[21,0] XXI. LA FEMME QUI SE PLAINT DE SON MARI ou LE MARIAGE. EULALIE, XANTIPPE. [21,1] (Eulalie) Je vous salue de tout mon coeur, aimable [21,] (Xantippe) [21,2] (Xantippe) Je vous salue de même, très chère [21,] (Eulalie) Vous me paraissez plus belle qu'à l'ordinaire. [21,3] (Eulalie) Est-ce que vous m'accueillez d'abord par un lardon? [21,4] (Xantippe) Pas du tout; c'est la vérité. [21,5] (Eulalie) C'est peut-être ma robe neuve qui m'embellit. [21,6] (Xantippe) Vous avez raison. Il y a longtemps que je n'ai rien va de si joli. Je crois que c'est un drap d'Angleterre. [21,7] (Eulalie) Le lainage est d'Angleterre; la teinture est de Venise. [21,8] (Xantippe) C'est d'une finesse qui efface le lin. Que la couleur de cette pourpre est charmante ! D'où vous vient ce riche cadeau? [21,9] (Eulalie) De qui une femme honnête doit-elle en recevoir, sinon de son mari? [21,10] (Xantippe) Oh! que vous êtes heureuses de posséder un pareil époux! Moi, j'aimerais mieux m'être mariée à une bûche qu'à mon Nicolas. [21,11] (Eulalie). Pourquoi cela, je vous prie? Vous ne vous accordez déjà plus? [21,12] (Xantippe) Je ne m'accorderai jamais avec un tel homme. Voyez commme je suis mal vêtue, il souffre que sa femme sorte ainsi. Je vous jure que bien souvent j'ai honte de paraître en public, quand je vois les toilettes de tant d'autres femmes, dont la maris sont beaucoup moins aisés que le mien. [21,13] (Eulalie) La parure d'une femme honnête ne consiste ni dans ses vêtements ni dans les soins de sa personne, ainsi que l'enseigne l'apôtre saint Pierre, que j'entendis citer l'autre jour au prône, mais bien dans la pureté de ses mœurs et dans les agréments de son caractère. Les courtisans visent à séduire les yeux du public. Nous sommes suffisamment parées lorsque nous plaisons uniquement à notre mari. [21,14] (Xantippe) En attendant, ce bon époux, si ladre envers sa femme, gaspille bravement la dot assez ronde que je lui ai apportée. [21,15] (Eulalie) De quelle façon? [21,16] (Xantippe) De la façon qu'il lui plaît: dans le vin, la débauche, le jeu. [21,17] (Eulalie) Que dites vous là? [21,18] (Xantippe) C'est la vérité. Ensuite lorsqu'au milieu de la nuit il rentre ivre à la maison où je l'attends des heures entières, il dort comme une souche; vomissant quelquefois sur le lit, pour ne pas dire plus. [21,19] (Eulalie) Chut! vous vous déshonorez vous-même en déshonorant votre mari. [21,20] (Xantippe) Que je meure si je n'aimerais pas mieux coucher avec une truie qu'avec un pareil mari! [21,21] (Eulalie) Ne le querellez-vous pas quand il rentre? [21,22] (Xantippe) Je le traite comme il le mérite; il s'aperçoit bien que je ne suis pas muette. [21,23] (Eulalie) Que répond-il? [21,24] (Xantippe) Il regimbait d'abord comme un furieux, croyant me rebuter par ses mauvais propos. [21,25] (Eulalie) La querelle n'est-elle jamais venue aux coups? [21,26] (Xantippe) Une seule fois la dispute s'échauffa tellement des deux côtés, que peu s'en est fallu que nous ne nous soyons battus. [21,27] (Eulalie) Qu'entends-je? [21,28] (Xantippe) Il brandissait un bâton, en poussant des cris affreux et en vociférant d'horribles menaces. [21,29] (Eulalie) Et vous n'avez pas eu peur? [21,30] (Xantippe) Du tout; à mon tour, j'avais saisi un escabeau, et s'il m'avait touchée du bout du doigt, il aurait senti que je ne suis pas manchote. [21,31] (Eulalie) Voilà un bouclier d'un nouveau genre. Il ne manquait plus qu'une quenouille en guise de lance. [21,32] (Xantippe) Il aurait vu qu'il n`avait par affaire à une femmelette. [21,33] (Eulalie) Ah ! ma chère Xantippe, cela n'est pas bien. [21,34] (Xantippe) Quoi! cela n'est pas bien? Puisqu'il ne me traite pas comme sa femme, je ne dois pas le traiter comme mon mari. [21,35] (Eulalie) Saint Paul veut que les femmes soient soumises et respectueuses envers leurs maris. Saint Pierre nous propose l'exemple de Sara, qui donnait le nom de Maître à Abraham, son époux. [21,36] (Xantippe) Je sais cela. Mais le même saint Paul recommande aux maris d'aimer leurs femmes comme le Christ a aimé l'Église, son épouse. Qu'il songe à son devoir, moi je songerai su mien. [21,37] (Eulalie) Puisque les choses en sont venues au point que l'un des deux doit céder à l'autre, il est juste que la femme cède à son-mari. [21,38] (Xantippe) Si toutefois je puis appeler un mari un homme qui me prend pour sa servante! [21,39] (Eulalie) Dites-moi, chère Xantippe, cesse-t-il après cela de vous menacer de ses coups? [21,40] (Xantippe) Oui, et il fait bien, sans quoi il serait battu. [21,41] (Eulalie) Et vous continuez toujours à le quereller? [21,42] (Xantippe) Certainement. [21,43] (Eulalie) Lui, pendant ce temps-là, que fait-il? . [21,44] (Xantippe) Ce qu'il fait? Tantôt il dort, il maroufle, tantôt il ne fait qua rire; quelquefois il prend sa guitare qui n'a que trois cordes, et il la racle tant qu'il peut pour étouffer mes cris. [21,45] (Eulalie) Cela vous exaspère? [21,46] (Xantippe) Au delà de toute expression. Il y a des moments où j'ai peine à me contenir. [21,47] (Eulalie) Chère Xantippe, voulez-vous me permettre de vous parler franchement? [21,48] (Xantippe) Volontiers. [21,49] (Eulalie) Vous en userez de même avec moi. C'est un droit que réclame l'amitié qui nous unit dès la plus tendre enfance. [21,50] (Xantippe) Vous avez raison. Je n'ai jamais eu d'amie plus chère que vous. [21,51] (Eulalie) Quel que soit votre mari, sachez bien que vous n'avez pas le droit d'en changer. Autrefois, quand la discorde était irrémédiable, on employait pour dernier remède le divorce; il est maintenant supprimé; jusqu'à la fin de vos jours, votre mari sera votre mari et vous serez sa femme. [21,52] (Xantippe) Que le ciel confonde ceux qui nous ont ôté ce droit ! [21,53] (Eulalie) Doucement; c'est le Christ qui l'a voulu. [21,54] (Xantippe) J'ai peine à le croire. [21,55] (Eulalie) Si fait. Il ne vous reste donc plus qu'à vous plier tous deux aux goùts et au caractère de l'un et de l'autre pour tâcher de vivre en bon accord. [21,56] (Xantippe) Est-ce que je puis le refaire? [21,57] (Eulalie) Les femmes exercent toujours une certaine influence sur leurs maris. [21,58] (Xantippe) Êtes-vous parfaitement d'accord avec le vôtre? [21,59] (Eulalie) Maintenant tout va bien. [21,60] (Xantippe) Voue avait donc eu d'abord quelques démêlés? [21,61] (Eulalie) Jamais de tempête. Cependant, comme cela arrive dans le vie, il s'est élevé de temps en temps de petits nuages qui auraient pu occasionner une tempête, si la douceur n'y avait remédié. Chacun a ses habitudes, chacun a sa manière de voir, et, pour le dire franchement, chacun a ses défauts; mais s'il y a des cas où l'on doit les connaître et non les haïr, c'est asurément dans le mariage. [21,62] (Xantippe) Vous avez raison. [21,63] (Eulalie) Il arrive souvent que l'entente disparaît entre le mari et la femme avant qu'ils ne se soient connus. Il faut bien y prendre garde. Une fois que la brouille a éclaté, l'accord renaît difficilement, surtout si l'on est allé à de grosses injures. Un objet collé, en s'y prenant tout de suite, se détache aisément ; mais si la colle vient à sécher sur cet objet, rien n'est plus tenace. Par conséquent, il ne faut rien négliger de prime abord pour que la bonne harmonie se développe et se fortifie entre le mari et la femme. En cela la complaisance et la douceur font tout. Car l'attachement que la beauté seule inspire est ordinairement passager. [21,64] (Xantippe) Mais racontez-moi, je vous prie, par quels moyens vous avez su plier votre mari à votre caractère. [21,65] (Eulalie) Je vous le dirai pour que vous fassiez comme moi. [21,66] (Xantippe) Si je peux. [21,67] (Eulalie) Ce sera très facile, si vous voulez. Il est encore temps; votre mari est jeune, vous aussi; il n'y a pas un an, je crois, que vous êtes mariés? [21,68] (Xantippe) C'est vrai. [21,69] (Eulalie) Je vais donc vous le dire mais à la condition que voue n'en parlez pas. [21,70] (Xantippe) Assurément. [21,71] (Eulalie) Je me suis appliquée d'abord à complaire en toutes choses à mon mari et à ne le contrarier jamais. J'étudiais son humeur et ses