[24,0] LE NAUFRAGE ANTOINE, ADOLPHE. [24,1] {Antoine} Quel horrible récit! Est-ce là naviguer ? Dieu me préserve de former jamais un pareil dessein! {Adolphe} Eh bien ! ce que je vous ai raconté jusqu'à présent n'est qu'un jeu auprès de ce que vous allez entendre. {Antoine} Je n'ai entendu que trop de malheurs. Votre récit me fait frémir, comme si j'étais moi-même au milieu du péril. {Adolphe} Moi, au contraire, je songe avec plaisir aux souffrances passées. Cette nuit, il arriva un événement qui fit croire au pilote que tout espoir de salut était perdu. {Antoine} Quel événement? je vous prie. {Adolphe} Il faisait clair de lune; un matelot était perché au haut du mât dans la hune (c'est ainsi que cela se nomme, je crois), regardant de tous côtés s'il apercevait la terre; tout à coup un globe de feu brilla à côté de lui. Ce phénomène est pour les matelots un présage funeste si le feu est seul, heureux s'il est double. L'antiquité voyait dans ces deux feux Castor et Pollux. {Antoine} Qu'avaient de commun avec les marins ces deux personnages, dont l'un était cavalier et l'autre athlète? {Adolphe} C'est une imagination des poètes. Le pilote qui tenait le gouvernail cria : "Camarade (c'est le nom que les matelots se donnent entre eux), ne vois-tu pas le compagnon qui te serre le flanc?" — "Je le vois", répondit l'autre, "et je souhaite qu'il soit propice". Au même instant le globe de feu, glissant à travers les cordages, roula jusque vers le pilote. {Antoine} Est-ce qu'il ne mourut pas de frayeur? {Adolphe} Les marins sont accoutumés aux prodiges. La boule enflammée resta quelque temps en place, après quoi elle fit tout le tour du navire, traversa le pont et disparut. Vers minuit, la tempête se mit à redoubler de violence. Avez-vous jamais vu les Alpes? {Antoine} Oui. {Adolphe} Ces montagnes sont des verrues en comparaison des vagues de la mer. Chaque fois que nous montions, nous aurions pu toucher la lune du doigt ; chaque fois que nous descendions, on eût dit que la terre s'entrouvrit et que nous allions aller tout droit dans le Tartare. {Antoine}. Quelle folie de se confier à la mer ! {Adolphe} Les matelots luttaient vainement contre la tempête, lorsque la pilote vint à nous le visage couvert de pâleur. {Antoine} Cette pâleur présage quelque grand malheur. {Adolphe} "Amis", nous dit-il, "je ne suis plus maître de mon vaisseau : les vents ont le dessus; il ne nous reste plus qu'à mettre notre espoir en Dieu et à nous préparer tous à la mort". {Antoine} C'est parler en vrai Scythe. {Adolphe} "Avant tout", ajouta-t-il, "il faut décharger le vaisseau : ainsi l'ordonne le rude éperon de la nécessité; il vaut mieux sauver sa vie en perdant ses biens que de périr avec eux". La vérité persuada : on jeta à la mer une foule de ballots pleins de marchandises précieuses. {Antoine} C'est ce qui s'appelle jeter l'argent. {Adolphe} Il se trouvait là un Italien qui avait été en ambassade auprès du roi d'Écosse, il avait un coffre plein de vaisselle d'argent, de bijoux, de drap et de vêtements de soie. {Antoine} Celui -là ne voulait pas transiger avec la mer ? {Adolphe} Non : il voulait périr avec ses chers trésors ou être sauvé avec eux; aussi se montrait-il récalcitrant. {Antoine} Que fit le pilote? {Adolphe} "Nous vous laisserions volontiers", lui dit-il, "périr seul avec ce qui vous appartient, mais il n'est pas juste que nous soyons tous en danger à cause de votre coffre; autrement, nous allons vous jeter à la mer, vous et votre coffre". {Antoine} C'est bien là le langage d'un marin. {Adolphe} Alors l'Italien finit par se résigner, en maudissant le ciel et l'enfer d'avoir confié sa vie à un élément aussi barbare. {Antoine} Je reconnais le mot des Italiens. {Adolphe} Un instant