paralysie", a écrit ce qui suit : « Celui qui veut traiter les malades suivant les règles ne doit pas manquer de prendre en grande considération l'habitude et le défaut d'habitude. Je dis en conséquence : les individus qui se livrent à des travaux pénibles, nombreux, auxquels ils sont accoutumés, les supportent longtemps sans fatigue, et ceux qui se livrent à des travaux peu nombreux auxquels ils ne sont pas habitués, éprouvent de la fatigue; certains individus digèrent plus facilement les aliments habituels, lors même qu'ils sont difficiles à digérer, que les aliments auxquels ils ne sont pas accoutumés, lors même qu'ils sont d'une digestion plus facile ; le corps réclame les évacuations habituelles, même celles qui sont désavantageuses par elles-mêmes, par la raison qu'il y est accoutumé, et il devient malade s'il en est privé ; c'est ce qui arrive pour le flux hémorroïdal et pour les purgations que certaines personnes ont l'habitude de s'administrer, pour les ulcères qui s'ouvrent de temps en temps et qui sécrètent de l'ichor, et encore chez quelques personnes pour le choléra, qui arrive à certaines époques ; car le corps recherche toutes ces évacuations, bien qu'elles soient désavantageuses, et lorsqu'elles n'arrivent pas aux époques habituelles, ceux chez qui ces habitudes se sont établies sont pris de maladies graves. On voit des particularités analogues se produire pour d'autres espèces d'habitudes ; ainsi pour des vers ïambiques que nous savons, si on nous demande, quand nous n'y sommes pas habitués, de réciter deux ou trois vers pris au milieu de la pièce, nous ne pouvons le faire que difficilement ; mais quand nous mettons la pièce de suite, et que nous arrivons à ces mêmes vers, nous les disons immédiatement et facilement; et lorsque nous y sommes habitués, nous exécutons très facilement le premier exercice. On constate aussi cet autre phénomène : ceux qui ne sont pas accoutumés à étudier apprennent peu et lentement, mais quand ils ont acquis plus d'habitude, ils apprennent beaucoup plus et plus vite. Cela arrive également pour les recherches. En effet, ceux qui sont à peu près inaccoutumés aux recherches ont, aux premiers mouvements de l'intelligence, l'esprit aveuglé et comme enveloppé de ténèbres, ils s'arrêtent aussitôt dans leurs investigations, ayant l'esprit fatigué et rendu impuissant comme sont ceux qui commencent à courir pour la première fois. Mais celui qui est habitué à chercher, pénétrant partout, cherchant par intelligence, et portant son esprit successivement sur divers sujets, n'abandonne pas sa recherche ; ne cessant ses investigations ni pendant une partie du jour, ni pendant toute la vie, et ne dirigeant pas sa pensée vers des idées qui sont étrangères à l'objet de sa recherche, il le poursuit jusqu'à ce qu'il arrive à son but. Nous avons donc reconnu jusqu'ici que la puissance de l'habitude a une grande influence dans toutes nos affections, aussi bien celles de l'âme que celles du corps. Ce qui précède suffit pour le sujet qui nous occupe ; dans les traités généraux sur la médecine, on a énuméré avec détail toutes ces circonstances qu'il faut prendre en considération, si on ne veut pas que plusieurs parties de notre art soient remplies d'imperfections. » Telles sont les opinions des plus illustres médecins, Hippocrate et Érasistrate, sur la puissance des habitudes ; ils ne s'en sont pas tenus au raisonnement pour découvrir leurs effets, mais ils en ont été instruits par les phénomènes les plus manifestes. C'est aussi ce qui arrive aux autres hommes qui ne vivent pas comme des porcs ou comme des ânes, et qui font attention à ce qui peut leur être utile ou nuisible ; on peut les entendre dire chaque jour qu'ils sont habitués à tel aliment, à telle boisson et qu'ils ne peuvent pas les abandonner, attendu que les changements leur sont désavantageux. Ils sont de même avis sur la manière de vivre, par exemple, sur l'usage ou l'abstention des bains, sur l'équitation, la chasse, la course, la lutte, les veilles, l'insolation, le froid, les méditations, et sur toutes les autres choses semblables. [2] CHAP. II. Méprisant donc ceux qui regardent l'indication tirée des habitudes comme tout à fait inutile, ou comme d'une médiocre utilité, dans la thérapeutique, recherchons quelle est à cause qui explique leur puissance, si cette cause est unique ou si elle diffère, suivant la matière de l'habitude. J'appelle matière ce qui constitue le sujet de l'habitude, par exemple, ainsi que je le disais plus haut, les aliments, les boissons, les exercices, ou toute autre chose analogue. Commençons donc par les substances qu'on mange et par celles qu'on boit. Pourquoi, en effet, parmi ceux qui se