[7,0] LIVRE VII. [7,1] Toi aussi, vierge de Colchos, la nuit te sépare de ton hôte thessalien, et t'enlève tes plus chères délices; elle marche, impitoyable pour tes seules amours. Mais la vierge hésite encore sur le seuil de son appartement; elle arrive enfin à sa couche. Là, dans le silence des ténèbres, s'exaltant à loisir, elle passe ses longues veilles en proie à mille pensées diverses, n'osant s'interroger sur le mal qui la consume. Bientôt elle se l'avoue à elle-même, et peu à peu elle laisse s'exhaler sa douleur. [7,10] "Quelle fatalité, quel égarement volontaire chasse ainsi de mes yeux le sommeil? Telles n'étaient pas mes nuits, jeune héros, avant que je visse tes traits. Pourquoi, insensée que je suis, me les rappeler sans cesse? Un immense océan nous sépare. Toujours penser à lui, à lui seul! et pourquoi? Ah! livrons-lui plutôt cette toison de Phrixus, seul objet de ses désirs, seul but de ses travaux. Car reviendra-t-il jamais en ce pays? ou jamais mon père ira-t-il en Thessalie? Heureux les guerriers qui ont bravé les flots, qui ont affronté les périls d'un tel voyage, [7,20] pour suivre un tel héros! Qu'importe? qu'il parte vite". Au milieu de cette agitation et sur cette couche qu'elle est impatiente de fuir, Médée voit poindre enfin l'aube blanchissante. Le jour se lève, et rafraîchit l'amante fatiguée par l'insomnie, comme une douce pluie ranime les épis languissants, ou comme un frais zéphyr assouplit les bras fatigués des rameurs. Cependant, occupés de leurs grands desseins, les Argonautes choisissent vainement, pour aborder Eétès, le moment où la victoire due à leur courage le transporte de joie. Jason le laisse d'abord offrir aux dieux ses prières et la dépouille des vaincus; [7,30] il s'avance ensuite, cherchant s'il ne verra point quelque part la toison promise resplendir sous les voûtes de l'édifice. Mais Éétès ne pouvait déguiser plus longtemps son visage ni ses paroles; il va droit à Jason qui n'osait parler, et exhale en ces mots son dépit : "Nés sous un autre ciel, maîtres d'autres pays, d'autres mers, quelle folie ou quel si grand amour pour moi vous a poussés ici du fond de vos lointains rivages? 0 toi, Phrixus, toi mon gendre et la première cause de mes malheurs, pourquoi, comme ta soeur, n'as-tu pas été submergé? Heureux encore, j'ignorerais jusqu'au nom des Grecs! [7,40] Qu'est-ce que ce roi Pélis, ce Thessalien , et toute la Grèce? Quels sont ces hommes que je vois? Rochers Cyanéens, où êtes-vous? Des étrangers venir en Scythie! Un Jason, ô honte, et cinquante bannis pénétrer en Asie! Un vaisseau, un seul me mépriser assez pour me dépouiller moi vivant, moi régnant ! M'ordonner d'apporter moi-même la toison, de violer nos sacrés asiles, sans daigner seulement m'y forcer par la victoire! Dis-moi, pirate, pourquoi ne pas ravir à tous nos temples les offrandes sacrées, arracher les filles du sein de leurs mères? [7,50] Croirai-je que vous avez une patrie, une famille, vous que font vivre la piraterie et la tempête; vous qui, de votre aveu même, futes jetés sur les flots, et proscrits à jamais par votre propre roi? Ai-je, pour m'emparer de la toison d'or, transformé en vaisseaux et lancé à la mer la dépouille du Caucase, promené le premier mes brigandages le long des côtes de la Thessalie; attaché au front d'Hellé les fatales bandelettes ? Si pourtant tu ne veux pas sortir de ce pays sans la toison; si tu as honte de t'en retourner les mains vides, [7,60] et que ton vaisseau recèle je ne sais quoi de supérieur à la puissance humaine, je ne différerai pas davantage ma promesse, pourvu qu'auparavant tu obéisses à mes ordres. Il est près de la ville un champ consacré à Mars, inculte depuis bien des années, et où paissent deux taureaux furieux; qui reconnaissent à peine le joug auquel je veux les soumettre. Ma vieillesse les a rendus plus féroces et plus indomptables; un feu plus dévorant jaillit de leurs bouches. Sois donc, ô étranger, mon digne successeur, et défriche ces landes arides. Ni les semences que j'employais moi-même ne te manqueront, ni la moisson que seul j'avais jusque-là recueillie. [7,70] Une nuit te suffira pour te résoudre, après en avoir délibéré avec tes demi-dieux et si tu as quelque confiance en tes forces, tu te rendras sans différer sur ce champ où t'appellent les Destins. Pour moi, je ne sais encore si je désire que tu sois tout à coup étouffé par les flammes et par la fumée, ou que, résistant à cette première épreuve, tu voies, à mesure que tu ensemenceras la terre, les dents du dragon de Cadmus enfanter des guerriers, et la campagne se couvrir de bataillons tout armés. » Étonnée de l'ordre barbare donné par son père, Médée hésite, regarde en pâlissant Jason, [7,80] et tremble que, dans l'ignorance du péril, le héros ne se flatte de le surmonter: Cependant l'effroi glaçait Jason. En proie à une sombre colère, il reste immobile; pareil au pilote des mers