[0] ERASME, La civilité puérile. Didier Erasme de Rotterdam Au très noble HENRI DE BOURGOGNE Fils d’Adolphe, prince de Veere Jeune enfant de grande espérance, Salut! Préambule. Puisque ce grand Saint Paul n’a pas dédaigné de se faire par trois fois tout à tous, afin d’être utile à tous, je ne dois pas avoir plus de peine à me rajeunir de temps en temps, pour l’amour de la jeunesse. C’est pourquoi, de même que je me suis accommodé à l’adolescence de ton frère Maximilien, pour lui enseigner le parler qui convient aux jeunes gens, ainsi je me prête aujourd’hui à ton âge enfantin pour t’enseigner la civilité puérile. Ce n’est pas que tu aies été à cet égard entièrement privé de toute règle : tu as été élevé dès le berceau au milieu des courtisans et l’on t’a pourvu de bonne heure d’un précepteur habile, qui t’a donné les premières leçons ; en outre, de ce que j’ai à dire tout ne te regarde pas, toi fils de princes et né pour régner : mais les enfants recevront plus volontiers ces préceptes dédiés à un enfant d’un rang élevé et d’un grand avenir. Ce ne serait pas un médiocre encouragement pour eux de voir les fils des princes nourris, dès leur jeunesse, des mêmes études qu’eux et exercés dans la même lice. L’art d’instruire consiste en plusieurs parties, dont la première et la principale est que l’esprit encore tendre reçoive les germes de la piété ; la seconde, qu’il s’adonne aux belles-lettres et s’en pénètre à fond ; la troisième, qu’il s’initie aux devoirs de la vie ; la quatrième, qu’il s’habitue de bonne heure aux règles de la civilité. C’est cette dernière partie que j’ai aujourd’hui choisie pour sujet ; d’autres se sont occupés des trois premières et moi-même j’en ai traité maintes fois. Quoique le savoir-vivre soit inné chez tout esprit bien réglé, cependant, faute de préceptes formels, des hommes honnêtes et instruits en manquent parfois, ce qui est regrettable. Je ne nie pas que la civilité ne soit la plus humble section de la Philosophie, mais (tels sont les jugements des mortels) elle suffit aujourd’hui à concilier la bienveillance et à faire valoir des qualités plus sérieuses. Il convient donc que l’homme règle son maintien, ses gestes, son vêtement aussi bien que son intelligence. La modestie, voilà ce qui convient surtout aux enfants, et principalement aux enfants nobles : or, il faut réputer nobles tous ceux qui cultivent leur esprit par la pratique des belles-lettres. Que d’autres fassent peindre sur leurs écussons des lions, des aigles, des taureaux, des léopards : ceux-là possèdent plus de vraie noblesse, qui pourrait orner leurs armoiries d’autant d’emblèmes qu’ils ont cultivé d’arts libéraux. [1] Chapitre I : De la décence et de l'indécence du maintien Pour que le bon naturel d'un enfant se trahisse de toutes parts (et il reluit surtout sur le visage), que son regard soit doux, respectueux, honnête ; des yeux farouches sont un indice de violence ; des yeux fixes, signe d'effronterie ; des yeux errants et égarés, signe de folie ; qu'ils ne regardent pas de travers, ce qui est d'un sournois, de quelqu'un qui médite une méchanceté ; qu'ils ne soient pas ouverts démesurément, ce qui est d'un imbécile ; abaisser les paupières et cligner des yeux, c'est un indice de légèreté ; les tenir immobiles, c'est l'indice d'un esprit paresseux et l'on a repris cela chez Socrate ; des yeux perçants marquent de l'irascibilité ; trop vifs et trop éloquents, ils dénotent un tempérament lascif ; il importe qu'ils reflètent un esprit calme et respectueusement affectueux. Ce n'est pas au hasard, en effet, qu'il a été dit par les anciens sages : l'âme a son siège dans le regard. Les vieilles peintures nous apprennent que c'était autrefois le signe d'une modestie singulière que de tenir ses yeux demi-clos ; de même encore, chez les Espagnols, regarder quelqu'un en abaissant légèrement les paupières est une marque de politesse et d'amitié. Nous savons aussi, par les tableaux, que les lèvres jointes et serrées passaient jadis pour un indice de droiture. Ce qui est convenable en soi est convenable partout ; cependant il nous faut bien en cela faire comme les poulpes et nous accommoder aux mœurs de chaque pays. Il y a donc, pour ce qui est du regard, certaines convenances qui ne tombent pas sous le coup de nos préceptes, mais en général toute mauvaise habitude déforme, non seulement les yeux, mais le maintien et la beauté de tout le corps ; au contraire, des gestes réguliers et naturels donnent la grâce ; ils n'enlèvent pas les défauts, mais ils les masquent et les atténuent. Il est indécent de regarder en ouvrant un œil et en fermant l'autre ; qu'est-ce, en effet, autre chose que se rendre borgne à plaisir ? Laissons cela aux thons et à certains artisans. Les sourcils doivent être étendus naturellement et non pas froncés, ce qui est signe de méchanceté ; ni relevés, ce qui indique de l'arrogance ; ni abaissés sur les yeux, ce qui indique de mauvaises pensées. Que le front soit riant et uni, indice d'une bonne conscience et d'un esprit ouvert ; tout plissé de rides, c'est un signe de sénilité ; mobile, il rappelle le hérisson ; menaçant, il fait songer au taureau. Avoir la morve au nez, c'est le fait d'un homme malpropre ; on a reproché ce défaut à Socrate le Philosophe. Se moucher avec son bonnet ou avec un pan de son habit est d'un paysan ; sur le bras ou sur le coude, d'un marchand de salaisons. Il n'est pas beaucoup plus propre de se moucher dans sa main pour l'essuyer ensuite sur ses vêtements. Il est plus décent de se servir d'un mouchoir, en se détournant, s'il y a là quelque personne honorable. Si l'on se mouche avec deux doigts et qu'il tombe de la morve par terre, il faut poser le pied dessus. Il n'est pas convenable de souffler bruyamment par les narines, ce qui dénote un tempérament bilieux ; encore moins de faire entendre un ronflement, marque de violence, si cela est passé en habitude ; c'est excusable chez les asthmatiques et chez ceux qui ont l'haleine courte. Il est ridicule de faire passer sa voix par le nez ; c'est bon pour les joueurs de cornemuse et les éléphants ; froncer le nez, c'est l'affaire des bouffons et des baladins. S'il arrive d'éternuer en présence de quelqu'un, il est honnête de se détourner un peu ; quand l'accès est