François de Salignac de La Mothe-Fénelon, Les dialogues des morts. Reproduction de l'éd. de Paris : P. Didot et J. Didot, 1819 (Collection des meilleurs ouvrages de la langue française ; 16) Notice n° : FRBNF37289004 [1] DIALOGUE 1 : Mercure et Caron. On voit ici comment ceux qui sont préposés pour l'éducation des princes doivent travailler à corriger leurs vices naissants, et à leur inspirer les vertus de leur état. (CARON) D'où vient que tu arrives si tard ? Les hommes ne meurent-ils plus ? Avais-tu oublié les ailes de ton bonnet ou de ton chapeau ? T'es-tu amusé à dérober ? Jupiter t'avait-il envoyé loin pour ses amours ? As-tu fait le Sosie ? Parle donc, si tu veux. (MERCURE) J'ai été pris pour dupe ; car je croyais mener dans ta barque aujourd'hui le prince Picrochole : c'eût été une bonne prise. (CARON) Quoi ! Si jeune ? (MERCURE) Oui, si jeune. Il se croyait bien malade, et criait comme s'il eût vu la mort de bien près. (CARON) Hé bien ! L' aurons-nous ? (MERCURE) Je ne me fie plus à lui ; il m'a trompé trop souvent; à peine fut-il dans son lit, qu'il oublia son mal, et s'endormit. (CARON) Mais ce n'était donc pas un vrai mal ? (MERCURE) C' était un petit mal qu'il croyait grand. Il a donné bien des fois de telles alarmes. Je l'ai vu, avec la colique, vouloir qu'on lui ôtât son ventre. Une autre fois, saignant du nez, il croyait que son âme allait sortir dans son mouchoir. (CARON) Comment ira-t-il à la guerre ? (MERCURE) Il la fait avec des échecs, sans mal et sans douleur ; il a déja donné plus de cent batailles. (CARON) Triste guerre ! Il ne nous en revient aucun mort. (MERCURE) J'espère pourtant que, s'il peut se défaire du badinage et de la mollesse, il fera grand fracas un jour : il a la colère et les pleurs d'Achille ; il pourrait bien en avoir le courage ; il est assez mutin pour lui ressembler. On dit qu'il aime les muses, qu'il a un Chiron, un Phoenix. (CARON) Mais tout cela ne fait pas notre compte. Il nous faudrait plutôt un jeune prince brutal, ignorant, grossier, qui méprisât les lettres, qui n'aimât que les armes, toujours prêt à s'enivrer de sang, qui mît sa gloire dans les malheurs des hommes. Il remplirait ma barque une fois par jour. (MERCURE) Ho ! Ho ! Il t'en faut donner de ces princes, ou plutôt de ces monstres affamés de carnage ! Celui-ci est plus doux. Je crois qu'il aimera la paix, et qu'il saura faire la guerre. On voit en lui les commencements d'un grand prince, comme on remarque dans un bouton de rose naissante ce qui promet une belle fleur. (CARON) Mais n'est-il pas bouillant et impétueux ? (MERCURE) Il l'est étrangement. (CARON) Que veux-tu donc dire avec tes muses ? Il ne saura jamais rien : il mettra le désordre par-tout, et nous enverra bien des ombres plaintives. Tant mieux. (MERCURE) Il est impétueux, mais il n'est point méchant ; il est curieux, docile, plein de goût pour les belles choses ; il aime les honnêtes gens, et sait bon gré à ceux qui le corrigent. S' il surmonte sa promptitude et sa paresse, il sera merveilleux ; je te le prédis. (CARON) Quoi ! Prompt et paresseux ? Cela se contredit. Tu rêves. (MERCURE) Non, je ne rêve point. Il est prompt à se fâcher, et paresseux à remplir ses devoirs ; mais chaque jour il se corrige, et il est réservé pour de grandes choses. (CARON) Nous ne l'aurons donc pas sitôt ? (MERCURE) Non, ses maux sont plutôt des impatiences que de vraies douleurs. Jupiter le destine à faire longtemps le bonheur des hommes. [2] DIALOGUE 2 : Hercule et Thésée. Les reproches que se font ici ces deux héros en apprennent l'histoire et le caractère d'une manière courte et ingénieuse. (THÉSÉE) Hercule, tu me surprends : je te croyais dans le haut Olympe à la table des dieux. Le bruit courait que, sur le mont Oeta, le feu avait consumé en toi toute la nature mortelle que tu tenais de ta mère, et qu'il ne te restait plus que ce qui venait de Jupiter. Le bruit courait aussi que tu avais épousé Hébé, qui est de grand loisir depuis que Ganymède verse le nectar en sa place. (HERCULE) Ne sais-tu pas que ce n'est ici que mon ombre ? (THÉSÉE) Ce que tu vois n'est aussi que la mienne. Mais quand elle est ici, je n'ai rien dans l'Olympe. (HERCULE) C' est que tu n'es pas comme moi fils de Jupiter. (THÉSÉE) Bon ! Éthra ma mère, et mon père Egeus, n'ont-ils pas dit que j'étais fils de Neptune ; comme Alcmène, pour cacher sa faute pendant qu'Amphitryon était au siège de Thèbes, lui fit accroire qu'elle avait reçu une visite de Jupiter ? (HERCULE) Je te trouve bien hardi de te moquer du dompteur des monstres. Je n'ai jamais entendu raillerie. (THÉSÉE) Mais ton ombre n'est guère à craindre. Je ne vais point dans l'Olympe rire aux dépens du fils de Jupiter immortalisé. Pour des monstres, j'en ai dompté en mon temps aussi bien que toi. (HERCULE) Oserois-tu comparer tes faibles actions avec mes travaux ? On n'oubliera jamais le lion de Némée, pour lequel sont établis les jeux néméaques ; l'hydre de Lerne, dont les têtes se multipliaient ; le sanglier d'érymanthe ; le cerf aux pieds d'airain ; les oiseaux de Stymphale ; l'amazone dont j'enlevai la ceinture ; l'étable d'Augée ; le taureau que je traînai dans l'Hespérie ; Cacus, que je vainquis ; les chevaux de Diomède, qui se nourrissaient de chair humaine ; Géryon, roi des Espagnes, à trois têtes ; les pommes d'or du jardin des Hespérides ; enfin Cerbère, que je traînai hors des enfers, et que je contraignis de voir la lumière. (THÉSÉE) Et moi, n'ai-je pas vaincu tous les brigands de la Grèce, chassé Médée de chez mon père, tué le Minotaure, et trouvé l'issue du labyrinthe, ce qui fit établir les jeux isthmiques ? Ils valent bien ceux de Némée. De plus, j'ai vaincu les amazones qui vinrent assiéger Athènes. Ajoute à ces actions le combat des Lapithes, le voyage de Jason pour la toison d'or, et la chasse du sanglier de Calydon où j'ai eu tant de part. J'ai osé, aussi bien que toi, descendre aux enfers. (HERCULE) Oui, mais tu fus puni de ta folle entreprise ; tu ne pris point Proserpine. Cerbère, que je traînai hors de son antre ténébreux, dévora à tes yeux ton ami, et tu demeuras captif. As-tu oublié que Castor et Pollux reprirent dans tes mains Hélène leur soeur ? Tu leur laissas aussi enlever ta pauvre mère Éthra. Tout cela est d'un faible héros. Enfin tu fus chassé d'Athènes ; et te retirant dans l'île de Scyros, Lycomède, qui savait combien tu étais accoutumé à faire des entreprises injustes, pour te prévenir te précipita du haut d'un rocher. Voilà une belle fin ! (THÉSÉE) La tienne est-elle plus honorable de devenir amoureux d'Omphale, chez qui tu filais, puis la quitter pour la jeune Iole au préjudice de la pauvre Déjanire à qui tu avais donné ta foi, se laisser donner la tunique trempée dans le sang du centaure Nessus, devenir furieux jusqu'à précipiter des rochers du mont Oeta dans la mer le pauvre Lichas, qui ne t'avait rien fait, et prier Philoctète en mourant de cacher ton sépulcre afin qu'on te crût un dieu ? Cette fin est-elle plus belle que ma mort ? Au moins, avant que d'être chassé par les Athéniens, je les avais tirés de leurs bourgs, où ils vivaient avec barbarie, pour les civiliser et leur donner des lois dans l'enceinte d'une nouvelle ville. Pour toi, tu n'avais garde d'être législateur ; tout ton mérite était dans tes bras nerveux et dans tes épaules larges. (HERCULE) Mes épaules ont porté le monde pour soulager Atlas. De plus, mon courage était admiré. Il est vrai que j'ai été trop attaché aux femmes : mais c'est bien à toi à me le reprocher, toi qui abandonnas avec ingratitude Ariane qui t'avait sauvé la vie en Crète ! Penses-tu que je n'aie point entendu parler de l'amazone Antiope, à laquelle tu fus encore infidèle ? Églé, qui lui succéda, ne fut pas plus heureuse. Tu avais enlevé Hélène, mais ses frères te surent bien punir. Phèdre t'avait aveuglé jusqu'au point qu'elle t'engagea à faire périr Hippolyte, que tu avais eu de l'amazone. Plusieurs autres ont possédé ton coeur, et ne l'ont pas possédé longtemps. (THÉSÉE) Mais enfin je ne filais pas comme celui qui a porté le monde. (HERCULE) Je t'abandonne ma vie lâche et efféminée en Lydie : mais tout le reste est au-dessus de l'homme. (THÉSÉE) Tant pis pour toi que tout le reste étant au-dessus de l'homme, cet endroit soit si fort au-dessous. D'ailleurs tes travaux que tu vantes tant, tu ne les as accomplis que pour obéir à Eurysthée. (HERCULE) Il est vrai que Junon m'avait assujetti à toutes ses volontés. C' est la destinée de la vertu d'être livrée à la persécution des lâches et des méchants. Mais sa persécution n'a servi qu'à exercer ma patience et mon courage. Au contraire, tu as souvent fait des choses injustes. Heureux le monde, si tu ne fusses point sorti du labyrinthe ! (THÉSÉE) Alors je délivrai Athènes du tribut de sept jeunes hommes et d'autant de filles que Minos lui avait imposé à cause de la mort de son fils Androgée. Hélas ! Mon père Égée, qui m'attendait, ayant cru voir la voile noire au lieu de la blanche, se jeta dans la mer, et je le trouvai mort en arrivant. Dès-lors je gouvernai sagement Athènes. (HERCULE) Comment l'aurais-tu gouvernée puisque tu étais tous les jours dans de nouvelles expéditions de guerre, et que tu mis, par tes amours, le feu dans toute la Grèce ? (THÉSÉE) Ne parlons plus d'amours : sur ce chapitre honteux nous ne nous en devons rien l'un à l'autre. Je l'avoue de bonne foi, je te le cède même pour l'éloquence ; mais ce qui décide, c'est que tu es dans les enfers à la merci de Pluton, que tu as irrité, et que je suis au rang des immortels dans le haut Olympe. [3] DIALOGUE 3 : Achille et Chiron. Peinture vive des écueils d'une jeunesse bouillante dans un prince né pour commander. (ACHILLE) à quoi me sert-il d'avoir reçu tes instructions ? Tu ne m'as jamais parlé que de sagesse, de valeur, de gloire, d'héroïsme. Avec tes beaux discours, me voilà devenu ombre vaine : ne m'aurait-il pas mieux valu passer une longue et délicieuse vie chez le roi Lycomède, déguisé en fille, avec les princesses filles de ce roi ? (CHIRON) Hé bien ! Veux-tu demander au destin de retourner parmi ces filles ? Tu fileras, tu perdras toute ta gloire, on fera sans toi un second siège de Troie, le fier Agamemnon ton ennemi sera chanté par Homère ; Thersite même ne sera pas oublié : mais pour toi, tu seras enseveli honteusement dans les ténèbres. (ACHILLE) Agamemnon m'enlever ma gloire ! Moi demeurer dans un honteux oubli ! Je ne puis le souffrir, et j'aimerais mieux périr encore une fois de la main du lâche Pâris. (CHIRON) Mes instructions sur la vertu ne sont donc pas à mépriser. (ACHILLE) Je l'avoue : mais, pour en profiter, je voudrais retourner au monde. (CHIRON) Qu' y ferais-tu cette seconde fois ? (ACHILLE) Qu' est-ce que j'y ferais ? J'éviterais la querelle que j'eus avec Agamemnom : par là j'épargnerais la vie de mon ami Patrocle, et le sang de tant d'autres grecs que je laissai périr sous le glaive cruel des troyens, pendant que je me roulais de désespoir sur le sable du rivage comme un insensé. (CHIRON) Mais ne t'avais-je pas prédit que ta colère te ferait faire toutes ces folies ? (ACHILLE) Il est vrai, tu me l'avais dit cent fois : mais la jeunesse écoute-t-elle ce qu'on lui dit ? Elle ne croit que ce qu'elle voit. Oh ! Si je pouvais redevenir jeune ! (CHIRON) Tu redeviendrois emporté et indocile. (ACHILLE) Non, je te le promets. (CHIRON) Hé ! Ne m'avais-tu pas promis cent et cent fois dans mon antre de Thessalie de te modérer quand tu serais au siège de Troie ? L' as-tu fait ? (ACHILLE) J'avoue que non. (CHIRON) Tu ne le ferais pas mieux quand tu redeviendrais jeune ; tu promettrais comme tu promets à présent, et tu tiendrais ta promesse comme tu l'as tenue. (ACHILLE) La jeunesse est donc une étrange maladie ! (CHIRON) Tu voudrais pourtant encore en être malade. (ACHILLE) Il est vrai : mais la jeunesse serait charmante si on pouvait la rendre modérée et capable de faire des réflexions. Toi qui connais tant de remèdes, n'en as-tu point quelqu'un pour guérir cette fougue, ce bouillon du sang plus dangereux qu'une fièvre ardente ? (CHIRON) Le remède est de se craindre soi-même, de croire les gens sages, de les appeler à son secours, de profiter de ses fautes passées pour prévoir celles qu'il faut éviter à l'avenir, et d'invoquer souvent Minerve, dont la sagesse est au-dessus de la valeur emportée de Mars. (ACHILLE) Hé bien ! Je ferai tout cela si tu peux obtenir de Jupiter qu'il me rappelle à la jeunesse florissante où je me suis vu. Fais qu'il te rende aussi la lumière, et qu'il m'assujettisse à tes volontés comme Hercule le fut à celles d'Eurysthée. (CHIRON) J'y consens ; je vais faire cette prière au père des dieux, je sais qu'il m'exaucera. Tu renaîtras, après une longue suite de siècles, avec du génie, de l'élévation, du courage, du goût pour les muses, mais avec un naturel impatient et impétueux ; tu auras Chiron à tes côtés, nous verrons l'usage que tu en feras. [4] DIALOGUE 4 : Achille et Homère. Manière aimable de faire naître dans le coeur d'un jeune prince l'amour des belles lettres et de la gloire. (ACHILLE) Je suis ravi, grand poète, d'avoir servi à t'immortaliser. Ma querelle contre Agamemnon, ma douleur de la mort de Patrocle, mes combats contre les Troyens, la victoire que je remportai sur Hector, t'ont donné le plus beau sujet de poème qu'on ait jamais vu. (HOMÈRE) J'avoue que le sujet est beau, mais j'en aurais bien pu trouver d'autres. Une preuve qu'il y en a d'autres, c'est que j'en ai trouvé effectivement. Les aventures du sage et patient Ulysse valent bien la colère de l'impétueux Achille. (ACHILLE) Quoi ! Comparer le rusé et trompeur Ulysse au fils de Thétis plus terrible que Mars ! Va, poète ingrat, tu sentiras... (HOMÈRE) Tu as oublié que les ombres ne doivent point se mettre en colère. Une colère d'ombre n'est guère à craindre. Tu n'as plus d'autres armes à employer que de bonnes raisons. (ACHILLE) Pourquoi viens-tu me désavouer que tu me dois la gloire de ton plus beau poème ? L' autre n'est qu'un amas de contes de vieilles ; tout y languit, tout sent son vieillard dont la vivacité est éteinte, et qui ne sait point finir. (HOMÈRE) Tu ressembles à bien des gens, qui, faute de connaître les divers genres d'écrire, croient qu'un auteur ne se soutient pas quand il passe d'un genre vif et rapide à un autre plus doux et plus modéré. Ils devraient savoir que la perfection est d'observer toujours les divers caractères, de varier son style suivant les sujets, de s'élever ou de s'abaisser à propos, et de donner, par ce contraste, des caractères plus marqués et plus agréables. Il faut savoir sonner de la trompette, toucher la lyre, et jouer même de la flûte champêtre. Je crois que tu voudrais que je peignisse Calypso avec ses nymphes dans sa grotte, ou Nausicaa sur le rivage de la mer, comme les héros et les dieux mêmes combattant aux portes de Troie. Parle de guerre, c'est ton fait ; et ne te mêle jamais de décider sur la poésie en ma présence. (ACHILLE) Oh ! Que tu es fier, bon homme aveugle ! Tu te prévaux de ma mort. (HOMÈRE) Tu te prévaux aussi de la mienne. Tu n'es plus que l'ombre d'Achille, et moi je ne suis que l'ombre d'Homère. (ACHILLE) Ah ! Que ne puis-je faire sentir mon ancienne force à cette ombre ingrate ! (HOMÈRE) Puisque tu me presses tant sur l'ingratitude, je veux enfin te détromper. Tu ne m'as fourni qu'un sujet que je pouvais trouver ailleurs : mais moi, je t'ai donné une gloire qu'un autre n'eût pu te donner, et qui ne s'effacera jamais. (ACHILLE) Comment ! Tu t'imagines que sans tes vers le grand Achille ne serait pas admiré de toutes les nations et de tous les siècles ? (HOMÈRE) Plaisante vanité ! Pour avoir répandu plus de sang qu'un autre au siège d'une ville qui n'a été prise qu'après ta mort ! Hé ! Combien y a-t-il de héros qui ont vaincu de grands peuples et conquis de grands royaumes ! Cependant ils sont dans les ténèbres de l'oubli ; on ne sait pas même leurs noms. Les muses seules peuvent immortaliser les grandes actions. Un roi qui aime la gloire la doit chercher dans ces deux choses : premièrement il faut la mériter par la vertu, ensuite se faire aimer par les nourrissons des muses, qui peuvent la chanter à toute la postérité. (ACHILLE) Mais il ne dépend pas toujours des princes d'avoir de grands poètes : c'est par hasard que tu as conçu longtemps après ma mort le dessein de faire ton Iliade. (HOMÈRE) Il est vrai ; mais quand un prince aime les lettres, il se forme pendant son règne beaucoup de grands hommes. Ses récompenses et son estime excitent une noble émulation ; le goût se perfectionne. Il n'a qu'à aimer et qu'à favoriser les muses, elles feront bientôt paraître des hommes inspirés pour louer tout ce qu'il y a de louable en lui. Quand un prince manque d'un Homère, c'est qu'il n'est pas digne d'en avoir un : son défaut de goût attire l'ignorance, la grossièreté, et la barbarie. La barbarie déshonore toute une nation, et ôte toute espérance de gloire durable au prince qui règne. Ne sais-tu pas qu'Alexandre, qui est depuis peu descendu ici bas, pleurait de n'avoir point eu un poète qui fît pour lui ce que j'ai fait pour toi ? C' est qu'il avait le goût bon sur la gloire. Pour toi, tu me dois tout, et tu n'as point de honte de me traiter d'ingrat. Il n'est plus temps de s'emporter : ta colère devant Troie était bonne à me fournir le sujet d'un poème ; mais je ne puis plus chanter les emportements que tu aurais ici, et ils ne te feraient point d'honneur. Souviens-toi seulement que la Parque t'ayant ôté tous les autres avantages, il ne te reste plus que le grand nom que tu tiens de mes vers. Adieu. Quand tu seras de plus belle humeur, je viendrai te chanter dans ce bocage certains endraits de l'Iliade ; par exemple, la défaite des Grecs en ton absence, la consternation des Troyens dès qu'on te vit paraître pour venger Patrocle, les dieux mêmes étonnés de te voir comme Jupiter foudroyant. Après cela dis, si tu l'oses, qu'Achille ne doit point sa gloire à Homère. [5] DIALOGUE 5 : Achille et Ulysse. Caractères d'Achille et d'Ulysse. (ULYSSE) Bonjour, fils de Thétis. Je suis enfin descendu après une longue vie dans ces tristes lieux où tu fus précipité dès la fleur de ton âge. (ACHILLE) J'ai vécu peu, parce que les destins injustes n'ont pas permis que j'acquisse plus de gloire qu'ils n'en veulent accorder aux mortels. (ULYSSE) Ils m'ont pourtant laissé vivre longtemps parmi des dangers infinis, d'où je suis toujours sorti avec honneur. (ACHILLE) Quel honneur, de prévaloir toujours par la ruse ! Pour moi, je n'ai point su dissimuler, je n'ai su que vaincre. (ULYSSE) Cependant j'ai été jugé après ta mort le plus digne de porter tes armes. (ACHILLE) Bon ! Tu les as obtenues par ton éloquence, et non par ton courage. Je frémis quand je pense que les armes faites par le dieu Vulcain, et que ma mère m'avait données, ont été la récompense d'un discoureur artificieux. (ULYSSE) Sache que j'ai fait de plus grandes choses que toi. Tu es tombé mort devant la ville de Troie qui était encore dans toute sa gloire, et c'est moi qui l'ai renversée. (ACHILLE) Il est plus beau de périr par l'injuste courroux des dieux après avoir vaincu ses ennemis, que de finir une guerre en se cachant dans un cheval, et en se servant du ministère de Minerve pour tromper ses ennemis. (ULYSSE) As-tu donc oublié que les Grecs me doivent Achille même ? Sans moi tu aurais passé une vie honteuse parmi les filles du roi Lycomède. Tu me dois toutes les belles actions que je t'ai contraint de faire. (ACHILLE) Mais enfin je les ai faites ; et toi, tu n'as rien fait que des tromperies. Pour moi, quand j'étais parmi les filles de Lycomède, c'est que ma mère Thétis, qui savait que je devais périr au siège de Troie, m'avait caché pour sauver ma vie. Mais toi, qui ne devais point mourir, pourquoi faisais-tu le fou avec ta charrue quand Palamède découvrit si bien ta ruse ? Oh ! Qu' il y a de plaisir de voir tromper un trompeur ! Il mit, t'en souviens-tu ? Télémaque dans le champ pour voir si tu ferais passer la charrue sur ton propre fils. (ULYSSE) Je m'en souviens ; mais j'aimais Pénélope, que je ne voulais pas quitter. N'as-tu pas fait de plus grandes folies pour Briséis, quand tu quittas le camp des Grecs, et fus cause de la mort de ton ami Patrocle ? (ACHILLE) Oui : mais quand je retournai, je vengeai Patrocle et je vainquis Hector. Qui as-tu vaincu en ta vie, si ce n'est Irus, ce gueux d'Ithaque ? (ULYSSE) Et les amants de Pénélope, et le cyclope Polyphème ? (ACHILLE) Tu as pris ces amants en trahison : c'étaient des hommes amollis par les plaisirs, et presque toujours ivres. Pour Polyphème, tu n'en devrais jamais parler. Si tu eusses osé l'attendre, il t'aurait fait payer bien chèrement l'oeil que tu lui crevas pendant son sommeil. (ULYSSE) Mais enfin j'ai essuyé pendant vingt ans, au siège de Troie et dans mes voyages, tous les dangers et tous les malheurs qui peuvent exercer le courage et la sagesse d'un homme. Mais qu'as-tu jamais eu à conduire ? Il n'y avait en toi qu'une impétuosité folle et une fureur que les hommes grossiers ont nommée courage. La main du lâche Pâris en est venue à bout. (ACHILLE) Mais toi qui te vantes de ta prudence, ne t'es-tu pas fait tuer sottement par ton propre fils Télégone qui te naquit de Circé ? Tu n'eus pas la précaution de te faire reconnoître par lui. Voilà un plaisant sage pour me traiter de fou ! (ULYSSE) Va, je te laisse avec l'ombre d'Ajax, aussi brutal que toi, et aussi jaloux de ma gloire. [6] DIALOGUE 6 : Ulysse et Grillus. La condition des hommes serait pire que celle des bêtes, si la solide philosophie et la vraie religion ne les soutenaient. (ULYSSE) N'êtes-vous pas bien aise, mon cher Grillus, de me revoir et d'être en état de reprendre votre ancienne forme ? (GRILLUS) Je suis bien aise de vous voir, favori de Minerve : mais pour le changement de forme, vous m'en dispenserez, s'il vous plaît. (ULYSSE) Hélas ! Mon pauvre enfant, savez-vous bien comment vous êtes fait ? Assurément vous n'avez point la taille belle ; un gros corps courbé vers la terre, de longues oreilles pendantes, de petits yeux à peine entr' ouverts, un groin horrible, une physionomie très désavantageuse, un vilain poil grossier et hérissé. Enfin vous êtes une hideuse personne : je vous l'apprends, si vous ne le savez pas. Si peu que vous ayez de coeur, vous vous trouverez trop heureux de redevenir homme. (GRILLUS) Vous avez beau dire, je n'en ferai rien : le métier de cochon est bien plus joli. Il est vrai que ma figure n'est pas fort élégante ; mais j'en serai quitte pour ne me regarder jamais au miroir. Aussi bien, de l'humeur dont je suis depuis quelque temps, je n'ai guère à craindre de me mirer dans l'eau, et de m'y reprocher ma laideur : j'aime mieux un bon bourbier qu'une claire fontaine. (ULYSSE) Cette saleté ne vous fait-elle point horreur ? Vous ne vivez que d'ordure ; vous vous vautrez dans des lieux infects : vous êtes toujours puant à faire bondir le coeur. (GRILLUS) Qu' importe ? Tout dépend du goût. Cette odeur est plus douce pour moi que celle de l'ambre, et cette ordure est du nectar pour moi. (ULYSSE) J'en rougis pour vous. Est-il possible que vous ayez sitôt oublié ce que l'humanité a de noble et d'avantageux ? (GRILLUS) Ne me parlez plus de l'humanité : sa noblesse n'est qu'imaginaire, tous ses maux sont réels, et les biens ne sont qu'en idée. J'ai un corps sale et couvert d'un poil hérissé, mais je n'ai plus besoin d'habits ; et vous seriez plus heureux dans vos tristes aventures, si vous aviez le corps aussi velu que moi, pour vous passer de vêtement. Je trouve partout ma nourriture, jusque dans les lieux les plus dégoûtants. Les procès et les guerres, et tous les autres embarras de la vie, ne sont plus rien pour moi. Il ne me faut ni cuisinier, ni barbier, ni tailleur, ni architecte. Me voilà libre et content à peu de frais. Pourquoi me rengager dans les besoins des hommes ? (ULYSSE) Il est vrai que l'homme a de grands besoins ; mais les arts qu'il a inventés pour satisfaire à ces besoins se tournent à sa gloire et font ses délices. (GRILLUS) Il est plus sûr d'être exempt de tous ces besoins, que d'avoir les moyens les plus merveilleux d'y remédier. Il vaut mieux jouir d'une santé parfaite sans aucune science de la médecine, que d'être toujours malade avec des remèdes excellents pour se guérir. (ULYSSE) Mais, mon cher Grillus, vous ne comptez donc plus pour rien l'éloquence, la poésie, la musique, la science des arts et du monde entier, celle des figures et des nombres ? Avez-vous renoncé à notre chère patrie, aux sacrifices, aux festins, aux jeux, aux danses, aux combats, aux couronnes qui servent de prix aux vainqueurs ? Répondez. (GRILLUS) Mon tempérament de cochon est si heureux, qu'il me met au-dessus de toutes ces belles choses. J'aime mieux grognoner que d'être aussi éloquent que vous. Ce qui me dégoûte de l'éloquence, c'est que la vôtre même, qui égale celle de Minerve, ne me persuade ni ne me touche. Je ne veux persuader personne ; je n'ai que faire d'être persuadé. Je suis aussi peu curieux de vers que de prose ; tout cela est devenu viande creuse pour moi. Pour les combats de la lutte et des chariots, je les laisse volontiers à ceux qui sont passionnés pour une couronne, comme les enfants pour leurs jouets : je ne suis plus assez dispos pour remporter le prix ; et je ne l'envierai point à un autre moins chargé de lard et de graisse. Pour la musique, j'en ai perdu le goût, et le goût décide de tout ; le goût qui vous y attache m'en a détaché : n'en parlons plus. Retournez à Ithaque : la patrie d'un cochon se trouve partout où il y a du gland. Allez, régnez, revoyez Pénélope, punissez ses amants : pour moi, ma Pénélope est la truie qui est ici près ; je règne dans mon étable, et rien ne trouble mon empire. Beaucoup de rois dans des palais dorés ne peuvent atteindre à mon bonheur ; on les nomme fainéants et indignes du trône, quand ils veulent régner comme moi, sans tourmenter le genre humain. (ULYSSE) Vous ne songez pas qu'un cochon est à la merci des hommes, et qu'on ne l'engraisse que pour l'égorger. Avec ce beau raisonnement vous finirez bientôt votre destinée. Les hommes, au rang desquels vous ne voulez pas être, mangeront votre lard, vos boudins, et vos jambons. (GRILLUS) Il est vrai que c'est le danger de mon état : mais le vôtre n'a-t-il pas aussi ses périls ? Je m'expose à la mort par une vie douce dont la volupté est réelle : vous vous exposez de même à une mort prompte par une vie malheureuse et pour une gloire chimérique. Je conclus qu'il vaut mieux être cochon que héros. Apollon lui-même dût-il chanter un jour vos victoires, son chant ne vous guérirait point de vos peines, et ne vous garantirait point de la mort. Le régime d'un cochon vaut mieux. (ULYSSE) Vous êtes donc assez insensé et assez abruti pour mépriser la sagesse, qui égale presque les hommes aux dieux ? (GRILLUS) Au contraire, c'est par sagesse que je méprise les hommes. C' est une impiété de croire qu'ils ressemblent aux dieux, puisqu'ils sont aveugles et injustes, trompeurs, malfaisants, malheureux et dignes de l'être, armés cruellement les uns contre les autres, et autant ennemis d'eux-mêmes que de leurs voisins. à quoi aboutit cette sagesse que l'on vante tant ? Elle ne redresse point les moeurs des hommes ; elle ne se tourne qu'à flatter et à contenter leurs passions. Ne vaudrait-il pas mieux n'avoir point de raison, que d'en avoir pour autoriser les choses les plus déraisonnables ? Ah ! Ne me parlez plus de l'homme : c'est le plus injuste, et par conséquent le plus déraisonnable de tous les animaux. Sans flatterie, un cochon est une assez bonne personne ; il ne fait ni fausse monnoie ni faux contrats ; il ne se parjure jamais ; il n'a ni avarice ni ambition ; la gloire ne lui fait point faire de conquêtes injustes ; il est ingénu et sans malice ; sa vie se passe à boire, manger et dormir. Si tout le monde lui ressemblait, tout le monde dormirait aussi dans un profond repos, et vous ne seriez pas ici ; Pâris n'aurait pas enlevé Hélène ; les Grecs n'auraient pas renversé la superbe ville de Troie après un siège de dix ans ; vous n'auriez point erré sur mer et sur terre au gré de la fortune, et vous n'auriez pas besoin de conquérir votre propre royaume. Ne me parlez donc plus de raison ; car les hommes n'ont que de la folie. Ne vaut-il pas mieux être bête que méchant fou ? (ULYSSE) J'avoue que je ne puis assez m'étonner de votre stupidité. (GRILLUS) Belle merveille, qu'un cochon soit stupide ! Chacun doit garder son caractère ; vous gardez le vôtre d'homme inquiet, éloquent, impérieux, plein d'artifice, et perturbateur du repos public. La nation à laquelle je suis incorporé est modeste, silencieuse, ennemie de la subtilité et des beaux discours : elle va sans raisonner tout droit au plaisir. (ULYSSE) Du moins vous ne sauriez désavouer que l'immortalité réservée aux hommes n'élève infiniment leur condition au-dessus des bêtes. Je suis effrayé de l'aveuglement de Grillus, quand je songe qu'il compte pour rien les délices des Champs Élysées, où les hommes vivent heureux après leur mort. (GRILLUS) Arrêtez, s'il vous plaît. Je ne suis pas encore tellement cochon que je renonçasse à être homme, si vous me montriez dans l'homme une immortalité véritable : mais pour n'être qu'une ombre, et encore une ombre plaintive, qui regrette jusque dans les Champs Élysées avec lâcheté les misérables peines de ce monde, j'avoue que cette ombre d'immortalité ne vaut pas la peine de se contraindre. Achille, dans les Champs Élysées, joue au palet sur l'herbe : mais il donnerait toute sa gloire, qui n'est qu'un songe, pour être l'infame Thersite au nombre des vivants. Cet Achille si désabusé de la gloire n'est plus qu'un fantôme ; ce n'est plus lui-même : on n'y reconnaît plus ni son courage ni ses sentiments ; c'est un je ne sais quoi qui ne reste de lui que pour le déshonorer. Cette ombre vaine n'est non plus Achille, que la mienne n'est mon corps. N'espérez donc pas, éloquent Ulysse, m'éblouir par une fausse apparence d'immortalité. Je veux quelque chose de plus réel ; faute de quoi, je persiste à demeurer dans l'état où je suis. Montrez-moi que l'homme a en lui quelque chose de plus noble que son corps, et qui soit exempt de la corruption ; montrez-moi que ce qui pense en l'homme n'est point le corps, et subsiste toujours après cette machine grossière ; enfin faites voir que ce qui reste de l'homme après cette vie est un être véritablement heureux ; établissez que les dieux ne sont point injustes, et qu'il y a au-delà de cette vie une solide récompense pour la vertu toujours souffrante ici-bas : aussitôt, divin fils de Laërte, je cours avec vous au travers des dangers ; je sors content de l'étable de Circé ; je ne suis plus cochon ; je redeviens homme, et homme en garde contre tous les plaisirs. Par tout autre chemin vous ne me conduirez jamais à votre but. J'aime mieux n'être que cochon gros et gras, content de mon ordure, que d'être homme faible, vain, léger, malin, trompeur et injuste, qui n'espère d'être après sa mort qu'une ombre triste, plaintive, et un fantôme mécontent de sa condition. [7] DIALOGUE 7 : Confucius et Socrate. (CONFUCIUS) J'apprends que vos européens vont souvent chez nos orientaux, et qu'ils me nomment le Socrate de la Chine. Je me tiens honoré de ce nom. (SOCRATE) Laissons les compliments dans un pays où ils ne sont plus de saison. Sur quoi fonde-t-on cette ressemblance entre nous ? (CONFUCIUS) Sur ce que nous avons vécu à peu près dans les mêmes temps, et que nous avons été tous deux pauvres, modérés, pleins de zèle pour rendre les hommes vertueux. (SOCRATE) Pour moi, je n'ai point formé, comme vous, des hommes excellents pour aller dans toutes les provinces semer la vertu, combattre le vice, et instruire les hommes. (CONFUCIUS) Vous avez formé une école de philosophes qui ont beaucoup éclairé le monde. Ma pensée n'a jamais été de rendre le peuple philosophe, je n'ai pas osé l'espérer. J'ai abandonné à toutes ses erreurs le vulgaire grossier et corrompu : je me suis borné à l'instruction d'un petit nombre de disciples d'un esprit cultivé, et qui cherchaient les principes des bonnes moeurs. Je n'ai jamais voulu rien écrire, et j'ai trouvé que la parole était meilleure pour enseigner. Un livre est une chose morte qui ne répond point aux difficultés imprévues et diverses de chaque lecteur ; un livre passe dans les mains des hommes incapables d'en faire un bon usage ; un livre est susceptible de plusieurs sens contraires à celui de l'auteur. J'ai mieux aimé choisir certains hommes, et leur confier une doctrine que je leur fisse bien comprendre de vive voix. (CONFUCIUS) Ce plan est beau ; il marque des pensées bien simples, bien solides, bien exemptes de vanité. Mais avez-vous évité par là toutes les diversités d'opinions parmi vos disciples ? Pour moi, j'ai évité les subtilités de raisonnement, et je me suis borné à des maximes sensées pour la pratique des vertus dans la société. (SOCRATE) Pour moi, j'ai cru qu'on ne peut établir les vraies maximes qu'en remontant aux premiers principes qui peuvent les prouver, et en réfutant tous les autres préjugés des hommes. (CONFUCIUS) Mais enfin, par vos premiers principes, avez-vous évité les combats d'opinions entre vos disciples ? (SOCRATE) Nullement ; Platon et Xénophon, mes principaux disciples, ont eu des vues toutes différentes. Les académiciens, formés par Platon, se sont divisés entre eux : cette expérience m'a désabusé de mes espérances sur les hommes. Un homme ne peut presque rien sur les autres hommes. Les hommes ne peuvent rien sur eux-mêmes par l'impuissance où l'orgueil et les passions les tiennent ; à plus forte raison les hommes ne peuvent-ils rien les uns sur les autres : l'exemple et la raison insinuée avec beaucoup d'art font seulement quelque effet sur un fort petit nombre d'hommes mieux nés que les autres. Une réforme générale d'une république me paraît enfin impossible, tant je suis désabusé du genre humain. (CONFUCIUS) Pour moi, j'ai écrit, et j'ai envoyé mes disciples pour tâcher de réduire aux bonnes moeurs toutes les provinces de notre empire. (SOCRATE) Vous avez écrit des choses courtes et simples, si toutefois ce qu'on a publié sous votre nom est effectivement de vous. Ce ne sont que des maximes, qu'on a peut-être recueillies de vos conversations, comme Platon dans ses dialogues a rapporté les miennes. Des maximes coupées de cette façon ont une sécheresse qui n'était pas, je m'imagine, dans vos entretiens. D'ailleurs vous étiez d'une maison royale et en grande autorité dans toute votre nation : vous pouviez faire bien des choses qui ne m'étaient pas permises à moi, fils d'un artisan. Pour moi, je n'avais garde d'écrire, et je n'ai que trop parlé : je me suis même éloigné de tous les emplois de ma république pour apaiser l'envie ; et je n'ai pu y réussir, tant il est impossible de faire quelque chose de bon des hommes. (CONFUCIUS) J'ai été plus heureux parmi les chinois ; je les ai laissés avec des lois sages, et assez bien policés. (SOCRATE) De la manière que j'en entends parler sur les relations de nos européens, il faut en effet que la Chine ait eu de bonnes lois et une exacte police. Il y a grande apparence que les Chinois ont été meilleurs qu'ils ne sont. Je ne veux pas désavouer qu'un peuple, quand il a une bonne et constante forme de gouvernement, ne puisse devenir fort supérieur aux autres peuples moins bien policés. Par exemple, nous autres Grecs, qui avons eu de sages législateurs et certains citoyens désintéressés qui n'ont songé qu'au bien de la république, nous avons été bien plus polis et plus vertueux que les peuples que nous avons nommés barbares. Les Égyptiens, avant nous, ont eu aussi des sages qui les ont policés, et c'est d'eux que nous sont venues les bonnes lois. Parmi les républiques de la Grèce, la nôtre a excellé dans les arts libéraux, dans les sciences, dans les armes : mais celle qui a montré plus longtemps une discipline pure et austère, c'est celle de Lacédémone. Je conviens donc qu'un peuple gouverné par de bons législateurs qui se sont succédé les uns aux autres, et qui ont soutenu les coutumes vertueuses, peut être mieux policé que les autres qui n'ont pas eu la même culture. Un peuple bien conduit sera plus sensible à l'honneur, plus ferme contre les périls, moins sensible à la volupté, plus accoutumé à se passer de peu, plus juste pour empêcher les usurpations et les fraudes de citoyen à citoyen. C' est ainsi que les Lacédémoniens ont été disciplinés ; c'est ainsi que les chinois ont pu l'être dans les siècles reculés. Mais je persiste à croire que tout un peuple n'est point capable de remonter aux principes de la vraie sagesse : il peut garder certaines règles utiles et louables, mais c'est plutôt par l'autorité de l'éducation, par le respect des lois, par le zèle de la patrie, par l'émulation qui vient des exemples, par la force de la coutume, souvent même par la crainte du déshonneur et par l'espérance d'être récompensé. Mais être philosophe, suivre le beau et le bon en lui-même par la simple persuasion, et par le vrai et libre amour du beau et du bon, c'est ce qui ne peut jamais être répandu dans tout un peuple ; c'est ce qui est réservé à certaines âmes choisies que le ciel a voulu séparer des autres. Le peuple n'est capable que de certaines vertus d'habitude et d'opinion, sur l'autorité de ceux qui ont gagné sa confiance. Encore une fois, je crois que telle fut la vertu de vos anciens Chinois. De telles gens sont justes dans les choses où on les a accoutumés à mettre une règle de justice, et point en d'autres plus importantes où l'habitude de juger de même leur manque. On sera juste pour son concitoyen, et inhumain contre son esclave ; zélé pour sa patrie, et conquérant injuste contre un peuple voisin, sans songer que la terre entière n'est qu'une seule patrie commune, où tous les hommes des divers peuples devraient vivre comme une seule famille. Ces vertus, fondées sur la coutume et sur les préjugés d'un peuple, sont toujours des vertus estropiées, faute de remonter jusqu'aux premiers principes qui donnent dans toute son étendue la véritable idée de la justice et de la vertu. Ces mêmes peuples qui paroissent si vertueux dans certains sentiments et dans certaines actions détachées avaient une religion aussi remplie de fraude, d'injustice et d'impureté, que leurs lois étaient justes et austères. Quel mélange ! Quelle contradiction ! Voilà pourtant ce qu'il y a eu de meilleur dans ces peuples tant vantés : voilà l'humanité regardée sous sa plus belle face. (CONFUCIUS) Peut-être avons-nous été plus heureux que vous, car la vertu a été grande dans la Chine. (SOCRATE) On le dit ; mais, pour en être assuré par une voie non suspecte, il faudrait que les européens connussent de près votre histoire comme ils connaissent la leur propre. Quand le commerce sera entièrement libre et fréquent, quand les critiques européens auront passé dans la Chine pour examiner en rigueur tous les anciens manuscrits de votre histoire, quand ils auront séparé les fables et les choses douteuses d'avec les certaines, quand ils auront vu le fort et le faible du détail des moeurs antiques, peut-être trouvera-t-on que la multitude des hommes a été toujours faible, vaine, et corrompue, chez vous comme par-tout ailleurs, et que les hommes ont été hommes dans tous les pays et dans tous les temps. (CONFUCIUS) Mais pourquoi n'en croirez-vous pas nos historiens et vos relateurs ? (SOCRATE) Vos historiens nous sont inconnus, on n'en a que des morceaux extraits et rapportés par des relateurs peu critiques. Il faudrait savoir à fond votre langue, lire tous vos livres, voir surtout les originaux, et attendre qu'un grand nombre de savants eût fait cette étude à fond, afin que, par le grand nombre d'examinateurs, la chose pût être pleinement éclaircie. Jusque-là, votre nation me paraît un spectacle beau et grand de loin, mais très douteux et équivoque. (CONFUCIUS) Voulez-vous ne rien croire parce que Fernand Mendez Pinto a beaucoup exagéré ? Douterez-vous que la Chine ne soit un vaste et puissant empire, très peuplé et bien policé, que les arts n'y fleurissent, qu'on n'y cultive les hautes sciences, que le respect des lois n'y soit admirable ? (SOCRATE) Par où voulez-vous que je me convainque de toutes ces choses ? (CONFUCIUS) Par vos propres relateurs. (SOCRATE) Il faut donc que je les croie, ces relateurs ? (CONFUCIUS) Pourquoi non ? (SOCRATE) Et que je les croie dans le mal comme dans le bien ? Répondez, de grâce. (CONFUCIUS) Je le veux. (SOCRATE) Selon ces relateurs, le peuple de la terre le plus vain, le plus superstitieux, le plus intéressé, le plus injuste, le plus menteur, c'est le chinois. (CONFUCIUS) Il y a partout des hommes vains et menteurs. (SOCRATE) Je l'avoue ; mais à la Chine les principes de toute la nation, auxquels on n'attache aucun déshonneur, sont de mentir et de se prévaloir du mensonge. Que peut-on attendre d'un tel peuple pour les vérités éloignées et difficiles à éclaircir ? Ils sont fastueux dans toutes leurs histoires : comment ne le seraient-ils pas, puisqu'ils sont même si vains et si exagérants pour les choses présentes qu'on peut examiner de ses propres yeux, et où on peut les convaincre d'avoir voulu imposer aux étrangers ? Les Chinois, sur le portrait que j'en ai ouï faire, me paraissent assez semblables aux Égyptiens. C' est un peuple tranquille et paisible dans un beau et riche pays, un peuple vain qui méprise tous les autres peuples de l'univers, un peuple qui se pique d'une antiquité extraordinaire, et qui met sa gloire dans le nombre des siècles de sa durée ; c'est un peuple superstitieux jusqu'à la superstition la plus grossière et la plus ridicule malgré sa politesse ; c'est un peuple qui a mis toute sa sagesse à garder ses lois sans oser examiner ce qu'elles ont de bon ; c'est un peuple grave, mystérieux, composé, et rigide observateur de toutes ses anciennes coutumes pour l'extérieur, sans y chercher la justice, la sincérité, et les autres vertus intérieures ; c'est un peuple qui a fait de grands mystères de plusieurs choses très superficielles, et dont la simple explication diminue beaucoup le prix. Les arts y sont fort médiocres, et les sciences n'y étaient presque rien de solide quand nos européens ont commencé à les connaître. (CONFUCIUS) N'avions-nous pas l'imprimerie, la poudre à canon, la géométrie, la peinture, l'architecture, l'art de faire la porcelaine, enfin une manière de lire et d'écrire bien meilleure que celle de vos occidentaux ? Pour l'antiquité de nos histoires, elle est constante par nos observations astronomiques. Vos occidentaux prétendent que nos calculs sont fautifs ; mais les observations ne leur sont pas suspectes, et ils avouent qu'elles quadrent juste avec les révolutions du ciel. (SOCRATE) Voilà bien des choses que vous mettez ensemble pour réunir tout ce que la Chine a de plus estimable ; mais examinons-les de près l'une après l'autre. (CONFUCIUS) Volontiers. (SOCRATE) L' imprimerie n'est qu'une commodité pour les gens de lettres, et elle ne mérite pas une grande gloire. Un artisan, avec des qualités peu estimables, peut être l'auteur d'une telle invention : elle est même imparfaite chez vous, car vous n'avez que l'usage des planches ; au lieu que les occidentaux ont avec l'usage des planches celui des caractères, dont ils font telle composition qu'il leur plaît en fort peu de temps. De plus, il n'est pas tant question d'avoir un art pour faciliter les études, que de l'usage qu'on en fait. Les Athéniens de mon temps n'avaient pas l'imprimerie, et néanmoins on voyait fleurir chez eux les beaux arts et les hautes sciences ; au contraire, les occidentaux, qui ont trouvé l'imprimerie mieux que les chinois, étaient des hommes grossiers, ignorants, et barbares. La poudre à canon est une invention pernicieuse pour détruire le genre humain ; elle nuit à tous les hommes, et ne sert véritablement à aucun peuple : les uns imitent bientôt ce que les autres font contre eux. Chez les occidentaux, où les armes à feu ont été bien plus perfectionnées qu'à la Chine, de telles armes ne décident rien de part ni d'autre : on a proportionné les moyens de défense aux armes de ceux qui attaquent ; tout cela revient à une espèce de compensation, après laquelle chacun n'est pas plus avancé que quand on n'avait que des tours et de simples murailles, avec des piques, des javelots, des épées, des arcs, des tortues, et des beliers. Si on convenait de part et d'autre de renoncer aux armes à feu, on se débarrasserait mutuellement d'une infinité de choses superflues et incommodes : la valeur, la discipline, la vigilance, et le génie, auraient plus de part à la décision de toutes les guerres. Voilà donc une invention qu'il n'est guère permis d'estimer. (CONFUCIUS) Mépriserez-vous aussi nos mathématiciens ? (SOCRATE) Ne m'avez-vous pas donné pour règle de croire les faits rapportés par nos relateurs ? (CONFUCIUS) Il est vrai ; mais ils avouent que nos mathématiciens sont habiles. (SOCRATE) Ils disent qu'ils ont fait certains progrès, et qu'ils savent bien faire plusieurs opérations : mais ils ajoutent qu'ils manquent de méthode, qu'ils font mal certaines démonstrations, qu'ils se trompent sur des calculs, qu'il y a plusieurs choses très importantes dont ils n'ont rien découvert. Voilà ce que j'entends dire. Ces hommes si entêtés de la connaissance des astres, et qui y bornent leur principale étude, se sont trouvés dans cette étude même très inférieurs aux occidentaux qui ont voyagé dans la Chine, et qui, selon les apparences, ne sont pas les plus parfaits astronomes de l'Occident. Tout cela ne répond point à cette idée merveilleuse d'un peuple supérieur à toutes les autres nations. Je ne dis rien de votre porcelaine ; c'est plutôt le mérite de votre terre que de votre peuple ; ou du moins si c'est un mérite pour les hommes, ce n'est qu'un mérite de vil artisan. Votre architecture n'a point de belles proportions ; tout y est bas et écrasé ; tout y est confus et chargé de petits ornements qui ne sont ni nobles ni naturels. Votre peinture a quelque vie et une grace je ne sais quelle ; mais elle n'a ni correction de dessin, ni ordonnance, ni noblesse dans les figures, ni vérité dans les représentations ; on n'y voit ni paysages naturels, ni histoires, ni pensées raisonnables et suivies ; on n'est ébloui que par la beauté des couleurs et du vernis. (CONFUCIUS) Ce vernis même est une merveille inimitable dans tout l'Occident. (SOCRATE) Il est vrai : mais vous avez cela de commun avec les peuples les plus barbares, qui ont quelquefois le secret de faire en leur pays, par le secours de la nature, des choses que les nations les plus industrieuses ne sauraient exécuter chez elles. (CONFUCIUS) Venons à l'écriture. (SOCRATE) Je conviens que vous avez dans votre écriture un grand avantage pour la mettre en commerce chez tous les peuples voisins qui parlent des langues différentes de la chinoise. Chaque caractère signifiant un objet, de même que nos mots entiers, un étranger peut lire vos écrits sans savoir votre langue, et il peut vous répondre par les mêmes caractères, quoique sa langue vous soit entièrement inconnue. De tels caractères, s'ils étaient partout en usage, seraient comme une langue commune pour tout le genre humain, et la commodité en serait infinie pour le commerce d'un bout du monde à l'autre. Si toutes les nations pouvaient convenir entre elles d'enseigner à tous leurs enfants ces caractères, la diversité des langues n'arrêterait plus les voyageurs, il y aurait un lien universel de société. Mais rien n'est plus impraticable que cet usage universel de vos caractères : il y en a un si prodigieux nombre pour signifier tous les objets qu'on désigne dans le langage humain, que vos savants mettent un grand nombre d'années à apprendre à écrire. Quelle nation s'assujettira à une étude si pénible ? Il n'y a aucune science épineuse qu'on n'apprît plus promptement. Que sait-on, en vérité, quand on ne sait encore que lire et écrire ? D'ailleurs, peut-on espérer que tant de nations s'accordent à enseigner cette écriture à leurs enfants ? Dès que vous renfermerez cet art dans un seul pays, ce n'est plus rien que de très incommode : dès lors vous n'avez plus l'avantage de vous faire entendre aux nations d'une langue inconnue, et vous avez l'extrême désavantage de passer misérablement la meilleure partie de votre vie à apprendre à écrire ; ce qui vous jette dans deux inconvénients, l'un d'admirer vainement un art pénible et infructueux, l'autre de consumer toute votre jeunesse dans cette étude sèche qui vous exclut de tout progrès pour les connoissances les plus solides. (CONFUCIUS) Mais notre antiquité, de bonne foi, n'en êtes-vous pas convaincu ? (SOCRATE) Nullement : les raisons qui persuadent aux astronomes occidentaux que vos observations doivent être véritables peuvent avoir frappé de même vos astronomes, et leur avoir fourni une vraisemblance pour autoriser vos vaines fictions sur les antiquités de la Chine. Vos astronomes auront vu que telles choses ont dû arriver en tels et en tels temps par les mêmes règles qui en persuadent nos astronomes d'Occident : ils n'auront pas manqué de faire leurs prétendues observations sur ces règles pour leur donner une apparence de vérité. Un peuple fort vain et fort jaloux de la gloire de son antiquité, si peu qu'il soit intelligent dans l'astronomie, ne manque pas de colorer ainsi ses fictions ; le hasard même peut les avoir un peu aidés. Enfin il faudrait que les plus savants astronomes d'Occident eussent la commodité d'examiner dans les originaux toute cette suite d'observations. Les égyptiens étaient grands observateurs des astres, et en même temps amoureux de leurs fables : pour remonter à des milliers de siècles, il ne faut pas douter qu'ils n'aient travaillé à accorder ces deux passions. (CONFUCIUS) Que concluriez-vous donc sur notre empire ? Il était hors de tout commerce avec vos nations où les sciences ont régné ; il était environné de tous côtés par des nations grossières ; il a certainement, depuis plusieurs siècles au-dessus de mon temps, des lois, une police et des arts que les autres peuples orientaux n'ont point eus. L' origine de notre nation est inconnue : elle se cache dans l'obscurité des siècles les plus reculés. Vous voyez bien que je n'ai ni entêtement ni vanité là-dessus. De bonne foi, que pensez-vous sur l'origine d'un tel peuple ? (SOCRATE) Il est difficile de décider juste ce qui est arrivé parmi tant de choses qui ont pu se faire et ne se faire pas dans la manière dont les terres ont été peuplées. Mais voici ce qui me paraît assez naturel. Les peuples les plus anciens de nos histoires, les peuples les plus puissants et les plus polis, sont ceux de l'Asie et de l'Égypte : c'est là comme la source des colonies. Nous voyons que les Égyptiens ont fait des colonies dans la Grèce, et en ont formé les moeurs. Quelques asiatiques, comme les Phéniciens et les Phrygiens, ont fait de même sur toutes les côtes de la mer Méditerranée. D'autres asiatiques de ces royaumes qui étaient sur les bords du Tigre et de l'Euphrate ont pu pénétrer jusque dans les Indes pour les peupler. Les peuples, en se multipliant, auront passé les fleuves et les montagnes, et insensiblement auront répandu leurs colonies jusque dans la Chine : rien ne les aura arrêtés dans ce vaste continent qui est presque tout uni. Il n'y a guère d'apparence que les hommes soient parvenus à la Chine par l'extrémité du Nord, qu'on nomme à présent la Tartarie ; car les chinois paraissent avoir été dès la plus grande antiquité des peuples doux, paisibles, policés, et cultivant la sagesse, ce qui est le contraire des nations violentes et farouches qui ont été nourries dans les pays sauvages du Nord. Il n'y a guère d'apparence non plus que les hommes soient arrivés à la Chine par la mer : les grandes navigations n'étaient alors ni usitées, ni possibles. De plus, les moeurs, les arts, les sciences et la religion des chinois se rapportent très bien aux moeurs, aux arts, aux sciences, à la religion des babyloniens et de ces autres peuples que nos histoires nous dépeignent. Je croirais donc que quelques siècles avant le vôtre ces peuples asiatiques ont pénétré jusqu'à la Chine ; qu'ils y ont fondé votre empire ; que vous avez eu des rois habiles et de vertueux législateurs ; que la Chine a été plus estimable encore qu'elle ne l'est aujourd'hui pour les arts et pour les moeurs ; que vos historiens ont flatté l'orgueil de la nation ; qu'on a exagéré des choses qui méritaient quelque louange ; qu'on a mêlé la fable avec la vérité, et qu'on a voulu dérober à la postérité l'origine de la nation, pour la rendre plus merveilleuse à tous les autres peuples. (CONFUCIUS) Vos grecs n'en ont-ils pas fait autant ? (SOCRATE) Encore pis : ils ont leurs temps fabuleux, qui approchent beaucoup du vôtre. J'ai vécu, suivant la supputation commune, environ 300 ans après vous. Cependant, quand on veut en rigueur remonter au-dessus de mon temps, on ne trouve aucun historien qu'Hérodote, qui a écrit immédiatement après la guerre des Perses, c'est-à-dire environ soixante ans avant ma mort : cet historien n'établit rien de suivi et ne pose aucune date précise par des auteurs contemporains pour tout ce qui est beaucoup plus ancien que cette guerre. Les temps de la guerre de Troie, qui n'ont qu'environ six cents ans au-dessus de moi, sont encore des temps reconnus pour fabuleux. Jugez s'il faut s'étonner que la Chine ne soit pas bien assurée de ce grand nombre de siècles que ses histoires lui donnent avant votre temps. (CONFUCIUS) Mais pourquoi auriez-vous inclination