de Tyrrhène et d'Ionie, qui, voguant à pleines voiles vers le port du Tibre, ou vers Pharos à l'éclatant fanal, perd de vue tout a coup et l'Egypte et l'Ausonie, et chasse sur les sirtes dangereux de l'Afrique. Enfin, après avoir longtemps médité sa réponse , il attache son regard sur le tyran, et lui dit: «Eétès, ce n'est pas là le retour, ce ne sont pas là les espérances dont tu nous flattas, [7,90] quand nous prîmes les armes pour défendre tes murs. Que signifient ce changement, ces ordres, qui cachent sans doute quelque piège? Vois-je ici un autre Pélias, d'autres dangers à courir? Eh bien, tyrans, unissez contre moi vos haines et vos ordres cruels; ni le courage, ni l'espoir ne me failliront pour les affronter. Je ne demande qu'une chose : si demain je meurs, victime de ces soldats qui sortiront tout armés du sein de la terre, ou si je suis consumé par les flammes des taureaux, que Pélias sache qu'ici seulement nous aurons succombé, [7,100] et que j'aurais pu retourner en Thessalie, si tu avais eu plus de bonne foi. » Il part à ces mots, laissant le père et la fille plongés dans la stupeur, et sort brusquement de cette cour perfide. Mais tremblante; et comme isolée au milieu des siens, Médée garde le silence; ses yeux mouillés de larmes ont cessé peu à peu de fixer la terre, pour se tourner vers la porte de l'appartement. Là, elle le voit encore, prêt à partir, et plus beau qu'il ne lui est encore apparu. Faut-il donc ne plus revoir cette noble stature; ces traits divins! [7,110] Ne pouvant, malgré son impatience, franchir le seuil du palais, elle voudrait qu'il marchât tout entier sur les pas de Jason. Telle Io, arrivant hors d'haleine au bord de la mer, avance un pied dans l'eau , puis le retire, quand Érinnys la pousse, dans les flots au delà desquels l'appelaient les femmes de l'Égypte : telle Médée marche au hasard, se penche près de la porte ouverte encore, comme si elle attendait que son père s'adoucit et rappelât les Argonautes; elle se fatigue à chercher Jason. Tantôt elle reste seule à pleurer sur sa couche, tantôt se réfugie dans les bras de sa soeur, veut lui parler et se tait: puis elle s'éloigne un peu, et lui demande l'histoire de l'arrivée de Phrixus en Colchide, [7,120] et de Circé traînée par des dragons ailés. Quelquefois, reposant ses regards sur ses aimables compagnes, elle sent que leurs plaisirs ne lui suffisent plus ; elle vient ensuite plus caressante retrouver ses parents, et baise avec transport la main de son père. Ainsi, commensal habituel d'un maître dont elle partage aussi la couche, une chienne, atteinte déjà de tous les symptômes de la rage, parcourt, malade et plaintive, la maison qu'elle va bientôt fuir. Enfin, la jeune fille se gourmande elle-même. "Allons, insensée, se dit-elle, nourris-toi de cet amer souvenir; inquiète-toi d'un homme qui te fuit, qui peut-être est déjà bien loin ; [7,130] qui, arrivé dans sa patrie, aura même oublié ton nom. Que m'importe après tout qu'il triomphe ou qu'il succombe, et que sa chute afflige et ébranle toute la Grèce? Pourtant, s'il devait périr, plut aux dieux que ce fût loin d'ici, loin de ce pays, mais dans les États et par les ordres de quelque tyran inconnu ! Car il est issu du sang des dieux; il est parent, dit-on, de Phrixus, qui est aussi le nôtre; et j'ai vu ma soeur s'attendrir sur son sort; enfin, c'est poussé par des ordres cruels qu'il traîne ainsi sa misère sur les ondes. Qu'il parte donc, s'il le veut, et comme il le veut; qu'il ignore seulement ment les voeux que je fais pour lui, [7,140] et ne haïsse plus mon père!" En achevant ces mots, elle se laisse tomber de tout son poids sur son lit, attendant que le sommeil ait pitié de ses angoisses. Mais, plus terrible que jamais, le sommeil la tourmente et l'agite; il lui montre ici son hôte prosterné à ses pieds, et là son père. Elle s'éveille épouvantée; elle s'élance de son lit, et, au lieu des villes de la Thessalie à travers lesquelles elle se croyait entraînée, elle reconnaît ses pénates, ses esclaves qui l'entourent. Tel Oreste, agité par les Furies et par d'aveugles terreurs, saisit une épée, frappe sur ces ministres vengeurs de son impitoyable mère, croit sentir leurs serpents, leurs fouets qui le déchirent, [7,150] le sang de l'incestueuse Lacédémonienne qui irrite sa soif du meurtre, et tombe enfin, las de ce combat imaginaire; sur le sein de la malheureuse Électre. Junon voyant Médée, encore incertaine, résister aux fureurs de l'amour, la passion languir à mesure que la pudeur se réveille, et cette âme se roidir contre le mal, ne songe plus à prendre la figure et la voix de Chalciope; elle s'élève dans les airs, et va trouver Vénus dans l'Olympe. « Je n'oublie pas, lui dit-elle, l'aide que vous m'avez prêtée jusqu'ici; [7,160] mais la jeune fille demeure insensible, elle combat sa passion par des pleurs, et, tout éprise qu'elle est, elle m'échappe. Allez donc, je