goûts, j'observais sur son visage ce qui lui était agréable ou déplaisant, à l'exempte de ceux qui apprivoisent des éléphants, des lions ou d'autres animaux que la violence ne peut dompter. [21,72] (Xantippe) C'est un animal de ce genre que j'ai à la maison. [21,73] (Eulalie) Ceux qui approchent des éléphants ne s'habillent pas de blanc; ceux qui soignent les taureaux ne portent pas de rouge, parce qu'on a reconnu que ces couleurs effarouchaient ces animaux. On a remarqué aussi que le son du tambour met les tigres dans une telle fureur qu'ils se déchirent eux-mêmes. Ceux qui manient les chevaux emploient des paroles, des battements de langue, des caresses, et d'autres moyens propres â calmer leur fougue. A plus forte raison devons-nous user de pareils expédients envers nos maris, dont il nous faut, bon gré, mal gré, partager, pendant toute la vie, le toit et le lit. [21,74] (Xantippe) Continuez votre récit. [21,75] (Eulalie) Mes observations faites, je me conformai au caractère de mon mari, en ayant bien soin de lui éviter la moindre contrariété. [21,76] (Xantippe) Comment faisiez-vous? [21,77] (Eulalie) Dans le soin du ménage, qui concerne spécialement les femmes, je m'appliquais non seulement à ne rien négliger, mais encore à me conformer entièrement à ses goûts, même dans les plus petites choses. [21,78] (Xantippe) Comment cela? [21,79] (Eulalie) Je remarquais, par exemple, si mon mari aimait de préférence tel ou tel plat, s'il le voulait accommodé de telle ou de telle manière, s'il désirait que son lit fût fait de telle ou de telle façon. [21,80] (Xantippe) Mais le moyen de se prêter au goût d'un homme qui n'est jamais à la maison ou qui n'y est qu'en état d'ivresse. [21,81] (Eulalie) Attendez; c'est là que j'en voulais venir. Si je voyais par hasard mon mari un peu triste et que ce ne fût pas le moment de converser, ou lieu de rire et de plaisanter, comme font la plupart des femmes, je prenais à mon tour un air grave et soucieux. Un miroir, lorsqu'il est fidèle, rend toujours l'image de la personne qui le regarde; de même une mère de famille doit refléter les impressions de son mari, et ne point être joyeuse s'il est chagrin, ni gaie s'il est faché. S'il arrivait que mon mari fût de mauvaise humeurr, je le calmais par de douces paroles, ou bien je me taisais devant sa colère, afin de la laisser passer et de lui donner le temps de s'excuser ou d'entendre mes remontrances. J'agissais de même chaque fois qu'il rentrait à la maison, après avoir trop bu, pour le moment je ne lui disais que des choses aimables et je le conduisais au lit en le caressant. [21,82] (Xantippe) Qe la condition des femmes est à plaindre si elles n'ont uniquement qu'à céder à leurs maris lonqu'ils s'emportent, qu'ils se mettent dans le vin et qu'ils suivent tous leurs caprices! [21,83] (Eulalie) Cette déférence n'est-elle pas réciproque? Les hommes, eux aussi, ont souvent à souffrir de notre caractère. Cependant il y a des cas où, pour un motif sérieux, une femme peut faire des observations à son mari, si la chose en mérite la peine, car il vaut mieux ne pas faire attention aux bagatelles. [21,84] (Xantippe) Quand cela? [21,85] (Eulalie) Quand vous le verrez de sang-froid, qu'il ne sera ni colère, ni soucieux, ni ivre, alors sans témoins vous l'avertirez doucement, ou plutôt vous le prierez, en lui rappelant telle ou telle circonstance, de ménager davantage son argent, sa réputation ou sa santé. Ces observations devront être présentées avec grâce et enjouement. Quelquefois je commence par exiger de mon mari qu'il ne se fâche pas contre moi, si sa femme a la sottise de lui donner des conseils dans l'intérêt de son honneur, de sa santé et de sa vie. Quand j'ai dit ce que je veux, je coupe court et je passe à des sujets plus agréables. Car voilà notre grand défaut, ma chère Xantippe, une fois que nous nous mettons à parler, nous n'en finissons plus. [21,86] (Xantippe) On le dit. [21,87] (Eulalie) J'avais surtout bien soin de ne jamais adresser de reproche à mon mari devant des tiers et de ne rien