passé, il faut faire le signe de la croix, puis soulever son chapeau pour rendre leur politesse aux personnes qui ont salué ou qui ont dû le faire (car le bâillement, comme l'éternument, rend quelquefois l'ouïe moins fine), et s'excuser ou remercier. C'est chose religieuse de saluer celui qui éternue, et s'il y a là des gens plus âgés qui saluent quelque personne de mérite, homme ou femme, un enfant doit se découvrir. Il n'appartient qu'aux sots d'étemuer bruyamment et de recommencer à plaisir, pour faire parade de leur vigueur. Réprimer un accès naturel est le fait de ces niais qui font passer la politesse avant la santé. Qu'une pudeur naturelle et ingénue colore tes joues ; n'use ni de fard ni de vermillon. Cependant il ne faut pas pousser la timidité trop loin, de manière qu'elle dégénère en sottise, en stupidité, et, comme dit le proverbe, en quatrième degré de folie. Il est, en effet, des gens chez qui cette fâcheuse disposition est si prononcée, qu'elle les fait ressembler à des idiots. On peut la combattre en habituant l'enfant à vivre avec de plus grands que lui et en l'exerçant à paraître dans des comédies. Enfler les joues est un signe d'arrogance ; les laisser pendre est montrer du désespoir ; l'un est d'un Thrason, l'autre d'un traître Judas. Ne pince pas tes lèvres, comme si tu craignais de respirer l'haleine des autres ; ne te tiens pas, bouche béante, comme un niais ; que tes lèvres soient seulement rapprochées de façon à se toucher légèrement l'une l'autre. Il n'est pas convenable d'avancer de temps à autre les lèvres pour faire entendre une sorte de sifflement : laissons cette habitude aux princes qui se promènent dans la foule. Tout sied aux princes ; c'est un enfant que nous voulons former. Si le bâillement te prend et que tu ne puisses ni te détourner ni te retirer, couvre-toi la bouche de ton mouchoir ou avec la paume de la main, puis fais le signe de la croix. Rire de tout ce qui se fait ou se dit est d'un sot ; ne rire de rien est d'un stupide. Rire d'un mot ou d'un acte obscène marque un naturel vicieux. L'éclat de rire, ce rire immodéré qui secoue tout le corps et que les Grecs appelaient pour cela le secoueur, n'est bienséant à aucun âge, encore moins à l'enfance. Il y en a qui en riant semblent hennir, c'est indécent. Nous en dirons autant de ceux qui rient en ouvrant horriblement la bouche, en se plissant les joues et en découvrant toute la mâchoire : c'est le rire d'un chien ou le rire sardonique. Le visage doit exprimer l'hilarité sans subir de déformation ni marquer un naturel corrompu. Ce sont les sots qui disent : je me pâme de rire ! Je tombe de rire ! Je crève de rire ! S'il survient quelque chose de si risible qu'on ne puisse se retenir d'éclater, il faut se couvrir le visage avec son mouchoir ou avec la main. Rire seul et sans cause apparente est attribué par ceux qui vous voient à la sottise ou à la folie. Cela peut arriver pourtant ; la politesse ordonne alors qu'on déclare le sujet de son hilarité ; dans le cas où l'on ne pourrait le faire, il faut imaginer quelque prétexte, de peur que quelqu'un des assistants ne croie qu'on riait de lui. Il n'est pas de bon ton de mordre avec ses dents du haut la lèvre inférieure : c'est un geste de menace ; comme de mordre la lèvre supérieure avec les dents du bas. Se pourlécher le bord des lèvres en allongeant la langue est tout à fait inepte. Avancer les lèvres comme pour baiser passait jadis, en Allemagne, pour une façon d'être agréable ; les peintures en font foi. Se moquer de quelqu'un en lui tirant la langue est d'un farceur. Détourne-toi pour cracher, de peur d'arroser et de salir quelqu'un. S'il tombe à terre quelque crachat épais, pose le pied dessus, comme j'ai dit plus haut : il ne faut faire lever le cœur à personne. Le mieux est de cracher dans son mouchoir. Il n'est pas bienséant de ravaler sa salive ; pas davantage, comme on voit certaines gens le faire, non par besoin, mais par habitude, de cracher dès la troisième parole qu'ils prononcent. D'autres toussent comme cela, en vous parlant, sans nécessité aucune, mais par manie ; c'est l'habitude des menteurs et de ceux qui cherchent à se rappeler ce qu'ils doivent dire ; d'autres, non moins impolis, ne peuvent dire trois mots sans roter. Si ce défaut passe en habitude dès l'enfance, il persiste jusque dans l'âge mûr ; il en est de même du crachement. Clitiphon, dans Térence, est repris de l'un et l'autre par son esclave. Si un accès de toux te prend, tâche de ne pas tousser dans la figure des autres ; garde-toi aussi de tousser plus fort qu'il n'est besoin. Si tu as envie de vomir, éloigne-toi un peu : vomir n'est pas un crime. Ce qui est honteux, c'est de s'y prédisposer par sa gloutonnerie. Il faut avoir soin de se tenir les dents propres ; les blanchir à l'aide de poudres est tout à fait efféminé ; les frotter de sel ou d'alun est nuisible aux gencives ; les laver avec de l'urine est une mode Espagnole. S'il reste quelque chose entre les dents, il ne faut pas l'enlever avec la pointe d'un couteau, ni avec les ongles, comme font les chiens et les chats, ni à l'aide de la serviette ; sers-toi d'un brin de lentisque, d'une plume, ou de ces petits os qu'on retire de la patte des coqs et des poules. Se laver le visage, le matin, dans de l'eau fraîche, est aussi propre que salubre ; le faire plus souvent est inutile. Nous parlerons en temps et lieu de la langue et de l'usage qu'on doit en faire. C'est de la négligence que de ne pas se peigner ; mais s'il faut être propre, il ne faut pas s'attifer comme une fille. Prends bien garde d'avoir des poux ou des lentes : c'est dégoûtant. S'éplucher continuellement la tête auprès de quelqu'un n'est guère convenable ; il est également malpropre de se gratter avec les ongles le reste du corps, surtout si c'est par habitude et sans nécessité. Que les cheveux ne tombent pas sur le front, qu'ils ne flottent pas non plus jusque sur les épaules. Les relever en secouant la tête, c'est ressembler à un cheval qui secoue sa crinière ; les redresser à gauche, du front au sommet de la tête, est inélégant ; il vaut mieux les séparer avec la main. Fléchir le cou et tendre le dos indiquent de la paresse ; renverser le corps en arrière indique de l'orgueil ; il suffit de se