vous prie: ayez raison de cet amour dont elle veut me frustrer. Qu'elle ose quitter le palais de son père, et défendre de tout péril Jason qui m'est si cher; qu'elle charme par la puissance des sucs magiques le Dragon qui jour et nuit enveloppe de ses vastes et innombrables anneaux la toison et la forêt. entière; qu'elle l'assoupisse, et l'écarte de son arbre sacré. [7,170] Voilà ce que j'attends de vous; les Furies et Médée feront le reste". La mère des Amours lui répondit: "Je vous ai servie, quand vous avez voulu rendre sensible le coeur de cette jeune fille, et lui inspirer des sentiments qu'elle ignorait. Pour vous seule je me suis dépouillée de ma ceinture; le charme a opéré; il a été irrésistible. Mais ce n'est pas assez , et j'y suis nécessaire. Ce coeur qui balance, cette pudeur qui chancelle me réclament tout entière. Eh bien! je ferai en sorte qu'elle sollicite elle-même la main de Jason, qu'elle s'impatiente du moindre retard. Vous, faites-le venir bientôt dans le temple d'Hécate, [7,180] où Médée, avec le choeur de ses compagnes, préside, les flambeaux à la main, aux mystères de la déesse. Ne craignez d'Hécate aucun obstacle à nos projets. Qu'e!le l'ose d'ailleurs; j'en fais le voeu : l'amour m'en fera bientôt justice; je la forcerai alors de calmer elle-même de sa triple voix les taureaux de Vulcain , et à souffrir les embrassements de Jason". Junon, apercevant Iris, lui enjoint d'obéir promptement à Vénus, et de faire venir le héros dans le temple. Iris va trouver aussitôt les Argonautes, et Vénus la jeune fille. [7,190] Junon, s'arrêtant sur un des sommets du Caucase, regarde attentivement les murs d'Ea, avec un espoir mêlé de crainte. Invisible à tous les regards, Vénus découvrait à peine les murs de la ville, qu'une sensation étrange serre le coeur de Médée, rallume ses feux assoupis et réveille ses plaintes. Mille pensées diverses et qui toutes ont Jason pour objet viennent l'assaillir encore; elle pleure, et comme s'il était la pour l'entendre : "Si ta mère, dit-elle, si ton épouse (aurait-il, hélas! une épouse?) pouvaient appeler à ton aide la vertu des philtres thessaliens; [7,200] si moi-même je pouvais faire autre chose que gémir des soucis qui t'accablent ! Mais non ; c'est ta mort que je verrai , traînée encore à ce spectacle par une soeur insensible. Il ne croit pas sans doute que personne ici soit touché de son sort, que personne se souvienne de lui ; il me hait moi-même avec tous les autres. Si cependant je le puis jamais, je veux recueillir sa dernière poussière, rassembler ses os, ceux du moins que la flamme meurtrière des taureaux aura respectés, et leur donner la sépulture. Alors enfin je pourrai chérir ses mânes, et rendre à sa tombe tout l'amour que j'eus pour lui". [7,210] Elle achevait à peine, que Vénus, sous les traits de Circé, avec la robe bariolée et la baguette magique de la fille du Soleil, s'assied au pied de son lit. Médée, comme abusée par une de ces visions que suscite un sommeil pénible, la regarde d'abord d'un oeil incertain. Peu à peu elle croit reconnaître la soeur de son père ; elle s'élance aussitôt dans les bras de la terrible déesse, l'embrasse avec une effusion empreinte de mélancolie, et lui dit la première : « Enfin vous nous êtes rendue, cruelle Circé ! Mais pourquoi cette fuite avec vos dragons ailés? quelle patrie plus douce que la vôtre a pu vous attirer? [7,220] Fallait-il qu'un vaisseau thessalien entrât dans le Phase, que l'infortuné Jason traversât inutilement tant de mers, avant que vous sentissiez le besoin de la patrie?" Vénus l'interrompt: "C'est pour toi, dit-elle, pour toi seule, pour servir ta jeunesse, que j'ai renoncé au repos, que je suis venue. D'ailleurs, ne me reproche rien; ne m'accuse pas d'avoir cherché une existence plus heureuse; car, pour te donner une idée des bienfaits des dieux, sache que la terre est le patrimoine de tous les hommes, que les dieux sont les mêmes partout, que la patrie est partout où nuit et meurt le jour. [7,230] Pas plus que d'autres, ô ma fille, nous ne sommes enchaînées à jamais aux âpres frimas de la Colchide. Je l'ai quittée déja, n'ayant pu m'y plaire; il ne t'est pas défendu de m'imiter. Mon époux est Picus, roi d'Ausonie. Là, point de taureaux au souffle enflammé qui dessèchent les verts pâturages ; là je règne sur toute la mer d'Étrurie. Mais toi, malheureuse, quel Sarmate recherche ta main? De quel Ibère, hélas ! ou de quel farouche Gélon vas-tu grossir le nombre des concubines "? "Je n'ai pas, répondit Médée, sachez-le bien, je n'ai pas tellement oublié Perséis, mon illustre aïeule, que je consente à de pareilles alliances. Sur ce point donc, soyez sans crainte. [7,240] Mais faites cesser, ô ma mère, puisque vous en avez le pouvoir, ces ennuis, ce trouble, ces agitations, ces brûlantes ardeurs qui déchirent mon coeur naguère si paisible. Je n'ai plus ni paix ni sommeil. Rendez-moi le calme