divulguer de nos discussions domestiques. On se raccommode plus aisément lorsque la chose s'est passée entre deux. Cependant, s'il se présentait un fait de telle nature qu'il fût impossible de le supporter et que les remontrances de la femme ne pussent y remédier, il serait plus convenable que la femme portât plainte aux parents et aux alliés de son mari plutôt qu'aux siens, et qu'en énumérant sas griefs elle parut en vouloir moins à son mari qu à ses défauts. Encore ne doit-elle pas tout dire, afin que le mari reconnaisse intérieurement la discrétion de sa femme et qu'il lui en sache gré. [21,88] (Xantippe) II faut ètre philosophe pour agir ainsi. [21,89] (Eulalie) Mais non. Par ces procédés-là nous inviterons nos maris à nous rendre la pareille. [21,90] (Xantippe) Il y en a que tous les ménagements possibles ne corrigent point. [21,91] (Eulalie) Je ne suis pas du tout de cet avis; mais supposons que vous disiez vrai. Songez d'abord qu'il faut supporter son mari, quel qu'il soit. Il vaut donc mieux le supporter tel quel ou l'adoucir un peu par nos ménagements que de le gâter de plus en plus par nos mauvais traitements. Que diriez-vous si je vous citais des maris qui ont corrigé leurs femmes par de pareils ménagements? A plus forte raison devons-nous en faire autant à l'égard de nos maris. [21,92] (Xantippe) Voyons l'histoire de ce mari, si différent du mien. [21,93] (Eulalie) Je suis liée d'amitié avec un gentilhomme instruit et d'un tact exquis. Il avait épousé une jeune fille de dix-sept ans, qui avait toujours été élevée chez ses parents à la campagne, suivant la coutume des nobles qui aiment généralement la vie des champs pour la chasse et la pèche. Il la voulait novice afin de mieux la facçonner à son caractère. Il commença par lui enseigner la littérature et la musique; il l'habitua peu à peu à rendre compte de ce qu'elle avait entendu au sermon; il l'initia à toutes les connaissances qui pouvaient un jour lui être utiles. Ce régime de vie tout nouveau pour une jeune femme qui avait vécu chez elle dans une complète oisiveté, au milieu des jeux et des conversations de ses gens, la rebuta. Elle refusait d'obéir, et quand son mari insistait, elle pleurait à chaudes larmes, quelquefois même elle se jetait par terre, et frappait la tète contre le plancher, faisant mine de vouloir se tuer. Comme ce manége ne finissait pas, le mari, dissimulant son mécontentement, proposa à sa femme d'aller, pour se récréer, visiter ensemble le beau-père à la campagne. En cela elle obéit avec plaisir. En arrivent, le mari laissa sa femme auprès de sa mère et de ses soeurs et partit pour la chasse avec son beau-père. Là, sans témoins, il lui conta qu'il espérait rencontrer dans sa femme la douce compagne de sa vie; mais qu'elle ne faisait que pleurer, se lamenter et qu'elle restait sourde à toutes ses observations; il le conjura de lui venir en aide pour guérir le maladie de sa fille. Le beau-père lui répondit qu'il lui avait cédé sa fille à tout jamais, que si elle ne lui obéissait pas, il n'avait qu'à user de son droit, en lui appliquant une correction. "Je sais quel est mon droit, répliqua le gendre, mais, au lieu de recourir à ces moyens extrêmes, je préférerais employer comme remèdes votre savoir-faire et votre autorité". Le beau-père promit de sen mêler. Deux jours aprés, il saisit le moment d'être seul avec sa fille. Prenant alors un air sévère, il lui représenta combien son peu de beauté et son caractère disgracieux lui avaient fait craindre de ne pouvoir lui trouver un mari. "Cependant, ajouta-t-il, à force de chercher, j'ai fini par vous trouver un mari tel que la femme la plus parfaite ne pourrait en souhaiter un meilleur. Eh bien, au lieu de reconnaître ce que j'ai fait pour vous, au lieu de comprendre que si votre mari n'était pas l'homme le plus bienveillant, il voudrait à peine de vous pour sa servante, vous vous révoltez contre lui". Bref, en parlant à sa fille, le père s'échauffa tellement qu'il faillit la frapper. C'est un homme d'infiniment d'esprit, capable de