de croire que nous sommes sortis des babyloniens ? (SOCRATE) Le voici. Il y a beaucoup d'apparence que vous venez de quelque peuple de la haute Asie qui s'est répandu de proche en proche jusqu'à la Chine, et peut-être même dans les temps de quelque conquête des Indes, qui a mené le peuple conquérant jusque dans les pays qui composent aujourd'hui votre empire. Votre antiquité est grande : il faut donc que votre espèce de colonie se soit faite par quelqu'un de ces anciens peuples, comme ceux de Ninive ou de Babylone. Il faut que vous veniez de quelque peuple puissant et fastueux, car c'est encore le caractère de votre nation. Vous êtes seul de cette espèce dans tous vos pays ; et les peuples voisins, qui n'ont rien de semblable, n'ont pu vous donner vos moeurs. Vous avez, comme les anciens babyloniens, l'astronomie et même l'astrologie judiciaire, la superstition, l'art de deviner, une architecture plus somptueuse que proportionnée, une vie de délices et de faste, de grandes villes, un empire où le prince a une autorité absolue, des lois fort révérées, des temples en abondance, et une multitude de dieux de toutes les figures. Tout ceci n'est qu'une conjecture, mais elle pourrait être vraie. (CONFUCIUS) Je vais en demander des nouvelles au roi Yao, qui se promène, dit-on, avec vos anciens rois d'Argos et d'Athènes dans ce petit bois de myrtes. (SOCRATE) Pour moi, je ne me fie ni à Cécrops, ni à Inachus, ni à Pélops, pas même aux héros d'Homère, sur nos antiquités. ----------------------------------------------------------------------- DIALOGUE 8 Romulus et Rémus. La grandeur où on ne parvient que par le crime ne saurait donner ni gloire ni bonheur solide. Rémus. Enfin vous voilà, mon frère, au même état p56 que moi ; cela ne valoit pas la peine de me faire mourir. Quelques années où vous avez régné seul sont finies, il n'en reste rien ; et vous les auriez passées plus doucement, si vous aviez vécu en paix, partageant l'autorité avec moi. Romulus. Si j'avais eu cette modération, je n'aurais ni fondé la puissante ville que j'ai établie, ni fait les conquêtes qui m'ont immortalisé. Rémus. Il valoit mieux être moins puissant et être plus juste et plus vertueux : je m'en rapporte à Minos et à ses deux collègues qui vont vous juger. Romulus. Cela est bien dur. Sur la terre personne n'eût osé me juger. Mon sang, dans lequel vous avez trempé vos mains, fera votre condamnation ici-bas, et noircira à jamais votre réputation sur la terre. Vous vouliez de l'autorité et de la gloire. L' autorité n'a fait que passer dans vos mains ; elle vous a échappé comme un songe. Pour la gloire, vous ne l'aurez jamais. Avant que d'être grand homme, il faut être honnête homme ; et l'on doit s'éloigner des crimes indignes des p57 hommes, avant que d'aspirer aux vertus des dieux. Vous aviez l'inhumanité d'un monstre, et vous prétendiez être un héros ! Romulus. Vous ne m'auriez pas parlé de la sorte impunément, quand nous tracions notre ville. Rémus. Il est vrai : je ne l'ai que trop senti. Mais d'où vient que vous êtes descendu ici ? On disoit que vous étiez devenu immortel. Romulus. Mon peuple a été assez sot pour le croire. DIALOGUE 9 Romulus et Tatius. Le vrai héroïsme est incompatible avec la fraude et la violence. Tatius. Je suis arrivé ici un peu plus tôt que toi : mais enfin nous y sommes tous deux ; et tu n'es pas plus avancé que moi, ni mieux dans tes affaires. Romulus. La différence est grande. J'ai la gloire d'avoir p58 fondé une ville éternelle avec un empire qui n'aura d'autres bornes que celles de l'univers ; j'ai vaincu les peuples voisins ; j'ai formé une nation invincible d'une foule de criminels réfugiés. Qu' as-tu fait qu'on puisse comparer à ces merveilles ? Tatius. Belles merveilles ! Assembler des voleurs, des scélérats ; se faire chef de bandits, ravager impunément les pays voisins, enlever des femmes par trahison, n'avoir pour loi que la fraude et la violence, massacrer son propre frère ; voilà ce que j'avoue que je n'ai point fait. Ta ville durera tant qu'il plaira aux dieux ; mais elle est élevée sur de mauvais fondements. Pour ton empire, il pourra aisément s'étendre ; car tu n'as appris à tes citoyens qu'à usurper le bien d'autrui : ils ont grand besoin d'être gouvernés par un roi plus modéré et plus juste que toi. Aussi dit-on que Numa, mon gendre, t'a succédé : il est sage, juste, religieux, bienfaisant. C' est justement l'homme qu'il faut pour redresser ta république, et réparer tes fautes. Romulus. Il est aisé de passer sa vie à juger des procès, à apaiser des querelles, à faire observer une police dans une ville ; c'est une conduite p59 faible et une vie obscure : mais remporter des victoires, faire des conquêtes, voilà ce qui fait les héros. Tatius. Bon ! Voilà un étrange héroïsme, qui n'aboutit qu'à assassiner les gens dont on est jaloux ! Romulus. Comment, assassiner ! Je vois bien que tu me soupçonnes de t'avoir fait tuer. Tatius. Je ne t'en soupçonne nullement ; car je n'en doute point, j'en suis sûr. Il y avait longtemps que tu ne pouvais plus souffrir que je partageasse la royauté avec toi. Tous ceux qui ont passé le Styx après moi m'ont assuré que tu n'as pas même sauvé les apparences : nul regret de ma mort, nul soin de la venger ni de punir mes meurtriers. Mais tu as trouvé ce que tu méritois. Quand on apprend à des impies à massacrer un roi, bientôt ils sauront faire périr l'autre. Romulus. Hé bien ! Quand je t'aurais fait tuer, j'aurais suivi l'exemple de mauvaise foi que tu m'avais donné en trompant cette pauvre fille qu'on nommoit Tarpéia. Tu voulus qu'elle te laissât monter avec tes troupes pour surprendre la roche qui fut de son nom appelée Tarpéienne. p60 Tu lui avais promis de lui donner ce que les sabins portoient à la main gauche. Elle croyait avoir les bracelets de grand prix qu'elle avait vus : on lui donna tous les boucliers, dont on l'accabla sur le champ. Voilà une action perfide et cruelle. Tatius. La tienne de me faire tuer en trahison est encore plus noire ; car nous avions juré alliance, et uni nos deux peuples. Mais je suis vengé. Tes sénateurs ont bien su réprimer ton audace et ta tyrannie. Il n'est resté aucune parcelle de ton corps déchiré : chacun apparemment eut soin d'emporter son morceau sous sa robe. Voilà comment on te fit dieu. Proculus te vit avec une majesté d'immortel. N'es-tu pas content de ces honneurs, toi qui es si glorieux ? Romulus. Pas trop : mais il n'y a point de remède à mes maux. On me déchire, et on m'adore : c'est une espèce de dérision. Si j'étais encore vivant, je les... Tatius. Il n'est plus temps de menacer, les ombres ne sont plus rien. Adieu, méchant, je t'abandonne. DIALOGUE 10 p61 Romulus et Numa Pompilius. Combien est plus solide la gloire d'un roi sage et pacifique, que celle d'un conquérant injuste. Romulus. Vous avez bien tardé à venir ici ! Votre règne a été bien long ! Numa Pompilius. C' est qu'il a été très paisible. Le moyen de parvenir en régnant à une extrême vieillesse, c'est de ne faire mal à personne, de n'abuser point de l'autorité, et de faire en sorte que personne n'ait d'intérêt à souhaiter notre mort. Romulus. Quand on se gouverne avec tant de modération, on vit obscurément, on meurt sans gloire ; on a la peine de gouverner les hommes : l'autorité ne donne aucun plaisir. Il vaut bien mieux vaincre, abattre tout ce qui résiste, et aspirer à l'immortalité. Numa Pompilius. Mais votre immortalité, je vous prie, en p62 quoi consiste-t-elle ? J'avais ouï dire que vous étiez au rang des dieux, nourri de nectar à la table de Jupiter : d'où vient que je vous trouve ici ? Romulus. à parler franchement, les sénateurs, jaloux de ma puissance, se défirent de moi, et me comblèrent d'honneurs après m'avoir mis en pièces. Ils aimèrent mieux m'invoquer comme dieu que de m'obéir comme à leur roi. Numa Pompilius. Quoi donc ! Ce que Proculus raconta n'est pas vrai ? Romulus. Hé ! Ne savez-vous pas combien on fait accroire de choses au peuple ? Vous en êtes plus instruit qu'un autre, vous qui leur avez persuadé que vous étiez inspiré par la nymphe égérie. Proculus, voyant le peuple irrité de ma mort, voulut le consoler par une fable. Les hommes aiment à être trompés ; la flatterie apaise les plus grandes douleurs. Numa Pompilius. Vous n'avez donc eu pour toute immortalité que des coups de poignard ? Romulus. Mais j'ai eu des autels, des prêtres, des victimes, de l'encens. p63 Numa Pompilius. Mais cet encens ne guérit de rien ; vous n'en êtes pas moins ici une ombre vaine et impuissante, sans espérance de revoir jamais la lumière du jour. Vous voyez donc qu'il n'y a rien de si solide que d'être bon, juste, modéré, et aimé des peuples : on vit longtemps, on est toujours en paix. à la vérité, on n'a point d'encens, on ne passe point pour immortel ; mais on se porte bien, on règne sans trouble, et on fait beaucoup de bien aux hommes qu'on gouverne. Romulus. Vous qui avez vécu si longtemps, vous n'étiez pas jeune quand vous avez commencé à régner. Numa Pompilius. J'avais quarante ans, et ç' a été mon bonheur : si j'eusse commencé à régner plus tôt, j'aurais été, sans expérience et sans sagesse, exposé à toutes mes passions. La puissance est trop dangereuse quand on est jeune et ardent. Vous l'avez bien éprouvé, vous qui dans vos emportements avez tué votre propre frère, et qui vous êtes rendu insupportable à tous vos citoyens. Romulus. Puisque vous avez vécu si longtemps, il p64 falloit que vous eussiez une bonne et fidèle garde autour de vous. Numa Pompilius. Point du tout ; je commençai par me défaire de ces trois cents gardes que vous aviez choisis, et qu'on nommoit célères . Un homme qui accepte avec peine la royauté, qui ne la veut que pour le bien public, et qui serait content de la quitter, n'a point à craindre la mort, comme un tyran. Pour moi, je croyais faire une grace aux romains de les gouverner : je vivois pauvrement pour enrichir le peuple : toutes les nations voisines auraient souhaité d'être sous ma conduite. En cet état faut-il des gardes ? Pour moi, pauvre mortel, personne n'avait d'intérêt à me donner l'immortalité, dont le sénat vous jugea digne. Ma garde était l'amitié des citoyens, qui me regardoient comme leur père. Un roi ne peut-il pas confier sa vie à un peuple qui lui confie ses biens, son repos, sa conservation ? La confiance est égale des deux côtés. Romulus. à vous entendre, on croirait que vous avez été roi malgré vous. Mais vous avez là-dessus trompé le peuple, comme vous lui avez imposé sur la religion. p65 Numa Pompilius. On m'est venu chercher dans ma solitude de Cures. D'abord j'ai représenté que je n'étais point propre à gouverner un peuple belliqueux accoutumé à des conquêtes ; qu'il leur falloit un Romulus toujours prêt à vaincre. J'ajoutai que la mort de Tatius et la vôtre ne me donnoient pas grande envie de succéder à ces deux rois. Enfin je représentai que je n'avais jamais été à la guerre. On persista à me desirer, je me rendis : mais j'ai toujours vécu pauvre, simple, modéré dans la royauté, sans me préférer à aucun citoyen. J'ai réuni les deux peuples des sabins et des romains, en sorte que l'on ne peut plus les distinguer. J'ai fait revivre l'âge d'or. Tous les peuples, non seulement des environs de Rome, mais encore de l'Italie, ont senti l'abondance que j'ai répandue par-tout. Le labourage mis en honneur a adouci les peuples farouches, et les a attachés à la patrie sans leur donner une ardeur inquiète pour envahir les terres de leurs voisins. Romulus. Cette paix et cette abondance ne servent qu'à enorgueillir les peuples, qu'à les rendre indociles à leur roi, et qu'à les amollir ; en p66 sorte qu'ils ne peuvent plus ensuite supporter les fatigues et les périls de la guerre. Si on fût venu vous attaquer, qu'auriez-vous fait, vous qui n'aviez jamais rien vu pour la guerre ? Il aurait fallu dire aux ennemis d'attendre jusqu'à ce que vous eussiez consulté la nymphe. Numa Pompilius. Si je n'ai pas su faire la guerre comme vous, j'ai su l'éviter, et me faire respecter et aimer de tous mes voisins. J'ai donné aux romains des lois qui, en les rendant justes, laborieux, sobres, les rendront toujours assez redoutables à ceux qui voudroient les attaquer. Je crains bien encore qu'ils ne se ressentent trop de l'esprit de rapine et de violence auquel vous les aviez accoutumés. DIALOGUE 11 Xerxès et Léonidas. La sagesse et la valeur rendent les états invincibles, et non pas le grand nombre des sujets, ni l'autorité sans bornes des princes. Xerxès. Je prétends, Léonidas, te faire un grand p67 honneur. Il ne tient qu'à toi d'être toujours à ma suite sur le bord du Styx. Léonidas. Je n'y suis descendu que pour ne te voir jamais, et pour repousser ta tyrannie. Va chercher tes femmes, tes eunuques, tes esclaves, et tes flatteurs : voilà la compagnie qu'il te faut. Xerxès. Voyez ce brutal, cet insolent, un gueux qui n'eut jamais que le nom de roi sans autorité, un capitaine de bandits ! Quoi ! Tu n'as point de honte de te comparer au grand roi ? As-tu donc oublié que je couvrois la terre de soldats et la mer de navires ? Ne sais-tu pas que mon armée ne pouvait, en un repas, se désaltérer sans faire tarir des rivières ? Léonidas. Comment oses-tu vanter la multitude de tes troupes ? Trois cents spartiates que je commandois aux Thermopyles furent tués par ton armée innombrable sans pouvoir être vaincus : ils ne succombèrent qu'après s'être lassés de tuer. Ne vois-tu pas encore ici ces ombres errant en foule qui couvrent le rivage ? Ce sont les vingt mille perses que nous avons tués. Demande-leur combien un spartiate seul vaut d'autres hommes, et sur-tout des tiens. C' est p68 la valeur, et non pas le nombre, qui rend invincible. Xerxès. Ton action était un coup de fureur et de désespoir. Léonidas. C' était une action sage et généreuse. Nous crûmes que nous devions nous dévouer à une mort certaine pour t'apprendre ce qu'il en coûte quand on veut mettre les grecs dans la servitude, et pour donner le temps à toute la Grèce de se préparer à vaincre ou à périr comme nous. En effet cet exemple de courage étonna les perses, et ranima les grecs découragés. Notre mort fut bien employée. Xerxès. Oh ! Que je suis fâché de n'être point entré dans le Péloponnèse après avoir ravagé l'Attique ! J'aurais mis en cendres ta Lacédémone, comme j'y ai mis Athènes. Misérable impudent, je t'aurais... Léonidas. Ce n'est plus ici le temps ni des injures ni des flatteries : nous sommes au pays de la vérité. T'imagines-tu donc être encore le grand roi ? Tes trésors sont bien loin ; tu n'as plus de gardes ni d'armées, plus de faste ni de délices ; la louange ne vient plus chatouiller tes oreilles ; p69 te voilà nu, seul, prêt à être jugé par Minos. Mais ton ombre est encore bien colère et bien superbe : tu n'étais pas plus emporté quand tu faisois fouetter la mer. En vérité, tu méritois bien d'être fouetté toi-même pour cette extravagance. Et ces fers dorés, t'en souviens-tu ? Que tu fis jeter dans l'Hellespont pour tenir les tempêtes dans ton esclavage ? Plaisant homme, pour dompter la mer ! Tu fus contraint bientôt après de repasser à la hâte en Asie dans une barque comme un pêcheur. Voilà à quoi aboutit la folle vanité des hommes qui veulent forcer les lois de la nature et oublier leur propre faiblesse. Xerxès. Ah ! Les rois qui peuvent tout (je le vois bien, mais, hélas ! Je le vois trop tard), sont livrés à toutes leurs passions. Hé ! Quel moyen, quand on est homme, de résister à sa propre puissance et à la flatterie de tous ceux dont on est entouré ? Oh ! Quel malheur de naître dans de si grands périls ! Léonidas. Voilà pourquoi je fais plus de cas de ma royauté que de la tienne. J'étais roi à condition de mener une vie dure, sobre et laborieuse, comme mon peuple. Je n'étais roi que pour défendre ma patrie, et pour faire régner p70 les lois ; ma royauté me donnoit le pouvoir de faire du bien, sans me permettre de faire du mal. Xerxès. Oui, mais tu étais pauvre, sans éclat, sans autorité. Un de mes satrapes était bien plus grand et plus magnifique que toi. Léonidas. Je n'aurais pas eu de quoi percer le mont Athos, comme toi. Je croyais même que chacun de tes satrapes voloit dans la province plus d'or et d'argent que nous n'en avions dans toute notre république. Mais nos armes, sans être dorées, savaient fort bien percer ces hommes lâches et efféminés dont la multitude innombrable te donnoit une si vaine confiance. Xerxès. Mais enfin, si je fusse entré d'abord dans le Péloponnèse, toute la Grèce était dans les fers. Aucune ville, pas même la tienne, n'eût pu me résister. Léonidas. Je le crois comme tu le dis ; et c'est en quoi je méprise la grande puissance d'un peuple barbare qui n'est ni instruit, ni aguerri. Il manque de sages conseils : ou si on les lui offre, il ne sait pas les suivre, et préfère toujours p71 d'autres conseils faibles et trompeurs. Xerxès. Les grecs vouloient faire une muraille pour fermer l'isthme : mais elle n'était pas encore faite, et je pouvais y entrer. Léonidas. La muraille n'était pas encore faite, il est vrai : mais tu n'étais pas fait pour prévenir ceux qui la vouloient faire. Ta faiblesse fut encore plus salutaire aux grecs que leur force. Xerxès. Si j'eusse pris cet isthme, j'aurais fait voir... Léonidas. Tu aurais fait quelque autre faute ; car il falloit que tu en fisses, étant aussi gâté que tu l'étais par la mollesse, par l'orgueil, et par la haine des conseils sincères. Tu étais encore plus facile à surprendre que l'isthme. Mais je n'étais ni lâche ni méchant comme tu t'imaginois. Léonidas. Tu avais naturellement du courage et de la bonté de coeur. Les larmes que tu répandis à la vue de tant de milliers d'hommes, dont il n'en devoit rester aucun sur la terre avant la fin du siècle, marquent assez ton humanité. C' est le plus bel endrait de ta vie. Si tu n'avais p72 pas été un roi trop puissant et trop heureux, tu aurais été un assez honnête homme. DIALOGUE 12 Solon et Pisistrate. La tyrannie est souvent plus funeste aux souverains qu'aux peuples. Solon. Hé bien ! Tu croyais devenir le plus heureux des mortels en rendant tes concitoyens tes esclaves : te voilà bien avancé ! Tu as méprisé toutes mes remontrances, tu as foulé aux pieds toutes mes lois : que te reste-t-il de ta tyrannie, que l'exécration des athéniens, et les justes peines que tu vas endurer dans le noir Tartare ? Pisistrate. Mais je gouvernois assez doucement. Il est vrai que je voulois gouverner, et sacrifier tout ce qui était suspect à mon autorité. Solon. C' est ce qu'on appelle un tyran. Il ne fait pas le mal pour le seul plaisir de le faire ; mais le mal ne lui coûte rien toutes les fois qu'il le crait utile à l'accroissement de sa grandeur. p73 Pisistrate. Je voulois acquérir de la gloire. Solon. Quelle gloire, à mettre sa patrie dans les fers, et à passer dans toute la postérité pour un impie qui n'a connu ni justice, ni bonne foi, ni humanité ! Tu devais acquérir de la gloire, comme tant d'autres grecs, en servant ta patrie, et non en l'opprimant comme tu as fait. Pisistrate. Mais quand on a assez d'élévation, de génie et d'éloquence pour gouverner, il est bien rude de passer sa vie dans la dépendance d'un peuple capricieux. Solon. J'en conviens ; mais il faut tâcher de mener justement les peuples par l'autorité des lois. Moi qui te parle, j'étais, tu le sais bien, de la race royale : ai-je montré quelque ambition pour gouverner Athènes ? Au contraire, j'ai tout sacrifié pour mettre en autorité des lois salutaires ; j'ai vécu pauvre ; je me suis éloigné ; je n'ai jamais voulu employer que la persuasion et le bon exemple, qui sont les armes de la vertu. Est-ce ainsi que tu as fait ? Parle. Pisistrate. Non ; mais c'est que je songeois à laisser à mes enfants la royauté. p74 Solon. Tu as fort bien réussi ; car tu leur as laissé pour tout héritage la haine et l'horreur publique. Les plus généreux citoyens ont mérité une gloire immortelle et des statues pour avoir poignardé l'un ; l'autre, fugitif, est allé servilement chez un roi barbare implorer son secours contre sa propre patrie. Voilà les biens que tu as laissés à tes enfants. Si tu leur avais laissé l'amour de la patrie et le mépris du faste, ils vivroient encore heureux parmi les athéniens. Pisistrate. Mais quoi ! Vivre sans gloire dans l'obscurité ? Solon. La gloire ne s'acquiert-elle que par des crimes ? Il la faut chercher dans la guerre contre les ennemis, dans toutes les vertus modérées d'un bon citoyen, dans le mépris de tout ce qui enivre et qui amollit les hommes. ô Pisistrate, la gloire est belle : heureux ceux qui la savent trouver ! Mais qu'il est pernicieux de la vouloir trouver où elle n'est pas ! Pisistrate. Mais le peuple avait trop de liberté ; et le peuple trop libre est le plus insupportable de tous les tyrans. p75 Solon. Il falloit m'aider à modérer la liberté du peuple en établissant mes lois, et non pas renverser les lois pour tyranniser le peuple. Tu as fait comme un père qui, pour rendre son fils modéré et docile, le vendrait pour lui faire passer sa vie dans l'esclavage. Pisistrate. Mais les athéniens sont trop jaloux de leur liberté. Solon. Il est vrai que les athéniens sont jusqu'à l'excès jaloux d'une liberté qui leur appartient : mais toi, n'étais-tu pas encore plus jaloux d'une tyrannie qui ne pouvait t'appartenir ? Pisistrate. Je souffrois impatiemment de voir le peuple à la merci des sophistes et des rhéteurs qui prévaloient sur les gens sages. Solon. Il valoit mieux encore que les sophistes et les rhéteurs abusassent quelquefois le peuple par leurs raisonnements et par leur éloquence, que de te voir fermer la bouche des bons et des mauvais conseillers, pour accabler le peuple, et pour n'écouter plus que tes propres passions. Mais quelle douceur goûtois-tu dans p76 cette puissance ? Quel est donc le charme de la tyrannie ? Pisistrate. C' est d'être craint de tout le monde, de ne craindre personne, et de pouvoir tout. Solon. Insensé ! Tu avais tout à craindre ; et tu l'as bien éprouvé quand tu es tombé du haut de ta fortune, et que tu as eu tant de peine à te relever. Tu le sens encore dans tes enfants. Qui est-ce qui avait plus à craindre, ou de toi, ou des athéniens ; des athéniens, qui, en portant le joug de la servitude, te détestoient ; ou de toi, qui devais toujours craindre d'être trahi, dépossédé, et puni de ton usurpation ? Tu avais donc plus à craindre que ce peuple même captif à qui tu te rendois redoutable. Pisistrate. Je l'avoue franchement, la tyrannie ne me donnoit aucun vrai plaisir : mais je n'aurais pas eu le courage de la quitter. En perdant l'autorité, je serois tombé dans une langueur mortelle. Solon. Reconnois donc combien la tyrannie est pernicieuse pour le tyran aussi bien que pour le peuple : il n'est point heureux de l'avoir, il est malheureux de la perdre. DIALOGUE 13 p77 Solon et Justinien. Idée juste des lois propres à rendre un peuple bon et heureux. Justinien. Rien n'est semblable à la majesté des lois romaines. Vous avez eu chez les grecs la réputation d'un grand législateur ; mais si vous aviez vécu parmi nous, votre gloire aurait été bien obscurcie. Solon. Pourquoi m'aurait-on méprisé en votre pays ? Justinien. C' est que les romains ont bien enchéri sur les grecs pour le nombre des lois et pour leur perfection. Solon. En quoi ont-ils donc enchéri ? Justinien. Nous avons une infinité de lois merveilleuses qui ont été faites en divers temps. J'aurai, dans tous les siècles, la gloire d'avoir p78 compilé dans mon code tout ce grand corps de lois. J'ai ouï dire souvent à Cicéron ici-bas que les lois des douze tables étaient les plus parfaites que les romains aient eues. Vous trouverez bon que je remarque en passant que ces lois allèrent de Grèce à Rome, et qu'elles venoient principalement de Lacédémone. Justinien. Elles viendront d'où il vous plaira : mais elles étaient trop simples et trop courtes pour entrer en comparaison avec nos lois, qui ont tout prévu, tout décidé, tout mis en ordre avec un détail infini. Solon. Pour moi, je croyais que des lois, pour être bonnes, devoient être claires, simples, courtes, proportionnées à tout un peuple qui doit les entendre, les retenir facilement, les aimer, les suivre à toute heure et à tout moment. Justinien. Mais des lois simples et courtes n'exercent point assez la science et le génie des jurisconsultes ; elles n'approfondissent point assez les belles questions. Solon. J'avoue qu'il me paroissoit que les lois p79 étaient faites pour éviter les questions épineuses, et pour conserver dans un peuple les bonnes moeurs, l'ordre et la paix : mais vous m'apprenez qu'elles doivent exercer les esprits subtils, et fournir de quoi plaider. Justinien. Rome a produit de savants jurisconsultes : Sparte n'avait que des soldats ignorants. Solon. J'aurais cru que les bonnes lois sont celles qui font qu'on n'a pas besoin de jurisconsultes, et que tous les ignorants vivent en paix à l'abri de ces lois simples et claires, sans être réduits à consulter de vains sophistes sur le sens de divers textes, sur la manière de les concilier. Je conclurois que des lois ne sont guère bonnes, quand il faut tant de savants pour les expliquer, et qu'ils ne sont jamais d'accord entre eux. Justinien. Pour accorder tout, j'ai fait ma compilation. Solon. Tribonien me disoit hier que c'est lui qui l'a faite. Justinien. Il est vrai : mais il l'a faite par mes ordres. Un empereur ne fait pas lui-même un tel ouvrage. p80 Solon. Pour moi, qui ai régné, j'ai cru que la fonction principale de celui qui gouverne les peuples était de leur donner des lois qui règlent tout ensemble le roi et les peuples pour les rendre bons et heureux. Commander des armées et remporter des victoires n'est rien en comparaison de la gloire d'un législateur. Mais pour revenir à Tribonien, il n'a fait qu'une compilation de lois de divers temps qui ont souvent varié, et vous n'avez jamais eu un vrai corps de lois faites ensemble par un même dessein pour former les moeurs et le gouvernement entier d'une nation : c'est un recueil de lois particulières pour décider sur les prétentions réciproques des particuliers. Mais les grecs ont seuls la gloire d'avoir fait des lois fondamentales pour conduire un peuple sur des principes philosophiques, et pour régler toute sa politique et tout son gouvernement. Pour la multitude de vos lois que vous vantez tant, c'est ce qui me fait croire que vous n'en avez pas eu de bonnes, ou que vous n'avez pas su les conserver dans la simplicité. Pour bien gouverner un peuple, il faut peu de juges et peu de lois. Il y a peu d'hommes capables d'être juges : la multitude des juges corrompt tout. La multitude des p81 lois n'est pas moins pernicieuse : on ne les entend plus, on ne les garde plus. Dès qu'il y en a tant, on s'accoutume à les révérer en apparence, et à les violer sous de beaux prétextes. La vanité les fait faire avec faste, l'avarice et les autres passions les font mépriser. On s'en joue par la subtilité des sophistes, qui les expliquent comme chacun le demande pour son argent : de là naît la chicane, qui est un monstre né pour dévorer le genre humain. Je juge des causes par leurs effets. Les lois ne me paroissent bonnes que dans les pays où on ne plaide point, et où des lois simples et courtes ont évité toutes les questions. Je ne voudrais ni dispositions par testament, ni adoptions, ni exhérédations, ni substitutions, ni emprunts, ni ventes, ni échanges. Je ne voudrais qu'une étendue très bornée de terre dans chaque famille, que ce bien fût inaliénable, et que le magistrat le partageât également aux enfants, selon la loi, après la mort du père. Quand les familles se multiplieroient trop à proportion de l'étendue des terres, j'enverrois une partie du peuple faire une colonie dans quelque île déserte. Moyennant cette règle courte et simple, je me passerois de tous vos fatras de lois, et je ne songerois qu'à régler les moeurs, qu'à élever la jeunesse à la sobriété, p82 au travail, à la patience, au mépris de la mollesse, au courage contre les douleurs et contre la mort. Cela vaudrait mieux que de subtiliser sur les contrats, ou sur les tutèles. Justinien. Vous renverseriez par des lois si sèches tout ce qu'il y a de plus ingénieux dans la jurisprudence. Solon. J'aime mieux des lois simples, dures et sauvages, qu'un art ingénieux de troubler le repos des hommes, et de corrompre le fond des moeurs. Jamais on n'a vu tant de lois que de votre temps : jamais on n'a vu votre empire si lâche, si efféminé, si abâtardi, si indigne des anciens romains qui ressembloient aux spartiates. Vous-même vous n'avez été qu'un fourbe, qu'un impie, un scélérat, un destructeur des bonnes lois, un homme vain et faux en tout. Votre Tribonien a été aussi méchant, aussi double, et aussi dissolu. Procope vous a démasqués. Je reviens aux lois : elles ne sont lois qu'autant qu'elles sont facilement conçues, crues, aimées, suivies, et ne sont bonnes qu'autant que leur exécution rend les peuples bons et heureux. Vous n'avez fait personne bon et heureux par votre fastueuse compilation ; d'où je conclus qu'elle mérite d'être brûlée. p83 Je vois que vous vous fâchez. La majesté impériale se crait au-dessus de la vérité ; mais son ombre n'est plus qu'une ombre à qui on dit la vérité impunément. Je me retire néanmoins pour apaiser votre bile allumée. DIALOGUE 14 Démocrite et Héraclite. Comparaison de Démocrite et d'Héraclite, où on donne l'avantage au dernier, comme plus humain. Démocrite. Je ne saurais m'accommoder d'une philosophie triste. Héraclite. Ni moi d'une gaie. Quand on est sage, on ne voit rien dans le monde qui ne paroisse de travers, et qui ne déplaise. Démocrite. Vous prenez les choses d'un trop grand sérieux ; cela vous fera mal. Héraclite. Vous les prenez avec trop d'enjouement : votre air moqueur est plutôt celui d'un satyre que d'un philosophe. N'êtes-vous point touché p84 de voir le genre humain si aveugle, si corrompu, si égaré ? Démocrite. Je suis bien plus touché de le voir si impertinent et si ridicule. Héraclite. Mais enfin ce genre humain dont vous riez, c'est le monde entier avec qui vous vivez, c'est la société de vos amis, c'est votre famille, c'est vous-même. Démocrite. Je ne me soucie guère de tous les fous que je vois, et je me crois sage en me moquant d'eux. Héraclite. S' ils sont fous, vous n'êtes guère sage ni bon de ne les plaindre pas et d'insulter à leur folie. D'ailleurs qui vous répond que vous ne soyez pas aussi extravagant qu'eux ? Démocrite. Je ne puis l'être, pensant en toutes choses le contraire de ce qu'ils pensent. Héraclite. Il y a des folies de diverses espèces. Peut-être qu'à force de contredire les folies des autres, vous vous jetez dans une extrémité contraire qui n'est pas moins folle. Démocrite. Croyez-en ce qu'il vous plaira, et pleurez p85 encore sur moi si vous avez des larmes de reste : pour moi, je suis content de rire des fous. Tous les hommes ne le sont-ils pas ? Répondez. Héraclite. Hélas ! Ils ne le sont que trop, c'est ce qui m'afflige : nous convenons vous et moi en ce point, que les hommes ne suivent point la raison. Mais moi, qui ne veux pas faire comme eux, je veux suivre la raison qui m'oblige de les aimer ; et cette amitié me remplit de compassion pour leurs égarements. Ai-je tort d'avoir pitié de mes semblables, de mes frères, de ce qui est, pour ainsi dire, une partie de moi-même ? Si vous entriez dans un hôpital de blessés, ririez-vous de voir leurs blessures ? Les plaies du corps ne sont rien en comparaison de celles de l'ame : vous auriez honte de votre cruauté, si vous aviez ri d'un malheureux qui a la jambe coupée ; et vous avez l'inhumanité de vous moquer du monde entier qui a perdu la raison ! Démocrite. Celui qui a perdu une jambe est à plaindre, en ce qu'il ne s'est point ôté lui-même ce membre : mais celui qui perd la raison la perd par sa faute. Héraclite. Hé ! C' est en quoi il est plus à plaindre. Un p86 insensé furieux qui s'arracherait lui-même les yeux serait encore plus digne de compassion qu'un autre aveugle. Démocrite. Accommodons-nous : il y a de quoi nous justifier tous deux. Il y a par-tout de quoi rire et de quoi pleurer. Le monde est ridicule, et j'en ris. Il est déplorable, et vous en pleurez. Chacun le regarde à sa mode et suivant son tempérament. Ce qui est de certain, c'est que le monde est de travers. Pour bien faire, pour bien penser, il faut faire, il faut penser autrement que le grand nombre : se régler par l'autorité et par l'exemple du commun des hommes, c'est le partage des insensés. Héraclite. Tout cela est vrai : mais vous n'aimez rien ; et le mal d'autrui vous réjouit. C' est n'aimer ni les hommes, ni la vertu qu'ils abandonnent. DIALOGUE 15 p87 Hérodote et Lucien. Une trop grande crédulité est un excès à éviter : mais celui de l'incrédulité est bien plus funeste. Hérodote. Ah ! Bonjour, mon ami. Tu n'as plus envie de rire, toi qui as fait discourir tant d'hommes célèbres en leur faisant passer la barque de (CARON) Te voilà donc descendu à ton tour sur les bords du Styx ! Tu avais raison de te jouer des tyrans, des flatteurs, des scélérats : mais de moi ! Lucien. Quand est-ce que je m'en suis moqué ? Tu cherches querelle. Hérodote. Dans ton histoire véritable, et ailleurs, tu prends mes relations pour des fables. Lucien. Avois-je tort ? Combien as-tu avancé de choses sur la parole des prêtres et des autres gens qui veulent toujours du mystère et du merveilleux ! p88 Impie ! Tu ne croyais pas la religion. Lucien. Il falloit une religion plus pure et plus sérieuse que celle de Jupiter et de Vénus, de Mars, d'Apollon, et des autres dieux, pour persuader les gens de bon sens. Tant pis pour toi de l'avoir crue. Mais tu ne méprisois pas moins la philosophie. Rien n'était sacré pour toi. Lucien. Je méprisois les dieux, parceque les poëtes nous les dépeignoient comme les plus mal-honnêtes gens du monde. Pour les philosophes, ils faisoient semblant de n'estimer que la vertu, et ils étaient pleins de vices. S' ils eussent été philosophes de bonne foi, je les aurais respectés. Hérodote. Et Socrate, comment l'as-tu traité ? Est-ce sa faute, ou la tienne ? Parle. Lucien. Il est vrai que j'ai badiné sur les choses dont on l'accusoit ; mais je ne l'ai pas condamné sérieusement. Hérodote. Faut-il se jouer aux dépens d'un si grand p89 homme sur des calomnies grossières ? Mais, dis la vérité, tu ne songeois qu'à rire, qu'à te moquer de tout, qu'à montrer du ridicule en chaque chose, sans te mettre en peine d'en établir aucune solidement. Lucien. Hé ! N'ai-je pas gourmandé les vices ? N'ai-je pas foudroyé les grands qui abusent de leur grandeur ? N'ai-je pas élevé jusqu'au ciel le mépris des richesses et des délices ? Hérodote. Il est vrai, tu as bien parlé de la vertu : mais pour blâmer les vices de tout le genre humain, c'était plutôt un goût de satire, qu'un sentiment de solide philosophie. Tu louois même la vertu sans vouloir remonter jusqu'aux principes de religion et de philosophie qui en sont les vrais fondements. Lucien. Tu raisonnes mieux ici-bas que tu ne faisois dans tes grands voyages. Mais accordons-nous. Hé bien ! Je n'étais pas assez crédule, et tu l'étais trop. Hérodote. Ah ! Te voilà encore toi-même, tournant tout en plaisanterie. Ne serait-il pas temps que ton ombre eût un peu de gravité ? p90 Lucien. Gravité ! J'en suis las, à force d'avoir vu des hommes qui n'en avaient que les dehors. J'étais environné de philosophes qui s'en piquoient, sans bonne foi, sans justice, sans amitié, sans modération, sans pudeur. Hérodote. Tu parles des philosophes de ton temps, qui avaient dégénéré : mais... Lucien. Que voulois-tu donc que je fisse ? Que j'eusse vu ceux qui étaient morts plusieurs siècles avant ma naissance ? Je ne me souvenois point d'avoir été au siège de Troie, comme Pythagore. Tout le monde ne peut pas avoir été Euphorbe. Hérodote. Autre moquerie. Et voilà tes réponses aux plus solides raisonnements ! Je souhaite pour ta punition que les dieux, que tu n'as pas voulu croire, t'envoient dans le corps de quelque voyageur qui aille dans tous les pays dont j'ai raconté des choses que tu traites de fabuleuses. Lucien. Après cela il ne me manquerait plus que de passer de corps en corps dans toutes les sectes de philosophes que j'ai décriées : par là p91 je serois tour-à-tour de toutes les opinions contraires dont je me suis moqué. Cela serait bien joli. Mais tu as dit des choses à peu près aussi croyables. Hérodote. Va, je t'abandonne, et je me console quand je songe que je suis avec Homère, Socrate, Pythagore, que tu n'as pas épargnés plus que moi ; enfin avec Platon, de qui tu as appris l'art des dialogues, quoique tu te sois moqué de sa philosophie. DIALOGUE 16 Socrate et Alcibiade. Les plus grandes qualités naturelles ne servent souvent qu'à déshonorer, si elles ne sont soutenues par un amour constant de la vertu. (SOCRATE) Te voilà toujours agréable. Qui charmeras-tu dans les enfers ? Alcibiade. Et toi, te voilà toujours censeur du genre humain. Qui persuaderas-tu ici, toi qui veux toujours persuader quelqu'un ? p92 (SOCRATE) Je suis rebuté de vouloir persuader les hommes, depuis que j'ai éprouvé combien mes discours ont mal réussi pour te persuader la vertu. Voulois-tu que je vécusse pauvre comme toi, sans me mêler des affaires publiques ? (SOCRATE) Lequel valoit mieux, ou de ne s'en mêler pas, ou de les brouiller, et de devenir l'ennemi de sa patrie ? Alcibiade. J'aime mieux mon personnage que le tien. J'ai été beau, magnifique, tout couvert de gloire, vivant dans les délices, la terreur des lacédémoniens et des perses. Les athéniens n'ont pu sauver leur ville qu'en me rappelant. S' ils m'eussent cru, Lysander ne serait jamais entré dans leur port. Pour toi, tu n'étais qu'un pauvre homme, laid, camus, chauve, qui passoit sa vie à discourir pour blâmer les hommes dans tout ce qu'ils font. Aristophane t'a joué sur le théâtre ; tu as passé pour un impie, et on t'a fait mourir. (SOCRATE) Voilà bien des choses que tu mets ensemble : examinons-les en détail. Tu as été beau, mais décrié pour avoir fait de honteux usages de p93 ta beauté. Les délices ont corrompu ton beau naturel. Tu as rendu de grands services à ta patrie ; mais tu lui as fait de grands maux. Dans les biens et dans les maux que tu lui as faits, c'est une vaine ambition qui t'a fait agir ; par conséquent il ne t'en revient aucune gloire véritable. Les ennemis de la Grèce, auxquels tu t'étais livré, ne pouvoient se fier à toi, et tu ne pouvais te fier à eux. N'aurait-il pas été plus glorieux de vivre pauvre dans ta patrie, et d'y souffrir patiemment tout ce que les méchants font d'ordinaire pour opprimer la vertu ? Il vaut mieux être laid et sage comme moi, que beau et dissolu comme tu l'étais. L' unique chose qu'on peut me reprocher est de t'avoir trop aimé, et de m'être laissé éblouir par un naturel aussi léger que le tien. Tes vices ont déshonoré l'éducation philosophique que Socrate t'avait donnée : voilà mon tort. Alcibiade. Mais ta mort montre que tu étais un impie. (SOCRATE) Les impies sont ceux qui ont brisé les statues d'Hermès. J'aime mieux avoir avalé du poison pour avoir enseigné la vérité et avoir irrité les hommes qui ne la peuvent souffrir, que de trouver la mort comme toi dans le sein d'une courtisane. p94 Alcibiade. Ta raillerie est toujours piquante. (SOCRATE) Hé ! Quel moyen de souffrir un homme qui était propre à faire tant de biens, et qui a fait tant de maux ? Tu viens encore insulter à la vertu. Alcibiade. Quoi ! L' ombre de Socrate et la vertu sont donc la même chose ? Te voilà bien présomptueux... (SOCRATE) Compte pour rien Socrate, si tu veux, j'y consens : mais, après avoir trompé mes espérances sur la vertu, que je tâchois de t'inspirer, ne viens point encore te moquer de la philosophie, et me vanter toutes tes actions ; elles ont eu de l'éclat, mais nulle règle. Tu n'as point de quoi rire ; la mort t'a fait aussi laid et aussi camus que moi : que te reste-t-il de tes plaisirs ? Alcibiade. Ah ! Il est vrai, il ne m'en reste que la honte et les remords. Mais où vas-tu ? Pourquoi donc veux-tu me quitter ? (SOCRATE) Adieu : je ne t'ai pas suivi dans tes voyages ambitieux, ni en Sicile, ni à Sparte, ni en p95 Asie ; il n'est pas juste que tu me suives dans les champs élysées, où je vais mener une vie paisible et bienheureuse avec Solon, Lycurgue, et les autres sages. Alcibiade. Ah ! Mon cher Socrate, faut-il que je sois séparé de toi ! Hélas ! Où irai-je donc ? (SOCRATE) Avec ces ames faibles et vaines dont la vie a été un mélange perpétuel de bien et de mal, et qui n'ont jamais aimé de suite la pure vertu. Tu étais né pour la suivre : tu lui as préféré tes passions. Maintenant elle te quitte à son tour, et tu la regretteras éternellement. Alcibiade. Hélas ! Mon cher Socrate, tu m'as tant aimé : ne veux-tu plus avoir jamais aucune pitié de moi ? Tu ne saurais désavouer, car tu le sais mieux qu'un autre, que le fond de mon naturel était bon. (SOCRATE) C' est ce qui te rend plus inexcusable. Tu étais bien né, et tu as mal vécu. Mon amitié pour toi, non plus que ton beau naturel, ne sert qu'à ta condamnation. Je t'ai aimé pour la vertu : mais enfin je t'ai aimé jusqu'à hasarder ma réputation. J'ai souffert pour l'amour de toi qu'on m'ait soupçonné injustement p96 de vices monstrueux que j'ai condamnés dans toute ma doctrine. Je t'ai sacrifié ma vie aussi bien que mon honneur. As-tu oublié l'expédition de Potidée, où je logeai toujours avec toi ? Un père ne saurait être plus attaché à son fils que je l'étais à toi. Dans toutes les rencontres des guerres j'étais toujours à ton côté. Un jour le combat étant douteux, tu fus blessé ; aussitôt je me jetai au-devant de toi pour te couvrir de mon corps comme d'un bouclier. Je sauvai ta vie, ta liberté, tes armes. La couronne m'était due par cette action : je priai les chefs de l'armée de te la donner. Je n'eus de passion que pour ta gloire. Je n'eusse jamais cru que tu eusses pu devenir la honte de ta patrie et la source de tous ses malheurs. Alcibiade. Je m'imagine, mon cher Socrate, que tu n'as pas oublié aussi cette autre occasion où, nos troupes ayant été défaites, tu te retirois à pied avec beaucoup de peine, et où me trouvant à cheval je m'arrêtai pour repousser les ennemis qui t'alloient accabler. Faisons compensation. (SOCRATE) Je le veux. Si je rappelle ce que j'ai fait pour toi, ce n'est point pour te le reprocher, ni pour me faire valoir ; c'est pour montrer les p97 soins que j'ai pris pour te rendre bon, et combien tu as mal répondu à toutes mes peines. Alcibiade. Tu n'as rien à dire contre ma première jeunesse. Souvent, en écoutant tes instructions, je m'attendrissois jusqu'à en pleurer. Si quelquefois je t'échappois étant entraîné par les compagnies, tu courois après moi comme un maître après son esclave fugitif. Jamais je n'ai osé te résister. Je n'écoutois que toi ; je ne craignois que de te déplaire. Il est vrai que je fis une gageure un jour de donner un soufflet à Hipponicus. Je le lui donnai ; ensuite j'allai lui demander pardon, et me dépouiller devant lui, afin qu'il me punît avec des verges : mais il me pardonna, voyant que je ne l'avais offensé que par la légèreté de mon naturel enjoué et folâtre. (SOCRATE) Alors tu n'avais commis que la faute d'un jeune fou : mais dans la suite tu as fait les crimes d'un scélérat qui ne compte pour rien les dieux, qui se joue de la vertu et de la bonne foi, qui met sa patrie en cendres pour contenter son ambition, qui porte dans toutes les nations étrangères des moeurs dissolues. Va, tu me fais horreur et pitié. Tu étais fait pour être bon, et tu as voulu être méchant ; p98 je ne puis m'en consoler. Séparons-nous. Les trois juges décideront de ton sort : mais il ne peut plus y avoir ici-bas d'union entre nous deux. DIALOGUE 17 Socrate et Alcibiade. Le bon gouvernement est celui où les citoyens sont élevés dans le respect des lois, et dans l'amour de la patrie, et du genre humain, qui est la grande patrie. (SOCRATE) Vous voilà devenu bien sage à vos dépens, et aux dépens de tous ceux que vous avez trompés. Vous pourriez être le digne héros d'une seconde odyssée ; car vous avez vu les moeurs d'un plus grand nombre de peuples dans vos voyages, qu'Ulysse n'en vit dans les siens. Alcibiade. Ce n'est pas l'expérience qui me manque, mais la sagesse : mais, quoique vous vous moquiez de moi, vous ne sauriez nier qu'un homme n'apprenne bien des choses quand il voyage et qu'il étudie sérieusement les moeurs de tant de peuples. p99 (SOCRATE) Il est vrai que cette étude, si elle était bien faite, pourrait beaucoup agrandir l'esprit : mais il faudrait un vrai philosophe, un homme tranquille et appliqué, qui ne fût point dominé comme vous par l'ambition et par le plaisir, un homme sans passion et sans préjugé, qui chercherait tout ce qu'il y aurait de bon en chaque peuple, et qui découvrirait ce que les lois de chaque pays lui ont apporté de bien et de mal. Au retour de ce voyage, un philosophe serait un excellent législateur. Mais vous n'avez jamais été l'homme qu'il falloit pour donner des lois ; votre talent était tout pour les violer. à peine étiez-vous hors de l'enfance, que vous conseillâtes à votre oncle Périclès d'engager la guerre pour éviter de rendre compte des deniers publics. Je crois même qu'après votre mort vous seriez un dangereux garde des lois. Alcibiade. Laissez-moi là, je vous prie ; le fleuve d'oubli doit effacer toutes mes fautes : parlons des moeurs des peuples. Je n'ai trouvé par-tout que des coutumes, et fort peu de lois. Tous les barbares n'ont d'autre règle que l'habitude et l'exemple de leurs pères. Les perses mêmes, dont on a tant vanté les moeurs du temps de p100 Cyrus, n'ont aucune trace de cette vertu. Leur valeur et leur magnificence montrent un assez beau naturel : mais il est corrompu par la mollesse et par le faste le plus grossier. Leurs rois, encensés comme des idoles, ne sauraient être honnêtes gens, ni connoître la vérité : l'humanité ne peut soutenir avec modération une puissance aussi désordonnée que la leur ; ils s'imaginent que tout est fait pour eux ; ils se jouent du bien, de l'honneur et de la vie de tous les autres hommes. Rien ne marque tant de barbarie que cette forme de gouvernement ; car il n'y a plus de lois, et la volonté d'un seul homme dont on flatte toutes les passions est sa loi unique. (SOCRATE) Ce pays-là ne convenait guère à un génie aussi libre et aussi hardi que le vôtre : mais ne trouvez-vous pas que la liberté d'Athènes est dans une autre extrémité ? Alcibiade. Sparte est ce que j'ai vu de meilleur. (SOCRATE) La servitude des ilotes ne vous paraît-elle pas contraire à l'humanité ? Remontez hardiment aux vrais principes ; défaites-vous de tous les préjugés : avouez qu'en cela les grecs sont eux-mêmes un peu barbares. Est-il permis p101 à une partie des hommes de traiter l'autre comme des bêtes de charge ? Alcibiade. Pourquoi non, si c'est un peuple subjugué ? (SOCRATE) Le peuple subjugué est toujours peuple ; le drait de conquête est un drait moins fort que celui de l'humanité. Ce qu'on appelle conquête devient le comble de la tyrannie et l'exécration du genre humain, à moins que le conquérant n'ait fait sa conquête par une guerre juste, et n'ait rendu heureux le peuple conquis en lui donnant de bonnes lois. Il n'est donc pas permis aux lacédémoniens de traiter si inhumainement les ilotes, qui sont hommes comme eux. Quelle horrible barbarie, que de voir un peuple qui se joue de la vie d'un autre, et qui compte pour rien sa vie et son repos ! De même qu'un chef de famille ne doit jamais s'entêter de la grandeur de sa maison jusqu'à vouloir troubler la paix et la tranquillité publique de tout le peuple, dont lui et sa famille ne sont qu'un membre ; de même c'est une conduite insensée, brutale et pernicieuse, que le chef d'une nation mette sa gloire à augmenter la puissance de son peuple en troublant le repos et la liberté des peuples p102 voisins. Un peuple n'est pas moins un membre du genre humain, qui est la société générale, qu'une famille est un membre d'une nation particulière. Chacun doit incomparablement plus au genre humain, qui est la grande patrie, qu'à la patrie particulière dont il est né : il est donc infiniment plus pernicieux de blesser la justice de peuple à peuple, que de la blesser de famille à famille contre sa république. Renoncer au sentiment d'humanité, non seulement c'est manquer de politesse et tomber dans la barbarie, mais c'est l'aveuglement le plus dénaturé des brigands et des sauvages ; c'est n'être plus homme, et être anthropophage. Alcibiade. Vous vous fâchez ! Il me semble que vous étiez de meilleure humeur dans le monde ; vos ironies piquantes avaient quelque chose de plus enjoué. (SOCRATE) Je ne saurais être enjoué sur des choses aussi sérieuses. Les lacédémoniens ont abandonné tous les arts pacifiques pour ne se réserver que celui de la guerre ; et comme la guerre est le plus grand des maux, ils ne savent que faire du mal ; ils s'en piquent ; ils dédaignent tout ce qui n'est pas la destruction p103 du genre humain, et tout ce qui ne peut servir à la gloire brutale d'une poignée d'hommes qu'on appelle les spartiates. Il faut que d'autres hommes cultivent la terre pour les nourrir, pendant qu'ils se réservent pour ravager les terres voisines. Ils ne sont pas sobres, austères contre eux-mêmes, pour être justes et modérés à l'égard d'autrui : au contraire, ils sont durs et farouches contre tout ce qui n'est point la patrie, comme si la nature humaine n'était pas plus leur patrie que Sparte. La guerre est un mal qui déshonore le genre humain : si l'on pouvait ensevelir toutes les histoires dans un éternel oubli, il faudrait cacher à la postérité que des hommes ont été capables de tuer d'autres hommes. Toutes les guerres sont civiles ; car c'est toujours l'homme qui répand son propre sang, qui déchire ses propres entrailles. Plus la guerre est étendue, plus elle est funeste : donc celle des peuples qui composent le genre humain est encore pire que celle des familles qui troublent une nation. Il n'est donc permis de faire la guerre que malgré soi, à la dernière extrémité, pour repousser la violence de l'ennemi. Comment est-ce que Lycurgue n'a point eu d'horreur de former un peuple oisif et imbécile pour toutes les occupations douces et innocentes de p104 la paix, et de ne lui avoir donné d'autre exercice d'esprit que celui de nuire par la guerre à l'humanité ? Alcibiade. Votre bile s'échauffe avec raison : mais aimeriez-vous mieux un peuple comme celui d'Athènes, qui raffine jusqu'au dernier excès sur les arts destinés à la volupté ? Il vaut encore mieux souffrir des naturels farouches comme ceux de Lacédémone. (SOCRATE) Vous voilà bien changé ! Vous n'êtes plus cet homme si décrié : les bords du Styx font de beaux changements ! Mais peut-être que vous parlez ainsi par complaisance ; car vous avez toute votre vie été un protée sur les moeurs. Quoi qu'il en soit, j'avoue qu'un peuple qui par la contagion de ses moeurs porte le faste, la mollesse, l'injustice et la fraude chez les autres peuples, fait encore pis que celui qui n'a d'autre occupation, d'autre mérite que celui de répandre du sang ; car la vertu est plus précieuse aux hommes que la vie. Lycurgue est donc louable d'avoir banni de sa république tous les arts qui ne servent qu'au faste et à la volupté : mais il est inexcusable d'en avoir ôté l'agriculture, et les autres arts nécessaires pour une vie simple et frugale. N'est-il p105 pas honteux qu'un peuple ne se suffise pas à lui-même, et qu'il lui faille un autre peuple appliqué à l'agriculture pour le nourrir ? Alcibiade. Hé bien ! Je passe condamnation sur ce chapitre : mais n'aimez-vous pas mieux la sévère discipline de Sparte, et l'inviolable subordination qui y soumet la jeunesse aux vieillards, que la science effrénée d'Athènes ? (SOCRATE) Un peuple gâté par une liberté excessive est le plus insupportable de tous les tyrans ; ainsi la populace soulevée contre les lois est le plus insolent de tous les maîtres. Mais il faut un milieu. Ce milieu est qu'un peuple ait des lois écrites, toujours constantes, et consacrées par toute la nation ; qu'elles soient au-dessus de tout ; que ceux qui gouvernent n'aient d'autorité que par elles ; qu'ils puissent tout pour le bien, et suivant les lois ; qu'ils ne puissent rien contre ces lois pour autoriser le mal. Voilà ce que les hommes, s'ils n'étaient pas aveugles et ennemis d'eux-mêmes, établiroient unanimement pour leur félicité : mais les uns, comme les athéniens, renversent les lois, de peur de donner trop d'autorité aux magistrats, par qui les lois devraient régner ; et les autres, comme les perses, par un respect superstitieux p106 des lois, se mettent dans un tel esclavage sous ceux qui devraient faire les lois, que ceux-ci règnent eux-mêmes, et qu'il n'y a plus d'autre loi réelle que leur volonté absolue. Ainsi les uns et les autres s'éloignent du but, qui est une liberté modérée par la seule autorité des lois, dont ceux qui gouvernent ne devraient être que les simples défenseurs. Celui qui gouverne doit être le plus obéissant à la loi. Sa personne détachée de la loi n'est rien, et elle n'est consacrée qu'autant qu'il est lui-même, sans intérêt et sans passion, la loi vivante donnée pour le bien des hommes. Jugez par là combien les grecs, qui méprisent tant les barbares, sont encore dans la barbarie. La guerre du Péloponnèse, où la jalousie ambitieuse des deux républiques a mis tout en feu pendant vingt-huit ans, en est une funeste preuve. Vous-même qui parlez ici, n'avez-vous pas flatté tantôt l'ambition triste et implacable des lacédémoniens, tantôt l'ambition des athéniens