[3] {PIERRE} Ah ! c'est ainsi que ta conscience est tranquille ? {JULES} Que t'importe? {PIERRE} Je comprends : j'aurais dû ne pas remuer cette ordure. Mais de ces deux partis, lequel l'emportera ? {JULES} Ceci est dans la main de la Fortune. Cependant nous sommes les plus riches. La France est épuisée par des guerres de longue durée, l'Angleterre possède encore des montagnes d'or intactes. Je pourrais prédire une chose à coup sûr-: si la France est victorieuse, ce qu'à Dieu ne plaise! les choses changeront de noms. Le concile sacrosaint deviendra le conciliabule de Satan. Moi, je serai une ombre de Pontife, et non plus le Pontife ; c'est avec eux que l'Esprit-Saint aura été, et c'est l'esprit de Satan qui aura guidé nos actes. Mais les richesses que j'ai laissées empêcheront cela, j'en ai le ferme espoir. {PIERRE} Mais enfin pourquoi s'acharner ainsi contre la France et son roi, que vos prédécesseurs avaient décoré du titre de Roi très Chrétien? toi surtout? car, de ton aveu, tu as vécu de ses secours, tu lui- dois ton élévation à cette couronne plus qu'impériale, tu lui dois d'avoir reconquis Bologne et d'autres villes, et d'avoir dompté Venise l'indomptable. Comment se fait-il que tu aies oublié des services si nombreux et si récents ? Par quels moyens as-tu rompu tant d'alliances? {JULES} Ce serait trop long à te raconter; néanmoins je le ferai sommairement. Je n'ai rien inventé, j'ai mis seulement à exécution un projet autrefois conçu dans mon esprit et j'ai démasqué des batteries que les événements m'avaient conseillé jusque-là de dissimuler. Je n'ai jamais porté les Français dans mon coeur, crois-le comme parole d'Évangile, et, par Hercule ! il n'est pas un Italien qui aime plus les Barbares que le loup n'aime les agneaux. Cependant, moi qui ne suis pas seulement Italien, mais encore Génois, j'usais de leur amitié aussi longtemps que besoin était de leur ministère, car, après tout, on peut se servir du concours de Barbares. J'en ai beaucoup supporté alors, j'ai dissimulé beaucoup de choses, j'en ai feint beaucoup d'autres, bref j'ai tout fait et tout souffert. Mais quand l'affaire fut arrivée au point précis où je la voulais, il ne me restait qu'à agir vraiment en Jules, et à balayer de l'Italie toute cette vermine barbaresque. {PIERRE} Quelle sorte de bêtes est-ce donc, ces gens que tu traites de Barbares? {JULES} Ce sont des hommes. {PIERRE} Des hommes, soit, mais non des chrétiens? {JULES} Si, des chrétiens, mais qu'importe? {PIERRE} Sans doute, des chrétiens sans lois, illettrés et de moeurs grossières ? {JULES} Très instruits au contraire, très civilisés, très riches, et c'est là surtout ce qui excite notre envie. {PIERRE} Alors, que signifie ce surnom de Barbares? Que viens-tu me chanter ? {LE GÉNIE} Je vais te le dire à sa place. Les Italiens qui, en fait, ne sont qu'un ramassis confus des nations les plus barbares, une vraie sentine, ont puisé dans les écrits des Gentils ce fol orgueil d'appeler Barbares tous ceux qui sont nés hors de l'Italie. Et ce surnom, dans leur pensée, est plus outrageant que celui de parricide ou de sacrilège. {PIERRE} Voilà qui est clair. Cépendant, si le Christ est mort pour tous les hommes, sans distinction, comment toi qui te disais le Vicaire du Christ, n'embrassais-tu pas dans un même amour tous ceux que le Christ a confondus dans le sien ? {JULES} Oh ! je ne demande pas mieux que d'aimer les Indiens, les Éthiopiens, les Africains, les Grecs, pourvu qu'ils me rapportent et me reconnaissent pour leur prince en me payant tribut. Mais nous les avons tous repoussés, comme récemment les Grecs; ce sont gens trop ladres et reconnaissant trop peu la majesté du Pontife Romain. {PIERRE} Le Siége Romain est donc le grenier du monde entier? {JULES} Où est le mal de récolter partout les biens temporels, quand nous semons partout nos faveurs spirituelles? {PIERRE} Que