[151] L'ÉCREVISSE ET SA MÈRE «Ne marche pas de travers, disait une écrevisse à sa fille, et ne frotte pas tes flancs contre le roc humide. — Mère, répliqua-t-elle, toi qui veux m'instruire, marche droit; je te regarderai et t'imiterai.» Quand on reprend les autres, il convient qu'on vive et marche droit, avant d'en faire leçon. [152] LE NOYER Un noyer qui se trouvait au bord d'une route et que les passants frappaient à coups de pierres, se disait en soupirant: «Malheureux que je suis de m'attirer tous les ans des insultes et des douleurs !» Cette fable vise les gens qui ne retirent que des désagréments de leurs propres biens. [153] LE CASTOR Le castor est un quadrupède qui vit dans les étangs. Ses parties honteuses servent, dit-on, à guérir certaines maladies. Aussi quand on le découvre et qu'on le poursuit pour les lui couper, comme il sait pourquoi on le poursuit, il fuit jusqu'à une certaine distance, et il use de la vitesse de ses pieds pour se conserver intact ; mais quand il se voit en prise, il se coupe les parties, les jette, et sauve ainsi sa vie. Parmi les hommes aussi, ceux-là sont sages qui, attaqués à cause de leurs richesses, les sacrifient pour ne pas risquer leur vie. [154] LE JARDINIER ARROSANT DES LÉGUMES Un homme, s'étant arrêté près d'un jardinier qui arrosait ses légumes, lui demanda pourquoi les légumes sauvages étaient florissants et vigoureux, et les cultivés chétifs et malingres. «C'est que, répondit le jardinier, la terre est pour les uns une mère, pour les autres une marâtre.» Pareillement les enfants nourris par une marâtre ne sont pas nourris comme ceux qui ont leur mère. [155] LE JARDINIER ET LE CHIEN Le chien d'un jardinier était tombé d'ans un puits. Le jardinier, voulant l'en retirer, descendit lui aussi dans le puits. S'imaginant qu'il venait pour l'enfoncer plus profondément, le chien se retourna et le mordit. Le jardinier, souffrant de sa blessure, remonta en disant : «C'est bien fait pour moi : qu'avais-je à m'empresser de sauver une bête qui voulait se suicider ?» Cette fable s'adresse aux hommes injustes et ingrats. [156] LE JOUEUR DE CITHARE Un joueur de cithare dépourvu de talent chantait du matin au soir dans une maison aux murs bien plâtrés. Comme les murs lui renvoyaient les sons, il s'imagina qu'il avait une très belle voix, et il s'en fit si bien accroire là-dessus qu'il décida de se produire au théâtre ; mais arrivé sur la scène il chanta fort mal et se fit chasser à coups de pierres. Ainsi certains orateurs qui paraissaient à l'école avoir quelque talent, ne sont pas plus tôt entrés dans la carrière politique, qu'ils font éclater leur incapacité. [157] LA GRIVE Une grive picorait dans un bosquet de myrtes, et, charmée par la douceur de leurs baies, elle ne pouvait le quitter. Un oiseleur, ayant remarqué qu'elle se plaisait en ce lieu, la prit à la glu. Alors, se voyant près d'être tuée, elle dit : «Malheureuse que je suis ! pour le plaisir de manger, je me prive de la vie.» La fable s'adresse au débauché qui se perd par le plaisir. [158] LES VOLEURS ET LE COQ Des voleurs, ayant pénétré dans une maison, n'y trouvèrent autre chose qu'un coq; ils le prirent et se retirèrent. Et lui, sur le point d'être immolé par eux, les pria de le relâcher, alléguant qu'il était utile aux hommes, en les éveillant la nuit pour leurs travaux. «Raison de plus pour te tuer, s'écrièrent-ils; car, en éveillant les hommes, tu nous empêches de voler.» Cette fable fait voir que ce qui contrarie le plus les méchants est ce qui rend service aux gens de bien. [159] L'ESTOMAC ET LES PIEDS L'estomac et les pieds disputaient de leur force. A tout propos les pieds alléguaient qu'ils étaient tellement supérieurs en force qu'ils portaient même l'estomac. A quoi celui-ci répondit: «Mais, mes amis, si je ne vous fournissais pas de nourriture, vous-mêmes ne pourriez pas me porter.» Il en va ainsi dans les armées : le