[43,0] COLLOQUE XLIII : LA GRANDE CHÈRE ou LE REPAS DISPARATE. [43,1] SPUDÉE, APICIUS. {SPUDÉE} Hé ! hé ! Apicius ! {APICIUS} Je n'entends pas. {SPUDÉE} Hé! dis-je, Apicius ! {APICIUS} Quel est cet importun qui m'arrête? {SPUDÉE} J'ai `une affaire sérieuse à vous communiquer. {APICIUS} Et moi, je cours à une affaire sérieuse. {SPUDÉE} Où allez-vous donc? {APICIUS} Dîner. {SPUDÉE} C'est de cela même que je voulais vous parler. {APICIUS} Je n'ai pas de temps à perdre en paroles. {SPUDÉE} Vous ne perdrez pas de temps; je vous aocompagnerai où vous allez. {APICIUS} Voyons, expliquez-vous en trois mots. {SPUDÉE} J'ai grande envie de donner un repas dans lequel je voudrais ne déplaire à aucun des convives et contenter tout le monde. Puisque vous excellez dans cet art, j'ai recours à vous comme à un oracle. {APICIUS} Voici ma réponse; et, suivant l'usage des anciens, je vous la donne en vers ; "N'invite pas les gens, si tu crains de déplaire". {SPUDÉE} Cependant il s'agit d'un grand festin; j'ai beaucoup de monde à recevoir. {APICIUS} Plus vous inviterez de gens, plus vous ferez de mécontents. Y a-t-il jamais eu une pièce, si bien écrite, si bien jouée qu'elle fût, qui ait satisfait tous les spectateurs. ? {SPUDÉE} Allons, Apicius, enfant chéri de Comus, aidez-moi de vos lumières; je vous regarderai désormais comme un dieu. {APICIUS} Voici donc mon premier avis : Ne cherchez point à faire l'impossible. {SPUDÉE} Quel impossible ? {APICIUS} Vouloir plaire à tous vos convives, tant est grande la diversité des palais. {SPUDÉE} Mais pour déplaire le moins possible? {APICIUS} Invitez peu de monde. {SPUDÉE} Je ne le puis pas. {APICIUS} Invitez des gens de même condition et de même caractère. {SPUDÉE} Cela ne m'est pas possible non plus. Je ne puis pas moins faire que d'inviter beaucoup de gens, dissemblables, qui ne parlent pas la même langue et n'appartiennent pas au même pays. {APICIUS} Ce n'est point là un repas, c'est un vrai brouhaha. Il pourrait bien y arriver le même jeu qui, au dire des Hébreux, s'est produit pendant la construction de la tour de Babel, où lorsque quelqu'un demandait de l'eau froide on lui en présentait de la chaude. {SPUDÉE} Aidez-moi, je vous en prie; vous n'aurez point affaire à un ingrat. {APICIUS} Eh bien! puisque vous n'êtes pas maître de choisir, je voua donnerai dans ce mauvais cas un bon conseil. La disposition des places ne contribue pas peu à la gaieté d'un repas. {SPUDÉE} C'est très vrai. {APICIUS} Pour bien faire, ayez soin que les places soient tirées au sort. {SPUDÉE} Vous avez raison. {APICIUS} Ensuite il faut éviter de faire circuler les plats d'un bout de la table à l'autre de manière à figurer un S, ou plutôt un serpent, pendant que les convives se les passent les uns aux autres, comme autrefois dans les repas on se passait un rameau de myrte. {SPUDÉE} Que faut-il donc faire? {APICIUS} Mettez devant quatre convives trois plats au-dessus desquels vous en placerez un quatrième, comme font les enfants, qui sur trois noix en superposent une quatrième. Dans chaque plat il y aura des mets différents afin que chacun puisse choisir ce qu'il voudra. {SPUDÉE} Très bien. Mais combien de fois changerai-je les plats ? {APICIUS} En rhétorique, de combien de parties se compose le discours, {SPUDÉE} De cinq, si je ne me trompe. {APICIUS} De combien d'actes se compose une pièce? {SPUDÉE} J'ai lu dans Horace : "Que la pièce ne se prolonge pas au-delà du cinquième acte". {Horace, L'art poétique, V. 189} {APICIUS} Vous changerez les plats autant de fois, en ayant soin que le prologue se compose de potage et que la conclusion ou