et la sérénité; rendez-moi la parfaite jouissance du jour et de la nuit; laissez-moi toucher ces vêtements et approcher de mes yeux cette baguette, qui ont. la vertu d'endormir. Mais vous non plus, ma mère, vous ne me soulagez pas! seule, j'avais plus de courage. Maintenant je ne vois qu'hymens malheureux, que funestes présages; [7,250] à la place de vos cheveux, j'aperçois des vipères". En parlant ainsi, Médée, penchée sur le sein de la barbare déesse, pleurait, livrant la plaie secrète de son coeur, le feu qui la consume. Vénus la serre dans ses bras, et lui imprime des baisers empoisonnés qui la pénètrent à la fois de toutes les fureurs de l'amour et de la vengeance. Puis, s'étudiant avec art à la consoler, elle attire son attention sur un autre sujet, et lui dit, les larmes aux yeux : "Lève la tête, ô ma fille, et écoute. Je descendais du ciel sur ce rivage, [7,260] quand j'y vis un vaisseau prêt à partir. Il était tel, que jamais je ne lui eusse permis de quitter mon île, comme je le fais encore pour tout vaisseau qui ose y aborder. Un des hommes qui le montaient, remarquable entre tous les autres par sa beauté, et que je reconnus de loin pour leur chef, accourut vers moi, me croyant sans doute de ta suite, et me dit : "Par la pitié qu'inspire un malheureux, et que peut-être vous ressentez vous-même pour celui qui va périr, pour celui qui vient combattre des monstres, sans avoir mérité cet honneur, peignez, je vous prie, l'état où je suis à votre jeune maîtresse; montrez-lui ma douleur. C'est à elle que j'adresse, autant que je le puis, ces prières; [7,270] à elle que je tends du rivage mes mains suppliantes. Maintenant, abandonnée par les déesses qui m'ont emmené jusqu'ici à travers mille orages, je n'ai d'espoir de salut qu'en elle, et qu'autant qu'elle le voudra. Dites-lui, je vous en conjure, qu'elle ne repousse pas mes voeux, qu'elle secoure des héros, les plus illustres qu'elle ait vus jamais; qu'elle sauve la gloire de leurs noms. Si jadis Hippodamie, détestant le char homicide de son père et la mort affreuse de tous ses prétendants, assura la victoire à Pélops; si Ariadne livra elle-même son frère à la mort, [7, 280] quel mal y a-t-il que vous secouriez des étrangers qui en sont si dignes, et que vous rendiez la paix a ces campagnes désolées? Oui, qu'à l'aspect de Jason périssent à jamais et la moisson de Cadmus , et les taureaux aux bouches enflammées! Malheur à moi qui ne puis, dès à présent, reconnaître tant de générosité! Qu'elle sache au moins que ce corps sauvé par elle, que cette vie tout entière sont à elle seule : en aura-t-elle pitié? Répondez, ou sinon ---" Et il se précipitait sur son épée nue. J'ai promis; tu ne me démentiras pas, je l'espère. Quoique vivement touchée moi-même de ses paroles et de ses malheurs, j'ai pensé que toi seule devrais les entendre; [7, 290] tu es digne de cet honneur, digne d'un tel suppliant.; quant à moi, mes enchantements m'ont valu assez de gloire". Depuis longtemps Médée avait détourné les yeux. Elle se possédait à peine; à peine elle retenait sa main prête à fermer la bouche à la déesse, tant sa pudeur était offensée d'un pareil discours, tant son jeune coeur en était révolté! Vainement elle cache sa tète sous ses coussins; l'infortunée, enveloppée de toutes parts et ne sachant où fuir, où se cacher, souhaite avec ardeur que la terre s'entr'ouvre et la dévore, pour ne pas entendre un si coupable langage. [7,300] Mais Circé lui ordonne de la suivre; elle l'attend à la porte de l'appartement. Tel qu'on vit Penthée, jadis abandonné par l'implacable Bacchus, quand ce dieu , secouant enfin les fers qui retenaient ses cornes humides de vin , rendit furieux l'infortuné fils d'Echion, l'habilla d'une robe pareille à celle d'Agavé, et l'arma du tambourin et du thyrse à la pointe émoussée : telle Médée, abandonnée par la déesse, se trouble, jette autour d'elle des regards égarés, et ne peut se résoudre à quitter le palais. Cependant sa fatale passion, Jason qui va périr, les paroles qu'elle vient d'entendre et qui la persuadent de plus en plus, tout lui dit de se hâter. Que faire? Elle se voit près de trahir son père pour un étranger; [7,310] elle devine déjà quelle célébrité l'avenir réserve à ses crimes; elle fatigue de ses plaintes le ciel et l'enfer, bat la terre de ses pieds, murmure sourdement, et les mains jointes, des prières à Pluton et à Proserpine; les conjurant l'un et l'autre de la délivrer de la vie, ou de la faire périr avec l'objet de son fol amour. Tantôt c'est Pélias, ce tyran qui a voulu perdre Jason, qu'elle va chercher au delà des mers ; tantôt c'est Jason même à qui elle promet le secours de son art, à qui elle le refuse ensuite, n'écoutant plus que sa colère, et jurant de ne céder jamais à une passion coupable, [7,320] de n'assister jamais un inconnu. Puis elle retombe sur son lit et attend. Mais une voix l'appelle encore, et les portes