nombre, le plus souvent, n'est rien, si les chefs n'excellent pas dans le conseil. [160] LE CHOUCAS ET LE RENARD Un choucas affamé s'était perché sur un figuier ; mais voyant que les figues étaient encore vertes, il attendait qu'elles fussent mûres. Un renard, le voyant s'éterniser là, lui en demanda la raison. Quand il en fut instruit : «Tu as tort, l'ami, dit-il, de t'attacher à une espérance ; l'espérance s'entend à repaître d'illusion, mais de nourriture, non pas.» Cette fable s'applique au convoiteux. [161] LE CHOUCAS ET LES CORBEAUX Un choucas, qui dépassait en grosseur les autres choucas, prit en mépris ceux de sa tribu, se rendit chez les corbeaux et demanda à partager leur vie. Mais les corbeaux, à qui sa forme et sa voix étaient inconnues, le battirent et le chassèrent. Et lui, repoussé par eux, s'en revint chez les choucas ; mais les choucas, sensibles à l'outrage, refusèrent de le recevoir. Il arriva ainsi qu'il fut exclu de la société et des uns et des autres. Il en est ainsi chez les hommes. Ceux qui abandonnent leur patrie et lui préfèrent un autre pays, sont mal vus dans ce pays, parce qu'ils sont étrangers, et ils sont odieux à leurs propres concitoyens, parce qu'ils les ont méprisés. [162] LES CHOUCAS ET LES OISEAUX Zeus, voulant instituer un roi des oiseaux, leur fixa un jour pour comparaître tous devant lui : il choisirait le plus beau de tous pour régner sur eux. Les oiseaux se rendirent au bord d'une rivière pour s'y laver. Or le choucas, qui se rendait compte de sa laideur, s'en vint ramasser les plumes que les oiseaux laissaient tomber, puis il se les ajusta et se les attacha. Il arriva ainsi qu'il fut le plus beau de tous. Or le jour fixé arriva et tous les oiseaux se rendirent chez Zeus. Le choucas, avec sa parure bigarrée, se présenta lui aussi. Et Zeus allait lui donner son suffrage pour la royauté, à cause de sa beauté; mais les oiseaux indignés lui arrachèrent chacun la plume qui venait d'eux. Il en résulta que le choucas dépouillé se retrouva choucas. Il en est ainsi des hommes qui ont des dettes : tant qu'ils sont en possession du bien d'autrui, ils paraissent être des personnages; mais quand ils ont rendu ce qu'ils doivent, on les retrouve tels qu'ils étaient auparavant. [163] LE CHOUCAS ET LES PIGEONS Un choucas, ayant aperçu dans un pigeonnier des pigeons bien nourris, blanchit son plumage et se présenta pour avoir part à leur provende. Tant qu'il resta silencieux, les pigeons, le prenant pour un des leurs, l'admirent parmi eux; mais à un moment il s'oublia et poussa un cri. Alors, ne connaissant pas sa voix, ils le chassèrent. Et lui, voyant la bonne chère des pigeons lui échapper, revint chez les choucas. Mais les choucas ne le reconnaissant plus à cause de sa couleur, le rejetèrent de leur société, de sorte que pour avoir voulu les deux provendes, il n'eut ni l'une ni l'autre. Cette fable montre que nous devons nous contenter de nos propres biens, et nous dire que la convoitise non seulement ne sert à rien, mais encore nous fait perdre souvent ce que nous possédons. [164] LE CHOUCAS ÉCHAPPÉ Un homme ayant attrapé un choucas et lui ayant lié la patte avec un fil de lin, le donna à son enfant. Mais le choucas, ne pouvant se résigner à vivre avec les hommes, profita d'un instant de liberté pour s'enfuir et revint à son nid. Mais le fil s'étant enroulé aux branches, l'oiseau ne put s'envoler et, se voyant sur le point de mourir, il dit : «Je suis bien malheureux : pour n'avoir pas supporté l'esclavage chez les hommes, je me suis sans m'en douter privé de la vie.» Cette fable pourrait se dire des hommes qui, en voulant se défendre de médiocres dangers, se sont jetés à leur insu dans des périls plus redoutables. [165] LE CORBEAU ET LE RENARD Un corbeau, ayant volé un morceau de viande, s'était perché sur un arbre. Un renard l'aperçut, et, voulant se rendre maître de la viande, se posta devant lui