tenir droit sans roideur. Que le cou ne penche ni à droite, ni à gauche, à moins que les besoins d'un entretien ou de tout autre motif n'y forcent ; sinon, c'est l'allure de l'hypocrite. Il convient de maintenir ses épaules dans un juste équilibre, de ne pas élever l'une pour abaisser l'autre, à la façon des antennes. De tels défauts, négligés chez un enfant, se convertissent en habitudes et détruisent, en dépit de la nature, toute la symétrie du corps. Ainsi ceux qui par indolence ont pris le pli de se courber, s'octroient une bosse que la nature ne leur avait pas donnée ; ceux qui s'accoutument à tenir la tête penchée s'endurcissent dans cette mauvaise position, et, en grandissant, s'efforcent en vain de la rectifier. Les corps souples des enfants sont semblables à ces jeunes plantes que l'on courbe à l'aide de baguettes et de liens ; elles croissent et gardent à jamais le pli qu'on leur a donné. Se croiser les bras en les entrelaçant l'un dans l'autre est l'attitude d'un paresseux ou de quelqu'un qui porte un défi ; il n'est pas beaucoup plus convenable de se tenir debout ou de s'asseoir une main posée sur l'autre. Quelques personnes pensent que cette attitude est élégante, qu'elle sent l'homme de guerre, mais tout ce qui plaît aux sots n'est pas nécessairement convenable ; la véritable convenance consiste à satisfaire la nature et la raison. Nous reviendrons sur ce sujet quand nous en serons aux entretiens et aux repas. Il est indigne d'un homme bien élevé de découvrir sans besoin les parties du corps que la pudeur naturelle fait cacher. Lorsque la nécessité nous y force, il faut le faire avec une réserve décente, quand même il n'y aurait aucun témoin. Il n'y a pas d'endroit où ne soient les anges. Ce qui leur est le plus agréable, chez un enfant, c'est la pudeur, compagne et gardienne des bonnes mœurs. Si la décence ordonne de soustraire ces parties aux regards des autres, encore moins doit-on y laisser porter la main. Retenir son urine est contraire à la santé ; il est bienséant de la rendre à l'écart. Être assis les genoux ouverts en compas et se tenir debout les jambes écarquillées ou tout de travers, est d'un fanfaron. Il faut s'asseoir les genoux rapprochés, rester debout les jambes près l'une de l'autre, ou du moins avec peu d'intervalle. Quelques personnes s'assoient une jambe suspendue sur l'autre, d'autres se tiennent debout les jambes croisées, en forme d'X ; la première attitude est d'un homme inquiet ; la seconde, d'un imbécile. C'était la coutume des anciens rois de s'asseoir, le pied droit appuyé sur la cuisse gauche ; on y a trouvé à redire. En Italie, pour honorer quelqu'un, on pose l'un de ses pieds sur l'autre et l'on se tient debout sur une seule jambe, comme les cigognes. Cela convient-il aux enfants ? Je n'en sais, ma foi, rien. De même, pour ce qui est de saluer en fléchissant les genoux, ce qui est convenable ici fait rire ailleurs. Quelques-uns plient en même temps les deux genoux, tout en conservant le corps droit ; d'autres, en se courbant un peu. Il en est qui estiment que fléchir les deux genoux ensemble c'est bon pour les femmes et qui, se tenant roides, plient d'abord le genou droit, puis le genou gauche ; en Angleterre, on trouve cela gracieux chez les jeunes gens. Les Français plient seulement le genou droit, en faisant un demi-tour de corps, avec aisance. Lorsque les usages, dans leur diversité, n'ont rien qui répugne à la décence, on est libre d'user de la mode de son pays ou de prendre celle des autres nations ; les façons étrangères plaisent généralement davantage. Que le pas ne soit ni trop lent ni trop pressé ; l'un est d'un insolent, l'autre d'un écervelé. Il faut aussi éviter le balancement, car il n'y a rien de désagréable comme cette espèce de claudication. Laissons cela aux soldats Suisses et à ceux qui sont tout fiers de porter des plumes à leur chapeau. Cependant nous voyons des courtisans affecter cette démarche. Jouer avec ses pieds, étant assis, est le fait d'un sot ; gesticuler des mains est le signe d'une raison qui n'est pas intacte. [2] Chapitre II : Du vêtement. Nous avons parlé sommairement du corps, disons un mot du vêtement ; le vêtement est, en quelque sorte, le corps du corps, et il donne une idée des dispositions de l'esprit. Cependant, on ne peut l'assujettir à des règles fixes, puisque tout le monde n'a pas même richesse, même rang ; que ce qui est convenable ou non diffère suivant les pays ; enfin que les goûts n'ont pas toujours été les mêmes dans tous les temps. Ainsi qu'en beaucoup d'autres choses, il faut ici s'accommoder, comme dit le proverbe, à la coutume et au pays ; j'ajoute : au temps, que les sages mêmes ordonnent de respecter. Dans toute cette diversité, il y a cependant ce qui est convenable en soi et ce qui ne l'est pas ; à quoi bon, par exemple, un ajustement qui n'est d'aucune utilité ? On rit des femmes qui traînent de longues queues de robe ; on désapprouve les hommes qui les imitent. Cela sied-il bien aux Cardinaux, aux Evêques ? Que d'autres que moi en décident. Les légers tissus de soie ne font estimer ni les hommes ni les femmes qui les portent ; on est obligé de les doubler d'un autre vêtement pour cacher ce qui sans cela serait impudiquement découvert. Jadis il était réputé peu viril de ne pas porter de ceinture ; on n'en fait plus un reproche à personne maintenant que l'usage des chemises, des caleçons et des chausses met à l'abri des regards les parties naturelles, quand même le vêtement de dessus s'écarterait. Au surplus, l'habit qui est trop court pour cacher, si l'on se baisse, ce que l'on doit honnêtement cacher, n'est bienséant en aucun pays. Déchirer ses vêtements est le fait d'un fou ; porter des habits bariolés et de toutes sortes de couleurs, c'est vouloir ressembler aux baladins et aux singes. Suivant ses moyens et son rang, selon le pays et la coutume, on doit tenir à la propreté du vêtement ; il ne faut se faire remarquer ni par le débraillé, ni par une élégance indiquant le faste et la mollesse. Un peu de négligence dans l'ajustement ne messied pas à la jeunesse, mais il ne faut pas pousser cela jusqu'à la malpropreté. Il y a des gens qui barbouillent de gouttes d'urine les bords de leurs chausses et de leur pourpoint ou qui portent sur