[4,0] LIVRE QUATRIÈME [4,1] A la guerre punique succéda celle de Macédoine contre le roi Philippe. L’an de Rome cinq cent cinquante et un, on envoie contre le roi Philippe, T. Quintius Flamininus, qui le défit et lui accorda la paix aux conditions suivantes: « Il ne fera point la guerre aux villes de la Grèce que les Romains ont défendues contre lui; il rendra les prisonniers et les transfuges; il ne gardera que cinquante vaisseaux, et livrera les autres aux Romains; pendant dix années, il payera quatre mille livres pesant d’argent, et il donnera pour otage son fils Demetrius. » T. Quintius fit aussi la guerre aux Lacédémoniens; il vainquit Nabis, leur général, et lui imposa les conditions de paix qu’il voulut. Il eut la gloire insigne de conduire devant son char de triomphe les plus illustres otages: Demetrius, fils de Philippe, et Armène, fils de Nabis. [4,2] Après la guerre de Macédoine vint celle de Syrie, contre le roi Antiochus, sous le consulat de P. Cornelius Scipion et M. Acilius Glabrion. A cet Antiochus s’était joint Annibal, fuyant sa patrie, de peur d’être livré aux Romains. M. Acilius Glabrion combattit avec succès en Achaïe: dans une attaque nocturne, il s’empara du camp d’Antiochus et mit le roi en fuite. On rendit à Philippe son fils Demetrius, parce qu’il avait aidé les Romains contre Antiochus. Sous le consulat de L. Cornelius Scipion et de C. Lelius, Scipion l’Africain partit contre Antiochus, comme lieutenant du consul son frère, L. Cornelius Scipion. Annibal, qui était avec Antiochus, fut vaincu sur mer. Puis, le roi lui-même fut ensuite défait par le consul Cornelius Scipion, dans une grande bataille, près du mont Sipyle et de Magnésie, ville d’Asie. Les Romains eurent pour auxiliaire, dans ce combat, Eumène, frère du roi Attale et fondateur d’Euménie, en Phrygie. Antiochus perdit, dans ce combat, cinquante mille fantassins et trois mille cavaliers. Alors il demande la paix: le sénat la lui accorde aux mêmes conditions qu’on lui avait offertes avant sa défaite: il sortira de l’Europe et de l’Asie, se retirera au delà du mont Taurus, payera dix mille talents, fournira vingt otages, et livrera Annibal, auteur de la guerre. On fit présent au roi Eumène de toutes les villes d’Asie qu’Antiochus avait perdues dans cette campagne, et l’on donna aussi plusieurs villes aux Rhodiens, qui avaient prêté secours aux Romains contre le roi Antiochus. Scipion revint à Rome, et y obtint le plus glorieux triomphe et le surnom d’Asiatique, pour avoir vaincu l’Asie, comme on avait donné à son frère le surnom d’Africain pour avoir dompté l’Afrique. Sous le consulat de Spurius Postumius Albinus et de Q. Martius Philippus, M. Fulvius triompha des Étoliens. Annibal, craignant, après la défaite d’Antiochus, d’être livré aux Romains, s’était réfugié chez Prusias, roi de Bithynie; il fut réclamé même à ce prince par T. Quintius Flamininus: mais au moment de tomber au pouvoir des Romains, il avala du poison; il fut enseveli à Libyssa, sur les frontières de Nicomédie. [4,3] Après la mort de Philippe, roi de Macédoine, qui d’abord avait fait la guerre aux Romains, puis était devenu leur auxiliaire contre Antiochus, Persée, fils de Philippe, souleva la Macédoine, après avoir réuni des forces considérables pour sa défense. En effet, il avait pour alliés Cotys, roi de Thrace, et un roi des Illyriens, nommé Gentius. De leur côté, les Romains comptaient pour auxiliaires Eumène, roi d’Asie, Ariarathe, roi de Cappadoce, Antiochus, roi de Syrie, le monarque égyptien Ptolémée, et Masinissa, qui régnait sur les Numides. Quant à Prusias roi de Bithynie, bien qu’il eût épousé la sœur de Persée, il resta neutre entre les deux partis. Le consul P. Licinius, envoyé comme général contre Persée, fut vaincu par ce roi dans une grande bataille. Mais, malgré leur échec, les Romains ne voulurent accorder au prince la paix qu’il demandait qu’à la condition « de se remettre lui et