et loua ses proportions élégantes et sa beauté, ajoutant que nul n'était mieux fait que lui pour être le roi des oiseaux, et qu'il le serait devenu sûrement, s'il avait de la voix. Le corbeau, voulant lui montrer que la voix non plus ne lui manquait pas, lâcha la viande et poussa de grands cris. Le renard se précipita et, saisissant le morceau, dit : «O corbeau, si tu avais aussi du jugement, il ne te manquerait rien pour devenir le roi des oiseaux.» Cette fable est une leçon pour les sots. [166] LE CORBEAU ET HERMÈS Un corbeau pris au piège promit à Apollon de lui brûler de l'encens; mais sauvé du danger, il oublia sa promesse. Pris de nouveau, à un autre piège, il laissa Apollon pour s'adresser à Hermès, à qui il promit un sacrifice. Mais ce dieu lui répondit : «Misérable, comment me fierais-je à toi, qui as renié et frustré ton premier maître ?» Quand on s'est montré ingrat envers un bienfaiteur, on n'a plus, si l'on tombe dans l'embarras, à compter sur aucun secours. [167] LE CORBEAU ET LE SERPENT Un corbeau à court de nourriture aperçut un serpent qui dormait au soleil; il fondit sur lui et l'enleva. Mais le serpent se retourna et le mordit, et le corbeau, sur le point de mourir, dit : «Je suis bien malheureux d'avoir trouvé une aubaine telle que j'en meurs.» On pourrait dire cette fable à propos d'un homme que la découverte d'un trésor met en péril de mort. [168] LE CORBEAU MALADE Un corbeau malade dit à sa mère : «Prie les dieux, mère, et ne pleure pas.» La mère lui répondit : «Lequel des dieux, mon enfant, aura pitié de toi? en est-il un à qui tu n'aies pas dérobé de viande?» Cette fable montre que ceux qui se sont fait beaucoup d'ennemis dans leur vie ne trouveront pas d'amis, dans le besoin. [169] L'ALOUETTE HUPPÉE Une alouette huppée, prise au lacs, disait en gémissant : «Hélas ! pauvre oiseau infortuné que je suis ! Je n'ai dérobé à personne ni or, ni argent, ni quoi que ce soit de précieux : c'est un petit grain de blé qui a causé ma mort.» Cette fable s'applique à ceux qui, pour un profit mesquin, s'exposent à un grand danger. [170] LA CORNEILLE ET LE CORBEAU La corneille conçut de la jalousie contre le corbeau, parce qu'il donne des présages aux hommes, qu'il leur annonce l'avenir et que pour cette raison il est pris à témoin par eux ; aussi voulut-elle s'arroger les mêmes privilèges. Donc ayant vu passer des voyageurs, elle alla se percher sur un arbre et là poussa de grands cris. A sa voix, les voyageurs se retournèrent, effrayés; mais l'un d'eux prenant la parole dit: «Allons, amis, continuons notre chemin : ce n'est qu'une corneille, ses cris ne donnent pas de présage.» Il en est ainsi chez les hommes : ceux qui rivalisent avec de plus forts qu'eux, non seulement ne peuvent les égaler, mais encore ils prêtent à rire. [171] LA CORNEILLE ET LE CHIEN Une corneille offrant une victime à Athéna invita un chien au banquet du sacrifice. Le chien lui dit : «Pourquoi dépenses-tu ton bien à des sacrifices inutiles ? La déesse, en effet, te hait au point d'ôter toute créance à tes présages.» A quoi la corneille répliqua : «Mais c'est précisément pour cela que je lui sacrifie : je la sais mal disposée à mon égard et je veux qu'elle se réconcilie avec moi.» C'est ainsi que beaucoup de gens n'hésitent pas à faire du bien à leurs ennemis, parce qu'ils en ont peur. [172] LES ESCARGOTS L'enfant d'un laboureur grillait des escargots. En les entendant crépiter, il dit : «Misérables bêtes, vos maisons brillent et vous chantez !» Cette fable montre que tout ce qu'on fait à contre-temps est répréhensible. [173] LÉ CYGNE PRIS POUR L'OIE Un homme opulent nourrissait ensemble une oie et un cygne, non point pour le même objet, mais l'un pour soi chant, l'autre en vue de sa table. Or lorsque l'oie dut subir le destin pour lequel on l'élevait, il faisait nuit, et le temps ne permettait pas de distinguer les deux volatiles. Mais le