parles-tu de spirituel? Jusqu'à présent il ne s'est agi que du temporel. C'est sans doute par la doctrine sacrée que tu convertis au Christ ? {JULES} Prêche qui veut, nous n'empêchons personne, mais à la condition de ne rien dire contre notre majesté. {PIERRE} Quoi donc ? {JULES} Quoi donc ? si l'on donne aux rois tout ce qu'ils exigent, n'est-ce pas que l'on considère comme reçu d'eux tout ce qu'on possède, encore qu'on n'en ait rien reçu? Pareillement, tout ce qu'il y a de sainteté au monde doit nous être attribué, passerions-nous toute notre vie à dormir. Et cependant nous sommes très larges à donner les indulgences, et pour pas cher, et les dispenses â bon marché dans les cas les plus graves ; tous ceux enfin que nous rencontrons reçoivent notre bénédiction, et ceci gratis. {PIERRE} En vérité, je n'y comprends rien. Mais reviens au fait : pour quel motif ta très sainte majesté a-t-elle les Barbares en si grande horreur, que tu eusses confondu ciel et terre pour les expulser d'Italie? {JULES} Je vais te le dire : toute la gent Barbare est superstitieuse, les Français surtout ; car les Espagnols m'allaient assez, soit pour la langue, soit pour les moeurs ; toutefois, cela ne m'empêchait pas de vouloir aussi leur ruine, afin d'être plus libre d'agir à ma guise. {PIERRE} Honorent-ils le Christ, ou bien d'autres dieux? {JULES} Ils honorent le Christ, et même trop scrupuleusement. N'est-il pas surprenant que des hommes soient assez fous pour s'offusquer encore de mots surannés et vieux comme le temps? {PIERRE} Des mots magiques, peut-être? {JULES} Tu plaisantes, des mots tels que Simonie, blasphème, Zodomie, empoisonnement, sorcellerie. {PIERRE} Oui, voilà de jolis mots! {JULES} Ainsi que toi, ils les abominent. {PIERRE} Laissons là les mots, mais les choses, elles sont en faveur chez vous, il parait, pour ne pas dire chez quelques Chrétiens? {JULES} Certes, les Barbares ont aussi des vices, mais d'un genre différent : aussi exècrent-ils les nôtres en caressant les leurs. Par contre, nous caressons les nôtres en exécrant les leurs. Selon nous, un opprobre abominable, à fuir "per fas et nefas", c'est la pauvreté selon eux, c'est à peine s'il est digne d'un Chrétien de jouir des richesses même bien acquises. Nous n'osons pas même prononcer le mot d'ivrognerie (et pourtant, sur ce point, je ne serais pas trop en désaccord avec eux si nous nous entendions sur le reste) : les Allemands, au contraire, ne la considèrent que comme un léger défaut, comme une bagatelle et non comme un crime. Ils détestent vigoureusement les usuriers : pour nous, il n'est pas d'espèce d'hommes plus nécessaire à l'Eglise du Christ. Ils traitent d'infâme la Vénus postérieure, au point que si le nom en était seulement prononcé, il leur semblerait que l'air et le soleil en seraient obscurcis : nous sommes loin de penser de même. La Simonie, un mot depuis longtemps déjà rayé de notre vocabulaire, ils en redoutent jusqu'à l'ombre, et ils tiennent mordicus aux lois abrogées des anciens. Nous, nous visons ailleurs. Et beaucoup de choses de ce genre, sur lesquelles nous ne nous entendons pas avec les Barbares. Étant donné des principes de morale si différents, il faut à tout prix éloigner ces gens-là de nos mystères, comme d'autant plus dangereux qu'ils en sont moins instruits. Car si une fois ils viennent à voir clair dans les arcanes de notre Curie, tout aussitôt ils les divulguent, et avec une clairvoyance dont le secret m'échappe à relever nos vices, ils répandent chez eux les écrits les plus injurieux. Ils vont criant partout que notre siége n'est pas le siége du Christ, mais la sentine de Satan. Ils discutent pour savoir si, vu la façon dont je me suis élevé au Pontificat, vu la vie que je mène, je dois être considéré comme un Pontife. Et de cette manière ils amoindrissent d'abord notre réputation de sainteté et, en