s'ouvrent avec fracas. Alors, se sentant vaincue et comme entraînée par une puissance mystérieuse, elle brise les derniers liens de l'austère pudeur, et va, dans une pièce retirée de son appartement, prendre les substances qu'elle juge les plus efficaces pour secourir le chef des Argonautes. Quand elle eut ouvert ce terrible sanctuaire, que l'odeur des phïltres qu'il contenait se fût répandue dans l'appartement, qu'elle vit devant elle tous ces poisons recueillis au fond de la terre et des mers, [7,330] et distillés sur les plantes par la Lune en courroux : "Peux-tu, se dit-elle à elle-même, te résigner ainsi au déshonneur, quand tu as ici mille morts, mille moyens de t'épargner un crime"? En disant ces mots, elle contemple avec avidité le plus subtil de tous ces poisons, y fixe un moment ses regards, et, résoluede mourir, rassemble tout son courage. Mais (ô doux éclat du jour, plus doux encore aux approches du trépas) elle s'arrête, et comme étonnée de son égarement : "Mourir! dit-elle; le peux-tu au printemps de la vie? La vie, la jeunesse, [7,340] l'aspect d'un frère chéri qui s'avance vers la puberté, ces biens n'ont-ils pour toi plus de charmes? Et Jason qui est lui-même à la fleur de son âge, Jason qui t'implore, qui n'espère qu'en toi, que tu as vu la première descendre sur ce rivage, ne sais-tu pas que ta mort sera la sienne? Pourquoi, mon père, l'avoir leurré d'une alliance chimérique, au lieu de le livrer tout, d'abord aux. taureaux? Moi-même alors, je le confesse, moi-même je l'ai voulu. Aujourd'hui , Circé, vos paroles seront mon excuse; je dois vous obéir, et mon inexpérience doit céder à la maturité de votre âge et à la sagesse de vos conseils". [7,350] dès lors, tout entière au guerrier thessalien, elle ne s'occupe plus que de lui, ne craint plus que pour lui; le bonheur ou de vivre ou de mourir pour lui, voilà tout son désir. N'osant se fier à la vertu de ses propres enchantements, elle supplie Hécate d'en augmenter la puissance. Enfin, elle est prête. Elle prend une fleur dont la vertu surpasse celle de toutes les autres, une fleur née sur le Caucase du sang de Prométhée, nourrie des feux du tonnerre, qui croît et se fortifie dans la neige et sous les frimas, et qu'arrose de ce funeste sang le vautour, lorsque, [7,360] s'élançant du rocher où il déchire le foie du Titan, it en laisse tomber des gouttes de son bec entr'ouvert; plante que le temps n'affaiblit jamais, dont la verdure est éternelle, qui résiste à la foudre et fleurit au milieu des flammes. Armée d'une faux trempée dans le Styx, Hécate, la première, arracha du sein des rochers sa robuste tige; et Médée, imitant la déesse qui la lui avait fait connaître, venait chaque mois, au dixième jour de la lune, faire aussi l'horrible moisson, et poursuivre sans relâche tous les restes du sang d'un dieu. Celui-ci, à la vue de la jeune fille, géni:ssait en vain; la faux réveillait ses douleurs, [7,370] faisait contracter ses membres et résonner ses chaînes. Munie de ce charme puissant, mais fatal à sa patrie, Médée s'avance en tremblant au milieu des ténèbres. Vénus la tient par la main, la rassure par des paroles caressantes, et, sans la quitter d'un pas, lui fait traverser la ville. Comme on voit la couvée timide, sortant du nid pour la première fois, s'élever sur ses ailes, encouragée dans son essor par la mère attentive, puis bientôt, éblouie par l'éclat des cieux, demander à revenir et gagner l'arbre qui lui sert de retraite; [7,380] ainsi Médée, traversant la ville à cette heure de la nuit, se sent défaillir. Les ténèbres, les maisons silencieuses, tout lui fait horreur. Elle s'arrête à la dernière porte de la ville, et s'abandonne encore une fois aux larmes et à la douleur. Là, regardant la déesse, elle hésite de nouveau et dit : "Est-il bien vrai qu'il me prie, qu'il m'implore? Ne fais-je point une faute? Ma pudeur est-elle sans tache et mon cœur sans amour? Ecouter un suppliant, est-ce une chose honteuse"? Inutiles scrupules auxquels Vénus ne répond pas. A mesure que Médée, prononçant des formules magiques, s'avance dans les ténèbres, [7,390] les astres se voilent, les fleuves se détournent de leur cours. La terreur est dans les étables; les tombeaux s'agitent; la Nuit, étonnée d'une obscurité si profonde ralentit sa marche; déjà même Vénus ne suit plus qu'en tremblant la jeune fille. A peine sont-elles arrivées dans le bois sacré d'Hécate, que Jason paraît devant elles. Son aspect inattendu frappe tout d'abord les regards de Médée. Iris s'enfuit alors d'un vol rapide, et Vénus quitte la main de la jeune fille. [7,400] Comme on voit, à la nuit close, pasteurs et troupeaux frappés d'une terreur panique, ou comme des ombres silencieuses qui se rencontrent au séjour des enfers, ainsi, dans l'épaisseur des ténèbres et de la forêt, Jason et Médée apparaissent l'un à l'autre, tous deux muets, tous deux immobiles, et pareils à des sapins