cygne, emporté à la place de l'oie, entonne un chant, prélude de son trépas. Sa voix le fit reconnaître et son chant le sauva de la mort. Cette fable montre que souvent la musique fait ajourner la mort. [174] LE CYGNE ET SON MAÎTRE Les cygnes chantent, dit-on, au moment de mourir. Or un homme étant tombé sur un cygne mis en vente, et sachant par ouï-dire que c'était un animal très mélodieux, en fit l'acquisition. Un jour qu'il donnait à dîner, il alla chercher le cygne et le pria de chanter pendant le festin. Le cygne alors garda le silence, mais un jour, dans la suite, pensant qu'il allait mourir, il se pleura dans un thrène. Son maître, l'entendant, lui dit : «Si tu ne chantes que quand tu ras mourir, j'ai été bien sot de te prier de chanter jadis au lieu de t'immoler.» Il arrive ainsi quelquefois que, ce qu'on ne veut pas faire de bonne grâce, on le fait par contrainte. [175] LES DEUX CHIENS Un homme avait deux chiens. Il dressa l'un à chasser et fit de l'autre un gardien du foyer. Or quand le chien de chasse sortait pour chasser et prenait quelque gibier, le maître en jetait une partie à l'autre chien aussi. Le chien de chasse mécontent fit des reproches à son camarade : c'était lui qui sortait et avait le mal en toute occasion, tandis que son camarade, sans rien faire, jouissait du fruit de ses travaux! Le chien de garde répondit : «Eh mais ! ce n'est pas moi qu'il faut blâmer, mais notre maître qui m'a appris, non à travailler, mais à vivre du travail d'autrui. C'est ainsi que les enfants paresseux ne sont pas à blâmer, quand leurs parents les élèvent dans la paresse. [176] LES CHIENS AFFAMÉS Des chiens affamés virent des peaux qui trempaient dans une rivière. Ne pouvant les atteindre, ils convinrent entre eux de boire toute l'eau, pour arriver ensuite aux peaux. Mais il advint qu'à force de boire ils crevèrent avant d'atteindre les peaux. Ainsi certains hommes se soumettent, dans l'espérance d'un profit, à des travaux dangereux, et se perdent avant d'atteindre l'objet de leurs désirs. [177] L'HOMME MORDU PAR UN CHIEN Un homme mordu par un chien courait de tous côtés, cherchant quelqu'un pour le guérir. Un quidam lui dit qu'il n'avait qu'à essuyer le sang de sa blessure avec du pain et à le jeter au chien qui l'avait mordu. A quoi le blessé répondit : « Mais, si je fais cela, je serai fatalement mordu par tous les chiens de la ville.» Pareillement, si vous flattez la méchanceté des hommes, vous les excitez à faire plus de mal encore. [178] LE CHIEN INVITÉ ou L'HOMME ET LE CHIEN Un homme préparait un dîner pour traiter un de ses amis et familiers. Son chien invita un autre chien. «Ami, lui dit-il, viens céans dîner avec moi.» L'invité arriva plein de joie, et s'arrêta à regarder le grand dîner, murmurant dans son coeur : «Oh ! quelle aubaine inattendue pour moi ! Je vais bâfrer et m'en donner tout mon soûl, de manière à n'avoir pas faim de tout demain.» Tandis qu'il parlait ainsi à part lui, tout en remuant la queue, comme un ami qui a confiance en son ami, le cuisinier le voyant tourner la queue de-ci, de-là, le prit par les pattes et le lança soudain par la fenêtre. Et le chien s'en retourna en poussant de grands cris. Il trouva sur sa route d'autres chiens; l'un d'eux lui demanda : «Comment as-tu dîné, l'ami ?» Il lui répondit : «A force de boire je me suis enivré outre mesure, et je ne sais même pas par où je suis sorti.» Cette fable monte qu'il ne faut pas se fier à ceux qui font les généreux avec le bien d'autrui. [179] LE CHIEN DE COMBAT ET LES CHIENS Un chien, nourri dans une maison, était dressé à combattre les bêtes fauves. Un jour qu'il en vit beaucoup rangées eu ligne, il brisa le collier de son cou et s'enfuit par les rues. D'autres chiens l'ayant vu, puissant comme un taureau, lui dirent : «Pourquoi te sauves-tu ? — Je sais bien, répondit-il, que je vis dans l'abondance et que j'ai toutes les satisfactions de