même temps notre autorité, auprès des ignorants, qui jusque-là ne savaient rien de moi, sinon que j'occupais la place du Christ et que mon pouvoir était presque égal, que dis-je, égal au sien. Ces accidents portent à l'Église Chrétienne un préjudice intolérable. Nous vendons beaucoup moins de dispenses, et moins cher ; le rapport des évéchés, des sacerdoces et des abbayes diminue; le moindre impôt, le peuple le paie en rechignant; bref, tous nos revenus, tous nos bénéfices sont en baisse ; jusqu'à nos foudres enfin qui effraient de moins en moins. S'ils poussaient une fois l'audace jusqu'à dire qu'un Pontife criminel est impuissant, et jusqu'à faire litière de notre foudre et de nos menaces, ils nous réduiraient à la famine. Tandis que tenus à distance (ainsi est fait le caractère des Barbares), ils nous respecteront davantage et à l'aide de brefs, d'encycliques habilement rédigés, nous conduirons nos affaires à notre guise. {PIERRE} Votre autorité Apostolique n'est pas bien solide, si elle tient à ce que votre vie soit ignorée et vos actes tenus secrets. Nous autres, nous ne désirions qu'une chose : c'était que notre conduite fût connue de tous, que notre chambre à coucher même fût ouverte à tous : mieux on nous connaissait, plus on nous estimait. Mais, dis-moi, y a-t-il donc sur terre aujourd'hui des princes si religieux, si pleins de respect pour les prêtres, qu'au moindre signe d'un seul homme (et quel homme!) ils prennent tous les armes? De mon temps, c'étaient nos ennemis les plus acharnés. {JULES} Oh! pour ce qui est de notre vie, ils ne sont pas si Chrétiens, je veux dire si naïfs. Ils nous méprisent, et se moquent de nous très ouvertement, sauf quelques-uns, plus pusillanimes que les, autres, auxquels la foudre de l'excommunication cause une frayeur terrible : et encore ceux-là mêmes redoutent-ils moins la chose que ses conséquences. Il en est qui, par convoitise ou par crainte de nos richesses, s'inclinent devant notre autorité. Aucuns sont persuadés qu'un grand malheur est réservé à ceux qui persécutent des prêtres, quels qu'ils soient. Tous ou presque tous, en personnes bien élevées, se prêtent volontiers aux cérémonies, surtout si nous leur faisons des avances, car ces cérémonies sont de vraies comédies jouées pour le vulgaire. Du reste, la chose se passe sérieusement. Nous les décorons de titres pompeux, seraient-ils de parfaits scélérats. Celui-ci, nous l'appelons Sa Majesté Catholique, celui-là Sérénissime, un autre Illustrissime, un autre Auguste, tous nos Chers Fils. En retour, dans leurs lettres, ils nous appellent très Saints Pères et ils s'abaissent parfois jusqu'à nous baiser les pieds. Du moment que cela ne les gêne pas trop, ils s'inclinent souvent devant notre autorité, se faisant ainsi dans le vulgaire une réputation de piété. Nous, nous leur envoyons des roses consacrées, des tiares, des glaives, et nous confirmons leur dignité par des bulles solennelles. Eux, de leur côté, nous envoient des chevaux, des soldats, de l'argent, et même des mignons. C'est ainsi qu'entre mulets, comme dit le proverbe, on se frotte l'un contre l'autre. {PIERRE} Si c'est là vos princes, je ne comprends pas encore comment tu as pu rompre tant de traités, et exciter les plus grands rois aux guerres les plus graves. {JULES} Si tu peux suivre ce que je vais te dire, tu comprendras qu'il m'a fallu pour cela un génie plus qu'apostolique. {PIERRE} Je ferai de mon mieux. {JULES} J'étudiai d'abord les caractères, les moeurs, les goûts, les ressources et les tendances de toutes les nations et surtout des princes, m'efforçant de distinguer les éléments de sympathie ou de discorde qui existaient entre eux, afin de les faire servir tous par la suite à nos intérêts. D'abord il me fut facile de soulever les Français contre les Vénitiens, car il existait entre eux une vieille inimitié. En outre, je