leur jabot, sur leurs manches, de sales incrustations, non de plâtre, mais de morve ou de crachats. Il en est dont le manteau tombe tout d'un côté ; d'autres qui le laissent flotter en arrière jusqu'au bas des reins, et cela passe, aux yeux de certaines gens, pour de l'élégance. Comme c'est chose bienséante que les vêtements soient propres et soignés, de même faut-il qu'ils aillent bien. Si tes parents t'ont donné des habits élégants, ne tourne pas les yeux sur toi pour te contempler, ne gesticule pas de joie, ne t'offre pas complaisamment aux regards de tous. Ce serait vouloir ressembler au singe ou au paon. Laisse les autres te regarder et ignore toi-même si tu es bien mis. Plus grande est la fortune, plus aimable est la modestie. Laisse au moins cette consolation à ceux qui sont moins bien partagés de la fortune, de pouvoir se considérer eux-mêmes sans trop de déplaisir. Les riches qui étalent le faste de leurs vêtements semblent reprocher aux autres leur indigence et éveillent l'envie. [3] Chapitre III : De la manière de se comporter dans une église. Toutes les fois que tu franchis le seuil d'une église, découvre-toi et, fléchissant légèrement les genoux, le visage tourné vers l'autel, salue le Christ et les Saints. Il faut faire la même chose, partout, à la ville comme aux champs, toutes les fois qu'on rencontre le symbole de la croix. Ne traverse jamais le lieu saint sans faire acte de dévotion, tout au moins une petite prière ; et cela, la tête nue, à genoux. Si l'on dit la messe, manifeste ton recueillement par tout ton maintien. Pense que le Christ est présent, lui et d'innombrables légions d'Anges. Si, prenant la parole au milieu d'un cercle de courtisans, devant un roi, qui n'est qu'un homme, on négligeait de se découvrir, de fléchir le genou, on passerait non-seulement pour un mal appris, mais pour un insensé ; que serait-ce donc de garder sa tête couverte, de ne pas plier les genoux dans le temple où réside l'étemel Roi des Rois, le dispensateur de l'éternité, en présence des Anges invisibles ? Qu'importe que tu ne les voies pas ? ils te voient, eux. Il est aussi certain qu'ils sont là que si tu les distinguais avec les yeux du corps ; les yeux de la foi sont plus sûrs que les yeux de la chair ! Il n'est pas convenable de se promener dans les églises comme des Péripatéticiens ; les galeries, les places publiques sont des lieux de promenade, et non les églises, consacrées à la prédication, aux mystères, à la prière. Tourne les yeux vers le prédicateur ; que tes oreilles soient attentives ; que toute ton intelligence s’attache respectueusement à ce qu’il dit. Ce n’est pas un homme que tu entends, c’est Dieu lui-même, qui te parle par la bouche d’un homme. Lorsqu’on lit l’Évangile, lève-toi, et, s’il est possible d’entendre, écoute religieusement. Lorsque, dans le Symbole, on chante : ET HOMO FACTUS EST, tombe à genoux, humilie-toi en l’honneur de Celui qui, pour ton salut, lui qui résidait au-delà des cieux, est descendu sur la terre, et, Dieu, a daigné se faire homme, pour te faire Dieu toi-même. Tant qu’on dit la Messe, montre ta dévotion par ton attitude, que ton visage soit tourné vers l’autel, ton esprit vers le Christ. Toucher la terre d’un seul genou, l’autre restant élevé pour servir d’appui au coude gauche, c’est l’attitude de ces soldats impies qui tournèrent le Seigneur Jésus en dérision et lui dirent : Salut, roi des Juifs. Mets-toi à deux genoux, le haut du corps incliné, par respect. Le reste du temps, lis quelque chose dans ton livre de messe, soit une prière, soit une pieuse admonestation, ou bien adresse à Dieu une oraison mentale. Murmurer alors des riens à l’oreille d’un voisin est le fait de ceux qui ne croient pas à la présence du Christ. Porter ça et là des regards errants, c’est marquer de l’insanité. Pense bien qu’il est inutile de venir à l’église si tu n’en sors meilleur et plus pur. [4] Chapitre IV : Des repas. La gaieté est de mise, à table, mais non l’effronterie. Ne t’asseois pas sans t’être lavé les mains; nettoie avec soin tes ongles, de peur qu’il n’y reste quelque ordure et qu’on ne te surnomme aux doigts sales. Aie soin de lâcher auparavant ton urine, à l’écart, et, si besoin est, de te soulager le ventre. Si par hasard tu te trouves trop serré, il est à propos de relâcher ta ceinture, ce qui serait peu convenable une fois assis. En essuyant tes mains, chasse aussi de ton esprit toute idée chagrine ; dans un repas, il ne faut ni paraître triste ni attrister personne. Si l'on te demande de dire le Benedicite, prends une contenance pleine de recueillement, autant des mains que du visage ; tourne-toi vers le personnage le plus respectable de l’assistance, ou vers l’image du Christ, si par hasard il y en a une ; arrivé au nom de Jésus et de la Vierge, sa mère, fléchis les deux genous. Si cette fonction a été dévolue à un autre, écoute et réponds avec la même dévotion. Cède de bonne grâce l’honneur de t’asseoir le premier ; invité à prendre une place plus honorable, excuse-toi avec douceur ; si l’on insiste sérieusement, à plusieurs reprises, et que celui qui te prie jouisse de quelque autorité, cède modestement ; résister davantage serait de l’obstination et non de la politesse. Une fois assis, pose tes deux mains sur la table et non pas jointes sur ton assiette. C’est un égal manque de savoir-vivre d’en placer une ou de les placer toutes les deux sur sa poitrine. Poser un coude ou tous les deux sur la table n’est excusable que pour un vieillard ou un malade ; les courtisans délicats, qui croient que tout ce qu’ils font est admirable, se le permettent. N’y fais pas attention et ne les imite pas. Prends garde aussi de gêner avec ton coude celui qui est assis près de toi ou avec tes pieds celui qui te fais face. Se dandiner sur sa chaise et s’asseoir tantôt sur une fesse, tantôt sur l’autre, c’est se donner l’attitude de quelqu’un qui lâche un vent, ou qui s’y efforce. Tiens-toi le corps droit, dans un équilibre stable. Si l’on te donne une serviette, place-la sur ton épaule ou sur ton bras gauche. Au moment de t’asseoir à table avec des gens d’un rang élevé, tes cheveux préalablement bien peignés, ôte ton chapeau ; à moins toutefois que ce ne soit l’usage du pays ou qu’un convive, dont l’autorité