nourrissent habituellement de viande de bœuf, les uns ne sont-ils point incommodés du tout, les autres le sont-ils moins qu'avant d'en avoir contracté l'habitude ; ou bien pourquoi certains individus, comme l'a écrit Érasistrate lui-même, primitivement et par nature, digèrent-ils immédiatement avec plus de facilité la viande de bœuf que les poissons de roche ? La cause de ce phénomène a été expliquée dans la discussion "Sur les facultés des aliments", j'y reviendrai un peu plus bas, quand la suite de mon discours m'y amènera. Je commencerai ce que j'ai à enseigner en parlant de ceux qui par habitude digèrent bien toute espèce d'aliments, en prenant pour point de départ de tout mon raisonnement que {même avant l'habitude} il y a certaines substances qui ont de l'affinité avec nous et d'autres qui n'en ont pas. J'ai examiné toutes ces questions fort au long dans le traité "Des facultés des aliments"; commençons donc, après avoir posé d'abord la notion de la coction. De même, en effet, qu'on ne dit pas des boulangers qu'ils cuisent le pain lorsque, au moment juste où à l'aide soit de la meule, soit du crible, ils réduisent le blé en petites parcelles, mais seulement lorsque après avoir terminé ces opérations ils le mouillent avec de l'eau, le pétrissent après y avoir mêlé du levain, renferment la pâte dans quelque endroit qui l'échauffe jusqu'à ce qu'elle soit levée (c'est l'expression dont ils se servent), et la cuisent dans les fours chauffés de tous les côtés ou dans les fours chauffés par le bas; de même aussi quand on ingère quelque substance dans l'estomac, ce n'est pas quand cette substance est broyée et dissoute que nous disons qu'il y a coction, mais lorsqu'à l'instar du pain cuit elle change de qualité. De même aussi que pour les pains le blé cuit doit être transformé en la substance conforme à celle de l'homme auquel il est destiné ; de même, et à plus forte raison, faut-il que dans l'estomac ce blé devienne encore plus conforme à la nature de l'individu, et je me sers de l'expression substance plus conforme qu'une autre, eu égard à la similitude avec le corps qui doit être nourri; car la conformité des aliments est autre pour un corps et autre pour un autre. Aussi les animaux recherchent-ils les aliments qui leur sont conformes, sans l'avoir appris, et instinctivement poussés par la nature. Les bêtes de somme recherchent les herbes ; elles se nourrissent de paille, de foin et d'orge; les lions et aussi les léopards et les loups courent après la viande. De même donc que, pour chaque genre d'animaux, il existe une différence notable dans les aliments conformes à chacun de ces genres, de même pour les espèces que renferment les genres, on trouve de grandes différences. Ainsi quelques personnes ne peuvent pas boire de vin, un plus grand nombre en boivent impunément une notable quantité, et, comme il a été dit plus haut, les uns mangent avec plaisir de la chair de bœuf, de bouc et de bélier, et la digèrent sans peine; les autres au contraire, ne peuvent ni la manger, ni même en supporter l'odeur; aussi en l'absence d'un autre aliment, comme cela arrive dans les famines, s'ils sont forcés de se nourrir de ces viandes, ils ne peuvent pas les digérer sans en éprouver du dommage ; leur appétit en est troublé, ils deviennent lourds aussitôt après les avoir ingérées; s'il leur survient des éructations, ils ne peuvent pas supporter cet accident sans que cela leur soit pénible. Comme il est évident que les choses se passent ainsi, il faut tout d'abord se souvenir de ce fait que les hommes prennent avec le plus de plaisir les substances qui sont le plus en conformité de nature avec chacun d'eux, qu'ils préfèrent surtout celles qui rentrent dans cette catégorie comme paraissant devoir être pour eux d'une plus facile digestion ; au contraire ils rejettent et fuient le mets désagréables et difficiles à digérer, en sorte que la coutume est le signe d'une conformité de nature. L'habitude devient souvent aussi une cause {de conformité de nature} ; cela se voit manifestement par cette particularité que des substances qui, au début, étaient désagréables et nuisibles, cessent peu à peu, si on a la force de s'y habituer, d'être désagréables et nuisibles. La cause de ce phénomène est la suivante : [3] De même que toute substance qu'on mange ou qu'on boit est altérée suivant une certaine qualité, de même ces substances mettent dans un certain état ce qui produit l'altération. On peut trouver la preuve évidente de ce phénomène dans la diversité des humeurs que développe chaque aliment, en effet, les uns engendrent un sang chargé de bile noire et les autres un sang qui contient une proportion considérable de phlegme, de