l'épilogue renferme des friandises de toutes sortes. {SPUDÉE} Quel ordre admettez-vous dans les plats? {APICIUS} Celui que Pyrrhus adoptait pour ranger son armée en bataille. {SPUDÉE} Que dites-vous là ? {APICIUS} Dans un repas, de même que dans un discours, l'exorde ne doit pas être élaboré, et la péroraison doit se recommander par la variété plutôt que par l'apparat. C'est pourquoi dans les trois services du milieu il faut observer le système de Pyrrbus, en plaçant sur les deux ailes ce qu'il y a de meilleur, et au centre ce qu'il y a de plus commun. De cette façon, vous n'aurez point l'air ladre et vous ne déplairez pas par une profusion fatigante. {SPUDÉE} Voilà pour le manger. Enseignez-moi maintenant comment il faudra boire. {APICIUS} Vous ne remplirez le verre de personne, mais vous chargerez vos domestiques de demander d'abord aux convives quelle sorte de vin ils préfèrent et de leur en verser avec empressement au moindre signe. Il en résultera un double avantage : on boira moins et avec plus de plaisir, non seulement parce qu'on aura toujours du vin frais, mais parce qu'on ne boira qu'à sa soif. {SPUDÉE} Ce conseil est excellent; mais comment faire pour égayer toute la compagnie ? {APICIUS} Cela dépend de vous en grande partie. {SPUDÉE} Comment cela ? {APICIUS} Vous connaissez ce passage : "Surtout ils firent bon visage". {Ovide, Les Métamorphoses, VIII, 678-679} {SPUDÉE} Qu'est-ce que cela signifie? {APICIUS} Qu'il faut recevoir vos convives avec affabilité, et leur parler d'un air gracieux, en adaptant vos propos à l'àge, aux goûts et au caractère de chacun. {SPUDÉE} Je voudrais une explication plus claire. {APICIUS} Connaissez-vous leurs langues? {SPUDÉE} Presque toutes. . {APICIUS} Adressez de temps en temps la parole à chacun dans se langue, et, pour que le repas soit égayé par des récits agréables, entremêlez la conversation de sujets qui seront écoutés de tout le monde avec plaisir et qui ne froisseront personne. {SPUDÉE} Quels sujets voulez-vous dire ? {APICIUS} Il y a dans les caractères des différences particulières que vous saisirez mieux vous-même ; je vais en signaler quelques-unes d'une manière générale. Les vieillards aiment à raconter ce que peu de gens savent, grands admirateurs du temps où ils florissaient. Les dames sont bien aises de réveiller le souvenir de l'époque où on leur faisait la cour. Las marins et ceux qui ont visité des pays lointains se plaisent à raconter ce que personne n'a vu et ce que tout le monde admire. Car, suivant le proverbe, le souvenir des maux passés est doux, pourvu qu'il' n'ait rien de déshonorant, comme les dangers de la guerre, des voyages et des naufrages. Enfin chacun aime à s'entretenir de l'art ou du métier qu'il possède. Ce sont là des généralités; les goûts particuliers ne peuvent étre décrits en détail; j'en citerai quelques exemples. Celui-cI est avide de louange, celui-là veut passer pour savant, cet autre aime à parente riche ; l'un est bavard, l'autre laconique; ceux-ci sont bourrus, ceux-là sont caressants. Il y en a qui ne veulent point paraître vieux quoiqu'ils le soient; d'autres au contraire veulent paraître plus agés qu'ils ne le sont, pour qu'on soit émerveillé de les voir si bien porter leur âge. Il y a des femmes qui se complaisent dans leur beauté, il y en a d'autres qui sont disgracieuses. Ces goûts connus, il n'est pas difficile de tenir un langage agréable à chacun et d'éviter ce qui pourrait faire de la peine. {SPUDÉE} Certes, vous possédez à merveille l'art de la table. {APICIUS} Ah ! si j'avais consacré à l'étude du droit civil et canonique, de la médecine et de