DISCOURS DE DION CHRYSOSTOME. Discours VII, Discours Eubéen ou Le chasseur. Sur la vie champêtre et les ressources de l'indigence. JE vais vous raconter, non ce que j'ai entendu dire , mais ce que j'ai vu de mes propres yeux. Non seulement la vieillesse aime beaucoup à conter ; c'est aussi le caractère des gens qui ont couru le monde, comme c'est celui des vieillards. C'est qu'il est d'ordinaire arrivé aux vieillards bien des événements dont ils se ressouviennent avec plaisir. Je vous dirai donc quels hommes j'ai trouvés presque au milieu de la Grèce, et quelle était la vie qu'ils menaient. Je m'étais embarqué à Chio avec quelques pêcheurs, après la belle saison, dans un fort petit bateau. La tempête nous ayant surpris, nous eûmes beaucoup de peine à gagner les côtes escarpées de l'île d'Eubée. Notre bateau ayant donné sur un fond dur , se brisa contre les rochers. Mes compagnons se réfugièrent chez des gens qui pêchaient la pourpre , dont la cabane était sur le promontoire voisin et résolurent de se mettre à leur service. Demeuré donc seul, n'y ayant point de ville où je fusse à portée de me retirer, j'errais le long de la mer, dans l'espoir d'apercevoir quelqu'un passer près du rivage , ou y aborder. Après avoir beaucoup marché sans découvrir personne , je rencontrai un cerf qui venait de tomber du haut de la roche sur la grève même. Les flots commençaient, à monter jusqu'à lui, et il respirait encore. Peu de temps après , je crus entendre au-dessus de moi des voix de chiens. J'avais peine à les distinguer à cause du bruit des vagues. J'avançai ,et ayant grimpé avec beaucoup de difficulté sur une hauteur , je vis des chiens en défaut, qui s'écartaient ça et là, et j'imaginai que c'étaient eux qui avaient contraint le cerf que j'avais vu à se précipiter de la roche. Je ne tardai pas à appercevoir un homme que je reconnus pour un chaffeur à fon habille:r.ent & à fa figure. . Il portoit fa barbe ; & fes cheveut f(htl. étoient rejettés en arriere décemment & avec grace. Tels Homère peint les Eubéens qui vinrent ^devant Troie, difant, en riant fans doute & par plaifanterie , qu'ils n'avoient que la moitié de leurs cheveux , tandis que tous les autres Grecs avoient leur chevelure entiere. Ce ChaflTeur tn'adrefla la parole: Etranger , me dit-il, n'avez-vous pas vû pafler par ici le cerf que je pourfuis? La mer le couvre déja , lui répondisfe ; & l'ayant mené fur le lieu, je le lui montrai. Il le retira donc de IVau, & le dépouilla lui-mêine. Je lui aidai du m eux qu'il me fut roflîble. Il coupa les cuifles , &c les emporta avec la peau. Il m'exhorta de le luivre , & de venir manger avec lui de cet animal. Ma mailon n'efY pas loin , me dir-ilr après que vous vous y lerez reg nuit, vous pourrez retourner demain matin au rivage. Quant à préfent h mer n'eft pas tcnable. Ne vous allarmez pas , continua-t-il, de ce que je vais Tous dire. Je voudrais que le venc pût cefler dans quinze jours ; mais cela ne fe peut gueres quand les côtes de l'Eubée font enveloppées de nuages, comme vous les voytz. Il me demanda enfuitc d'où , & comment j-étois venu, & fi mon navire n'étoit pas brifé. Prefie par quelque affaire , lui dis-je , je m'étois embarque feul avec quelques Pêcheurs fur un bateau fort petit, qui n'a pas laiffé de fe brtfer en échouant. Il étoit difficile , reprit-il ,. d'éviter ce naufrage. Vous voyez combien le rivage de cette Ifle eft dur & efcarpé. C'eft ici ce qu'on appelle les roches de l'Eubée.. Tout navire qui y échoue ne peut mariquer d'y périr. Rarement il fe fauve quelqu'un de Ceux qui s'y font embafqués , à moins que le bâtiment ne foîc auffi léger que celai fur lequel voulétiez. Mais prenez confiance & ne craignez rien. Vous allez vous remettre aujourd'hui de ce qne vous avez fouffert. Demain nous tâcherons , &l eftpoffible , de vous tirer de l'embarras où vous êtes , quand une fois nous aurons fait connoiuance. Il me paroît que vous êtes habitant de quelque Ville , & que vous n'êtes ni marinier, ni ouvrier ; mais vous êtes fi maigre & fi foible. , qu'il femble que vous foyez malade. Je le fuivis volontiers. Comme je n'avois pour tout bien qu'un mauvais manteau , je n'appréhendois point qu'on me drefsât quelque piege. D'ailleurs j'ai fouvent éprouvé dans de femblables conjonctures où je me fuis trouvé pendant que j'étois errant, comme je l'éprouvai encore dans cette oc"cafion , que l'indigence efibien réellement quelque chofe d'inviolable & de facré , & que les pauvres font prefque aufll généralement refpeilés que les ferw revêtus. d'un caractere public (b}. e.mardiois donc en confiance ; car .touî ce que j'avois.».cpmme.jeraidit, ne confiftoit qu'en .un mauvais manteau. Il y avoit près de deux lieues (f] à /aire pour arriver à l'habitation dé mcn guide. Il m'entretint fur la route de l'état de fes affaires , & de la vie qu'il menoit avec la femme & fes en-v fans. Etranger, me difoit-il, nous