bile pâle ou de l'espèce de bile qu'on appelle jaune; quelques-uns un sang pur. Les parties nourries diffèrent donc nécessairement les unes des autres suivant la qualité du sang qui nourrit. Une preuve évidente que la substance qui nourrit communique à ce qui est nourri une substance semblable à elle, nous est fournie par le changement qu'éprouvent les plantes et les graines, changement qui est souvent si prononcé qu'une plante très nuisible si elle pousse dans une certaine terre, perd non seulement ses qualités délétères si elle est transplantée dans une autre terre, mais en acquiert d'utiles. Ceux qui ont composé des traités sur l'agriculture ou sur les plantes en ont fait souvent l'expérience ; il en est de même de ceux qui ont écrit sur l'histoire des animaux, car ils ont constaté les changements qui sont produits chez les animaux par les diverses régions. Puisque non seulement ce qui nourrit est altéré par ce qui est nourri, mais aussi que ce qui est nourri subit lui-même une petite transformation, cette petite transformation acquiert nécessairement avec le temps des proportions considérables, de façon que le résultat d'une longue habitude devient égal à une conformité naturelle. Je crois donc avoir trouvé pour les aliments et pour les boissons la cause de la puissance des habitudes. [4] CHAP. IV. Il paraît que l'action des circumfusa rentre, eu égard au genre, sous la dépendance de la même cause que l'action des substances que nous ingérons et dont nous venons de parler. Les circumfusa produisent donc une certaine altération dans le corps, surtout pour les parties superficielles, mais aussi pour les parties profondes; car par l'action du froid la peau d'abord, puis les parties qui lui sont contiguës, sont refoulées, resserrées, contractées et condensées, et si cette action se prolonge sur le corps, la même altération se propage aux parties profondes ; mais encore dès le principe, au moment où l'influence commence à agir, il survient, secondairement, et non primitivement, sous l'influence de la cause agissante, un changement et une altération dans les parties profondes. En effet, quand la peau se resserre, la chaleur se concentre dans la profondeur du corps. De même que le froid produit les altérations énumérées plus haut, de même aussi le chaud en produit d'opposées, car il est conforme à la nature que des effets opposés soient produits par des causes opposées, les uns primitivement, les autres secondairement. A ce sujet, beaucoup de personnes sont induites en erreur en voyant que les mêmes effets sont secondairement produits par des causes contraires, et aussi que des causes identiques produisent souvent des effets secondaires contraires. Ainsi, il arrive qu'on est trompé de cette façon à propos des causes échauffantes. Donc le chaud qui agit comme cause, par exemple le soleil, lorsqu'il frappe longtemps sur le corps, produit dans le corps un état opposé à celui qu'il avait amené au début; car au début, en nous échauffant il atténue les liquides, relâche la peau et rend nos chairs plus molles. Mais si étant {presque} nu on passe plusieurs jours au soleil pendant la saison d'été, la peau devient sèche et dure et les chairs se dessèchent; ces phénomènes ne sont pas la suite de la seule action prolongée du chaud, mais de la sécheresse combinée avec lui. Cela nous induit souvent en erreur dans nos raisonnements touchant les causes, parce qu'on néglige leur complication; ainsi il nous fallait {dans ce cas} penser que la chaleur humide produit des effets autres que la chaleur sèche, ce que nous ne faisons pas toujours; aussi nous nous trompons sur l'action particulière de ces deux espèces de chaleur, quand la chaleur agit soit avec la sécheresse, soit avec l'humidité ; mais si on y fait attention, on verra que chacune d'elles conserve son action propre. De même, en effet, que l'humidité sans chaleur ou sans froid {prononcé} humecte le corps, tandis que la chaleur échauffe, la réunion de l'humidité et de la chaleur produit les deux effets à la fois ; c'est ce qui a lieu pour les bains chauds d'eau douce; mais dans l'inflation la cause desséchante est combinée avec l'échauffante. Le soleil d'été est précisément dans ce cas ; aussi est-il naturel que les individus qui sont longtemps exposés à ses rayons, par exemple les moissonneurs et les matelots qui sont {presque} nus, prennent une peau dure et sèche comme celle des animaux amphibies à écailles. De même que les propriétés physiques spéciales du corps et de toute sa substance réclament des boissons et des aliments différents, et que les modifications que présente la peau par rapport à la dureté et à la mollesse, à la densité et à la raréfaction, ne se