après les vents, nullement apaisés par nos présents, brisèrent les cordages et déchirèrent les voiles. {Antoine} O malheur ! {Adolphe} Le pilote revint à nous. {Antoine} Pour haranguer? {Adolphe} "Amis", dit-il en nous faisant un salut, "il est temps que chacun de nous se recommande à Dieu et se prépare à mourir". Interrogé par des gens au courant de la navigation pendant combien d'heures il pourrait garantir le vaisseau, il répondit qu'il ne pouvait rien promettre, mais qu'il ne fallait pas compter sur plus de trois heures. {Antoine} Ce discours était encore plus dur que le premier. {Adolphe} Après avoir ainsi parlé, il ordonne de couper tous les cordages, de scier le mât à son embouchure et de le jeter à la mer avec les vergues. {Antoine} Pourquoi cela? {Adolphe} Parce que les voiles étant enlevées ou déchirées, le mât était plus encombrant qu'utile; toute notre ressource était dans le gouvernail. {Antoine} Pendant ce temps, que faisaient les passagers? {Adolphe} C'était un triste spectacle. Les matelots chantaient le "Salve Regina"; ils imploraient la Vierge mère, l'appelaient l'Étoile de la mer, la Reine du ciel, la Maîtresse du monde, le Port du salut, et lui prodiguaient par flatterie une foule d'autres titres qu'on ne trouve nulle part dans les saintes Écritures. {Antoine} Quel rapport a-t-elle avec la mer, elle qui, ce me semble, n'a jamais navigué ? {Adolphe} Autrefois Vénus veillait sur les marins, parce qu'on la croyait fille de la mer, mais comme elle a cessé d'en avoir soin, on a substitué à cette mère non vierge, une vierge mère. {Antoine} Vous plaisantez. {Adolphe} Plusieurs, prosternés sur le pont, adoraient la mer en versant dans les flots toute l'huile qui était là; ils lui adressaient des paroles flatteuses comme à un prince irrité. . {Antoine} Que disaient-ils? {Adolphe} "O mer très clémente, O mer très généreuse, O mer très opulente, O mer très belle, calme-toi, sauve-nous!" Ils chantaient tout cela et d'autres choses encore aux oreilles sourdes de la mer. {Antoine} La plaisante superstition ! Que faisaient les autres? {Adolphe} Quelques-uns ne faisaient que vomir; la plupart faisaient des voeux. Il y avait un Anglais qui promettait des monts d'or à la Vierge de Walsingham s'il arrivait à terre vivant. Ceux-ci faisaient mille promesses au bois de la Croix déposé dans tel lieu, ceux-la au même bois déposé dans tel autre. On en faisait autant pour la Vierge Marie, qui règne dans plusieurs endroits, et le voeu est considéré comme nul si l'on ne mentionne pas la localité. {Antoine} Quelle plaisanterie! comme si les saints n'habitaient pas au Ciel. {Adolphe} Quelques-uns promettaient de se faire chartreux. Il y en eut un qui promit d'aller voir saint Jacques, qui demeure à Compostelle, la tête et les pieds nus, le corps couvert seulement d'une cuirasse de fer, et de plus en mendiant son pain. {Antoine} Personne ne songea à saint Christophe? {Adolphe} J'en ai vu un, non sans rire, qui, dans la crainte de ne pas être entendu, promettait à haute voix au saint Christophe de le cathédrale de Paris, qui ressemble plus à une montagne qu'à une statue, autant de cire qu'il était grand. Comme il répétait cela à plusieurs reprises en criant de toutes ses forces, son voisin, qui le connaissait, lui donna un coup de coude et lui dit : "Fais attention à ce que tu promets : quand tu vendrais tous tes biens à l'enchère, tu ne pourrais pas t'acquitter". Alors notre homme, baissant la voix, de peur sans doute que saint Christophe ne l'entendit : "Tais-toi", dit-il, "imbécile. Est-ce que tu crois que je parle sérieusement? Une fois que j'aurai mis pied à terre, je ne lui donnerai pas une chandelle de suif". {Antoine} Quel idiot ! Je soupçonne que c'était un Batave. {Adolphe} Non, il