ou à des cyprès dont le vent n'a point encore agité le feuillage. Pendant qu'ils restent ainsi en silence et les yeux baissés, le temps s'écoule. Médée cependant voudrait que Jason levât la tête et parlât le premier. [7,410] Jason, qui voit son trouble, ses larmes, sa rougeur et sa honte, lui adresse ces paroles: "M'apportez-vous quelque espoir de salut? Venez-vous compatir à mes peines ou vous réjouir de ma mort? Ah! jeune fille, ne ressemblez pas, je vous en conjure, à votre injuste père: un cœur dur siérait mal à de pareils attraits. Était-ce là reconnaître, était-ce là récompenser dignement mes services? Moi qui suis à vous tout entier, devais-je, sous vos yeux mêmes, être trompé à ce point? Soyez juste : [7,420] votre père lui-même ne me força pas d'abord à combattre des monstres; cette peine je ne l'avais point méritée, et il ne me l'infligea pas. Me punirait-il aujourd'hui, parce que Canthus a succombé sous le javelot d'un barbare, qu'Iphis est mort en défendant vos murailles, que tant de Scythes ont été terrassés par mon bras? Mais non ; à peine arrivés, il nous a ordonné de partir, de quitter ses Etats. Il s'acquitte enfin de sa promesse ; à quel prix, à quelle condition? vous le voyez. Dans ces nouveaux dangers je puis périr, sans doute; mais j'y suis résolu, plutôt que de désobéir à ses ordres. Je ne sortirai pas d'ici sans la toison , [7,430] et ce n'est pas vous qui me verrez pour la première fois manquer de courage". Il dit : la timide Médée, voyant, à la figure suppliante du héros, qu'il attend sa réponse, ne sait ni ce qu'elle doit dire, ni comment elle le dira. Elle voudrait s'ouvrir tout entière ; mais la pudeur ne la laisse pas commencer. Longtemps elle hésite, et levant enfin les yeux : "Pourquoi, dit-elle, jeune Thessalien, êtes-vous venu dans ce pays? Pourquoi votre espérance en moi, et cette défiance de vous-même en face du danger, et « alors que vous ne devez compter que sur votre courage?Ainsi donc vous périssiez, [7,440] si, je n'eusse osé sortir du palais de mon père! ainsi cette âme si fière était vouée au destin le plus rigoureux! Et Junon, et Pallas, où sont-elles? Une princesse étrangère venir seule à votre aide dans de si grands périls! Vous vous en étonnez; je m'en étonne moi-même, et ces forêts déjà ne reconnaissent plus la fille d'Eétès. Mais je cède à vos destinées; elles m'ordonnent. de vous offrir ceci; acceptez-le à titre de suppliant. Si Pélias veut encore vous perdre, s'il vous envoie courir encore de nouveaux dangers, de nouvelles aventunes, hélas! ne vous fiez plus désormais à votre seule beauté". [7,450] A ces mots, elle tirait déjà de sa ceinture la plante née du sang d'un Titan, lorsqu'elle ajouta : "Si pourtant vous avez quelque espoir dans la protection des dieux, ou si votre bravoure peut vous soustraire à la mort, agissez sans moi, je vous en conjure, et laissez-moi, ô étranger, retourner innocente vers mon père". Cependant les astres à leur déclin ne se couchaient point encore; le char du Bouvier était immobile; l'art de Médée les avait enchaînés dans leur course. Elle se hâte donc de présenter à Jason le talisman, et, comme si elle lui livrait à la fois sa patrie, sa réputation, son honneur, elle sanglotte et verse des larmes abondantes. [7,460] Jason accepte, et saisit avec empressement le précieux cadeau. Coupable dès ce moment, Médée perd bientôt cette première pudeur qui ne revient jamais : Erinnys la presse et la possède tout entière. Elle murmure autour du héros et sur chacun de ses membres des paroles magiques, elle les répète sept fois sur son bouclier, et elle ajoute au poids et à la force de sa lance. Les taureaux, bien qu'éloignés, vomissent déjà moins de flammes. "Allons, dit-elle ensuite, reprenez ce casque et ces aigrettes que la Discorde vient de toucher de sa main infernale. Quand vous aurez labouré le champ du dieu Mars, vous les jetterez au milieu des guerriers qui en sortiront, [7,470] et tous aussitôt s'armeront les uns contre les autres. Alors mon père frémira d'étonnement, et peut-être aussi me regardera-t-il". En achevant ces mots, elle pense tout à coup au départ des Argonautes, à leur vaisseau qui fait voile sans elle. Accablée de douleur, elle saisit la main de Jason, et dit d'une voix craintive : "Souvenez-vous, je vous en conjure, souvenez-vous de moi; et moi, croyez-en mes paroles, je ne vous oublierai jamais. Quand vous serez loin d'ici, de grâce, dites-moi vers quelle partie du ciel je dois porter mes yeux? [7,480] Mais aussi, en quelque lieu que vous soyez, quel que soit le nombre de vos années, ayez souci de moi; rappelez-vous ce que vous êtes maintenant; avouez-vous à vous-même le service que la jeune fille vous a rendu, et n'en rougissez pas ---. Malheureuse que je suis ! vos yeux n'ont pas une larme ! Pensez donc que bientôt je serai victime de la vengeance de mon père; qu'un royaume, une épouse, des enfants vous