l'estomac, mais je suis toujours près de la mort, en combattant les ours et les lions.» Alors les chiens se dirent entre eux: «Nous avons une belle vie, quoique pauvre, nous qui ne combattons ni les lions, ni les ours.» Il ne faut pas, pour la bonne chère et la vaine gloire, attirer sur soi le danger, mais l'éviter au contraire. [180] LE CHIEN, LE COQ ET LE RENARD Un chien et un coq ayant fait société allaient par chemins. Le soir venu, le coq monta sur un arbre pour y dormir, et le chien se coucha au pied de l'arbre qui était creux. Or le coq ayant, suivant son habitude, chanté avant le jour, un renard l'entendit, accourut et, s'arrêtant en bas de l'arbre, le pria de descendre vers lui ; car il désirait embrasser une bête qui avait une si belle voix. Le coq lui dit d'éveiller d'abord le portier qui dormait au pied de l'arbre : il descendrait, quand celui-ci aurait ouvert. Alors, comme le renard cherchait à parler au portier, l'e chien bondit brusquement et le mit en pièces. Cette fable montre que les gens sensés, quand leurs ennemis les attaquent, leur donnent le change en les adressant à de plus forts. [181] LE CHIEN ET LE COQUILLAGE Un chien habitué à avaler des oeufs, voyant un coquillage, ouvrit la gueule et, refermant violemment ses mâchoires, l'avala, le prenant pour un oeuf. Mais ses entrailles s'alourdissant, il eut mal et dit : «Je n'ai que ce que je mérite, moi qui ai pris tous les objets ronds pour des oeufs.» Cette fable nous enseigne que ceux qui entreprennent une affaire sans discernement s'empêtrent à leur insu dans d'étranges embarras. [182] LE CHIEN ET LE LIÈVRE Un chien de chasse, ayant attrapé un lièvre, tantôt le mordait, tantôt lui léchait les babines. Le lièvre excédé lui dit : «Hé l toi, cesse ou de me mordre ou de me baiser, afin que je sache si tu es mon ennemi ou mon ami.» Cette fable s'applique à l'homme équivoque. [183] LE CHIEN ET LE BOUCHER Un chien, s'étant élancé dans une boucherie, y saisit un coeur, tandis que le boucher était occupé, et prit la fuite. Le boucher s'étant retourné et le voyant fuir, s'écria: «Toi, sache bien que, partout où tu seras, je te tiendrai à l'oeil ; car ce n'est pas à moi que tu as pris le coeur, bien au contraire tu m'en as donné.» Cette fable montre que souvent les accidents sont des enseignements pour les hommes. [184] LE CHIEN ENDORMI ET LE LOUP Un chien dormait devant une ferme. Un loup fondit sur lui, et il allait faire de lui son repas, quand le chien le pria de ne pas l'immoler tout de suite : «A présent, dit-il, je suis mince et maigre ; mais attends quelque temps : mes maîtres vont célébrer des noces ; moi aussi j'y prendrai de bonnes lippées, j'engraisserai et je serai pour toi un manger plus agréable.» Le loup le crut et s'en alla. A quelque temps de là il revint, et trouva le chien endormi dans une pièce haute de la maison ; il s'arrêta en bas et l'appela, lui rappelant leurs conventions. Alors le chien : «O loup, dit-il, si à partir d'aujourd'hui tu me vois dormir devant la ferme, n'attends plus de noces» Cette fable montre que les hommes sensés, quand ils se sont tirés d'un danger, s'en gardent toute leur vie. [185] LE CHIEN QUI PORTE DE LA VIANDE Un chien tenant un morceau de viande traversait une rivière. Ayant aperçu son ombre dans l'eau, il crut que c'était un autre chien qui tenait tan morceau de viande plus gros. Aussi, lâchant le sien, il s'élança pour enlever celui de son compère. Mais le résultat fut qu'il n'eut ni l'un ni l'autre, l'un se trouvant hors de ses prises, puisqu'il n'existait même pas, et l'autre ayant été entraîné par le courant. Cette fable s'applique au convoiteux. [186] LE CHIEN A LA SONNETTE Un chien mordait à la sourdine. Son maître lui pendit une sonnette, pour le signaler à tout le monde. Or lui, secouant sa sonnette, faisait le glorieux sur la place publique. Une vieille chienne lui dit : «Qu'as-tu à te pavaner? Ce n'est point