les siens à la discrétion du sénat et du peuple romain. » On envoya bientôt contre lui le consul L. Paul Émile; et le préteur C. Anicius marcha en Illyrie contre Gentius. Un seul combat eut raison de Gentius, qui ne tarda pas à se rendre. Sa mère, sa femme, ses deux fils, et jusqu’à son frère, tombèrent en même temps au pouvoir des Romains. Ainsi cette guerre se termina en trente jours, et l’on connut la défaite de Gentius avant de savoir que la guerre était commencée. [4,4] De son côté, le consul Paul Émile attaqua Persée le troisième jour des nones de septembre, le vainquit et lui tua vingt mille fantassins. La cavalerie s’enfuit sans aucune perte avec le roi; les Romains ne perdirent que cent soldats: toutes les villes de Macédoine qu’avait possédées Persée se rendirent aux Romains. Le roi lui-même, abandonné de ses amis, tomba au pouvoir de Paul Émile, qui le traita avec honneur et non pas en vaincu; car le prince ayant voulu se jeter à ses pieds, il l’en empêcha et le fit asseoir sur le même siège que lui. Voici les conditions que Rome imposa aux Macédoniens et aux Illyriens: « Ils seront libres, et ne payeront que la moitié des tributs qu’ils payaient à leurs rois; » c’était montrer que le peuple romain combattait plutôt par justice que par cupidité. Paul Émile proclama ces lois au milieu d’une immense assemblée de peuples; et comme un grand nombre de nations lui avait envoyé des ambassadeurs, il leur fit servir le plus magnifique repas: « car, dit-il, le même homme devait à la fois savoir vaincre et ordonner avec élégance l’appareil d’un festin. » Bientôt il prit soixante-dix villes d’Épire, qui s’étaient révoltées; il en distribua le butin aux soldats et revint à Rome, en grande pompe sur le vaisseau de Persée, vaisseau d’une grandeur si extraordinaire, qu’il avait, dit-on, seize rangs de rames. Il triompha avec une magnificence inouïe, sur un char éclatant d’or, ayant ses deux fils à ses côtés. Devant son char marchaient les deux fils de Persée et ce prince lui-même, âgé de quarante-cinq ans. Après Paul Émile, C. Anicius triompha à son tour des illyriens. Gentius, avec son frère et ses fils, précédait le char. Afin d’assister à ce spectacle, les rois de plusieurs nations vinrent à Rome, entre autres Attale et Eumène, rois d’Asie, et Prusias, roi de Bithynie. On leur rendit de grands honneurs; et, sur l’autorisation du sénat, ils déposèrent au Capitole les présents qu’ils avaient apportés. Prusias recommanda lui-même aux sénateurs son fils Nicomède. L’année suivante, L. Memmius combattit avec succès en Lusitanie. Puis le consul Marcellus, son successeur, y obtint aussi de brillants avantages. [4,5] Ensuite, l’an de Rome six cent un, l’on entreprend la troisième guerre punique, sous le consulat de L. Manlius Censorinus et de M. Manilius, cinquante et un ans après la fin de la seconde guerre contre Carthage. Les deux consuls allèrent assiéger cette ville. On leur opposa pour adversaires Asdrubal, général des Carthaginois, et Famea, un autre chef, qui commandait la cavalerie carthaginoise. Scipion, petit-fils de l’Africain, servait dans cette guerre en qualité de tribun; il était pour tous un objet de crainte et de profond respect: car on lui reconnaissait autant d’intrépidité dans l’action que de prudence dans le conseil. Aussi, grâce à lui, les consuls obtinrent plusieurs avantages signalés; de leur côté, Asdrubal et Famea évitaient surtout d’attaquer la partie des troupes romaines où Scipion combattait. A la même époque, Masinissa, roi des Numides, qui avait été l’ami du peuple romain durant près de soixante années, mourut à quatre-vingt dix-sept ans, laissant quarante-quatre fils. Il voulut que Scipion partageât son royaume entre eux. Aussi Scipion, dont le nom était déjà célèbre, fut-il nommé consul, malgré sa jeunesse, et envoyé contre Carthage; il la prit et la détruisit. On y trouva amoncelées les dépouilles de plusieurs peuples que les