fait loi, en ordonne autrement ; il serait incivil de ne pas céder. La coutume de certains pays est que les enfants s’assoient à la table des hommes faits, prennent leur repas au bas bout de la table, la tête couverte. Un enfant ne doit s’y présenter que si on le lui commande ; il ne doit pas rester jusqu’à la fin ; lorsqu’il a mangé suffisamment, qu’il enlève son assiette, et se retire, en saluant les convives, spécialement le plus honorable. Le verre à boire se place à droite, ainsi que le couteau à couper la viande, bien essuyé ; le pain, à gauche. Froisser son pain avec la paume de la main, puis le rompre du bout des doigts est une délicatesse qu’il faut abandonner à certains courtisans ; coupe-le proprement avec ton couteau sans enlever la croûte tout autour ni l’entamer par les deux bouts, ce qui est encore un raffinement. Les anciens, dans leurs repas, en usaient religieusement avec le pain, comme étant chose sainte ; c’est de là que nous est restée la coutume de le baiser, si par hasard il tombe par terre. Commencer un repas par boire est le fait d’ivrognes qui boivent, non parce qu’ils ont soif, mais par habitude. C’est non seulement inconvenant, mais mauvais pour la santé. Il ne faut pas non plus boire aussitôt après le potage, surtout un potage au lait. Pour un enfant, boire plus de deux ou trois fois au cours d’un repas n’est ni convenable ni sain. Qu’il boive une première fois après avoir commencé à manger du second plat, surtout si c’est du rôti ; une deuxième fois vers la fin du repas, et toujours modérément, sans engloutir d’un trait ni avec le bruit que font les chevaux en s’abreuvant. Le vin et la bière, qui est tout aussi enivrante que le vin, nuisent également à la santé des enfants et dépravent leurs mœurs. Il convient mieux à la chaude jeunesse de boire de l’eau : si la nature du climat ou quelque raison s’y oppose, il lui faut user de bière faible ou de vin léger, détrempé d’eau. Autrement, voici les récompenses de ceux qui ont la passion du vin : des dents noires, des joues pendantes, des yeux chassieux, l'engourdissement de l'intelligence, une vieillesse prématurée. Avant de boire, achève de vider ta bouche et n'approche pas le verre de tes lèvres avant de les avoir essuyées avec ta serviette ou avec ton mouchoir, surtout si l'un des convives te présente son propre verre ou si tout le monde boit dans la même coupe. Écarquiller ses yeux en buvant pour regarder n'importe où est malséant, tout comme se renverser le cou en arrière jusque dans le dos, à la manière des cigognes, pour ne pas laisser une goutte au fond du verre. Si quelqu'un boit à ta santé, salue-le gracieusement, et, approchant le verre de tes lèvres, contente-toi de les mouiller, pour faire semblant de boire ; cela satisfera suffisamment un homme de bonne compagnie. S'il insiste en mauvais plaisant, promets-lui de lui faire raison quand tu seras homme. Il y a des gens qui, à peine assis, portent la main aux plats. C'est ressembler aux loups ou à ces gloutons qui tirent la viande de la marmite et la dévorent avant qu'on ait, comme dit le proverbe, fait les libations aux dieux. Ne touche pas le premier au plat qu'on apporte ; cela montre de la gourmandise et c'est aussi très dangereux ; car, si l'on introduit sans méfiance dans sa bouche des aliments trop chauds, on est forcé de les recracher ou bien de se brûler le gosier, et de toute façon on est ridicule et pitoyable. Attends donc un peu ; il est bon qu'un enfant s'habitue à dompter son appétit. C'est pourquoi Socrate, même dans sa vieillesse, ne buvait jamais du premier cratère. Si un enfant est à table avec de plus âgés que lui, il ne doit porter la main au plat que le dernier, et après qu'on l'y a invité. Il est grossier de plonger ses doigts dans les sauces ; que l'enfant prenne du plat le morceau qu'il veut, soit avec son couteau, soit avec sa fourchette ; encore ne doit-on pas choisir par tout le plat, comme font les gourmets, mais prendre le premier morceau qui se présente. Apprenons cela d'Homère, chez qui se rencontre fréquemment ce vers : "Ils jetaient les mains sur les viandes prêtes qu'ils avaient devant eux". Même si ce morceau est très-délicat, il vaut mieux le laisser à un autre et prendre celui d'à-côté. Si c'est le fait d'un gourmand de fouiller par tout le plat, il est aussi peu convenable de le tourner pour choisir les bons morceaux. L'enfant à qui l'on offre d'un mets plus recherché doit remercier poliment, et accepter ; mais, après avoir coupé une petite portion, qu'il rende le reste à celui qui lui présente le plat, ou qu'il le fasse passer à son voisin. Il faut recevoir sur son assiette ce que l'on peut prendre avec ses doigts. Si l'on t'offre quelque morceau de gâteau ou de pâté, prends-le avec la cuiller, pose-le sur ton assiette, et rends la cuiller ; si ce mets est liquide, goûte-le et rends la cuiller, après l'avoir essuyée avec ta serviette. Lécher ses doigts gras ou les essuyer sur ses habits est également inconvenant ; il vaut mieux se servir de la nappe ou de sa serviette. S'ingurgiter, d'un coup, de gros morceaux, c'est le fait des cigognes ou des goinfres. Lorsqu'un morceau vient d'être découpé, il est incivil de tendre la main ou l'assiette avant que celui qui a rempli cet office ne t'en offre de peur de paraître t'arroger ce qui était destiné à un autre. Prends avec trois doigts ce qui t'est offert ou tends ton assiette pour le recevoir. Si le mets ne convient pas à ton estomac, ne t'avise pas de dire, comme le Clitiphon de la comédie : Je n'en veux pas, mon père ; remercie en souriant : c'est la manière la plus polie de refuser. Si l'on insiste, dis que le mets ne te convient pas ou que tu n'as plus besoin de rien. Il est bon que, dès leur jeune âge, les enfants apprennent à découper, sans y mettre de la prétention, comme certaines personnes, mais aisément et proprement. L'épaule ne se découpe pas comme le gigot, le collier comme la côte ; le chapon, le faisan, la perdrix, le canard se découpent d'autant de façons différentes. Il serait trop long d'en donner les règles par le menu, et cela n'en vaut pas la peine. On peut se borner à dire, en manière de résumé, que c'est affaire aux imitateurs d'Apicius de détacher de tous côtés seulement les bons morceaux. C'est