fommesdeux qui demeurons dans le même lieu. Chacun de nous a époufé la fœur de l'autre , & ces femmes nous ont donné des fils & des filles. Nous vivons ordinairement de la chafle ; car nous ne cultivons qu'un très-petit terrain. Ce terrain n'eft point à nous. Nous ne le pofifédons ni à titre de patrimoine , ni à titre d'acquifition. Nos peres étoient de condition libre , mais ils n'étoient gueres, moins pauvres que nous ne le focames. Ils étoient au fervice d'un homme fort riche de cette Ifle, & ils gardoient fes bœufs* Cet homme avoit grand nombre de bœufs, de chevaux» de moutons , quantité de champs fer-» tiles , beaucoup de biens de toute efpece ; & toutes ces côtes lui appartenoient. On prétend que le Roi le fit mourir à caufè de fes richefles. Lorfgu'il fut Hoort, fes biens furent confit. qués. On enleva pour être égorgés les bœufs qae nous gardions. Quelques mauvaifes pièces de bétail qui nous appartenoient s'y trouvèrent confondues ; & perfonne ne nous tint compte de nos gages. Nous rdftâmes par néceflité dans le lieu où nous avions coutume d'habiter lorfque nous gardions nos bœufs. No» pères y avoient conftruit quelques bataques , & un parc avec des pieux. Il n'étoit ni grand , ni fort , et fervoit feulement à renfermer les veaux pendant l'été. L hyver nous defcendions dans les vallées, où nous avions fuffifamment de pâturages &,de fourrage raflemblé ; puis au retour de l'été nous regagnions les montagnes. Nos pères avoient choifi par préférence de fe fixer en ce lieu, parcequ'il étoit ( d ) aboa* dant en eaux. Il y avoit des deux cotés des vallées Ibmbres & profondes, au milieu defquelles couloir an fleuve dont les bords n'étoient point efcarpés, 6c dans lequel les bœufs & les veaux pouvoient très-aifément entrer. (d) iir»'!r»Tir. Naogeorgm paroîc Bavoir là ~ Motel coirige i»if(u"in, & Non-feulement l'eau en étoit abondante , mais elle etoit pure , parceque la fource d'où elle fortoit étoit peu éloignée. Le vent fouffioit dans la vallée durant tout l'été. Les forêts Voifines n'éroient point de difficile accès. Elles étoient arrofées par des ruifleaui. On n'y troavoit ni taons , ni aucunes autres chofes capables dincommoder les bœufs. Il y avoit quantité de belles prairies ombragées par des arbres hauts & touffus, & couvertes pendant l'été entier d'herbe fraîche , de façon qu'on n'ayoit pas beibin d'aller chercher au loin des pâturages. C'étoit donc pou* cela qu'ils s'étoient établis avec leurs troupeaux dans cet endroit. Ils y refterent fous leurs baraques , attendant l'occafion de gagner quelque chofe , ou de s'employer à quelque travail; & ils vécurent du produit d'un fort petit champ , qu'ils cultiverent près de leur demeure.. Il fournit fuffilamment à leurs befoins , parcequ'ils avoient en abondance de quoi Fen fraiffer. N'étant plus occupés du foin e garder des troupeaux , ils s'adonnerent à la chafle, tantôt feuls-, «le ils ne fe foucioient plus de pain, Us firent plus d'attention à ces animaux. Ils les pourfuivoient lorfqu'ils k$ voyoient paroître ; ils-reconnoiffoient leurs traces ; & de gardiens de bœufs , ils parvinrent, un peu tard à la vérité, Se fort lentement, à devenir chiens de chafle. J» Lorfque l'hyver fut venu t nos peres ne fe voyant aucune occupation, n'allerent ni à la Ville ni au Village ; mais ayant raffermi leurs cabanes &• renforcé leur parc , Us continuerent leur genre de vie , ils cultiverent tout le champ autour de "leur habitation. L'hyver leur rendit la.chafle plus facile. Ils diftinguoient mieux le pied des animaux , imprimé fur leterrein humide, ou fur la neige. Ainfi Hs" n'avoient pas beaucoup de peine à chercher leur proie, le chemin étant en quelque forte tracé pour'la trouver, & dans cette faifon les bêtes fauvages étant fi parefleufes & fi peu difpofées à fuir, qu'on peut prendre les lievres & les chevreuils dans.leurs gîtes. i • > Nos peres continuerent donc d* dans ce lieu, ne fouhaitant aucun genre de vie différent. Ils noa firent epoufer réciproquement la filk l'un de l'autre. Ils font morts tous deux il y a environ un an , après une longue vie, difoient-ils ; & cependant robuftes, & auffi vigoureux que dans 11 jeuneife. De nos deux mères il ne refle que la mienne. Mon camarade n'a jamais été à la Ville , quoiqu'il ait cinquante ans. Pour moi, je n'y ai été que deux fois. La première avec mon père , lorfque î'étois encore enfant , & que nom gardions encore les bœufs. La féconde, lorfqu'un homme vint nous demander de l'argent comme fi nous en avions eu , & nous ordonner de nous rendre à la Ville avec lui. Nous n'avions point d'argent » & je le lui atteftaipar ferment, Taflurant que fi nous en avions nous le lui donnerions volontiers. Du refte nous le reçûmes du mieux qur nous pûmes ; nous lui donnâmes entr'autres chofes deux peaux de cerf, & je le fui vis à la Ville ; car il exiga que l'un de nous y vînt pour rendre compte de l'état de