plus vaine et plus enjouée ? Athènes avec moins de puissance a fait de plus grands efforts, et a triomphé longtemps de toute la Grèce : mais enfin elle a succombé tout-à-coup, parceque le despotisme du peuple est une puissance folle et aveugle, qui se forcène contre elle-même, et qui n'est p107 absolue et au-dessus des lois que pour achever de se détruire. Alcibiade. Je vois bien qu'Avitus n'a pas eu tort de vous faire boire un peu de ciguë, et qu'on devoit encore plus craindre votre politique que votre nouvelle religion. DIALOGUE 18 Socrate, Alcibiade, et Timon. Juste milieu entre la misanthropie, et le caractère corrompu d'Alcibiade. Alcibiade. Je suis surpris, mon cher Socrate, de voir que vous ayez tant de goût pour ce misanthrope, qui fait peur aux petits enfants. (SOCRATE) Il faut être bien plus surpris de ce qu'il s'apprivoise avec moi. Timon. On m'accuse de haïr les hommes, et je ne m'en défends pas : on n'a qu'à voir comment ils sont faits, pour juger si j'ai tort. Haïr le genre humain, c'est haïr une méchante bête, p108 une multitude de sots, de fripons, de flatteurs, de traîtres, et d'ingrats. Alcibiade. Voilà un beau dictionnaire d'injures. Mais vaut-il mieux être farouche, dédaigneux, incompatible, et toujours mordant ? Pour moi, je trouve que les sots me réjouissent, et que les gens d'esprit me contentent. J'ai envie de leur plaire à mon tour, et je m'accommode de tout pour me rendre agréable dans la société. Timon. Et moi, je ne m'accommode de rien : tout me déplaît ; tout est faux, de travers, insupportable ; tout m'irrite, et me fait bondir le coeur. Vous êtes un protée qui prenez indifféremment toutes les formes les plus contraires, parceque vous ne tenez à aucune. Ces métamorphoses, qui ne vous coûtent rien, montrent un coeur sans principes ni de justice ni de vérité. La vertu, selon vous, n'est qu'un beau nom : il n'y en a aucune de fixe. Ce que vous approuvez à Athènes, vous le condamnez à Lacédémone. Dans la Grèce vous êtes grec ; en Asie vous êtes perse. Ni dieux, ni lois, ni patrie, ne vous retiennent : vous ne suivez qu'une seule règle, qui est la passion de plaire, d'éblouir, de dominer, de vivre dans p109 les délices, et de brouiller tous les états. ô ciel ! Faut-il qu'on souffre sur la terre un tel homme, et que les autres hommes n'aient point de honte de l'admirer ! Alcibiade est aimé des hommes, lui qui se joue d'eux, et qui les précipite par ses crimes dans tant de malheurs. Pour moi, je hais et Alcibiade, et tous les sots qui l'aiment ; et je serois bien fâché d'être aimé par eux, puisqu'ils ne savent aimer que le mal. Alcibiade. Voilà une déclaration bien obligeante ! Je ne vous en sais néanmoins aucun mauvais gré. Vous me mettez à la tête de tout le genre humain, et me faites beaucoup d'honneur. Mon parti est plus fort que le vôtre : mais vous avez bon courage, et ne craignez pas d'être seul contre tous. Timon. J'aurais horreur de n'être pas seul, quand je vois la bassesse, la lâcheté, la légèreté, la corruption et la noirceur de tous les hommes qui couvrent la terre. Alcibiade. N'en exceptez-vous aucun ? Timon. Non, non, en vérité, aucun, et vous moins qu'un autre. p110 Alcibiade. Quoi ! Pas vous-même ? Vous haïssez-vous aussi ? Timon. Oui, je me hais souvent, quand je me surprends dans quelque faiblesse. Alcibiade. Vous faites très bien, et vous n'avez de tort qu'en ce que vous ne le faites pas toujours. Qu' y a-t-il de plus haïssable qu'un homme qui a oublié qu'il est homme, qui hait sa propre nature, qui ne voit rien qu'avec horreur et avec une mélancolie farouche, qui tourne tout en poison, et qui renonce à toute société, quoique les hommes ne soient nés que pour être sociables ? Timon. Donnez-moi des hommes simples, draits, mais en tout bons et pleins de justice : je les aimerai, je ne les quitterai jamais, je les encenserai comme des dieux qui habitent sur la terre. Mais tant que vous me donnerez des hommes qui ne sont pas hommes, des renards en finesse, et des tigres en cruauté, qui auront le visage, le corps, la voix humaine, avec un coeur de monstre, comme les sirènes, l'humanité même me les fera détester et fuir. p111 Alcibiade. Il faut donc vous faire des hommes exprès. Ne vaut-il pas mieux s'accommoder aux hommes tels qu'on les trouve, que de vouloir les haïr jusqu'à ce qu'ils s'accommodent à nous ? Avec ce chagrin si critique, on passe tristement sa vie, méprisé, moqué, abandonné, et on ne goûte aucun plaisir. Pour moi, je donne tout aux coutumes et aux imaginations de chaque peuple : par-tout je me réjouis, et je fais des hommes tout ce que je veux. La philosophie qui n'aboutit qu'à faire d'un philosophe un hibou est d'un bien mauvais usage. Il faut en ce monde une philosophie qui aille plus terre à terre. On prend les honnêtes gens par les motifs de la vertu, les voluptueux par leurs plaisirs, et les fripons par leur intérêt. C' est la seule bonne manière de savoir vivre ; tout le reste est vision, et bile noire qu'il faudrait purger avec un peu d'ellébore. Timon. Parler ainsi, c'est anéantir la vertu, et tourner en ridicule les bonnes moeurs. On ne souffrirait pas un homme si contagieux dans une république bien policée : mais, hélas ! Où est-elle ici-bas, cette république ? ô mon pauvre Socrate ! La vôtre, quand la verrons-nous ? Demain, oui, demain, je m'y retirerois si elle p112 était commencée ; mais je voudrais que nous allassions, loin de toutes les terres connues, fonder cette heureuse colonie de philosophes purs dans l'île Atlantique. Alcibiade. Hé ! Vous ne songez pas que vous vous y porteriez. Il faudrait auparavant vous réconcilier avec vous-même, avec qui vous dites que vous êtes si souvent brouillé. Timon. Vous avez beau vous en moquer, rien n'est plus sérieux. Oui, je le soutiens que je me hais souvent, et que j'ai raison de me haïr. Quand je me trouve amolli par les plaisirs jusqu'à supporter les vices des hommes, et prêt à leur complaire ; quand je sens réveiller en moi l'intérêt, la volupté, la sensibilité pour une vaine réputation parmi les sots et les méchants, je me trouve presque semblable à eux, je me fais mon procès, je m'abhorre, et je ne puis me supporter. Alcibiade. Qui est-ce qui fait ensuite votre accommodement ? Le faites-vous tête à tête avec vous-même sans arbitre ? Timon. C' est qu'après m'être condamné je me redresse, et je me corrige. p113 Alcibiade. Il y a donc bien des gens chez vous ! Un homme corrompu, entraîné par les mauvais exemples ; un second qui gronde le premier ; un troisième qui les raccommode, en corrigeant celui qui s'est gâté. Timon. Faites le plaisant tant qu'il vous plaira : chez vous la compagnie n'est pas si nombreuse ; car il n'y a dans votre coeur qu'un seul homme toujours souple et dépravé, qui se travestit en cent façons pour faire toujours également le mal. Alcibiade. Il n'y a donc que vous sur la terre qui soyez bon : encore ne l'êtes-vous que dans certains intervalles. Timon. Non, je ne connois rien de bon, ni digne d'être aimé. Alcibiade. Si vous ne connoissez rien de bon, rien qui ne vous choque et dans les autres et au-dedans de vous, si la vie entière vous déplaît, vous auriez dû vous en délivrer, et prendre congé d'une si mauvaise compagnie. Pourquoi continuiez-vous à vivre pour être chagrin de tout et pour blâmer tout depuis le matin jusqu'au p114 soir ? Ne saviez-vous pas qu'on ne manque à Athènes ni de cordons coulants, ni de précipices ? Timon. J'aurais été tenté de faire ce que vous dites, si je n'avais craint de faire plaisir à tant d'hommes qui sont indignes qu'on leur en fasse. Alcibiade. Mais n'auriez-vous eu aucun regret de quitter personne ? Quoi ! Personne sans exception ? Songez-y bien avant que de répondre. J'aurais eu un peu de regret de quitter Socrate ; mais... Alcibiade. Hé ! Ne savez-vous pas qu'il est homme ? Timon. Non, je n'en suis pas bien assuré : j'en doute quelquefois ; car il ne ressemble guère aux autres. Il me paraît sans artifice, sans intérêt, sans ambition. Je le trouve juste, sincère, égal. S' il y avait au monde dix hommes comme lui, en vérité je crois qu'ils me réconcilieroient avec l'humanité. Alcibiade. Hé bien ! Croyez-le donc. Demandez-lui si la raison permet d'être misanthrope au point où vous l'êtes. p115 Timon. Je le veux : quoiqu'il ait toujours été un peu trop facile et trop sociable, je ne crains pas de m'engager à suivre son conseil. ô mon cher Socrate ! Quand je vois les hommes, et que je jette ensuite les yeux sur vous, je suis tenté de croire que vous êtes Minerve, qui est venue sous une figure d'homme instruire sa ville. Parlez, mais selon votre coeur ; me conseilleriez-vous de rentrer dans la société empestée des hommes, méchants, aveugles, et trompeurs ? (SOCRATE) Non, je ne vous conseillerai jamais de vous rengager, ni dans les assemblées du peuple, ni dans les festins pleins de licence, ni dans aucune société avec un grand nombre de citoyens ; car le grand nombre est toujours corrompu. Une retraite honnête et tranquille à l'abri des passions des hommes et des siennes propres est le seul état qui convienne à un vrai philosophe. Mais il faut aimer les hommes, et leur faire du bien malgré leurs défauts. Il ne faut rien attendre d'eux que de l'ingratitude, et les servir sans intérêt. Vivre au milieu d'eux pour les tromper, pour les éblouir, et pour en tirer de quoi contenter ses passions, c'est être le plus méchant des hommes, et se p116 préparer des malheurs qu'on mérite : mais se tenir à l'écart, et néanmoins à portée d'instruire et de servir certains hommes, c'est être une divinité bienfaisante sur la terre. L' ambition d'Alcibiade est pernicieuse : mais votre misanthropie est une vertu faible, qui est mêlée d'un chagrin de tempérament. Vous êtes plus sauvage que détaché. Votre vertu âpre, impatiente, ne sait pas assez supporter le vice d'autrui : c'est un amour de soi-même, qui fait qu'on s'impatiente quand on ne peut réduire les autres au point qu'on voudrait. La philanthropie est une vertu douce, patiente et désintéressée, qui supporte le mal sans l'approuver. Elle attend les hommes ; elle ne donne rien à son goût, ni à sa commodité. Elle se sert de la connoissance de sa propre faiblesse pour supporter celle d'autrui. Elle n'est jamais dupe des hommes les plus trompeurs et les plus ingrats ; car elle n'espère ni ne veut rien d'eux pour son propre intérêt, elle ne leur demande rien que pour leur bien véritable. Elle ne se lasse jamais dans cette bonté désintéressée ; elle imite les dieux, qui ont donné aux hommes la vie, sans avoir besoin de leur encens ni de leurs victimes. Timon. Mais je ne hais point les hommes par inhumanité ; p117 je ne les hais que malgré moi, parcequ'ils sont haïssables. C' est leur dépravation que je hais, et leurs personnes, parcequ'elles sont dépravées. (SOCRATE) Hé bien ! Je le suppose. Mais si vous ne haïssez dans l'homme que le mal, pourquoi n'aimez-vous pas l'homme pour le délivrer de ce mal et pour le rendre bon ? Le médecin hait la fièvre et toutes les autres maladies qui tourmentent les corps des hommes : mais il ne hait point les malades. Les vices sont les maladies de l'ame : soyez un sage et charitable médecin, qui songe à guérir son malade par amitié pour lui, loin de le haïr. Le monde est un grand hôpital de tout le genre humain, qui doit exciter votre compassion : l'avarice, l'ambition, l'envie et la colère, sont des plaies plus grandes et plus dangereuses dans les ames que des abcès et des ulcères ne le sont dans les corps. Guérissez tous les malades que vous pourrez guérir, et plaignez tous ceux qui se trouveront incurables. Timon. Oh ! Voilà, mon cher Socrate, un sophisme facile à démêler. Il y a une extrême différence entre les vices de l'ame et les maladies du corps. Les maladies sont des maux qu'on souffre p118 et qu'on ne fait pas ; on n'en est point coupable, on est à plaindre. Mais pour les vices, ils sont volontaires, ils rendent la volonté coupable. Ce ne sont pas des maux qu'on souffre ; ce sont des maux qu'on fait. Ces maux méritent de l'indignation et du châtiment, et non pas de la pitié. (SOCRATE) Il est vrai qu'il y a deux sortes de maladies des hommes : les unes involontaires et innocentes ; les autres volontaires, et qui rendent le malade coupable. Puisque la mauvaise volonté est le plus grand des maux, le vice est la plus déplorable de toutes les maladies. L' homme méchant qui fait souffrir les autres souffre lui-même par sa malice, et il se prépare les supplices que les justes dieux lui doivent : il est donc encore plus à plaindre qu'un malade innocent. L' innocence est une santé précieuse de l'ame : c'est une ressource et une consolation dans les plus affreuses douleurs. Quoi ! Cesserez-vous de plaindre un homme, parcequ'il est dans la maladie la plus funeste, qui est la mauvaise volonté ? Si sa maladie n'était qu'au pied ou à la main, vous le plaindriez ; et vous ne le plaignez pas lorsqu'elle a gangrené le fond de son coeur ! p119 Timon. Hé bien ! Je conviens qu'il faut plaindre les méchants, mais non pas les aimer. (SOCRATE) Il ne faut pas les aimer pour leur malice ; mais il faut les aimer pour les en guérir. Vous aimez donc les hommes sans croire les aimer ; car la compassion est un amour qui s'afflige du mal de la personne qu'on aime. Savez-vous bien ce qui vous empêche d'aimer les méchants ? Ce n'est pas votre vertu, mais c'est l'imperfection de la vertu qui est en vous. La vertu imparfaite succombe dans le support des imperfections d'autrui. On s'aime encore trop soi-même pour pouvoir toujours supporter ce qui est contraire à son goût et à ses maximes. L' amour propre ne veut non plus être contredit par la vertu que par le vice. On s'irrite contre les ingrats, parcequ'on veut de la reconnoissance par amour propre. La vertu parfaite détache l'homme de lui-même, et fait qu'il ne se lasse point de supporter la faiblesse des autres. Plus on est loin du vice, plus on est patient et tranquille pour s'appliquer à le guérir. La vertu imparfaite est ombrageuse, critique, âpre, sévère, et implacable. La vertu qui ne cherche plus que le bien est toujours p120 égale, douce, affable, compatissante : elle n'est surprise ni choquée de rien : elle prend tout sur elle, et ne songe qu'à faire du bien. Timon. Tout cela est bien aisé à dire, mais difficile à faire. (SOCRATE) ô mon cher Timon ! Les hommes grossiers et aveugles croient que vous êtes misanthrope parceque vous avez poussé trop loin la vertu : et moi je vous soutiens que si vous étiez plus vertueux, vous feriez ceci comme je le dis ; vous ne vous laisseriez entraîner ni par votre humeur sauvage, ni par votre tristesse de tempérament, ni par vos dégoûts, ni par l'impatience que vous causent les défauts des hommes. C' est à force de vous aimer trop, que vous ne pouvez plus aimer les autres hommes imparfaits. Si vous étiez parfait, vous pardonneriez sans peine aux hommes d'être imparfaits, comme les dieux le font. Pourquoi ne pas souffrir doucement ce que les dieux, meilleurs que vous, souffrent ? Cette délicatesse qui vous rend si facile à être blessé est une véritable imperfection. La raison qui se borne à s'accommoder des choses raisonnables, et à ne s'échauffer que contre ce qui est faux, n'est qu'une demi-raison. La raison parfaite va plus p121 loin ; elle supporte en paix la déraison d'autrui. Voilà le principe de vertu compatissante pour autrui et détachée de soi-même, qui est le vrai lien de la société. Alcibiade. En vérité, Timon, vous voilà bien confondu avec votre vertu farouche et critique. C' est s'aimer trop soi-même que de vouloir vivre tout seul uniquement pour soi, et de ne pouvoir souffrir rien de tout ce qui choque notre propre sens. Quand on ne s'aime point tant, on se donne librement aux autres. (SOCRATE) Arrêtez, s'il vous plaît, Alcibiade ; vous abuseriez aisément de ce que j'ai dit. Il y a deux manières de se donner aux hommes. La première est de se faire aimer, non pour être leur idole, mais pour employer leur confiance à les rendre bons. Cette philanthropie est toute divine. Il y en a une autre qui est une fausse monnoie, quand on se donne aux hommes pour leur plaire, pour les éblouir, pour usurper de l'autorité sur eux en les flattant. Ce n'est pas eux qu'on aime, c'est soi-même. On n'agit que par vanité et par intérêt ; on fait semblant de se donner, pour posséder ceux à qui on fait accroire qu'on se donne à eux. Ce faux philanthrope est comme un pêcheur qui p122 jette un hameçon avec un appât : il paraît nourrir les poissons, mais il les prend et les fait mourir. Tous les tyrans, tous les magistrats, tous les politiques qui ont de l'ambition, paroissent bienfaisants et généreux ; ils paroissent se donner, et ils veulent prendre les peuples ; ils jettent l'hameçon dans les festins, dans les compagnies, dans les assemblées publiques. Ils ne sont pas sociables pour l'intérêt des hommes, mais pour abuser de tout le genre humain. Ils ont un esprit flatteur, insinuant, artificieux, pour corrompre les moeurs des hommes comme les courtisanes, et pour réduire en servitude tous ceux dont ils ont besoin. La corruption de ce qu'il y a de meilleur est le plus pernicieux de tous les maux. De tels hommes sont les pestes du genre humain. Au moins l'amour propre d'un misanthrope n'est que sauvage et inutile au monde : mais celui de ces faux philanthropes est traître et tyrannique ; ils promettent toutes les vertus de la société, et ils ne font de la société qu'un trafic, dans lequel ils veulent tout attirer à eux, et asservir tous les citoyens. Le misanthrope fait plus de peur et moins de mal. Un serpent qui se glisse entre les fleurs est plus à craindre qu'un animal sauvage qui s'enfuit vers sa tanière dès qu'il vous aperçoit. p123 Alcibiade. Timon, retirons-nous, en voilà bien assez : nous avons chacun une bonne leçon ; en profitera qui pourra. Mais je crois que nous n'en profiterons guère : vous serez encore furieux contre toute la nature humaine ; et moi, je vais faire le protée entre les grecs et le roi de Perse. DIALOGUE 19 Alcibiade et Périclès. Sans la vertu les plus grands talents ne sont comptés pour rien après la mort. Périclès. Mon cher neveu, je suis bien aise de te revoir. J'ai toujours eu de l'amitié pour toi. Alcibiade. Tu me l'as bien témoigné dès mon enfance. Mais je n'ai jamais eu tant de besoin de ton secours qu'à présent : Socrate, que je viens de trouver, me fait craindre les trois juges, devant lesquels je vais comparaître. Périclès. Hélas ! Mon cher neveu, nous ne sommes p124 plus à Athènes : ces trois vieillards inexorables ne comptent pour rien l'éloquence. Moi-même j'ai senti leur rigueur, et je prévois que tu n'en seras pas exempt. Alcibiade. Quoi ! N'y a-t-il pas quelque moyen pour gagner ces trois hommes ? Sont-ils insensibles à la flatterie, à la pitié, aux graces du discours, à la poésie, à la musique, aux raisonnements subtils, au récit des grandes actions ? Périclès. Tu sais bien que si l'éloquence avait ici quelque pouvoir, sans vanité, ma condition devrait être aussi bonne que celle d'un autre ; mais on ne gagne rien ici à parler. Ces traits flatteurs qui enlevoient le peuple d'Athènes, ces tours convaincants, ces manières insinuantes qui prennent les hommes par leurs commodités et par leurs passions, ne sont plus d'usage ici : les oreilles y sont bouchées, et les coeurs de fer. Moi qui suis mort dans cette malheureuse guerre du Péloponnèse, je ne laisse pas d'en être puni. On devrait bien me pardonner une faute qui m'a coûté la vie ; et même c'est toi qui me la fis faire. Alcibiade. Il est vrai que je te conseillai d'engager la guerre plutôt que de rendre compte. N'est-ce p125 pas ainsi que l'on fait toujours ? Quand on gouverne un état, on commence par soi, par sa commodité, sa réputation, son intérêt ; le public va comme il peut : autrement quel serait le sot qui se donnerait la peine de gouverner, de veiller nuit et jour pour faire bien dormir les autres ? Est-ce que vos juges d'ici trouvent cela mauvais ? Périclès. Oui, si mauvais, qu'après être mort de la peste dans cette maudite guerre, où je perdis la confiance du peuple, j'ai souffert ici de grands supplices pour avoir troublé la paix mal à propos. Juge par là, mon pauvre neveu, si tu en seras quitte à meilleur marché. Alcibiade. Voilà de mauvaises nouvelles. Les vivants, quand ils sont bien fâchés, disent, je voudrais être mort : et moi, je dirois volontiers au contraire, je voudrais me porter bien. Périclès. Oh ! Tu n'es plus au temps de cette belle robe traînante de pourpre avec laquelle tu charmois toutes les femmes d'Athènes et de Sparte. Tu seras puni, non seulement de ce que tu as fait, mais encore de ce que tu m'as conseillé de faire. DIALOGUE 20 p126 Alcibiade, Mercure, et (CARON) Caractère d'un jeune prince corrompu par l'ambition et l'amour du plaisir. (CARON) Quel homme mènes-tu là ? Il fait bien l'important. Qu' a-t-il plus qu'un autre pour s'en faire accroire ? (MERCURE) Il était beau, bien fait, habile, vaillant, éloquent, propre à charmer tout le monde. Jamais homme n'a été si souple, il prenoit toutes sortes de formes comme Protée. à Athènes, il était délicat, savant, et poli ; à Sparte, dur, austère, et laborieux ; en Asie, efféminé, mou, et magnifique, comme les perses ; en Thrace, il était toujours à cheval, et buvoit comme Silène. Aussi a-t-il tout brouillé et tout renversé dans tous les pays où il a passé. (CARON) Mais ne renversera-t-il pas aussi ma barque, qui est vieille, et qui fait eau par-tout ? Pourquoi vas-tu te charger de telle marchandise ? Il valoit mieux le laisser parmi les vivants : il p127 aurait causé des guerres, des carnages, des désolations, qui nous auraient envoyé ici bien des ombres. Pour la sienne, elle me fait peur. Comment s'appelle-t-il ? (MERCURE) Alcibiade. N'en as-tu point ouï parler ? (CARON) Alcibiade ! Hé ! Toutes les ombres qui viennent me rompent la tête à force de m'en entretenir. Il m'a donné bien de la peine avec tous les morts qu'il a fait périr en tant de guerres. N'est-ce pas lui qui, s'étant réfugié à Sparte après les impiétés qu'il avait faites à Athènes, corrompit la femme du roi Agis ? (MERCURE) C' est lui-même. (CARON) Je crains qu'il ne fasse de même avec Proserpine ; car il est plus joli et plus flatteur que notre roi Pluton. Mais Pluton n'entend pas raillerie. (MERCURE) Je te le livre tel qu'il est. S' il fait autant de fracas aux enfers qu'il en a fait toute sa vie sur la terre, ce ne sera plus ici le royaume du silence. Mais demande-lui un peu comment il fera. Ho ! Alcibiade, dis à Caron comment tu prétends faire ici-bas. p128 Alcibiade. Moi, je prétends y ménager tout le monde. Je conseille à Caron de doubler son drait de péage, à Pluton de faire la guerre contre Jupiter pour être le premier des dieux, attendu que Jupiter gouverne mal les hommes, et que l'empire des morts est plus étendu que celui des vivants. Que fait-il là-haut dans son olympe où il laisse toute chose sur la terre aller de travers ? Il vaut bien mieux reconnoître pour souverain de toutes les divinités celui qui punit ici-bas les crimes, et qui redresse tout ce que son frère, par son indolence, a laissé gâter. Pour Proserpine, je lui dirai des nouvelles de la Sicile, qu'elle a tant aimée ; je lui chanterai sur ma lyre les chansons qu'on y a faites en son honneur ; je lui parlerai des nymphes avec lesquelles elle cueilloit des fleurs quand Pluton la vint enlever ; je lui dirai aussi toutes mes aventures, et il y aura bien du malheur si je ne puis lui plaire. (MERCURE) Tu vas gouverner les enfers ; je parierois pour toi : Pluton te fera entrer dans son conseil, et s'en trouvera mal. Voilà ce qui me console pour Jupiter mon père, que tu veux faire détrôner. p129 Alcibiade. Pluton s'en trouvera fort bien, et vous le verrez. (MERCURE) Tu as donné de pernicieux conseils en ta vie. Alcibiade. J'en ai donné de bons aussi. (MERCURE) Celui de l'entreprise de Sicile était-il bien sage ? Les athéniens s'en sont-ils bien trouvés ? Alcibiade. Il est vrai que je donnai aux athéniens le conseil d'attaquer les syracusains, non seulement pour conquérir toute la Sicile et ensuite l'Afrique, mais encore pour tenir Athènes dans ma dépendance. Quand on a affaire à un peuple léger, inégal, sans raison, il ne faut pas le laisser sans affaire ; il faut le tenir toujours dans quelque grand embarras, afin qu'il ait sans cesse besoin de vous, et qu'il ne s'avise pas de censurer votre conduite. Mais cette affaire, quoiqu'un peu hasardeuse, n'aurait pas laissé de réussir si je l'eusse conduite. On me rappela à Athènes pour une sottise, pour ces termes mutilés. Après mon départ, Lamachus périt comme un étourdi. Nicias était un grand p130 indolent, toujours craintif et irrésolu. Les gens qui craignent tant ont plus à craindre que les autres ; car ils perdent les avantages que la fortune leur présente, et ils laissent venir tous les inconvénients qu'ils ont prévus. On m'accusa encore d'avoir, par dérision avec des libertins, représenté dans une débauche les mystères de Cérès. On disoit que j'y faisois le principal personnage, qui était celui du sacrificateur. Mais tout cela, chansons ; on ne pouvait m'en convaincre. (MERCURE) Chansons ! D'où vient donc que tu n'osas jamais te présenter, et répondre aux accusations ? Alcibiade. Je me serois livré à eux, s'il eût été question de toute autre chose ; mais comme il s'agissoit de ma vie, je ne l'aurais pas confiée à ma propre mère. (MERCURE) Voilà une lâche réponse. N'as-tu point de honte de me la faire ? Toi qui savais hasarder ta vie à la merci d'un charretier brutal dès ta plus tendre enfance, tu n'as point osé mettre ta vie entre les mains des juges pour sauver ton honneur dans un âge mûr ! ô mon ami, il falloit que tu te sentisses coupable. p131 Alcibiade. C' est qu'un enfant qui joue dans un chemin et qui ne veut pas interrompre son jeu pour laisser passer une charrette, fait par dépit et par mutinerie ce qu'un homme ne fait point par raison. Mais enfin vous direz ce qu'il vous plaira ; je craignis mes envieux, et la sottise du peuple, qui se met en fureur quand il est question de toutes vos divinités. (MERCURE) Voilà un langage de libertin ; et je parierois que tu t'étais moqué des mystères de Cérès éleusine. Pour mes figures, je n'en doute point, tu les avais mutilées. (CARON) Je ne veux point recevoir dans ma barque cet ennemi des dieux, cette peste du genre humain. Alcibiade. Il faut bien que tu me reçoives ; où veux-tu donc que j'aille ? (CARON) Retourne à la lumière pour tourmenter tous les vivants, et faire encore du bruit sur la terre. C' est ici le séjour du silence et du repos. Alcibiade. Hé ! De grace, ne me laisse pas errer sur les rives du Styx, comme les morts privés de la p132 sépulture : mon ame a été trop grande parmi les hommes pour recevoir un tel affront. Après tout, puisque j'ai reçu les honneurs funèbres, je puis contraindre Caron à me passer dans sa barque. Si j'ai mal vécu, les juges des enfers me puniront ; mais pour ce vieux fantasque, je l'obligerai bien... (CARON) Puisque tu le prends sur un ton si haut, je veux savoir comment tu as été inhumé ; car on parle de ta mort bien confusément. Les uns disent que tu as été poignardé dans le sein d'une courtisane. Belle mort pour un homme qui fait le grand personnage ! D'autres disent qu'on te brûla. Jusqu'à ce que le fait soit éclairci, je me moque de ta fierté. Non, tu n'entreras point ici. Alcibiade. Je n'aurai pas de peine à raconter ma dernière aventure ; elle est à mon honneur, et elle couronne une belle vie. Lysander, sachant combien j'avais fait de mal aux lacédémoniens en servant ma patrie dans le combat, et en négociant pour elle auprès des perses, résolut de demander à Pharnabaze de me faire mourir. Ce Pharnabaze commandoit sur les côtes d'Asie au nom du grand roi. Pour moi, ayant vu que les chefs athéniens se conduisoient p133 avec témérité, et qu'ils ne vouloient pas même écouter mes avis pendant que leur flotte était dans la rivière de la Chèvre, près de l'Hellespont, je leur prédis leur ruine, qui arriva bientôt après ; et je me retirai dans un lieu de Phrygie que les perses m'avaient donné pour ma subsistance. Là je vivois content, désabusé de la fortune qui m'avait tant de fois trompé, et je ne songeois plus qu'à me réjouir. La courtisane Thimandra était avec moi. Pharnabaze n'osa refuser ma mort aux lacédémoniens : il envoya son frère Magnaüs pour me faire couper la tête et pour brûler mon corps. Mais il n'osa avec tous ses perses entrer dans la maison où j'étais : ils mirent le feu tout autour, aucun d'eux n'ayant le courage d'entrer pour m'attaquer. Dès que je m'aperçus de leur dessein, je jetai sur le feu tous mes habits, toutes les hardes que je trouvai, et même les tapis qui étaient dans la maison : puis je mis mon manteau plié autour de ma main gauche, et, de la draite tenant mon épée nue, je me jetai hors de la maison au travers de mes ennemis, sans que le feu me fît aucun mal ; à peine brûla-t-il un peu mes habits. Tous ces barbares s'enfuirent dès que je parus ; mais, en fuyant, ils me tirèrent tant de traits, que je tombai percé de coups. p134 Quand ils se furent retirés, Thimandra alla prendre mon corps, l'enveloppa, et lui donna la sépulture le plus honorablement qu'elle put. (MERCURE) Cette Thimandra n'est-elle pas la mère de la fameuse courtisane de Corinthe nommée Laïs ? Alcibiade. C' est elle-même. Voilà l'histoire de ma mort et de ma sépulture. Vous reste-t-il quelques difficultés ? (CARON) Oui, une grande, sans doute, que je te défie de lever. Alcibiade. Explique-la-nous, nous verrons. (CARON) Tu n'as pu te sauver de cette maison brûlée qu'en te jetant comme un désespéré au travers de tes ennemis ; et tu veux que Thimandra, qui demeura dans les ruines de cette maison tout en feu, n'ait souffert aucun mal ! De plus, j'entends dire à plusieurs ombres que les lacédémoniens ni les perses ne t'ont point fait mourir : on assure que tu avais séduit une jeune femme d'une maison très noble, selon ta coutume ; que les frères de cette femme p135 voulurent se venger de ce déshonneur, et te firent brûler. Alcibiade. Quoi qu'il en soit, tu ne peux douter, suivant ce compte même, que je n'aie été brûlé comme les autres morts. (CARON) Mais tu n'as pas reçu les honneurs de la sépulture. Tu cherches des subtilités. Je vois bien que tu as été un dangereux brouillon. Alcibiade. J'ai été brûlé comme les autres morts, et cela suffit. Veux-tu donc que Thimandra vienne t'apporter mes cendres, ou qu'elle t'envoie un certificat ? Mais si tu veux encore contester, je m'en rapporte aux trois juges d'ici-bas. Laisse-moi passer pour plaider ma cause devant eux. (CARON) Bon ! Tu l'aurais gagnée si tu passois. Voici un homme bien rusé ! (MERCURE) Il faut avouer la vérité : en passant j'ai vu l'urne où la courtisane avait, disoit-on, mis les cendres de son amant. Un homme qui savait si bien enchanter les femmes ne pouvait manquer de sépulture : il a eu des honneurs, des regrets, des larmes, plus qu'il ne méritoit. p136 Alcibiade. Je prends acte que Mercure a vu mes cendres dans une urne. Maintenant je somme Caron de me recevoir dans sa barque : il n'est plus en drait de me refuser. (MERCURE) Je le plains d'avoir à se charger de toi, méchant homme : tu as mis le feu par-tout. C' est toi qui as allumé cette horrible guerre dans toute la Grèce. Tu es cause que les athéniens et les lacédémoniens ont été vingt-huit ans en armes les uns contre les autres, par mer et par terre. Alcibiade. Ce n'est pas moi qui en suis la cause, il faut s'en prendre à mon oncle Périclès. (MERCURE) Périclès, il est vrai, engagea cette funeste guerre, mais ce fut par ton conseil. Ne te souviens-tu pas d'un jour que tu allas heurter à sa porte ? Ses gens te dirent qu'il n'avait pas le temps de te voir, parcequ'il était embarrassé pour les comptes qu'il devoit rendre aux athéniens de l'administration des revenus de la république. Alors tu répondis : au lieu de songer à rendre compte, il ferait bien mieux de songer à quelque expédient pour n'en rendre jamais. L' expédient que tu lui fournis fut p137 de brouiller les affaires, d'allumer la guerre, et de tenir le peuple dans la confusion. Périclès fut assez corrompu pour te croire : il alluma la guerre, il y périt. Ta patrie y est presque périe aussi ; elle y a perdu sa liberté. Après cela faut-il s'étonner si Archestrate disoit que la Grèce entière n'était pas assez puissante pour supporter deux Alcibiades ? Timon le misanthrope n'était pas moins plaisant dans son chagrin, lorsque indigné contre les athéniens, dans lesquels il ne voyait plus de traces de vertu, et te rencontrant un jour dans la rue, il te salua et te prit par la main en te disant : courage, mon enfant ! Pourvu que tu croisses encore en autorité, tu causeras bientôt à ces gens-ci tous les maux qu'ils méritent. Alcibiade. Faut-il s'amuser aux discours d'un mélancolique qui haïssoit tout le genre humain ? (MERCURE) Laissons là ce mélancolique. Mais le conseil que tu donnas à Périclès, n'est-ce pas le conseil d'un voleur ? Alcibiade. Mon pauvre Mercure, ce n'est point à toi à parler de voleur ; on sait que tu en as fait longtemps le métier : un dieu filou n'est pas propre p138 à corriger les hommes sur la mauvaise foi en matière d'argent. (MERCURE) Caron, je te conjure de le passer le plus vite que tu pourras ; car nous ne gagnerons rien avec lui. Prends garde seulement qu'il ne surprenne les trois juges, et Pluton même : avertis-les de ma part que c'est un scélérat capable de faire révolter tous les morts, et de renverser le plus paisible de tous les empires. La punition qu'il mérite, c'est de ne voir aucune femme, et de se taire toujours. Il a trop abusé de sa beauté et de son éloquence. Il a tourné tous ses grands talents à faire du mal. (CARON) Je donnerai de bons mémoires contre lui, et je crois qu'il passera fort mal son temps parmi les ombres, s'il n'a plus de mauvaises intrigues à y faire. DIALOGUE 21 Denys, Pythias, et Damon. La véritable vertu ne peut aimer que la vertu. Denys. ô dieu ! Qu' est-ce qui se présente à mes p139 yeux ? C' est Pythias qui arrive ici, c'est Pythias lui-même. Je ne l'aurais jamais cru. Ha ! C' est lui, il vient pour mourir et pour dégager son ami. Pythias. Oui, c'est moi. Je n'étais parti que pour payer aux dieux ce que je leur avais voué, régler mes affaires domestiques selon la justice, et dire adieu à mes enfants, pour mourir avec plus de tranquillité. Denys. Mais pourquoi reviens-tu ? Quoi donc ! Ne crains-tu point la mort ? Viens-tu la chercher comme un désespéré, un furieux ? Pythias. Je viens la souffrir, quoique je ne l'aie point méritée ; je ne puis me résoudre à laisser mourir mon ami en ma place. Denys. Tu l'aimes donc plus que toi-même ? Pythias. Non, je l'aime comme moi ; mais je trouve que je dois périr plutôt que lui, puisque c'est moi que tu as eu intention de faire mourir : il ne serait pas juste qu'il souffrît pour me délivrer de la mort. Le supplice que tu m'as préparé est-il prêt ? p140 Denys. Mais tu prétends ne mériter pas plus la mort que lui. Pythias. Il est vrai, nous sommes tous deux également innocents ; et il n'est pas plus juste de me faire mourir que lui. Denys. Pourquoi dis-tu donc qu'il ne serait pas juste qu'il mourût au lieu de toi ? Pythias. Il est également injuste à toi de faire mourir Damon, ou bien de me faire mourir : mais Pythias serait injuste, s'il laissoit souffrir à Damon une mort que le tyran n'a préparée qu'à Pythias. Denys. Tu ne viens donc au jour marqué que pour sauver la vie à un ami en perdant la tienne ? Pythias. Je viens à ton égard souffrir une injustice qui est ordinaire aux tyrans ; et, à l'égard de Damon, faire une action de justice en le tirant d'un péril où il s'est mis par générosité pour moi. Denys. Et toi, Damon, ne craignois-tu pas, dis la p141 vérité, que Pythias ne revînt point, et de payer pour lui ? Damon. Je ne savais que trop que Pythias reviendrait ponctuellement, et qu'il craindrait bien plus de manquer à sa parole que de perdre la vie. Plût aux dieux que ses proches et ses amis l'eussent retenu malgré lui ! Maintenant il serait la consolation des gens de bien ; et j'aurais celle de mourir pour lui. Denys. Quoi ! La vie te déplaît-elle ? Damon. Oui, elle me déplaît quand je vois un tyran. Denys. Hé bien ! Tu ne le verras plus. Je vais te faire mourir tout-à-l'heure. Pythias. Excuse le transport d'un homme qui regrette son ami prêt à mourir : mais souviens-toi que c'est moi seul que tu as destiné à la mort. Je viens la souffrir pour dégager mon ami, ne me refuse pas cette consolation dans ma dernière heure. Denys. Je ne puis souffrir deux hommes qui méprisent la vie et ma puissance. p142 Damon. Tu ne peux donc souffrir la vertu ? Denys. Non, je ne puis souffrir cette vertu fière et dédaigneuse qui méprise la vie, qui ne craint aucun supplice, qui est insensible aux richesses et aux plaisirs. Damon. Du moins tu vois qu'elle n'est point insensible à l'honneur, à la justice, et à l'amitié. Denys. çà, qu'on emmène Pythias au supplice ; nous verrons si Damon continuera à mépriser mon pouvoir. Damon. Pythias, en revenant se soumettre à tes ordres, a mérité de toi que tu le fasses vivre ; et moi, en me livrant pour lui à ton indignation, je t'ai irrité : contente-toi, fais-moi mourir. Pythias. Non, non, Denys, souviens-toi que je suis le seul qui t'ai déplu : Damon n'a pu... Denys. Hélas ! Que vois-je ! Où suis-je ! Que je suis malheureux et digne de l'être ! Non, je n'ai rien connu jusques ici : j'ai passé ma vie dans les ténèbres et dans l'égarement. Toute ma puissance m'est inutile pour me faire aimer : p143 je ne puis pas me vanter d'avoir acquis, depuis plus de trente ans de tyrannie, un seul ami dans toute la terre. Ces deux hommes, dans une condition privée, s'aiment tendrement, se confient l'un à l'autre sans réserve, sont heureux en s'aimant, et veulent mourir l'un pour l'autre. Pythias. Comment auriez-vous des amis, vous qui n'avez jamais aimé personne ? Si vous aviez aimé les hommes, ils vous aimeroient. Vous les avez craints, ils vous craignent, ils vous haïssent. Denys. Damon, Pythias, daignez me recevoir entre vous deux, pour être le troisième ami d'une si parfaite société ; je vous laisse vivre, et je vous comblerai de biens. Damon. Nous n'avons pas besoin de tes biens ; et pour ton amitié, nous ne pouvons l'accepter que quand tu seras bon et juste. Jusque-là tu ne peux avoir que des esclaves tremblants et de lâches flatteurs. Il faut être vertueux, bienfaisant, sociable, sensible à l'amitié, prêt à entendre la vérité, et savoir vivre dans une espèce d'égalité avec de vrais amis, pour être aimé par des hommes libres. DIALOGUE 22 p144 Dion et Gélon. Dans un souverain ce n'est pas l'homme qui doit régner, ce sont les lois. Dion. Il y a longtemps, ô merveilleux homme, que je desire de te voir ; je sais que Syracuse te dut autrefois sa liberté. Gélon. Et moi, je sais que tu n'as pas eu assez de sagesse pour la lui rendre. Tu n'avais pas mal commencé contre le tyran, quoiqu'il fût ton beau-frère ; mais, dans la suite, l'orgueil, la mollesse et la défiance, vices d'un tyran, corrompirent peu-à-peu tes moeurs. Aussi les tiens mêmes t'ont fait périr. Dion. Peut-on gouverner une république sans être exposé aux traîtres et aux envieux ? Gélon. Oui, sans doute : j'en suis une belle preuve. Je n'étais pas syracusain ; quoique étranger, on me vint chercher pour me faire roi ; on me p145 fit accepter le diadème ; je le portai avec tant de douceur et de modération pour le bonheur des peuples, que mon nom est encore aimé et révéré par les citoyens, quoique ma famille, qui a régné après moi, m'ait déshonoré par ses vices. On les a soufferts pour l'amour de moi. Après cet exemple, il faut avouer qu'on peut commander sans se faire haïr. Mais ce n'est pas à moi qu'il faut cacher tes fautes : la prospérité t'avait fait oublier la philosophie de ton ami Platon. Dion. Hé ! Quel moyen d'être philosophe, quand on est le maître de tout, et qu'on a des passions qu'aucune crainte ne retient ! Gélon. J'avoue que les hommes qui gouvernent les autres me font pitié ; cette grande puissance de faire le mal est un horrible poison. Mais enfin j'étais homme comme toi, et cependant j'ai vécu dans l'autorité royale jusqu'à une extrême vieillesse, sans abuser de ma puissance. Dion. Je reviens toujours là : il est facile d'être philosophe dans une condition privée ; mais quand on est au-dessus de tout... p146 Gélon. Hé ! C' est quand on se voit au-dessus de tout qu'on a un plus grand besoin de philosophie pour soi et pour les autres qu'on doit gouverner. Alors il faut être doublement sage, et borner au-dedans par sa raison une puissance que rien ne borne au-dehors. Dion. Mais j'avais vu le vieux Denys, mon beau-père, qui avait fini ses jours paisiblement dans la tyrannie ; je m'imaginois qu'il n'y avait qu'à faire de même. Gélon. Ne vois-tu pas que tu avais commencé comme un homme de bien qui veut rendre la liberté à sa patrie ? Espérois-tu qu'on te souffrirait dans la tyrannie, puisqu'on ne s'était confié à toi qu'afin de renverser le tyran ? C' est un hasard quand les méchants évitent les dangers qui les environnent : encore même sont-ils assez punis par le besoin où ils se trouvent de se précautionner contre ces périls en répandant le sang humain, en désolant les républiques ; ils n'ont aucun moment de repos ni de sûreté ; ils ne peuvent jamais goûter ni le plaisir de la vertu, ni la douceur de l'amitié, ni celle de la confiance et d'une bonne réputation. Mais toi, qui étais l'espérance p147 des gens de bien, qui promettois des vertus sincères, qui avais voulu établir la république de Platon, tu commençois à vivre en tyran, et tu croyais qu'on te laisserait vivre ! Dion. Ho bien ! Si je retournois au monde, je laisserois les hommes se gouverner eux-mêmes comme ils pourroient. J'aimerois mieux m'aller cacher dans quelque île déserte que de me charger de gouverner une république. Si on est méchant, on a tout à craindre : si on est bon, on a trop à souffrir. Gélon. Les bons rois, il est vrai, ont bien des peines à souffrir ; mais ils jouissent d'une tranquillité et d'un plaisir pur au-dedans d'eux-mêmes que les tyrans ignorent toute leur vie. Sais-tu bien le secret de régner ainsi ? Tu devrois le savoir, car tu l'as souvent ouï dire à Platon. Dion. Redis-le-moi, de grace, car la bonne fortune me l'a fait oublier. Gélon. Il ne faut pas que l'homme règne, il faut qu'il se contente de faire régner les lois. S' il prend la royauté pour lui, il la gâte, et se perd lui-même ; il ne doit l'exercer que pour p148 le maintien des lois et le bien des peuples. Dion. Cela est bien aisé à dire, mais difficile à faire. Gélon. Difficile, il est vrai, mais non pas impossible. Celui qui en parle l'a fait comme il te le dit. Je ne cherchai point l'autorité, elle me vint chercher ; je la craignis, j'en connus tous les embarras, je ne l'acceptai que pour le bien des hommes. Je ne leur fis jamais sentir que j'étais le maître ; je leur fis seulement sentir qu'eux et moi nous devions céder à la raison et à la justice. Une vieillesse respectée, une mort qui a mis toute la Sicile en deuil, une réputation sans tache et immortelle, une vertu récompensée ici-bas par le bonheur des champs élysiens, sont le fruit de cette philosophie si longtemps conservée sur le trône. Dion. Hélas ! Je savais tout ce que tu me dis, je prétendois en faire autant ; mais je ne me défiois point de mes passions, et elles m'ont perdu. De grace, souffre que je ne te quitte plus. Gélon. Non, tu ne peux être admis parmi ces ames bienheureuses qui ont bien gouverné. Adieu. DIALOGUE 23 p149 Platon, et Denys Le Tyran. Un prince ne peut trouver de véritable bonheur et de sûreté que dans l'amour de ses sujets. Denys Le Tyran. Hé ! Bonjour, Platon. Te voilà comme je t'ai vu en Sicile. Platon. Pour toi, il s'en faut bien que tu sois ici aussi brillant que sur ton trône. Denys Le Tyran. Tu n'étais qu'un philosophe chimérique ; ta république n'était qu'un beau songe. Platon. Ta tyrannie n'a pas été plus solide que ma république ; elle est tombée par terre. Denys Le Tyran. C' est ton ami Dion qui me trahit. Platon. C' est toi qui te trahis toi-même. Quand on se fait haïr, on a tout à craindre. Denys Le Tyran. Mais aussi, que n'en coûte-t-il pas pour se p150 faire aimer ! Il faut contenter les autres. Ne vaut-il pas mieux se contenter soi-même au hasard d'être haï ? Platon. Quand on se fait haïr pour contenter ses passions, on a autant d'ennemis que de sujets, on n'est jamais en sûreté. Dis-moi la vérité, dormois-tu en repos ? Denys Le Tyran. Non, je l'avoue. C' est que je n'avais pas encore fait mourir assez de gens. Platon. Hé ! Ne vois-tu pas que la mort des uns t'attirait la haine des autres ? Que ceux qui voyoient massacrer leurs voisins attendoient de périr à leur tour, et ne pouvoient se sauver qu'en te prévenant ? Il faut, ou tuer jusqu'au dernier des citoyens, ou abandonner la rigueur des peines pour tâcher de se faire aimer. Quand les peuples vous aiment, vous n'avez plus besoin de gardes ; vous êtes au milieu de votre peuple comme un père qui ne craint rien au milieu de ses propres enfants. Denys Le Tyran. Je me souviens que tu me disois toutes ces raisons quand je fus sur le point de quitter la tyrannie pour être ton disciple ; mais un flatteur m'en empêcha. Il faut avouer qu'il est p151 bien difficile de renoncer à la puissance souveraine. Platon. N'aurait-il pas mieux valu la quitter volontairement pour être philosophe, que d'en être honteusement dépossédé pour aller gagner sa vie à Corinthe par le métier de maître d'école ? Denys Le Tyran. Mais je ne prévoyois pas qu'on me chasserait. Platon. Hé ! Comment pouvais-tu espérer de demeurer le maître en un lieu où tu avais mis tout le monde dans la nécessité de te perdre pour éviter ta cruauté ? Denys Le Tyran. J'espérois qu'on n'oserait jamais m'attaquer. Platon. Quand les hommes risquent davantage en vous laissant vivre qu'en vous attaquant, il s'en trouve toujours qui vous préviennent : vos propres gardes ne peuvent assurer leur vie qu'en vous arrachant la vôtre. Mais parle-moi franchement, n'as-tu pas vécu avec plus de douceur dans ta pauvreté de Corinthe que dans ta splendeur de Syracuse ? Denys Le Tyran. Il est vrai : à Corinthe, le maître d'école p152 mangeoit et dormoit assez bien ; le tyran à Syracuse avait toujours des craintes et des défiances ; il falloit égorger quelqu'un, ravir les trésors, faire des conquêtes ; les plaisirs n'étaient plus plaisirs, ils étaient usés pour moi, et ne laissoient pas de m'agiter avec trop de violence. Dis-moi aussi, philosophe, te trouvois-tu bien malheureux quand je te fis vendre ? Platon. J'avais dans l'esclavage le même repos que tu goûtois à Corinthe, avec cette différence, que j'avais le bonheur de souffrir pour la vertu par l'injustice du tyran, et que tu étais le tyran honteusement dépossédé de sa tyrannie. Denys Le Tyran. Va, je ne gagne rien à disputer contre toi ; si jamais je retourne au monde, je choisirai une conditon privée, ou bien je me ferai aimer par le peuple que je gouvernerai. DIALOGUE 24 p153 Platon et Aristote. Critique de la philosophie d'Aristote, solidité des idées éternelles de Platon. Aristote. Avez-vous oublié votre ancien disciple ? Ne me connoissez-vous plus ? Platon. Je n'ai garde de reconnoître en vous mon disciple. Vous n'avez jamais songé qu'à paraître le maître de tous les philosophes, et qu'à faire tomber dans l'oubli tous ceux qui vous ont précédé. Aristote. C' est que j'ai dit des choses originales, et que je les ai expliquées fort nettement. Je n'ai point pris le style poétique ; en cherchant le sublime, je ne suis point tombé dans le galimatias ; je n'ai point donné dans les idées éternelles. Platon. Tout ce que vous avez dit était tiré des livres que vous avez tâché de déprimer. Vous p154 avez parlé, j'en conviens, d'une manière nette, précise, pure, mais sèche, et incapable de faire sentir la sublimité des vérités divines. Pour les idées éternelles, vous vous en moquerez tant qu'il vous plaira : mais vous ne sauriez vous en passer, si vous voulez établir quelques vérités certaines. Quel moyen d'assurer ou de nier une chose d'une autre, à moins qu'il n'y ait des idées de ces deux choses qui ne changent point ? Qu' est-ce que la raison, sinon nos idées ? Si nos idées changeoient, la raison serait aussi changeante. Aujourd'hui le tout serait plus grand que la partie : demain la mode en serait passée, et la partie serait plus grande que le tout. Ces idées éternelles, que vous voulez tourner en ridicule, ne sont donc que les premiers principes de la raison, qui demeurent toujours les mêmes. Bien loin que nous puissions juger de ces premières vérités, ce sont elles qui nous jugent, et qui nous corrigent quand nous nous trompons. Si je dis une chose extravagante, les autres hommes en rient d'abord, et j'en suis honteux. C' est que ma raison et celle de mes voisins est une règle au-dessus de moi, qui me vient redresser malgré moi, comme une règle véritable redresserait une ligne tortue que j'aurais tracée. Faute de remonter aux idées qui sont les premières p155 et les simples notions de chaque chose, vous n'avez point eu de principes assez fermes, et vous n'alliez qu'à tâtons. Aristote. Y a-t-il rien de plus clair que ma morale ? Platon. Elle est claire, elle est belle, je l'avoue ; votre logique est subtile, méthodique, exacte, ingénieuse : mais votre physique n'est qu'un amas de termes abstraits et de noms vagues, pour accoutumer les esprits à se payer de mots et à croire entendre ce qu'ils n'entendent pas. C' est en cette occasion que vous auriez eu grand besoin d'idées claires pour éviter le galimatias que vous reprochez aux autres. Un ignorant sensé avoue de bonne foi qu'il ne sait ce que c'est que la matière première. Un de vos disciples crait dire des merveilles, en disant qu'elle n'est ni quoi, ni quelle, ni combien, ni aucune des choses par lesquelles l'être est déterminé. Avec ce jargon un homme se crait grand philosophe, et méprise le vulgaire. Les épicuriens venus après vous ont raisonné plus sensément que vous sur le mouvement et sur les figures des petits corps qui forment par leur assemblage tous les composés que nous voyons. Au moins leur physique explique plusieurs choses d'une manière vraisemblable. p156 Il est vrai qu'ils n'ont jamais remonté jusqu'à l'idée et à la nature de ces petits corps ; ils supposent toujours sans preuve des règles toutes faites, et sans savoir par qui ; puis ils en tirent comme ils peuvent la composition de toute la nature sensible. Cette philosophie dans son principe est une pure fiction, il est vrai ; mais enfin elle sert à entendre beaucoup de choses dans la nature. Votre physique n'enseigne que des mots ; ce n'est pas une philosophie, ce n'est qu'une langue bizarre. Tirésias vous menace qu'un jour il viendra d'autres philosophes qui vous dépossèderont des écoles où vous aurez régné longtemps, et qui feront tomber de bien haut votre réputation. Aristote. Je voulois cacher mes principes, c'est ce qui m'a fait envelopper ma physique. Platon. Vous y avez si bien réussi que personne ne vous entend ; ou du moins si on vous entend, on trouve que vous ne dites rien. Aristote. Je ne pouvais rechercher toutes les vérités, ni faire toutes les expériences. Platon. Personne ne le pouvait aussi commodément que vous : vous aviez l'autorité et l'argent p157 d'Alexandre. Si j'avais eu les mêmes avantages, j'aurais fait de belles découvertes. Aristote. Que ne ménagiez-vous Denys le tyran, pour en tirer le même parti ? Platon. C' est que je n'étais ni courtisan ni flatteur : mais vous, qui trouvez qu'on doit ménager les princes, n'avez-vous pas perdu les bonnes graces de votre disciple par vos entreprises trop ambitieuses ? Aristote. Hélas ! Il n'est que trop vrai. Ici-bas même, si quelquefois il se rappelle le temps de sa confiance pour moi, d'autres fois il ne daigne plus me reconnoître, et me regarde de travers. Platon. C' est qu'il n'a point trouvé dans votre conduite la pure morale de vos écrits. Dites la vérité, vous ne ressembliez point à votre magnanime. Aristote. Et vous, n'avez-vous point parlé du mépris de toutes les choses terrestres et passagères, pendant que vous viviez magnifiquement ? Platon. Je l'avoue ; mais j'étais considérable dans ma patrie. J'y ai vécu avec modération et honneur. p158 Sans autorité ni ambition, je me suis fait révérer des grecs. Le philosophe venu de Stagire, qui veut tout brouiller dans le royaume de son disciple, est un personnage qui en bonne philosophie doit être fort odieux. DIALOGUE 25 Alexandre et Aristote. Quelque grandes que soient les qualités naturelles d'un jeune prince, il a tout à craindre s'il n'éloigne les flatteurs, et s'il ne s'accoutume de bonne heure à résister à ses passions, et à aimer ceux qui auront le courage de lui dire la vérité. Aristote. Je suis ravi de voir mon disciple. Quelle gloire pour moi d'avoir instruit le vainqueur de l'Asie ! Alexandre. Mon cher Aristote, je te revois avec plaisir. Je ne t'avais point vu depuis que j'ai quitté la Macédoine : mais je ne t'ai jamais oublié pendant mes conquêtes, tu le sais bien. Aristote. Te souviens-tu de ta jeunesse, qui était si aimable ? p159 Alexandre. Oui, il me semble que je suis encore à Pella ou à Pydne ; que tu viens de Stagire pour m'enseigner la philosophie. Aristote. Mais tu avais un peu négligé mes préceptes, quand la trop grande prospérité enivra ton coeur. Alexandre. Je l'avoue : tu sais bien que je suis sincère. Maintenant que je ne suis plus que l'ombre d'Alexandre, je reconnois qu'Alexandre était trop hautain et trop superbe pour un mortel. Aristote. Tu