savais les Français avides d'agrandir leur empire. Or, les Vénitiens s'étaient emparés de quelques-unes de leurs villes : c'est pourquoi j'ai fait cause commune avec eux. Alors l'Empereur, quoiqu'il ne fût pas grand ami de la France, mais n'ayant d'autre espoir de reprendre aux Vénitiens les villes importantes qu'ils occupaient, se joignit momentanément aux Français. Puis, voyant avec déplaisir ces derniers devenir trop puissants (car les affaires avaient mieux marché que je ne le voulais), j'excitai d'abord contre eux le roi des Espagnes, l'homme le moins scrupuleux en matière de bonne foi et auquel son intérêt commandait d'abaisser la puissance Française pour bien des motifs, dont le principal était de ne pas se voir dépouillé de sa prépondérance sur Naples. En outre, quoique je n'approuvasse pas les Vénitiens, je feignis cependant de les recevoir en grâce, afin de les pousser dans cette guerre , exaspérés qu'ils étaient par une récente défaite. Peu après, je détachai des Français l'Empereur dont je venais de faire leur allié : et cela en partie avec de l'argent (car l'argent prévaut toujours auprès d'un homme qui en a besoin), en partie à l'aide de lettres et d'ambassadeurs, ranimant la vieille haine qu'il avait toujours nourrie contre la France, quoique, jusqu'alors, il n'eût pas trouvé l'occasion de se venger. D'un autre côté, je connaissais la haine profonde des Anglais contre les Français et les Ecossais leurs alliés. Je savais de plus que c'était une nation pleine d'arrogance, avide de la guerre où la poussait surtout l'appât du pillage, et même quelque peu superstitieuse à cause de son grand éloignement de Rome. Enfin, à cette époque, usant insolemment d'une liberté que la mort récente du plus despote des Rois leur avait enfin octroyée ; ils étaient remuants et disposés à se laisser entraîner à n'importe quelle folie ; et, pour comble de bonheur, j'avais affaire à un roi dans la première jeunesse, presque un enfant, roi de fraîche date, d'une nature ardente, impétueuse et vraiment juvénile, c'est-à-dire turbulente et belliqueuse : non seulement ambitieux comme on l'est à son âge, mais encore porté vers les grandes choses, et qui passait pour avoir nourri, dès ses premières années, l'idée d'une guerre contre la France. Ajoutez à cela qu'il était parent du Roi d'Espagne auquel j'avais déjà fait prendre les armes. Je fis servir toutes ces circonstances au profit de l'Église, et par des centaines de lettres ingénieusement écrites, je finis par englober les Princes dans la plus violente des guerres. Et il n'est pas un des autres souverains que je n'y aie poussé, le Roi de Hongrie, le Roi de Portugal, le Duc de Bourgogne, qui est l'égal d'un roi. Toutefois, comme ils n'y trouvaient pas d'intérêt direct, je ne pus les y déterminer, mais je savais que, tous les autres étant soulevés, aucun d'eux ne se tiendrait tranquille. Donc, tout en faisant leur volonté, ils accueillirent comme très honnête le prétexte que je leur suggérai, que plus grande serait la défaite infligée par eux à un peuple Chrétien, plus dévoué semblerait leur zèle pour l'Eglise de Dieu. Et qu'admires-tu le plus, de mon génie ou de mon étoile? A cette époque, le Roi d'Espagne guerroyait contre les Turcs avec un incroyable succès et les plus grands avantages; néanmoins, il abandonna tout pour tourner toutes ses forces contre les Français. En outre, l'Empereur qui était tenu vis-à-vis d'eux non seulement par plusieurs traités, mais encore par la reconnaissance de nombreux services (car il leur devait, entre autres, d'être rentré, à leurs frais et par leur aide, en possession de ses villes d'Italie), avait assez à s'occuper de ses propres intérêts. Déjà, en effet, Padoue s'était révoltée, eten Bourgogne, il avait à débarrasser le Duc, son neveu, des gens de Gueldre, ennemis très redoutables auxquels il l'avait poussé à faire la