jouer sans masque toute espèce de rôles. Alors la jeune femme, saisie d'un côté par la crainte, de l'autre par l'évidence, tomba aux genou de son père, en, le priant de vouloir bien oublier le passé et en lui jurent de se montrer désormais reconnaissante de ses bontés. Le père pardonna et promit à sa fille de lui rendre toute son affection si elle tenait parole. [21,94] (Xantippe) Après? [21,95] Le jeune femme, en quittant son père, rentra dans se chambre où son mari était seul. Elle se jeta à ses genoux et lui dit : "Cher mari, jusqu'à présent je ne te connaissais pas, je ne me connaissais pas moi-même; dorénavant tu me trouveras toute changée; oublie seulement ce qui s'est passé". A ces mots, son mati l'embrassa et promit de tout lui accorder si elle persévérait dans sa résolution. [21,96] (Xantippe) Eh bien, a-t-elle persévéré? [21,97] (Eulalie) Jusqu'à la mort. Il n'y avait rien de si bas qu'elle ne fit avec joie et empressement. pour complaire à son mari, tant l'amour qui les unissait avait acquis de force. Quelques années après, cette jeune femme se félicitait souvent d'avoir rencontré un pareil époux. "Sans cela, disait-elle, j'aurais été la plus malheureuse des femmes". [21,98] (Xantippe) De tels maris sont aussi rares que les corbeaux blancs. [21,99] (Eulalie) Si je ne vous importune pas, je vous citerai l'exemple d'un mari corrigé par la bonté de sa femme. Le fait a en lieu récemment dans cette ville. [21,100] (Xantippe) Je n'ai rien à faire, et votre conversation me plaît infiniment. [21,101] (Eulalie) Il s'agit d'un gentilhomme qui n'est pas de la dernière noblesse. Selon l'habitude des personnes de son rang, il était grand chasseur. Il rencontra dans les champs une jeune fille qui appartenait à une mère extrèmement pauvre, et, malgré son âge avancé, il en devint éperdument amoureux. A cause d'elle il passait souvent la nuit dehors. Son prétexte était la chasse. Sa femme, qui est un modèle de vertu, ayant quelques soupons, surveilla les escapades de son mari. Elle dirigea ses pas je ne sais où et entra dans la chaumière en question. Elle s'enquit des détails les plus minutieux, demanda où l'étranger dormait, de quel vin il buvait, de quoi se composait son repas. Il n'y avait là dedans aucun meuble, c'était la misère la plus profonde. La dame retourna chez elle et revint bientôt, amenant un lit commode et somptueux avec quelques vases d'argent; elle y ajouta une somme assez ronde en recommandant de mieux traiter l'étranger lorsqu'il reviendrait. Elle se garda de dire qu'elle était sa femme et se fit passer pour sa soeur. Quelques jours après, le mari arriva là furtivement; il voit un mobilier superbe, une table des mieux servies. Il demande d'où vient ce luxe extraordinaire. On lui répond qu'une grande dame de ses parentes avait amené toutes ces choses, en recommandant de le recevoir désormais plus honorablement. Il se douta aussitôt que c'était sa femme qui avait fait cela. De retour à la maison, il lui demande si elle avait été là-bas. Elle répond que oui. Il lui demande dans quelle intention elle avait envoyé ce mobilier. "Mon ami, lui dit-elle, tu es habitué à avoir toutes tes aises. J'ai vu combien tu étais traité durement et j'ai cru de mon devoir, puisque c'est ton plaisir d'aller là-bas, de t'y ménager un peu de bien-étre". [21,102] (Xantippe) Quel excès de bonté ! Moi, au lieu de lui fournir un lit, je l'aurais plutôt fait coucher sur une botte d'orties et de macres. [21,103] (Eulalie) Écoutez la fin. Le mari, frappé de tant de vertu et de tant de douceur, s'abstint désormais de toute liaison coupable et n'eut d'autre maîtresse que sa femme. Vous connaissez bien Gilbert le Hollandais? [21,104] (Xantippe) oui. [21,105] (Eulalie) Vous savez qu'étant jeune il a épousé une femme d'un certain âge et déjà sur le retour? [21,106] (Xantippe) C'est probablement la dot qu'il a épousée et non la femme. [21,107] (Eulalie) Assurément. Dégoûté de sa femme, il avait fait une maîtresse avec laquelle il menait au dehors vie joyeuse. Il ne dînait et ne soupait presque