n'avais point pris mon magnanime pour te servir de modèle. Alexandre. Je n'avais garde : ton magnanime n'est qu'un pédant ; il n'a rien de vrai ni de naturel ; il est guindé et outré en tout. Aristote. Mais n'étais-tu pas outré dans ton héroïsme ? Pleurer de n'avoir pas encore subjugué un monde quand on disoit qu'il y en avait plusieurs ; parcourir des royaumes immenses pour les rendre à leurs rois après les avoir vaincus ; ravager l'univers pour faire parler de toi ; se jeter seul sur les remparts d'une p160 ville ennemie ; vouloir passer pour une divinité ! Tu es plus outré que mon magnanime. Alexandre. Me voilà donc revenu à ton école ? Tu me dis toutes mes vérités, comme si nous étions encore à Pella. Il n'aurait pas été trop sûr de me parler si librement sur les bords de l'Euphrate : mais, sur les bords du Styx, on écoute un censeur plus patiemment. Dis-moi donc, mon pauvre Aristote, toi qui sais tout, d'où vient que certains princes sont si jolis dans leur enfance, et qu'ensuite ils oublient toutes les bonnes maximes qu'ils ont apprises, lorsqu'il serait question d'en faire quelque usage ? à quoi sert-il qu'ils parlent dans leur jeunesse comme des perroquets, pour approuver tout ce qui est bon, et que la raison, qui devrait croître en eux avec l'âge, semble s'enfuir dès qu'ils sont entrés dans les affaires ? Aristote. En effet, ta jeunesse fut merveilleuse ; tu entretenois avec politesse les ambassadeurs qui venoient chez Philippe ; tu aimois les lettres, tu lisois les poëtes, tu étais charmé d'Homère, ton coeur s'enflammoit au récit des vertus et des grandes actions des héros. Quand tu pris Thèbes, tu respectas la maison de Pindare ; ensuite tu allas, en entrant dans p161 l'Asie, voir le tombeau d'Achille et les ruines de Troie. Tout cela marque un naturel humain et sensible aux belles choses. On vit encore ce beau naturel quand tu confias ta vie au médecin Philippe, mais sur-tout lorsque tu traitas si bien la famille de Darius, que ce roi mourant se consoloit dans son malheur, pensant que tu serois le père de sa famille. Voilà ce que la philosophie et le beau naturel avaient mis en toi. Mais le reste, je n'ose le dire. Alexandre. Dis, dis, mon cher Aristote, tu n'as plus rien à ménager. Aristote. Ce faste, cette mollesse, ces soupçons, ces cruautés, ces colères, ces emportements furieux contre tes amis, cette crédulité pour les lâches flatteurs qui t'appeloient un dieu... Alexandre. Ah ! Tu dis vrai. Je voudrais être mort après avoir vaincu Darius. Aristote. Quoi ! Tu voudrais n'avoir point subjugué le reste de l'orient ? Alexandre. Cette conquête m'est moins glorieuse qu'il ne m'est honteux d'avoir succombé à mes p162 prospérités, et d'avoir oublié la condition humaine. Mais dis-moi donc d'où vient qu'on est si sage dans l'enfance, et si peu raisonnable quand il serait temps de l'être. Aristote. C' est que dans la jeunesse on est instruit, excité, corrigé par des gens de bien. Dans la suite on s'abandonne à trois sortes d'ennemis : à sa présomption, à ses passions, et aux flatteurs. DIALOGUE 26 Alexandre et Clitus. Funeste délicatesse des grands, qui ne peuvent souffrir leurs véritables serviteurs lorsqu'ils veulent leur faire connoître leurs défauts. Clitus. Bonjour, grand roi. Depuis quand es-tu descendu sur ces rives sombres ? Alexandre. Ah ! Clitus, retire-toi : je ne puis supporter ta vue ; elle me reproche ma faute. Clitus. Pluton veut que je demeure devant tes p163 yeux, pour te punir de m'avoir tué injustement. J'en suis fâché, car je t'aime encore malgré le mal que tu m'as fait ; mais je ne puis plus te quitter. Alexandre. Oh ! La cruelle compagnie ! Voir toujours un homme qui rappelle le souvenir de ce qu'on a eu tant de honte d'avoir fait ! Clitus. Je regarde bien mon meurtrier : pourquoi ne saurais-tu pas regarder un homme que tu as fait mourir ? Je vois bien que les grands sont plus délicats que les autres hommes : ils ne veulent voir que des gens contents d'eux, qui les flattent, et qui fassent semblant de les admirer. Il n'est plus temps d'être délicat sur les bords du Styx. Il falloit quitter cette délicatesse en quittant cette grandeur royale. Tu n'as plus rien à donner ici, et tu ne trouveras plus de flatteurs. Alexandre. Ah ! Quel malheur ! Sur la terre j'étais un dieu ; ici je ne suis plus qu'une ombre, et on m'y reproche sans pitié mes fautes. Clitus. Pourquoi les faisois-tu ? Alexandre. Quand je te tuai, j'avais trop bu. p164 Clitus. Voilà une belle excuse pour un héros et pour un dieu ! Celui qui devoit être assez raisonnable pour gouverner la terre entière, perdoit par l'ivresse toute sa raison, et se rendoit semblable à une bête féroce. Mais avoue de bonne foi la vérité, tu étais encore plus enivré par la mauvaise gloire et par la colère que par le vin : tu ne pouvais souffrir que je condamnasse ta vanité qui te faisoit recevoir les honneurs divins, et oublier les services qu'on t'avait rendus. Réponds-moi ; je ne crains plus que tu me tues. Alexandre. ô dieux cruels, que ne puis-je me venger de vous ! Mais hélas ! Je ne puis pas même me venger de cette ombre de Clitus qui vient m'insulter brutalement. Clitus. Te voilà aussi colère et aussi fougueux que tu l'étais parmi les vivants. Mais personne ne te craint ici ; pour moi, tu me fais pitié. Alexandre. Quoi ! Le grand Alexandre faire pitié à un homme vil tel que Clitus ! Que ne puis-je ou le tuer ou me tuer moi-même ! Clitus. Tu ne peux plus ni l'un ni l'autre ; les ombres p165 ne meurent point ; te voilà immortel, mais autrement que tu ne l'avais prétendu. Il faut te résoudre à n'être qu'une ombre comme moi et comme le dernier des hommes. Tu ne trouveras plus ici de provinces à ravager, ni de rois à fouler aux pieds, ni de palais à brûler dans ton ivresse, ni de fables ridicules à conter pour te vanter d'être le fils de Jupiter. Alexandre. Tu me traites comme un misérable. Clitus. Non, je te reconnois pour un grand conquérant, d'un naturel sublime, mais gâté par de trop grands succès. Te dire la vérité avec affection, est-ce t'offenser ? Si la vérité t'offense, retourne sur la terre chercher tes flatteurs. Alexandre. à quoi donc me servira toute ma gloire, si Clitus même ne m'épargne pas ? Clitus. C' est ton emportement qui a terni ta gloire parmi les vivants. Veux-tu la conserver pure dans les enfers ? Il faut être modeste avec des ombres qui n'ont rien à perdre ni à gagner avec toi. Alexandre. Mais tu disois que tu m'aimois. p166 Oui, j'aime ta personne sans aimer tes défauts. Alexandre. Si tu m'aimes, épargne-moi. Clitus. Parceque je t'aime, je ne t'épargnerai point. Quand tu parus si chaste à la vue de la femme et de la fille de Darius, quand tu montras tant de générosité pour ce prince vaincu, tu méritois de grandes louanges, je te les donnai. Ensuite la prospérité te fit oublier le soin de ta propre gloire même. Je te quitte, adieu. DIALOGUE 27 Alexandre et Diogène. La flatterie est pernicieuse aux princes. Diogène. Ne vois-je pas Alexandre parmi les morts ? Alexandre. Tu ne te trompes pas, Diogène. Diogène. Hé, comment ! Les dieux meurent-ils ? p167 Alexandre. Non pas les dieux, mais les hommes mortels par leur nature. Diogène. Mais crois-tu n'être qu'un simple homme ? Alexandre. Hé ! Pourrois-je avoir un autre sentiment de moi-même ? Diogène. Tu es bien modeste après ta mort. Rien n'aurait manqué à ta gloire, Alexandre, si tu l'avais été autant pendant ta vie. Alexandre. En quoi donc me suis-je si fort oublié ? Diogène. Tu le demandes, toi qui, non content d'être fils d'un grand roi qui s'était rendu maître de la Grèce entière, prétendois venir de Jupiter ? On te faisoit la cour, en te disant qu'un serpent s'était approché d'Olympias. Tu aimois mieux avoir ce monstre pour père, parceque cela flattoit davantage ta vanité, que d'être descendu de plusieurs rois de Macédoine, parceque tu ne trouvois rien dans cette naissance au-dessus de l'humanité. Ne souffrois-tu pas les basses et honteuses flatteries de la prêtresse de Jupiter Ammon ? Elle répondit que tu blasphémois en supposant que ton père p168 pouvait avoir des meurtriers ; tu sus profiter de ses salutaires avis, et tu évitas avec un grand soin de tomber dans la suite dans de pareilles impiétés. ô homme trop faible pour supporter les talents que tu avais reçus du ciel ! Alexandre. Crois-tu, Diogène, que j'aie été assez insensé pour ajouter foi à toutes ces fables ? Diogène. Pourquoi donc les autorisois-tu ? Alexandre. C' est qu'elles m'autorisoient moi-même. Je les méprisois, et je m'en servois parcequ'elles me donnoient un pouvoir absolu sur les hommes. Ceux qui auraient peu considéré le fils de Philippe trembloient devant le fils de Jupiter. Les peuples ont besoin d'être trompés ! La vérité est faible auprès d'eux ; le mensonge est tout-puissant sur leur esprit. La seule réponse de la prêtresse, dont tu parles avec dérision, a plus avancé mes conquêtes que mon courage et toutes les ressources de mon esprit. Il faut connoître les hommes, se proportionner à eux, et les mener par les voies par lesquelles ils sont capables de marcher. Diogène. Les hommes du caractère que tu dépeins p169 sont dignes de mépris, comme l'erreur à laquelle ils sont livrés : pour être estimé de ces hommes si vils, tu as eu recours au mensonge, qui t'a rendu plus indigne qu'eux. DIALOGUE 28 Diogène et Denys L' Ancien. Un prince qui fait consister son bonheur et sa gloire à satisfaire ses voluptés et ses passions n'est heureux ni en cette vie ni en l'autre. Denys L' Ancien. Je suis ravi de voir un homme de ta réputation. Alexandre m'a parlé de toi depuis qu'il est descendu en ces lieux. Diogène. Pour moi, je n'avais que trop entendu parler de toi sur la terre. Tu y faisois du bruit comme les torrents qui ravagent tout. Denys L' Ancien. Est-il vrai que tu étais heureux dans ton tonneau ? Diogène. Une marque certaine que j'y étais heureux, c'est que je ne cherchai jamais rien, et que je p170 méprisai même les offres de ce jeune macédonien dont tu parles. Mais n'est-il pas vrai que tu n'étais point heureux en possédant Syracuse et la Sicile, puisque tu voulois encore entrer par Rhège dans toute l'Italie ? Denys L' Ancien. Ta modération n'était que vanité et affectation de vertu. Diogène. Ton ambition n'était que folie, qu'un orgueil forcené qui ne peut faire justice ni aux autres ni à soi. Denys L' Ancien. Tu parles bien hardiment. Diogène. Et toi, t'imagines-tu être encore tyran ici ? Denys L' Ancien. Hélas ! Je ne sens que trop que je ne le suis plus. Je tenois les syracusains, comme je m'en suis vanté bien des fois, dans des chaînes de diamant ; mais le ciseau des parques a coupé ces chaînes avec le fil de mes jours. Diogène. Je t'entends soupirer, et je suis sûr que tu soupirois aussi dans ta gloire. Pour moi, je ne soupirois point dans mon tonneau, et je n'ai que faire de soupirer ici-bas ; car je n'ai laissé, en mourant, aucun bien digne d'être regretté. p171 ô mon pauvre tyran, que tu as perdu à être si riche ! Et que Diogène a gagné à ne posséder rien ! Denys L' Ancien. Tous les plaisirs en foule venoient s'offrir à moi : ma musique était admirable ; j'avais une table exquise, des esclaves sans nombre, des parfums, des meubles d'or et d'argent, des tableaux, des statues, des spectacles de toutes les façons, des gens d'esprit pour m'entretenir et pour me louer, des armées pour vaincre tous mes ennemis. Diogène. Et par-dessus tout cela des soupçons, des alarmes et des fureurs, qui t'empêchoient de jouir de tant de biens. Denys L' Ancien. Je l'avoue. Mais aussi quel moyen de vivre dans un tonneau ? Diogène. Hé ! Qui t'empêchoit de vivre paisiblement en homme de bien comme un autre dans ta maison, et d'embrasser une douce philosophie ? Mais il est vrai que tu croyais toujours voir un glaive suspendu sur ta tête au milieu des plaisirs. Denys L' Ancien. N'en parlons plus, tu veux m'insulter. p172 Diogène. Souffriras-tu une autre question aussi forte que celle-là ? Denys L' Ancien. Il faut bien la souffrir, je n'ai plus de menaces à te faire pour t'en empêcher, je suis ici bien désarmé. Diogène. N'avais-tu pas promis des récompenses à tous ceux qui inventeroient de nouveaux plaisirs ? C' était une étrange rage pour la volupté. Oh ! Que tu t'étais bien mécompté ! Avoir tout renversé dans son pays pour être heureux, et être si misérable, et si affamé de plaisirs ! Denys L' Ancien. Il falloit bien tâcher d'en faire inventer de nouveaux, puisque tous les plaisirs ordinaires étaient usés pour moi. Diogène. La nature entière ne te suffisoit donc pas ? Hé ! Qu' est-ce qui aurait pu apaiser tes passions furieuses ? Mais les plaisirs nouveaux auraient-ils pu guérir tes défiances et étouffer les remords de tes crimes ? Denys L' Ancien. Non : mais les malades cherchent comme ils peuvent à se soulager dans leurs maux. Ils essaient de nouveaux remèdes pour se guérir, p173 et de nouveaux mets pour se ragoûter. Diogène. Tu étais donc dégoûté et affamé tout ensemble : dégoûté de tout ce que tu avais, affamé de tout ce que tu ne pouvais avoir. Voilà un bel état ; et c'est là ce que tu as pris tant de peine à acquérir et à conserver ! Voilà une belle recette pour se faire heureux. C' est bien à toi à te moquer de mon tonneau, où un peu d'eau, de pain et de soleil, me rendoit content ! Quand on sait goûter ces plaisirs simples de la pure nature, ils ne s'usent jamais, et on n'en manque point : mais quand on les méprise, on a beau être riche et puissant, on manque de tout, car on ne peut jouir de rien. Denys L' Ancien. Ces vérités que tu dis m'affligent ; car je pense à mon fils que j'ai laissé tyran après moi : il serait plus heureux si je l'avais laissé pauvre artisan, accoutumé à la modération, et instruit par la mauvaise fortune ; au moins il aurait quelques vrais plaisirs que la nature ne refuse point dans les conditions médiocres. Diogène. Pour lui rendre l'appétit, il faudrait lui faire souffrir la faim ; pour lui ôter l'ennui de son palais doré, le mettre dans mon tonneau vacant depuis ma mort. p174 Denys L' Ancien. Encore ne saura-t-il pas se soutenir dans cette puissance que j'ai eu tant de peine à lui préparer. Diogène. Hé ! Que veux-tu que sache un homme élevé dans la mollesse et né dans une trop grande prospérité ? à peine sait-il prendre le plaisir quand il vient à lui. Il faut que tout le monde se tourmente pour le divertir. DIALOGUE 29 Pyrrhon Et Son Voisin. Fausseté et absurdité du pyrrhonisme. Le Voisin. Bonjour, Pyrrhon. On dit que vous avez bien des disciples, et que votre école a une haute réputation. Voudriez-vous bien me recevoir et m'instruire ? Pyrrhon. Je le veux, ce me semble. Le Voisin. Pourquoi donc ajoutez-vous, ce me semble ? p175 Est-ce que vous ne savez pas ce que vous voulez ? Si vous ne le savez pas, qui le saura donc ? Et que savez-vous donc, vous qui passez pour un si savant homme ? Moi, je ne sais rien. Le Voisin. Qu' apprend-on donc en vous écoutant ? Pyrrhon. Rien du tout. Le Voisin. Pourquoi donc vous écoute-t-on ? Pour se convaincre de son ignorance. N'est-ce pas savoir beaucoup que de savoir qu'on ne sait rien ? Le Voisin. Non, ce n'est pas savoir grand'chose. Un paysan bien grossier et bien ignorant connoît son ignorance, et il n'est pourtant ni philosophe, ni habile homme ; il connoît pourtant mieux son ignorance que vous la vôtre, car vous vous croyez au-dessus de tout le genre humain en affectant d'ignorer toutes choses. Cette ignorance affectée ne vous ôte point la présomption, au lieu que le paysan qui connoît son ignorance se défie de lui-même en toutes choses, et de bonne foi. p176 Pyrrhon. Le paysan ne crait ignorer que certaines choses élevées et qui demandent de l'étude ; mais il ne crait pas ignorer qu'il marche, qu'il parle, qu'il vit. Pour moi, j'ignore tout cela, et par principes. Le Voisin. Quoi ! Vous ignorez tout cela de vous ? Beaux principes de n'en admettre aucun ! Pyrrhon. Oui, j'ignore si je vis, si je suis. En un mot, j'ignore toutes choses sans exception. Le Voisin. Mais ignorez-vous que vous pensez ? Pyrrhon. Oui, je l'ignore. Le Voisin. Ignorer toutes choses, c'est douter de toutes choses et ne trouver rien de certain, n'est-il pas vrai ? Pyrrhon. Cela est vrai, si quelque chose le peut être. Le Voisin. Ignorer et douter, c'est la même chose ; douter et penser sont encore la même chose : donc vous ne pouvez douter sans penser. Votre doute est donc la preuve certaine que vous pensez : donc il y a quelque chose de certain, p177 puisque votre doute même prouve la certitude de votre pensée. Pyrrhon. J'ignore même mon ignorance. Vous voilà bien attrapé. Le Voisin. Si vous ignorez votre ignorance, pourquoi en parlez-vous ? Pourquoi la défendez-vous ? Pourquoi voulez-vous la persuader à vos disciples, et les détromper de tout ce qu'ils ont jamais cru ? Si vous ignorez jusqu'à votre ignorance, il n'en faut plus donner les leçons, ni mépriser ceux qui croient savoir la vérité. Pyrrhon. Toute la vie n'est peut-être qu'un songe continuel. Peut-être que le moment de la mort sera un réveil soudain, où l'on découvrira l'illusion de ce qu'on a cru de plus réel ; comme un homme qui s'éveille voit disparaître tous les fantômes qu'il crait voir et toucher pendant ses songes. Le Voisin. Vous craignez donc de dormir et de rêver les yeux ouverts ? Vous dites de toutes choses, peut-être : mais ce peut-être que vous dites est une pensée. Votre songe, tout faux qu'il est, est pourtant le songe d'un homme qui rêve. Tout au moins il est sûr que vous rêvez ; p178 car il faut être quelque chose, et quelque chose de pensant, pour avoir des songes. Le néant ne peut ni dormir, ni rêver, ni se tromper, ni ignorer, ni douter, ni dire peut-être. Vous voilà donc malgré vous condamné à savoir quelque chose qui est votre rêverie, et à être tout au moins un être rêveur et pensant. Pyrrhon. Cette subtilité m'embarrasse. Je ne veux point d'un disciple si subtil et si incommode dans mon école. Le Voisin. Vous voulez donc, et vous ne voulez pas ? En vérité, tout ce que vous dites et tout ce que vous faites dément votre doute affecté : votre secte est une secte de menteurs. Si vous ne voulez point de moi pour disciple, je veux encore moins de vous pour maître. DIALOGUE 30 p179 Pyrrhus Et Démétrius Poliorcètes. La tempérance et la vertu rendent les hommes héros, et non pas les conquêtes et les succès. Démétrius. Je viens saluer ici le plus grand héros que la Grèce ait eu après Alexandre. Pyrrhus. N'est-ce pas là Démétrius que j'aperçois ? Je le connois au portrait qu'on m'en a fait ici. Démétrius. Avez-vous entendu parler des grandes guerres que j'ai eu à soutenir ? Pyrrhus. Oui ; mais j'ai aussi entendu parler de votre mollesse et de votre lâcheté pendant la paix. Démétrius. Si j'ai eu un peu de mollesse, mes grandes actions l'ont bien réparée. Pyrrhus. Pour moi, dans toutes les guerres que j'ai faites j'ai toujours été ferme. J'ai montré aux romains que je savais soutenir mes alliés ; car p180 lorsqu'ils attaquèrent les tarentins, je passai à leur secours avec une armée formidable, et fis sentir aux romains la force de mon bras. Démétrius. Mais Fabricius eut enfin bon marché de vous, et on voyait bien que vos troupes n'étaient pas comparables aux romaines. Vos éléphants furent cause de votre victoire : ils troublèrent les romains, qui n'étaient pas accoutumés à cette manière de combattre. Mais, dès le second combat, l'avantage fut égal de part et d'autre. Dans le troisième les romains remportèrent une pleine victoire ; vous fûtes contraint de repasser en épire, et enfin vous mourûtes de la main d'une femme. Pyrrhus. Je mourus en combattant : mais pour vous, je sais ce qui vous a mis au tombeau ; ce sont vos débauches et votre gourmandise. Vous avez soutenu de rudes guerres, je l'avoue, et même vous avez eu de l'avantage : mais, au milieu de ces guerres, vous étiez environné d'un troupeau de courtisanes qui vous suivoient incessamment comme des moutons suivent leur berger. Pour moi, je me suis montré ferme en toutes sortes d'occasions, même dans mes malheurs, et je crois en cela avoir surpassé Alexandre. p181 Démétrius. Vous le croyez ? Cependant ses actions ont bien surpassé les vôtres. Passer le Danube sur des peaux de bouc ; forcer le passage du Granique avec très peu de troupes contre une multitude infinie de soldats ; battre toujours les perses en plaine, en défilé ; prendre leurs villes, percer jusqu'aux Indes, enfin subjuguer toute l'Asie : cela est bien plus grand qu'entrer en Italie, et être obligé d'en sortir honteusement. Pyrrhus. Par ces grandes conquêtes, Alexandre s'attira la mort : car on prétend qu'Antipater, qu'il avait laissé en Macédoine, le fit empoisonner à Babylone pour avoir tous ses états. Démétrius. Son espérance fut vaine, et mon père lui montra bien qu'il se jouoit à plus fort que lui. Pyrrhus. J'avoue que je donnai un mauvais exemple à Alexandre, car j'avais dessein de conquérir l'Italie. Mais lui, il vouloit se faire roi du monde ; et il aurait été bien plus heureux en demeurant roi de Macédoine qu'en courant par toute l'Asie comme un insensé. DIALOGUE 31 p182 Démosthène Et Cicéron. Parallèle de ces deux orateurs, où l'on donne le caractère de la véritable éloquence. Cicéron. Quoi ! Prétends-tu que j'ai été un orateur médiocre ? Démosthène. Non pas médiocre ; car ce n'est pas sur une personne médiocre que je prétends avoir la supériorité. Tu as été sans doute un orateur célèbre. Tu avais de grandes parties ; mais souvent tu t'es écarté du point en quoi consiste la perfection. Cicéron. Et toi, n'as-tu point eu de défauts ? Démosthène. Je crois qu'on ne m'en peut reprocher aucun pour l'éloquence. Cicéron. Peux-tu comparer la richesse de ton génie à la mienne, toi qui es sec, sans ornement ; qui es toujours contraint par des bornes étraites p183 et resserrées ; toi qui n'étends aucun sujet ; toi à qui on ne peut rien retrancher, tant la manière dont tu traites les sujets est, si j'ose me servir de ce terme, affamée ? Au lieu que je donne aux miens une étendue qui fait paraître une abondance et une fertilité de génie qui a fait dire qu'on ne pouvait rien ajouter à mes ouvrages. Démosthène. Celui à qui on ne peut rien retrancher n'a rien dit que de parfait. Cicéron. Celui à qui on ne peut rien ajouter n'a rien omis de tout ce qui pouvait embellir son ouvrage. Démosthène. Ne trouves-tu pas tes discours plus remplis de traits d'esprit que les miens ? Parle de bonne foi, n'est-ce pas là la raison pour laquelle tu t'élèves au-dessus de moi ? Cicéron. Je veux bien te l'avouer, puisque tu me parles ainsi. Mes pièces sont infiniment plus ornées que les tiennes : elles marquent bien plus d'esprit, de tour, d'art, de facilité. Je fais paraître la même chose sous vingt manières différentes. On ne pouvait s'empêcher, en entendant mes oraisons, d'admirer mon p184 esprit, d'être continuellement surpris de mon art, de s'écrier sur moi, de m'interrompre pour m'applaudir et me donner des louanges. Tu devais être écouté fort tranquillement, et apparemment tes auditeurs ne t'interrompoient pas. Démosthène. Ce que tu dis de nous deux est vrai : tu ne te trompes que dans la conclusion que tu en tires. Tu occupois l'assemblée de toi-même ; et moi je ne l'occupois que des affaires dont je parlois. On t'admirait ; et moi j'étais oublié par mes auditeurs, qui ne voyoient que le parti que je voulois leur faire prendre. Tu réjouissois par les traits de ton esprit ; et moi je frappois, j'abattois, j'atterrois par des coups de foudre. Tu faisois dire : qu'il parle bien ! Et moi je faisois dire : allons, marchons contre Philippe. On te louoit : on était trop hors de soi pour me louer. Quand tu haranguois, tu paroissois orné : on ne découvrait en moi aucun ornement ; il n'y avait dans mes pièces que des raisons précises, fortes, claires, ensuite des mouvements semblables à des foudres auxquels on ne pouvait résister. Tu as été un orateur parfait, quand tu as été, comme moi, simple, grave, austère, sans art apparent, en un mot, quand tu as été démosthénique : mais p185 lorsqu'on a senti en tes discours l'esprit, le tour, et l'art, alors tu n'étais que Cicéron, t'éloignant de la perfection autant que tu t'éloignois de mon caractère. DIALOGUE 32 Démosthène Et Cicéron. Différence entre l'orateur et le véritable philosophe. Cicéron. Pour avoir vécu du temps de Platon, et avoir même été son disciple, il me semble que vous avez bien peu profité de cet avantage. Démosthène. N'avez-vous donc rien remarqué dans mes oraisons, vous qui les avez si bien lues, qui sentît les maximes de Platon et sa manière de persuader ? Cicéron. Ce n'est pas ce que je veux dire. Vous avez été le plus grand orateur des grecs ; mais enfin vous n'avez été qu'orateur. Pour moi, quoique je n'aie jamais connu Platon que dans ses écrits, p186 et que j'aie vécu environ trois cents ans après lui, je me suis efforcé de l'imiter dans la philosophie : je l'ai fait connoître aux romains, et j'ai le premier introduit chez eux ce genre d'écrire ; en sorte que j'ai rassemblé, autant que j'en ai été capable, en une même personne, l'éloquence et la philosophie. Démosthène. Et vous croyez avoir été un grand philosophe ? Cicéron. S' il suffit, pour l'être, d'aimer la sagesse, et de travailler à acquérir la science et la vertu, je crois me pouvoir donner ce titre sans trop de vanité. Démosthène. Pour orateur, j'en conviens, vous avez été le premier de votre nation ; et les grecs même de votre temps vous ont admiré : mais pour philosophe, je ne puis en convenir ; on ne l'est pas à si bon marché. Cicéron. Vous ne savez pas ce qu'il m'en a coûté, mes veilles, mes travaux, mes méditations, les livres que j'ai lus, les maîtres que j'ai écoutés, les traités que j'ai composés. Démosthène. Tout cela n'est point la philosophie. p187 Cicéron. Que faut-il donc de plus ? Démosthène. Il faut faire ce que vous avez dit de Caton en vous moquant de lui : étudier la philosophie, non pour découvrir les vérités qu'elle enseigne, afin d'en raisonner comme font la plupart des hommes, mais pour la réduire en pratique. Cicéron. Et ne l'ai-je pas fait ? N'ai-je pas vécu conformément à la doctrine de Platon et d'Aristote, que j'avais embrassée ? Démosthène. Laissons Aristote, je lui disputerois peut-être la qualité de philosophe ; et je ne puis avoir grande opinion d'un grec qui s'est attaché à un roi, et encore à Philippe. Pour Platon, je vous maintiens que vous n'avez jamais suivi ses maximes. Cicéron. Il est vrai que, dans ma jeunesse et pendant la plus grande partie de ma vie, j'ai suivi la vie active et laborieuse de ceux que Platon appelle politiques : mais quand j'ai vu que ma patrie avait changé de face, et que je ne pouvais plus lui être utile par les grands emplois, j'ai cherché à la servir par les sciences, et je p188 me suis retiré dans mes maisons de campagne pour m'appliquer à la contemplation et à l'étude de la vérité. Démosthène. C' est-à-dire que la philosophie a été votre pis-aller, quand vous n'avez plus eu de part au gouvernement, et que vous avez voulu vous distinguer par vos études : car vous y avez plus cherché la gloire que la vertu. Cicéron. Il ne faut point mentir, j'ai toujours aimé la gloire, comme une suite de la vertu. Démosthène. Dites mieux, beaucoup la gloire et peu la vertu. Cicéron. Sur quel fondement jugez-vous si mal de moi ? Démosthène. Sur vos propres discours. Dans le même temps que vous faisiez le philosophe, n'avez-vous pas prononcé ces beaux discours où vous flattiez César votre tyran plus bassement que Philippe ne l'était par ses esclaves ? Cependant on sait comme vous l'aimiez ; il y a bien paru après sa mort, et de son vivant vous ne l'épargniez pas dans vos lettres à Atticus. p189 Cicéron. Il falloit bien s'accommoder au temps, et tâcher d'adoucir le tyran, de peur qu'il ne fît encore pis. Démosthène. Vous parlez en bon orateur et en mauvais philosophe. Mais que devint votre philosophie après sa mort ? Qui vous obligea de rentrer dans les affaires ? Cicéron. Le peuple romain, qui me regardoit comme son unique appui. Démosthène. Votre vanité vous le fit croire, et vous livra à un jeune homme dont vous étiez la dupe. Mais enfin revenons à notre point ; vous avez toujours été orateur, et jamais philosophe. Cicéron. Vous, avez-vous jamais été autre chose ? Démosthène. Non, je l'avoue ; mais aussi n'ai-je jamais fait d'autre profession. Je n'ai trompé personne : j'ai compris de bonne heure qu'il falloit choisir entre la rhétorique et la philosophie ; que chacune demandoit un homme entier. Le desir de la gloire m'a touché : j'ai cru qu'il était beau de gouverner un peuple par mon éloquence, et de résister à la puissance p190 de Philippe, n'étant qu'un simple citoyen, fils d'un artisan. J'aimois le bien public, et la liberté de la Grèce ; mais, je l'avoue à présent, je m'aimois encore plus moi-même, et j'étais fort sensible au plaisir de recevoir une couronne en plein théâtre, et de laisser ma statue dans la place publique avec une belle inscription. Maintenant je vois les choses d'une autre manière, et je comprends que Socrate avait raison, quand il soutenoit à Gorgias " que l'éloquence n'était pas une si belle chose qu'il pensoit ; dût-il arriver à sa fin, et rendre un homme maître absolu dans sa république. " nous y sommes arrivés, vous et moi : avouez que nous n'en avons pas été plus heureux. Cicéron. Il est vrai que notre vie n'a été pleine que de travaux et de périls. Je n'eus pas sitôt défendu Roscius, qu'il fallut m'enfuir en Grèce pour éviter l'indignation de Sylla. L' accusation de Verrès m'attira bien des ennemis. Mon consulat, le temps de ma plus grande gloire, fut aussi le temps de mes plus grands travaux et de mes plus grands périls : je fus plusieurs fois en danger de ma vie, et la haine dont je me chargeai alors éclata ensuite par mon exil. Enfin ce n'est que mon éloquence qui a causé ma mort ; et si j'avais moins poussé p191 Antoine, je serois encore en vie. Je ne vous dis rien de vos malheurs ; il serait inutile de vous les rappeler : mais il ne nous en faut prendre, l'un et l'autre, qu'au destin, ou, si vous voulez, à la fortune, qui nous a fait naître dans des temps si corrompus, qu'il était impossible de redresser nos républiques, ni même d'empêcher leur ruine. Démosthène. C' est en quoi nous avons manqué de jugement, entreprenant l'impossible ; car ce n'est point notre peuple qui nous a forcés à prendre soin des affaires publiques, et nous n'y étions point engagés par notre naissance. Je pardonne à un prince né dans la pourpre de gouverner le moins mal qu'il peut un état que les dieux lui ont confié en le faisant naître d'une certaine race, puisqu'il ne lui est pas libre de l'abandonner, en quelque mauvais état qu'il se trouve : mais un simple particulier ne doit songer qu'à se régler soi-même et gouverner sa famille ; il ne doit jamais desirer les charges publiques, moins encore les rechercher. Si on le force à les prendre, il peut les accepter par l'amour de la patrie ; mais dès qu'il n'a pas la liberté de bien faire, et que ses citoyens n'écoutent plus les lois ni la raison, il doit rentrer dans la vie privée, et se contenter de déplorer p192 les calamités publiques qu'il ne peut détourner. Cicéron. à votre compte, mon ami Pomponius Atticus était plus sage que moi, et que Caton même, que nous avons tant vanté. Démosthène. Oui, sans doute, Atticus était un vrai philosophe. Caton s'opiniâtra mal à propos à vouloir redresser un peuple qui ne vouloit plus vivre en liberté, et vous cédâtes trop facilement à la fortune de César ; du moins vous ne conservâtes pas assez votre dignité. Cicéron. Mais enfin l'éloquence n'est-elle pas une bonne chose, et un grand présent des dieux ? Démosthène. Elle est très bonne en elle-même : il n'y a que l'usage qui en peut être mauvais, comme de flatter les passions du peuple, ou de contenter les nôtres. Et que faisions-nous autre chose dans nos déclamations amères contre nos ennemis, moi contre Midias ou Eschine, vous contre Pison, Vatinius ou Antoine ? Combien nos passions et nos intérêts nous ont-ils fait offenser la vérité et la justice ! Le véritable usage de l'éloquence est de mettre la vérité en son jour, et de persuader aux autres ce qui p193 leur est véritablement utile, c'est-à-dire la justice et les autres vertus ; c'est l'usage qu'en a fait Platon, que nous n'avons imité ni l'un ni l'autre. DIALOGUE 33 Coriolan Et Camille. Les hommes ne naissent pas indépendants, mais soumis aux lois de la patrie où ils sont nés, et où ils ont été élevés et protégés dans leur enfance. Coriolan. Hé bien ! Vous avez senti comme moi l'ingratitude de la patrie. C' est une étrange chose que de servir un peuple insensé. Avouez-le de bonne foi, et excusez un peu ceux à qui la patience échappe. Camille. Pour moi, je trouve qu'il n'y a jamais d'excuse pour ceux qui s'élèvent contre leur patrie. On peut se retirer, céder à l'injustice, attendre des temps moins rigoureux ; mais c'est une impiété que de prendre les armes contre la mère qui nous a fait naître. Coriolan. Ces grands noms de mère et de patrie ne p194 sont que des noms. Les hommes naissent libres et indépendants : les sociétés, avec toutes leurs subordinations et leurs polices, sont des institutions humaines qui ne peuvent jamais détruire la liberté essentielle à l'homme. Si la société d'hommes dans laquelle nous sommes nés manque à la justice et à la bonne foi, nous ne lui devons plus rien, nous rentrons dans les draits naturels de notre liberté, et nous pouvons aller chercher quelque autre société plus raisonnable pour y vivre en repos, comme un voyageur passe de ville en ville selon son goût et sa commodité. Toutes ces belles idées de patrie ont été données par des esprits artificieux et pleins d'ambition pour nous dominer : les législateurs nous en ont bien fait accroire. Mais il faut toujours revenir au drait naturel qui rend chaque homme libre et indépendant. Chaque homme étant né dans cette indépendance à l'égard des autres, il n'engage sa liberté, en se mettant dans la société d'un peuple, qu'à condition qu'il sera traité équitablement ; dès que la société manquera à la condition, le particulier rentre dans ses draits, et la terre entière est à lui aussi bien qu'aux autres. Il n'a qu'à se garantir d'une force supérieure à la sienne, et qu'à jouir de sa liberté. p195 Camille. Vous voilà devenu bien subtil philosophe ici-bas ; on dit que vous étiez moins adonné aux raisonnements pendant que vous étiez vivant. Mais ne voyez-vous pas votre erreur ? Ce pacte avec une société peut avoir quelque vraisemblance quand un homme choisit un pays pour y vivre ; encore même est-on en drait de le punir selon les lois de la nation, s'il s'y est agrégé, et qu'il n'y vive pas selon les moeurs de la république. Mais les enfants qui naissent dans un pays ne choisissent point leur patrie : les dieux la leur donnent, ou plutôt les donnent eux-mêmes à cette société d'hommes qui est leur patrie, afin que cette patrie les possède, les gouverne, les récompense, les punisse comme ses enfants. Ce n'est point le choix, la police, l'art, l'institution arbitraire, qui assujettit les enfants à un père : c'est la nature qui l'a décidé ; les pères joints ensemble font la patrie, et ont une pleine autorité sur les enfants qu'ils ont mis au monde. Oseriez-vous en douter ? Coriolan. Oui, je l'ose. Quoiqu'un homme soit mon père, je suis homme aussi bien que lui, et aussi libre que lui, par la règle essentielle de l'humanité. Je lui dois de la reconnoissance p196 et du respect ; mais enfin la nature ne m'a pas fait dépendant de lui. Camille. Vous établissez là de belles règles pour la vertu. Chacun se croira en drait de vivre selon ses pensées ; il n'y aura plus sur la terre ni police, ni sûreté, ni subordination, ni société réglée, ni principes certains de bonnes moeurs. Coriolan. Il y aura toujours la raison et la vertu imprimées par la nature dans les coeurs des hommes. S' ils abusent de leur liberté, tant pis pour eux ; mais quoique leur liberté mal prise puisse se tourner en libertinage, il est pourtant certain que par leur nature ils sont libres. Camille. J'en conviens. Mais il faut avouer aussi que tous les hommes les plus sages, ayant senti l'inconvénient de cette liberté, qui ferait autant de gouvernements bizarres qu'il y a de têtes mal faites, ont conclu que rien n'était si capital au repos du genre humain, que d'assujettir la multitude aux lois établies en chaque lieu. N'est-il pas vrai que c'est là le règlement que les hommes sages ont fait en tous les pays, comme le fondement de toute société ? Coriolan. Il est vrai. p197 Camille. Ce règlement est nécessaire. Coriolan. Il est vrai encore. Camille. Non seulement il est sage, juste et nécessaire en lui-même, mais encore il est autorisé par le consentement presque universel, ou du moins du plus grand nombre. S' il est nécessaire pour la vie humaine, il n'y a que les hommes indociles et déraisonnables qui le rejettent. Coriolan. J'en conviens, mais il n'est qu'arbitraire. Camille. Ce qui est essentiel à la société, à la paix, à la sûreté des hommes, ce que la raison demande nécessairement, doit être fondé dans la nature raisonnable même, et n'est point arbitraire. Donc cette subordination n'est point une invention pour mener les esprits faibles ; c'est au contraire un lien nécessaire que la raison fournit pour régler, pour pacifier, pour unir les hommes entre eux. Donc il est vrai que la raison, qui est la vraie nature des animaux raisonnables, demande qu'ils s'assujettissent à des lois et à de certains hommes qui sont en la place des premiers législateurs, p198 qu'en un mot ils obéissent, qu'ils concourent tous ensemble aux besoins et aux intérêts communs, qu'ils n'usent de leur liberté que selon la raison, pour affermir et perfectionner la société. Voilà ce que j'appelle être bon citoyen, aimer la patrie, et s'attacher à la république. Coriolan. Vous qui m'accusez de subtilité, vous êtes plus subtil que moi. Camille. Point du tout. Rentrons, si vous voulez, dans le détail : par quelle proposition vous ai-je surpris ? La raison est la nature de l'homme. Celle-là est-elle vraie ? Coriolan. Oui, sans doute. Camille. L' homme n'est point libre pour aller contre la raison. Que dites-vous de celle-là ? Coriolan. Il n'y a pas moyen de l'empêcher de passer. Camille. La raison veut qu'on vive en société, et par conséquent avec subordination. Répondez. Coriolan. Je le crois comme vous. Camille. Donc il faut qu'il y ait des règles inviolables p199 de société que l'homme nomme lois, et des hommes gardiens des lois qu'on nomme magistrats, pour punir ceux qui les violent : autrement il y aurait autant de gouvernements arbitraires que de têtes, et les têtes les plus mal faites seraient celles qui voudroient le plus renverser les moeurs et les lois, pour gouverner, ou du moins pour vivre selon leurs caprices. Coriolan. Tout cela est clair. Camille. Donc il est de la nature raisonnable d'assujettir sa liberté aux lois et aux magistrats de la société où l'on vit. Coriolan. Cela est certain : mais on est libre de quitter cette société. Camille. Si chacun est libre de quitter la sienne où il est né, bientôt il n'y aura plus de société réglée sur la terre. Coriolan. Pourquoi ? Camille. Le voici : c'est que le nombre des mauvaises têtes étant le plus grand, toutes les mauvaises têtes croiront pouvoir secouer le joug de leur p200 patrie, et aller ailleurs vivre sans règle et sans joug ; ce plus grand nombre deviendra indépendant, et détruira bientôt par-tout toute autorité. Ils iront même hors de leur patrie chercher des armes contre la patrie même. Dès ce moment il n'y a plus de société de peuple qui soit constante et assurée. Ainsi vous renverseriez les lois et la société, que la raison selon vous demande, pour flatter une liberté effrénée ou plutôt le libertinage des fous et des méchants, qui ne se croient libres que quand ils peuvent impunément mépriser la raison et les lois. Coriolan. Je vois bien maintenant toute la suite de votre raisonnement, et je commence à le goûter. Camille. Ajoutez que cet établissement de république et de lois étant ensuite autorisé par le consentement et la pratique universelle du genre humain, excepté de quelques peuples brutaux et sauvages, la nature humaine entière, pour ainsi dire, s'est livrée aux lois depuis des siècles innombrables, par une absolue nécessité ; les fous mêmes et les méchants, pourvu qu'ils ne le soient qu'à demi, sentent p201 et reconnoissent ce besoin de vivre en commun, et d'être sujets à des lois. Coriolan. J'entends bien ; et vous voulez que la patrie ayant ce drait, qui est sacré et inviolable, on ne puisse s'armer contre elle. Camille. Ce n'est pas seulement moi qui le veux, c'est la nature qui le demande. Quand Volumnia votre mère et Veturia votre femme vous parlèrent pour Rome, que vous dirent-elles ? Que sentiez-vous au fond de votre coeur ? Coriolan. Il est vrai que la nature me parloit pour ma mère, mais elle ne me parloit pas de même pour Rome. Camille. Hé bien ! Votre mère vous parloit pour Rome, et la nature vous parloit par la bouche de votre mère. Voilà les liens naturels qui nous attachent à la patrie. Pouviez-vous attaquer la ville de votre mère, de tous vos parents, de tous vos amis, sans violer les draits de la nature ? Je ne vous demande là-dessus aucun raisonnement ; c'est votre sentiment sans réflexion que je consulte. Coriolan. Il est vrai, on agit contre la nature toutes p202 les fois que l'on combat contre sa patrie : mais s'il n'est pas permis de l'attaquer, du moins avouez qu'il est permis de l'abandonner quand elle est injuste et ingrate. Camille. Non, je ne l'avouerai jamais. Si elle vous exile, si elle vous rejette, vous pouvez aller chercher un asile ailleurs. C' est lui obéir que de sortir de son sein quand elle nous chasse ; mais il faut encore loin d'elle la respecter, souhaiter son bien, être prêt à y retourner, à la défendre, et à mourir pour elle. Coriolan. Où prenez-vous toutes ces belles idées d'héroïsme ? Quand ma patrie m'a renoncé, et ne veut plus me rien devoir, le contrat est rompu entre nous ; je la renonce réciproquement, et ne lui dois plus rien. Camille. Vous avez déja oublié que nous avons mis la patrie en la place de nos parents, et qu'elle a sur nous l'autorité des lois ; faute de quoi il n'y aurait plus aucune société fixe et réglée sur la terre. Coriolan. Il est vrai, je conçois qu'on doit regarder comme une vraie mère cette société qui nous a donné la naissance, les moeurs, la nourriture, p203 qui a acquis de si grands draits sur nous par nos parents et par nos amis qu'elle porte dans son sein. Je veux bien qu'on lui doive ce qu'on doit à une mère ; mais... Camille. Si ma mère m'avait abandonné et maltraité, pourrois-je la méconnoître et la combattre ? Coriolan. Non, mais vous pourriez... Camille. Pourrois-je la mépriser et l'abandonner, si elle revenait à moi, et me montrait un vrai déplaisir de m'avoir maltraité ? Coriolan. Non. Camille. Il faut donc être toujours tout prêt à reprendre les sentiments de la nature pour sa patrie, ou plutôt ne les perdre jamais, et revenir à son service toutes les fois qu'elle vous en ouvre le chemin. Coriolan. J'avoue que ce parti me paraît le meilleur ; mais la fierté et le dépit d'un homme qu'on a poussé à bout ne lui laissent pas faire tant de réflexions. Le peuple romain, insolent, fouloit aux pieds les patriciens. Je ne pus souffrir cette p204 indignité ; le peuple furieux me contraignit de me retirer chez les volsques. Quand je fus là, mon ressentiment et le desir de me faire valoir chez le peuple ennemi des romains m'engagèrent à prendre les armes contre mon pays. Vous m'avez fait voir, mon cher Camille, qu'il aurait fallu demeurer paisible dans mon malheur. Camille. Nous avons ici-bas les ombres de plusieurs grands hommes qui ont fait ce que je vous dis. Thémistocle, ayant fait la faute de s'en aller en Perse, aima mieux et mourir et s'empoisonner en buvant du sang de taureau, que de servir le roi de Perse contre les athéniens. Scipion, vainqueur de l'Afrique, ayant été traité indignement à Rome, à cause qu'on accusoit son frère d'avoir pris de l'argent dans sa guerre contre Antiochus, se retira à Linternum, où il passa dans la solitude le reste de ses jours, ne pouvant se résoudre, ni à vivre au milieu de sa patrie ingrate, ni à manquer à la fidélité qu'il lui devoit : voilà ce que nous avons appris de lui, depuis qu'il est descendu dans le royaume de Pluton. Coriolan. Vous citez les autres exemples, et vous ne dites rien du vôtre, qui est le plus beau de tous. p205 Camille. Il est vrai que l'injustice qu'on m'avait faite me rendoit inutile. Les autres capitaines avaient même perdu toute autorité : on ne faisoit plus que flatter le peuple, et vous savez combien il est funeste à un état que ceux qui le gouvernent le repaissent toujours d'espérances vaines et flatteuses. Tout-à-coup les gaulois, auxquels on avait manqué de parole, gagnèrent la bataille d'Allia ; c'était fait de Rome, s'ils eussent poursuivi les romains. Vous savez que la jeunesse se renferma dans le Capitole, et que les sénateurs se mirent dans leurs sièges curules où ils furent tués. Il n'est pas nécessaire de raconter le reste, que vous avez ouï dire cent fois. Si je n'eusse étouffé mon ressentiment pour sauver ma patrie, tout était perdu sans ressource. J'étais à Ardée quand j'appris le malheur de Rome ; j'armai les ardéates. J'appris par des espions que les gaulois, se croyant les maîtres de tout, étaient ensevelis dans le vin et dans la bonne chère. Je les surpris la nuit, j'en fis un grand carnage. à ce coup les romains, comme des gens ressuscités qui sortent du tombeau, m'envoient prier d'être leur chef. Je répondis qu'ils ne pouvoient représenter la patrie, ni moi les reconnoître, et que j'attendois les ordres des p206 jeunes patriciens qui défendoient le Capitole, parceque ceux-ci étaient le vrai corps de la république ; qu'il n'y avait qu'eux à qui je dusse obéir pour me mettre à la tête de leurs troupes. Ceux qui étaient dans le Capitole m'élurent dictateur. Cependant les gaulois se consumoient par des maladies contagieuses après un siège de sept mois devant le Capitole. La paix fut faite ; et dans le moment qu'on pesoit l'argent moyennant lequel ils promettoient de se retirer, j'arrive, je rends l'or aux romains : nous ne gardons point notre ville, dis-je alors aux gaulois, avec l'or, mais avec le fer ; retirez-vous. Ils sont surpris, ils se retirent. Le lendemain, je les attaque dans leur retraite, et je les taille en pièces. DIALOGUE 34 Camille Et Fabius Maximus. La générosité et la bonne foi sont plus utiles dans la politique que la finesse et les détours. Fabius. C' est aux trois juges à nous régler pour le rang, puisque vous ne voulez pas me céder ; p207 ils décideront, et je les crois assez justes pour préférer ces grandes actions de la guerre punique, où la république était déja puissante et admirée de toutes les nations éloignées, aux petites guerres de Rome naissante, pendant lesquelles on combattoit toujours aux portes de la ville. Camille. Ils n'auront pas grande peine à décider entre un romain qui a été cinq fois dictateur, quoiqu'il n'ait jamais été consul, qui a triomphé quatre fois, qui a mérité le titre de second fondateur de Rome, et un autre citoyen qui n'a fait que temporiser par finesse, et fuir devant Annibal. Fabius. J'ai plus mérité que vous le titre de second fondateur ; car Annibal et toute la puissance des carthaginois dont j'ai délivré Rome étaient un mal plus redoutable que l'incursion d'une foule de barbares que vous avez dissipés. Vous serez bien embarrassé quand il faudra comparer la prise de Véies, qui était un village, avec celle de la superbe et belliqueuse Tarente, cette seconde Lacédémone, dont elle était une colonie. Camille. Le siège de Véies était plus important aux p208 romains que celui de Tarente. Il n'en faut pas juger par la grandeur de la ville, mais par les maux qu'elle causoit à Rome. Véies était alors à proportion plus forte pour Rome naissante, que Tarente ne le fut dans la suite pour Rome qui avait augmenté sa puissance par tant de prospérité. Fabius. Mais cette petite ville de Véies, vous demeurâtes dix ans à la prendre ; le siège dura autant que celui de Troie : aussi entrâtes-vous dans Rome après cette conquête sur un chariot triomphal, traîné par quatre chevaux blancs. Il vous fallut même des voeux pour parvenir à ce grand succès ; vous promîtes aux dieux la dixième partie du butin. Sur cette parole ils vous firent prendre la ville ; mais dès qu'elle fut prise, vous oubliâtes vos bienfaiteurs, et vous donnâtes le pillage aux soldats, quoique les dieux méritassent la préférence. Camille. Ces fautes-là se font sans mauvaise volonté dans le transport que cause une victoire remportée. Mais les dames romaines payèrent mon voeu ; car elles donnèrent tout l'or de leurs joyaux pour faire une coupe d'or du poids de huit talents, qu'on offrit au temple de Delphes : aussi le sénat ordonna qu'on ferait p209 l'éloge public de chacune de ces généreuses femmes après sa mort. Fabius. Je consens à leur éloge, et point au vôtre. C' est vous qui avez violé votre voeu ; ce sont elles qui l'ont accompli. Camille. On ne peut point me reprocher d'avoir jamais manqué volontairement à la bonne foi, j'en ai donné une bonne marque. Fabius. Je vois déja venir de loin notre maître d'école tant de fois rebattu. Camille. Ne pensez pas vous en moquer ; le maître d'école me fait grand honneur. Les falériens avaient, à la mode des grecs, un homme instruit des lettres pour élever leurs enfants en commun, afin que la société, l'émulation, et les maximes du bien public, les rendissent encore plus les enfants de la république que de leurs parents : le traître me vint livrer toute la jeunesse des falériens. Il ne tenoit qu'à moi de subjuguer le peuple, ayant de si précieux otages : mais j'eus horreur du traître et de la trahison. Je ne fis pas comme ceux qui ne sont qu'à demi gens de bien, et qui aiment la trahison quoiqu'ils détestent le p210 traître ; je commandai au licteur de déchirer les habits du maître d'école, je lui fis lier les mains derrière le dos, et je chargeai les enfants de le ramener en le fouettant jusque dans leur ville. Est-ce avoir de la bonne foi ? Qu' en croyez-vous, Fabius ? Parlez. Fabius. Je crois que cette action est belle, et elle vous relève plus que la prise de Véies. Camille. Mais savez-vous la suite ? Elle marque bien ce que fait la vertu, et combien la générosité est plus utile pour la politique même que la finesse. Fabius. N'est-ce pas que les falériens, touchés de votre bonne foi, vous envoyèrent des ambassadeurs pour se mettre eux et leur ville à votre discrétion, disant qu'ils ne pouvoient rien faire de meilleur pour leur patrie, que de la soumettre à un homme si juste et si ennemi du crime ? Camille. Il est vrai : mais je renvoyai leurs ambassadeurs à Rome, afin que le sénat et le peuple décidassent. Fabius. Vous craigniez l'envie et la jalousie de vos concitoyens. p211 Camille. N'avais-je pas raison ? Plus on pratique la vertu au-dessus des autres, plus on doit craindre d'irriter leur jalousie ; d'ailleurs je devais cette déférence à la république. Mais on ne voulut point décider ; on me renvoya les ambassadeurs, et je finis l'affaire, comme je l'avais commencée, par un procédé généreux. Je laissai les falériens en liberté se gouverner eux-mêmes selon leurs lois ; je fis avec eux une paix juste et honorable pour leur ville. Fabius. J'ai ouï dire que les soldats de votre armée furent bien irrités de cette paix, car ils espéroient un grand pillage. Camille. Ne devais-je pas préférer la gloire de Rome et mon honneur à l'avarice des soldats ? Fabius. J'en conviens. Mais revenons à notre question ; vous ne savez peut-être pas que j'ai donné des marques de probité plus fortes que l'affaire de votre maître d'école. Camille. Non, je ne le sais point, et je ne saurais me le persuader. J'avais réglé avec Annibal qu'on échangerait p212 dans les deux armées les prisonniers, et que ceux qui ne pourroient être échangés seraient rachetés deux cent cinquante drachmes pour chaque homme. L' échange achevé, on trouva qu'il y avait encore, au-delà du nombre des carthaginois, deux cent cinquante romains qu'il falloit racheter. Le sénat désapprouve mon traité et refuse le paiement : j'envoie mon fils à Rome pour vendre mon bien, et je paie à mes dépens toutes les rançons que le sénat ne vouloit point payer. Vous n'étiez généreux qu'aux dépens de la république ; mais moi je l'ai été sur mon propre compte : vous ne l'aviez été que de concert avec le sénat, je l'ai été contre le sénat même. Camille. Il n'est pas difficile à un homme de coeur de sacrifier un peu d'argent pour se procurer tant de gloire. Pour moi, j'ai montré ma générosité en sauvant ma patrie ingrate : sans moi, les gaulois ne vous auraient pas même laissé une ville de Rome à défendre. Allons trouver Minos afin qu'il finisse notre contestation, et règle nos rangs. DIALOGUE 35 p213 Fabius Maximus Et Annibal. Un général d'armée doit sacrifier sa réputation au salut public. Annibal. Je vous ai fait passer de mauvais jours et de mauvaises nuits : avouez-le de bonne foi. Fabius. Il est vrai ; mais j'en ai eu ma revanche. Annibal. Pas trop : vous ne faisiez que reculer devant moi, que chercher des campements inaccessibles sur des montagnes ; vous étiez toujours dans les nues. C' était mal relever la réputation des romains que de montrer tant d'épouvante. Fabius. Il faut aller au plus pressé. Après tant de batailles perdues, j'eusse achevé la ruine de la république en hasardant de nouveaux combats. Il falloit relever le courage de