la théologie, autant de temps et de travail que j'en ai dépensé pour cet art, j'aurais obtenu depuis longtemps parmi les jurisconsultes, les médecins et les théologiens le titre et le laurier de docteur. {SPUDÉE} Je le crois. {APICIUS} Mais, ce qu'il ne faut pas oublier, prenez bien garde que les entretiens ne soient pas trop longs et qu'ils ne dégénèrent pas en ivresse. Car, de même que rien n'est plus agréable que le vin lorsqu'on en use modérément et que rien n'est plus funeste quand on en boit plus qu'il ne faut, ainsi en est-il des entretiens. {SPUDÉE} Vous avez raison. Mais quel remède indiquez-vous pour ce mal? {APICIUS} Dès que vous sentirez naître l'ébriété sans vin, coupez court adroitement à la conversation et glissez un autre sujet. Il est inutile sans doute de vous avertir qu'on ne doit pas réveiller à table le chagrin de personne, quoique, au dire de Platon, on puisse dans les repas remédier à certains vices grâce au vin, qui bannit la tristesse et efface le souvenir de l'offense. Cependant je dois vous recommander de ne pas saluer trop souvent les convives; bien que j'approuve qu'en vous promenant de temps en temps, vous leur parliez tour à tour avec affabilité, car un bon maître de maison doit jouer une pièce mouvementée. Mais rien n'est plus incivil que d'indiquer la nature des mets, comment ils ont été assaisonnés, combien ils ont coûté. J'en dis autant du vin. Il vaut mieux rabaisser un peu le service, sans le rabaisser frop, ce qui ressemblerait à de l'ostentation. Il suffit de dire deux fois ou au plus trois fois: "Soyez indulgents. Si la cuisine laisse à désirer, l'intention du moins est excellente". Il faut glisser de temps en temps des bons mots, qui n'aient rien de mordant. Il sera bon aussi de parler à chacun dans sa langue, mais en peu de mots. J'aurais dû commencer par vous dire une chose qui me vient maintenant à l'esprit. {SPUDÉE} Laquelle? {APICIUS} Si vous ne voulez pas tirer les ptaces au sort, choisissez parmi les convives trois des plus gais et des moins muets, vous en placerez un en haut de la table, l'autre au bas, le troisième au milieu, afin de rompre le silence et la tristesse des autres. Si vous vous apercevez que le repas soit attristé par le silence, ou qu'il soit troublé par les cris et qu'on en vienne aux querelles ... {SPUDÉE} Cela arrive souvent chez nous. Que devrai-je faire alors ? {APICIUS} Apprenez un secret qui m'a souvent réussi. {SPUDÉE} J'écoute. {APICIUS} Introduisez deux mimes ou bouffons, qui, sans parler, représenteront une farce risible. {SPUDÉE} Pourquoi sans parler ? {APICIUS} Afin que le plaisir de tous soit égal, ils ne parleront pas ou ils parleront dans une langue que tout le monde connatt ; parlant par gestes, tout le monde les comprendra. {SPUDÉE} Quelle farce voulez-vous dire? Je ne saisis pas bien. {APICIUS} Il y en a une infinité. Supposons une femme qui se bat avec son mari pour la primauté, ou quelque scène semblable de la vie ordinaire. Plus la pantomime sera risible, plus on éprouvera de plaisir. Il faut que ces bouffons ne soient qu'à moitié fous, car ceux qui le sont tout à fait débitent quelquefois sans le savoir des mots qui blessent. {SPUDÉE} Puisse Comus vous être toujours propice en considération des sages conseils que vous m'avez donés ! {APICIUS} J'ajouterai une dernière recommandation, ou plutôt je répéterai ce que je vous ai dit d'abord: ne soyez pat trop jaloux de plaire à tout le monde, non seulement en cela, mais dans toute votre conduite. Vous n'en plairez que mieux à tout le monde, car la meilleure règle de conduite est dans cette devise : "Rien de trop".