était Zélandais. {Antoine} Je m'étonne que nul n'ait songé à l'apôtre saint Paul, qui autrefois a navigué, et qui, après un naufrage, sauta à terre. Celui-ci, non étranger au malheur, a appris à secourir les infortunés. {Adolphe} Il n'était pas question de saint Paul. {Antoine} Priait-on? {Adolphe} A qui mieux mieux. L'un chantait "Salve Regina", l'autre "Credo in Deum". D'autres récitaient de petites prières spéciales qui ressemblaient à des formules magiques pour conjurer le danger. {Antoine} Comme l'adversité rend religieux! Dans la prospérité nous ne songeons ni à Dieu ni aux saints. Que faisiez-vous pendant ce temps-là? N'offriez-vous pas des voeux à quelque saint? Adolphe: Du tout. {Antoine} Pourquoi? {Adolphe} Parce que je ne fais point de marché avec les saints. N'est-ce pas autre chose qu'un contrat suivant la formule "Je donne si tu donnes"; ou "Je fais si tu fais : Je vous donnerai un cierge si j'échappe au naufrage : J'irai à Rome si vous me sauvez?" {Antoine} Mais vous imploriez le secours de quelque saint? {Adolphe} Non plus. {Antoine} Pourquoi donc? {Adolphe} Parce que le ciel est vaste. Si j'avais recommandé mon salut à un saint, par exemple à saint Pierre, qui m'aurait peut-être entendu le premier, parce qu'il se tient à la porte, avant qu'il eût été trouver Dieu, avant qu'il lui eût exposé ma cause, j'aurais péri. {Antoine} Que faisiez-vous donc? {Adolphe} Je m'adressais directement au Père lui-même, en lui disant : "Notre Père, qui êtes aux cieux". Pas un saint n'entend plus vite que lui et ne donne plus volontiers ce qu'on lui demande. {Antoine} Mois votre conscience ne protestait-elle pas? Ne craigniez-voua point d'appeler Père celui que vous aviez offensé par tant de crimes? {Adolphe} A vous dire vrai, ma conscience m'effrayait un peu, mais je repris bientôt confiance en me disant: "Il n'y a point de père, si irrité qu'il soit contre son fils, qui, en le voyant en danger dans un torrent ou un lac, ne le prenne par les cheveux pour le jeter sur la rive". De tous les passagers, celui qui se comportait le plus tranquillement était une femme qui tenait sur son sein un petit enfant qu'elle allaitait. {Antoine} Que faisait-elle? {Adolphe} Seule elle ne criait, ni ne pleurait, ni ne faisait de voeux : elle se contentait de prier tout bas en serrant l'enfant dans ses bras. Cependant, comme le navire heurtait de temps en temps contre les bas-fonds, le pilote, craignant qu'il ne se brisât entièrement, l'entoure de cordages de la proue à la poupe. {Antoine} Triste ressource! {Adolphe} Alors parut un vieux prêtre âgé de soixante ans, nommé Adam : il quitta ses vêtements jusqu'à la chemise, ôta même ses bas et ses souliers, et nous ordonna de nous tenir prêts comme lui à nager. Debout eu milieu du navire, il nous prêcha cinq vérités tirées de Gerson sur l'utilité de la confession et nous exhorta tous à nous préparer chacun à la vie et à la mort. II y avait là un dominicain : ceux qui voulurent se confessèrent à lui. {Antoine} Et vous? {Adolphe} Moi, quand j'ai vu le désordre qui régnait partout, je me suis confessé tout bas à Dieu, en condamnent mes torts envers lui et en implorant sa miséricorde. {Antoine} Où seriez-vous allé si vous aviez péri ? {Adolphe} Je laissais cela au jugement de Dieu, car je ne voulais pas être mon juge à moi-même; cependant j'avais bon espoir. Sur ces entrefaites, le matelot revient à nous les larmes aux yeux : "Que chacun se prépare", dit-il, "car dans un quart d'heure nous ne pourrons plus compter sur le vaisseau". En effet, brisé en plusieurs endroits, il faisait eau. Un instant après, le matelot noua annonce qu'il aperçoit au loin un clocher et nous exhorte à implorer l'assistance du saint patron de cette église, quel