guerre. Malgré cela, je suis parvenu à lui faire abandonner ses propres affaires pour s'occuper des miennes. Il n'est certes pas de pays où l'autorité du Souverain Pontife soit moins respectée, qu'en Angleterre (ceci est clair à qui parcourt la vie de Saint Thomas de Cantorbéry et les ordonnances des anciens Rois) : cependant cette nation, la plus rétive aux exactions, se laissa presque tondre. Chose surprenante, les prêtres aussi, accoutumés à nous soustraire tout ce qu'ils peuvent, je les ai amenés à payer tribut au Roi, ne mesurant pas quelle brèche ils ouvraient pour la suite aux entreprises royales. Au reste, les Rois eux-mêmes ne prenaient pas assez garde au précédent qu'ils créaient contre eux, dans le cas où plus tard un Prince venant à déplaire au Pontife Romain, celui-ci le pourrait détrôner à sa fantaisie. Et ce jeune Roi mena même la chose plus rondement que je ne voulais et que je ne lui avais recommandé : quoique, au fond, j'aimasse mieux le voir pécher dans ce sens. Mais il serait trop long de t'énumérer un à un tous les artifices, à l'aide desquels j'ai poussé ces Princes à faire à des Chrétiens une guerre si violente, que jamais Pontife n'en put soulever une pareille contre les Turcs. {PIERRE} Mais il peut arriver que l'incendie allumé par tes guerres gagne le monde entier? {JULES} Eh bien, qu'il le gagne, pourvu que le Siège Romain conserve sa dignité et ses possessions. Cependant j'ai fait en sorte que tout le poids de la guerre retombe non sur les Italiens, mais sur les Barbares : qu'ils guerroient autant qu'il leur plaît, nous resterons spectateurs et peut-être profiterons-nous de leur folie. {PIERRE} Est-ce bien là le fait du très Saint Père et Pasteur, du Vicaire du Christ ? {JULES} Pourquoi soulèvent-ils un schisme? {PIERRE} Ne doit-on pas supporter tous les péchés si le remède doit être pire que le mal? Au surplus, si tu avais laissé faire le Concile, le schisme n'aurait pas eu lieu. {JULES} La bonne histoire! j'eusse mieux aimé des centaines de guerres que ce Concile! ils m'eussent chassé du Pontificat comme étant un Simoniaque, un acheteur de Pontificat et non un Pontife. Et c'eût été bien pis s'ils avaient mis à nu mon existence tout entière et s'ils l'avaient démasquée publiquement. {PIERRE} Lors même que tu aurais été un vrai Pontife, tu devais faire un sacrifice d'amour-propre, plutôt que de sauvegarder ta dignité au prix de tant de maux infligés à toute la Chrétienté : si toutefois c'est une dignité qu'un Pontificat confié à un être indigne, que dis-je confié, non, mais acheté et usurpé par lui. Aussi vois-je clairement que Dieu t'a suscité à dessein pour être le fléau des Français, qui t'avaient aidé auparavant à devenir le fléau de l'Église. {JULES} Par ma triple couronne, par mes triomphes les plus fameux, je le jure, si tu me remues la bile, tu vas sentir, toi aussi, la force de Jules. {PIERRE} Quel délire! ce n'est pas le langage d'un chef de l'Église que j'entends, mais celui d'un être mondain, non seulement mondain mais païen, et plus scélérat que les païens. Ainsi tu te glorifies d'avoir pu violer une foule de traités, allumer des guerres, provoquer des carnages d'hommes? C'est là l'oeuvre de Satan et non celle d'un Pontife. Celui qui se fait le Vicaire du Christ doit lui ressembler le plus possible. En lui réside la puissance souveraine, mais alliée à une souveraine dignité ; en lui est la sagesse souveraine, mais alliée à la plus grande simplicité. En toi, je vois un semblant de puissance uni à la fourberie la plus grande et à la plus grande folie. Si le Diable, ce Prince des méchants, désirait s'adjoindre un vicaire, quel autre que toi ou ton semblable irait-il chercher? En quoi, dis-le-moi, t'es-tu conduit comme un homme apostolique? {JULES} Quoi de plus apostolique que d'agrandir l'Église du Christ? {PIERRE} Oui-da! si l'Église est l'ensemble des