nos affaires. :,. .J'y';.vis donc, comme la premier ois,beaucoup de grandes maifons, auiehors un mur épais , des bâtimens juarrés & fort élevés, des tours dans es murailles .beaucoup de navires qui ibordoient ou qui étoient dans le porc ur une mer aufli tranquille qu'un lac ; e qui n'arrive jamais dans les lieux >ù vous avez abordé : c"eft ce qui fait [ue les navires y périflent. Je remar[uai donc tout cela, & j'apperçus aufli me foule de monde aflemblé: le tululte étoit prodigieux, & les cris Ci orribles, que j'imaginai que tous ces ens que je voyois alloient s'entreattre. Mon guide me mena devant uelques Magiftrats , & leur dit en lant : voici l'homme vers lequel vous i'avez envoyé. Il n'a autre chofe qu'ue cabane & un parc conftruit avec de ros pieux. Les Magiftrats alloient au léatre, & je les y luivis,. .Ce théâtre tt une efpece de vallon creux , mais ui ne s'étend pas loin , & qui eft terliné en demi-cercle. Ce n'eft pas un allon naturel : on l'a formé en éljeant des pierres des deux côtés. ' Vous vous moquez peut-être de ioi,qui vous dcciis des chofes que vous connoiflez à merveilles. Pendant uî allez long-temps le peuple affemblé «''occupa de diverfes chofes , tantôt éclatant en acclamations flatteufes àk louange de quelques-uns, tantôt jettant des cris de colère & d'indignation. Ceux contre lefquels le peuple s'emportoit, paroiffoient fort effrayés. Les uns couraient de toutes parts en fupplians ; les autres plusfaifis de crainte jettoient bas leurs vêtemens : moimême je fus une fois tellement épouvanté de ces cris, que j'en penfai tomber par terre, comme fi j'eufie été frappé du fracas fubit de la tempête & de la foudre. Quelques gens entrèrent ; & debout au milieu de l'aflemblée, ils parlèrent à la multitude. On écoutoit allez long-temps les uns; mais on s'emportoit contre les autres ûtot qu'ils avoient ouvert la bouche, & on ne leur permettoit pas de aire k moindre mot. Après qu'on fut affis , & que l'on eut fait filence, on me fit avancer, & quelqu'un dit : Citoyens , voici ur de ces gens qui depuis bien des annéa profitent des terres du public. Ce n'eu pas is lui feulement qui eft dans ce cas ; x>n père auparavant en a fait autant. Ils font paître leurs troupeaux fur nos montagnes ; ils y chaflent; ils les cultivent ; ils y plantent des vignes. Ils snt conftruit beaucoup de maifons, ils ouïtrent de quantité d'autres biens, ans payer à perfonne le loyer du ter•ain qu'ils occupent ; fans que le peuîle leur en ait fait don. Et comment 'auroient-ils mérité ? Riches de nos jropres biens, ils ne portent le fardeau l'aucune des charges publiques , ni ne >ayent aucune portion des fruits qu'ils ecueillent. Exempts de charges & ['impôts, ils vivent comme s'ils étoient es bienfaiteurs de notre Ville ; & je ;rois , ajouta-t-il, que jamais aucun l'eux n'y a mis le pied. Je niai ce dernier fait, & auflîtôt oute l'aflemblée éclata de rire. Celui pi parloit fe mit fort en colère de ces js , & me chargea d'injures. Enfuite e tournant vers le peuple, fi vous foufrez ces chofes, dit-il, pourquoi ne nd. 5W, -rions nous pas les premiers, foit à ;w<"'p '" aujourd'hui ; feit à faire paître vos paturages fans en rien payer ; puisque ces animaux pofledent impunément pour rien plus de mille arpens de bonne terre , dont vous pourriez retirer plus de trois mefures (/; de bled par tête. En entendant ces mots, je me mis à rire de toute ma force ; mais le peuple , au lieu de rire comme auparavant , s'agitoit beaucoup. L'Orateur s'emporta ; & me regardant de travers, Voyez, dit-il, les manieres ironiques & infultantes de ce fcélérat. Peu s'en faut que je ne le chafie de l1 fie , lui & fon complice;car j'apprends qu'ils font deux, & à la tête de ceux qui fe font emparés dt prefque toutes les montagnes ; & je penfe bien qu'ils n'épargnent pas les malheureux qui font naufrage fur les côtes du Cap Capharée, dont leur habitation eft fort voifme. Sans cela comment feroient- ils devenus maîtres de tant de belles campagnes , même de Villages entiers , de tant de paires de bœufs, de tant d'efclaves, de tant de bétail ? Vous remarquez ians doute les vils habits fous lefquels il paroît devant vous ; cette peau dont il s'eft enveloppé pour vous mieux tromper , & vous perfuadcr qu'il eft pauvre & qu'il ne pofiede rien. Pour moi, ajoûta-t-il, je le vois avec autant de frayeur que fi je voyois Nauplius venir de Capharée : car je penfe qu'il ne manque pas, à l'exemple de cet ancien Roi de" l'Eubée, d'allumer des fanaux fur ce cap , pour attirer fur les roches les vaifleaux qui les apperçoivent. Ces paroles , & bien d'autres qull ajoûtoit , échauffoient les efprits du peuple. Je m'effrayai , & je craignis qu'on ne me fît quelque mal. Mais un autre perfonnage s'avança. Il étoit plein de bonté , comme il fut aifé de s'en appercevoir à fon maintien & à fés difcours. Il demanda d'abord qu'on fît filence; & Ton fe tût. Enfuite, d'un