comportent pas de la même façon sous l'action du chaud ou du froid ; de même les propriétés qui tiennent à l'habitude, et aussi les propriétés naturelles, tirent de l'altération produite par les aliments, par les boissons, par le chaud ou par le froid, le même avantage et le même dommage. En effet, le corps rare et mou souffre facilement du chaud et du froid; dense et dur, il supporte et méprise tout ce qui agit sur lui extérieurement, non seulement le chaud et le froid, mais aussi les corps durs et rugueux. Avec une telle disposition on couche sur la terre sans inconvénient, ce que ne font pas ceux qui sont dans une disposition opposée : dans ce cas, en effet, on est facilement contus et refroidi et on est exposé à toute autre espèce de souffrances. [5] CHAP. V. Telles sont les considérations que nous avions à présenter sur ce sujet. Voici maintenant celles qui regardent les exercices : les parties du corps qui sont exercées deviennent plus robustes et plus calleuses; aussi supportent-elles les mouvements conformes à leur nature plus facilement que les autres parties que le défaut d'exercice rend plus molles et plus faibles. Ces considérations sont communes aux exercices de l'âme. Ainsi nous nous exerçons d'abord à la grammaire quand nous sommes enfants, nous passons ensuite aux études de rhétorique, d'arithmétique, de géométrie et de logique, car la partie dirigeante de l'âme étant douée de facultés pour tous les arts, il existe nécessairement une faculté qui nous fait connaître ce qui est conséquent et ce qui est en opposition, et une autre à l'aide de laquelle nous nous souvenons; c'est la première qui nous rend plus intelligents, et la seconde qui nous donne une meilleure mémoire, toutes les facultés pouvant être augmentées et fortifiées par l'exercice et pouvant dégénérer par l'inactivité ainsi que Platon, dans le passage suivant du Tintée, l'enseigne en ces termes : « Nous avons déjà répété souvent que trois espèces d'âmes habitent en nous et que chacune d'elles a ses mouvements propres ; maintenant nous devons dire en peu de mots que celle qui reste en repos et qui ne se livre pas aux mouvements qui lui sont propres, devient nécessairement la plus faible, tandis que celle qui s'exerce devient la plus forte ; aussi faut-il veiller à ce qu'elles aient des mouvements bien proportionnés les uns par rapport aux autres. » Après cela Platon ajoute : « En conséquence, pour l'espèce d'âme la plus noble qui soit en nous, il faut considérer que Dieu l'a donnée à chacun de nous comme un génie propre ; c'est elle dont nous disons, et avec juste raison, qu'elle habite au sommet du corps, qu'elle est destinée à nous élever, en vertu de sa parenté céleste, de la terre vers le ciel, comme si nous étions des plantes non de la terre mais du ciel. En effet, la divinité suspendant, vers la région d'où l'âme tire sa première origine, la tête qui est notre racine, a tenu droit le corps entier. Donc pour l'homme qui est livré à l'amour des querelles et aux passions turbulentes, et qui est violemment placé sous leur empire, toutes les conceptions deviendront nécessairement mortelles et, nécessairement aussi, autant que cela peut exister chez un être mortel, il atteindra la plus grande perfection dans ce genre, attendu qu'il a cultivé {exclusivement} cette partie de lui-même. Au contraire, l'homme qui concentre tous ses efforts vers l'amour de l'étude et de la vérité et qui exerce surtout les facultés qui y ont rapport, doit nécessairement, s'il parvient à trouver la vérité, avoir des pensées immortelles et divines; autant qu'il est possible à la nature humaine de participer à l'immortalité, il atteindra aussi la perfection dans ce genre; enfin, attendu qu'il donne ses soins à la partie divine et qu'il possède dans la meilleure disposition le génie qui habite en lui, il doit être éminemment heureux. Aussi, le soin qu'il faut prendre de tout corps consiste uniquement à donner la. nourriture et les mouvements qui sont propres à chacun d'eux. » Par ces paroles, Platon nous enseigne sur les trois âmes quelque chose qui est utile, non seulement pour la philosophie, mais encore pour la santé du corps, suivant en cela Hippocrate, qui avait dit, d'une manière générale : « Le mouvement fortifie, le repos amollit; » (De offic. med., § 20, t. III, p. 324) et d'une façon spéciale, à propos des exercices : « Le travail doit précéder la nourriture. » (Épid., VI, IVe section, § 23, t. V, p. 314.) Pour chaque espèce en particulier, il faut prêter l'esprit au passage suivant du même auteur : « Travail, nourriture, boissons, plaisirs de l'amour, que tout soit dans une juste mesure. » (Epid., VI, VIe section, §2, t. V, p. 324.) Ici donc il