à cause de ta vertu que tu portes cette sonnette, mais bien pour dénoncer ta méchanceté cachée.» Les manières glorieuses des fanfarons laissent voir visiblement leur méchanceté secrète. [187] LE CHIEN QUI POURSUIT UN LION ET LE RENARD Un chien de chasse, ayant aperçu un lion, s'était mis à sa poursuite. Mais le lion se retourna et se mit à rugir. Alors le chien eut peur et rebroussa chemin. Un renard le vit et lui dit : «Pauvre sire, tu poursuivais le lion, et tu n'as même pas pu supporter son rugissement.» On pourrait conter cette fable à propos des présomptueux qui se mêlent de dénigrer des gens plus puissants qu'eux, et qui se rejettent brusquement en arrière, quand ceux-ci leur font tète. [188] LE COUSIN ET LE LION Un cousin s'approcha d'un lion et lui dit : «Je n'ai pas peur de toi, et tu n'es pas plus puissant que moi. Si tu prétends le contraire, montre de quoi tu es capable. Est-ce d'égratigner avec tes grilles et de mordre avec tes dents? Une femme même qui se bat avec son mari en fait autant. Moi, je suis beaucoup plus fort que toi ; si tu veux, je te provoque même au combat.» Et, sonnant de la trompe, le cousin fondit sur lui, mordant le museau dépourvu de poil autour des narines. Quant au lion, il se déchirait de ses propres griffes, jusqu'à ce qu'il renonça au combat. Le cousin, ayant vaincu le lion, sonna de la trompe, entonna un chant de victoire, et prit son essor. Mais il s'empêtra dans une toile d'araignée, et, se sentant dévorer, il gémissait, lui qui faisait la guerre aux plus puissants, de périr par le fait d'un vil animal, une araignée. [189] LE COUSIN ET LE TAUREAU Un cousin s'était posé sur la corne d'un taureau. Après y être resté longtemps, comme il allait partir, il demanda au taureau s'il désirait qu'enfin il s'en allât. Le taureau répondit : «Quand tu es venu, je ne t'ai pas senti, et quand tu t'en iras, je ne te sentirai pas non plus.» On pourrait appliquer dette fable à l'homme impuissant dont ni la présence ni l'absence ne peuvent nuire ou servir. [190] LES LIÈVRES ET LES RENARDS Les lièvres un jour, étant en guerre avec les aigles, appelèrent à leur secours les renards. Ceux-ci répondirent : «Nous serions venus à votre aide, si nous ne savions qui vous êtes, et qui vous combattez.» Cette fable montre que ceux qui se mettent en lutte avec de plus puissants font fi de leur salut. [191] LES LIÈVRES ET LES GRENOUILLES Les lièvres s'étant un jour assemblés se désolaient entre eux d'avoir une vie si précaire et pleine de crainte : n'étaient-ils pas en effet la proie des hommes, des chiens, des aigles et de bien d'autres animaux ? Il valait donc mieux périr une bonne fois que de vivre dans la terreur. Cette résolution prise, ils s'élancent en même temps vers l'étang, pour s'y jeter et s'y noyer. Mais les grenouilles, accroupies autour de l'étang, n'eurent pas plus tôt perçu le bruit de leur course qu'elles sautèrent dans l'eau. Alors un des lièvres, qui paraissait être plus fin que les autres, dit : «Arrêtez, camarades ; ne vous faites pas de mal ; car, vous venez de le voir, il y a des animaux plus peureux encore que nous.» Cette fable montre que les malheureux se consolent en voyant des gens plus malheureux qu'eux. [192] LE LIÈVRE ET LE RENARD Le lièvre dit au renard : «Fais-tu réellement beaucoup de profits, et peux-tu dire pourquoi on t'appelle le «profiteur ?». — Si tu en doutes, répondit le renard, viens chez moi, je t'offre à dîner.» Le lièvre le suivit. Or à l'intérieur le renard n'avait rien à dîner que le lièvre. Le lièvre lui dit : « J'apprends pour mon malheur, mais enfin j'apprends d'où te vient ton nom : ce n'est pas de tes gains, mais de tes ruses.» Il arrive souvent de grands malheurs aux curieux qui s'abandonnent à leur maladroite indiscrétion. [193] LA MOUETTE ET LE MILAN Une mouette ayant avalé un poisson, son gosier éclata et elle resta étendue morte sur le rivage. Un milan, l'ayant