attendent, et que moi je mourrai abandonnée! Mais je ne me plains pas, et tout mon bonheur sera de mourir pour vous". Aussitôt Jason, qu'elle avait déjà vaincu par la puissance mystérieuse de ses enchantements, et qu'elle pénétrait de l'amour qui la dévorait elle-même, lui répond: [7,490] « Jason partir sans vous, vivre sans vous quelque part, le croyez-vous? Rendez-moi plutôt à mon tyran; reprenez ces dons qui me sont odieux. Quel motif m'attacherait à la vie, et quel désir aurais-je de revoir mon pays, si mon père Eson ne peut vous embrasser la première, si la Grèce, à l'aspect de cette toison resplendissante qui sera votre conquête, n'accourt au rivage se prosterner à vos pieds? Pesez ces paroles, et laissez-vous fléchir, vous que déjà je nomme mon épouse. Par vous, par votre puissance plus grande que celle du ciel et de l'enfer, par les astres dociles à votre voix, [7,500] par ces moments si dangereux pour nous-mêmes, je jure que si jamais je perds le souvenir de cette nuit et de vos bienfaits, si vous regrettez jamais d'avoir abandonné un trône, une patrie, une famille, et de me trouver infidèle, que je maudirai le jour de ma victoire sur les taureaux et sur les féroces guerriers issus de la terre. Et alors incendiez mon propre palais, usez contre un ingrat de toutes les ressources de votre art, privez-moi de toute assistance humaine; et si vous trouvez quelque châtiment plus affreux encore, faites-le moi subir; puis, au milieu de toutes ces horreurs abandonnez-moi". [7,510] Les Furies l'entendent; elles promettent de punir le parjure et de venger l'amour outragé. Après cet entretien , tous deux restent encore immobiles. Tantôt ils lèvent des yeux brillants d'amour et de jeunesse, des yeux dont les regards pleins de douceur s'attirent et se confondent; tantôt ils les baissent avec une pudeur embarrassée, et retombent dans le silence. Médée le rompt alors, pour effrayer de nouveau Jason. "Apprenez, lui dit-elle, quels périls vous attendent après que vous aurez dompté les taureaux, et quel gardien veille sur !a toison. Car, je l'avoue, je ne vous ai pas dit encore tout ce que j'ai résolu pour vous. Sous un arbre de la forêt de Mars est le plus grand obstacle de votre entreprise. [7,520] Puissions-nous alors compter assez sur mon pouvoir, sur celui d'Hécate, et sur votre valeur"! Elle dit; et pour faire voir au héros quel sera le dernier terme de ses épreuves, elle irrite le dragon replié sur ses immenses anneaux, et lui présente tout à coup l'ombre de Jason. Le monstre, contre sa coutume, hésite, et pousse des sifflements plaintifs : puis se dressant inquiet, il entoure de ses replis l'arbre et la toison, allonge le cou vers le fantôme, et, de ses mâchoires qu'il choque avec furie, ne saisit que le vide. "Que signifie, jeune fille, ce bruit affreux, cet ébranlement terrible"? [7,530] s'écrie Jason, frappé d'horreur et tirant son épée. Médée sourit, le retient, et lui dit, après avoir apaisé le Dragon : "Voilà le dernier ennemi que vous réserve mon père. Malheureux, que de fois on expose votre tête! Oh! puissé-je vous voir arriver sans efforts jusqu'à cet arbre, malgré l'effroyable rempart, malgré la vigilance qui le protège; vous voir fouler aux pieds le monstre, m'en réjouir et mourir"! Elle fuit à ces mots, et rentre dans la ville au déclin de la nuit. Levé dès l'aurore avec le vain espoir de trouver Jason parti, [7,540] et déjà éloigné de la côte de la longueur d'une nuit, Eétés s'était rendu sur le rivage de la mer redevenue calme et silencieuse. Comme il jetait des regards sur l'horizon, l'Arcadien Échyon vint lui annoncer que Jason était déjà dans le champ de Mars et demandait à combattre les taureaux. "Il me provoque", dit-il, "il ajoute la présomption à l'audace"! "Allez, mes taureaux, fendez le sein de la terre, répandez toutes vos flammes, faites croître des moissons dont se souviendra notre colon thessalien. [7,550] Et toi, ma fille, réserve le dragon pour sa troupe de Grecs. Que son seul regard les tue; que son corps et la toison elle même soient teints et abreuvés de leur sang". Il ordonne en même temps à ses gens de lâcher les taureaux. Les uns portent les dents, horrible semence; les autres, la lourde et sanglante charrue. Les Argonautes escortent et suivent leur chef magnanime, l'encouragent à l'envi, et le quittent enfin à l'entrée de la fatale carrière. [7,560] Jason s'arrête : comme un char dépassé dans la lice par d'autres chars, et que l'approche de la nuit, que la poussière soulevée par le brûlant Auster, que la neige versée du haut des montagnes de la Scythie par l'impétueux Borée ont soustrait aux regards; tel paraît Jason, isolé du reste de ses compagnons. Tout à coup les rivages étonnés du Phase, le Caucase et ses antiques forêts, toute la Colchide enfin resplendissent de lumière; du fond d'une étable jaillissent des vapeurs enflammées. Pareils à deux foudres étincelants que Jupiter