ton de voix doux il repréfenta qu'il ne convenoit point de traiter mal ceux qui cultivent & ftrtililent les terres de l'Ifle qui étoient en friche : qu'au contraire ils méritoient des louanges. Que . ce n'étoit pas à ceux quibâtilfoient eu .. qui plantoient fur les terres du public, . qu'ii falloir témoigner du mécontentement , mais à ceux qui perdoient ces terres. En effet, dit-il, Citoyens, aujourd'hui encore près des deux tiers de notre Ifle font des montagnes in. cultes par la négligence & la pareflè des habitans. Je poflede bien du terrain , foit dans les monragnes, foit dans la plaine , que je voudrais ( comme bien d'autres je. crois ) que quelqu'un voulût cultiver. Non-feulement je lui en abandonnerais la jouïtiance gratis; mais je lui donnerais encore de l'argent : car il eft évident qu'il m'en reviendrait de l'avantage par la fuite. Il eft d'ailleurs agréable de voir un terrein cultivé , au lieu qu'un défert nonfeulement ne rapporte rien à fes maî•tres , mais infpire un fentiment de triltefle, &c femble reprocher la mifere de ceux qui le pofledent. Je penfe donc que vous devriez ex . citer le plus de Citoyens que vous pourriez à cultiver les terres publiques. Les riches entreprendraient un plus .grand terrain, les pauvres fe charge roient d'autant qu'ils en pourroient cultiver. Par-là il ne refleroit plus de terres en friche , & il feroit pofiîble à" ceux de vos Citoyens qui le voudroienr, de fe délivrer (g) des deux plus grands maux, la parefie & la pauvreté. On leur accorderoit ces terres gratis' durant dix ans; au bout de ce temps' ils feroient obligés de payer pour redevance une petite portion de leurs fruits;-" mais rien de leurs troupeaux. Si quelque étranger vouloit défricher, il ne payeroit rien durant cinq ans ; & au bout de ce temps, il payeroit le double de ce que payeroit un Citoyen. Enfin on mettroit au nombre des Ci-' toyens les étrangers qui auroient dé- • friché deux cems arpens , afin de lesr encourager davantage. Actuellemment le terrain qui eft à nos portes eft abfolument un défert' affreux. Il ne relie mble en rien aux ' environs d'une Ville, mais à la plus profonde folitude ; & dans l'intérieur : ces murs l'on fême &'l'on'fait paître les troupeaux en mille endroits. Certes ' ces Orateurs font admirables , qu! font un crim^ à des gens laborieux de cultiver les extré.imés de l'Ifle fur les côtes de Capharée, eux qui ne trouvent pas mauvais qu'on laboure le Gymnafe, & qu'on faiTe paître le bétail dans le marché! Voyez en effet comme votre Qymnafe eft devenu un champ dans lequel les ftatues d'Hercule & de quantité d'autres Divinités, ou Héros, fe trouvent enfevelies fous les moiffons. Tous les jours au lever de l'aurore, les moutons de ce Rhéteur qui vient de parler font lâchés dans le marché , Sf paiffent les environs du Palais & du Sénat ; de façon que les étrangers qui entrent pour la premiere fois dans votre Ville, ou en ont pitié , ou s'en mocquent. A ces mots le peuple s'irritoit de nouveau contre le Rhéteur , & s'agitoit fort. Quoique cet homme agilfe ainfi, continua le perronnage refpeétable qui avoit co.nn.-ncé de parler , il opine cependant à chafler de l'Ifle ces pauvres malheureux ; fans doute afin que perfonne n'entreprenne de défricher à leur exemple, :5c que les çam pagnes foient pleines de brigands, & la Ville de voleurs. Mon fentiment eft donc qu'on leur biffe les pofleffions qu ils le fonr faites , aux conditions qu'à l'avenir ils payeront une redevance modique. Quant à ce qu'ils auroient dû payer auparavant, il faut leur en M Caire grace en confidération de ce qu'ils' f*{*" ' p' ont défriché un terrain qui étoit inculte auparavant. Que s'ils veulent acheter ce terrein , il faut le leur donner à meilleur marché qu'à d'autres. Tandis qu'il foutenoit ce parti, celui qui avoit parlé le premier s'y oppo^ foit de toutes fes forces , & ils fe char-i geoient d'injures. Enfin ils m'ordonneyent de dire ce que je voudrais. Que faut il donc que je dife ? leur demandai-je. Répondez, dit un de ces Juges, à ce que vous ve'fiez d:emendre. Je réponds donc, repris-je , qu'il n'y a rien de vrai dans tout ce que l'on a dit. En vérité, Meilleurs, je croyois rêver lorfque j'entendois tout ce que ce babillard difoit il n'y a qu'un moment de champs , de Villages , & d^utres chofes femblablcs. Nous ne poflédons ni Villages , ni chevaux, ni ânes, fn bœufs. Plût aux Dkux que nous euffions autant de richefles qu'on vous a dit, afin que nous les partageafiîorvs avec vous , & que nous fufiions au rang de vos principaux Citoyens. Au refte ce que nous avons aétuellement nous fuffit : fi vous en avez befoin d'une partie , prenez-la: fi vous voulez le tout, prenez-le encore. Nous former rons un établiflement nouveau. L'Aflemblée loua fort ce que je venois de dire. Enfuite celui qui préfidoit m'interrogea. Que pouvez-vous donner au peuple ? Nous pouvons, repris-je , donner