Carthaginois avaient ruinés, et Scipion rendit aux villes de Sicile, d’Italie et d’Afrique les ornements qu’elles reconnaissaient leur avoir appartenu. Ainsi Carthage fut détruite, sept cents ans après sa fondation. Scipion mérita le même surnom que son aïeul, et sa valeur le fit appeler l’Africain le Jeune. [4,6] Cependant en Macédoine, un Pseudo-Philippe prit les armes et défit complètement le préteur romain P. Juventius, chargé de le combattre. Ensuite les Romains envoyèrent coutre l’imposteur le général Q. Cecilius Metellus, qui lui tua vingt-cinq mille soldats, reconquit la Macédoine et s’empara du Pseudo-Philippe lui-même. On déclara aussi la guerre aux Corinthiens, un des peuples les plus illustres de la Grèce, à cause d’une insulte qu’ils avaient faite à des ambassadeurs romains. Le consul Mummius prit Corinthe et la rasa. On vit donc à Rome trois éclatants triomphes à la fois: celui de l’Africain, vainqueur de l’Afrique, qui fit marcher Asdrubal devant son char; celui de Metellus, qui vainquit la Macédoine, et dont Andriscus ou le Pseudo-Philippe précéda le char, et celui de Mummius, qui détruisit Corinthe, et devant lequel on porta les statues d’airain, les tableaux et les autres ornements de cette ville si célèbre. [4,7] Un Pseudo-Persée, qui se disait fils de Persée, souleva la Macédoine à la tête d’une troupe d’esclaves, et, malgré son armée de seize mille hommes, fut vaincu par le questeur Tremellius. A la même époque, Metellus obtint de brillants succès en Celtibérie contre les Espagnols. Q. Pompeius vint le remplacer. Peu de temps après, on envoya aussi Q. Cépion pour soutenir la même guerre que faisait aux Romains, en Lusitanie, un certain Viriate, bientôt massacré par les siens, effrayés de l’arrivée de Cépion; Viriate avait, pendant quatorze années, tenu les Espagnes en état de rébellion contre les Romains. Pâtre d’abord, puis chef de brigands, il finit par soulever contre Rome tant de peuples redoutables, qu’il passait pour le libérateur de l’Espagne. Comme ses meurtriers demandaient un salaire au consul Cépion, « Jamais, leur répondit-il, les Romains n’ont approuvé le massacre d’un général par ses soldats. » [4,8] Ensuite le consul Q. Pompeius, battu par les Numantins, peuple très puissant de l’Espagne, fit avec eux une paix déshonorante. Après lui, le consul C. Hostilius Mancinus renouvela avec les Numantins un traité flétrissant; mais le peuple et le sénat le rompirent et firent livrer Mancinus lui-même aux ennemis, pour qu’ils se vengeassent de la rupture de la paix sur l’auteur même du traité. Après une si grande ignominie, qui deux fois avait fait courber les armées romaines sous le joug des Numantins, P. Scipion l’Africain, créé consul pour la seconde fois, fut envoyé contre Numance. Les soldats étaient devenus vicieux et lâches, à force d’exercices plutôt que de punitions, sans austérité, sans aigreur, il commença par les corriger; puis il emporta d’assaut ou reçut à composition un grand nombre de villes espagnoles. Enfin il assiégea Numance elle-même, la tint longtemps bloquée, la prit par famine et la rasa: le reste de la province se rendit à lui. A cette époque mourut Attale, roi d’Asie et frère d’Eumène, après avoir institué le peuple romain son héritier. Ainsi l’Asie fut ajoutée par testament à l’empire romain. Bientôt après, Decimus Junius Brutus triompha avec beaucoup de gloire des Galiciens et des Lusitaniens; P. Scipion l’Africain triompha aussi des Numantins, quatorze ans après son premier triomphe sur l’Afrique. [4,9] Sur ces entrefaites, Aristonicus, fils d’Eumène et d’une maîtresse de ce prince, suscita une guerre en Asie. Cet Eumène était frère d’Attale. On envoya contre l’ennemi Licinius Crassus, soutenu d’immenses renforts de la part des rois; car les Romains eurent alors pour auxiliaires Nicomède, roi de Bithynie, Mithridate, roi de Pont, contre lequel on soutint dans la suite une guerre des plus