nos troupes, les accoutumer à vos armes, à vos éléphants, à vos ruses, à votre ordre de bataille, vous p214 laisser amollir dans les plaisirs de Capoue, et attendre que vous usassiez peu-à-peu vos forces. Annibal. Mais cependant vous vous déshonoriez par votre timidité. Belle ressource pour la patrie après tant de malheurs, qu'un capitaine qui n'ose rien tenter, qui a peur de son ombre comme un lièvre, qui ne trouve point de rochers assez escarpés pour y faire grimper ses troupes toujours tremblantes ! C' était entretenir la lâcheté dans votre camp, et augmenter l'audace dans le mien. Fabius. Il valoit mieux se déshonorer par cette lâcheté que de faire massacrer toute la fleur des romains, comme Terentius Varro le fit à Cannes. Ce qui aboutit à sauver la patrie, et à rendre les victoires des ennemis inutiles, ne peut déshonorer un capitaine. On voit qu'il a préféré le salut public à sa propre réputation, qui lui est plus chère que sa vie ; et ce sacrifice de sa réputation doit lui en attirer une grande : encore même n'est-il pas question de sa réputation ; il ne s'agit que de discours téméraires de certains critiques qui n'ont pas des vues assez étendues pour prévoir de loin combien cette manière lente de faire la guerre sera enfin p215 avantageuse. Il faut laisser parler les gens qui ne regardent que ce qui est présent et que ce qui brille. Quand vous aurez obtenu par votre patience un bon succès, les gens même qui vous ont le plus condamné seront les plus empressés à vous applaudir. Ils ne jugent que par le succès ; ne songez qu'à réussir : si vous y parvenez, ils vous accableront de louanges. Annibal. Mais que vouliez-vous que pensassent vos alliés ? Fabius. Je les laissois penser tout ce qu'il leur plaisoit, pourvu que je sauvasse Rome, comptant bien que je serois justifié sur toutes leurs critiques après que j'aurais prévalu sur vous. Annibal. Sur moi ! Vous n'avez jamais eu cette gloire une seule fois. J'ai montré que je me savais jouer de toute votre science dans l'art militaire ; car, avec des feux attachés aux cornes d'un grand nombre de boeufs, je vous donnai le change, et je décampai la nuit pendant que vous vous imaginiez que j'étais auprès de votre camp. Fabius. Ces ruses-là peuvent surprendre tout le monde, mais elles n'ont rien décidé entre p216 nous. Enfin vous ne pouvez désavouer que je vous ai affoibli, que j'ai repris des places, que j'ai relevé de leurs chutes les troupes romaines : et si le plus jeune Scipion ne m'en eût dérobé la gloire, je vous aurais chassé de l'Italie. Si Scipion en est venu à bout, c'est qu'il y avait encore une Rome sauvée par la sagesse de Fabius. Cessez donc de vous moquer d'un homme qui, en reculant un peu devant vous, est cause que vous avez abandonné toute l'Italie et fait périr Carthage. Il n'est pas question d'éblouir par des commencements avantageux : l'essentiel est de bien finir. DIALOGUE 36 Rhadamanthe, Caton Le Censeur, Et Scipion L' Africain. Les plus grandes vertus sont gâtées par une humeur chagrine et caustique. Rhadamanthe. Qui es-tu donc, vieux romain ? Dis-moi ton nom. Tu as la physionomie assez mauvaise, un visage dur et rébarbatif. Tu as l'air d'un vilain rousseau ; du moins je crois que tu l'as p217 été pendant ta jeunesse. Tu avais, si je ne me trompe, plus de cent ans quand tu es mort. Caton. Point : je n'en avais que quatre-vingt-dix, et j'ai trouvé ma vie bien courte ; car j'aimois fort à vivre, et je me portois à merveille. Je m'appelle Caton. N'as-tu point ouï parler de moi, de ma sagesse, de mon courage contre les méchants ? Rhadamanthe. Ho ! Je te reconnois sans peine sur le portrait qu'on m'avait fait de toi. Te voilà tout juste, cet homme toujours prêt à se vanter et à mordre les autres. Mais j'ai un différent à régler entre toi et le grand Scipion qui vainquit Annibal. Holà ! Scipion, hâtez-vous de venir : voici Caton qui arrive enfin ; je prétends juger tout-à-l'heure votre vieille querelle. çà, que chacun défende sa cause. Scipion. Pour moi, j'ai à me plaindre de la jalousie maligne de Caton ; elle était indigne de sa haute réputation. Il se joignit à Fabius Maximus, et ne fut son ami que pour m'attaquer. Il vouloit m'empêcher de passer en Afrique. Ils étaient tous deux timides dans leur politique : d'ailleurs Fabius ne savait que sa vieille méthode de temporiser à la guerre, d'éviter p218 les batailles, de camper dans les nues, d'attendre que les ennemis se consumassent d'eux-mêmes. Caton, qui aimoit par pédanterie les vieilles gens, s'attacha à Fabius, et fut jaloux de moi, parceque j'étais jeune et hardi. Mais la principale cause de son entêtement fut son avarice : il vouloit qu'on fît la guerre avec épargne comme il plantoit ses choux et ses ognons. Pour moi, je voulois qu'on fît vivement la guerre, pour la finir bientôt avec avantage ; qu'on regardât non ce qu'il en coûterait, mais les actions que je ferais. Le pauvre Caton était désolé, car il vouloit toujours gouverner la république comme sa petite chaumière, et remporter des victoires à juste prix. Il ne voyait pas que le dessein de Fabius ne pouvait réussir. Jamais il n'aurait chassé Annibal d'Italie. Annibal était assez habile pour y subsister toujours aux dépens du pays, et pour conserver des alliés ; il aurait même toujours fait venir de nouvelles troupes d'Afrique par mer. Si Néron n'eût défait Asdrubal avant qu'il pût se joindre à son frère, tout était perdu, Fabius le temporiseur eût été sans ressource. Cependant Rome, pressée de si près par un tel ennemi, aurait succombé à la longue. Mais Caton ne voyait point cette nécessité de faire une puissante diversion, pour p219 transporter à Carthage la guerre qu'Annibal avait su porter jusqu'à Rome. Je demande donc réparation de tous les torts que Caton a eus contre moi, et des persécutions qu'il a faites à ma famille. Caton. Et moi je demande récompense d'avoir soutenu la justice et le bien public contre ton frère Lucius, qui était un brigand. Laissons là cette guerre d'Afrique, où tu fus plus heureux que sage. Venons au fait. N'est-ce pas une chose indigne que tu aies arraché à la république un commandement d'armée pour ton frère, qui en était incapable ? Tu promis de le suivre et de servir sous lui. Tu étais son pédagogue dans cette guerre contre Antiochus. Ton frère fit toutes sortes d'injustices et de concussions. Tu fermois les yeux pour ne les pas voir : la passion fraternelle t'avait aveuglé. Scipion. Mais quoi ! Cette guerre ne finit-elle pas glorieusement ? Le grand Antiochus fut défait, chassé, et repoussé des côtes d'Asie. C' est le dernier ennemi qui ait pu nous disputer la suprême puissance. Après lui tous les royaumes venoient tomber les uns sur les autres aux pieds des romains. p220 Caton. Il est vrai qu'Antiochus pouvait bien embarrasser, s'il eût cru les conseils d'Annibal : mais il ne fit que s'amuser, que se déshonorer par d'infames plaisirs. Il épousa dans sa vieillesse une jeune grecque. Philopoemen disoit alors que s'il eût été protecteur des achéens, il eût voulu sans peine défaire toute l'armée d'Antiochus, en la surprenant dans les cabarets. Ton frère, et toi, Scipion, vous n'eûtes pas grande peine à vaincre des ennemis qui s'étaient déja ainsi vaincus eux-mêmes par leur mollesse. Scipion. La puissance d'Antiochus était pourtant formidable. Caton. Mais revenons à notre affaire. Lucius ton frère n'a-t-il pas enlevé, pillé, ravagé ? Oserois-tu dire qu'il a gouverné en homme de bien ? Scipion. Après ma mort tu as eu la dureté de le condamner à une amende, et de vouloir le faire prendre par des licteurs. Caton. Il le méritoit bien. Et toi, qui avais... Scipion. Pour moi, je pris mon parti avec courage, p221 quand je vis que le peuple se tournoit contre moi. Au lieu de répondre à l'accusation, je dis : allons au Capitole remercier les dieux de ce qu'en un jour semblable à celui-ci je vainquis Annibal et les carthaginois. Après quoi je ne m'exposai plus à la fortune ; je me retirai à Linternum, loin d'une patrie ingrate, dans une solitude tranquille et respectée de tous les honnêtes gens, où j'attendis la mort en philosophe. Voilà ce que Caton, censeur implacable, me contraignit de faire. Voilà de quoi je demande justice. Caton. Tu me reproches ce qui fait ma gloire. Je n'ai épargné personne pour la justice. J'ai fait trembler tous les plus illustres romains. Je voyois combien les moeurs se corrompoient tous les jours par le faste et par les délices. Par exemple, peut-on me refuser d'immortelles louanges pour avoir chassé du sénat Lucius Quinctius qui avait été consul et qui était frère de T. Q. Flaminius vainqueur de Philippe roi de Macédoine, qui eut la cruauté de faire tuer un homme devant un jeune garçon qu'il aimoit, pour contenter la curiosité de cet enfant par un si horrible spectacle ? Scipion. J'avoue que cette action est juste, et que tu p222 as souvent puni le crime. Mais tu étais trop ardent contre tout le monde ; et quand tu avais fait une bonne action, tu t'en vantois trop grossièrement. Te souviens-tu d'avoir dit autrefois que Rome te devoit plus que tu ne devais à Rome ? Ces paroles sont ridicules dans la bouche d'un homme grave. Rhadamanthe. Que réponds-tu, Caton, à ce qu'il te reproche ? Caton. Que j'ai en effet soutenu la république romaine contre la mollesse et le faste des femmes qui en corrompoient les moeurs ; que j'ai tenu les grands dans la crainte des lois ; que j'ai pratiqué moi-même ce que j'ai enseigné aux autres ; et que la république ne m'a pas soutenu de même contre les gens qui n'étaient mes ennemis qu'à cause que je les avais attaqués pour l'intérêt de la patrie. Comme mon bien de campagne était dans le voisinage de celui de Manius Curius, je me proposai dès ma jeunesse d'imiter ce grand homme par la simplicité des moeurs, pendant que d'un autre côté je me proposois Démosthène pour mon modèle d'éloquence. On m'appeloit même le Démosthène latin. On me voyait tous les jours marchant nu avec mes p223 esclaves pour aller labourer la terre. Mais ne croyez pas que cette application à l'agriculture et à l'éloquence me détournât de l'art militaire. Dès l'âge de dix-sept ans je me montrai intrépide dans les guerres contre Annibal. Bientôt mon corps fut tout couvert de cicatrices. Quand je fus envoyé préteur en Sardaigne, je rejetai le luxe que tous les autres préteurs avaient introduit avant moi ; je ne songeai qu'à soulager le peuple, qu'à maintenir le bon ordre, qu'à rejeter tous les présents. Ayant été fait consul, je gagnai en Espagne au-deçà de Baetis une bataille contre les barbares. Après cette victoire, je pris plus de villes en Espagne que je n'y demeurai de jours. Scipion. Autre vanterie insupportable. Mais nous la connoissons déjà, car tu l'as souvent faite, et plusieurs morts venus ici depuis vingt ans me l'avaient racontée pour me réjouir. Mais, mon pauvre Caton, ce n'est pas devant moi qu'il faut parler ainsi ; je connois l'Espagne et tes belles conquêtes. Caton. Il est certain que quatre cents villes se rendirent presque en même temps, et tu n'en as jamais tant fait. p224 Scipion. Carthage seule vaut mieux que tes quatre cents villages. Caton. Mais que diras-tu de ce que je fis sous Maximus Acilius pour aller, au travers des précipices, surprendre Antiochus dans les montagnes entre la Macédoine et la Thessalie ? J'approuve cette action, et il serait injuste de lui refuser des louanges. On t'en doit aussi pour avoir réprimé les mauvaises moeurs. Mais on ne peut t'excuser sur ton avarice sordide. Caton. Tu parles ainsi parceque c'est toi qui as accoutumé les soldats à vivre délicieusement. Mais il faut se représenter que je me suis vu dans une république qui se corrompoit tous les jours. Les dépenses y augmentoient sans mesure. On y achetoit un poisson plus cher qu'un boeuf n'avait été vendu quand j'entrai dans les affaires publiques. Il est vrai que les choses qui étaient au plus bas prix me paroissoient encore trop chères, quand elles étaient inutiles. Je disois aux romains : à quoi vous sert de gouverner les nations, si vos femmes vaines et corrompues vous gouvernent ? Avois-je tort de parler ainsi ? On vivoit sans pudeur ; p225 chacun se ruinoit, et vivoit avec toute sorte de bassesse et de mauvaise foi, pour avoir de quoi soutenir ses folles dépenses. J'étais censeur, j'avais acquis de l'autorité par ma vieillesse et par ma vertu : pouvais-je me taire ? Scipion. Mais pourquoi être encore le délateur universel à quatre-vingt-dix ans ? C' est un beau métier à cet âge ! Caton. C' est le métier d'un homme qui n'a rien perdu de sa vigueur, ni de son zèle pour la république, et qui se sacrifie pour l'amour d'elle à la haine des grands, qui veulent être impunément dans le désordre. Scipion. Mais tu as été accusé aussi souvent que tu as accusé les autres. Il me semble que tu l'as été jusqu'à soixante et dix fois, et jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans. Caton. Il est vrai, je m'en glorifie. Il n'était pas possible que les méchants ne fissent, par des calomnies, une guerre continuelle à un homme qui ne leur a jamais rien pardonné. Scipion. Ce ne fut pas sans peine que tu te défendis contre les dernières accusations. p226 Je l'avoue : faut-il s'en étonner ? Il est bien malaisé de rendre compte de toute sa vie devant les hommes d'un autre siècle que celui où l'on a vécu. J'étais un pauvre vieillard exposé aux insultes de la jeunesse, qui croyait que je radotois, et qui comptoit pour des fables tout ce que j'avais fait autrefois. Quand je le racontois, ils ne faisoient que bâiller et que se moquer de moi, comme d'un homme qui se louoit sans cesse. Scipion. Ils n'avaient pas grand tort. Mais enfin pourquoi aimois-tu tant à reprendre les autres ? Tu étais comme un chien qui aboie contre tous les passants. Caton. J'ai trouvé toute ma vie que j'apprenois beaucoup plus en reprenant les fous qu'en fréquentant les sages. Les sages ne le sont qu'à demi, et ne donnent que de faibles leçons : mais les fous sont bien fous, et il n'y a qu'à les voir pour savoir comment il ne faut pas faire. Scipion. J'en conviens : mais toi qui étais si sage, pourquoi étais-tu d'abord si ennemi des grecs ? Caton. C' est que je craignois que les grecs ne nous p227 communiquassent bien plus leurs arts que leur sagesse, et leurs moeurs dissolues que leurs sciences. Je n'aimois point tous ces joueurs d'instruments, ces musiciens, ces poëtes, ces peintres, ces sculpteurs ; tout cela ne sert qu'à la curiosité et à une vie voluptueuse. Je trouvois qu'il valoit mieux garder notre simplicité rustique, notre vie laborieuse et pauvre dans l'agriculture, être plus grossiers et mieux vivre, moins discourir sur la vertu et la pratiquer davantage. Scipion. Pourquoi donc, dans la suite, pris-tu tant de peine dans ta vieillesse pour apprendre la langue grecque ? Caton. à la fin je me laissai enchanter par les sirènes comme les autres. Je prêtai l'oreille aux muses grecques. Mais je crains bien que tous ces petits sophistes grecs, qui viennent affamés à Rome pour faire fortune, n'achèvent de corrompre les moeurs romaines. Scipion. Ce n'est pas sans sujet que tu le crains : mais tu aurais dû craindre aussi de corrompre les moeurs romaines par ton avarice. Caton. Moi avare ! J'étais bon ménager ; je ne voulois p228 laisser rien perdre. Mais je ne dépensois que trop ! Rhadamanthe. Ho ! Voilà le langage de l'avarice, qui crait toujours être prodigue. Scipion. N'est-il pas honteux que tu aies abandonné l'agriculture pour te jeter dans l'usure la plus infame ? Tu ne trouvois pas sur tes vieux jours, à ce que j'ai ouï dire, que les terres et les troupeaux rapportassent assez de revenu : tu devins usurier. Est-ce là le métier d'un censeur qui veut réformer la ville ? Qu' as-tu à répondre ? Rhadamanthe. Tu n'oses parler, et je vois bien que tu es coupable. Voici une cause assez difficile à juger. Il faut, mon pauvre Caton, te punir et te récompenser tout ensemble. Tu m'embarrasses fort. Voici ma décision. Je suis touché de tes vertus et de tes grandes actions pour ta république : mais aussi quelle apparence de mettre un usurier dans les champs élysées ? Ce serait un trop grand scandale. Tu demeureras donc, s'il te plaît, à la porte : mais ta consolation sera d'empêcher les autres d'y entrer. Tu contrôleras tous ceux qui se présenteront ; tu seras censeur ici-bas, comme tu l'étais à Rome. Tu auras, pour menus plaisirs, toutes p229 les vertus du genre humain à critiquer. Je te livre L. Scipion, et L. Quintius, et tous les autres, pour répandre sur eux ta bile : tu pourras même l'exercer sur tous les autres morts qui viendront en foule de tout l'univers ; citoyens romains, grands capitaines, rois barbares, tyrans des nations, tous seront soumis à ton chagrin et à ta satire. Mais prends garde à Lucius Scipion ; car je l'établis pour te censurer à son tour impitoyablement. Tiens, voilà de l'argent pour en prêter à tous les morts qui n'en auront point dans la bouche pour passer la barque de (CARON) Si tu prêtes à quelqu'un à usure, Lucius ne manquera pas de m'en avertir, et je te punirai comme les plus infames voleurs. DIALOGUE 37 Scipion Et Annibal. La vertu seule fait sa récompense par le pur plaisir qui l'accompagne. Annibal. Nous voici assemblés, vous et moi, comme nous le fûmes en Afrique un peu avant la bataille de Zama. p230 Scipion. Il est vrai : mais la conférence d'aujourd'hui est bien différente de l'autre. Nous n'avons plus de gloire à acquérir, ni de victoire à remporter. Il ne nous reste qu'une ombre vaine et légère de ce que nous avons été, avec un souvenir de nos aventures qui ressemble à un songe. Voilà ce qui met d'accord Annibal et Scipion. Les mêmes dieux qui ont mis Carthage en poudre ont réduit à un peu de cendre le vainqueur de Carthage que vous voyez. Annibal. Sans doute c'est dans votre solitude de Linternum que vous avez appris toute cette belle philosophie. Scipion. Quand je ne l'aurais pas apprise dans ma retraite, je l'apprendrois ici : car la mort donne les plus grandes leçons pour désabuser de tout ce que le monde crait merveilleux. Annibal. La disgrace et la solitude ne vous ont pas été inutiles pour faire ces sages réflexions. J'en conviens ; mais vous n'avez pas eu moins que moi ces instructions de la fortune. Vous avez vu tomber Carthage, et il vous a fallu p231 abandonner votre patrie ; et après avoir fait trembler Rome, vous avez été contraint de vous dérober à sa vengeance par une vie errante de pays en pays. Annibal. Il est vrai : mais je n'ai abandonné ma patrie que quand je ne pouvais plus la défendre, et qu'elle ne pouvait me sauver du supplice ; je l'ai quittée pour épargner sa ruine entière, et pour ne voir point sa servitude. Au contraire, vous avez été réduit à quitter votre patrie au plus haut point de sa gloire, et d'une gloire qu'elle tenoit de vous. Y a-t-il rien de si amer ? Quelle ingratitude ! Scipion. C' est ce qu'il faut attendre des hommes quand on les sert le mieux. Ceux qui font le bien par ambition sont toujours mécontents : un peu plus tôt, un peu plus tard, la fortune les trahit, et les hommes sont ingrats pour eux. Mais quand on fait le bien pour l'amour de la vertu, la vertu qu'on aime récompense toujours assez par le plaisir qu'il y a à la suivre, et elle fait mépriser toutes les autres récompenses dont on est privé. DIALOGUE 38 p232 Scipion Et Annibal. L' ambition n'a point de bornes. Scipion. Il me semble que je suis encore à notre conférence avant la bataille de Zama ; mais nous ne sommes pas ici dans la même situation. Nous n'avons plus de différent ; toutes nos guerres sont éteintes dans les eaux du fleuve d'oubli. Après avoir conquis l'un et l'autre tant de provinces, une urne a suffi à recueillir nos cendres. Annibal. Tout cela est vrai : notre gloire passée n'est plus qu'un songe ; nous n'avons plus rien à conquérir ici : pour moi, je m'en ennuie. Scipion. Il faut avouer que vous étiez bien inquiet et bien insatiable. Annibal. Pourquoi ? Je trouve que j'étais bien modéré. p233 Scipion. Modéré ! Quelle modération ! D'abord les carthaginois ne songeoient qu'à se maintenir en Sicile dans la partie occidentale. Le sage roi Gélon, et puis le tyran Denys, leur avaient donné bien de l'exercice. Annibal. Il est vrai : mais dès-lors nous songions à subjuguer toutes ces villes florissantes qui se gouvernoient en république, comme Léonte, Agrigente, Sélinonte. Scipion. Mais enfin les romains et les carthaginois étant vis-à-vis les uns des autres, la mer entre deux, se regardoient d'un oeil jaloux, et se disputoient l'île de Sicile, qui était au milieu des deux peuples prétendants. Voilà à quoi se bornoit votre ambition. Annibal. Point du tout. Nous avions encore nos prétentions du côté de l'Espagne. Carthage la neuve nous donnoit en ce pays-là un empire presque égal à celui de l'ancienne au milieu de l'Afrique. Scipion. Tout cela est vrai. Mais c'était par quelque port pour vos marchandises que vous aviez commencé à vous établir sur les côtes d'Espagne : p234 les facilités que vous y trouvâtes vous donnèrent peu-à-peu la pensée de conquérir ces vastes régions. Annibal. Dès le temps de notre première guerre contre les romains, nous étions puissants en Espagne, et nous en aurions été bientôt les maîtres sans votre république. Scipion. Enfin le traité que nous conclûmes avec les carthaginois les obligeoit à renoncer à tous les pays qui sont entre les Pyrénées et l'Ebre. Annibal. La force nous réduisit à cette paix honteuse : nous avions fait des pertes infinies sur terre et sur mer. Mon père ne songea qu'à nous relever après cette chute. Il me fit jurer sur les autels, à l'âge de neuf ans, que je serois jusqu'à la mort ennemi des romains. Je le jurai, je l'ai accompli. Je suivis mon père en Espagne ; après sa mort, je commandai l'armée carthaginoise, et vous savez ce qui arriva. Scipion. Oui, je le sais, et vous le savez bien aussi à vos dépens. Mais si vous fîtes bien du chemin, c'est que vous trouvâtes la fortune qui venait par-tout au-devant de vous pour vous solliciter à la suivre. L' espérance de vous joindre p235 aux gaulois, nos anciens ennemis, vous fit passer les Pyrénées. La victoire que vous remportâtes sur nous au bord du Rhône vous encouragea à passer les Alpes : vous y perdîtes beaucoup de soldats, de chevaux, et d'éléphants. Quand vous fûtes passé, vous défîtes sans peine nos troupes étonnées que vous surprîtes à Ticinum. Une victoire en attire une autre en consternant les vaincus, et en procurant aux vainqueurs beaucoup d'alliés ; car tous les peuples du pays se donnent en foule aux plus forts. Annibal. Mais la bataille de Trébie, qu'en pensez-vous ? Scipion. Elle vous coûta peu, venant après tant d'autres. Après cela vous fûtes le maître de l'Italie. Trasimène et Cannes furent plutôt des carnages que des batailles. Vous perçâtes toute l'Italie. Dites la vérité, vous n'aviez pas d'abord espéré de si grands succès. Annibal. Je ne savais pas bien jusqu'où je pourrois aller ; mais je voulois tenter la fortune. Je déconcertai les romains par un coup si hardi et si imprévu. Quand je trouvai la fortune si favorable, je crus qu'il falloit en profiter : le p236 succès me donna des desseins que je n'aurais jamais osé concevoir. Scipion. Hé bien ! N'est-ce pas là ce que je disois ? La Sicile, l'Espagne, l'Italie, n'étaient plus rien pour vous. Les grecs, avec lesquels vous vous étiez ligués, auraient bientôt subi votre joug. Annibal. Mais, vous qui parlez, n'avez-vous pas fait précisément ce que vous nous reprochez d'avoir été capables de faire ? L' Espagne, la Sicile, Carthage même, et l'Afrique, ne furent rien : bientôt toute la Grèce, la Macédoine, toutes les îles, l'égypte, l'Asie, tombèrent à vos pieds ; et vous aviez encore bien de la peine à souffrir que les parthes et les arabes fussent libres. Le monde entier était trop petit pour ces romains qui, pendant cinq cents ans, avaient été bornés à vaincre autour de leur ville les volsques, les sabins, et les samnites. DIALOGUE 39 p237 Sylla, Catilina, Et César. Les funestes suites du vice ne corrigent point les princes corrompus. Sylla. Je viens à la hâte vous donner un avis, César, et je mène avec moi un bon second pour vous persuader. C' est Catilina. Vous le connoissez, et vous n'avez été que trop de sa cabale. N'ayez point de peur de nous ; les ombres ne font point de mal. César. Je me passerois bien de votre visite : vos figures sont tristes, et vos conseils le seront peut-être encore davantage. Qu' avez-vous donc de si pressé à me dire ? Sylla. Qu' il ne faut point que vous aspiriez à la tyrannie. César. Pourquoi ? N'y avez-vous pas aspiré vous-mêmes ? Sylla. Sans doute, et c'est pour cela que nous sommes p238 plus croyables quand nous vous conseillons d'y renoncer. César. Pour moi, je veux vous imiter en tout, chercher la tyrannie comme vous l'avez cherchée, et ensuite revenir comme vous de l'autre monde après ma mort désabuser les tyrans qui viendront en ma place. Sylla. Il n'est pas question de ces gentillesses et de ces jeux d'esprit : nous autres ombres, nous ne voulons rien que de sérieux. Venons au fait. J'ai quitté volontairement la tyrannie, et m'en suis bien trouvé. Catilina s'est efforcé d'y parvenir, et a succombé malheureusement. Voilà deux exemples bien instructifs pour vous. César. Je n'entends point tous ces beaux exemples. Vous avez tenu la république dans les fers, et vous avez été assez mal-habile homme pour vous dégrader vous-même. Après avoir quitté la suprême puissance, vous êtes demeuré avili, obscur, inutile, abattu. L' homme fortuné fut abandonné de la fortune. Voilà déja un de vos exemples que je ne comprends point. Pour l'autre, Catilina a voulu se rendre le maître, et a bien fait jusque-là. Il n'a pas bien su p239 prendre ses mesures, tant pis pour lui. Quant à moi, je ne tenterai rien qu'avec de bonnes précautions. Catilina. J'avais pris les mêmes mesures que vous : flatter la jeunesse, la corrompre par des plaisirs, l'engager dans des crimes, l'abymer par la dépense et par les dettes, s'autoriser par des femmes d'un esprit intrigant et brouillon. Pouviez-vous mieux faire ? César. Vous dites là des choses que je ne connois point. Chacun fait comme il peut. Catilina. Vous pouvez éviter les maux où je suis tombé, et je suis venu vous en avertir. Sylla. Pour moi, je vous le dis encore, je me suis bien trouvé d'avoir renoncé aux affaires avant ma mort. César. Renoncer aux affaires ! Faut-il abandonner la république dans ses besoins ? Sylla. Hé ! Ce n'est pas ce que je vous dis. Il y a bien de la différence entre la servir ou la tyranniser. p240 César. Hé ! Pourquoi donc avez-vous cessé de la servir ? Sylla. Ho ! Vous ne voulez pas m'entendre. Je dis qu'il faut servir la patrie jusqu'à la mort ; mais qu'il ne faut ni chercher la tyrannie, ni s'y maintenir quand on y est parvenu. DIALOGUE 40 César Et Caton. Le pouvoir despotique et tyrannique, loin d'assurer le repos et l'autorité des princes, les rend au contraire malheureux, et entraîne inévitablement leur ruine. César. Hélas ! Mon cher Caton, te voilà en pitoyable état ! L' horrible plaie ! Caton. Je me perçai moi-même à Utique, après la bataille de Pharsale, pour ne point survivre à la liberté. Mais toi, à qui je fais pitié, d'où vient que tu m'as suivi de si près ? Qu' est-ce que j'aperçois ? Combien de plaies sur ton corps ! Attends que je les compte. En voilà vingt-trois ! p241 César. Tu seras bien surpris quand tu sauras que j'ai été percé d'autant de coups au milieu du sénat par mes meilleurs amis. Quelle trahison ! Caton. Non, je n'en suis point surpris. N'étais-tu pas le tyran de tes amis aussi bien que du reste des citoyens ? Ne devoient-ils pas prêter leurs bras à la vengeance de la patrie opprimée ? Il faudrait immoler non seulement son ami, mais encore son propre frère, à l'exemple de Timoléon, et ses propres enfants, comme fit l'ancien Brutus. César. Un de ses descendants n'a que trop suivi cette belle leçon. C' est Brutus, que j'aimois tant, et qui passoit pour mon propre fils, qui a été le chef de la conjuration pour me massacrer. Caton. ô heureux Brutus, qui a rendu Rome libre, et qui a consacré ses mains dans le sang d'un nouveau Tarquin plus impie et plus superbe que celui qui fut chassé par Junius ! César. Tu as toujours été prévenu contre moi, et outré dans tes maximes de vertu. p242 Caton. Qui est-ce qui m'a prévenu contre toi ? Ta vie dissolue, prodigue, artificieuse, efféminée, tes dettes, tes brigues, ton audace ; voilà ce qui a prévenu Caton contre cet homme dont la ceinture, la robe traînante, l'air de mollesse, ne promettoient rien qui fût digne des anciennes moeurs. Tu ne m'as point trompé : m'avait cru... César. Tu m'aurais enveloppé dans la conjuration de Catilina pour me perdre. Caton. Alors tu vivois en femme, et tu n'étais homme que contre ta patrie. Que ne fis-je point pour te convaincre ! Mais Rome courait à sa perte, et elle ne vouloit pas connoître ses ennemis. César. Ton éloquence me fit peur, je l'avoue, et j'eus recours à l'autorité. Mais tu ne peux désavouer que je me tirai d'affaire en habile homme. Caton. Dis en habile scélérat. Tu éblouissois les plus sages par tes discours modérés et insinuants : tu favorisois les conjurés sous prétexte p243 de ne pousser pas la rigueur trop loin. Moi seul je résistai en vain : dès-lors les dieux étaient irrités contre Rome. César. Dis-moi la vérité : tu craignois après la bataille de Pharsale de tomber entre mes mains ; tu aurais été fort embarrassé de paraître devant moi. Hé ! Ne savais-tu pas que je ne voulois que vaincre et pardonner ? Caton. C' est le pardon du tyran, c'est la vie même, oui, la vie de Caton due à César, que je craignois. Il valoit mieux mourir que de te voir. César. Je t'aurais traité généreusement, comme je traitai ton fils. Ne valoit-il pas mieux secourir encore la république ? Caton. Il n'y a plus de république dès qu'il n'y a plus de liberté. César. Mais quoi ! être furieux contre soi-même ? Caton. Mes propres mains m'ont mis en liberté malgré le tyran, et j'ai méprisé la vie qu'il m'eût offerte. Pour toi, il a fallu que tes propres amis t'aient déchiré comme un monstre. p244 César. Mais si la vie était si honteuse pour un romain après ma victoire, pourquoi m'envoyer ton fils ? Voulois-tu le faire dégénérer ? Caton. Chacun prend son parti selon son coeur pour vivre ou pour mourir. Caton ne pouvait que mourir : son fils, moins grand que lui, pouvait encore supporter la vie, et espérer, à cause de sa jeunesse, des temps plus libres et plus heureux. Hélas ! Que ne souffris-je point lorsque je laissai aller mon fils vers le tyran ! César. Mais pourquoi me donnes-tu le nom de tyran ? Je n'ai jamais pris le titre de roi. Caton. Il est question de la chose, et non pas du nom. De plus, combien de fois te vit-on prendre divers détours pour accoutumer le sénat et le peuple à ta royauté ! Antoine même, dans la fête des lupercales, fut assez imprudent pour te mettre, sous une apparence de jeu, un diadème autour de la tête. Ce jeu parut trop sérieux, et fit horreur. Tu sentis bien l'indignation publique, et tu renvoyas à Jupiter un honneur que tu n'osois accepter. Voilà ce qui acheva de déterminer les conjurés à ta p245 perte. Hé bien ! Ne savons-nous pas ici-bas d'assez bonnes nouvelles ? César. Trop bonnes ! Mais tu ne me fais pas justice. Mon gouvernement a été doux ; je me suis comporté en vrai père de la patrie : on en peut juger par la douleur que le peuple témoigna après ma mort. C' est un temps où tu sais que la flatterie n'est plus de saison. Hélas ! Les pauvres gens, quand on leur présenta ma robe sanglante, voulurent me venger. Quels regrets ! Quelle pompe au champ de Mars à mes funérailles ! Qu' as-tu à répondre ? Caton. Que le peuple est toujours peuple, crédule, grossier, capricieux, aveugle, ennemi de son véritable intérêt. Pour avoir favorisé les successeurs du tyran et persécuté ses libérateurs, qu'est-ce que ce peuple n'a pas souffert ? On a vu ruisseler le plus pur sang des citoyens par d'innombrables proscriptions. Les triumvirs ont été plus barbares que les gaulois mêmes qui prirent Rome. Heureux qui n'a point vu ces jours de désolation ! Mais enfin parle-moi. ô tyran, pourquoi déchirer les entrailles de Rome ta mère ? Quel fruit te reste-t-il d'avoir mis ta patrie dans les fers ? Est-ce de la gloire que tu cherchois ? N'en aurais-tu pas trouvé p246 une plus pure et plus éclatante à conserver la liberté et la grandeur de cette ville reine de l'univers, comme les Fabius, les Fabricius, les Marcellus, les Scipions ? Te falloit-il une vie douce et heureuse ? L' as-tu trouvée dans les horreurs inséparables de la tyrannie ? Tous les jours de ta vie étaient pour toi aussi périlleux que celui où tant de bons citoyens immortalisèrent leur vertu en te massacrant. Tu ne voyois aucun vrai romain dont le courage ne dût te faire pâlir d'effroi. Est-ce donc là cette vie tranquille et heureuse que tu as achetée par tant de peines et de crimes ? Mais que dis-je ? Tu n'as pas même eu le temps de jouir du fruit de ton impiété. Parle, parle, tyran ; tu as maintenant autant de peine à soutenir mes regards que j'en aurais eu à souffrir ta présence odieuse quand je me donnai la mort à Utique. Dis, si tu l'oses, que tu as été heureux. César. J'avoue que je ne l'étais pas : mais c'étaient tes semblables qui troubloient mon bonheur. Caton. Dis plutôt que tu le troublois toi-même. Si tu avais aimé la patrie, la patrie t'aurait aimé. Celui que la patrie aime n'a pas besoin de gardes : la patrie entière veille autour de lui. p247 La vraie sûreté est de ne faire que du bien, et d'intéresser le monde entier à sa conservation. Tu as voulu régner et te faire craindre. Hé bien ! Tu as régné, on t'a craint : mais les hommes se sont délivrés du tyran et de la crainte tout ensemble. Ainsi périssent ceux qui, voulant être craints de tous les hommes, ont eux-mêmes tout à craindre de tous les hommes intéressés à les prévenir et à se délivrer de leur tyrannie. César. Mais cette puissance que tu appelles tyrannique était devenue nécessaire. Rome ne pouvait plus soutenir sa liberté ; il lui falloit un maître. Pompée commençoit à l'être : je ne pus souffrir qu'il le fût à mon préjudice. Caton. Il falloit abattre le tyran sans aspirer à la tyrannie. Après tout, si Rome était assez lâche pour ne pouvoir plus se passer d'un maître, il valoit mieux laisser faire ce crime à un autre. Quand un voyageur va tomber entre les mains des scélérats qui se préparent à le voler, faut-il les prévenir en se hâtant de faire une action si horrible ? Mais la trop grande autorité de Pompée t'a servi de prétexte. Ne sait-on pas ce que tu dis, en allant en Espagne, dans une petite ville où divers citoyens briguoient la p248 magistrature ? Crois-tu qu'on ait oublié ces vers grecs qui étaient si souvent dans ta bouche ? De plus, si tu connoissois la misère et l'infamie de la tyrannie, que ne la quittois-tu ? César. Hé ! Quel moyen de la quitter ? Le sentier par où on y monte est rude et escarpé : mais il n'y a point de chemin pour en descendre ; on n'en sort que pour tomber dans le précipice. Caton. Malheureux ! Pourquoi donc y aspirer ? Pourquoi tout renverser pour y parvenir ? Pourquoi verser tant de sang, et n'épargner pas le tien même, qui fut encore répandu trop tard ? Tu cherches de vaines excuses. César. Et toi, tu ne me réponds pas : je te demande comment on peut avec sûreté quitter la tyrannie. Caton. Va le demander à Sylla, et tais-toi. Consulte ce monstre affamé de sang : son exemple te fera rougir. Adieu ; je crains que l'ombre de Brutus ne soit indignée, si elle me voit parler avec toi. DIALOGUE 41 p249 Caton Et Cicéron. Caractère de ces deux philosophes, avec un admirable contraste de ce qu'il y avait de trop farouche et de trop austère dans la vertu de l'un, et de trop faible dans celle de l'autre. Caton. Il y a longtemps, grand orateur, que je vous attendois ici. Il y a longtemps que vous y deviez arriver. Mais vous y êtes venu le plus tard qu'il vous a été possible. Cicéron. J'y suis venu après une mort pleine de courage. J'ai été la victime de la république ; car depuis le temps de la conjuration de Catilina, où j'avais sauvé Rome, personne ne pouvait plus être ennemi de la république, sans me déclarer la guerre. Caton. J'ai pourtant su que vous aviez trouvé grace auprès de César par vos soumissions, que vous lui prodiguiez les plus magnifiques louanges, que vous étiez l'ami intime de tous ses lâches p250 favoris, et que vous persuadiez même dans vos lettres d'avoir recours à sa clémence, pour vivre en paix au milieu de Rome dans la servitude. Voilà à quoi sert l'éloquence. Cicéron. Il est vrai que j'ai harangué César pour obtenir la grace de Marcellus et de Ligarius. Caton. Hé ! Ne vaut-il pas mieux se taire que d'employer son éloquence à flatter un tyran ? ô Cicéron, j'ai su plus que vous : j'ai su me taire et mourir. Cicéron. Vous n'avez pas vu une belle observation que j'ai faite dans mes offices, qui est que chacun doit suivre son caractère. Il y a des hommes d'un naturel fier et intraitable, qui doivent soutenir cette vertu austère et farouche jusqu'à la mort : il ne leur est pas permis de supporter la vue du tyran ; ils n'ont d'autre ressource que celle de se tuer. Il y a une autre vertu, douce et plus sociable, de certaines personnes modérées qui aiment mieux la république que leur propre gloire : ceux-là doivent vivre, et ménager le tyran pour le bien public ; ils se doivent à leurs citoyens, et il ne leur est pas permis d'achever par une mort précipitée la ruine de leur patrie. p251 Caton. Vous avez bien rempli ce devoir ; et, s'il faut juger de votre amour pour Rome par votre crainte de la mort, il faut avouer que Rome vous doit beaucoup. Mais les gens qui parlent si bien devraient ajuster toutes leurs paroles avec assez d'art pour ne se pas contredire eux-mêmes. Ce Cicéron qui a élevé jusqu'au ciel César, et qui n'a point eu de honte de prier les dieux de n'envier pas un si grand bien aux hommes, de quel front a-t-il pu dire ensuite que les meurtriers de César étaient les libérateurs de la patrie ? Quelle grossière contradiction ! Quelle lâcheté infame ! Peut-on se fier à la vertu d'un homme qui parle ainsi selon le temps ? Cicéron. Il falloit bien s'accommoder aux besoins de la république. Cette souplesse valoit encore mieux que la guerre d'Afrique entreprise par Scipion et par vous contre les règles de la prudence. Pour moi, je l'avais bien prédit (et l'on n'a qu'à lire mes lettres) que vous succomberiez. Mais votre naturel inflexible et âpre ne pouvait souffrir aucun tempérament ; vous étiez né pour les extrémités. Caton. Et vous pour tout craindre, comme vous p252 l'avez souvent avoué vous-même. Vous n'étiez capable que de prévoir des inconvénients. Ceux qui prévaloient vous entraînoient toujours jusqu'à vous faire dédire de vos premiers sentiments. Ne vous a-t-on pas vu admirer Pompée, et exhorter tous vos amis à se livrer à lui ? Ensuite n'avez-vous pas cru que Pompée mettrait Rome dans la servitude, s'il surmontoit César ? Comment, disiez-vous, croira-t-il les gens de bien s'il est le maître, puisqu'il ne veut croire aucun de nous pendant la guerre où il a besoin de notre secours ? Enfin n'avez-vous pas admiré César ? N'avez-vous pas recherché et loué Octave ? Cicéron. Mais j'ai attaqué Antoine. Qu' y a-t-il de plus véhément que mes harangues contre lui, semblables à celles de Démosthène contre Philippe ? Caton. Elles sont admirables : mais Démosthène savait mieux que vous comment il faut mourir ; Antipater ne put lui donner la mort ni la vie. Falloit-il fuir comme vous fîtes, sans savoir où vous alliez, et attendre la mort des mains de Popilius ? J'ai mieux fait de me la donner moi-même à Utique. p253 Cicéron. Et moi j'aime mieux n'avoir point désespéré de la république jusqu'à la mort, et l'avoir soutenue par des conseils modérés, que d'avoir fait une guerre faible et imprudente, et d'avoir fini par un coup de désespoir. Caton. Vos négociations ne valoient pas mieux que ma guerre d'Afrique : car Octave, tout jeune qu'il était, s'est joué de ce grand Cicéron qui était la lumière de Rome. Il s'est servi de vous pour s'autoriser ; ensuite il vous a livré à Antoine. Mais vous, qui parlez de guerre, l'avez-vous jamais su faire ? Je n'ai pas encore oublié votre belle conquête de Pindenisse, petite ville des détraits de la Cilicie ; un parc de moutons n'est guère plus facile à prendre. Pour cette belle expédition il vous falloit un triomphe, si on eût voulu vous en croire ; les supplications ordonnées par le sénat ne suffisoient pas pour de tels exploits. Voici ce que je répondis aux sollicitations que vous me fîtes là-dessus. Vous devez être plus content, disois-je, des louanges du sénat, que vous avez méritées par votre bonne conduite, que d'un triomphe ; car le triomphe marquerait moins la vertu du triomphateur que le bonheur dont les dieux p254 auraient accompagné ses entreprises. C' est ainsi qu'on tâche d'amuser comme on peut les hommes vains et incapables de se faire justice. Cicéron. Je reconnois que j'ai toujours été passionné pour les louanges ; mais faut-il s'en étonner ? N'en ai-je pas mérité de grandes par mon consulat, par mon amour pour la république, par mon éloquence, enfin par mon goût pour la philosophie ? Quand je ne voyois plus de moyens de servir Rome dans ses malheurs, je me consolois dans une honnête oisiveté à raisonner, à écrire sur la vertu. Caton. Il valoit mieux la pratiquer dans les périls, que d'en écrire. Avouez-le franchement, vous n'étiez qu'un faible copiste des grecs : vous mêliez Platon avec épicure, l'ancienne académie avec la nouvelle ; et après avoir fait l'historien sur leurs préceptes dans des dialogues où un homme parloit presque toujours seul, vous ne pouviez presque jamais rien conclure. Vous étiez toujours étranger dans la philosophie, et vous ne songiez qu'à orner votre esprit de ce qu'elle a de beau. Enfin vous avez toujours été flottant en politique et en philosophie. p255 Cicéron. Adieu, Caton. Votre mauvaise humeur va trop loin. à vous voir si chagrin, on croirait que vous regrettez la vie. Pour moi, je suis consolé de l'avoir perdue, quoique je n'aie point tant fait le brave. Vous vous en faites trop accroire, pour avoir fait en mourant ce qu'ont fait beaucoup d'esclaves avec autant de courage que vous. DIALOGUE 42 César Et Alexandre. Caractères d'un tyran, et d'un prince qui, étant né avec les plus belles qualités pour faire un grand roi, s'abandonne à son orgueil et à ses passions. L' un et l'autre sont les fléaux du genre humain ; mais l'un est à plaindre, et l'autre fait l'horreur de l'humanité. Alexandre. Qui est donc ce romain nouvellement venu ? Il est percé de bien des coups. Ah ! J'entends qu'on dit que c'est César. Je te salue, grand romain : on disoit que tu devais aller vaincre les parthes et conquérir tout l'orient ; d'où vient que nous te voyons ici ? p256 César. Mes amis m'ont assassiné dans le sénat. Alexandre. Pourquoi étais-tu devenu leur tyran, toi qui n'étais qu'un simple citoyen de Rome ? César. C' est bien à toi à parler ainsi ! N'as-tu pas fait l'injuste conquête de l'Asie ? N'as-tu pas mis la Grèce dans la servitude ? Alexandre. Oui : mais les grecs étaient des peuples étrangers et ennemis de la Macédoine. Je n'ai point mis, comme toi, dans les fers ma propre patrie ; au contraire, j'ai donné aux macédoniens une gloire immortelle avec l'empire de tout l'orient. César. Tu as vaincu des hommes efféminés, tu es devenu aussi efféminé qu'eux. Tu as pris les richesses des perses, et les richesses des perses t'ont vaincu en te corrompant. As-tu porté jusqu'aux enfers cet orgueil insensé qui te fit croire que tu étais un dieu ? Alexandre. J'avoue mes fautes et mes erreurs. Mais est-ce à toi à me reprocher ma mollesse ? Ne sait-on pas ta vie infame en Bithynie, ta corruption à Rome, où tu n'obtins les honneurs que p257 par des intrigues honteuses ? Sans tes infamies tu n'aurais jamais été qu'un particulier dans ta république. Il est vrai aussi que tu vivrois encore. César. Le poison fit contre toi à Babylone ce que le fer a fait contre moi dans Rome. Alexandre. Mes capitaines n'ont pu m'empoisonner sans crime ; tes concitoyens ; en te poignardant, sont les libérateurs de leur patrie : ainsi nos morts sont bien différentes. Mais nos jeunesses le sont encore davantage : la mienne fut chaste, noble, ingénue ; la tienne fut sans pudeur et sans probité. César. Ton ombre n'a rien perdu de l'orgueil et de l'emportement qui ont paru dans ta vie. Alexandre. J'ai été emporté par mon orgueil, je l'avoue. Ta conduite a été plus mesurée que la mienne : mais tu n'as point imité ma candeur et ma franchise. Il falloit être honnête homme avant que d'aspirer à la gloire de grand homme. J'ai été souvent faible et vain ; mais au moins j'étais meilleur pour ma patrie et moins injuste que toi. p258 César. Tu fais grand cas de la justice sans l'avoir suivie. Pour moi, je crois que le plus habile homme doit se rendre le maître, et puis gouverner sagement. Alexandre. Je ne l'ai que trop cru comme toi. éaque, Rhadamanthe et Minos m'en ont sévèrement repris, et ont condamné mes conquêtes. Je n'ai pourtant jamais cru dans mes égarements qu'il fallût mépriser la justice. Tu te trouves mal de l'avoir violée. César. Les romains ont beaucoup perdu en me tuant : j'avais fait des projets pour les rendre heureux. Alexandre. Le meilleur projet eût été d'imiter Sylla, qui, ayant été tyran de sa patrie comme toi, lui rendit la liberté : tu aurais fini ta vie en paix comme lui. Mais tu ne peux me croire : je te quitte, et vais t'attendre devant les trois juges qui te vont juger. DIALOGUE 43 p259 Pompée Et César. Rien n'est plus fatal dans un état libre que la corruption des femmes et la prodigalité de ceux qui aspirent à la tyrannie. Pompée. Je m'épuise en dépenses pour plaire aux romains, et j'ai bien de la peine à y parvenir. à l'âge de vingt-cinq ans j'avais déja triomphé. J'ai vaincu Sertorius, Mithridate, les pirates de Cilicie. Ces trois triomphes m'ont attiré mille envieux. Je fais sans cesse des largesses, je donne des spectacles, j'attire par mes bienfaits des clients innombrables ; tout cela n'apaise point l'envie. Le chagrin Caton refuse même mon alliance. Mille autres me traversent dans mes desseins. Mon beau-père, que pensez-vous là-dessus ? Vous ne dites rien ? César. Je pense que vous prenez de fort mauvais moyens pour gouverner la république. Pompée. Comment donc ! Que voulez-vous dire ? En p260 sauriez-vous de meilleurs que de donner à pleines mains aux particuliers pour enlever leurs suffrages, et que de gagner la faveur du peuple par des gladiateurs, par des combats de bêtes farouches, par des mesures de blé et de vin, enfin que d'avoir beaucoup de clients zélés pour les sportules que je donne ? Cinna, Marius, Sylla, tous les autres les plus habiles, n'ont-ils pas pris ce chemin-là ? César. Tout cela ne va point au but, et vous n'y entendez rien. Catilina était de meilleur sens que tous ces gens-là. Pompée. En quoi ? Vous me surprenez : parlez-vous sérieusement ? César. Oui. Je ne fus jamais si sérieux. Pompée. Quel est donc ce secret pour apaiser l'envie, pour guérir les soupçons, pour charmer les patriciens et les plébéiens ? César. Le voulez-vous savoir ? Faites comme moi. Je ne vous conseille que ce que je pratique moi-même. Pompée. Quoi ? Flatter le peuple sous une apparence p261 de justice et de liberté ? Faire le tribun ardent et le zélé Gracchus ? César. C' est quelque chose, mais ce n'est pas tout ; il y a encore quelque chose de bien plus sûr. Pompée. Quoi donc ? Est-ce quelque enchantement magique, quelque invocation de génie, quelque science des astres ? César. Bon ! Tout cela n'est rien : ce ne sont que contes de vieilles. Pompée. Ho ! Vous êtes bien méprisant. Vous avez donc quelque commerce avec les dieux, comme Numa, Scipion, et plusieurs autres ? César. Non, tous ces artifices-là sont usés. Pompée. Quoi donc ? Enfin ne me tenez plus en suspens. César. Voici les deux points fondamentaux de ma doctrine : premièrement, corrompre toutes les femmes, pour entrer dans le secret le plus intime de toutes les familles ; en second lieu, emprunter et dépenser toujours sans mesure, ne payer jamais rien. Chaque créancier est p262 intéressé à avancer votre fortune, pour ne perdre point l'argent que vous lui devez. Ils vous donnent leurs suffrages ; ils remuent ciel et terre pour vous procurer ceux de leurs amis. Plus vous avez de créanciers, plus votre brigue est forte. Pour me rendre maître de Rome, je travaille à être le débiteur universel de toute la ville. Plus je suis ruiné, plus je suis puissant. Il n'y a qu'à dépenser, les richesses nous viennent comme un torrent. DIALOGUE 44 Cicéron Et Auguste. Obliger des ingrats, c'est se perdre soi-même. Auguste. Bonjour, grand orateur. Je suis ravi de vous revoir ; car je n'ai pas oublié toutes les obligations que je vous ai. Cicéron. Vous pouvez vous en souvenir ici-bas, mais vous ne vous en souveniez guère dans le monde. Auguste. Après votre mort même je trouvai un jour un de mes petits-fils qui lisoit vos ouvrages : p263 il craignit que je ne blâmasse cette lecture, et fut embarrassé ; mais je le rassurai, en disant de vous : c'était un grand homme, et qui aimoit bien sa patrie. Vous voyez que je n'ai pas attendu la fin de ma vie pour bien parler de vous. Cicéron. Belle récompense de tout ce que j'ai fait pour vous élever ! Quand vous parûtes, jeune et sans autorité, après la mort de César, je vous donnai mes conseils, mes amis, mon crédit. Auguste. Vous le faisiez moins pour l'amour de moi que pour contrebalancer l'autorité d'Antoine, dont vous craigniez la tyrannie. Cicéron. Il est vrai, je craignis moins un enfant que cet homme puissant et emporté. En cela je me trompois, car vous étiez plus dangereux que lui. Mais enfin vous me devez votre fortune. Que ne disois-je point au sénat, pendant que vous étiez au siège de Modène, où les deux consuls Hirtius et Pansa, victorieux, périrent ? Leur victoire ne servit qu'à vous mettre à la tête de l'armée. C' était moi qui avais fait déclarer la république contre Antoine par mes harangues qu'on a nommées philippiques. Au p264 lieu de combattre pour ceux qui vous avaient mis les armes à la main, vous vous unîtes lâchement avec votre ennemi Antoine, et avec Lépide, le dernier des hommes, pour mettre Rome dans les fers. Quand ce monstrueux triumvirat fut formé, vous vous demandâtes des têtes les uns aux autres. Chacun, pour obtenir des crimes de son compagnon, était obligé d'en commettre. Antoine fut contraint de sacrifier à votre vengeance L. César, son propre oncle, pour obtenir de vous ma tête ; et vous m'abandonnâtes indignement à sa fureur. Auguste. Il est vrai, je ne pus résister à un homme dont j'avais besoin pour me rendre maître du monde. Cette tentation est violente, et il faut l'excuser. Cicéron. Il ne faut jamais excuser une si noire ingratitude. Sans moi vous n'auriez jamais paru dans le gouvernement de la république. Oh ! Que j'ai de regret aux louanges que je vous ai données ! Vous êtes devenu un tyran cruel ; vous n'étiez qu'un ami trompeur et perfide. Auguste. Voilà un torrent d'injures. Je crois que vous allez faire contre moi une philippique p265 plus véhémente que celles que vous fîtes contre Antoine. Cicéron. Non, j'ai laissé mon éloquence en passant les ondes du Styx : mais la postérité saura que je vous ai fait ce que vous avez été, et que c'est vous qui m'avez fait mourir, pour flatter la passion d'Antoine. Mais ce qui me fâche le plus, c'est que votre lâcheté, en vous rendant odieux à tous les siècles, me rendra méprisable aux hommes critiques : ils diront que j'ai été la dupe d'un jeune homme qui s'est servi de moi pour contenter son ambition. Obligez les hommes mal nés, il ne vous en revient que de la douleur et de la honte. DIALOGUE 45 Sertorius Et (MERCURE) Les fables et les illusions font plus sur la populace crédule, que la vérité et la vertu. (MERCURE) Je suis bien pressé de m'en retourner vers l'Olympe ; et j'en suis fort fâché, car je meurs d'envie de savoir par où tu as fini ta vie. p266 Sertorius. En deux mots je te l'apprendrai. Le jeune apprenti et la bonne vieille ne pouvoient me vaincre ; Perpenna le traître me fit mourir : sans lui j'aurais fait voir bien du pays à mes ennemis. (MERCURE) Qui appelles-tu le jeune apprenti et la bonne vieille ? Sertorius. Hé ! Ne le savez-vous pas ? C' est Pompée et Métellus. Métellus était mou et appesanti, incertain, trop vieux, et usé ; il perdoit les occasions décisives par sa lenteur. Pompée était au contraire sans expérience. Avec des barbares ramassés, je me jouois de ces deux capitaines et de leurs légions. (MERCURE) Je ne m'en étonne pas. On dit que tu étais magicien, que tu avais une biche qui venait dans ton camp te dire tous les desseins de tes ennemis, et tout ce que tu pouvais entreprendre contre eux. Sertorius. Tandis que j'ai eu besoin de ma biche, je n'en ai découvert le secret à personne : mais maintenant que je ne puis plus m'en servir, j'en dirai tout le mystère. p267 (MERCURE) Hé bien ! était-ce quelque enchantement ? Sertorius. Point du tout : c'était une sottise qui m'a plus servi que mon argent, que mes troupes, que le débris du parti de Marius contre Sylla que j'avais recueilli dans un coin des montagnes d'Espagne et de Lusitanie. Une illusion faite à propos mène loin des peuples crédules. (MERCURE) Mais cette illusion n'était-elle pas bien grossière ? Sertorius. Sans doute : mais les peuples pour qui elle était préparée étaient encore plus grossiers. (MERCURE) Quoi ! Ces barbares croyoient tout ce que tu racontois de ta biche ? Sertorius. Tout. Il