faut faire grande attention à ce que dit Hippocrate, car si on lit ses paroles avec négligence, ainsi que le font certaines personnes, il peut arriver dans ce cas comme pour tout autre discours, qu'on comprenne mal la pensée de l'auteur; nous nous proposons, en effet, de nous livrer à chaque exercice sans les pousser au delà des limites et de la mesure convenables, jusqu'à détruire la force; de la même manière nous devons user dans une juste mesure, et sans excès ou sans insuffisance, des aliments, des boissons, du sommeil et des plaisirs de l'amour : les excès brisent les forces, et l'insuffisance détruit pour chaque chose l'avantage qu'on en doit retirer dans une proportion égale au degré d'insuffisance. Ce précepte nous est donné pour un seul cas et comme un exemple général par Hippocrate, là où il dit {dans les Aphorismes, II, 481} : « Dans les exercices, lorsqu'on commence à se fatiguer, se reposer immédiatement dissipe la lassitude. » Ces paroles, par suite de l'affinité des objets, nous apprennent quelque chose sur les coutumes de l'âme pour ce qui concerne la mémoire, le raisonnement et les recherches logiques, toutes choses dont Érasistrate nous a entretenus dans son traité "Des habitudes", mais sans ajouter quelle en était la cause, bien qu'elle ait été énoncée non seulement par Hippocrate, mais par Platon. En effet, exercer chacune de ses puissances par des exercices bien appropriés et bien réglés est pour elles une source de force. [6] CHAP. VI. Telles sont les différences des habitudes eu égard à la matière qui les constitue et à la puissance des causes qui les produisent. Érasistrate ayant dit que le corps recherchait les évacuations auxquelles certains individus sont habitués, nous devons aussi traiter ce sujet. Nous savons, en effet, que certaines personnes ont des hémorragies nasales réglées périodiquement ou irrégulières, ou sont sujettes aux hémorroïdes, aux vomissements, aux diarrhées ou au choléra, ou encore que d'autres se font tirer volontairement du sang, soit la saignée, soit par des scarifications aux malléoles, soit en provoquant une épistaxis; enfin il en est d'autres qui ont recours à des évacuations, soit par le haut, soit par le bas. Il est utile d'en dire quelque chose, car il me semble que le corps ne réclame pas de semblables évacuations par habitude, mais pour la cause même pour laquelle ces évacuations sont devenues nécessaires une première fois, soit que la nature les ait produites, soit qu'on y ait été conduit par quelque raisonnement médical, de façon qu'on a besoin de recourir à plusieurs reprises aux mêmes moyens dans les mêmes cas. Les uns par suite d'un mauvais régime, les autres à cause d'une mauvaise constitution, étant gorgés d'un sang surabondant ou fatigués par la cacochymie, sont soulagés par de telles évacuations, soit que la nature, soit que le médecin ait évacué le superflu avant qu'une maladie se fût déclarée. Pour d'autres qui sont déjà malades, ces évacuations deviennent une crise ou entraînent la guérison de la maladie. D'autres ont été guéris par des médecins qui avaient recours a des moyens semblables; puis s'ils sont pris dans la suite d'une die analogue et s'ils sont de nouveau guéris par ces moyens, lorsque le corps éprouve le retour d'un sentiment général de pesanteur, ou s'il se manifeste seulement quelque malaise ou quelque accident contre nature du côté de la tête, ils consultent les médecins, leur manifestant la crainte d'être repris de la même maladie dont ils avaient été atteints, après l'invasion des mêmes symptômes; ayant prévenu une première fois, soit par une purgation, soit par une émission sanguine, l'invasion de la maladie, ils recourent promptement au moyen qui les a déjà sauvés, si jamais il leur arrive d'éprouver les mêmes symptômes. D'autres, avant de rien ressentir de ces symptômes, soupçonnant le retour de l'époque à laquelle ils les éprouvent périodiquement les préviennent par une évacuation, et ils disent que cette évacuation prophylactique est passée dans leurs habitudes. Le corps n'éprouve par ces évacuations aucun changement analogue à celui que causent les habitudes dont nous avons parlé plus haut mais il ressent des impressions identiques sous l'influence de la même cause. Si les individus dont nous venons de parler changent leur régime et s'ils usent d'aliments moins abondants en même temps qu'ils augmentent les exercices, ils éviteront la maladie, tirant avantage du changement d'habitudes et n'éprouvant aucun dommage comme ceux dont il a été parlé plus haut; car ce n'est pas en raison de l'habitude que les évacuations les ont soulagés, mais parce qu'un mauvais régime les avait gorgés d'humeurs mauvaises et de sang.