aperçue, dit : «Tu n'as que ce que tu mérites, puisque, née oiseau, tu cherchais ta vie sur la mer.»Ainsi les gens qui abandonnent leur propre métier pour en prendre un qui n'est pas le leur sont justement malheureux. [194] LA LIONNE ET LE RENARD Un renard reprochait à une lionne de ne jamais mettre au monde qu'un seul petit. «Un seul, dit-elle, mais un lion.» Il ne faut pas mesurer le mérite sur la quantité, mais avoir regard à la vertu. [195] LA ROYAUTÉ DU LION Un lion devint roi, qui n'était ni colère, ni cruel, ni violent, mais doux et juste, comme un homme. Il se fit sous son règne une assemblée générale des animaux, en vue de recevoir et de se donner mutuellement satisfaction, le loup au mouton, la panthère au chamois, le tigre au cerf, le chien au lièvre. Le lièvre peureux dit alors : «J'ai vivement souhaité de voir ce jour, afin que les faibles paraissent redoutables aux violents.» Quand la justice règne dans l'Etat, et que tous les jugements sont équitables, les humbles aussi vivent en tranquillité. [196] LE LION VIEILLI ET LE RENARD Un lion devenu vieux, et dès lors incapable de se procurer de la nourriture par fa force, jugea qu'il fallait le faire par adresse. Il se rendit donc dans une caverne et s'y coucha, contrefaisant le malade; et ainsi, quand les animaux vinrent le visiter, il les saisit et les dévora. Or beaucoup avaient déjà péri, quand le renard, ayant deviné son artifice, se présenta, et s'arrêtant à distance de la caverne, s'informa comment il allait. «Mal», dit le lion, qui lui demanda pourquoi il n'entrait pas. «Moi, dit le renard, je serais entré, si je ne voyais beaucoup de traces d'animaux qui entrent, mais d'animal qui sorte, aucune.» Ainsi les hommes judicieux prévoient à certains indices les dangers, et les évitent. [197] LE LION ENFERMÉ ET LE LABOUREUR Un lion pénétra dans l'étable d'un laboureur. Celui-ci, voulant le prendre, ferma la porte de la cour. Ne pouvant sortir, le lion dévora d'abord les moutons, puis s'attaqua aux boeufs. Alors le laboureur, prenant peur pour lui-même, ouvrit la porte. Le lion parti, la femme du laboureur, le voyant gémir, lui dit : «Tu n'as que ce que tu mérites ; car pourquoi vouloir enfermer une bête que tu devais craindre même de loin ?» Ainsi les gens qui excitent de plus forts qu'eux ont naturellement à supporter les conséquences de leur folie. [198] LE LION AMOUREUX ET LE LABOUREUR Un lion s'étant épris de la fille d'un laboureur, la demanda en mariage ; mais lui, ne pouvant ni se résoudre à donner sa fille à une bête féroce, ni la lui refuser à cause de la crainte qu'il en avait, imagina l'expédient que voici. Comme le lion ne cessait de le presser, il lui dit qu'il le jugeait digne d'être l'époux de sa fille, mais qu'il ne pouvait la lui donner qu'à une condition, c'est qu'il s'arracherait les dents et se rognerait les griffes; car c'était cela qui faisait peur à la jeune fille. Il se résigna facilement, parce qu'il aimait, à ce double sacrifice. Dès lors le laboureur n'eut plus que mépris pour lui, et, lorsqu'il se présenta, il le mit à la porte à coups de bâton. Cette fable montre que ceux qui se fient aisément aux autres, une fois qu'ils se sont dépouillés de leurs propres avantages, sont facilement vaincus par ceux qui les redoutaient auparavant. [199] LE LION, LE RENARD ET LE CERF. Le lion étant tombé malade était couché dans une caverne. Il dit au renard, qu'il aimait et avec qui il entretenait commerce : «Si tu veux que je guérisse et que je vive, séduis par tes douces paroles le gros cerf qui habite la forêt, et amène-le entre mes mains; car j'ai envie de ses entrailles et de son coeur.» Le renard se mit en campagne et trouva le cerf qui bondissait dans les bois. Il l'aborda d'un air caressant, le salua et dit : «Je viens t'annoncer une bonne nouvelle. Tu sais que notre roi, le lion, est mon voisin ; or il est malade et sur le point de mourir. Alors