qu'il soit. Tout le monde tombe à genoux et prie le saint inconnu. {Antoine} Si vous l'aviez appelé par son nom, il vous aurait peut-être entendus. {Adolphe} On ne le savait pas. Cependant le pilote faisait tous ses efforts pour diriger de ce côté le navire déjà fracassé, faisant eau de toutes parts, et qui allait s'effondrer complètement sans les câbles qui le retenaient. {Antoine} Quelle affreuse situation 1 {Adolphe} Nous avançâmes assez pour que les habitants du lieu s'aperçussent de notre détresse. Ils accoururent en foule sur le bord du rivage; agitant leurs vêtements et mettant leurs chapeaux au bout de longues perches, ils nous appelèrent à eux, et, levant les bras au ciel, ils nous firent voir qu'ils s'apitoyaient sur notre sort. {Antoine} J'attends le dénouement. {Adolphe} Déjà la mer avait envahi tout le navire, au point que nous n'y étions pas plus en sûreté qu'au milieu de l'eau. {Antoine} C'était le cas de recourir à l'ancre sacrée. {Adolphe} Dites plutôt à l'ancre de malheur. Les matelots vident l'eau qui était dans la chaloupe et la mettent en mer. Tous veulent s'y jeter malgré les matelots criant de toutes leurs forces que la chaloupe ne pouvait pas contenir tant de monde et que chacun devait se saisir de ce qu'il pourrait pour nager. Les circonstances ne permettaient pas de délibérer longtemps: l'un prend une rame, l'autre un croc, celui-ci un baquet, celui-là un seau, cet autre une planche, et chacun, s'appuyant sur quelque chose, se confie à la merci des flots. {Antoine} Qu'arriva-t-il à cette pauvre femme qui seule ne se lamentait pas? {Adolphe} Elle parvint la première au rivage: {Antoine} Comment fit-elle ? {Adolphe} Nous l'avions placée sur une planche recourbée, en l'attachant de manière à ce qu'elle ne pût pas tomber; nous lui mîmes à la main un ais dont elle pouvait se servir comme d'une rame, puis, lui souhaitant bonne chance, nous l'exposâmes sur les flots en la poussant en avant avec un croc pour l'éloigner du navire, qui était à redouter. Elle, tenant son enfant de la main gauche, ramait de la main droite. {Antoine} Quelle héroïne! {Adolphe} Comme il ne restait plus rien, quelqu'un arracha une statue de bois de la Vierge mère, qui était toute pourrie et rongée par les souris : il la prit dans ses bras et se mit à nager. {Antoine} La chaloupe arriva-t-elle intacte? {Adolphe} Ceux qui étaient dedans périrent les premiers, et ils s'y étaient jetés au nombre de trente. {Antoine} Quelle fut la cause de cette catastrophe? {Adolphe} Avant qu'on ait pu l'éloigner du navire, le balancement de celui-ci la fit chavirer. {Antoine} O malheur! Et vous? {Adolphe} Moi, j'ai failli périr en m'occupant des autres. {Antoine} Pourquoi cela? {Adolphe} Parce qu'il ne restait plus rien pour m'aider à nager. {Antoine} Le liège aurait été là d'un grand secours. {Adolphe} Dans ce moment j'aurais mieux aimé un méchant morceau de liège qu'un chandelier d'or. En regardant de tous côtés, je finis par songer à la partie inférieure du mât; comme je ne pouvais l'arracher seul, je m'adjoignis un compagnon; appuyés tous deux sur ce mât, nous nous confiâmes à la mer, moi occupant l'aile droite, lui l'aile gauche. Pendant que nous étions ballottés par les vagues, ce prêtre qui avait prêché sur le vaisseau se jeta au milieu de nous sur nos épaules. C'était un colosse. Nous nous écrions : "Quel est ce troisième? il nous fera périr tous!" Lui, de son côté, répond tranquillement : "N'ayez pas peur, il y a assez de place; Dieu nous aidera". {Antoine} Pourquoi se mit-il si tard à nager? {Adolphe} Il aurait dû se trouver dans la chaloupe avec le dominicain, car tout le monde leur accordait cet honneur; mais, quoiqu'ils se fussent confessés mutuellement au milieu du navire, ayant