peuples chrétiens, unis dans l'Esprit du Christ, tu me parais avoir plutôt bouleversé l'Église en soulevant dans le monde entier les guerres les plus odieuses, afin d'être impunément scélérat et pestilentiel. {JULES} Nous autres, ce que nous appelons l'Église, ce sont les édifices sacrés, les prêtres, et principalement la Curie Romaine, moi par-dessus tout, qui suis la tête de l'Église. {PIERRE} Mais le Christ nous a fait ses ministres, il est la tête, à moins qu'il ne lui en ait poussé une seconde. Mais enfin, comment l'Église a-t-elle été agrandie? {JULES} Tu viens au fait, aussi vais-je te le dire. Jadis, cette Église était pauvre et famélique : aujourd'hui elle resplendit sous des ornements de toute sorte. {PIERRE} Lesquels? L'ardeur de la foi ? {JULES} Encore tes balivernes! {PIERRE} La doctrine sacrée? {JULES} Tu m'assommes. {PIERRE} Le mépris du monde? {JULES} Laisse-moi dire : je veux parler de ses vrais ornements, car ceux-là ne sont que des mots. {PIERRE} Lesquels donc? {JULES} Des palais royaux, des chevaux et des mules magnifiques, un domestique nombreux, des troupes aguerries, des satellites choisis. {LE GÉNIE} Les plus belles catins, les entremetteurs les plus complaisants. {JULES} De l'or , de la pourpre, des revenus, tels qu'il n'y a point de monarque qui ne se trouve chétif et pauvre s'il se mesure en richesse et en splendeur avec le Pontife Romain ; personne, si ambitieux qu'il soit, qui ne s'avoue surpassé ; personne, quelle que soit sa magnificence, qui n'ait honte de sa mesquinerie ; pas un si riche capitaliste ou banquier qui n'envie nos richesses. Voilà les ornements que je prétends avoir conservés et agrandis. {PIERRE} Mais, dis-moi un peu, quel est le premier de tous qui a sali et chargé l'Église de ces ornements ? Le Christ n'a-t-il pas voulu qu'elle demeurât aussi pure que sans apparat ? {JULES} Qu'est-ce que cela fait à l'affaire ? Le point capital, c'est que nous tenons, que nous possédons, que nous jouissons. Toutefois, on parle d'un certain Constantin qui a, dit-on, transmis toute la pompe de son empire au Pontife Romain Sylvestre : les colliers, les chevaux, les chars, le casque, le ceinturon, le manteau des généraux, les escortes de satellites, les épées, les couronnes d'or, de l'or le plus pur s'il te plaît, les armées, les machines de guerre, les villes, les royaumes. {PIERRE} Et de cette donation, il existe des documents certains? {JULES} Rien du tout, si ce n'est un fétu de paille mêlé aux Décrets. {PIERRE} C'est une fable peut-être ? {JULES} J'en ai bien quelque idée. Qui donc, sain d'esprit, céderait, même à son père, un si magnifique empire? Cependant nous nous plaisons fort à y croire, et aux curieux qui cherchent à le nier, nous imposons par des menaces un silence absolu. {PIERRE} Mais jusqu'à présent, tu ne me parles encore que de choses mondaines. {JULES} Peut-être rêves-tu cette ancienne Église au sein de laquelle, en compagnie de quelques évêques faméliques, tu faisais une triste figure de Pontife, exposé à la pauvreté, à la sueur, aux périls et à mille incommodités. Tout s'est bien amélioré avec le temps, et tout autre est maintenant le Pontife Romain : car toi, tu n'étais Pontife que par le titre et par le nom. Si tu voyais aujourd'hui tant d'édifices sacrés, construits avec des magnificences royales, de tous côtés des prêtres par milliers, la plupart prodigieusement riches, tous ces évêques qui par la fortune et les armes marchent de pair avec les rois, la splendeur infinie de tant de palais sacerdotaux ; si surtout tu voyais maintenant à Rome tant de cardinaux couverts de pourpre, suivis par des légions de serviteurs, tant de chevaux mieux harnachés que des chevaux de rois, toutes ces mules couvertes de lin, d'or, de pierreries, quelques-unes même ferrées d'or et d'argent; et le Souverain Pontife, si tu le contemplais, élevé sur un siége d'or