jamais chez lui. Qu'eussiez-vous fait en pareil cas? [21,108] (Xantippe) Ce que j'aurais fait? J'aurais sauté aux cheveux de la donzelle, et quand mon mari serait allé la voir, je l'aurais inondé d'un pot d'urine, qui lui aurait servi de parfums pour se mettre à table. [21,109] (Eulalie) Oh! que sa femme fut plus sage! Elle invita chez elle cette maîtresse et la reçut poliment. Elle attira ainsi sans aucun sortilége son mari à la maison. S'il lui arrivait de souper dehors avec sa maîtresse, elle leur envoyait un plat de choix en leur commandant de bien se régaler. [21,110] (Xantippe) Plutôt mourir que de me faire la maquerelle de mon mari ! [21,111] (Eulalie) Voyons, réfléchissez bien. Cela ne valait-il pas mieux que de s'aliéner complétément son mari par de mauvais traitements et de passer toute sa vie en querelles? [21,112] (Xantippe) J'avoue qu'il y a moins d'inconvénients, mais moi je n'aurais pu le faire. [21,113] (Eulalie) Je vais encore vous citer un exemple et ce sera le dernier. Notre voisin, homme probe et vertueux, mais d'un caractère un peu emporté, frappa un jour sa femme, qui est une personne digne de tous éloges. Elle se retira au fond d'un couvent et là, pleurant, sanglotant, elle donna un libre cours à son chagrin. Quelque temps après, le mari entre par hasard dans ce couvent et trouva sa femme en larmes. "Pourquoi, lui dit-il, pleures-tu et sanglotes-tu comme un enfant"? Elle lui répondit avec beaucoup de sens: "Ne vaut-il pas mieux déplorer ici mon malheur que de vociférer dans la rue comme font presque toutes les femmes"? Vaincu et désarmé par un langage si conjugal, le mari prit la main de sa femme et lui promit de ne plus la frapper, il a tenu parole. [21,114] (Xantippe) J'en ai obtenu autant du mien par des moyens différents. [21,115] (Eulalie) Mais en attendant vous êtes toujours en guerre. [21,116] (Xantippe) Que voudriez-vous donc que je fisse? [21,117] (Eulalie) D'abord il vous faut fermer les yeux sur tous les torts de votre mari, et vous le concilier peu à peu à force de prévenances, d'égards et de douceur. [21,118] (Xantippe) Il est si brutal que toutes les prévenances du monde ne l'adouciront pas. [21,119] (Eulalie) Ah ! ne dites pas cela. Il n'y a pas de bête féroce qu'avec des soins on ne finisse par apprivoiser. Ne désespérez donc pas d'un homme. Essayez quelques mois, et si vous voyez que mon conseil ne vous a pas réussi, faites-moi des reproches. Il y a même de certains défauts sur lesquels il convient de fermer les yeux. Je vous recommande surtout de bien prendre garde de vous quereller soit dans votre chambre, soit au lit; il faut au contraire que tout y respire l'enjouement et la gaieté. En effet, si le lieu consacré à effacer les torts et à faire naître la bonne harmonie est profané par la chicane ou par l'aigreur, tout moyen de rétablir l'accord disparait. Il y a des femmes si acariâtres que mime pendant l'acte conjugal elles grondent et querellent. Elles détruisent par leur mauvaise humeur tout le charme d'un plaisir capable de dissiper l'ennui que leurs maris pourraient avoir, et elles empoisonnent le seul remède qui puisse faire oublier les torts. [21,120] (Xantippe) Cela m'arrive souvent. [21,121] (Eulalie) Pourtant si la femme doit s'appliquer sans cesse à ne contrarier son mari en rien, c'est surtout dans cette circonstance qu'elle doit lui témoigner le plus d'empressement et de caresses. [21,122] (Xantippe) Il s'agit bien d'un mari ! c'est à une brute que j'ai affaire. [21,123] (Eulalie) Cessez tous ces mauvais propos; nos maris se gâtent le plus souvent par notre faute. Je reviens à mon sujet. Ceux qui connaissant la mythologie racontent que Vénus, dont on a fait la déesse du mariage, possède une ceinture, due au talent de Vulcain, qui contient tous les excitants de l'amour et dont elle se pare chaque fois qu'elle couche avec son mari. [21,124] (Xantippe) C'est une fable que vous me dites là. [21,125] (Eulalie) Oui, mais écoutez le sens qu'elle renferme. [21,126] (Xantippe) Voyons. [21,127] (Eulalie) Elle signifie