en fureur lance sur les humains du haut des nues, ou bien à deux Vents qui ont brisé leurs entraves, [7,570] et qui s'échappent avec rage, les deux taureaux se précipitent hors de leur antre, secouent leurs tètes, et vomissent des tourbillons de feux, semant çà et là l'incendie. Les Argonautes ont frémi; Idas a frémi lui-même; l'audacieux Idas, qui déplorait tout à l'heure que Jason dût son salut aux enchantements d'une jeune fille, et qui la regardait d'un oeil jaloux. Jason, sans plus attendre, marche à la rencontre des taureaux, et, les voyant avancer séparément, il les provoque, en agitant son casque et en écartant de ses mains le feu qu'ils vomissent. [7,580] Celui qui le premier a vu l'éclat des armes s'arrête un moment et entre en fureur. Avec moins de rage la mer se précipite contre les rochers, et revient brisée sur elle-même. Deux fois le héros est couvert tout entier de l'haleine embrasée du monstre, deux fois Médée éteint l'incendie; la flamme s'amortit et se glace au contact du bouclier; elle pâlit à l'aspect du charme qui l'environne. Jason saisit les cornes du taureau et s'y suspend de toutes ses forces. L'animal, rebelle d'abord à la puissance de Médée et aux efforts de Jason, [7,590] secoue l'ennemi qui se cramponne fortement à sa tête, et le soulève un moment : inutiles efforts ! il plie; ses mugissements sont plus sourds ; sa tète fléchit et tombe. Jason se tourne alors vers ses compagnons, et demande les liens les plus forts. Il assujettit la tête du taureau; et tantôt l'entraînant, tantôt entraîné par lui, il le presse du genou, le domine, et le force enfin de se courber sous le joug. L'autre, à moitié dompté par la vigilante Médée, plus lent dans ses mouvements, plus timide dans ses menaces, approche, les yeux comme obscurcis par un nuage ; sa colère le paralyse, son propre poids l'écrase ; il tombe, la tête et les épaules en avant. [7,600] Jason l'attaque, se renverse sur lui de toute sa hauteur, et lui tient les naseaux fixés contre terre. Les deux monstres accouplés et vigoureusement attelés, Jason les relève d'un coup de genou et les aiguillonne de sa lance. Ainsi jadis on vit, au sommet de l'Ossa, le Lapithe dompter le premier cheval sorti de terre, et comprimer avec le mors ses premiers hennissements. Jason, comme s'il labourait les campagnes de la Libye ou de la fertile Égypte, répand gaiement à pleines mains la semence d'où doit sortir la guerre. [7,610] Trois fois alors du soc même de la charrue et du fond des sillons retentit un bruit de trompettes. Les glèbes s'agitent, prêtes à enfanter des phalanges armées et à en couvrir la plaine. Jason fait quelques pas en arrière et se rapproche de ses compagnons, attendant l'occasion de combattre. Dès qu'il voit la terre livrer passage aux aigrettes, les casques lancer des éclairs, il accourt. [7,620] D'abord il coupe sans efforts et à ras de terre une tête sortie jusqu'aux épaules, puis par le milieu un tronc avec la cuirasse, puis encore des bras qui jaillissaient les premiers hors du sein maternel. Mais bientôt il naît des hommes par milliers; Jason n'y peut suffire, pas plus qu'Hercule n'eût suffi à abattre les têtes de l'hydre, sans le conseil que lui donna Minerve. Il recourt encore aux enchantements protecteurs de Médée, et détache la gourmette de son casque. Cependant il hésite; seul il voudrait combattre toute cette armée. Vaine ambition ! Les guerriers se pressent en foule sous les étendards de leurs chefs; leurs cris, leurs clairons retentissent. [7,630] Objet de leur commune haine, Jason est aussi l'unique but de leurs coups; et son coeur se troublant à l'aspect d'un si grand péril, il jette au milieu des ennemis le casque infecté par Médée du venin de la Discorde, et dont la jeune fille arma son front pour ce fatal moment. Les lances se retournent soudain. Pareils aux Phrygiens ou aux prêtres mutilés de Bellone, qui, tous les ans, se déchirent les uns les autres avec une rage insensée, les guerriers, cédant à la fureur que leur souffle Médée, se frappent et s'entretuent misérablement. Chacun d'eux croit immoler le héros; tous sont en proie à la même illusion. [7,640] Plongé dans la stupeur, Eétès veut en vain les calmer, les rappeler à eux-mêmes; ils tombent tous à la fois; aucun d'eux ne survit, et leur berceau devient tout à coup leur tombe. Jason court aussitôt plonger dans le fleuve ses armes ensanglantées. Tel, souillé de la poussière des plaines de la Gétie, Mars entre dans l'Hèbre avec ses chevaux dont la sueur échauffe les eaux du fleuve, ou tel un noir Cyclope se précipite hors des antres où il a forgé la foudre, et va se rafraîchir dans la mer de Sicile. Jason rejoint les siens, qui l'embrassent transportés de joie. [7,650] Il ne daigne plus rappeler au perfide Eétès sa promesse; il refuserait même de se réconcilier avec lui, dût-il en recevoir la toison. Ils se séparent, tous deux sombres, tous deux menaçants.