oublié je ne sais quelles circonstances, ils recommencèrent leur confession sur le bord du navire et se firent l'un à l'autre l'imposition des mains; pendant ce temps la chaloupe sombra. C'est Adam qui me l'a raconté. {Antoine} Que devint le dominicain? {Adolphe} Celui-ci, au dire du même, après avoir imploré l'assistance des saints, ôta ses vêtements et se jeta tout nu à la nage. {Antoine} Quels saints invoquait-il ? {Adolphe} Dominique, Thomas, Vincent et je ne sais quel Pierre, mais il avait surtout confiance en Catherine de Sienne. {Antoine} Il ne songeait pas au Christ? {Adolphe} Je vous dis ce que le prêtre m'a raconté. {Antoine} Il aurait échappé au naufrage plus aisément s'il n'eût point quitté son froc; puisqu'il l'avait ôté, comment Catherine de Sienne pouvait-elle le reconnaître ? Mais parlez- moi de vous. {Adolphe} Pondant que nous étions ballottés près du navire errant çà et là au gré des flots, le choc du gouvernail brisa la cuisse de celui qui occupait l'aile gauche et le submergea. Le prêtre, lui souhaitant le repos éternel, prit sa place et m'exhorta à garder mon aile vaillamment et à bien remuer les pieds. En attendant nous buvions beaucoup d'eau salée. Neptune ne nous avait pas préparé seulement un bain salé, mais encore une potion salée. Du reste, le prêtre me montra le moyen d'y remédier. {Antoine} Quel moyen? je vous prie. {Adolphe} Chaque fois qu'une vague arrivait à nous, il lui opposait l'occiput en fermant la bouche. {Antoine} C'était un brave vieillard. ' {Adolphe} Lorsque après avoir nagé quelque temps nous eûmes fait un peu de chemin, le prêtre, qui était un homme de haute taille, me dit : "Courage! je sens le fond". Je n'osai me flatter d'un tel bonheur. "Nous sommes trop loin du rivage", répliquai-je, "pour espérer de toucher le fond". — "Du tout", fit-il, "je sens la terre avec les pieds". — "C'est peut-être", ajoutai-je, "quelque coffre que la mer roule ici". — "Non", dit-il, "je gratte parfaitement la terre avec mea orteils". Lorsque nous eûmes encore nagé quelque temps, comme il sentait toujours le fond : "Faites", me dit-il, "ce que vous jugerez le meilleur; je vous cède tout le mât et je me confie au gué". Puis, attendant que les vagues soient passées,, il s'avança à pied en courant tant qu'il put. Les vagues revenaient-elles, il mettait ses deux mains sur ses genoux et tenait tête aux flots en se cachant sous les ondes, comme font les plongeons et les canards; puis, le flot passé, il reparaissait et courait. Voyant que cela lui réussissait, je fis de même. Il y avait sur la plage des gens robustes et accoutumés à la mer qui, munis de longues perches, se soutenaient contre la violence des flots afin que le dernier présentât la perche au nageur. Dès qu'il la tenait, tous les autres, se repliant sur le rivage, le tiraient à terre sans danger. On en sauva ainsi quelques-uns. {Antoine} Combien? {Adolphe} Sept; mais il y en eut deux qui moururent de chaleur lorsqu'on les approcha du feu. {Antoine} Combien étiez-vous dans le navire? {Adolphe} Cinquante-huit. {Antoine} Cruelle mer! Elle aurait dû au moins se contenter de la dîme, qui suffit aux prêtres. D'un si grand nombre en. rendre si peu ! {Adolphe} Nous trouvâmes dans les habitants de ce pays une humanité incroyable; ils mirent le plus vif empressement à nous fournir de tout : logement, feu, vivres, vêtements, provisions de voyage. {Antoine} Quel peuple était-ce? {Adolphe} Des Hollandais. {Antoine} Il n'y e rien de plus humain qu'eux, quoiqu'ils soient entourés de nations barbares. Dorénavant vous ne retournerez plus sans doute vers Neptune? {Adolphe} Non, à moins que Dieu ne m'ôte la raison. {Antoine} Et moi j'aime mieux entendre de pareilles histoires que de les expérimenter.