qu'une femme doit faire tout son possible pour plaire à son mari dans l'acte conjugal, afin de réchauffer et d'accroître ses feux et de dissiper ses chagrins ou sa ennuis. [21,128] (Xantippe)Mais où prendrons-nous cette ceinture? [21,129] (Eulalie) Il n'est besoin pour cela ni de sortilèges ni d'enchantements. Le charme le plus efficace consiste dans une vie honnête unie à la douceur. [21,130] (Xantippe) Je ne puis pas caresser un tel mari. [21,131] (Eulalie) Mais, il dépend de vous qu'il ne soit plus tel. Si, comme la magicienne Circé, vous pouviez changer votre mari en pourceau ou en ours, le feriez-vous? [21,132] (Xantippe) Je ce sais pas. [21,133] (Eulalie) Vous ne savez pas? Aimeriez-vous mieux avoir pour mari un pourceau qu'un homme? [21,134] (Xantippe) J'avoue que j'aimerais mieux un homme. [21,135] (Eulalie) Eh bien, si, par la magie de Circé, vous pouviez d'ivrogne qu'il est le rendre sobre, de prodigue économe, de fainéant laborieux, ne le feriez-vous pas? [21,136] (Xantippe) Je le ferais sans aucun doute; mais qui me donnera cette magie? [21,137] (Eulalie) Cette magie, vous l'avez en vous, pour peu que vous vouliez l'employer. Il vous faut vivre, bon gré, mal gré, avec votre mari. Plus vous le rendrez meilleur, plus vous y gagnerez. Vous n'avez les yeux ouverts que sur ses défauts; ils redoublent votre haine et vous le prenez précisément par l'anse que l'on ne peut pas tenir. Examinez plutôt ce qu'il a de bon et saisissez-le par l'anse qui est facile à tenir. Avant de l'épouser vous deviez vous rendre compte de toutes ses imperfections, car ce n'est pas seulement avec les yeux, mais avec les oreilles que l'on fait choix d'un mari; maintenant il s'agit de guérir et non d'accuser. [21,138] (Xantippe) Quelle est la femme qui a jamais choisi un mari avec les oreilles? [21,139] (Eulalie) On choisit un mari avec les yeux quand on ne considère que les avantages de sa personne, et avee les oreilles lorsqu'on s'informe soigneusement de ce que le monde dit de lui. [21,140] (Xantippe) Vous avez raison, mais il est trop tard. [21,141] (Eulalie) Il n'est jamais trop tard pour tâcher de corriger son mari. Cela vous sera plus commode lorsque vous lui aurez donné un gage de votre union. [21,142] (Xantippe) Il en a un. [21,143] (Eulalie) Depuis quand? [21,144] (Xantippe) Depuis longtmps. . [21,145] (Eulalie) Combien y a-t-il de mois? [21,146] (Xantippe) Environ sept. [21,147] (Eulalie) Qu'entends-je?Auriez-vous par hasard renouvelé la plaisanterie d'un enfant de trois mois? [21,148] (Xantippe) Nenni. [21,149] (Eulalie) Cela ne peut pas être autrement, si vous comptez du jour de vos noces. [21,150] (Xantippe) Non, avant de nous marier, nous avons eu ensemble une conversation. [21,151] (Eulalie) Est-ce que les conversations produisent des enfants? [21,152] (Xantippe) Un jour qu'il me trouva seule, il se mit à badiner et me chatouilla les aisselles et les flancs pour me faire rire. Moi qui ne peux souffrir les chattouillements, je tombai à la renverse sur un lit. Il se pencha sur moi, me couvrit de baisers, je ne sais ce qu'il fit ensuite; ce qu'il y a de certain, c'est que peu de jours après mon ventre grossit. [21,153] (Eulalie) Venez maintenant dénigrer votre mari : puisqu'il engendre des enfants en badinant, que sera-ce lorsqu'il fera le chose tout de bon? [21,154] (Xantippe) Je crois que je suis encore enceinte. [21,155] (Eulalie) Bravo ! le fonds et le cultivateur ne laissent rien à désirer. [21,156] (Xantippe) En cela il est plus habile que je ne voudrais. [21,157] (Eulalie) Ce reproche est assez rare dans la bouche des femmes. Vous étiez-vous déjà promis le mariage? [21,158] (Xantippe) Oui. [21,159] (Eulalie) Le péché est moins grave. Est-ce un garçon ? [21,160] (Xantippe) Oui. [21,161] (Eulalie) Il vous réconciliera si vous voulez y mettre un peu du vôtre.Que disent de votre mari ses amis, ses connaissances? [21,162] (Xantippe) Ils disent qu'il a un caractère très accommodant, qu'il est affable, généreux, bon camarade. [21,163] (Eulalie) Cela me donne grand espoir de