quatre peaux de cerf qui font parfaitement belles. Une grande partie de PAîTemblée fe mit à rire, & le Préfident parut en colere contre moi. Les peaux d'ours , pourfuivis-je, font dures, & celles de bouc ne font pas fi précieufes que celles de eerf. Les autres que nous avons font ou vieilles ou petites ; du refte,fi vous les voulez auffi, vous pouvez les prendre. Le Magiftrat fe mit derechef en co quatre d'orge, autant de mil, & un demi feptier de fèves : car, ajoûtai-je , elles ont produit peu cette année. Prenez le froment & l'orge, & laiffeznous feulement le mil. Si cependant vous en avez également befoin , prenez-le auffi. Un autre me demanda fi nous ne faifions pas du vin. Nous en faifons, lui dis - je ; & fi quelqu'un de vous vient chez nous , nous lui en donnerons. Mais qu'il apporte avec lui quelque outre , car nous n'en avons aucun. Combien avez-vous de vignes ? ajoûta t-il. Deux devant notre porte , répondis-je ; vingt hors du parc, & autant au delà du fleuve , où nous les avons plantées depuis peu. Elles font excellentes , & portent de très-belles grappes ( K") , quand les paflans les y laiflent. Mais, pour que vous n'ayiez pas la peine de m'interroger fur chaque chofe en particulier, je vais vouy détailler les aurres chofes que nous poffédons. Nous avons huit chevres , une vache eftropiée, & un fort beau veau qu'elle nous a donné ; quatre faux, quatre bêches, trois épieux , & chacun un couteau de chatte pour tuer les bêtes fauvages. Jl n'eft pas befoin de vous faire l'énumé-ation de notre vaiffelle de terre. Chacun de nous deux a une femme & des enfans : nous habitons dans deux belles cabanes, & nous en avons une troifiemeoù nous plaçons nos vivres & les peaux des bêres que nous prenons. Par Jupiter, die le Rhéteur, c'eft-là peut être auffi que vous enfouïiîez votre argent. Viens le défouïr, sot que tu es , lui dis je. Qui eft ce qui enfouît de l'argent ? Croistu qu'il gïTme quand on l'enfouît ? Tout le monde fe mit à rire : fans doute on fe mocquoit de cet homme. Voilà tous nos biens, continuai je. Si vous les voule7 tous , nous vous les donnerons volontiers. Il n'eft point néceflaire de nous rien enlever par force comme à des étrangers ou à des méchans. J'ai ouï dire à mon pere que nous fommes Citoyens de votre Ville. Il y eft quelquefois venu lors des diftributioris publiques d'argent , & il a reçu (à portion comme Citoyen. Nos enfans font donc des Citoyens que nous vous élevons. Ils vous défendront contre les brigands ou les ennemis, quand il en fera beroin. L'Ifle eft en paix quant à préfent ; mais fi jamais elle fe trouve dans des conjonctures différentes, vous fouhaiterez avoir bien des gens qui nous refièmblent : car n'imaginez pas que ce Rhéteur combattra pour vous ; à moins que ce ne foit. comme les femmes, à coups de langue. Quand nous prendrons quelques bêtes fauvages , nous vous donnerons une partie des chairs & des peaux. Envoyez feulement quelqu'un pour les recevoir» Si nos cabanes vous choquent , fi vous exigez que nous Ici détruifions , nous les détruirons ; mais à condition que vous nous donnerez ici quelque maifon : car fans cela conxrnent pourrions-nous foutenir l'hyver? Vous avez dans votre Ville beaucoup de maifons que perlbnne n'habite ; une feule nous fuffira. Dira-t-on (/) que nous ne pourrions nous accoutumer à ( 0 Voyez far Je (cas que je donne à ce pafit vivre ici au milieu de tant de monde raflfemblé dans le même lieu ? Dirat-on que nous vous ferions incommodes?Nous n'avons cependant pas mérité qu'on nous chafle abfolument de l'Ifle. Ce que ce Rhéteur a ofé avancer concernant les malheureux qui font naufrage fur nos côtes ,. eft une chofe trop injufte & trop odieufe pour que quelqu'un de vous la trouve croyable. J'aurois dû réfuter d'abord cette calomnie , & j'oubliois prefque d'en parler. Outre qu'une pareille action révolteroit l'humanité , il ne feroit pas poflîble de rien retirer des naufrages , puifque les bois mêmes qui font jettés a terre iont tellement brifés , qulls font réduits en pouffiere. En effet , cette côte eft la plus inacceffible qu'il y ait au monde. J'ai une feule fois trouvé quelques panniers d'ofier ( m ) que la mer avoir pouffes au rivage, & je les fufpendis à un chêne facré près de ce: endroit •• car puifle-t-il , ô Ciel ! ne m'arriver jamais de profiter du malheur des hommes. Loin d'avoir tiré le moindre profit des naufrages , j'ai au contraire ibuvent eu pitié des infortunés jettes iur nos côtes par la tempère. Je les ai reçus dans ma cabane ; je leur ai donné à boire & à manger ; je leur ai rendu tous les fervices qui étoient en mon pouvoir ; je les ai accompagnés jufqu'aux lieux habités de cette Ifle. Y auroit il quelqu un dans cette Aflemblée qui pût m'en rendre témoignage? Mais je n ai jamais obligé dans la vue ni qu'on le publiât, ni qu'on en efir de la reconnoiffance J'ignorois i avez-vous cette victime ? Quand nous prîmes