que des soldats portent sur leurs épaules, et toute la foule se prosternant à un geste de sa main ; si tu entendais la crépitation des bombardes, le son des trompettes, le bruit des clairons, les détonations foudroyantes des machines de guerre, les applaudissements et les acclamations du peuple ; si tu voyais de tous côtés les lueurs des torches, et les plus grands princes eux-mêmes admis à peine à baiser ses bienheureux pieds; si tu avais contemplé ce prêtre Romain enfonçant du pied la couronne d'or sur la tête de l'Empereur, qui est le roi des rois (si l'on en croit ce qui est écrit), mais qui n'a rien que l'ombre d'un grand nom : que dirais-tu, dis-moi, si tu avais vu et entendu tout cela? {PIERRE} Je dirais que j'ai vu un tyran archi-mondain, un ennemi du Christ, la peste de l'Église. {JULES} Tu parlerais autrement si tu avais contemplé un seul de mes triomphes, soit celui de mon entrée à Bologne, soit celui que j'ai obtenu à Rome après la soumission de Venise, ou encore celui qui a suivi ma fuite de Bologne et ma rentrée à Rome, ou le dernier de tous, quand les Francais, contre tout espoir, furent défaits à Ravenne. Si tu avais vu les bidets, les chevaux, les soldats en armes et rangés en bataille, les ornements des chefs, les processions d'enfants choisis, les torches illuminant de tous côtés, les objets sacrés portés en grand appareil, la pompe des évêques, le faste des cardinaux, les trophées, les dépouilles gagnées sur l'ennemi, les clameurs du peuple et des soldats roulant jusqu'au ciel, les applaudissements à tout faire trembler, le bruit des clairons, les éclats des trompettes, les éclairs des bombardes, l'argent jeté au peuple ; si tu m'avais vu porté sublime comme une divinité, moi la tête et l'auteur de toute cette pompe : alors tu eusses déclaré les Scipion, les Émile, les Auguste sordides et mesquins à côté de moi. {PIERRE} Holà! assez de triomphes, ô le plus glorieux des guerriers ! Ce sont pratiques païennes et tu me les fais haïr, toi qui triomphais après avoir fait tuer pour ta cause des milliers de soldats, toi le très saint Père en Jésus-Christ, toi l'auteur de l'anéantissement de tant de légions, toi qui n'as pas gagné la plus petite âme au Christ ni par tes paroles, ni par ta vie. O les entrailles de père, ô le digne Vicaire du Christ qui s'est laissé crucifier pour le salut de tous! tandis que toi, pour défendre ta tête pestilentielle, ta seule tête, tu as consommé la ruine de l'univers. {JULES} Tu dis cela parce que tu es envieux de notre gloire, et que tu vois combien ton épiscopat fut humble à côté du nôtre. {PIERRE} Impudent! Tu oses comparer ta gloire à la mienne! Mais ma gloire, c'est la gloire du Christ et non la mienne. Premièrement, tu m'accorderas que le Christ est le vrai Prince de l'église, qu'il m'a donné lui-même les clefs de son royaume, que lui-même il m'a institué le pasteur de ses brebis, que lui-même a approuvé ma foi et l'a confirmée : tandis que toi c'est l'argent, ce sont les intrigues humaines qui t'ont fait Pontife, si toutefois on peut t'appeler Pontife. J'ai gagné des milliers d'âmes au Christ : c'est par milliers que tu en as traîné à leur perte. Avant moi, Rome était païenne, c'est moi le premier qui lui ai enseigné le Christ : toi, tu as été un maître païen parmi les chrétiens. L'ombre seule de mon corps guérissait les malades, je délivrais du démon ceux qui en étaient possédés , je rappelais les morts à la vie et je semais des bienfaits sur tout mon passage. Qu'ont eu de commun avec cela tes triomphes ? D'un mot, je pouvais livrer à Satan qui j'eusse voulu : Saphire et son mari en ont eu la preuve ; cependant, je n'ai jamais fait servir ce que j'avais de puissance qu'à l'utilité de tous. Toi, inutile à tous, si tu as eu quelque puissance (que dis-je, n'était-elle pas sans bornes ?), tu l'as tournée à la calamité publique de l'Univers.