chose peu convenable que d'offrir à un autre un morceau dont on a déjà mangé. Tremper dans la sauce du pain qu'on a mordu est grossier ; de même, il est malpropre de ramener du fond de la gorge des aliments à demi mâchés et les remettre sur son assiette. S'il arrive que l'on ait dans la bouche un morceau que l'on ne puisse pas avaler, on se détourne adroitement et on le rejette. Il ne faut pas non plus reprendre sur son assiette des viandes à demi mangées ou les os que l'on avait mis à l'écart. Ne jette pas sous la table les os ou tous autres restes, de peur de salir le plancher ; ne les dépose pas non plus sur la nappe ou dans le plat, mais garde-les dans un coin de ton assiette ou place-les sur le plateau que, chez beaucoup de gens, on dispose exprès pour les recevoir. Il est déplacé de prendre de la viande dans les plats pour la donner aux chiens des autres ; encore plus de les caresser pendant le repas. Il est ridicule de détacher le blanc d'œuf d'après la coquille avec ses ongles ou à l'aide du pouce ; plus ridicule encore de se servir de sa langue. Cela se fait avec la pointe du couteau. On ne ronge pas les os avec ses dents, comme un chien ; on les dépouille à l'aide du couteau. Trois doigts imprimés dans la salière sont, comme on dit, les armes parlantes des vilains. On doit prendre le sel avec son couteau ; s'il est placé trop loin, on en demande en tendant son assiette. Lécher à coups de langue le sucre ou toute autre friandise restée attachée à l'assiette ou au plat, c'est agir en chat, non en homme. Après avoir coupé la viande dans son assiette, par petits morceaux, on la mâche avec une bouchée de pain avant de l'avaler. Ce n'est pas seulement affaire de bon ton, c'est excellent pour la santé. Il y en a qui dévorent, plutôt qu'ils ne mangent, comme des gens que l'on va mettre en prison tout à l'heure ; les filous mangent de la sorte ce qu'ils ont volé. D'autres engloutissent d'une seule fois de si gros morceaux, qu'ils s'enflent les joues comme des soufflets ; d'autres, en mâchant, ouvrent tellement la bouche, qu'ils grognent comme des porcs. D'autres mettent tant d'ardeur à dévorer, qu'ils soufflent des narines, en gens qui vont suffoquer. Boire ou parler la bouche pleine est incivil et dangereux. Il est bon qu'une conversation variée mette quelques intervalles dans la continuité du repas. Nombre de gens boivent et mangent sans reprendre haleine, non qu'ils aient faim ou soif, mais parce qu'ils ne peuvent rester sans rien faire ; il faut qu'ils se grattent la tête, qu'ils se curent les dents, qu'ils gesticulent des mains, qu'ils brandissent leur couteau, qu'ils toussent, qu'il reniflent, qu'ils crachent. Tout cela procède d'un embarras niais et donne l'air d'une espèce de fou. Il faut passer le temps à écouter ce que disent les autres, si l'on n'a pas l'occasion de prendre la parole. Il est impoli de s'asseoir à table pour se livrer à ses réflexions. On en voit de si profondément concentrés en eux-mêmes, qu'ils n'entendent rien de ce que disent les autres et ne s'aperçoivent pas même qu'ils mangent ; si on les appelle par leur nom, ils semblent sortir d'un rêve. Toute leur attention est absorbée par les plats. Il est impoli de tourner les yeux autour de soi pour observer ce que chacun mange ; il ne convient pas davantage de fixer obstinément un des convives ou de regarder son voisin du coin de l'œil ; il est tout à fait indélicat de tourner la tête en arrière par-dessus l'épaule pour voir ce qui se passe à une autre table. Rapporter ce qui s'est dit ou fait d'un peu libre à table, inter pocula, n'est bienséant à personne, encore moins à un enfant. L'enfant assis à table avec de plus âgés que lui ne doit parler que si la nécessité l'y force, ou si on l'y invite. Qu'il sourie discrètement à une plaisanterie, mais qu'il se garde bien de sourire à un mot obscène sans pourtant froncer le sourcil si celui qui a dit ce mot est d'un rang élevé. Il doit composer sa physionomie, de telle sorte qu'il paraisse n'avoir pas entendu ou certainement n'avoir pas compris. Le silence est l'ornement des femmes et plus encore celui des enfants. Il y en a qui répondent avant que celui qui les interroge n'ait fini sa phrase. Aussi répondent-ils souvent tout de travers, ce qui fait rire et donne lieu de citer le vieux proverbe : je te demandais ta faux. Le roi très sage nous le confirme en disant que c'est folie de répondre avant d'avoir entendu : or celui-là n'a pas entendu qui n'a pas compris. Si l'on n'a pas bien compris la demande, il faut rester quelque temps silencieux, jusqu'à ce que celui qui parle ait répété lui-même ce qu'il a dit. Sinon, et s'il insiste pour avoir une réponse, que l'enfant s'excuse modestement et le prie de répéter ses paroles. La demande une fois bien saisie, qu'il réfléchisse un instant, puis réponde en aussi peu de mots et aussi agréablement que possible. Il ne faut rien dire à table qui puisse troubler la gaieté ; mal parler des absents est une chose abominable. Il faut se garder aussi de rappeler à personne un sujet de tristesse. Déprécier les mets qu'on apporte est une incivilité fort désagréable à celui qui a invité au repas. Si c'est à tes frais qu'il se donne, tu peux t'excuser de sa médiocrité ; vanter sa magnificence et proclamer ce qu'il coûte, c'est le plus mauvais assaisonnement que tu puisses offrir à tes convives. Enfin, si quelqu'un, par ignorance, commet une maladresse, il est mieux de ne pas le remarquer que d'en rire. Qu'à table au moins on ait ses coudées franches. II est honteux d'aller crier partout, comme dit Horace, ce que tel ou tel a laissé échapper dans un repas, sans trop de réflexion. Ce qu'il y a été fait ou dit doit passer avec le vin, de peur qu'on ne se fasse appliquer le dicton : je hais le convive qui a de la mémoire. Si le repas se prolonge plus qu'il ne convient à un enfant et semble dégénérer en profusion, dès que tu auras satisfait ton appétit, retire-toi sans être vu, ou après en avoir demandé la permission. Ceux qui privent de nourritures les enfants sont, à mon avis, des insensés, et ceux qui les bourrent immodérément de victuailles ne sont pas plus sages. Car si les longs festins délabrent les forces naissantes du corps, ils engourdissent aussi la vigueur intellectuelle. La tempérance