il s'est demandé qui des animaux régnerait après lui. Le sanglier, a-t-il dit, est dépourvu d'intelligence, l'ours balourd, la panthère irascible, le tigre fanfaron : c'est le cerf qui est le plus digne de régner, parce qu'il est haut de taille, qu'il vit de longues années, et que sa corne est redoutable aux serpents. Mais à quoi bon m'étendre davantage ? Il a été décidé que tu serais roi. Que me donneras-tu pour te l'avoir annoncé le premier? Parle, je suis pressé, je crains qu'il ne me réclame; car il ne peut se passer de mes conseils en rien. Mais, si tu veux bien écouter un vieillard, je te conseille de venir aussi et d'attendre sa mort près de lui.» Ainsi parla le renard, et le coeur du cerf se gonfla de vanité à ces discours, et il vint à l'antre sans se douter de ce qui allait arriver. Or le lion bondit sur lui précipitamment ; mais il ne fit que lui déchirer les oreilles avec ses griffes. Le cerf se sauva en toute hâte dans les bois. Alors le renard claqua ses mains l'une contre l'autre, dépité d'avoir perdu sa peine ; et le lion se mit à gémir en poussant de grands rugissements ; car la faim le tenaillait, et le chagrin aussi ; et il supplia le renard de faire une autre tentative et de trouver une nouvelle ruse pour amener le cerf. Le renard répondit : «C'est une commission pénible et difficile que celle dont tu me charges ; pourtant je t'y servirai encore.» Alors, comme un chien de chasse, il suivit la trace du cerf, ourdissant des fourberies, et il demanda à des bergers s'ils n'avaient pas vu un cerf ensanglanté. Ils lui indiquèrent son gîte dans la forêt. Il le trouva qui reprenait haleine et se présenta impudemment. Le cerf, plein de colère et le poil hérissé, lui répondit : «Misérable, tu ne m'y prendras plus; si tu t'approches tant soit peu de moi, c'en est fait de ta vie. Va renarder avec d'autres qui ne te connaissent pas, choisis d'autres bêtes pour en faire des rois et leur monter la tète.» Le renard répondit : «Es-tu si couard et si lâche ? Est-ce ainsi que tu nous soupçonnes, nous, tes amis ? Le lion, en te prenant l'oreille, allait te donner ses conseils et ses instructions sur ta grande royauté, comme quelqu'un qui va mourir ; et toi, tu n'as pas supporté même une égratignure de la patte d'un malade. A présent il est encore plus en colère que toi, et il veut créer roi le loup. Hélas ! le méchant maître ! Mais viens, ne crains rien et sois doux comme un mouton. Car, j'en jure par toutes les feuilles et les sources, tu n'as aucun mal à craindre du lion. Quant à moi, je ne veux servir que toi.» En abusant ainsi le malheureux, il le décida à venir de nouveau. Quant il eut pénétré dans l'antre, le lion eut de quoi dîner, et il avala tous les os, les moelles et les entrailles. Le renard était là, qui regardait. Le coeur étant tombé, il le saisit à la dérobée, et le mangea pour se dédommager de sa peine. Mais le lion, après avoir cherché tous les morceaux, ne retrouvait pas le coeur. Alors le renard, se tenant à distance, lui dit : « Véritablement ce cerf n'avait pas de coeur ; ne le cherche plus ; car quel coeur pouvait avoir un animal qui est venu par deux fois dans le repaire et les pattes du lion ?» Cette fable montre que l'amour des honneurs trouble la raison et ferme les yeux sur l'imminence du danger. [200] LE LION, L'OURS ET LE RENARD. Un lion et un ours, ayant trouvé un faon de biche, se battaient à qui l'aurait. Ils se portèrent l'un à l'autre des coups terribles, tant qu'enfin, pris de vertige, ils s'abattirent à demi morts. Un renard, qui passait, les voyant énervés, et le faon gisant au milieu, l'enleva et s'en alla en passant entre eux deux. Et eux, hors d'état de se relever, murmurèrent : «Malheureux que nous sommes ! c'est pour le renard que nous avons pris tant de peine.» La fable montre qu'on a raison de se dépiter, quand on voit les premiers venus emporter le fruit de ses propres travaux.