cette laie qui avoit des petits , répondit-il, les petits s'enfuirent tous : car ils étoient plus alerte que des lievres ; mais j'en atteignis un d'un coup de pierre. Je l'enveloppai ( r ) dans une peau , & allai le troquer au Village contre une truie que j'ai nourrie depuis ce temps dans une loge que je lui fis derriere la cabane. Voilà donc , reprit Ton pere ( s ) ce que votre mere avoit à rire , lorfque nous étions étonnés d'entendre grogner un cochon, & de voir diminuer notre orge. Les truies d'Eubée , dit-il, n'engraifl'ent point fi elles ( t ) ne mangent que du gland. Au refte,fi vous voulez voir la mienne, je vais vous l'amener. Ils le lui ordonnerent , & il fortit avec les enFans qui étoient dans la cabane, & qui ne demandoient qu'à courir. Au même-temps la jeune fille alla chercher dans l'autre cabane des fruits de cormier bien confervés, des nefles, des pommes d'hyver, &de belles grappes de gros raifin. Elle mit tout cela Fur la table après l'avoir efluyée avec des feuilles, & l'avoir couverte de fougere bien nette. Les enfans revinrent avec la truie, qu'ils amenoient à grand bruit, & en folatrant. La mere du jeune homme fuivoit, ayant avec elle deux autres de fes enfans fort jeunes. Ils portoientdes pains de pur froment, des œufs cuits dans des plats de bois, & des pois rôtis. Cette femme après avoir falué foa frere , & la jeune fille qui étoit fa nie* ce , elle s'aflït auprès de fon mari, & dit : Voici la victime que ce jeune homme nourrit depuis long temps pour fervir à fon mariage. Ce que nous pouvons fournir eft tout prêt, nous avons de la farine de froment & d'orge. Il ne nous manque qu'un peu de vin peutêtre ; mais il fera facile d'en avoir au Village. Le jeune homme étoit près d'elle, & regardoit fon beau-pere. Celui-ci dit en fouriant , cet amant ne paroît pas fort emprefle , peut - être veut-il encore engraifler là victime. Bon, répondit-il , elle va crever de graifle. Comme j'étois bienaife de l'obliger, prenez garde , dis-je , que tandis que cet animal s'engraifle, ce jeune homme ne maigriflè. Notre Hôte dit vrai, reprit la mere ; & en effet, il a déja maigri beaucoup. Il n'y a pas longtemps que je l'ai entendu fe lever la nuit, & fortir de la cabane. C'eft que les chiens crioient, repartit il, & j'alloisvoirce quec'étoit. Non,non, ajcûta-t-elle ; vous vous promeniez fort chagrin. Ne le laiflbns donc pas fe chagriner davantage. Elle fe jetta au. Tome II. O cou de la mere de la jeune fille, & l'embraflà. Faifons donc ce qu'ils fouhaitent, dit celle-ci; & cela fut réfolu. Nous ferons les noces dans trois jours, dirent-ils. Ils me prierent de demeurer avec euxjufqu'à ce temps; &j'y coofentis fans peine. Je comparois cette façon d'agir fimple & naïve à celle des riches. Corn-» oien ceux-ci emploient-ils de formalités dans toutes leurs affaires, & fur. C*f*u1y. tout dans leurs mariages. De combien fa ggns un pere n'a-1-il pas befoiir pour régler les préliminaires ? Combien d'informations fur le bien, fur la famille , fur les donations , fur la dot, fur les promefles ? Combien de précautions par rapport aux quittances , aux conventions verbales , aux actes par écrit ? Et après tout cela on finit fouvent par des brouilleries & desquerelles au milieu des noces mêmes. C E n'eft pas fans deflein, ni pour vous amufer par une narration frivole , que j'ai raconté tout ce que vous venez d'entendre. J'ai voulu vous donner un exemple de la vie unie & des façons d'agir des gens pauvres, dont j'ai moi même été témoin , & que j'ai annoncées d'abord. J'ai voulu préfenrer le fpeélacle de leurs aflions & de leurs difcours à ceux qui feroient curieux . de le voir. Certes , fi en fait de magni» ficence leur pauvreté les metau-deflouy des riches , ils l'emportent en fait d'avantages naturels , & en tout le refte. En effet , confidérant ce que dit Euripide* &. s'il eft vrai qu'ils ibient févrés des plaifirs de l'hofpitalité , qu'ils ne puiflent ni recevoir les étrangers chea eux , ni leur fournir ce qui leur manque ; je ne trouve rien de femblable. Quant à recevoir leurs Hôtes , perfonne ne s'emprefle plus: que les pauvres à allumer dû feu , à.fervir de gui-» des fans chercher de prétextes pour s'en excufer : chofes qu'un riche rougiroit de faire. Quant à donner, ils donnent ce qu'ils ont bien plus volontiers qua les riches. Aucun de ceux-ci ne donnerait à un malheureux qui aurait fait naufrage la robe de pourpre de fa fera-* me ou de fa.fi.le : bien moins encore quelqu'un ( u ) de fes propres habits , quoiqu'il en ait un grani nombre ; pas même le manteau de quelqu'un de (es domeftiques. tranché ce deuil. Homère le fait bien fenrir lorfqu'il peint Eumée , quoique efclave & pauvre, recevant cependant parfaitement bien Ulyfle , & lui donnant bien à manger & un bon lit , tandis que les Seigneurs amans de Pénélope , fiers de leurs richefies & de leur pouvoir, ne lui donnent qu'avec peine les choies