doit s'apprendre de bonne heure. Que l'enfant ne satisfasse pas son appétit jusqu'à complète satiété ; il lui vaut mieux de manger souvent que copieusement. Quelques-uns ne se sentent pas rassasiés, tant que leur ventre distendu ne se gonfle de telle sorte qu'il ne soit en danger de crever, ou de rejeter par un vomissement ce qui le surcharge. Ceux-là détestent leurs enfants qui leur permettent, à un âge si tendre, d'assister à des soupers prolongés, jusque bien avant dans la nuit. S'il te faut donc quitter un repas qui dure trop longtemps, enlève ton assiette avec tes restes et, après avoir salué le plus considérable des convives, puis successivement tous les autres, éloigne-toi, mais pour revenir bientôt, de peur qu'on ne croie que tu as été jouer ou faire pis. Dès que tu seras revenu, mets-toi à servir à table, si l'on a besoin de quoi que ce soit, ou assieds-toi respectueusement en attendant qu'un convive demande quelque chose. Si tu apportes ou remportes un plat, prends bien garde de répandre de la sauce sur les habits des convives. Si tu mouches la chandelle, commence par l'enlever de dessus la table et jette aussitôt la mouchure dans les cendres ou écrase-la par terre avec le pied, pour ne blesser le nez de personne par une odeur infecte. En posant un plat comme en versant à boire, ne te sers jamais de la main gauche. Si l'on te commande de dire les grâces, compose ton maintien, pour montrer que tu es tout prêt, et attends, avant de commencer, que les convives fassent silence. Pendant ce temps-là et constamment, aie le visage respectueusement tourné vers celui qui préside le repas. [5] Chapitre V : Des rencontres. Lorsqu'un enfant rencontre sur son chemin quelque personnage respectable par son âge, vénérable par ses fonctions de prêtre, considérable par son rang ou honorable à quelque titre, il doit s'écarter, se découvrir la tête et même fléchir légèrement les genoux. Qu'il n'aille pas se dire : « Que m'importe un inconnu ? Qu'ai-je à faire avec un homme qui ne m'est rien ? » Ce n'est pas à un homme, ce n'est pas à un mérite quelconque que l'on accorde cette marque de respect, c'est à Dieu. Dieu l'a ordonné par la bouche de Salomon, qui dit : Lève-toi devant un vieillard ; il l'a ordonné par la bouche de Paul, qui commande de rendre doublement honneur aux prêtres et, en somme, de rendre à chacun l'honneur qui lui est dû. Il comprend dans le nombre même les magistratures païennes, et si le Grand Turc (ce qu'à Dieu ne plaise) devenait notre maître, ce serait pécher que de lui refuser le respect dû aux fonctions publiques. Je ne dis rien ici des parents, à qui, après Dieu, on doit la plus grande vénération ; je ne parle pas non plus des précepteurs, qui, en développant l'intelligence, enfantent en quelque sorte. Entre égaux, il faut se souvenir de ce mot de Paul : En fait de déférence, prévenez-vous mutuellement. Celui qui prévient le salut de son égal ou de son inférieur, loin de s'abaisser, se montre plus affable et par cela même plus digne d'être honoré. Avec ses aînés, il faut parler respectueusement et en peu de mots ; avec ceux de son âge, affectueusement et de bonne grâce. En parlant, on tient son chapeau de la main gauche, la droite posée légèrement vers le nombril ; il est plus convenable encore de tenir son chapeau suspendu des deux mains, les pouces en-dessus, de façon à cacher la place de l'aine. Serrer un livre ou son bonnet sous l'aisselle passe pour être d'un enfant élevé. Une timidité modeste sied bien : celle qui colore agréablement le visage, non celle qui rend tout hébété. Que les regards soient tournés vers la personne à qui on parle, mais des regards calmes, francs, ne dénotant ni effronterie ni méchanceté. Fixer ses yeux à terre, comme fait le catoblépas, laisse soupçonner une mauvaise conscience ; regarder quelqu'un de travers, c'est lui montrer de l'aversion. Virer la tête de côté et d'autre est une preuve de légèreté. Il est indécent de faire prendre à sa physionomie toutes sortes d'aspects, comme de se plisser le nez, de se rider le front, de relever les sourcils, de se tordre les lèvres, d'ouvrir brusquement, puis de fermer la bouche ; toutes ces grimaces indiquent un esprit aussi inconstant que Protée. Il est encore indécent de relever ses cheveux en secouant la tête, de tousser, de cracher sans cause, de se gratter la tête, de se curer les oreilles, de se moucher le nez avec la main, de se la passer sur la figure, comme si l'on voulait essuyer sa rougeur, de se frotter l'occiput, de hausser les épaule, ce qui est une habitude assez familière aux Italiens. Dire non en faisant tourner sa tête ou appeler quelqu'un en la ramenant en arrière, et (pour ne pas tout spécifier) parler par gestes et par signes, convient à peine à un homme fait et pas du tout à un enfant. II ne sied pas à un enfant bien élevé d'agiter les bras, de gesticuler des doigts, de branler des pieds, de parler moins avec sa langue qu'avec tout son corps ; c'est ce que l'on dit des tourterelles, des hochequeues, et les pies aussi ont cette habitude. Que la voix de l'enfant soit douce et posée ; non pas forte, comme celle des paysans, ni si faible qu'elle ne parvienne pas aux oreilles. La parole ne doit pas être précipitée et lancée avant toute réflexion : elle doit être calme et distincte. Cette façon de parler corrige même ou atténue en grande partie si elle ne les fait disparaître tout à fait, le bégaiement et l’hésitation ; une parole rapide, au contraire, procure souvent des défauts que la nature n'avait pas donnés. En parlant, il est poli de rappeler de temps à autre les titres honorifiques de la personne à laquelle on s'adresse. Aucun titre n'est plus honorique ni plus doux que les noms de père et de mère ; plus aimable que les noms de frère et de sœur. Si tu ignores les titres particuliers de ceux à qui tu parles, souviens-toi que tous les professeurs doivent être traités de savants, les prêtres et les moines de révérends pères, tes camarades de frères et d'amis ; tous ceux ou toutes celles que tu ne connais pas de seigneurs et de dames. Dans la bouche d'un enfant, un jurement paraît toujours déshonnête, qu'on le prononce par manière de plaisanterie ou sérieusement. Qu'y a-t-il de plus vilain que cette coutume, en vigueur dans