ne tenoit qu'à moi d'en dire encore davantage, ils l'auraient cru. Avois-je découvert par des coureurs ou par des espions la marche des ennemis, c'était la biche qui me l'avait dit à l'oreille. Avois-je été battu, la biche me parloit pour déclarer que les dieux alloient relever mon parti. La biche ordonnoit aux habitants du pays de me donner p268 toutes leurs forces, faute de quoi la peste et la famine devoient les désoler. Ma biche était-elle perdue depuis quelques jours et ensuite retrouvée secrètement, je la faisois tenir bien cachée ; et je déclarois par un pressentiment, ou sur quelque présage, qu'elle alloit revenir ; après quoi je la faisois rentrer dans le camp, où elle ne manquoit pas de me rapporter des nouvelles de vous autres dieux. Enfin ma biche faisoit tout ; elle seule réparait mes malheurs. (MERCURE) Cet animal t'a bien servi. Mais tu nous servois mal : car de telles impostures décrient les immortels, et font grand tort à tous nos mystères. Franchement tu étais un impie. Sertorius. Je ne l'étais pas plus que Numa avec sa nymphe égérie, que Lycurgue et Solon avec leur commerce secret des dieux, que Socrate avec son esprit familier, enfin que Scipion avec sa façon mystérieuse d'aller au Capitole consulter Jupiter, qui lui inspirait toutes ses entreprises de guerre contre Carthage. Tous ces gens-là ont été des imposteurs aussi bien que moi. (MERCURE) Mais ils ne l'étaient que pour établir de p269 bonnes lois, ou pour rendre la patrie victorieuse. Sertorius. Et moi pour me défendre contre le parti du tyran Sylla qui avait opprimé Rome, et qui avait envoyé des citoyens changés en esclaves pour me faire périr comme le dernier soutien de la liberté. (MERCURE) Quoi donc ! La république entière, tu ne la regardes que comme le parti de Sylla ? De bonne foi tu étais demeuré seul contre tous les romains. Mais enfin tu trompois ces pauvres barbares par des mystères de religion. Sertorius. Il est vrai : mais comment faire autrement avec les sots ? Il faut bien les amuser par des sottises, et aller à son but. Si on ne leur disoit que des vérités solides, ils ne les croiroient pas. Racontez des fables, flattez, amusez ; grands et petits courent après vous. DIALOGUE 46 p270 Le Jeune Pompée Et Ménas L' Affranchi. Caractère d'un homme qui, n'aimant pas la vertu pour elle-même, n'est ni assez bon pour ne vouloir pas profiter d'un crime, ni assez méchant pour vouloir le commettre. Ménas. Voulez-vous que je fasse un beau coup ? Pompée. Quoi donc ? Parle. Te voilà tout troublé ; tu as l'air d'une sibylle dans son antre, qui étouffe, qui écume, qui est forcenée. Ménas. C' est de joie. ô l'heureuse occasion ! Si c'était mon affaire, tout serait déja achevé. Le voulez-vous ? Un mot, oui ou non. Quoi ? Tu ne m'expliques rien ; et tu demandes une réponse ! Dis donc ce que tu veux ; parle clairement. Ménas. Vous avez là Antoine et Octave, couchés à cette table dans votre vaisseau, ils ne songent qu'à faire bonne chère. p271 Crois-tu que je n'aie pas des yeux pour les voir ? Ménas. Mais avez-vous des oreilles pour m'entendre ? Le beau coup de filet ! Pompée. Quoi ! Voudrois-tu que je les trahisse ! Moi manquer à la foi donnée à mes ennemis ! Le fils du grand Pompée agir en scélérat ! Ha ! Ménas, tu me connois mal. Ménas. Vous m'entendez encore plus mal : ce n'est pas vous qui devez faire ce coup. Voilà la main qui le prépare. Tenez votre parole en grand homme, et laissez faire Ménas, qui n'a rien promis. Pompée. Mais tu veux que je te laisse faire, moi à qui on s'est confié ? Tu veux que je le sache et que je le souffre ? Ah ! Ménas ! Mon pauvre Ménas ! Pourquoi me l'as-tu dit ? Il falloit le faire sans me le dire. Ménas. Mais vous n'en saurez rien. Je couperai la corde des ancres ; nous irons en pleine mer : les deux tyrans de Rome sont dans vos mains. Les mânes de votre père seront vengés des p272 deux héritiers de César. Rome sera en liberté. Qu' un vain scrupule ne vous arrête pas : Ménas n'est pas Pompée. Pompée sera fidèle à sa parole, généreux, tout couvert de gloire ; Ménas l'affranchi, Ménas fera le crime ; et le vertueux Pompée en profitera. Pompée. Mais Pompée ne peut savoir le crime et le permettre sans y participer. Ah ! Malheureux ! Tu as tout perdu en me parlant. Que je regrette ce que tu pouvais faire ! Ménas. Si vous le regrettez, pourquoi ne le permettez-vous pas ? Et si vous ne le pouvez permettre, pourquoi le regrettez-vous ? Si la chose est bonne, il faut la vouloir hardiment, et n'en point faire de façon ; si elle est mauvaise, pourquoi vouloir qu'elle fût faite, et ne vouloir pas qu'on la fasse ? Vous êtes contraire à vous-même. Un fantôme de vertu vous rend ombrageux, et vous me faites bien sentir la vérité de ce qu'on dit, qu'il faut une ame forte pour oser faire de grands crimes. Pompée. Il est vrai, Ménas, je ne suis ni assez bon pour ne vouloir pas profiter d'un crime, ni assez méchant pour oser le commettre moi-même. Je me vois dans un entre-deux qui n'est p273 ni vertu ni vice. Ce n'est pas le vrai honneur, c'est une mauvaise honte qui me retient. Je ne puis autoriser un traître, et je n'aurais point d'horreur de la trahison si elle était faite pour me rendre maître du monde. DIALOGUE 47 Caligula Et Néron. Danger du pouvoir despotique quand un souverain a la tête faible. Caligula. Je suis ravi de te voir. Tu es une rareté. On a voulu me donner de la jalousie contre toi en m'assurant que tu m'as surpassé en prodiges ; mais je n'en crois rien. Néron. Belle comparaison ! Tu étais un fou. Pour moi, je me suis joué des hommes, et je leur ai fait voir des choses qu'ils n'avaient jamais vues. J'ai fait périr ma mère, ma femme, mon gouverneur, et mon précepteur ; j'ai brûlé ma patrie. Voilà des coups d'un grand courage qui s'élève au-dessus de la faiblesse humaine. Le vulgaire appelle cela cruauté ; moi je l'appelle p274 mépris de la nature entière, et grandeur d'ame. Caligula. Tu fais le fanfaron. As-tu étouffé comme moi ton père mourant ? As-tu caressé comme moi ta femme, en lui disant : jolie petite tête que je ferai couper quand je voudrai ! Néron. Tout cela n'est que gentillesse ; pour moi, je n'avance rien qui ne soit solide. Hé ! Vraiment j'avais oublié un des beaux endraits de ma vie : c'est d'avoir fait mourir mon frère Britannicus. Caligula. C' est quelque chose, je l'avoue. Sans doute tu l'as fait pour imiter la vertu du grand fondateur de Rome, qui, pour le bien public, n'épargna pas même le sang de son frère. Mais tu n'étais qu'un musicien. Néron. Pour toi, tu avais des prétentions plus hautes ; tu voulois être dieu, et massacrer tous ceux qui en auraient douté. Caligula. Pourquoi non ? Pouvoit-on mieux employer la vie des hommes que de la sacrifier à ma divinité ? C' étaient autant de victimes immolées sur mes autels. p275 Néron. Je ne donnois point dans de telles visions : mais j'étais le plus grand musicien et le comédien le plus parfait de l'empire ; j'étais même bon poëte. Caligula. Du moins tu le croyais ; mais les autres n'en croyoient rien : on se moquoit de ta voix et de tes vers. Néron. On ne s'en moquoit pas impunément. Lucain se repentit de m'avoir voulu surpasser. Caligula. Voilà un bel honneur pour un empereur romain, que de monter sur le théâtre comme un bouffon, d'être jaloux des poëtes, et de s'attirer la dérision publique ! Néron. C' est le voyage que je fis dans la Grèce qui m'échauffa la cervelle pour le théâtre et pour toutes les représentations. Caligula. Tu devais demeurer en Grèce pour y gagner ta vie en comédien, et laisser faire un autre empereur à Rome, qui en soutînt mieux la majesté. Néron. N'avais-je pas ma maison dorée, qui devoit p276 être plus grande que les plus grandes villes ? Oui-dà, je m'entendois en magnificence. Caligula. Si on l'eût achevée, cette maison, il aurait fallu que les romains fussent allés loger hors de Rome. Cette maison était proportionnée au colosse qui te représentoit, et non pas à toi qui n'étais pas plus grand qu'un autre homme. Néron. C' est que je visois au grand. Caligula. Non : tu visois au gigantesque et au monstrueux. Mais tous ces beaux desseins furent renversés par Vindex. Néron. Et les tiens par Chéréas, comme tu allois au théâtre. Caligula. à n'en point mentir, nous fîmes tous deux une fin assez malheureuse, et dans la fleur de notre jeunesse. Néron. Il faut dire la vérité, peu de gens étaient portés à faire des voeux pour nous, et à nous souhaiter une longue vie. On passe mal son temps à se croire toujours entre des poignards. p277 Caligula. De la manière que tu en parles, tu ferais croire que si tu retournois au monde tu changerois de vie. Néron. Point du tout, je ne pourrois gagner sur moi de me modérer. Vois-tu bien, mon pauvre ami, et tu l'as senti aussi bien que moi, c'est une étrange chose que de pouvoir tout quand on a la tête un peu faible ; elle tourne bien vite dans cette puissance sans bornes. Tel serait sage dans une condition médiocre, qui devient insensé quand il est le maître du monde. Caligula. Cette folie serait bien jolie si elle n'avait rien à craindre ; mais les conjurations, les troubles, les remords, les embarras d'un grand empire, gâtent le métier. D'ailleurs la comédie est courte ; ou plutôt c'est une horrible tragédie qui finit tout-à-coup. Il faut venir compter ici avec ces trois vieillards chagrins et sévères, qui n'entendent point raillerie, et qui punissent comme des scélérats ceux qui se faisoient adorer sur la terre. Je vois venir Domitien, Commode, Caracalla, Héliogabale, chargés de chaînes, qui vont passer leur temps aussi mal que nous. DIALOGUE 48 p278 Antonin Pie Et Marc Aurèle. Il faut aimer sa patrie plus que sa famille. Marc Aurèle. ô mon père, j'ai grand besoin de venir me consoler avec vous. Je n'eusse jamais cru pouvoir sentir une si vive douleur, ayant été nourri dans la vertu insensible des stoïciens, et étant descendu dans ces demeures bienheureuses où tout est si tranquille. Antonin. Hélas ! Mon pauvre fils, quel malheur te jette dans ce trouble ? Tes larmes sont bien indécentes pour un stoïcien. Qu' y a-t-il donc ? Marc Aurèle. Ah ! C' est mon fils Commode que je viens de voir : il a déshonoré notre nom si aimé du peuple. C' est une femme débauchée qui l'a fait massacrer pour prévenir ce malheureux, parcequ'il l'avait mise dans une liste de gens qu'il devoit faire mourir. Antonin. J'ai su qu'il a mené une vie infame. Mais p279 pourquoi as-tu négligé son éducation ? Tu es cause de son malheur ; il a bien plus à se plaindre de ta négligence qui l'a perdu, que tu n'as à te plaindre de ses désordres. Marc Aurèle. Je n'avais pas le loisir de penser à un enfant ; j'étais toujours accablé de la multitude des affaires d'un si grand empire et des guerres étrangères ; je n'ai pourtant pas laissé d'en prendre quelque soin. Hélas ! Si j'eusse été un simple particulier, j'aurais moi-même instruit et formé mon fils, je l'aurais laissé honnête homme ; mais je lui ai laissé trop de puissance pour lui laisser de la modération et de la vertu. Antonin. Si tu prévoyois que l'empire dût le gâter, il falloit s'abstenir de le faire empereur, et pour l'amour de l'empire qui avait besoin d'être bien gouverné, et pour l'amour de ton fils qui eût mieux valu dans une condition médiocre. Marc Aurèle. Je n'ai jamais prévu qu'il se corromprait. Antonin. Mais ne devais-tu pas le prévoir ? N'est-ce point que la tendresse paternelle t'a aveuglé ? Pour moi, je choisis en ta personne un étranger, foulant aux pieds tous les intérêts de ma famille : si tu en avais fait autant, tu n'aurais p280 pas tant de déplaisirs. Mais ton fils te fait autant de honte que tu m'as fait d'honneur. Dis-moi la vérité, ne voyois-tu rien de mauvais dans ce jeune homme ? Marc Aurèle. J'y voyois d'assez grands défauts, mais j'espérois qu'il se corrigerait. Antonin. C' est-à-dire que tu en voulois faire l'expérience aux dépens de l'empire. Si tu avais sincèrement aimé la patrie plus que ta famille, tu n'aurais pas voulu hasarder le bien public pour soutenir la grandeur particulière de ta maison. Marc Aurèle. Pour parler ingénument, je n'ai jamais eu d'autre intention que celle de préférer l'empire à mon fils. Mais l'amitié que j'avais pour mon fils m'a empêché de l'observer d'assez près. Dans le doute, je me suis flatté, et l'espérance a séduit mon coeur. Antonin. ô quel malheur, que les meilleurs hommes soient si imparfaits, et qu'ayant tant de peine à faire du bien, ils fassent souvent sans le vouloir des maux irréparables ! Marc Aurèle. Je le voyois bien fait, adrait à tous les exercices p281 du corps, et environné de sages conseillers qui avaient eu ma confiance, et qui pouvoient modérer sa jeunesse. Il est vrai que son naturel était léger, violent, adonné au plaisir. Antonin. Ne connoissois-tu dans Rome aucun homme plus digne de l'empire du monde ? Marc Aurèle. J'avoue qu'il y en avait plusieurs ; mais je croyais pouvoir préférer mon fils, pourvu qu'il eût de bonnes qualités. Antonin. Que signifioit donc ce langage de vertu si héroïque, quand tu écrivois à Faustine que si Avidius Cassius était plus digne de l'empire que toi et ta famille, il falloit consentir qu'il prévalût et que ta famille pérît avec toi ? Pourquoi ne suivre point ces grandes maximes, lorsqu'il s'agissoit de choisir un successeur ? Ne devais-tu pas à la patrie de préférer le plus digne ? Marc Aurèle. J'avoue ma faute : mais la femme que tu m'avais donnée avec l'empire, et dont j'ai souffert les désordres par reconnoissance pour toi, ne m'a jamais permis de suivre la pureté de ces maximes. En me donnant ta fille avec p282 l'empire, tu fis la première faute, dont la mienne a été la suite. Tu me fis deux présents, dont l'un a gâté l'autre, et m'a empêché d'en faire un bon usage. J'avais de la peine à m'excuser en te blâmant : mais enfin tu me presses trop. N'as-tu pas fait pour ta fille ce que tu me reproches d'avoir fait pour mon fils ? Antonin. En te reprochant ta faute, je n'ai garde de désavouer la mienne. Mais je t'avais donné une femme qui n'avait aucune autorité ; elle n'avait que le nom d'impératrice : tu pouvais et tu devais la répudier selon les lois, quand elle eut une mauvaise conduite. Enfin il falloit au moins t'élever au-dessus des importunités d'une femme. De plus, elle était morte, et tu étais libre, quand tu laissas l'empire à ton fils. Tu as reconnu le naturel léger et emporté de ce fils ; il n'a songé qu'à donner des spectacles, qu'à tirer de l'arc, qu'à percer les bêtes farouches, qu'à se rendre aussi farouche qu'elles, qu'à devenir un gladiateur, qu'à égarer son imagination, allant tout nu avec une peau de lion, comme s'il eût été Hercule, qu'à se plonger dans des vices qui font horreur, et qu'à suivre tous ses soupçons avec une cruauté monstrueuse. ô mon fils, cesse de t'excuser : un homme si insensé et si méchant ne pouvait p283 tromper un homme aussi éclairé que toi, si la tendresse n'avait point affoibli ta prudence et ta vertu. DIALOGUE 49 Horace Et Virgile. Caractères de ces deux poëtes. Virgile. Que nous sommes tranquilles et heureux sur ces gazons toujours fleuris, au bord de cette onde si pure, auprès de ce bois odoriférant ! Horace. Si vous n'y prenez garde, vous allez faire une églogue. Les ombres n'en doivent point faire. Voyez Homère, Hésiode, Théocrite, couronnés de laurier : ils entendent chanter leurs vers, mais ils n'en font plus. Virgile. J'apprends avec joie que les vôtres sont encore après tant de siècles les délices des gens de lettres. Vous ne vous trompiez pas quand vous disiez dans vos odes d'un ton si assuré : je ne mourrai pas tout entier. p284 Horace. Mes ouvrages ont résisté au temps, il est vrai ; mais il faut vous aimer autant que je le fais pour n'être point jaloux de votre gloire. On vous place d'abord après (HOMÈRE) Virgile. Nos muses ne doivent point être jalouses l'une de l'autre : leurs genres sont différents. Ce que vous avez de merveilleux, c'est la variété. Vos odes sont tendres, gracieuses, souvent véhémentes, rapides, sublimes. Vos satires sont simples, naïves, courtes, pleines de sel ; on y trouve une profonde connoissance de l'homme, une philosophie très sérieuse, avec un tour plaisant qui redresse les moeurs des hommes et qui les instruit en se jouant. Votre art poétique montre que vous aviez toute l'étendue des connoissances acquises, et toute la force de génie nécessaire pour exécuter les plus grands ouvrages, soit pour le poëme épique, soit pour la tragédie. Horace. C' est bien à vous à parler de variété, vous qui avez mis dans vos églogues la tendresse naïve de Théocrite ! Vos géorgiques sont pleines de peintures les plus riantes : vous embellissez et vous passionnez toute la nature. Enfin, dans votre énéide, le bel ordre, la magnificence, p285 la force et la sublimité d'Homère éclatent par-tout. Virgile. Mais je n'ai fait que le suivre pas à pas. Horace. Vous n'avez point suivi Homère quand vous avez traité les amours de Didon. Ce quatrième livre est tout original. On ne peut pas même vous ôter la louange d'avoir fait la descente d'énée aux enfers plus belle que n'est l'évocation des ames qui est dans l'odyssée. Virgile. Mes derniers livres sont négligés. Je ne prétendois pas les laisser si imparfaits. Vous savez que je voulus les brûler. Horace. Quel dommage, si vous l'eussiez fait ! C' était une délicatesse excessive : on voit bien que l'auteur des géorgiques aurait pu finir l'énéide avec le même soin. Je regarde moins cette dernière exactitude, que l'essor du génie, la conduite de tout l'ouvrage, la force et la hardiesse des peintures. à vous parler ingénument, si quelque chose vous empêche d'égaler Homère, c'est d'être plus poli, plus châtié, plus fini, mais moins simple, moins fort, moins sublime : car d'un seul trait il met la nature toute nue devant les yeux. p286 Virgile. J'avoue que j'ai dérobé quelque chose à la simple nature pour m'accommoder au goût d'un peuple magnifique et délicat sur toutes les choses qui ont rapport à la politesse. Homère semble avoir oublié le lecteur pour ne songer à peindre en tout que la vraie nature. En cela je lui cède. Horace. Vous êtes toujours ce modeste Virgile qui eut tant de peine à se produire à la cour d'Auguste. Je vous ai dit librement ce que j'ai pensé sur vos ouvrages, dites-moi de même les défauts des miens. Quoi donc ! Me croyez-vous incapable de les reconnoître ? Virgile. Il y a, ce me semble, quelques endraits de vos odes qui pourroient être retranchés sans rien ôter au sujet, et qui n'entrent point dans votre dessein. Je n'ignore point le transport que l'ode doit avoir : mais il y a des choses écartées qu'un beau transport ne va point chercher. Il y a aussi quelques endraits passionnés, merveilleux, où vous remarquerez peut-être que quelque chose manque, ou pour l'harmonie, ou pour la simplicité de la passion. Jamais homme n'a donné un tour plus heureux que vous à la parole, pour lui faire p287 signifier un beau sens avec brièveté et délicatesse : les mots deviennent tout nouveaux par l'usage que vous en faites. Mais tout n'est pas également coulant ; il y a des choses que je croirois un peu trop tournées. Horace. Pour l'harmonie, je ne m'étonne pas que vous soyez si difficile. Rien n'est si doux et si nombreux que vos vers : leur cadence seule attendrit, et fait couler les larmes des yeux... Virgile. L' ode demande une autre harmonie toute différente, que vous avez trouvée presque toujours, et qui est plus variée que la mienne. Horace. Enfin je n'ai fait que de petits ouvrages. J'ai blâmé ce qui est mal ; j'ai montré les règles de ce qui est bien : mais je n'ai rien exécuté de grand comme votre poëme héroïque. Virgile. En vérité, mon cher Horace, il y a déja bien longtemps que nous nous donnons des louanges : pour d'honnêtes gens, j'en ai honte. Finissons. DIALOGUE 50 p288 Parrhasius Et Poussin. Parrhasius. Il y a déja assez longtemps qu'on nous faisoit attendre votre venue : il faut que vous soyez mort assez vieux. Poussin. Oui, et j'ai travaillé jusque dans une vieillesse fort avancée. Parrhasius. On vous a marqué ici une place assez honorable à la tête des peintres françois : si vous aviez été mis parmi les italiens, vous seriez en meilleure compagnie. Mais ces peintres, que Vasari nous vante tous les jours, vous auraient fait bien des querelles. Il y a ces deux écoles lombarde et florentine, sans parler de celle qui se forma encore à Rome : tous ces gens-là nous rompent sans cesse la tête par leurs jalousies. Ils avaient pris pour juges de leurs différents Apelles, Zeuxis, et moi : mais nous aurions plus d'affaires que Minos, éaque et Rhadamanthe, si nous les voulions accorder. p289 Ils sont même jaloux des anciens, et osent se comparer à nous. Leur vanité est insupportable. Poussin. Il ne faut point faire de comparaison, car vos ouvrages ne restent point pour en juger : et je crois que vous n'en faites plus sur le bord du Styx ; il y fait un peu trop obscur pour y exceller dans le coloris, dans la perspective, et dans la dégradation de lumière. Un tableau fait ici-bas ne pourrait être qu'une nuit, tout y serait ombre. Pour revenir à vous autres anciens, je conviens que le préjugé général est en votre faveur. Il y a sujet de croire que votre art, qui est du même goût que la sculpture, avait été poussé jusqu'à la même perfection, et que vos tableaux égaloient les statues de Praxitèle, de Scopas et de Phidias : mais enfin il ne nous reste rien de vous, et la comparaison n'est plus possible ; par là vous êtes hors de toute atteinte, et vous nous tenez en respect. Ce qui est vrai, c'est que, nous autres peintres modernes, nous devons nos meilleurs ouvrages aux modèles antiques que nous avons étudiés dans les bas-reliefs. Ces bas-reliefs, quoiqu'ils appartiennent à la sculpture, font assez entendre avec quel goût on devoit peindre dans ce temps-là. C' est une demi-peinture. p290 Parrhasius. Je suis ravi de trouver un peintre moderne si équitable et si modeste. Vous comprenez bien que, quand Zeuxis fit des raisins qui trompoient les petits oiseaux, il falloit que la nature fût bien imitée pour tromper la nature même. Quand je fis ensuite un rideau qui trompa les yeux si habiles du grand Zeuxis, il se confessa vaincu. Voyez jusqu'où nous avions poussé cette belle erreur. Non, non, ce n'est pas pour rien que tous les siècles nous ont vantés. Mais dites-moi quelque chose de vos ouvrages. On a rapporté ici à Phocion que vous aviez fait de beaux tableaux où il est représenté. Cette nouvelle l'a réjoui. Est-elle véritable ? Poussin. Sans doute, j'ai représenté son corps que deux esclaves emportent hors de la ville d'Athènes. Ils paroissent tous deux affligés, et ces deux douleurs ne se ressemblent en rien. Le premier de ces esclaves est vieux, il est enveloppé dans une draperie négligée : le nu des bras et des jambes montre un homme fort et nerveux ; c'est une carnation qui marque un corps durci au travail. L' autre est jeune, couvert d'une tunique qui fait des plis assez gracieux. Les deux attitudes sont différentes dans p291 la même action ; et les deux airs des têtes sont fort variés, quoiqu'ils soient tous deux serviles. Parrhasius. Bon ! L' art n'imite bien la nature qu'autant qu'il attrape cette variété infinie dans ses ouvrages. Mais le mort... Poussin. Le mort est caché sous une draperie confuse qui l'enveloppe. Cette draperie est négligée et pauvre. Dans ce convoi tout est capable d'exciter la pitié et la douleur. Parrhasius. On ne voit donc point le mort ? Poussin. On ne laisse pas de remarquer sous cette draperie confuse la forme de la tête et de tout le corps. Pour les jambes, elles sont découvertes : on y peut remarquer, non seulement la couleur flétrie de la chair morte, mais encore la roideur et la pesanteur des membres affaissés. Ces deux esclaves qui emportent ce corps le long d'un grand chemin trouvent à côté du chemin de grandes pierres taillées en carré, dont quelques unes sont élevées en ordre au-dessus des autres ; en sorte qu'on crait voir les ruines de quelque majestueux édifice. Le chemin paraît sablonneux et battu. p292 Parrhasius. Qu' avez-vous mis aux deux côtés de ce tableau pour accompagner vos figures principales ? Poussin. Au côté drait sont deux ou trois arbres dont le tronc est d'une écorce âpre et noueuse. Ils ont peu de branches, dont le vert, qui est un peu faible, se perd insensiblement dans le sombre azur du ciel. Derrière ces longues tiges d'arbres, on voit la ville d'Athènes. Parrhasius. Il faut un contraste bien marqué dans le côté gauche. Poussin. Le voici. C' est un terrain raboteux : on y voit des creux qui sont dans une ombre très forte, et des pointes de rochers fort éclairées. Là se présentent aussi quelques buissons sauvages. Il y a un peu au-dessus un chemin qui mène à un bocage sombre et épais : un ciel extrêmement clair donne encore plus de force à cette verdure sombre. Parrhasius. Bon ; voilà qui est bien. Je vois que vous savez le grand art des couleurs, qui est de fortifier l'une par son opposition avec l'autre. p293 Poussin. Au-delà de ce terrain rude se présente un gazon frais et tendre. On y voit un berger appuyé sur sa houlette et occupé à regarder ses moutons blancs comme la neige, qui errent en paissant dans une prairie. Le chien du berger est couché et dort derrière lui. Dans cette campagne, on voit un autre chemin où passe un chariot traîné par des boeufs. Vous remarquez d'abord la force et la pesanteur de ces animaux, dont le cou est penché vers la terre, et qui marchent à pas lents. Un homme d'un air rustique est devant le chariot : une femme marche derrière, et elle paraît la fidèle compagne de ce simple villageois. Deux autres femmes voilées sont sur le chariot. Parrhasius. Rien ne fait un plus sensible plaisir que ces peintures champêtres. Nous les devons aux poëtes. Ils ont commencé à chanter dans leurs vers les graces naïves de la nature simple et sans art : nous les avons suivis. Les ornements d'une campagne où la nature est belle font une image plus riante que toutes les magnificences que l'art a pu inventer. Poussin. On voit, au côté drait, dans ce chemin, p294 un cheval alezan, un cavalier enveloppé dans un manteau rouge. Le cavalier et le cheval sont penchés en avant : ils semblent s'élancer pour courir avec plus de vitesse. Les crins du cheval, les cheveux de l'homme, son manteau, tout est flottant et repoussé par le vent en arrière. Parrhasius. Ceux qui ne savent que représenter des figures gracieuses n'ont atteint que le genre médiocre. Il faut peindre l'action et le mouvement, animer les figures, et exprimer les passions de l'ame. Je vois que vous êtes bien entré dans le goût de l'antique. Poussin. Plus avant on trouve un gazon sous lequel paraît un terrain de sable. Trois figures humaines sont sur cette herbe : il y en a une debout, couverte d'une robe blanche à grands plis flottants ; les deux autres sont assises auprès d'elle sur le bord de l'eau, et il y en a une qui joue de la lyre. Au bout de ce terrain couvert de gazon, on voit un bâtiment carré, orné de bas-reliefs et de festons, d'un bon goût d'architecture simple et noble. C' est sans doute un tombeau de quelque citoyen qui était mort peut-être avec moins de vertu, mais plus de fortune que Phocion. p295 Parrhasius. Je n'oublie pas que vous m'avez parlé du bord de l'eau. Est-ce la rivière d'Athènes nommée Ilissus ? Poussin. Oui, elle paraît en deux endraits aux côtés de ce tombeau. Cette eau est pure et claire : le ciel serein qui est peint dans cette eau sert à la rendre encore plus belle. Elle est bordée de saules naissants et d'autres arbrisseaux tendres dont la fraîcheur réjouit la vue. Parrhasius. Jusque-là il ne me reste rien à souhaiter. Mais vous avez encore un grand et difficile objet à me représenter : c'est là que je vous attends. Poussin. Quoi ? Parrhasius. C' est la ville. C' est là qu'il faut montrer que vous savez l'histoire, le costume, l'architecture. Poussin. J'ai peint cette grande ville d'Athènes sur la pente d'un coteau, pour la mieux faire voir. Les bâtiments y sont par degrés dans un amphithéâtre naturel. Cette ville ne paraît point grande du premier coup d'oeil : on n'en voit près de soi qu'un morceau assez médiocre ; p296 mais le derrière qui s'enfuit découvre une grande étendue d'édifices. Parrhasius. Y avez-vous évité la confusion ? Poussin. J'ai évité la confusion et la symétrie. J'ai fait beaucoup de bâtiments irréguliers ; mais ils ne laissent pas de faire un assemblage gracieux, où chaque chose a sa place la plus naturelle. Tout se démêle et se distingue sans peine, tout s'unit et fait corps : ainsi il y a une confusion apparente, et un ordre véritable quand on l'observe de près. Parrhasius. N'avez-vous pas mis sur le devant quelque principal édifice ? Poussin. J'y ai mis deux temples. Chacun a une grande enceinte comme il la doit avoir, où l'on distingue le corps du temple, des autres bâtiments qui l'accompagnent. Le temple qui est à la draite a un portail orné de quatre grandes colonnes de l'ordre corinthien, avec un fronton et des statues. Autour de ce temple on voit des festons pendants : c'est une fête que j'ai voulu représenter suivant la vérité de l'histoire. Pendant qu'on emporte Phocion hors de la ville vers le bûcher, tout le peuple p297 en joie et en pompe fait une grande solennité autour du temple dont je vous parle. Quoique ce peuple paroisse assez loin, on ne laisse pas de remarquer sans peine une action de joie pour honorer les dieux. Derrière ce temple paraît une grosse tour très haute, au sommet de laquelle est une statue de quelque divinité. Cette tour est comme une grosse colonne. Parrhasius. Où est-ce que vous en avez pris l'idée ? Poussin. Je ne m'en souviens plus : mais elle est sûrement prise dans l'antique ; car jamais je n'ai pris la liberté de rien donner à l'antiquité qui ne fût tiré de ses monuments. On voit aussi auprès de cette tour un obélisque. Parrhasius. Et l'autre temple, n'en direz-vous rien ? Poussin. Cet autre temple est un édifice rond, soutenu de colonnes ; l'architecture en paraît majestueuse et singulière. Dans l'enceinte on remarque divers grands bâtiments avec des frontons. Quelques arbres en dérobent une partie à la vue. J'ai voulu marquer un bois sacré. Parrhasius. Mais venons au corps de la ville. p298 Poussin. J'ai cru y devoir marquer les divers temps de la république d'Athènes, sa première simplicité, à remonter jusque vers les temps héroïques, et sa magnificence dans les siècles suivants où les arts y ont fleuri. Ainsi j'ai fait beaucoup d'édifices ou ronds ou carrés, avec une architecture régulière, et beaucoup d'autres qui sentent cette antiquité rustique et guerrière. Tout y est d'une figure bizarre : on ne voit que tours, que créneaux, que hautes murailles, que petits bâtiments inégaux et simples. Une chose rend cette ville agréable, c'est que tout y est mêlé de grands édifices et de bocages. J'ai cru qu'il falloit mettre de la verdure par-tout, pour représenter les bois sacrés des temples, et les arbres qui étaient soit dans les gymnases ou dans les autres édifices publics. Par-tout j'ai tâché d'éviter de faire des bâtiments qui eussent rapport à ceux de mon temps et de mon pays, pour donner à l'antiquité un caractère facile à reconnoître. Parrhasius. Tout cela est observé judicieusement. Mais je ne vois point l'Acropolis. L' avez-vous oublié ? Ce serait dommage. Poussin. Je n'avais garde. Il est derrière toute la ville p299 sur le sommet de la montagne, laquelle domine tout le coteau en pente. On voit à ses pieds de grands bâtiments fortifiés par des tours. La montagne est couverte d'une agréable verdure. Pour la citadelle, il paraît une assez grande enceinte avec une vieille tour qui s'élève jusque dans la nue. Vous remarquerez que la ville, qui va toujours en baissant vers le côté gauche, s'éloigne insensiblement et se perd entre un bocage fort sombre dont je vous ai parlé, et un petit bouquet d'autres arbres d'un vert brun et foncé, qui est sur le bord de l'eau. Parrhasius. Je ne suis pas encore content. Qu' avez-vous mis derrière toute cette ville ? Poussin. C' est un lointain où l'on voit des montagnes escarpées et assez sauvages. Il y en a une derrière ces beaux temples et cette pompe si riante dont je vous ai parlé, qui est un roc tout nu et affreux. Il m'a paru que je devais faire le tour de la ville cultivé et gracieux comme celui des grandes villes l'est toujours : mais j'ai donné une certaine beauté sauvage au lointain, pour me conformer à l'histoire, qui parle de l'Attique comme d'un pays rude et stérile. p300 Parrhasius. J'avoue que ma curiosité est bien satisfaite, et je serois jaloux pour la gloire de l'antiquité, si on pouvait l'être d'un homme qui l'a imitée si modestement. Poussin. Souvenez-vous au moins que si je vous ai longtemps entretenu de mon ouvrage, je l'ai fait pour ne vous rien refuser et pour me soumettre à votre jugement. Parrhasius. Après tant de siècles vous avez fait plus d'honneur à Phocion, que sa patrie n'aurait pu lui en faire le jour de sa mort par de somptueuses funérailles. Mais allons dans ce bocage ici près, où il est avec Timoléon et Aristide, pour lui apprendre de si agréables nouvelles. DIALOGUE 51 Léonard De Vinci Et Poussin. Léonard. Votre conversation avec Parrhasius fait beaucoup de bruit en ce bas monde ; on assure qu'il est prévenu en votre faveur, et qu'il vous met p301 au-dessus de tous les peintres italiens. Mais nous ne le souffrirons jamais. Poussin. Le croyez-vous si facile à prévenir ? Vous lui faites tort, vous vous faites tort à vous-même, et vous me faites trop d'honneur. Léonard. Mais il m'a dit qu'il ne connoissoit rien de si beau que le tableau que vous lui aviez représenté. à quel propos offenser tant de grands hommes, pour en louer un seul qui... Poussin. Mais pourquoi croyez-vous qu'on vous offense en louant les autres ? Parrhasius n'a point fait de comparaison. De quoi vous fâchez-vous ? Léonard. Oui vraiment, un petit peintre françois qui fut contraint de quitter sa patrie pour aller gagner sa vie à Rome ! Poussin. Ho ! Puisque vous le prenez par là, vous n'aurez pas le dernier mot. Hé bien ! Je quittai la France, il est vrai, pour aller vivre à Rome, où j'avais étudié les modèles antiques, et où la peinture était plus en honneur qu'en mon pays : mais enfin, quoique étranger, j'étais admiré dans Rome. Et vous, qui étiez italien, p302 ne fûtes-vous pas obligé d'abandonner votre pays, quoique la peinture y fût honorée, pour aller mourir à la cour de François Ier ? Léonard. Je voudrais bien examiner un peu quelqu'un de vos tableaux sur les règles de peinture que j'ai expliquées dans mes livres. On verrait autant de fautes que de coups de pinceau. Poussin. J'y consens. Je veux croire que je ne suis pas aussi grand peintre que vous, mais je suis moins jaloux de mes ouvrages. Je vais vous mettre devant les yeux toute l'ordonnance d'un de mes tableaux : si vous y remarquez des défauts, je les avouerai franchement ; si vous approuvez ce que j'ai fait, je vous contraindrai à m'estimer un peu plus que vous ne faites. Léonard. Hé bien ! Voyons donc. Mais je suis un sévère critique, souvenez-vous-en. Poussin. Tant mieux. Représentez-vous un rocher qui est dans le côté gauche du tableau. De ce rocher tombe une source d'eau pure et claire, qui, après avoir fait quelques petits bouillons dans sa chute, s'enfuit au travers de la campagne. p303 Un homme qui était venu puiser de cette eau est saisi par un serpent monstrueux : le serpent se lie autour de son corps, et entrelace ses bras et ses jambes par plusieurs tours, le serre, l'empoisonne de son venin, et l'étouffe. Cet homme est déja mort ; il est étendu ; on voit la pesanteur et la roideur de tous ses membres ; sa chair est déja livide ; son visage affreux représente une mort cruelle. Léonard. Si vous ne nous représentez point d'autre objet, voilà un tableau bien triste. Poussin. Vous allez voir quelque chose qui augmente encore cette tristesse. C' est un autre homme qui s'avance vers la fontaine : il aperçoit le serpent autour de l'homme mort, il s'arrête soudainement : un de ses pieds demeure suspendu ; il lève un bras en haut, l'autre tombe en bas ; mais les deux mains s'ouvrent, elles marquent la surprise et l'horreur. Léonard. Ce second objet, quoique triste, ne laisse pas d'animer le tableau, et de faire un certain plaisir semblable à ceux que goûtoient les spectateurs de ces anciennes tragédies, où tout inspirait la terreur et la pitié ; mais nous verrons bientôt si vous avez... p304 Poussin. Ah ! Ah ! Vous commencez à vous humaniser un peu : mais attendez la suite, s'il vous plaît ; vous jugerez selon vos règles quand j'aurai tout dit. Là auprès est un grand chemin, sur le bord duquel paraît une femme qui voit l'homme effrayé, mais qui ne saurait voir l'homme mort, parcequ'elle est dans un enfoncement et que le terrain fait une espèce de rideau entre elle et la fontaine. La vue de cet homme effrayé fait en elle un contre-coup de terreur. Ces deux frayeurs sont, comme on dit, ce que les douleurs doivent être : les grandes se taisent, les petites se plaignent. La frayeur de cet homme le rend immobile : celle de cette femme, qui est moindre, est plus marquée par la grimace de son visage ; on voit en elle une peur de femme, qui ne peut rien retenir, qui exprime toute son alarme, qui se laisse aller à ce qu'elle sent ; elle tombe assise, elle laisse tomber ce qu'elle porte, elle tend les bras et semble crier. N'est-il pas vrai que ces airs divers de crainte et de surprise font une espèce de jeu qui touche et plaît ? Léonard. J'en conviens. Mais qu'est-ce que ce dessein ? Est-ce une histoire ? Je ne la connois pas. C' est plutôt un caprice. p305 Poussin. C' est un caprice. Ce genre d'ouvrage nous sied fort bien, pourvu que le caprice soit réglé, et qu'il ne s'écarte en rien de la vraie nature. On voit au côté gauche quelques grands arbres qui paroissent vieux, et tels que ces antiques chênes qui ont passé autrefois pour les divinités d'un pays. Leurs tiges vénérables ont une écorce dure et âpre, qui fait fuir un bocage tendre et naissant, placé derrière. Ce bocage a une fraîcheur délicieuse : on voudrait y être. On s'imagine un été brûlant, qui respecte ce bois sacré. Il est planté le long d'une eau claire, et semble se mirer dedans. On voit d'un côté un vert foncé, de l'autre une eau pure où l'on découvre le sombre azur d'un ciel serein. Dans cette eau se présentent divers objets qui amusent la vue, pour la délasser de tout ce qu'elle a vu d'affreux. Sur le devant du tableau, les figures sont toutes tragiques. Mais dans le fond tout est paisible, doux, et riant : ici on voit de jeunes gens qui se baignent et qui se jouent en nageant ; là, des pêcheurs dans un bateau : les uns se penchent en avant et semblent près de tomber, c'est qu'ils tirent un filet ; deux autres, penchés en arrière, rament avec effort. D'autres sont sur le bord de l'eau, et jouent à la p306 mourre : il paraît dans les visages que l'un pense à un nombre pour surprendre son compagnon, qui paraît être attentif de peur d'être surpris. D'autres se promènent au-delà de cette eau sur un gazon frais et tendre. En les voyant dans un si beau lieu, peu s'en faut qu'on n'envie leur bonheur. On voit assez loin une femme qui va sur un âne à la ville voisine, et qui est suivie de deux hommes. Aussitôt on s'imagine voir ces bonnes gens qui, dans leur simplicité rustique, vont porter aux villes l'abondance des champs qu'ils ont cultivés. Dans le même coin gauche paraît au-dessus du bocage une montagne assez escarpée, sur laquelle est un château. Léonard. Le côté gauche de votre tableau me donne la curiosité de voir le côté drait. Poussin. C' est un petit coteau qui vient en pente insensible jusqu'au bord de la rivière. Sur cette pente on voit en confusion des arbrisseaux et des buissons sur un terrain inculte. Au-devant de ce coteau sont plantés de grands arbres, p307 entre lesquels on aperçoit la campagne, l'eau et le ciel. Léonard. Mais ce ciel, comment l'avez-vous fait ? Poussin. Il est d'un bel azur, mêlé de nuages clairs qui semblent être d'or et d'argent. Léonard. Vous l'avez fait ainsi, sans doute, pour avoir la liberté de disposer à votre gré de la lumière, et pour la répandre sur chaque objet selon vos desseins. Poussin. Je l'avoue : mais vous devez avouer aussi qu'il paraît par là que je n'ignore point vos règles que vous vantez tant. Léonard. Qu' y a-t-il dans le milieu de ce tableau au-delà de cette rivière ? Poussin. Une ville dont j'ai déja parlé. Elle est dans un enfoncement où elle se perd ; un coteau plein de verdure en dérobe une partie. On voit de vieilles tours, des créneaux, de grands édifices, et une confusion de maisons dans une ombre très forte ; ce qui relève certains endraits éclairés par une certaine lumière douce et vive qui vient d'en haut. Au-dessus p308 de cette ville paraît ce que l'on voit presque toujours au-dessus des villes dans un beau temps : c'est une fumée qui s'élève, et qui fait fuir les montagnes qui font le lointain. Ces montagnes, de figure bizarre, varient l'horizon, en sorte que les yeux sont contents. Léonard. Ce tableau, sur ce que vous m'en dites, me paraît moins savant que celui de Phocion. Poussin. Il y a moins de science d'architecture, il est vrai ; d'ailleurs on n'y voit aucune connoissance de l'antiquité. Mais en revanche la science d'exprimer les passions y est assez grande : de plus, tout ce paysage a des graces et une tendresse que l'autre n'égale point. Léonard. Vous seriez donc, à tout prendre, pour ce dernier tableau ? Poussin. Sans hésiter, je le préfère ; mais vous, qu'en pensez-vous sur ma relation ? Léonard. Je ne connois pas assez le tableau de Phocion pour le comparer. Je vois que vous avez assez étudié les bons modèles du siècle passé et mes livres ; mais vous louez trop vos ouvrages. p309 Poussin. C' est vous qui m'avez contraint d'en parler : mais sachez que ce n'est ni dans vos livres ni dans les tableaux du siècle passé que je me suis instruit ; c'est dans les bas-reliefs antiques, où vous avez étudié aussi bien que moi. Si je pouvais un jour retourner parmi les vivants, je peindrois bien la jalousie ; car vous m'en donnez ici d'excellents modèles. Pour moi, je ne prétends vous rien ôter de votre science ni de votre gloire ; mais je vous cèderois avec plus de plaisir, si vous étiez moins entêté de votre rang. Allons trouver Parrhasius : vous lui ferez votre critique, il décidera, s'il vous plaît ; car je ne vous cède à vous autres messieurs les modernes qu'à condition que vous cèderez aux anciens. Après que Parrhasius aura prononcé, je serai prêt à retourner sur la terre pour corriger mon tableau. DIALOGUE 52 p310 Léger Et ébroin. La vie solitaire et simple n'a point de charmes pour un ambitieux. ébroin. Ma consolation dans mes malheurs est de vous trouver dans cette solitude. Léger. Et moi, je suis fâché de vous y voir ; car on y est sans fruit, quand on y est malgré soi. ébroin. Pourquoi désespérez-vous donc de ma conversion ? Peut-être que vos conseils et vos exemples me rendront meilleur que vous ne pensez. Vous qui êtes si charitable, vous devriez bien dans ce loisir prendre un peu soin de moi. Léger. On ne m'a mis ici qu'afin que je ne me mêle de rien : je suis assez chargé d'avoir à me corriger moi-même. ébroin. Quoi ! En entrant dans la solitude on renonce à la charité ? p311 Léger. Point du tout. Je prierai Dieu pour vous. ébroin. Ho ! Je le vois bien, c'est que vous m'abandonnez, comme un homme indigne de vos instructions. Mais vous ne me faites pas justice : j'avoue que j'ai été fâché de venir ici ; mais maintenant je suis assez content d'y être. Voici le plus beau désert qu'on puisse voir. N'admirez-vous pas ces ruisseaux qui tombent des montagnes, ces rochers escarpés et en partie couverts de mousse, ces vieux arbres qui paroissent aussi anciens que la terre où ils sont plantés ? La nature a ici je ne sais quoi de brut et d'affreux qui plaît, et qui fait rêver agréablement. Léger. Toutes ces choses sont bien fades à qui a le goût de l'ambition, et qui n'est point désabusé des choses vaines. Il faut avoir le coeur innocent et paisible pour être sensible à ces beautés champêtres. ébroin. Mais j'étais las du monde et de ses embarras, quand on m'a mis ici. Léger. Il paraît que vous en étiez fort las, puisque vous en êtes sorti par force. p312 ébroin. Je n'aurais pas eu le courage d'en sortir ; mais j'en étais pourtant fort dégoûté. Léger. Dégoûté comme un homme qui y retournerait encore avec joie, et qui ne cherche qu'une porte pour y rentrer. Je vous connois ; vous avez beau dissimuler : avouez votre inquiétude, soyez au moins de bonne foi. ébroin. Mais, saint prélat, si nous rentrions vous et moi dans les affaires, nous y ferions des biens infinis. Nous nous soutiendrions l'un l'autre pour protéger la vertu ; nous abattrions de concert tout ce qui s'opposerait à nous. Léger. Confiez-vous à vous-même tant qu'il vous plaira sur vos expériences passées ; cherchez des prétextes pour flatter vos passions : pour moi, qui suis ici depuis plus de temps que vous, j'y ai eu le loisir d'apprendre à me défier de moi et du monde. Il m'a trompé une fois ce monde ingrat : il ne me trompera plus. J'ai tâché de lui faire du bien, il ne m'a fait que du mal. J'ai voulu aider une reine bien intentionnée, on l'a décréditée et réduite à se retirer. On m'a rendu ma liberté en croyant p313 me mettre en prison : trop heureux de n'avoir plus d'autre affaire que de mourir en paix dans ce désert. ébroin. Mais vous n'y songez pas ; si nous voulons encore nous réunir, nous pouvons être les maîtres absolus. Léger. Les maîtres de quoi ? De la mer, des vents, et des flots ? Non, je ne me rembarque plus après avoir fait naufrage. Allez chercher la fortune, tourmentez-vous, soyez malheureux dès cette vie, hasardez tout, périssez à la fleur de votre âge, damnez-vous pour troubler le monde et pour faire parler de vous ; vous le méritez bien, puisque vous ne pouvez demeurer en repos. ébroin. Mais quoi ! Est-il bien vrai que vous ne desirez plus la fortune ? L' ambition est-elle bien éteinte dans les derniers replis de votre coeur ? Léger. Me croiriez-vous si je vous le disois ? ébroin. En vérité j'en doute fort. J'aurais bien de la peine : car enfin... Léger. Je ne vous le dirai donc pas : il est inutile p314 de vous parler non plus qu'aux sourds. Ni les peines infinies de la prospérité, ni les adversités affreuses qui l'ont suivie, n'ont pu vous corriger. Allez, retournez à la cour, gouvernez, faites le malheur du monde, et trouvez-y le vôtre. DIALOGUE 53 Le Prince De Galles Et Richard Son Fils. Caractère d'un prince faible. Le P. De Galles. Hélas ! Mon cher fils, je te revois avec douleur ; j'espérois pour toi une vie plus longue, et un règne plus heureux. Qu' est-ce qui a rendu ta mort si prompte ? N'as-tu point fait la même faute que moi, en ruinant ta santé par un excès de travail dans la guerre contre la France ? Richard. Non, mon père : ma santé n'a point manqué ; d'autres malheurs ont fini ma vie. Le P. De Galles. Quoi donc ? Quelque traître a-t-il trempé p315 ses mains dans ton sang ? Si cela est, l'Angleterre, qui ne m'a pas oublié, vengera ta mort. Richard. Hélas ! Mon père, toute l'Angleterre a été de concert pour me déshonorer, pour me dégrader, pour me faire périr. Le P. De Galles. ô ciel ! Qui l'aurait pu croire ? à qui se fier désormais ? Mais qu'as-tu donc fait, mon fils ? N'as-tu point de tort ? Dis la vérité à ton père. Richard. Ah ! Mon père ! Ils disent que vous ne l'êtes pas, et que je suis fils d'un chanoine de Bordeaux. Le P. De Galles. C' est de quoi personne ne peut répondre ; mais je ne saurais le croire. Ce n'est pas la conduite de ta mère qui leur donne cette pensée ; mais n'est-ce point la tienne qui leur fait tenir ce discours ? Richard. Ils disent que je prie Dieu comme un chanoine, que je ne sais ni conserver l'autorité sur les peuples, ni exercer la justice, ni faire la guerre. Le P. De Galles. ô mon enfant ! Tout cela est-il vrai ? Il aurait mieux valu pour toi passer ta vie, moine à p316 Westminster, que d'être sur le trône avec tant de mépris. Richard. J'ai eu de bonnes intentions, j'ai donné de bons exemples, j'ai eu même quelquefois assez de vigueur. Par exemple, je fis enlever et exécuter le Duc De Glocester mon oncle, qui rallioit tous les mécontents contre moi, et qui m'aurait détrôné si je ne l'eusse prévenu. Le P. De Galles. Ce coup était hardi et peut-être nécessaire ; car je connoissois bien mon frère, qui était dissimulé, artificieux, entreprenant, ennemi de l'autorité légitime, propre à rallier une cabale dangereuse. Mais, mon fils, ne lui avais-tu donné aucune prise sur toi ? D'ailleurs, ce coup était-il assez mesuré ? L' as-tu bien soutenu ? Richard. Le Duc De Glocester m'accusoit d'être trop uni avec les françois ennemis de notre nation : mon mariage avec la fille de Charles Vi roi de France servit au duc à éloigner de moi les coeurs des anglois. Le P. De Galles. Quoi ! Mon fils, tu t'es rendu suspect aux tiens par une alliance avec les ennemis irréconciliables de l'Angleterre ! Et que t'ont-ils p317 donné par ce mariage ? As-tu joint le Poitou et la Touraine à la Guienne, pour unir tous nos états de France jusqu'à la Normandie ? Richard. Nullement : mais j'ai cru qu'il était bon d'avoir hors de l'Angleterre un appui contre les anglois factieux. Le P. De Galles. ô malheur de l'état ! ô déshonneur de la maison royale ! Tu vas mendier le secours de tes ennemis, qui auront toujours un intérêt capital de rabaisser ta puissance ! Tu veux affermir ton règne en prenant des intérêts contraires à la grandeur de ta propre nation ! Tu ne te contentes pas d'être aimé de tes sujets, tu veux être craint comme leur ennemi qui s'entend avec les étrangers pour les opprimer ! Hélas ! Que sont devenus ces beaux jours où je mis en fuite le roi de France dans les plaines de Creci, inondées du sang de trente mille françois, et où je pris un autre roi de cette nation aux portes de Poitiers ? Oh ! Que les temps sont changés ! Non, je ne m'étonne plus qu'on t'ait pris pour le fils d'un chanoine. Mais qui est-ce qui t'a détrôné ? Richard. Le Comte D'Erby. p318 Le P. De Galles. Comment ? A-t-il assemblé une armée ? A-t-il gagné une bataille ? Richard. Rien de tout cela. Il était en France à cause d'une querelle avec le grand maréchal, pour laquelle je l'avais chassé : l'archevêque de Cantorbery y passa secrètement, pour l'inviter à entrer dans une conspiration. Il passa par la Bretagne, arriva à Londres pendant que je n'y étais pas, trouva le peuple prêt à se soulever. La plupart des mutins prirent les armes ; leurs troupes montèrent jusqu'à soixante mille hommes ; tout m'abandonna ; le comte vint me trouver dans un château où je me renfermai. Il eut l'audace d'y entrer presque seul. Je pouvais alors le faire périr. Le P. De Galles. Pourquoi ne le fis-tu pas, malheureux ? Richard. Les peuples que je voyois de toutes parts armés dans la campagne m'auraient massacré. Le P. De Galles. Et ne valoit-il pas mieux mourir en homme de courage ? Richard. Il y eut d'ailleurs un présage qui me découragea. p319 Le P. De Galles. Qu' était-ce ? Richard. Ma chienne, qui n'avait jamais voulu caresser que moi seul, me quitta d'abord pour aller caresser le comte : je vis bien ce que cela signifioit, et je le dis au comte même. Le P. De Galles. Voilà une belle naïveté ! Un chien a donc décidé de ton autorité, de ton honneur, de ta vie, et du sort de toute l'Angleterre ! Alors que fis-tu ? Richard. Je priai le comte de me mettre en sûreté contre la fureur de ce peuple. Le P. De Galles. Hélas ! Il ne te manquoit plus que de demander lâchement la vie à l'usurpateur. Te la donna-t-il au moins ? Richard. Oui, d'abord. Il me renferma dans la tour, où j'aurais vécu assez doucement : mais mes amis me firent plus de mal que mes ennemis ; ils voulurent se rallier pour me tirer de captivité et pour renverser l'usurpateur. Alors il se défit de moi malgré lui ; car il n'avait pas envie de se rendre coupable de ma mort. p320 Le P. De Galles. Voilà un malheur complet. Mon fils est faible et inégal : sa vertu mal soutenue le rend méprisable ; il s'allie avec ses ennemis, et soulève ses sujets ; il ne prévoit point l'orage ; il se décourage dès qu'il est attaqué ; il perd les occasions de punir l'usurpateur ; il demande lâchement la vie, et ne l'obtient pas. ô ciel, vous vous jouez de la gloire des princes et de la prospérité des états ! Voilà le petit-fils d'édouard qui a vaincu Philippe et ravagé son royaume ! Voilà mon fils, de moi qui ai pris le roi Jean, et fait trembler la France et l'Espagne ! DIALOGUE 54 Charles Vii Et Jean Duc De Bourgogne. La cruauté et la perfidie augmentent les périls, loin de les diminuer. Le Duc De Bourgogne. Maintenant que toutes nos affaires sont finies, et que nous n'avons plus d'intérêt parmi les vivants, parlons, je vous prie, sans passion : pourquoi me faire assassiner ? Un dauphin p321 faire cette trahison à son propre sang, et à son cousin, qui... Charles Vii. à son cousin qui vouloit tout brouiller, et qui pensa ruiner la France. Vous prétendiez me gouverner comme vous aviez gouverné les deux dauphins mes frères qui étaient avant moi. Le D. De Bourgogne. Mais quoi ! Assassiner ! Cela est infame. Charles Vii. Assassiner est le plus sûr. Le D. De Bourgogne. Quoi ! Dans un lieu où vous m'aviez attiré par les promesses les plus solennelles ! J'entre dans la barrière (il me semble que j'y suis encore) avec Noailles frère du captal de Buch : ce perfide Tanneguy Du Châtel me massacre inhumainement avec ce pauvre Noailles. Charles Vii. Vous déclamerez tant qu'il vous plaira, mon cousin ; je m'en tiens à ma première maxime : quand on a affaire à un homme aussi violent et aussi brouillon que vous l'étiez, assassiner est le plus sûr. Le D. De Bourgogne. Le plus sûr ! Vous n'y songez pas. p322 Charles Vii. J'y songe ; c'est le plus sûr, vous dis-je. Le D. De Bourgogne. Est-ce le plus sûr de se jeter dans tous les périls où vous vous êtes précipité en me faisant périr ? Vous vous êtes fait plus de mal en me faisant assassiner, que je n'aurais pu vous en faire. Charles Vii. Il y a bien à dire. Si vous ne fussiez mort, j'étais perdu, et la France avec moi. Le D. De Bourgogne. Avois-je intérêt de ruiner la France ? Je voulois la gouverner, et point la détruire ni l'abattre : il aurait mieux valu souffrir quelque chose de ma jalousie et de mon ambition. Après tout j'étais de votre sang. Assez près de succéder à la couronne, j'avais un très grand intérêt d'en conserver la grandeur. Jamais je n'aurais pu me résoudre à me liguer contre la France avec les anglois ses ennemis : mais votre trahison et mon massacre mirent mon fils, quoiqu'il fût bon homme, dans une espèce de nécessité de venger ma mort, et de s'unir aux anglois. Voilà le fruit de votre perfidie : c'était de former une ligue de la maison de Bourgogne avec la reine votre mère et avec les anglois pour renverser la monarchie françoise. p323 La cruauté et la perfidie, bien loin de diminuer les périls, les augmentent sans mesure. Jugez-en par votre propre expérience : ma mort, en vous délivrant d'un ennemi, vous en fit de bien plus terribles, et mit la France dans un état cent fois plus déplorable ; toutes les provinces furent en feu, toute la campagne était au pillage ; et il a fallu des miracles pour vous tirer de l'abyme où cet exécrable assassinat vous avait jeté. Après cela, venez encore me dire d'un ton décisif : assassiner est le plus sûr. Charles Vii. J'avoue que vous m'embarrassez par le raisonnement, et je vois que vous êtes bien subtil et politique : mais j'aurai ma revanche par les faits. Pourquoi croyez-vous qu'il n'est pas bon d'assassiner ? N'avez-vous pas fait assassiner mon oncle le Duc D'Orléans ? Alors vous pensiez sans doute comme moi, et vous n'étiez pas encore si philosophe. Le D. De Bourgogne. Il est vrai, et je m'en suis mal trouvé, comme vous voyez. Une bonne preuve que l'assassinat est un mauvais expédient est de voir combien il m'a réussi mal. Si j'eusse laissé vivre le Duc D'Orléans, vous n'auriez jamais songé à m'ôter la vie, et je m'en serois p324 fort bien trouvé : celui qui commence de telles affaires doit prévoir qu'elles finiront par lui ; dès qu'il entreprend sur la vie des autres, la sienne n'a plus un quart d'heure d'assuré. Charles Vii. Hé bien ! Mon cousin, nous avons tous deux tort. Je n'ai pas été assassiné à mon tour comme vous, mais j'ai souffert d'étranges malheurs. DIALOGUE 55 Louis Xi Et Le Cardinal Bessarion. Un savant n'est pas propre pour gouverner ; mais il vaut encore mieux qu'un bel esprit qui ne peut souffrir ni la justice ni la bonne foi. Louis Xi. Bonjour, monsieur le cardinal. Je vous recevrai aujourd'hui plus civilement que quand vous vîntes me voir de la part du pape. Le cérémonial ne peut plus nous brouiller, toutes les ombres sont ici pêle-mêle et incognito , les rangs sont confondus. Le C. Bessarion. J'avoue que je n'ai pas encore oublié votre p325 injustice, quand vous me prîtes par la barbe, dès le commencement de ma harangue. Louis Xi. Cette barbe grecque me surprit, et je voulois couper court pour la harangue, qui eût été longue et superflue. Le C. Bessarion. Pourquoi cela ? Ma harangue était des plus belles : je l'avais composée sur le modèle d'Isocrate, de Lysias, d'Hypéride, et de Périclès. Je ne connois point tous ces messieurs-là. Vous aviez été voir le Duc De Bourgogne mon vassal, avant que de venir chez moi ; il aurait bien mieux valu ne lire pas tant vos vieux auteurs, et savoir mieux les règles du siècle présent : vous vous conduisîtes comme un pédant qui n'a aucune connoissance du monde. Le C. Bessarion. J'avais pourtant étudié à fond les lois de Dracon, celles de Lycurgue et de Solon, les lois et la république de Platon, tout ce qui nous reste des anciens orateurs qui ont gouverné le peuple ; enfin les meilleurs scoliastes d'Homère, qui ont parlé de la police d'une république. Louis Xi. Et moi je n'ai jamais rien lu de tout cela ; p326 mais je sais qu'il ne falloit pas qu'un cardinal envoyé par le pape pour faire rentrer le Duc De Bourgogne dans mes bonnes graces allât le voir avant que de venir chez moi. Le C. Bessarion. J'avais cru pouvoir suivre l'Usteron Proteron des grecs ; je savais même par la philosophie que ce qui est le premier quant à l'intention est le dernier quant à l'exécution . Louis Xi. Oh ! Laissons là votre philosophie : venons au fait. Le C. Bessarion. Je vois en vous toute la barbarie des latins, chez qui la Grèce désolée, après la prise de Constantinople, essaie en vain de défricher l'esprit et les lettres. Louis Xi. L' esprit ne consiste que dans le bon sens, et point dans le grec ; la raison est dans toutes les langues. Il falloit garder l'ordre, et mettre le seigneur avant le vassal. Les grecs, que vous vantez tant, n'étaient que des sots, s'ils ne savaient pas ce que savent les hommes les plus grossiers. Mais je ne puis m'empêcher de rire quand je me souviens comment vous voulûtes négocier : dès que je ne convenois pas de vos maximes, vous ne me donniez pour toute raison p327 que des passages de Sophocle, de Lycophron, et de Pindare. Je ne sais comment j'ai retenu ces noms, dont je n'avais jamais ouï parler qu'à vous : mais je les ai retenus à force d'être choqué de vos citations. Il était question des places de la Somme, et vous me citiez un vers de Ménandre ou de Callimaque. Je voulois demeurer uni aux suisses et au Duc De Lorraine contre le Duc De Bourgogne, et vous me prouviez par Gorgias et Platon que ce n'était pas mon véritable intérêt. Il s'agissoit de savoir si le roi d'Angleterre serait pour ou contre moi, vous m'alléguiez l'exemple d'épaminondas. Enfin vous me consolâtes de n'avoir jamais guère étudié. Je disois en moi-même : heureux celui qui ne sait point tout ce que les autres ont dit, et qui sait un peu ce qu'il faut dire ! Le C. Bessarion. Vous m'étonnez par votre mauvais goût. Je croyais que vous aviez assez bien étudié : on m'avait dit que le roi votre père vous avait donné un assez bon précepteur, et qu'ensuite vous aviez pris plaisir en Flandre, chez le Duc De Bourgogne, à faire raisonner tous les jours de la philosophie. Louis Xi. J'étais encore bien jeune quand je quittai p328 le roi mon père, et mon précepteur : je passai à la cour de Bourgogne, où l'inquiétude et l'ennui me réduisirent à écouter un peu quelques savants. Mais j'en fus bientôt dégoûté ; ils étaient pédants, imbéciles, comme vous ; ils n'entendoient point les affaires ; ils ne connoissoient point les différents caractères des hommes ; ils ne savaient ni dissimuler, ni se taire, ni s'insinuer, ni entrer dans les passions d'autrui, ni trouver des ressources dans les difficultés, ni deviner les desseins des autres ; ils étaient vains, indiscrets, disputeurs, toujours occupés de mots et de faits inutiles, pleins de subtilités qui ne persuadent personne, incapables d'apprendre à vivre et de se contraindre. Je ne peux souffrir de tels animaux. Le C. Bessarion. Il est vrai que les savants ne sont pas d'ordinaire trop propres à l'action, parcequ'ils aiment le repos des muses ; il est vrai aussi qu'ils ne savent guère se contraindre ni dissimuler, parcequ'ils sont au-dessus des passions grossières des hommes, et de la flatterie que les tyrans demandent. Louis Xi. Allez, grande barbe, pédant hérissé de grec ; vous perdez le respect qui m'est dû. p329 Le C. Bessarion. Je ne vous en dois point. Le sage, suivant les stoïciens et toute la secte du portique, est plus roi que vous ne l'avez jamais été par le rang et par la puissance ; vous ne le fûtes jamais, comme le sage, par un véritable empire sur vos passions. D'ailleurs vous n'avez plus qu'une ombre de royauté ; d'ombre à ombre, je ne vous cède point. Louis Xi. Voyez l'insolence de ce vieux pédant ! Le C. Bessarion. J'aime encore mieux être pédant que fourbe et tyran du genre humain. Je n'ai pas fait mourir mon frère ; je n'ai pas tenu en prison mon fils ; je n'ai employé ni le poison ni l'assassinat pour me défaire de mes ennemis ; je n'ai point eu une vieillesse affreuse, semblable à celle des tyrans que la Grèce a tant détestés. Mais il faut vous excuser : avec beaucoup de finesse et de vivacité, vous aviez beaucoup de choses d'une tête un peu démontée. Ce n'était pas pour rien que vous étiez fils d'un homme qui s'était laissé mourir de faim, et petit-fils d'un autre qui avait été renfermé tant d'années. Votre fils même n'a la cervelle guère assurée ; et ce sera un grand bonheur pour la p330 France, si la couronne passe après lui dans une branche plus sensée. Louis Xi. J'avoue que ma tête n'était pas tout-à-fait bien réglée ; j'avais des faiblesses, des visions noires, des emportements furieux : mais j'avais de la pénétration, du courage, de la ressource dans l'esprit, des talents pour gagner les hommes, et pour accroître mon autorité ; je savais fort bien laisser à l'écart un pédant inutile à tout, et découvrir les qualités utiles dans les sujets les plus obscurs. Dans les langueurs mêmes de ma dernière maladie, je conservai encore assez de fermeté d'esprit pour travailler à faire une paix avec Maximilien. Il attendoit ma mort, et ne cherchoit qu'à éluder la conclusion : par mes émissaires secrets, je soulevai les gantois contre lui ; je le réduisis à faire malgré lui un traité de paix avec moi, où il me donnoit, pour mon fils, Marguerite sa fille avec trois provinces. Voilà mon chef-d'oeuvre de politique dans ces derniers jours où l'on me croyait fou. Allez, vieux pédant, allez chercher vos grecs, qui n'ont jamais su autant de politique que moi : allez chercher vos savants, qui ne savent que lire et parler de leurs livres, qui ne savent ni agir ni vivre avec les hommes. p331 Le C. Bessarion. J'aime encore mieux un savant qui n'est pas propre aux affaires, et qui ne sait que ce qu'il a lu, qu'un esprit inquiet, artificieux et entreprenant, qui ne peut souffrir ni la justice ni la bonne foi, et qui renverse tout le genre humain. DIALOGUE 56 Louis Xi Et Le Cardinal De La Balue. Un méchant prince rend ses sujets traîtres et infidèles. Louis Xi. Comment osez-vous, scélérat, vous présenter devant moi après toutes vos trahisons ? Le C. De La Balue. Où voulez-vous donc que je m'aille cacher ? Ne suis-je pas assez caché dans la foule des ombres ? Nous sommes tous égaux ici-bas. Louis Xi. C' est bien à vous à parler ainsi, vous qui n'étiez que le fils d'un meunier de Verdun ! Le C. De La Balue. Hé ! C' était un mérite auprès de vous que d'être de basse condition : votre compère le p332 prévôt Tristan, votre médecin Coctier, votre barbier Olivier Le Diable, étaient vos favoris et vos ministres. Janfredy, avant moi, avait obtenu la pourpre par votre faveur. Ma naissance valoit à peu près celle de ces gens-là. Louis Xi. Aucun d'eux n'a fait des trahisons aussi noires que toi. Le C. De La Balue. Je n'en crois rien. S' ils n'avaient pas été de malhonnêtes gens, vous ne les auriez ni bien traités ni employés. Louis Xi. Pourquoi voulez-vous que je ne les aie pas choisis pour leur mérite ? Le C. De La Balue. Parceque le mérite vous était toujours suspect et odieux ; parceque la vertu vous faisoit peur, et que vous n'en saviez faire aucun usage ; parceque vous ne vouliez vous servir que d'ames basses et prêtes à entrer dans vos intrigues, dans vos tromperies, dans vos cruautés. Un honnête homme qui aurait eu horreur de tromper et de faire du mal ne vous aurait été bon à rien, à vous qui ne vouliez que tromper et nuire pour contenter votre ambition sans bornes. Puisqu'il faut parler franchement dans le pays de vérité, j'avoue p333 que j'ai été un malhonnête homme : mais c'était par là que vous m'aviez préféré à d'autres. Ne vous ai-je pas bien servi avec adresse pour jouer les grands et les peuples ? Avez-vous trouvé un fourbe plus souple que moi pour tous les personnages ? Louis Xi. Il est vrai : mais en trompant les autres pour m'obéir, il ne falloit pas me tromper moi-même : vous étiez d'intelligence avec le pape pour me faire abolir la pragmatique, sans consulter si cela s'accordoit avec les véritables intérêts de la France. Le C. De La Balue. Hé ! Vous étiez-vous jamais soucié ni de la France, ni de ses véritables intérêts ? Vous n'avez jamais regardé que les vôtres ; vous vouliez tirer parti du pape. Je n'ai fait que vous servir à votre mode. Louis Xi. Mais c'est vous qui me portiez à ne compter pour rien tout ce qui n'était pas mon intérêt présent, sans m'embarrasser de celui de ma couronne même, à laquelle était attachée ma véritable grandeur. Le C. De La Balue. Point : je voulois que vous vendissiez chèrement cette pancarte crasseuse à la cour de p334 Rome. Mais allons plus loin. Quand même je vous aurais trompé, qu'auriez-vous à me dire ? Louis Xi. Comment ! à vous dire ? Je vous trouve bien plaisant. Si nous étions encore vivants, je vous remettrois bien en cage. Le C. De La Balue. Ho ! J'y ai assez demeuré. Si vous me fâchez, je ne dirai plus mot. Savez-vous que je ne crains guère les mauvaises humeurs d'une ombre de roi ? Quoi donc ! Vous croyez être encore au Plessis-Lès-Tours avec vos assassins ! Louis Xi. Non, je sais que je n'y suis pas, et bien vous en vaut. Mais enfin je veux bien vous entendre pour la rareté du fait. çà, prouvez-moi par vives raisons que vous avez dû trahir votre maître. Le C. De La Balue. Ce paradoxe vous surprend : mais je m'en vais vous le vérifier à la lettre. Louis Xi. Voyons ce qu'il va dire. Le C. De La Balue. N'est-il pas vrai qu'un pauvre fils de meunier, qui n'a jamais eu d'autre éducation que la cour d'un grand roi, a dû suivre les maximes qui passoient pour les plus utiles et pour p335 les meilleures d'un commun consentement ? Louis Xi. Ce que vous dites a quelque vraisemblance. Mais répondez oui ou non sans vous fâcher. Louis Xi. Je n'ose nier une chose qui paraît si bien fondée, ni avouer ce qui peut m'embarrasser par ses conséquences. Le C. De La Balue. Je vois bien qu'il faut que je prenne votre silence pour un aveu forcé. La maxime fondamentale de tous vos conseils, que vous avez répandue dans toute votre cour, était de faire tout pour vous seul. Vous ne comptiez pour rien les princes de votre sang, ni la reine, que vous teniez captive et éloignée, ni le dauphin, que vous éleviez dans l'ignorance et en prison, ni le royaume, que vous désoliez par votre politique dure et cruelle, aux intérêts duquel vous préfériez sans cesse la jalousie pour l'autorité tyrannique ; vous ne comptiez même pour rien les favoris et les ministres les plus affidés, dont vous vous serviez pour tromper les autres. Vous n'en avez jamais aimé aucun, et ne vous êtes jamais confié à aucun d'eux que pour le besoin : vous cherchiez à les tromper à leur tour, comme le reste des hommes ; p336 vous étiez prêt à les sacrifier sur le moindre ombrage, ou pour la moindre utilité. On n'avait jamais un seul moment d'assuré avec vous : vous vous jouiez de la vie des hommes. Vous n'aimiez personne : qui vouliez-vous qui vous aimât ? Vous vouliez tromper tout le monde : qui vouliez-vous qui se livrât à vous de bonne foi, de bonne amitié, et sans intérêt ? Cette fidélité désintéressée, où l'aurions-nous apprise ? La méritiez-vous ? L' espériez-vous ? La pouvait-on pratiquer auprès de vous et dans votre cour ? Aurait-on pu durer huit jours chez vous avec un coeur drait et sincère ? N'était-on pas forcé d'être un fripon dès qu'on vous approchoit ? N'était-on pas déclaré scélérat dès qu'on parvenait à votre faveur, puisqu'on n'y parvenait jamais que par la scélératesse ? Ne deviez-vous pas le tenir pour dit ? Si on avait voulu conserver quelque honneur et quelque conscience, on se serait bien gardé d'être connu de vous : on serait allé au bout du monde plutôt que de vivre à votre service. Dès qu'on est fripon, on l'est pour tout le monde. Voudriez-vous qu'une ame que vous avez gangrenée, et à qui vous n'avez inspiré que la scélératesse pour tout le genre humain, n'ait jamais que vertu pure et sans tache, que fidélité désintéressée et héroïque pour vous p337 seul ? étiez-vous assez dupe pour le penser ? Ne comptiez-vous pas que tous les hommes seraient pour vous comme vous pour eux ? Quand même on aurait été bon et sincère pour tous les autres hommes, on aurait été forcé de devenir faux et méchant à votre égard en vous trahissant. Je n'ai donc fait que suivre vos leçons, que marcher sur vos traces, que vous rendre ce que vous donniez tous les jours, que faire ce que vous attendiez de moi, que prendre pour le principe de ma conduite le principe que vous regardiez comme le seul qui doit animer tous les hommes. Vous auriez méprisé un homme qui aurait connu d'autre intérêt que le sien propre. Je n'ai pas voulu mériter votre mépris ; et j'ai mieux aimé vous tromper, que d'être un sot selon vos principes. Louis Xi. J'avoue que votre raisonnement me presse et m'incommode. Mais pourquoi vous entendre avec mon frère le Duc De Guienne, et avec le Duc De Bourgogne, mon plus cruel ennemi ? Le C. De La Balue. C' est parcequ'ils étaient vos plus dangereux ennemis que je me liai avec eux, pour avoir une ressource contre vous, si votre jalousie ombrageuse vous portoit à me perdre. Je savais p338 que vous compteriez sur mes trahisons, et que vous pourriez les croire sans fondement : j'aimois mieux vous trahir pour me sauver de vos mains, que périr dans vos mains sur des soupçons sans vous avoir trahi. Enfin j'étais bien aise, selon vos maximes, de me faire valoir dans les deux partis, et de tirer de vous dans l'embarras des affaires la récompense de mes services, que vous ne m'auriez jamais accordée de bonne grace dans un temps de paix. Voilà ce que doit attendre de ses ministres un prince ingrat, défiant, trompeur, qui n'aime que lui. Louis Xi. Mais voici tout de même ce que doit attendre un traître qui vend son roi : on ne le fait pas mourir quand il est cardinal ; mais on le tient onze ans en prison, on le dépouille de ses trésors. Le C. De La Balue. J'avoue que mon unique faute fut de ne vous tromper pas avec assez de précaution, et de laisser intercepter mes lettres. Remettez-moi encore dans l'occasion, je vous tromperai encore selon vos mérites : mais je vous tromperai plus subtilement, de peur d'être découvert. DIALOGUE 57 p339 Louis Xi Et Philippe De Commines. Les faiblesses et les crimes des rois ne sauraient être cachés. Louis Xi. L' on dit que vous avez écrit mon histoire. Ph. De Commines. Il est vrai, sire ; et j'ai parlé en bon domestique. Louis Xi. Mais on assure que vous avez raconté bien des choses dont je me serois passé volontiers. Ph. De Commines. Cela peut être ; mais en gros j'ai fait de vous un portrait fort avantageux. Voudriez-vous que j'eusse été un flatteur perpétuel, au lieu d'être un historien ? Louis Xi. Vous deviez parler de moi comme un sujet comblé des graces de son maître. Ph. De Commines. C' est le moyen de n'être cru de personne. La reconnoissance n'est pas ce qu'on cherche p340 dans une histoire : au contraire, c'est ce qui la rend suspecte. Louis Xi. Pourquoi faut-il qu'il y ait des gens qui aient la démangeaison d'écrire ! Il faut laisser les morts en paix, et ne flétrir point leur mémoire. Ph. De Commines. La vôtre était étrangement noircie : j'ai tâché d'adoucir les impressions déja faites ; j'ai relevé toutes vos bonnes qualités ; je vous ai déchargé de toutes les choses odieuses. Que pouvais-je faire de mieux ? Louis Xi. Ou vous taire, ou me défendre en tout. On dit que vous avez représenté toutes mes grimaces, toutes mes contorsions, lorsque je parlois tout seul, toutes mes intrigues avec de petites gens. On dit que vous avez parlé du crédit de mon prévôt, de mon médecin, de mon barbier, et de mon tailleur ; vous avez étalé mes vieux habits. On dit que vous n'avez pas oublié mes petites dévotions, sur-tout à la fin de mes jours ; mon empressement à ramasser des reliques, à me faire frotter depuis la tête jusqu'aux pieds de l'huile de la sainte ampoule, et à faire des pélerinages, par où je prétendois toujours avoir été guéri. Vous avez p341 fait mention de ma petite Notre-Dame de plomb que je baisois dès que je voulois faire un mauvais coup ; enfin de la croix de Saint Lo, par laquelle je n'osois jurer sans vouloir garder mon serment, parceque j'aurais cru mourir dans l'année, si j'y avais manqué. Tout cela est fort ridicule. Ph. De Commines. Tout cela n'est-il pas vrai ? Pouvois-je le taire ? Louis Xi. Vous pouviez n'en rien dire. Ph. De Commines. Vous pouviez n'en rien faire. Louis Xi. Mais cela était fait, et il ne falloit pas le dire. Ph. De Commines. Mais cela était fait, et je ne pouvais pas le cacher à la postérité. Louis Xi. Quoi ! Ne peut-on pas cacher certaines choses ? Ph. De Commines. Et croyez-vous qu'un roi puisse être caché après sa mort, comme vous cachiez certaines intrigues pendant votre vie ? Je n'aurais rien sauvé par mon silence, et je me serois déshonoré. p342 Contentez-vous que je pouvais dire bien pis et être cru, et je ne l'ai pas voulu faire. Louis Xi. Quoi ! L' histoire ne doit-elle pas respecter les rois ? Ph. De Commines. Les rois ne doivent-ils pas respecter l'histoire et la postérité, à la censure de laquelle ils ne peuvent échapper ? Ceux qui veulent qu'on ne parle pas mal d'eux n'ont qu'une seule ressource, qui est de bien faire. DIALOGUE 58 Louis Xi Et Charles Duc De Bourgogne. Les méchants qui ne connoissent point la vraie vertu, à force de tromper, et de se défier des autres, sont trompés eux-mêmes. Louis Xi. Je suis fâché, mon cousin, des malheurs qui vous sont arrivés. Charles De Bourgogne. C' est vous qui en êtes cause ; vous m'avez trompé. Louis Xi. C' est votre orgueil et votre emportement p343 qui vous trompoient. Avez-vous oublié que je vous avertis qu'un homme m'avait offert de vous faire périr ? Je ne pus le croire ; je m'imaginai que si la chose eût été vraie vous n'auriez pas eu assez de probité pour m'en avertir, et que vous l'aviez inventée pour me faire peur, en me rendant suspects tous ceux dont je me servois : cette fourberie était assez de votre caractère, et je n'avais pas grand tort de vous l'attribuer. Qui n'eût pas été trompé comme moi dans une occasion où vous étiez bon et sincère ? Louis Xi. Je conviens qu'il n'était pas à propos de se fier souvent à ma sincérité ; mais encore valoit-il mieux se fier à moi qu'au traître Campobache, qui te vendit six mille écus. Charles De Bourgogne. Voulez-vous que je parle ici franchement, puisqu'il ne s'agit plus de politique chez Pluton ? Nous étions tous deux dans d'étranges maximes ; nous ne connoissions, ni vous ni moi, aucune vertu. En cet état, à force de se défier, on persécute souvent les gens de bien ; puis on se livre par une espèce de nécessité au premier venu, et ce premier venu est d'ordinaire p344 un scélérat qui s'insinue par sa flatterie. Mais, dans le fond, mon naturel était meilleur que le vôtre : j'étais prompt, et d'une humeur un peu farouche ; mais je n'étais ni trompeur ni cruel comme vous. Avez-vous oublié qu'à la conférence de Conflans vous m'avouâtes que j'étais un vrai gentilhomme, et que je vous avais bien donné la parole que j'avais donnée à l'archevêque de Narbonne ? Louis Xi. Bon ! C' étaient des paroles flatteuses que je vous dis alors pour vous amuser, et pour vous détacher des autres chefs de la ligue du bien public. Je savais bien qu'en vous louant je vous prendrois pour dupe. DIALOGUE 59 Louis Xi Et Louis Xii. La générosité et la bonne foi sont de plus sûres maximes de la politique que la cruauté et la finesse. Louis Xi. Voilà, si je ne me trompe, un de mes successeurs. Quoique les ombres n'aient plus ici-bas aucune majesté, il me semble que celle-ci pourrait bien être quelque roi de France ; car p345 je vois que ces autres ombres la respectent et lui parlent françois. Qui es-tu ? Dis-le-moi, je te prie. Louis Xii. Je suis le Duc D'Orléans, devenu roi sous le nom de Louis Xii. Louis Xi. Comment as-tu gouverné mon royaume ? Louis Xii. Tout autrement que toi. Tu te faisois craindre ; je me suis fait aimer. Tu as commencé par charger les peuples ; je les ai soulagés, et j'ai préféré leur repos à la gloire de vaincre mes ennemis. Louis Xi. Tu savais donc bien mal l'art de régner. C' est moi qui ai mis mes successeurs dans une autorité sans bornes ; c'est moi qui ai dissipé les ligues des princes et des seigneurs ; c'est moi qui ai levé des sommes immenses. J'ai découvert les secrets des autres ; j'ai su cacher les miens. La finesse, la hauteur, et la sévérité, sont les vraies maximes du gouvernement. Tu auras tout gâté, j'en ai grand'peur, et ta mollesse aura détruit tout mon ouvrage. Louis Xii. J'ai montré, par le succès de mes maximes, que les tiennes étaient fausses et pernicieuses. p346 Je me suis fait aimer : j'ai vécu en paix sans manquer de parole, sans répandre de sang, sans ruiner mon peuple. Ta mémoire est odieuse ; la mienne est respectée. Pendant ma vie on m'a été fidèle ; après ma mort on me pleure, et on craint de ne retrouver jamais un aussi bon roi. Quand on se trouve si bien de la générosité et de la bonne foi, on doit bien mépriser la cruauté et la finesse. Louis Xi. Voilà une belle philosophie, que tu auras sans doute apprise dans cette longue prison où l'on m'a dit que tu as langui avant de monter sur le trône. Louis Xii. Cette prison a été moins honteuse que la tienne de Péronne. Voilà à quoi servent la finesse et la tromperie ; on se fait prendre par son ennemi. La bonne foi n'exposerait pas à de si grands périls. Louis Xi. Mais j'ai su par adresse me tirer des mains du Duc De Bourgogne. Louis Xii. Oui, à force d'argent, dont tu corrompis ses domestiques, et en le suivant honteusement à la ruine de tes alliés les liégeois, qu'il te fallut aller voir périr. p347 Louis Xi. As-tu étendu le royaume comme je l'ai fait ? J'ai réuni à la couronne le duché de Bourgogne, le comté de Provence, et la Guienne même. Louis Xii. Je t'entends : tu savais l'art de te défaire d'un frère pour avoir son partage ; tu as profité du malheur du Duc De Bourgogne, qui courut à sa perte ; tu gagnas le conseiller du Comte De Provence pour attraper sa succession. Pour moi, je me suis contenté d'avoir la Bretagne par une alliance légitime avec l'héritière de cette maison, que j'aimois, et que j'épousai après la mort de ton fils. D'ailleurs j'ai moins songé à avoir de nouveaux sujets, qu'à rendre fidèles et heureux ceux que j'avais déja. J'ai éprouvé même, par les guerres de Naples et de Milan, combien les conquêtes éloignées nuisent à un état. Louis Xi. Je vois bien que tu manquois d'ambition et de génie. Louis Xii. Je manquois de ce génie faux et trompeur qui t'avait tant décrié, et de cette ambition qui met l'honneur à compter pour rien la sincérité et la justice. p348 Louis Xi. Tu parles trop. Louis Xii. C' est toi qui as souvent trop parlé. As-tu oublié le marchand de Bordeaux établi en Angleterre, et le roi édouard que tu convias à venir à Paris ? Adieu. DIALOGUE 60 Le Connétable De Bourbon Et Bayard. Il n'est jamais permis de prendre les armes contre sa patrie. Le Connétable. N'est-ce point le pauvre Bayard que je vois, au pied de cet arbre, étendu sur l'herbe, et percé d'un grand coup ? Oui, c'est lui-même. Hélas ! Je le plains. En voilà deux qui périssent aujourd'hui par nos armes, Vandenesse et lui. Ces deux françois étaient deux ornements de leur nation par leur courage. Je sens que mon coeur est encore touché pour sa patrie. Mais avançons pour lui parler. Ah ! Mon pauvre Bayard, c'est avec douleur que je te vois en cet état. p349 Bayard. C' est avec douleur que je vous vois aussi. Le Connétable. Je comprends bien que tu es fâché de te voir dans mes mains par le sort de la guerre. Mais je ne veux point te traiter en prisonnier ; je te veux garder comme un bon ami, et prendre soin de ta guérison comme si tu étais mon propre frère : ainsi tu ne dois point être fâché de me voir. Bayard. Hé ! Croyez-vous que je ne sois point fâché d'avoir obligation au plus grand ennemi de la France ? Ce n'est point de ma captivité ni de ma blessure que je suis en peine. Je meurs dans un moment ; la mort va me délivrer de vos mains. Le Connétable. Non, mon cher Bayard, j'espère que nos soins réussiront à te guérir. Bayard. Ce n'est point là ce que je cherche, et je suis content de mourir. Le Connétable. Qu' as-tu donc ? Est-ce que tu ne saurais te consoler d'avoir été vaincu et fait prisonnier dans la retraite de Bonnivet ? Ce n'est pas ta faute ; c'est la sienne : les armes sont journalières. p350 Ta gloire est assez bien établie par tant de belles actions. Les impériaux ne pourront jamais oublier cette vigoureuse défense de Mézières contre eux. Bayard. Pour moi, je ne puis jamais oublier que vous êtes ce grand connétable, ce prince du plus noble sang qu'il y ait dans le monde, et qui travaille à déchirer de ses propres mains sa patrie et le royaume de ses ancêtres. Le Connétable. Quoi ! Bayard, je te loue, et tu me condamnes ! Je te plains, et tu m'insultes ! Bayard. Si vous me plaignez, je vous plains aussi ; et je vous trouve bien plus à plaindre que moi : je sors de la vie sans tache. J'ai sacrifié la mienne à mon devoir ; je meurs pour mon pays, pour mon roi, estimé des ennemis de la France, et regretté de tous les bons françois. Mon état est digne d'envie. Le Connétable. Et moi, je suis victorieux d'un ennemi qui m'a outragé ; je me venge de lui ; je le chasse du Milanois ; je fais sentir à toute la France combien elle est malheureuse de m'avoir perdu en me poussant à bout : appelles-tu cela être à plaindre ? p351 Bayard. Oui, on est toujours à plaindre quand on agit contre son devoir ; il vaut mieux périr en combattant pour la patrie, que de la vaincre et de triompher d'elle. Ah ! Quelle horrible gloire que celle de détruire son propre pays ! Le Connétable. Mais ma patrie a été ingrate après tant de services que je lui avais rendus. Madame m'a fait traiter indignement, par un dépit d'amour. Le roi, par faiblesse pour elle, m'a fait une injustice énorme. En me dépouillant de mon bien, on a détaché de moi jusqu'à mes domestiques, Matignon et D'Argouges. J'ai été contraint, pour sauver ma vie, de m'enfuir presque seul : que voulois-tu que je fisse ? Bayard. Que vous souffrissiez toutes sortes de maux, plutôt que de manquer à la France et à la grandeur de votre maison. Si la persécution était trop violente, vous pouviez vous retirer ; mais il valoit mieux être pauvre, obscur, inutile à tout, que de prendre les armes contre nous. Votre gloire eût été au comble dans la pauvreté et dans le plus misérable exil. Le Connétable. Mais ne vois-tu pas que la vengeance s'est jointe à l'ambition pour me jeter dans cette p352 extrémité ? J'ai voulu que le roi se repentît de m'avoir traité si mal. Bayard. Il falloit l'en faire repentir par une patience à toute épreuve, qui n'est pas moins la vertu d'un héros que le courage. Le Connétable. Mais le roi, étant si injuste et si aveuglé par sa mère, méritoit-il que j'eusse de si grands égards pour lui ? Bayard. Si le roi ne le méritoit pas, la France entière le méritoit. La dignité même de la couronne, dont vous êtes un des héritiers, le méritoit. Vous vous deviez à vous-même d'épargner la France, dont vous pouvez être un jour roi. Le Connétable. Hé bien ! J'ai tort, je l'avoue ; mais ne sais-tu pas combien les meilleurs coeurs ont de peine à résister à leur ressentiment ? Bayard. Je le sais bien : mais le vrai courage consiste à résister. Si vous connoissez votre faute, hâtez-vous de la réparer. Pour moi, je meurs ; et je vous trouve plus à plaindre dans vos prospérités, que moi dans mes souffrances. Quand l'empereur ne vous tromperait pas, quand même il vous donnerait sa soeur en mariage, p353 et qu'il partagerait la France avec vous, il n'effacerait point la tache qui déshonore votre vie. Le connétable De Bourbon rebelle ! Ah ! Quelle honte ! écoutez Bayard mourant comme il a vécu, et ne cessant de dire la vérité. DIALOGUE 61 Henri Vii Et Henri Viii D'Angleterre. Henri Vii. Hé bien ! Mon fils, comment avez-vous régné après moi ? Henri Viii. Heureusement et avec gloire pendant trente-huit ans. Henri Vii. Cela est beau ! Mais encore, les autres ont-ils été aussi contents de vous que vous le paroissez de vous-même ? Henri Viii. Je ne dis que la vérité. Il est vrai que c'est vous qui êtes monté sur le trône par votre courage et par votre adresse ; vous me l'avez laissé paisible : mais aussi que n'ai-je point fait ! J'ai tenu l'équilibre entre les deux plus p354 grandes puissances de l'Europe, François I et Charles-Quint. Voilà mon ouvrage au-dehors. Pour le dedans, j'ai délivré l'Angleterre de la tyrannie papale, et j'ai changé la religion, sans que personne ait osé résister. Après avoir fait un tel renversement, mourir en paix dans son lit, c'est une belle et glorieuse fin. Henri Vii. Mais j'avais ouï dire que le pape vous avait donné le titre de défenseur de l'église, à cause d'un livre que vous aviez fait contre les sentiments de Luther. D'où vient que vous avez ensuite changé ? Henri Viii. J'ai reconnu combien l'église romaine était injuste et superstitieuse. Henri Vii. Vous a-t-elle traversé dans quelque dessein ? Henri Viii. Oui. Je voulois me démarier. Cette aragonoise me déplaisoit : je voulois épouser Anne De Boulen. Le pape Clément Vii commit le cardinal Campegge pour cette affaire. Mais de peur de fâcher l'empereur, neveu de Catherine, il ne vouloit que m'amuser : Campegge demeura près d'un an à aller d'Italie en France. p355 Henri Vii. Hé bien ! Que fîtes-vous ? Henri Viii. Je rompis avec Rome, je me moquai de ses censures, j'épousai Anne De Boulen, et je me fis chef de l'église anglicane. Henri Vii. Je ne m'étonne plus si j'ai vu tant de gens qui étaient sortis du monde fort mécontents de vous. Henri Viii. On ne peut faire de si grands changements sans quelque rigueur. Henri Vii. J'entends dire de tout côté que vous avez été léger, inconstant, lascif, cruel, et sanguinaire. Henri Viii. Ce sont les papistes qui m'ont décrié. Henri Vii. Laissons là les papistes ; mais venons au fait. N'avez-vous pas eu six femmes, dont vous avez répudié la première sans fondement, fait mourir la seconde, fait ouvrir le ventre à la troisième pour sauver son enfant, fait mourir la quatrième, répudié la cinquième, et choisi si mal la dernière, qu'elle se remaria avec l'amiral peu de jours après votre mort. p356 Henri Viii. Tout cela est vrai ; mais si vous saviez quelles étaient ces femmes, vous me plaindriez au lieu de me condamner : l'aragonoise était laide, et ennuyeuse dans sa vertu ; Anne De Boulen était une coquette scandaleuse ; Jeanne Seymour ne valoit guère mieux ; N. Howard était très corrompue ; la princesse De Clèves était une statue sans agrément ; la dernière m'avait paru sage, mais elle a montré après ma mort que je m'étais trompé. J'avoue que j'ai été la dupe de ces femmes. Henri Vii. Si vous aviez gardé la vôtre, tous ces malheurs ne vous seraient jamais arrivés : il est visible que Dieu vous a puni. Mais combien de sang avez-vous répandu ! On parle de plusieurs milliers de personnes que vous avez fait mourir pour la religion, parmi lesquelles on compte beaucoup de nobles prélats et de religieux. Henri Viii. Il l'a bien fallu, pour secouer le joug de Rome. Henri Vii. Quoi ! Pour soutenir la gageure, pour maintenir votre mariage avec cette Anne De Boulen, que vous avez jugée vous-même digne du supplice ! p357 Henri Viii. Mais j'avais pris le bien des églises, que je ne pouvais rendre. Henri Vii. Bon ! Vous voilà bien justifié de votre schisme par vos mariages ridicules et par le pillage des églises ! Henri Viii. Puisque vous me pressez tant, je vous dirai tout. J'étais passionné pour les femmes ; et, volage dans mes amours, j'étais aussi prompt à me dégoûter qu'à prendre une inclination. D'ailleurs j'étais né jaloux, soupçonneux, inconstant, âpre sur l'intérêt. Je trouvai que les chefs de l'église anglicane flattoient mes passions et autorisoient ce que je voulois faire : le cardinal Wolsey, archevêque d'Yorck, m'encouragea à répudier Catherine D'Aragon ; Cranmer, archevêque de Cantorbery, me fit faire tout ce que j'ai fait pour Anne De Boulen et contre l'église romaine. Mettez-vous en la place d'un pauvre prince violemment tenté par les passions et flatté par les prélats. Henri Vii. Hé bien ! Ne savez-vous pas qu'il n'y a rien de si lâche ni de si prostitué que les prélats ambitieux qui s'attachent à la cour ? Il falloit les renvoyer dans leurs diocèses, et consulter p358 des gens de bien. Les laïques sages et bons politiques ne vous auraient jamais conseillé, pour la sûreté même de votre royaume, de changer l'ancienne religion, et de diviser vos sujets en plusieurs communions opposées. N'est-il pas ridicule que vous vous plaigniez de la tyrannie du pape, et que vous vous fassiez pape en sa place ; que vous vouliez réformer l'église anglicane, et que cette réforme aboutisse à autoriser tous vos mariages monstrueux, et à piller tous les biens consacrés ? Vous n'avez achevé cet horrible ouvrage qu'en trempant vos mains dans le sang des personnes les plus vertueuses. Vous avez rendu votre mémoire à jamais odieuse, et vous avez laissé dans l'état une source de division éternelle. Voilà ce que c'est que d'écouter ses passions et de méchants prêtres. Je ne dis point ceci par dévotion ; vous savez que ce n'est pas là mon caractère : je ne parle qu'en politique, comme si la religion était à compter pour rien. Mais, à ce que je vois, vous n'avez jamais fait que du mal. Henri Viii. Je n'ai pu éviter d'en faire. Le cardinal Renaud De La Poule fit contre moi avec les p359 papistes une conspiration. Il fallut bien punir les conjurés pour la sûreté de ma vie. Henri Vii. Hé ! Voilà le malheur qu'il y a à entreprendre des choses injustes. Quand on les a commencées, on les veut soutenir. On passe pour tyran, on est exposé aux conjurations. On soupçonne des innocents qu'on fait périr. On trouve des coupables, et on les a faits tels ; car le prince qui gouverne mal met ses sujets en tentation de lui manquer de fidélité. En cet état un roi est malheureux et digne de l'être ; il a tout à craindre ; il n'a pas un moment de libre ni d'assuré : il faut qu'il répande du sang ; plus il en répand, plus il est odieux et exposé aux conjurations. Mais enfin, voyons ce que vous avez fait de louable. Henri Viii. J'ai tenu la balance égale entre François I et Charles-Quint. Henri Vii. Chose bien difficile ! Encore n'avez-vous pas su faire ce personnage. Wolsey vous jouoit pour plaire à Charles-Quint, dont il était la dupe, et qui lui promettoit de le faire pape. Vous avez entrepris de faire des descentes en France, et n'avez eu aucune application pour y réussir. Vous n'avez suivi aucune négociation. p360 Vous n'avez su faire ni la paix ni la guerre. Il ne tenoit qu'à vous d'être l'arbitre de l'Europe, et de vous faire donner des places des deux côtés ; mais vous n'étiez capable ni de fatigue, ni de patience, ni de modération, ni de fermeté. Il ne vous falloit que vos maîtresses, des favoris, des divertissements ; vous n'avez montré de vigueur que contre la religion, et en exerçant votre cruauté pour contenter vos passions honteuses. Hélas ! Mon fils, vous êtes une étrange leçon pour tous les rois qui viendront après vous. DIALOGUE 62 Louis Xii Et François Ier. Il vaut mieux être père de la patrie en gouvernant son royaume en paix, que d'être grand conquérant. Louis Xii. Mon cher cousin, dites-moi des nouvelles de la France. J'ai toujours aimé mes sujets comme mes enfants. J'avoue que j'en suis en peine. Vous étiez bien jeune en toute manière, quand je vous laissai la couronne. Comment avez-vous gouverné mon pauvre royaume ? p361 François I. J'ai eu quelques malheurs ; mais si vous voulez que je vous parle franchement, mon règne a donné à la France bien plus d'éclat que le vôtre. Louis Xii. ô mon dieu ! C' est cet éclat que j'ai toujours craint. Je vous ai connu dès votre enfance d'un naturel à ruiner les finances, à hasarder tout pour la guerre, à ne rien soutenir avec patience, à renverser le bon ordre au-dedans de l'état, et à tout gâter pour faire parler de vous. François I. C' est ainsi que les vieilles gens sont toujours préoccupés contre ceux qui doivent être leurs successeurs. Mais voici le fait. J'ai soutenu une horrible guerre contre Charles-Quint, empereur, et roi d'Espagne. J'ai gagné en Italie les fameuses batailles de Marignan contre les suisses, et de Cerisoles contre les impériaux. J'ai vu le roi d'Angleterre ligué avec l'empereur contre la France ; et j'ai rendu leurs efforts inutiles. J'ai cultivé les sciences. J'ai mérité d'être immortalisé par les gens de lettres. J'ai fait revivre le siècle d'Auguste au milieu de ma cour. J'y ai mis la magnificence, la politesse, l'érudition et la galanterie : avant moi, tout était grossier, pauvre, ignorant, p362 gaulois. Enfin je me suis fait nommer le père des lettres. Louis Xii. Cela est beau, et je ne veux point en diminuer la gloire : mais j'aimerois mieux encore que vous eussiez été le père du peuple, que le père des lettres. Avez-vous laissé les françois dans la paix et dans l'abondance ? François I. Non ; mais mon fils, qui est jeune, soutiendra la guerre, et ce sera à lui à soulager enfin les peuples épuisés. Vous les ménagiez plus que moi : mais aussi vous faisiez faiblement la guerre. Louis Xii. Vous l'avez donc faite sans doute avec de grands succès. Quelles sont vos conquêtes ? Avez-vous pris le royaume de Naples ? François I. Non, j'ai eu d'autres expéditions à faire. Louis Xii. Du moins vous avez conservé le milanois ! François I. Il m'est arrivé bien des accidents imprévus. Louis Xii. Quoi donc ? Charles-Quint vous l'a enlevé ! Avez-vous perdu quelque bataille ? Parlez : vous n'osez tout dire. p363 François I. J'y fus pris dans une bataille à Pavie. Louis Xii. Comment ! Pris ? Hélas ! En quel abyme s'est-il jeté par de mauvais conseils ! C' est donc ainsi que vous m'avez surpassé à la guerre ! Vous avez replongé la France dans les malheurs qu'elle souffrit sous le roi Jean. ô pauvre France, que je te plains ! Je l'avais bien prévu. Hé bien ! Je vous entends ; il a fallu rendre des provinces entières, et payer des sommes immenses. Voilà à quoi aboutirent ce faste, cette hauteur, cette témérité, cette ambition. Et la justice... comment va-t-elle ? François I. Elle m'a donné de grandes ressources. J'ai vendu les charges de magistrature. Louis Xii. Et les juges qui les ont achetées ne vendront-ils pas à leur tour la justice ? Mais tant de sommes levées sur le peuple ont-elles été bien employées pour lever et faire subsister les armées avec économie ? François I. Il en a fallu une partie pour la magnificence de ma cour. Louis Xii. Je parie que vos maîtresses y ont eu une p364 plus grande part que les meilleurs officiers d'armée : si bien donc que le peuple est ruiné, la guerre encore allumée, la justice vénale, la cour livrée à toutes les folies des femmes galantes, tout l'état en souffrance. Voilà ce règne si brillant qui a effacé le mien. Un peu de modération vous aurait fait bien plus d'honneur. François I. Mais j'ai fait plusieurs grandes choses qui m'ont fait louer comme un héros. On m'appelle le grand roi François. Louis Xii. C' est-à-dire que vous avez été flatté pour votre argent, et que vous vouliez être héros aux dépens de l'état, dont la seule prospérité devoit faire toute votre gloire. François I. Non, les louanges qu'on m'a données étaient sincères. Louis Xii. Hé ! Y a-t-il quelque roi si faible et si corrompu à qui on n'ait pas donné autant de louanges que vous en avez reçu ? Donnez-moi le plus indigne de tous les princes, on lui donnera tous les éloges qu'on vous a donnés. Après cela achetez des louanges par tant de sang, et par tant de sommes qui ruinent un royaume ! p365 François I. Du moins j'ai eu la gloire de me soutenir avec constance dans mes malheurs. Louis Xii. Vous auriez mieux fait de ne vous mettre jamais dans le besoin de faire éclater cette constance : le peuple n'avait que faire de cet héroïsme. Le héros ne s'est-il point ennuyé en prison ? François I. Oui, sans doute, et j'achetai la liberté bien chèrement. DIALOGUE 63 Charles-Quint Et Un Jeune Moine De Saint-Just. On cherche souvent la solitude par inquiétude ; et ceux qui sont accoutumés au fracas du monde ne sauraient s'accoutumer à la retraite. Charles-Quint. Allons, mon frère, il est temps de se lever ; vous dormez trop pour un jeune novice qui doit être fervent. Le Moine. Quand voulez-vous que je dorme, sinon p366 pendant que je suis jeune ? Le sommeil n'est point incompatible avec la ferveur. Charles-Quint. Quand on aime l'office, on est bientôt éveillé. Le Moine. Oui, quand on est à l'âge de votre majesté ; mais au mien on dort tout debout. Charles-Quint. Hé bien ! Mon frère, c'est aux gens de mon âge à éveiller la jeunesse trop endormie. Le Moine. Est-ce que vous n'avez plus rien de meilleur à faire ? Après avoir si longtemps troublé le repos du monde entier, ne sauriez-vous me laisser le mien ? Charles-Quint. Je trouve qu'en se levant ici de bon matin, on est encore bien en repos dans cette profonde solitude. Le Moine. Je vous entends, sacrée majesté : quand vous vous êtes levé ici de bon matin, vous y trouvez la journée bien longue : vous êtes accoutumé à un plus grand mouvement. Avouez-le sans façon : vous vous ennuyez de n'avoir ici qu'à prier Dieu, qu'à monter vos horloges, et qu'à éveiller de pauvres novices qui ne sont pas coupables de votre ennui. p367 Charles-Quint. J'ai ici douze domestiques que je me suis réservés. Le Moine. C' est une triste conversation pour un homme qui était en commerce avec toutes les nations connues. Charles-Quint. J'ai un petit cheval pour me promener dans ce beau vallon orné d'orangers, de myrtes, de grenadiers, de lauriers et de mille fleurs, au pied de ces belles montagnes de l'Estramadure, couvertes de troupeaux innombrables. Le Moine. Tout cela est beau ; mais tout cela ne parle point. Vous voudriez un peu de bruit et de fracas. Charles-Quint. J'ai cent mille écus de pension. Le Moine. Assez mal payés. Le roi votre fils n'en a guère de soin. Charles-Quint. Il est vrai qu'on oublie bientôt les gens qui se sont dépouillés et dégradés. Le Moine. Ne comptiez-vous pas là-dessus quand vous avez quitté vos couronnes ? p368 Charles-Quint. Je vois bien que cela devoit être ainsi. Le Moine. Si vous avez compté là-dessus, pourquoi vous étonnez-vous de le voir arriver ? Tenez-vous-en à votre premier projet : renoncez à tout ; oubliez tout ; ne desirez plus rien ; reposez-vous, et laissez reposer les autres. Charles-Quint. Mais je vois que mon fils, après la bataille de Saint-Quentin, n'a pas su profiter de la victoire ; il devrait être déja à Paris. Le Comte D'Egmont lui a gagné une autre bataille à Gravelines ; et il laisse tout perdre. Voilà Calais repris par le Duc De Guise sur les anglois. Voilà ce même duc qui a pris Thionville pour couvrir Metz. Mon fils gouverne mal : il ne suit aucun de mes conseils ; il ne me paie point ma pension ; il méprise ma conduite et les plus fidèles serviteurs dont je me suis servi. Tout cela me chagrine et m'inquiète. Le Moine. Quoi ! N'étiez-vous venu chercher le repos dans cette retraite qu'à condition que le roi votre fils ferait des conquêtes, croirait tous vos conseils, et achèverait d'exécuter tous vos projets ? p369 Charles-Quint. Non, mais je croyais qu'il ferait mieux. Le Moine. Puisque vous avez tout quitté pour être en repos, demeurez-y, quoi qu'il arrive ; laissez faire le roi votre fils comme il voudra. Ne faites point dépendre votre tranquillité des guerres qui agitent le monde : vous n'en êtes sorti que pour n'en plus entendre parler. Mais dites la vérité, vous ne connoissiez guère la solitude quand vous l'avez cherchée. C' est par inquiétude que vous avez desiré le repos. Charles-Quint. Hélas ! Mon pauvre enfant, tu ne dis que trop vrai ; et Dieu veuille que tu ne te sois pas mécompté comme moi en quittant le monde dans ce noviciat ! DIALOGUE 64 Charles-Quint Et François Ier. La justice et le bonheur ne se trouvent que dans la bonne foi, la draiture, et le courage. Charles-Quint. Maintenant que toutes nos affaires sont finies, p370 nous ne ferions pas mal de nous éclaircir sur les déplaisirs que nous nous sommes donnés l'un à l'autre. François I. Vous m'avez fait beaucoup d'injustices et de tromperies ; je ne vous ai jamais fait de mal que par les lois de la guerre : mais vous m'avez arraché, pendant que j'étais en prison, l'hommage du comté de Flandre ; le vassal s'est prévalu de la force pour donner la loi à son souverain. Charles-Quint. Vous étiez libre de ne renoncer pas. François I. Est-on libre en prison ? Charles-Quint. Les hommes faibles n'y sont pas libres : mais quand on a un vrai courage, on est libre par-tout. Si je vous eusse demandé votre couronne, l'ennui de votre prison vous aurait-il réduit à me la céder ? François I. Non, sans doute ; j'aurais mieux aimé mourir que de faire cette lâcheté : mais pour la mouvance du comté de Flandre, je vous l'abandonnai par ennui, par crainte d'être empoisonné, par le desir de retourner dans mon royaume, où tout avait besoin de ma présence, p371 enfin par l'état de langueur qui me menaçoit d'une mort prochaine. Et en effet, je crois que je serois mort sans l'arrivée de ma soeur. Charles-Quint. Non seulement un grand roi, mais un vrai chevalier, aime mieux mourir que de donner une parole, à moins qu'il ne soit résolu de la tenir à quelque prix que ce puisse être. Rien n'est si honteux que de dire qu'on a manqué de courage pour souffrir, et qu'on s'est délivré en manquant de bonne foi. Si vous étiez persuadé qu'il ne vous était pas permis de sacrifier la grandeur de votre état à la liberté de votre personne, il falloit savoir mourir en prison, mander à vos sujets de ne plus compter sur vous et de couronner votre fils : vous m'auriez bien embarrassé. Un prisonnier qui a ce courage se met en liberté dans sa prison ; il échappe à ceux qui le tiennent. François I. Ces maximes sont vraies. J'avoue que l'ennui et l'impatience m'ont fait promettre ce qui était contre l'intérêt de mon état, et que je ne pouvais exécuter ni éluder avec honneur. Mais est-ce à vous à me faire un tel reproche ? Toute votre vie n'est-elle pas un continuel manquement de parole ? D'ailleurs ma faiblesse p372 ne vous excuse point. Un homme intrépide, il est vrai, se laisse égorger plutôt que de promettre ce qu'il ne peut pas tenir : mais un homme juste n'abuse point de la faiblesse d'un autre homme pour lui arracher, dans sa captivité, une promesse qu'il ne peut ni ne doit exécuter. Qu' auriez-vous fait, si je vous eusse retenu en France, quand vous y passâtes, quelque temps après ma prison, pour aller dans les Pays-Bas ? J'aurais pu vous demander la cession des Pays-Bas, et du milanois que vous m'aviez usurpé. Charles-Quint. Je passois librement en France sur votre parole ; vous n'étiez pas venu librement en Espagne sur la mienne. François I. Il est vrai ; je conviens de cette différence : mais comme vous m'aviez fait une injustice dans ma prison en m'arrachant un traité désavantageux, j'aurais pu réparer ce tort en vous arrachant à mon tour un autre traité plus équitable ; d'ailleurs je pouvais vous arrêter chez moi, jusqu'à ce que vous m'eussiez restitué mon bien, qui était le milanois. Charles-Quint. Attendez ; vous joignez plusieurs choses qu'il faut que je démêle. Je ne vous ai jamais manqué p373 de parole à Madrid ; et vous m'en auriez manqué à Paris, si vous m'eussiez arrêté sous aucun prétexte de restitution, quelque juste qu'elle pût être. C' était à vous à ne me permettre le passage qu'en me demandant le préliminaire de la restitution : mais comme vous ne l'avez pas demandé, vous ne pouviez l'exiger en France sans violer votre promesse. D'ailleurs, croyez-vous qu'il soit permis de repousser la fraude par la fraude ? Dès qu'une tromperie en attire une autre, il n'y a plus rien d'assuré parmi les hommes, et les suites funestes de cet engagement vont à l'infini. Le plus sûr pour vous-même est de ne vous venger du trompeur qu'en repoussant toutes ses ruses sans le tromper. François I. Voilà une sublime philosophie ; voilà Platon tout pur. Mais je vois bien que vous avez fait vos affaires avec plus de subtilité que moi : mon tort est de m'être fié à vous. Le connétable de Montmorenci aida à me tromper : il me persuada qu'il falloit vous piquer d'honneur, en vous laissant passer sans condition. Vous aviez déja promis de donner l'investiture du duché de Milan au plus jeune de mes trois fils : après votre passage en France, vous retirâtes votre promesse. Si je n'eusse pas cru le p374 connétable, je vous aurais fait rendre le milanois avant de vous laisser passer dans les Pays-Bas. Jamais je n'ai pu pardonner ce mauvais conseil de mon favori : je le chassai de ma cour. Charles-Quint. Plutôt que de rendre le milanois, j'aurais traversé la mer. François I. Votre santé, la saison, et les périls de la navigation, vous ôtoient cette ressource. Mais enfin, pourquoi me jouer si indignement à la face de toute l'Europe, et abuser de l'hospitalité la plus généreuse ? Charles-Quint. Je voulois bien donner le duché de Milan à votre troisième fils : un Duc De Milan de la maison de France ne m'aurait guère plus embarrassé que les autres princes d'Italie. Mais votre second fils, pour lequel vous demandiez cette investiture, était