sanglantes; Ariarathe, roi de Cappadoce, et Pylémène, roi de Paphlagonie. Crassus n’en fut pas moins vaincu et tué dans l’action; sa tête fut présentée à Aristonicus, et son corps fut enseveli à Smyrne. Ensuite le consul romain Perpenna, qui venait remplacer Crassus, à la nouvelle du résultat de l’expédition, se hâta d’entrer en Asie, défit Aristonicus en bataille rangée, puis, par la famine, le contraignit à capituler dans la ville de Stratonice, où il s’était réfugié. D’après l’ordre du sénat, Aristonicus fut étranglé à Rome, dans sa prison, parce qu’il ne pouvait pas servir au triomphe de Perpenna, son vainqueur, mort à Pergame en retournant à Rome. Sous le consulat de L. Cecilius Metellus et de T. Quintius Flamininus, le sénat fit rebâtir Carthage en Afrique, telle qu’on la voit aujourd’hui, vingt-deux ans après qu’elle avait été renversée par Scipion. L’on y envoya une colonie de citoyens romains. [4,10] L’an de Rome six cent vingt-sept, les consuls C. Cassius Longinus et Sex. Domitius Calvinus firent la guerre aux Gaulois Transalpins; puis, attaquant la capitale alors très célèbre des Arvernes et leur roi Bituitus, ils tuèrent près du Rhône une multitude innombrable d’ennemis et rapportèrent à Rome un immense butin composé des colliers pris sur les Gaulois. Bituitus se rendit à Domitius, qui le conduisit à Rome, et les deux consuls triomphèrent avec beaucoup de gloire. Sous le consulat de M. Porcius Caton et de Q. Marcius Rex, l’an de Rome six cent trente-trois, on envoya une colonie à Narbonne, dans la Gaule. L’année suivante, sous les consuls L. Metellus et Q. Mucius Scévola, on triompha de la Dalmatie. L’an de Rome six cent trente-cinq, le consul C. Caton fit la guerre aux Scordisques et subit une défaite ignominieuse. Sous le consulat de C. Cécilius Metellus et de Cn. Carbon, les deux frères Metellus triomphèrent le même jour, l’un de la Sardaigne, l’autre de la Thrace; et l’on apprit à Rome que les Cimbres avaient passé de la Gaule en Italie. [4,11] Sous le consulat de P. Scipion Nasica et de L. Calpurnius Bestia, on déclara la guerre à Jugurtha, roi des Numides, parce qu’il avait fait périr les rois Hiempsal et Adherbal, ses frères, fils de Micipsa et amis du peuple romain. On envoya contre lui le consul Calpurnius Bestia, qui, se laissant corrompre par l’argent du roi, fit avec lui la paix la plus honteuse; mais elle fut réprouvée par le sénat. L’année suivante, Spurius Albinus Postumius partit pour combattre Jugurtha, et, par la faute de son frère, vit cette guerre contre les Numides tourner à sa honte. En troisième lieu, le consul Q. Cecilius Metellus, envoyé contre Jugurtha, commença par réprimer très sévèrement, mais aussi avec beaucoup de modération, la licence de l’armée; et, sans user contre personne d’une sanglante rigueur, il parvint à rétablir la discipline romaine. Il vainquit Jugurtha en plusieurs rencontres, lui tua ou lui prit ses éléphants, reçut aussi la soumission d’un grand nombre de villes appartenant à Jugurtha; puis, au moment où il allait mettre fin à la guerre, on lui donna pour successeur C. Marius. Ce dernier défit également Jugurtha et le roi de Mauritanie, Bocchus, qui venait de porter secours au Numide. Marius s’empara aussi lui-même de quelques villes de Numidie, et termina la guerre par la prise de Jugurtha, dont il fut redevable à Cornelius Sylla, son questeur, homme d’un rare mérite. Bocchus, qui d’abord avait combattu pour Jugurtha, finit par le livrer aux Romains. M. Junius Silanus, collègue de Q. Metellus, défit les Cimbres dans la Gaule; Minutius Rufus vainquit, en Macédoine, les Scordisques et les Triballes, et Servilius Cépion battit les Lusitaniens en Espagne. La défaite de Jugurtha fournit deux triomphes: le premier à Metellus, le second à Marius. Ce fut toutefois devant le char de Marius que Jugurtha, chargé de fers, marcha avec ses deux fils, pour être bientôt étranglé dans sa prison, par l’ordre du consul.