plusieurs pays, qui fait que même des jeunes filles ne peuvent dire trois mots sans jurer par le pain, par le vin, par la chandelle, par quoi encore ? Un enfant bien né ne doit jamais salir sa langue de paroles obscènes ni leur prêter l'oreille. Les noms des choses qui souillent le regard souillent la bouche. S'il est absolument besoin de désigner quelqu'une des parties honteuses, qu'il emploie une périphrase honnête. S'il est forcé de parler d'une chose qui pourrait provoquer le dégoût, par exemple de vomissements, de latrines ou d'excréments quelconques, il doit s'excuser auparavant. S'il y a lieu de donner un démenti, prends garde de dire : ce n'est pas vrai ; surtout si tu parles à quelqu'un de plus âgé que toi ; mais, après t'être excusé, dis : cela m'a été raconté autrement par un tel. Un enfant bien né ne doit se disputer avec personne, pas même avec ses camarades ; qu'il cède plutôt, si la chose paraît tourner en querelle, ou qu'il s'en rapporte au jugement d'un tiers. Qu'il prenne garde d'afficher de la supériorité, de tirer vanité de lui-même, de reprendre la manière d'être des autres, de se moquer des coutumes et des mœurs étrangères, de divulguer ce qui lui a été confié sous le secret, de répandre des nouvelles extraordinaires, de blesser la réputation de personne, de reprocher à qui ce soit une infirmité. C'est non seulement un outrage et une cruauté, mais une sottise que d’appeler borgne un borgne, boiteux un boiteux, louche un louche et bâtard un bâtard. En suivant ces conseils, un enfant mérite l’éloge, sans faire de jaloux, et s’acquiert des amitiés. Il est impoli d’interrompre quelqu’un avant qu’il ait achevé son propos. Un enfant doit n’avoir de querelle avec personne, se montrer de bon accueil à tous, ne recevoir cependant qu’un petit nombre de camarades dans sa familiarité la plus intime, et ceux-là les choisir avec soin. Qu’il ne confie à personne ce qu’il veut tenir caché. Il est ridicule, en effet, d’attendre des autres une discrétion que tu n’as pas toi-même. Nul ne retient si bien sa langue qu’il n’ait un ami à qui il dévoilera le secret. Il est donc plus sûr d’éviter toute confidence dont tu aurais à rougir si elle était divulguée. Ne sois pas curieux des secrets des autres ; si tes yeux ou tes oreilles en surprennent quelqu’un, tâche d’ignorer ce que tu as appris. Il est peu civil de lire du coin de l’œil une lettre qui ne t’est pas adressée. Si par hasard on vient à ouvrir un pupitre en ta présence, retire-toi. Il est impoli de regarder attentivement, plus impoli encore de toucher quelque chose. De même, si tu t’aperçois qu’un entretien prend une tournure confidentielle, éloigne-toi discrètement et ne reviens te mêler à la conversation que si l’on t’y invite. [6] Chapitre VI : Du jeu. Dans les jeux honnêtes, montre de la bonne humeur, non cette pétulance qui amène des querelles ; jamais de tricheries ni de mensonges. Car si l’on commence par ces petites infamies, on commettra plus tard de plus graves injustices. Celui qui cède de bon gré triomphe mieux que celui qui a le dernier mot dans une querelle. Ne proteste jamais contre la décision d’un tiers appelé comme arbitre. Si tu joues avec de moins habiles que toi et que tu puisses toujours être le plus fort, laisse-les gagner quelquefois, pour rendre la partie plus amusante ; en jouant avec des inférieurs, ignore toi-même que tu es d’un rang plus élevé. C’est pour le plaisir qu’il faut jouer, non pour le gain. On dit que le caractère des enfants ne se découvre nulle part aussi bien qu’au jeu. Celui qui est enclin à tricher, à mentir, à se battre, qui est porté à la violence, à la colère, à l’orgueil, y manifeste clairement ces vices de sa nature. En résumé, un enfant doit avoir la même retenue au jeu qu’à table. [7] Chapitre VII : Du coucher.. Au coucher on recommande le silence et la décence. Le tapage et le bavardage sont certainement encore plus répréhensibles au lit que partout ailleurs. Que tu te déshabilles ou que tu te lèves, soit pudique ; aie soin de ne pas montrer aux autres ce que l’usage et l’instinct commandent de cacher. Si tu partages un lit commun avec un camarade, ne te découvre pas, en t’agitant sans cesse, et n’incommode pas ton compagnon en tirant à toi les couvertures. Avant de poser la tête sur l’oreiller, fais le signe de la croix sur ton front et sur ta poitrine, recommande-toi au Christ par une courte prière. Fais de même le matin, aussitôt ton lever ; inaugure le jour par une prière. Tu ne peux le commencer sous de plus favorables auspices. Dès que tu te seras soulagé le ventre, ne fais rien avant de t’être lavé à grande eau le visage, les mains et la bouche. Il est honteux pour ceux qui sont de haute naissance de ne pas avoir des mœurs correspondant à leur noble extraction. Ceux dont la fortune a fait des plébéiens, des gens d’humble condition, des paysans même, doivent s’efforcer d’autant de compenser par de bonnes manières les avantages que leur a refusés le hasard. Personne ne choisit son pays ni son père : tout le monde peut acquérir des qualités et des mœurs. Pour en finir, j’ajouterai un dernier précepte qui me paraît tout à fait digne de figurer au premier rang. La règle la plus importante de la civilité est, si irréprochable que l’on soit, d’excuser facilement les infractions des autres, de ne pas moins chérir un camarade qui manquerait de soin et de tenue. Beaucoup de gens compensent la rudesse de leurs manières par d’autres qualités, et ces règles que nous venons de transcrire ne sont pas de si étroite observance qu’on ne puisse sans elles être un honnête homme. Si un de tes amis pèche contre elles par ignorance, dans le cas où cela en vaudrait la peine, il est poli de le prendre à l’écart et de l’avertir doucement. [8] CHAPITRE VIII : Conclusion. Si ce petit ouvrage peut être de quelque utilité, mon très-cher fils, je désire qu'il soit offert par toi à tous les enfants de ton âge. Par cette libéralité, tu te concilieras aussitôt l'amitié de tes jeunes compagnons d'études, en même temps que tu leur recommanderas l'application aux belles-lettres et aux bonnes mœurs. Que la bonté de Jésus daigne te conserver tes heureuses dispositions et, s'il se peut, les accroître encore. Écrit à Fribourg en Brisgau, au mois de Mars, l'an MDXXX.