trop près de succéder à la couronne ; il n'y avait entre vous et lui que le dauphin, qui mourut. Si j'avais donné l'investiture au second, il se serait bientôt trouvé tout ensemble roi de France et Duc De Milan ; par là toute l'Italie aurait été à jamais dans la servitude. C' est ce que j'ai prévu, et c'est ce que j'ai dû éviter. p375 François I. Servitude pour servitude, ne valoit-il pas mieux rendre le milanois à son maître, qui était moi, que de le retenir dans vos mains, sans aucune apparence de drait ? Les françois, qui n'avaient plus un pouce de terre en Italie, étaient moins à craindre dans le milanois pour la liberté publique, que la maison d'Autriche revêtue du royaume de Naples et des draits de l'empire sur tous les fiefs qui relèvent de lui en ce pays-là. Pour moi, je dirai franchement, toute subtilité à part, la différence de nos deux procès : vous aviez toujours assez d'adresse pour mettre les formes de votre côté, et pour me tromper dans le fond ; moi, par faiblesse, par impatience ou par légèreté, je ne prenois pas assez de précautions, et les formes étaient contre moi. Ainsi je n'étais trompeur qu'en apparence, et vous l'étiez dans l'essentiel. Pour moi, j'ai été assez puni de mes fautes dans le temps où je les ai faites. Pour vous, j'espère que la fausse politique de votre fils me vengera assez de votre injuste ambition. Il vous a contraint de vous dépouiller pendant votre vie. Vous êtes mort dégradé et malheureux, vous qui avez prétendu mettre toute l'Europe dans les fers. Ce fils achèvera son ouvrage : sa jalousie et sa défiance p376 abattront toute ambition et toute vertu chez les espagnols ; le mérite, devenu suspect et odieux, n'osera paraître ; l'Espagne n'aura plus ni grand capitaine, ni génie élevé dans les négociations, ni discipline militaire, ni bonne police dans les peuples. Ce roi toujours caché et toujours impraticable, comme les rois de l'orient, abattra le dedans de l'Espagne, et soulèvera les nations éloignées qui dépendent de cette monarchie. Ce grand corps tombera de lui-même, et ne servira plus que d'exemple de la vanité des trop grandes fortunes. Un état réuni et médiocre, quand il est bien peuplé, bien policé et bien cultivé pour les arts et pour les sciences utiles, quand il est d'ailleurs gouverné selon les lois avec modération par un prince qui rend lui-même la justice et qui va lui-même à la guerre, promet quelque chose de plus heureux que votre monarchie, qui n'a plus de tête pour réunir le gouvernement. Si vous ne voulez pas m'en croire, attendez un peu ; nos arrière-neveux vous en diront des nouvelles. Charles-Quint. Hélas ! Je ne prévois que trop la vérité de vos prédictions. La prévoyance de ces malheurs qui renverseront tous mes ouvrages m'a découragé et m'a fait quitter l'empire. p377 Cette inquiétude troubloit mon repos dans ma solitude de Saint-Just. DIALOGUE 65 Henri Iii Et La Duchesse De Montpensier. Ménager les différents partis et les différents esprits d'un royaume, ce n'est pas être hypocrite et fourbe. Henri Iii. Bonjour, ma cousine. Ne sommes-nous pas raccommodés au moins après notre mort ? La D. De Montpensier. Moins que jamais. Je ne saurais vous pardonner tous vos massacres, et sur-tout le sang de ma famille cruellement répandu. Henri Iii. Vous m'avez fait plus de mal dans Paris avec votre ligue, que je ne vous en ai fait par les choses que vous me reprochez. Faisons compensation, et soyons bons amis. La D. De Montpensier. Non, je ne serai jamais amie d'un homme qui a conseillé l'horrible massacre de Blois. p378 Henri Iii. Mais le Duc De Guise m'avait poussé à bout. Avez-vous oublié la journée des barricades, où il vint faire le roi de Paris et me chasser du Louvre ? Je fus contraint de me sauver par les Tuileries et par les feuillants. La D. De Montpensier. Mais il s'était réconcilié avec vous par la médiation de la reine-mère. On dit que vous aviez communié avec lui, en rompant tous une même hostie, et que vous aviez juré sa conservation. Henri Iii. Mes ennemis ont dit bien des choses sans preuve, pour donner plus de crédit à la ligue. Mais enfin je ne pouvais plus être roi, si votre frère n'eût été abattu. La D. De Montpensier. Quoi ! Vous ne pouviez plus être roi, sans tromper et sans faire assassiner ! Quels moyens de maintenir votre autorité ! Pourquoi signer l'union ? Pourquoi la faire signer à tout le monde aux états de Blois ? Il falloit résister courageusement ; c'était la vraie manière d'être roi. La royauté bien entendue consiste à demeurer ferme dans la raison, et à se faire obéir. Henri Iii. Mais je ne pouvais m'empêcher de suppléer p379 à la force par l'adresse et par la politique. La D. De Montpensier. Vous vouliez ménager les huguenots et les catholiques, et vous vous rendiez méprisable aux uns et aux autres. Henri Iii. Non, je ne ménageois point les huguenots. La D. De Montpensier. Les conférences de la reine avec eux, et les soins que vous preniez de les flatter toutes les fois que vous vouliez contrebalancer le parti de l'union, vous rendoient suspect à tous les catholiques. Henri Iii. Mais d'ailleurs ne faisois-je pas tout ce qui dépendoit de moi pour témoigner mon zèle sur la religion ? La D. De Montpensier. Oui, mille grimaces ridicules, et qui étaient démenties par d'autres actions scandaleuses. Aller en masque le mardi-gras, et le jour des cendres à la procession en sac de pénitent avec un grand fouet ; porter à votre ceinture un grand chapelet long d'une aune avec des grains qui étaient de petites têtes de mort, et porter en même temps à votre cou un panier pendu à un ruban, qui était plein de petits épagneuls, dont vous faisiez tous les ans p380 une dépense de cent mille écus ; d'un côté faire des confréries, des voeux, des pélerinages, des oratoires, vivre avec des feuillants, des minimes, des hiéronymitains, qu'on fait venir d'Espagne, et de l'autre passer sa vie avec ses infames mignons ; découper, coller des images, et se jeter en même temps dans les curiosités de la magie, dans l'impiété, et dans la politique de Machiavel ; enfin courir la bague en femme, faire des repas avec vos mignons, où vous étiez servi par des femmes nues et déchevelées, puis faire le dévot, et chercher par-tout des ermitages : quelle disproportion ! Aussi dit-on que votre médecin Miron assurait que cette humeur noire qui causoit tant de bizarreries, ou vous ferait mourir bientôt, ou vous ferait tomber dans la folie. Henri Iii. Tout cela était nécessaire pour ménager les esprits : je donnois des plaisirs aux gens débauchés, et de la dévotion aux dévots, pour les tenir tous. La D. De Montpensier. Vous les avez fort bien tenus. C' est ce qui a fait dire que vous n'étiez bon qu'à tondre et à faire moine. p381 Henri Iii. Je n'ai point oublié ces ciseaux que vous montriez à tout le monde, disant que vous les portiez pour me tondre. La D. De Montpensier. Vous m'aviez assez outragée pour mériter cette insulte. Henri Iii. Mais enfin que pouvais-je faire ? Il falloit ménager tous les partis. La D. De Montpensier. Ce n'est point les ménager, que de montrer de la faiblesse, de la dissimulation, et de l'hypocrisie de tous les côtés. Henri Iii. Chacun parle bien à son aise : mais on a besoin de bien des gens, quand on trouve tant de gens prêts à se révolter. La D. De Montpensier. Voyez le roi de Navarre votre cousin. Vous avez trouvé tout votre royaume soumis, et vous l'avez laissé tout en feu par une cruelle guerre civile : lui, sans dissimulation, sans massacre ni hypocrisie, a acquis le royaume entier qui refusoit de le reconnoître ; il a tenu dans ses intérêts les huguenots en quittant leur religion ; il a attiré tous les catholiques, et dissipé la ligue si puissante. Ne cherchez p382 point à vous excuser ; les choses ne valent que ce qu'on les fait valoir. DIALOGUE 66 Henri Iii Et Henri Iv. Différence entre un roi qui se fait craindre et haïr par la cruauté et la finesse, et un roi qui se fait aimer par sa sincérité et son désintéressement. Henri Iii. Hé ! Mon pauvre cousin, vous voilà tombé dans le même malheur que moi. Henri Iv. Ma mort a été violente comme la vôtre. Mais personne ne vous a regretté que vos mignons, à cause des biens immenses que vous répandiez sur eux avec profusion : pour moi, toute la France m'a pleuré comme le père de toutes les familles. On me proposera dans la suite des siècles comme le modèle d'un bon et sage roi. Je commençois à mettre le royaume dans le calme, dans l'abondance, et dans le bon ordre. Henri Iii. Quand je fus tué à Saint-Cloud, j'avais déja p383 abattu la ligue ; Paris était prêt à se rendre : j'aurais bientôt rétabli mon autorité. Henri Iv. Mais quel moyen de rétablir votre réputation si noircie ? Vous passiez pour un fourbe, un hypocrite, un impie, un homme efféminé et dissolu. Quand on a une fois perdu la réputation de probité et de bonne foi, on n'a jamais une autorité tranquille et assurée. Vous vous étiez défait des deux Guises à Blois ; mais vous ne pouviez jamais vous défaire de tous ceux qui avaient horreur de vos fourberies. Henri Iii. Hé ! Ne savez-vous pas que l'art de dissimuler est l'art de régner ? Henri Iv. Voilà les belles maximes que Duguast et quelques autres vous avaient inspirées. L' abbé d'Elbène et les autres italiens vous avaient mis dans la tête la politique de Machiavel. La reine votre mère vous avait nourri dans ces sentiments. Mais elle eut bien sujet de s'en repentir ; elle eut ce qu'elle méritoit : elle vous avait appris à être dénaturé ; vous le fûtes contre elle. Henri Iii. Mais quel moyen d'agir sincèrement, et de p384 se confier aux hommes ? Ils sont tous déguisés et corrompus. Henri Iv. Vous le croyez, parceque vous n'avez jamais vu d'honnêtes gens, et vous ne croyez pas qu'il y en puisse avoir au monde. Mais vous n'en cherchiez pas : au contraire, vous les fuyiez, et ils vous fuyoient ; ils vous étaient suspects et incommodes. Il vous falloit des scélérats qui vous inventassent de nouveaux plaisirs, qui fussent capables des crimes les plus noirs, et devant lesquels rien ne vous fît souvenir ni de la religion ni de la pudeur violées. Avec de telles moeurs, on n'a garde de trouver des gens de bien. Pour moi, j'en ai trouvé ; j'ai su m'en servir dans mon conseil, dans les négociations étrangères, dans plusieurs charges ; par exemple, Sully, Jeannin, D'Ossat, etc. Henri Iii. à vous entendre parler, on vous prendrait pour un Caton ; votre jeunesse a été aussi déréglée que la mienne. Henri Iv. Il est vrai, j'ai été inexcusable dans ma passion honteuse pour les femmes : mais, dans mes désordres, je n'ai jamais été ni trompeur, ni méchant, ni impie ; je n'ai été que faible. Le malheur m'a beaucoup servi ; car j'étais p385 naturellement paresseux et trop adonné aux plaisirs. Si je fusse né roi, je me serois peut-être déshonoré : mais la mauvaise fortune à vaincre, et mon royaume à conquérir, m'ont mis dans la nécessité de m'élever au-dessus de moi-même. Henri Iii. Combien avez-vous perdu de belles occasions de vaincre vos ennemis, pendant que vous vous amusiez sur le bord de la Garonne à soupirer pour la Comtesse De Guiche ! Vous étiez comme Hercule filant auprès d'Omphale. Henri Iv. Je ne puis le désavouer : mais Coutras, Ivri, Arques, Fontaine-Françoise, réparent un peu... Henri Iii. N'ai-je pas gagné les batailles de Jarnac et de Moncontour ? Henri Iv. Oui ; mais le roi Henri Iii soutint mal les espérances qu'on avait conçues du Duc D'Anjou. Henri Iv, au contraire, a mieux valu que le roi de Navarre. Henri Iii. Vous croyez donc que je n'ai point ouï parler de la Duchesse De Beaufort, de la Marquise p386 De Verneuil, de la... ? Mais je ne puis les compter toutes, tant il y en a eu. Henri Iv. Je n'en désavoue aucune, et je passe condamnation : mais je me suis fait aimer et craindre ; j'ai détesté cette politique cruelle et trompeuse dont vous étiez si empoisonné, et qui a causé tous vos malheurs ; j'ai fait la guerre avec vigueur ; j'ai conclu au-dehors une solide paix ; au-dedans j'ai policé l'état, et je l'ai rendu florissant ; j'ai rangé les grands à leur devoir, et même les plus insolents favoris : tout cela sans tromper, sans assassiner, sans faire d'injustice, me fiant aux gens de bien, et mettant toute ma gloire à soulager les peuples. DIALOGUE 67 Henri Iv Et Le Duc De Mayenne. Les malheurs font les grands héros et les bons rois. Henri Iv. Mon cousin, j'ai oublié tout le passé, et je suis bien aise de vous voir. p387 Le Duc De Mayenne. Vous êtes trop bon, sire, d'oublier mes fautes ; il n'y a rien que je ne voulusse faire pour en effacer le souvenir. Henri Iv. Promenons-nous dans cette allée entre ces deux canaux ; et, en nous promenant, nous parlerons d'affaires. Le Duc De Mayenne. Je suivrai avec joie votre majesté. Henri Iv. Hé bien ! Mon cousin, je ne suis plus ce pauvre béarnois qu'on vouloit chasser du royaume. Vous souvenez-vous du temps que nous étions à Arques, et que vous mandiez à Paris que vous m'aviez acculé au bord de la mer, et qu'il faudrait que je me précipitasse dedans pour pouvoir me sauver ? Le Duc De Mayenne. Il est vrai : mais il est vrai aussi que vous fûtes sur le point de céder à la mauvaise fortune, et que vous auriez pris le parti de vous retirer en Angleterre, si Biron ne vous eût représenté les suites d'un tel parti. Henri Iv. Vous parlez franchement, mon cousin, et je ne le trouve point mauvais. Allez, ne craignez p388 rien, et dites tout ce que vous avez sur le coeur. Le Duc De Mayenne. Mais je n'en ai peut-être déja que trop dit ; les rois ne veulent point qu'on nomme les choses par leurs noms. Ils sont accoutumés à la flatterie ; ils en font une partie de leur grandeur. L' honnête liberté avec laquelle on parle aux autres hommes les blesse ; ils ne veulent point qu'on ouvre la bouche que pour les louer et les admirer. Il ne faut pas les traiter en hommes ; il faut dire qu'ils sont toujours et par-tout des héros. Henri Iv. Vous en parlez si savamment, qu'il paraît bien que vous en avez l'expérience. C' est ainsi que vous étiez flatté et encensé pendant que vous étiez le roi de Paris. Le Duc De Mayenne. Il est vrai qu'on m'a amusé par beaucoup de vaines flatteries, qui m'ont donné de fausses espérances, et fait faire de grandes fautes. Henri Iv. Pour moi, j'ai été instruit par mon malheur. De telles leçons sont rudes, mais elles sont bonnes ; et il m'en restera toute ma vie d'écouter plus volontiers qu'un autre mes vérités. Dites-les-moi donc, mon cher cousin, si vous m'aimez. p389 Le Duc De Mayenne. Tous nos mécomptes sont venus de l'idée que nous avions conçue de vous dans votre jeunesse. Nous savions que les femmes vous amusoient par-tout ; que la Comtesse De Guiche vous avait fait perdre tous les avantages de la bataille de Coutras ; que vous aviez été jaloux de votre cousin le Prince De Condé, qui paroissoit plus ferme, plus sérieux, et plus appliqué que vous aux grandes affaires, et qui avait un bon esprit, une grande vertu. Nous vous regardions comme un homme mou et efféminé, que la reine mère avait trompé par mille intrigues d'amourettes, qui avait fait tout ce qu'on avait voulu dans le temps de la Saint-Barthélemi pour changer de religion, qui s'était encore soumis après la conjuration de la Môle à tout ce que la cour desirait. Enfin nous espérions avoir bon marché de vous. Mais en vérité, sire, je n'en puis plus ; me voilà tout en sueur et hors d'haleine. Votre majesté est aussi maigre et aussi légère que je suis gros et pesant. Je ne puis plus la suivre. Henri Iv. Il est vrai, mon cousin, que j'ai pris plaisir à vous lasser ; mais c'est aussi le seul mal que je vous ferai de ma vie. Achevez ce que vous avez commencé. p390 Le Duc De Mayenne. Vous nous avez bien surpris, quand nous vous avons vu, à cheval nuit et jour, faire des actions d'une vigueur et d'une diligence incroyable à Cahors, à Lause en Gascogne, à Arques en Normandie, à Ivri, devant Paris, à Arnai-Le-Duc, et à Fontaine-Françoise. Vous avez su gagner la confiance des catholiques sans perdre les huguenots ; vous avez choisi des gens capables et dignes de votre confiance pour les affaires ; vous les avez consultés sans jalousie, et avez su profiter de leurs bons avis sans vous laisser gouverner ; vous nous avez prévenus par-tout ; vous êtes devenu un autre homme, ferme, vigilant, laborieux, tout à vos devoirs. Henri Iv. Je vois bien que ces vérités si hardies que vous me deviez dire se tournent en louanges ; mais il faut revenir à ce que je vous ai dit d'abord, qui est que je dois tout ce que je suis à ma mauvaise fortune. Si je me fusse trouvé d'abord sur le trône, environné de pompe, de délices, et de flatteries, je me serois endormi dans les plaisirs ; mon naturel penchoit à la mollesse : mais j'ai senti la contradiction des hommes, et le tort que mes défauts me pouvoient faire ; il a fallu m'en corriger, m'assujettir, p391 me contraindre, suivre de bons conseils, profiter de mes fautes, entrer dans toutes les affaires ; voilà ce qui redresse et forme les hommes. DIALOGUE 68 Henri Iv Et Sixte-Quint. Les grands hommes s'estiment malgré l'opposition de leurs intérêts. Sixte-Quint. Il y a longtemps que j'étais curieux de vous voir. Pendant que nous étions tous deux en bonne santé, cela n'était guère possible : la mode des conférences entre les papes et les rois était déja passée en notre temps. Cela était bon pour Léon X et François I, qui se virent à Bologne, et pour Clément Vii, avec le même roi à Marseille, pour le mariage de Catherine De Médicis. J'aurais été ravi d'avoir de même avec vous une conférence ; mais je n'étais pas libre, et votre religion ne me le permettoit pas. Henri Iv. Vous voilà bien radouci : la mort, je le vois p392 bien, vous a mis à la raison. Dites la vérité, vous n'étiez pas de même du temps que je n'étais encore que ce pauvre béarnois excommunié. Sixte-Quint. Voulez-vous que je vous parle sans déguisement ? D'abord je crus qu'il n'y avait qu'à vous pousser à toute extrémité. J'avais par là bien embarrassé votre prédécesseur ; aussi le fis-je bien repentir d'avoir osé faire massacrer un cardinal de la sainte église. S' il n'eût fait tuer que le Duc De Guise, il en eût eu meilleur marché : mais attaquer la sacrée pourpre, c'était un crime irrémissible ; je n'avais garde de tolérer un attentat d'une si dangereuse conséquence. Il me parut capital, après la mort de votre cousin, d'user contre vous de rigueur comme contre lui, d'animer la ligue, et de ne laisser point monter sur le trône de France un hérétique : mais bientôt j'aperçus que vous prévaudriez sur la ligue, et votre courage me donna bonne opinion de vous. Il y avait deux personnes dont je ne pouvais avec aucune bienséance être ami, et que j'aimois naturellement. Henri Iv. Qui étaient donc ces deux personnes qui avaient su vous plaire ? p393 Sixte-Quint. C' était vous et la reine élisabeth D'Angleterre. Henri Iv. Pour elle, je ne m'étonne pas qu'elle fût selon votre goût. Premièrement elle était pape, aussi bien que vous, étant chef de l'église anglicane : et c'était un pape aussi fier que vous ; elle savait se faire craindre et faire voler les têtes. Voilà sans doute ce qui lui a mérité l'honneur de vos bonnes graces. Sixte-Quint. Cela n'y a pas nui ; j'aime les gens vigoureux, et qui savent se rendre maîtres des autres. Le mérite que j'ai reconnu en vous et qui m'a gagné le coeur, c'est que vous avez battu la ligue, ménagé la noblesse, tenu la balance entre les catholiques et les huguenots. Un homme qui sait faire tout cela est un homme, et je ne le méprise point comme son prédécesseur, qui perdoit tout par sa mollesse, et qui ne se relevoit que par des tromperies. Si j'eusse vécu, je vous aurais reçu à l'abjuration sans vous faire languir. Vous en auriez été quitte pour quelques petits coups de baguette, et pour déclarer que vous receviez la couronne de roi très chrétien de la libéralité du saint-siège. p394 Henri Iv. C' est ce que je n'eusse jamais accepté ; j'aurais plutôt recommencé la guerre. Sixte-Quint. J'aime à vous voir cette fierté. Mais, faute d'être assez appuyé de mes successeurs, vous avez été exposé à tant de conjurations, qu'enfin on vous a fait périr. Henri Iv. Il est vrai : mais vous, avez-vous été épargné ? La cabale espagnole ne vous a pas mieux traité que moi ; le fer ou le poison, cela est bien égal. Mais allons voir cette bonne reine que vous aimez tant ; elle a su régner tranquillement, et plus longtemps que vous et moi. DIALOGUE 69 Le Cardinal De Richelieu Et Le Cardinal Ximénès. La vertu vaut mieux que la naissance. Le C. Ximénès. Maintenant que nous sommes ensemble, je vous conjure de me dire s'il est vrai que vous avez songé à m'imiter. p395 Le C. De Richelieu. Point. J'étais trop jaloux de la bonne gloire, pour vouloir être la copie d'un autre. J'ai toujours montré un caractère hardi et original. Le C. Ximénès. J'avais ouï dire que vous aviez pris la Rochelle, comme moi Oran ; abattu les huguenots, comme je renversai les maures de Grenade pour les convertir ; protégé les lettres, abaissé l'orgueil des grands, relevé l'autorité royale, établi la Sorbonne comme mon université D'Alcala De Hénarès, et même profité de la faveur de la reine Marie De Médicis, comme je fus élevé par celle d'Isabelle De Castille. Le C. De Richelieu. Il est vrai qu'il y a entre nous certaines ressemblances que le hasard a faites : mais je n'ai envisagé aucun modèle ; je me suis contenté de faire les choses que le temps et les affaires m'ont offertes pour la gloire de la France. D'ailleurs nos conditions étaient bien différentes. J'étais né à la cour ; j'y avais été nourri dès ma plus grande jeunesse ; j'étais évêque de Luçon et secrétaire d'état, attaché à la reine et au maréchal D'Ancre. Tout cela n'a rien de commun avec un moine obscur et sans appui, p396 qui n'entre dans le monde et dans les affaires qu'à soixante ans. Le C. Ximénès. Rien ne me fait plus d'honneur que d'y être entré si tard. Je n'ai jamais eu de vues d'ambition, ni d'empressement : je comptois achever dans le cloître ma vie déja bien avancée. Le cardinal De Mendozza, archevêque de Tolède, me fit confesseur de la reine ; et la reine, prévenue pour moi, me fit successeur de ce cardinal pour l'archevêché de Tolède, contre le desir du roi, qui vouloit y mettre son bâtard ; ensuite je devins le principal conseil de la reine dans ses peines à l'égard du roi. J'entrepris la conversion de Grenade après que Ferdinand en eut fait la conquête. La reine mourut. Je me trouvai entre Ferdinand et son gendre Philippe D'Autriche. Je rendis de grands services à Ferdinand après la mort de Philippe. Je procurai l'autorité au beau-père. J'administrai les affaires, malgré les grands, avec vigueur. Je fis ma conquête d'Oran, où j'étais en personne, conduisant tout, et n'ayant point là de roi qui eût part à cette action, comme vous à la Rochelle et au pas de Suse. Après la mort de Ferdinand, je fus régent dans l'absence du jeune prince Charles ; c'est moi qui empêchai les communautés d'Espagne p397 de commencer la révolte, qui arriva après ma mort : je fis changer le gouverneur et les officiers du second infant Ferdinand, qui vouloient le faire roi au préjudice de son frère aîné. Enfin je mourus tranquille, ayant perdu toute autorité par l'artifice des flamands qui avaient prévenu le roi Charles contre moi. En tout cela je n'ai jamais fait aucun pas vers la fortune ; les affaires me sont venues trouver, et je n'y ai regardé que le bien public. Cela est plus honorable que d'être né à la cour, fils d'un grand-prévôt, chevalier de l'ordre. Le C. De Richelieu. La naissance ne diminue jamais le mérite des grandes actions. Le C. Ximénès. Non ; mais puisque vous me poussez, je vous dirai que le désintéressement et la modération valent mieux qu'un peu de naissance. Le C. De Richelieu. Prétendez-vous comparer votre gouvernement au mien ? Avez-vous changé le système du gouvernement de toute l'Europe ? J'ai abattu cette maison d'Autriche que vous avez servie, mis dans le coeur de l'Allemagne un roi de Suède victorieux, révolté la Catalogne, relevé le royaume de Portugal usurpé par les p398 espagnols, rempli la chrétienté de mes négociations. Le C. Ximénès. J'avoue que je ne dois point comparer mes négociations aux vôtres : mais j'ai soutenu toutes les affaires les plus difficiles de Castille avec fermeté, sans intérêt, sans ambition, sans vanité, sans faiblesse. Dites-en autant, si vous le pouvez. DIALOGUE 70 La Reine Marie De Médicis Et Le Cardinal De Richelieu. Le C. De Richelieu. Ne puis-je pas espérer, madame, de vous apaiser en me justifiant au moins après ma mort ? La Reine. ôtez-vous de devant moi, ingrat, perfide, scélérat, qui m'avez brouillée avec mon fils, et qui m'avez fait finir une vie misérable hors du royaume. Jamais domestique n'a dû tant de bienfaits à sa maîtresse, et ne l'a traitée si indignement. p399 Le C. De Richelieu. Je n'aurais jamais perdu votre confiance, si vous n'aviez pas écouté des brouillons. Bérulle, la Du Fargis, les Marillac, ont commencé. Ensuite vous vous êtes livrée au père Chanteloube, à Saint-Germain de Mourgues, et à Fabroni, qui étaient des têtes mal faites et dangereuses. Avec de telles gens, vous n'aviez pas moins de peine à bien vivre avec monsieur à Bruxelles, qu'avec le roi à Paris. Vous ne pouviez plus supporter ces beaux conseillers, et vous n'aviez pas le courage de vous en défaire. La Reine. Je les aurais chassés pour me raccommoder avec le roi mon fils. Mais il falloit faire des bassesses, revenir sans autorité, et subir votre joug tyrannique : j'aimois mieux mourir. Le C. De Richelieu. Ce qui était le plus bas et le moins digne de vous, c'était de vous unir à la maison d'Autriche, dans des négociations publiques, contre l'intérêt de la France. Il aurait mieux valu vous soumettre au roi votre fils : mais Fabroni vous en détournoit toujours par des prédictions. La Reine. Il est vrai qu'il m'assurait toujours que la vie du roi ne serait pas longue. p400 Le C. De Richelieu. C' était une prédiction bien facile à faire : la santé du roi était très mauvaise, et il la gouvernoit très mal. Mais votre astrologue aurait dû vous prédire que vous vivriez encore moins que le roi. Les astrologues ne disent jamais tout, et leurs prédictions ne font jamais prendre des mesures justes. La Reine. Vous vous moquez de Fabroni, comme un homme qui n'aurait jamais été crédule sur l'astrologie judiciaire. N'aviez-vous pas de votre côté le P. Campanelle qui vous flattoit par ses horoscopes ? Le C. De Richelieu. Au moins le P. Campanelle disoit la vérité : car il me promettoit que monsieur ne règnerait jamais, et que le roi aurait un fils qui lui succèderait. Le fait est arrivé, et Fabroni vous a trompée. La Reine. Vous justifiez par ce discours l'astrologie judiciaire et ceux qui y ajoutent foi : car vous reconnoissez la vérité des prédictions du P. Campanelle. Si un homme instruit comme vous, et qui se piquoit d'être un si fort génie, a été si crédule sur les horoscopes, faut-il s'étonner qu'une femme l'ait été aussi ? Ce p401 qu'il y a de vrai et de plaisant, c'est que, dans l'affaire la plus sérieuse et la plus importante de toute l'Europe, nous nous déterminions de part et d'autre, non sur les vraies raisons de l'affaire, mais sur les promesses de nos astrologues. Je ne voulois point revenir, parcequ'on me faisoit toujours attendre la mort du roi ; et vous, de votre côté, vous ne craigniez point de tomber dans mes mains ou dans celles de monsieur à la mort du roi, parceque vous comptiez sur l'horoscope qui vous répondoit de la naissance d'un dauphin. Quand on veut faire le grand homme, on affecte de mépriser l'astrologie : mais quoiqu'on fasse en public l'esprit fort, on est curieux et crédule en secret. Le C. De Richelieu. C' est une faiblesse indigne d'une bonne tête. L' astrologie est la cause de tous vos malheurs, et a empêché votre réconciliation avec le roi. Elle a fait autant de mal à la France qu'à vous ; c'est une peste dans toutes les cours. Les biens qu'elle promet ne servent qu'à enivrer les hommes, et qu'à les endormir par de vaines espérances : les maux dont elle menace ne peuvent point être évités par la prédiction, et rendent par avance une personne malheureuse. p402 Il vaut donc mieux ignorer l'avenir, quand même on pourrait en découvrir quelque chose par l'astrologie. La Reine. J'étais née italienne et au milieu des horoscopes. J'avais vu en France des prédictions véritables de la mort du roi mon mari. Le C. De Richelieu. Il est aisé d'en faire. Les restes d'un dangereux parti songeoient à le faire périr. Plusieurs parricides avaient déja manqué leur coup. Le danger de la vie du roi était manifeste. Peut-être que les gens qui abusoient de votre confiance n'en savaient que trop de nouvelles. D'ailleurs, les prédictions viennent après coup, et on n'en examine guère la date. Chacun est ravi de favoriser ce qui est extraordinaire. La Reine. J'aperçois, en passant, que votre ingratitude s'étend jusque sur le pauvre maréchal D'Ancre, qui vous avait élevé à la cour. Mais venons au fait. Vous croyez donc que l'astrologie n'a point de fondement ? Le P. Campanelle n'a-t-il pas dit la vérité ? Ne l'a-t-il pas dite contre la vraisemblance ? Quelle apparence que le roi eût un fils après vingt-un ans de mariage sans en avoir ? Répondez. p403 Le C. De Richelieu. Je réponds que le roi et la reine étaient encore jeunes, et que les médecins, plus dignes d'être crus que les astrologues, comptoient qu'ils pourroient avoir des enfants. De plus, examinez les circonstances. Fabroni, pour vous flatter, assurait que le roi mourrait bientôt sans enfants. Il avait d'abord bien pris ses avantages : il prédisoit ce qui était le plus vraisemblable. Que restoit-il à faire pour le P. Campanelle ? Il falloit qu'il me donnât de son côté de grandes espérances ; sans cela il n'y a pas de l'eau à boire dans ce métier. C' était à lui à dire le contraire de Fabroni, et à soutenir la gageure. Pour moi, je voulois être sa dupe ; et, dans l'incertitude de l'évènement, l'opinion populaire qui faisoit espérer un dauphin contre la cabale de monsieur n'était pas inutile pour soutenir mon autorité. Enfin il n'est pas étonnant que, parmi tant de prédictions frivoles dont on ne remarque point la fausseté, il s'en trouve une dans tout un siècle qui réussisse par un jeu du hasard. Mais remarquez le bonheur de l'astrologie : il falloit que Fabroni ou Campanelle fût confondu ; du moins il aurait fallu donner d'étranges contorsions à leurs horoscopes pour les concilier, quoique le public soit si indulgent pour p404 se payer des plus grossières équivoques sur l'accomplissement des prédictions. Mais enfin en quelque péril que fût la réputation des deux astrologues, la gloire de l'astrologie était en pleine sûreté : il falloit que l'un des deux eût raison ; c'était une nécessité que le roi eût des enfants ou qu'il n'en eût pas. Lequel des deux qui pût arriver, l'astrologie triomphoit. Vous voyez par là qu'elle triomphe à bon marché. On ne manque pas de dire maintenant que les principes sont certains, mais que Campanelle avait mieux pris le moment de la nativité du roi que Fabroni. La Reine. Mais j'ai toujours ouï dire qu'il y a des règles infaillibles pour connoître l'avenir par les astres. Le C. De Richelieu. Vous l'avez ouï dire comme une infinité d'autres choses que la vanité de l'esprit humain a autorisées. Mais il est certain que cet art n'a rien que de faux et de ridicule. La Reine. Quoi ! Vous doutez que le cours des astres et leurs influences ne fassent les biens et les maux des hommes ? Le C. De Richelieu. Non, je ne doute point : car je suis convaincu p405 que l'influence des astres n'est qu'une chimère. Le soleil influe sur nous par la chaleur de ses rayons ; mais tous les autres astres, par leur distance, ne sont à notre égard que comme une étincelle de feu. Une bougie, bien allumée, a bien plus de vertu, d'un bout de la chambre à l'autre, pour agir sur nos corps, que Jupiter et Saturne n'en ont pour agir sur le globe de la terre. Les étoiles fixes, qui sont infiniment plus éloignées que les planètes, sont encore bien plus hors de portée de nous faire du bien ou du mal. D'ailleurs les principaux évènements de la vie roulent sur nos volontés libres ; les astres ne pourroient agir par leurs influences que sur nos corps, et indirectement sur nos ames, qui seraient toujours libres de résister à leurs impressions, et de rendre les prédictions fausses. La Reine. Je ne suis pas assez savante, et je ne sais si vous l'êtes assez vous-même pour décider cette question de philosophie : car on a toujours dit que vous étiez plus politique que savant. Mais je voudrais que vous eussiez entendu parler Fabroni sur les rapports qu'il y a entre les noms des astres et leurs propriétés. Le C. De Richelieu. C' est précisément le faible de l'astrologie. p406 Les noms des astres et des constellations leur ont été donnés sur les métamorphoses et sur les fables les plus puériles des poëtes. Pour les constellations, elles ne ressemblent par leur figure à aucune des choses dont on leur a imposé le nom. Par exemple, la balance ne ressemble pas plus à une balance qu'à un moulin à vent. Le belier, le scorpion, le sagittaire, les deux ourses, n'ont aucun rapport raisonnable à ces noms. Les astrologues ont raisonné vainement sur les noms imposés au hasard par rapport aux fables des poëtes. Jugez s'il n'est pas ridicule de prétendre sérieusement fonder toute une science de l'avenir sur des noms expliqués au hasard, sans aucun rapport naturel à ces fables, dont on ne peut qu'endormir les enfants. Voilà le fond de l'astrologie. La Reine. Il faut ou que vous soyez devenu bien plus sage que vous ne l'étiez, ou que vous soyez encore un grand fourbe de parler ainsi contre vos sentiments : car personne n'a jamais été plus passionné que vous pour les prédictions. Vous en cherchiez par-tout, pour flatter votre ambition sans bornes. Peut-être que vous avez changé d'avis depuis que vous n'avez plus rien à espérer du côté de ces astres. Mais enfin vous p407 avez un grand désavantage pour me persuader, qui est d'avoir en cela, comme en tout le reste, toujours démenti vos paroles par votre conduite. Le C. De Richelieu. Je vois bien, madame, que vous avez oublié mes services d'Angoulême et de Tours, pour ne vous souvenir que de la journée des dupes et du voyage de Compiègne. Pour moi, je ne veux point oublier le respect que je vous dois, et je me retire. Aussi bien ai-je aperçu l'ombre pâle et bilieuse de M. D'épernon, qui s'approche avec toute sa fierté gasconne. Je serois mal entre vous deux, et je vais chercher son fils le cardinal, qui est mon bon ami. DIALOGUE 71 Le Cardinal De Richelieu Et Le Chancelier D'Oxenstiern. Différence entre un ministre qui agit par vanité et par hauteur, et un autre qui agit pour l'amour de la patrie. Le C. De Richelieu. Depuis ma mort on n'a point vu de ministre en Europe qui m'ait ressemblé. p408 Le Ch. D'Oxenstiern. Non, aucun n'a eu tant d'autorité. Le C. De Richelieu. Ce n'est pas ce que je dis : je parle du génie pour le gouvernement ; et je puis sans vanité dire de moi, comme je dirois d'un autre qui serait en ma place, que je n'ai rien laissé qui ait pu m'égaler. Le Ch. D'Oxenstiern. Quand vous parlez ainsi, songez-vous que je n'étais ni marchand, ni laboureur, et que je me suis mêlé de politique autant qu'un autre ? Le C. De Richelieu. Vous ! Il est vrai que vous avez donné quelques conseils à votre roi : mais il n'a rien entrepris que sur les traités qu'il a faits avec la France, c'est-à-dire avec moi. Le Ch. D'Oxenstiern. Il est vrai : mais c'est moi qui l'ai engagé à faire ces traités. Le C. De Richelieu. J'ai été instruit des faits par le P. Joseph ; puis j'ai pris mes mesures sur les choses que Charnacé avait vues de près. Le Ch. D'Oxenstiern. Votre P. Joseph était un moine visionnaire. Pour Charnacé, il était bon négociateur : p409 mais sans moi on n'eût jamais rien fait. Le grand Gustave, qui manquoit de tout, eut dans les commencements, il est vrai, besoin de l'argent de la France : mais dans la suite il battit les bavarois et les impériaux ; il releva le parti protestant dans toute l'Allemagne. S' il eût vécu après la victoire de Lutzen, il aurait bien embarrassé la France même, alarmée de ses progrès, et aurait été la principale puissance de l'Europe. Vous vous repentiez déja, mais trop tard, de l'avoir aidé : on vous soupçonna même d'être coupable de sa mort. Le C. De Richelieu. J'en suis aussi innocent que vous. Le Ch. D'Oxenstiern. Je le veux croire : mais il est bien fâcheux pour vous que personne ne mourût à propos pour vos intérêts, qu'aussitôt on ne crût que vous étiez auteur de sa mort. Ce soupçon ne vient que de l'idée que vous aviez donnée de vous par le fond de votre conduite, dans laquelle vous avez sacrifié sans scrupule la vie des hommes à votre propre grandeur. Le C. De Richelieu. Cette politique est nécessaire en certains cas. Le Ch. D'Oxenstiern. C' est de quoi les honnêtes gens douteront toujours. p410 Le C. De Richelieu. C' est de quoi vous n'avez jamais douté non plus que moi. Mais enfin qu'avez-vous tant fait dans l'Europe, vous qui vous vantez jusqu'à comparer votre ministère au mien ? Vous avez été le conseiller d'un petit roi barbare, d'un goth chef de bandits, et aux gages du roi de France, dont j'étais ministre. Le Ch. D'Oxenstiern. Mon roi n'avait point une couronne égale à celle de votre maître : mais c'est ce qui fait la gloire de Gustave et la mienne. Nous sommes sortis d'un pays sauvage et stérile, sans troupes, sans artillerie, sans argent : nous avons discipliné nos soldats, formé des officiers, vaincu les armées triomphantes des impériaux, changé la face de l'Europe, et laissé des généraux qui ont appris la guerre après nous à tout ce qu'il y a eu de grands hommes. Le C. De Richelieu. Il y a quelque chose de vrai à tout ce que vous dites : mais, à vous entendre, on croirait que vous étiez aussi grand capitaine que Gustave. Le Ch. D'Oxenstiern. Je ne l'étais pas autant que lui : mais j'entendois la guerre, et je l'ai fait assez voir après la mort de mon maître. p411 Le C. De Richelieu. N'aviez-vous pas Tortenson, Bannier, et le Duc De Weimar, sur qui tout rouloit ? Le Ch. D'Oxenstiern. Je n'étais pas seulement occupé des négociations pour maintenir la ligue, j'entrois encore dans tous les conseils de guerre ; et ces grands hommes vous diront que j'ai eu la principale part à toutes ces belles campagnes. Le C. De Richelieu. Apparemment vous étiez du conseil, quand on perdit la bataille de Nordlingue, qui abattit la ligue. Le Ch. D'Oxenstiern. J'étais dans les conseils : mais c'est au Duc De Weimar à vous répondre sur cette bataille qu'il perdit. Quand elle fut perdue, je soutins le parti découragé. L' armée suédoise demeura étrangère dans un pays où elle subsistoit par mes ressources. C' est moi qui ai fait par mes soins un petit état conquis, que le Duc De Weimar aurait conservé s'il eût vécu, et que vous avez usurpé indignement après sa mort. Vous m'avez vu en France chercher du secours pour ma nation, sans me mettre en peine de votre hauteur, qui aurait nui aux intérêts de votre maître, si je n'eusse été plus modéré et plus zélé pour ma patrie que vous pour la p412 vôtre. Vous vous êtes rendu odieux à votre nation ; j'ai fait les délices et la gloire de la mienne. Je suis retourné dans les rochers sauvages d'où j'étais sorti, j'y suis mort en paix ; et toute l'Europe est pleine de mon nom aussi bien que du vôtre. Je n'ai eu ni vos dignités, ni vos richesses, ni votre autorité, ni vos poëtes ni vos orateurs pour me flatter. Je n'ai pour moi que la bonne opinion des suédois, et celle de tous les habiles gens qui lisent les histoires et les négociations. J'ai agi suivant ma religion contre les impériaux catholiques, qui, depuis la bataille de Prague, tyrannisoient toute l'Allemagne : vous avez, en mauvais prêtre, relevé par nous les protestants et abattu les catholiques en Allemagne. Il est aisé de juger entre vous et moi. Le C. De Richelieu. Je ne pouvais éviter cet inconvénient sans laisser l'Europe entière dans les fers de la maison d'Autriche, qui visoit à la monarchie universelle. Mais enfin je ne puis m'empêcher de rire de voir un chancelier qui se donne pour un grand capitaine. Le Ch. D'Oxenstiern. Je ne me donne pas pour un grand capitaine, mais pour un homme qui a servi utilement les généraux dans les conseils de guerre. p413 Je vous laisse la gloire d'avoir paru à cheval avec des armes et un habit de cavalier au pas de Suse. On dit même que vous vous êtes fait peindre à Richelieu à cheval avec un buffle, une écharpe, et un bâton de commandant. Le C. De Richelieu. Je ne puis plus souffrir vos reproches. Adieu. DIALOGUE 72 Le Cardinal De Richelieu Et Le Cardinal Mazarin. Caractères de ces deux ministres. Différence entre la vraie et la fausse politique. Le C. De Richelieu. Hé ! Vous voilà, seigneur Jules ! On dit que vous avez gouverné la France après moi. Comment avez-vous fait ? Avez-vous achevé de réunir toute l'Europe contre la maison d'Autriche ? Avez-vous renversé le parti huguenot, que j'avais affoibli ? Enfin avez-vous achevé d'abaisser les grands ? Le C. Mazarin. Vous aviez commencé tout cela : mais j'ai p414 eu bien d'autres choses à démêler ; il m'a fallu soutenir une régence orageuse. Le C. De Richelieu. Un roi inappliqué, et jaloux du ministre même qui le sert, donne bien plus d'embarras dans le cabinet, que la faiblesse et la confusion d'une régence. Vous aviez une reine assez ferme, et sous laquelle on pouvait plus facilement mener les affaires, que sous un roi épineux qui était toujours aigri contre moi par quelque favori naissant. Un tel prince ne gouverne ni ne laisse gouverner. Il faut le servir malgré lui ; et on ne le fait qu'en s'exposant chaque jour à périr. Ma vie a été malheureuse par celui de qui je tenois toute mon autorité. Vous savez que de tous les rois qui traversèrent le siège de La Rochelle, le roi mon maître fut celui qui me donna le plus de peine. Je n'ai pas laissé de donner le coup mortel au parti huguenot, qui avait tant de places de sûreté et tant de chefs redoutables. J'ai porté la guerre jusque dans le sein de la maison d'Autriche. On n'oubliera jamais la révolte de la Catalogne ; le secret impénétrable avec lequel le Portugal s'est préparé à secouer le joug injuste des espagnols ; la Hollande soutenue par notre alliance dans une longue guerre contre la même puissance ; tous les p415 alliés du nord, de l'empire, et de l'Italie, attachés à moi personnellement, comme à un homme incapable de leur manquer ; enfin au-dedans de l'état les grands rangés à leur devoir. Je les avais trouvés intraitables, se faisant honneur de cabaler sans cesse contre tous ceux à qui le roi confioit son autorité, et ne croyant devoir obéir au roi même, qu'autant qu'il les y engageoit en flattant leur ambition et en leur donnant dans leurs gouvernements un pouvoir sans bornes. Le C. Mazarin. Pour moi, j'étais un étranger ; tout était contre moi ; je n'avais de ressource que dans mon industrie. J'ai commencé par m'insinuer dans l'esprit de la reine ; j'ai su écarter les gens qui avaient sa confiance ; je me suis défendu contre les cabales des courtisans, contre le parlement déchaîné, contre la fronde, parti animé par un cardinal audacieux et jaloux de ma fortune, enfin contre un prince qui se couvrait tous les ans de nouveaux lauriers, et qui n'employait la réputation de ses victoires qu'à me perdre avec plus d'autorité : j'ai dissipé tant d'ennemis. Deux fois chassé du royaume, j'y suis rentré deux fois triomphant. Pendant mon absence même, c'était moi qui gouvernois l'état. J'ai poussé jusqu'à Rome le p416 Cardinal De Retz ; j'ai réduit le Prince De Condé à se sauver en Flandre ; enfin j'ai conclu une paix glorieuse, et j'ai laissé en mourant un jeune roi en état de donner la loi à toute l'Europe. Tout cela s'est fait par mon génie fertile en expédients, par la souplesse de mes négociations, et par l'art que j'avais de tenir toujours les hommes dans quelque nouvelle espérance. Remarquez que je n'ai pas répandu une seule goutte de sang. Le C. De Richelieu. Vous n'aviez garde d'en répandre : vous étiez trop faible et trop timide. Le C. Mazarin. Timide ! Hé ! N'ai-je pas fait mettre les trois princes à Vincennes ? M. Le prince eut tout le temps de s'ennuyer dans sa prison. Le C. De Richelieu. Je parie que vous n'osiez ni le retenir en prison ni le délivrer, et que votre embarras fut la vraie cause de la longueur de sa prison. Mais venons au fait. Pour moi, j'ai répandu du sang ; il l'a fallu pour abaisser l'orgueil des grands toujours prêts à se soulever. Il n'est pas étonnant qu'un homme qui a laissé tous les courtisans et tous les officiers d'armée reprendre leur ancienne hauteur n'ait fait mourir personne dans un gouvernement si faible. p417 Le C. Mazarin. Un gouvernement n'est point faible, quand il mène les affaires au but par souplesse, sans cruauté. Il vaut mieux être renard que lion ou tigre. Le C. De Richelieu. Ce n'est point cruauté que de punir des coupables dont les mauvais exemples en produiroient d'autres : l'impunité attirant sans cesse des guerres civiles, elle eût anéanti l'autorité du roi, eût ruiné l'état, et eût coûté le sang de je ne sais combien de milliers d'hommes ; au lieu que j'ai établi la paix et l'autorité en sacrifiant un petit nombre de têtes coupables : d'ailleurs je n'ai jamais eu d'autres ennemis que ceux de l'état. Le C. Mazarin. Mais vous pensiez être l'état en personne. Vous supposiez qu'on ne pouvait être bon françois sans être à vos gages. Le C. De Richelieu. Avez-vous épargné le premier prince du sang, quand vous l'avez cru contraire à vos intérêts ? Pour être bien à la cour, ne falloit-il pas être Mazarin ? Je n'ai jamais poussé plus loin que vous les soupçons et la défiance. Nous servions tous deux l'état ; en le servant, nous voulions l'un et l'autre tout gouverner. Vous p418 tâchiez de vaincre vos ennemis par la ruse et par un lâche artifice : pour moi, j'ai abattu les miens à force ouverte, et j'ai cru de bonne foi qu'ils ne cherchoient à me perdre, que pour jeter encore une fois la France dans les calamités et dans la confusion d'où je venois de la tirer avec tant de peines. Mais enfin j'ai tenu ma parole ; j'ai été ami et ennemi de bonne foi ; j'ai soutenu l'autorité de mon maître avec courage et dignité. Il n'a tenu qu'à ceux que j'ai poussés à bout d'être comblés de graces ; j'ai fait toutes sortes d'avances vers eux ; j'ai aimé, j'ai cherché le mérite dès que je l'ai reconnu : je voulois seulement qu'ils ne traversassent pas mon gouvernement, que je croyais nécessaire au salut de la France. S' ils eussent voulu servir le roi selon leurs talents, sur mes ordres, ils eussent été mes amis. Le C. Mazarin. Dites plutôt qu'ils eussent été vos valets : des valets bien payés à la vérité ; mais il falloit s'accommoder d'un maître jaloux, impérieux, implacable sur tout ce qui blessoit sa jalousie. Le C. De Richelieu. Hé bien ! Quand j'aurais été trop jaloux et trop impérieux, c'est un grand défaut, il est vrai : mais combien avais-je de qualités qui marquent un génie étendu et une ame élevée ! p419 Pour vous, seigneur Jules, vous n'avez montré que de la finesse et de l'avarice. Vous avez bien fait pis aux françois que de répandre leur sang : vous avez corrompu le fond de leurs moeurs ; vous avez rendu la probité gauloise et ridicule. Je n'avais que réprimé l'insolence des grands ; vous avez abattu leur courage, dégradé la noblesse, confondu toutes les conditions, rendu toutes les graces vénales. Vous craigniez le mérite ; on ne s'insinuoit auprès de vous qu'en vous montrant un caractère d'esprit bas, souple, et capable de mauvaises intrigues. Vous n'avez même jamais eu la vraie connoissance des hommes ; vous ne pouviez rien croire que le mal, et tout le reste n'était pour vous qu'une belle fable : il ne vous falloit que des esprits fourbes, qui trompassent ceux avec qui vous aviez besoin de négocier, ou des trafiquants qui vous fissent argent de tout. Aussi votre nom demeure avili et odieux : au contraire, on m'assure que le mien croît tous les jours en gloire dans la nation françoise. Le C. Mazarin. Vous aviez les inclinations plus nobles que moi, un peu plus de hauteur et de fierté : mais vous aviez je ne sais quoi de vain et de faux. Pour moi, j'ai évité cette grandeur de p420 travers, comme une vanité ridicule : toujours des poëtes, des orateurs, des comédiens ! Vous étiez vous-même poëte, orateur, rival de Corneille ; vous faisiez des livres de dévotion sans être dévot : vous vouliez être de tous les métiers, faire le galant, exceller en tout genre. Vous avaliez l'encens de tous les auteurs. Y a-t-il en Sorbonne une porte, ou un panneau de vitre, où vous n'ayez fait mettre vos armes ? Le C. De Richelieu. Votre satire est assez piquante, mais elle n'est pas sans fondement. Je vois bien que la bonne gloire devrait faire fuir certains honneurs que la grossière vanité cherche, et qu'on se déshonore à force de vouloir trop être honoré. Mais enfin j'aimois les lettres ; j'ai excité l'émulation pour les rétablir. Pour vous, vous n'avez jamais eu aucune attention, ni à l'église, ni aux lettres, ni aux arts, ni à la vertu. Faut-il s'étonner qu'une conduite si odieuse ait soulevé tous les grands de l'état et tous les honnêtes gens contre un étranger ? Le C. Mazarin. Vous ne parlez que de votre magnanimité chimérique : mais pour bien gouverner un état, il n'est question ni de générosité, ni de bonne foi, ni de bonté de coeur ; il est question d'un esprit fécond en expédients, qui soit impénétrable p421 dans ses desseins, qui ne donne rien à ses passions, mais tout à l'intérêt, qui ne s'épuise jamais en ressources pour vaincre les difficultés. Le C. De Richelieu. La vraie habileté consiste à n'avoir jamais besoin de tromper, et à réussir toujours par des moyens honnêtes. Ce n'est que par faiblesse, et faute de connoître le drait chemin, qu'on prend des sentiers détournés et qu'on a recours à la ruse. La vraie habileté consiste à ne s'occuper point de tant d'expédients, mais à choisir d'abord par une vue nette et précise celui qui est le meilleur en le comparant aux autres. Cette fertilité d'expédients vient moins d'étendue et de force de génie, que de défaut de force et de justesse pour savoir choisir. La vraie habileté consiste à comprendre qu'à la longue la plus grande de toutes les ressources dans les affaires est la réputation universelle de probité. Vous êtes toujours en danger, quand vous ne pouvez mettre dans vos intérêts que des dupes ou des fripons : mais quand on compte sur votre probité, les bons et les méchants mêmes se fient à vous ; vos ennemis vous craignent bien, et vos amis vous aiment de même. Pour vous, avec tous vos personnages de Protée, vous n'avez su p422 vous faire ni aimer, ni estimer, ni craindre. J'avoue que vous étiez un grand comédien, mais non pas un grand homme. Le C. Mazarin. Vous parlez de moi comme si j'avais été un homme sans coeur ; j'ai montré en Espagne, pendant que j'y portois les armes, que je ne craignois point la mort. On l'a encore vu dans les périls où j'ai été exposé pendant les guerres civiles de France. Pour vous, on sait que vous aviez peur de votre ombre, et que vous pensiez toujours voir sous votre lit quelque assassin prêt à vous poignarder. Mais il faut croire que vous n'aviez ces terreurs paniques que dans certaines heures. Le C. De Richelieu. Tournez-moi en ridicule tant qu'il vous plaira : pour moi, je vous ferai toujours justice sur vos bonnes qualités. Vous ne manquiez pas de valeur à la guerre : mais vous manquiez de courage, de fermeté, et de grandeur d'ame, dans les affaires. Vous n'étiez souple que par faiblesse, et faute d'avoir dans l'esprit des principes fixes. Vous n'osiez résiter en face : c'est ce qui vous faisoit promettre trop facilement, et éluder ensuite toutes vos paroles par cent défaites captieuses. Ces défaites étaient pourtant grossières et inutiles : elles p423 ne vous mettoient à couvert qu'à cause que vous aviez l'autorité ; et un honnête homme aurait mieux aimé que vous lui eussiez dit nettement, j'ai eu tort de vous promettre, et je me vois dans l'impuissance d'exécuter ce que je vous ai promis, que d'ajouter au manquement de parole des pantalonnades pour vous jouer des malheureux. C' est peu que d'être brave dans un combat, si on est faible dans une contradiction. Beaucoup de princes capables de mourir avec gloire se sont déshonorés comme les derniers des hommes par leur mollesse dans les affaires journalières. Le C. Mazarin. Il est bien aisé de parler ainsi : mais quand on a tant de gens à contenter, on les amuse comme on peut. On n'a pas assez de graces pour en donner à tous ; chacun d'eux est bien loin de se faire justice. N'ayant pas autre chose à leur donner, il faut bien au moins leur laisser de vaines espérances. Le C. De Richelieu. Je conviens qu'il faut laisser espérer à beaucoup de gens. Ce n'est pas les tromper ; car chacun en son rang peut trouver sa récompense, et s'avancer même en certaines occasions au-delà de ce qu'on aurait cru. Pour les espérances disproportionnées et ridicules, s'ils p424 les prennent tant pis pour eux. Ce n'est pas vous qui les trompez, ils se trompent eux-mêmes, et ne peuvent s'en prendre qu'à leur propre folie. Mais leur donner dans la chambre des paroles dont vous riez dans le cabinet, c'est ce qui est indigne d'un honnête homme, et pernicieux à la réputation des affaires. Pour moi, j'ai soutenu et agrandi l'autorité du roi, sans recourir à de si misérables moyens. Le fait est convaincant ; et vous disputez contre un homme qui est un exemple décisif contre vos maximes.