mêmes qui ne leur appartiennent pas. C'eft pourquoi Ulyfle , dans le même Homère , dit à Antinous , en lui reprochant (es mauvais procédés: (x) Vous ne donneriez pas à un pauvre » feulement un peu de fel qui vous » appartînt , tandis que vous mangez » le bien d'autrui. Vous me refufez » du pain , dont vous avez fi abon- » damment. » II n'eft pas étonnant , dira-t-on , que les amans de Pénélope aient le défaut qu'on leur reproche ici : Homère les peint vicieux. Je le veux; rha'sPénélope elle-même , cette Princefie fi remplie de bonté, qui s'entretient volontiers- avec Ulyfle , qui lui demande des nouvelles de fon époux ; Homère dit quelle ne donna pas non plus de manteau à Ulyfie, quoiqu'il fût nud. Elle fe contenta d'en promettre un, à condition qu'Ulyfle feroit de retour dans un mois , comme on le lui prédifoit. Enfuite,lorfqu'Ulyfle demanda l'arc que les amans de Pénélope ne pouvoient tendre , & que ceux-ci paroiflbient indignés de ce qu'il ofoit difputer de force avec eux, elle voulut qu'on le lui remît ; mais aflura au même-temps qu'il ne prétendoit pas à Pépoufer, & que pour toute récompenfe, s'il venoit à bout de tendre l'arc & de frapper au but, on lui donnerait une tunique , un manteau & des fouliers. Ainfi, pour qu'Ulyffe eût un manteau & des fouliers, il falloit qu'il tendît l'arc d'Eurytus , & qu'il s'attirât la haine de quantité de jeunes Seigneurs qui pouvoient l'aflbmmer fur le champ. Il falloit qu'il annonçât avec certitude , & dans un temps marqué, le retour d'un Prince qui depuis vingt ans ne paroiflbit nulle part, ou qu'il fe réfolût à s'en aller avec les haillons. C?eft cependant d'une Reine que parle Homère ; de la fage & vertueufe fille d'Icare. Télemaque ne traite gueres mieux •Ulyfle , lorfqu'il donne ordre au Por,cher de l'envoyer promptement mendier dans la Ville, & de ne pas le nourrir plus long-temps dans les étables. H cft vrai que ce langage étoit concerté; mais le Porcher ne fe récrie point contre cet ordre, ni contre cette dureté ; parcequ'il étoit d'ufage de traiter avec auffi peu d'humanité les hôtes qui étoient pauvres , & de ne recevoir bien que les riches. On exerçoit envers ces derniers tous les devoirs de l'hofpitalité, on leur faifoit des préfens , parcequ'on efpéroit d'eux le« mêmes fervices. L'hofpitalrté s'exerce encore de même aujourd'hui. L'on a les mêmes égards dans le choix de* hôtes. Si l'on y prend garde , ce qui paroît être un pur acte de bonté & de générofué , ne differe gueres d'un repas où chacun fournit ion plat, ou d'un prêt à intérêts. Rien n'eu û fréquent que cette maniere d'agir; & par Jupiter , en cela , comme en tout autre genre de méchanceté, nous furpaflbris nos ancêtres. J'aurois beaucoup de chofes à dire fur lés Phéaciens. Si quelqu'un trouvoït qu'ils ont bien traité Ulyfle, & qu'ifs 1 ont reçu comme ilsauroient reçu un "homme riche, Je poufrôis'faire voir les 'vûes & les motifs de leur libéralité 5c 'de leur magnificence. Mais je me fuis 'étendu plus qu'il ne faut far ce fujet. Il eft, je croîs, évident que les rîchefles ne 'procurent à ceux »qui lés pdfledentaucun avantage, ni.pour exer'cer rîiofpitalité, ni pour quelqu'autre 'chôfe que ce fuit; qu'au contraire elles 'fervent à rendre les hommes plus ava"res, plus ténaces que ne le peut faif£ la pauvreté même. Que fi dans le grand nombre des riches oh en trouve quel'qu'un qui foit libéral & généreuk, fl n'en fera pas moins vrai qu'il y a plus de riches que de pauvres qui ont lés vices contraires. tin homme pauvr"e, s'il eft d'un boh naturel , eft content du peu qu'il à» S'il lui iurvient quelque infirmité, non de celles qui tourmentent d'ordinaire les gens plongés dans l'oifiveté & fatigués de la bonne chere , il a de quoi fe foulager. S'!! lui arrive des hôtes, il peut leur faire des préfens d'amitié, & qu'on ne peut foupçonner d'être faits à regret. Ce ne feront ni des coupes d'argent , ni des robes de diverfes couleurs , ni des chars , ni les préfens d'Hélene & de Ménélas à Télémaque. Il ne recevrait pas des perfonnes à qui de pareils dons conviendraient , tels que feraient des Rois, ou des Gouverneurs ; à moins qu'ils rr'euffent aflez de fagefle & de vertu pour ne rien dédaigner de ce que l'amitié préfente. Le pauvre ne ferait pas en état de recevoir des gens fiers & orgueilleux , & peutêtre ne fe foucierok-il gueres de pareils hôtes. Il n'y a-voit à Sparte que Ménélas en état d'avoir pour hôte le fils de Priam, le plus riche Prince de l'Afie. Mais il ne fe trouva pas mieux de l'avoir reçu. Cet hôte vuida la maifon de Ménélas, dont il enleva les richeflès & la femme , & s'embarqua pour fon pays, laiiian: la fille de Ménélas fans mère. Celui - ci fut obligé de courir -long-temps la Grèce , déplorant l'on malheur, & implorant ie iecours de tous les Princes Grecs , les uns après les autres. Il fut réduit à fupplier fon frère de livrer fa propre fille pour être facrifiée en