le voir un jour tel que nous levoulons. [21,164] (Xantippe) Il n'y a que pour moi qu'il est tout différent. [21,165] (Eulalie) De votre côté, montrez-vous envers lui telle que je vous l'ai dit, et, s'il ne change pas à votre égard, ne m'appelaz plus Eulalie, mais Pseudolalie. Songez qu'il est encore jeune; je crois qu'il n'a pas vingt-quatre ans; il ne sait pas encore ce que c'est qu'un père de famille. Éloignez de vous la pensée du divorce. [21,166] (Xantippe) J'y ai songé bien du fois. [21,167] (Eulalie) Si cette pensée vous revient à l'esprit, réfléchissez d'abord combien une femme séparée de son mari est peu de chose. La plus belle qualité d'une mère de famille est d'ètre soumise à son époux. La nature exige et Dieu veut que la femme relève entièrement de son mari. Envisagez la chose sous son véritable aspect : il est votre mari; vous ne pouvez pas en avoir d'autre. Songez ensuite à ce petit être qui vous appartient à tous deux. Qu'en ferez-vous? L'emmènerez-vous avec vous? Priverez-vous votre mari des droits qu'il a sur lui? Le lui laisserez-vous? Vous dépouillerez-vous vous-même de ce que vous avez de plus cher? Enfin, dites-moi, avez-vous des personnes qui vous en veulent? [21,168] (Xantippe) J'ai ma belle-mère, puis me belle-soeurqui lui ressemble. [21,169] (Eulalie) Vous en veulent-elles beaucoup? [21,170] (Xantippe) Elles voudraient me voir morte. [21,171] (Eulalie) Eh bien, ayez ces femmes devant les yeux. Quelle satisfaction plus grande pourriez-vous leur procurer que celle de vous voir vivre séparée de votre mari, veuve, que dis-je? plus que veuve, car une veuve est libre de se remarier. [21,172] (Xantippe) J'approuve certainement votre conseil, mais la peine continuelle qu'il exige me rebute. [21,173] (Eulalie) Songez à toute la peine que vous avez prise pour apprendre à ce perroquet à articuler quelques mots. [21,174] (Xantippe) J'en ai eu beaucoup assurément. [21,175] (Eulalie) Et vous hésitez devant l'embarras de façonner un mari avec lequel vous passerez toute votre vie agréablement! Quel travail les hommes ne s'imposent-ils pas pour dresser un cheval; et nous nous plaindrions de la tâche lorsqu'il s'agit de rendre nos maris plus sociables! [21,176] (Xantippe) Qua dois-je faire? [21,177] (Eulalie) Je vous l'ai déjà dit. Ayez soin que la maison soit bien entretenue, afin que votre mari n'éprouve pas le besoin d'en sortir. Soyez affable envers lui, sens oublier toutefois que la femme doit à son mari un certain respect. Point d'austérité, mais aussi point de coquetterie; ne soyez ai prude, ni lascive. Que chez vous tout respire l'élégance. Vous connaissez les goûts de votre mari; apprêtez-lui ce qu'il aimera le mieux. Soyez douce et prévenante pour ses amis; invitez-les souvent à votre table. Faites en sorte que vos convives soient pleins de gaieté et d'entrain; Si par hasard, égayé par le vin, votre mari prend sa guitare, accompagnez-le de la voix. Vous l'habituerez ainsi à rester à la maison et vous diminuerez vos dépenses. Il finira par se dire à lui-même : Ne suis-je pas un grand sot d'aller manger dehors avec une prostituée au détriment de mon bien et de ma réputation, lorsque j'ai chez moi une femme cent fois plus charmante, qui m'aime davantage, et auprès de laquelle je trouve plus de luxe et d'élégance? [21,178] (Xantippe) Croyez-vous que je réussisse si j'essaye? [21,179] (Eulalie) Fiez-vous à moi; j'en rédponds. En attendent, je verrai votre mari à son tour et je lui ferai aussi la leçon. [21,180] (Xantippe) Je loue votre dessein, mais tâcbez qu'il n'ait aucun soupçon, sans quoi il jetterait feu et flamme. [21,181] (Eulalie) N'ayez crainte. Je l'emènerai indirectement à me raconter lui-même vos querelles. Après cela, je le manierai, à ma façon, en l'amadouant, et j'espère vous 1e rendre plus traitable. S'il le faut, je mentirai même â votre égard et je lui dirai que vous m'avez parlé de lui dans les termes les plus affectueux. [21,182] (Xantippe) Que Dieu bénise notre projet ! [21,183] (Eulalie) Il nous aidera; seulement ne vous trahissez pas.