Aulide. Pendant dix ans que dura le fiege de Troie , il fut contraint, aufiî bien que fon frère , de .faire une cour perpétuelle aux Chefs .de l'armée, pour calmer leurs rnécontentemens, & les empêcher à tout inftant de fe rembarquer. Enfin ', après avoir effuyé bien des travaux , bien des dangers , il erra ians pouvoir après tant de périls retrouver îà Patrie. Doit-on donc faire grand cas des richefles de Mcnélas ? Doit-on approuver ce que dit le Poète, que le plus grand avantage de ce Prince éroit de pouvoir bien recevoir fes hôtes, exercer envers eux tous les devoirs de l'hofpitalité , & leur faire des prélens dign^s d'eux, quelque accoutumés qu'ils Fuilent aux délices de l'abondance ? Si nous citons ici les Poètes , ce n'efl pas que nous veuillions les critiquer , ni rabaifïer la glorieufe réputation de fagefle que leurs Ouvrages leur ont aequife. Nous ne cherchons point à leur rien difputer là-deffus. Nous ne les citons que parceque nous croyons trouver chez eux les opinions du plus grand nombre des hommes fur les objets ordinaires de l'admiration , fur les richeffes, fur ce que chacun regarde comme le plus defirable des biens. Les hommes aflurément n'auroient pas loué les Poetes comme des gens fages, vertueux , amis de la vérité; ils n'auroient pas chéri fi fort les Poemes, s'ils n'y avoient reconnu leur propre langage & leurs idées. Il n'eft pas poffible de s'adrefler à chaque homme" en particulier , de demander à chacun l'un après l'autre , Pourquoi, ô homme ! craignez-vous fi fort la pauvreté ? Pourquoi faites-vous tant de cas des richeffes ? Que gagnerez-vous tant à pofféder beaucoup d'or , ou un grand pouvoir ? Il feroit infini, il feroit im.praticable de faire ces queftions à tout le monde. Il eft donc néceflaire de recourir aux interpretes des hommes , à ceux qui parlent pour eux, aux Poetes qui ont configné dans leurs Vers 1» opinions de la multitude. Ge n'cft pas inutilement que nous y avons recours , & nous ne faifons en 'cela que ce que les plus fages ont fait bien des fois , entre autres un fameux Philofophe , qui, non dans le deffein de çerfuader fans doute , répond aux pauvres & à ce que dit Sophocle dafis fon PI Jtus , s'arrêtant peu ~à ceuxlà , & beaucoup plus à telui-ci ; traitant cependant ce fujet moins au long que nous ne venons de le faire ; car il ne le difcute pas avec toute la profondeur dont il eft capable , mas il en parle dans fes Livres feulement eh jpàflanr. C'en eft aflez , & peut-être trop (air la vie paftorale & chafleufe des nabitans de la campagne. J'ai voulu prouVer que malgré l'indigence on pouvoir Vivre , & vivre heureux , d'une façon convenable à un homme libre & laborieux : qu'enfin l'indigence conduifoit à des actions , à des opérations meilleures par leur nature que celles auxquelles les richëfles ont coûtume de mc maintenant l'a vie fe les refïburces des pauvres dans le fein des Villes ; de quelle maniere, par quel genre d'occupation ils pourront vivre à leur aife ; je dis , autant à leur aife que ceux qui prêtent à gros intérêt , qui fupputent le mieux les mois & les jours , qui pofledent de grandes maifons, des vaifleaux, beaucoup d'efclaves. Voyons comment les Villes pourront fournir alfez de travail à ces pauvres, pour qu'ils n'aient point befoin de recourir à des fecours étrangers , quoiqu'obligés de payer leur logement, & toutes chofes en général ; non-feulement leurs habits , mais learS meubles , leur pain , le bois qui " leur eft néceflaire chaque jour , jufqu'aux broflailles, aux feuilles , & » mille chofes auffi viles. Excepté l'eau., ils font obligés d^cheter tout, parce.que tout eft reflerré ; rien n'eft expofé en public : ou plûtôt, quantité de chofes y font expofées, mais pour vendre, & à haut prix. Peut-être paroîtra-t-il difficile qu'un bomme qui ne poflëde autre chofe que fon propre corps , puifle fournir à tant de befoins $ fur-iout lorfqu'on faura que nous ne confeillons ni tout genre d'occupation , ni toute forte de profits. Peut-être nous croira-t-on réduits, felon ces principes, à chafler des Villes les pauvres qui les habitent ; à ne les peupler , comme Homère » que de gens riches , & à ne point fouffrir qu'aucun homme libre y travaille. Que ferions-nous alors de tous ces pauvres ? Les difperferions nous dans les campag-nes voifines ,_ comme originairement les Athéniens étoient répandus par toute l'Attique ,. & comme ils le furent derechef fous la tyrannie de PifiÛrate ?' Le genre de vie qu'ils y menerent ne fut rien moins que défa.vantageux , & forma d'exeellens Citoyens , infiniment plus fages, meilleurs à tous égards que ceux qui par la fuite furent élevés au milieu de la Ville, foit Juges » foit Orateurs, foit Ecrivains , foit Artifans. Il n'eft donc ni fort à craindre , ni fort dangereux que tous tant qu'ils font ils deviennent habitans de la campagne. Mais Je ne doute pas qu'ils ne puîflent fubfifïer dans les Villes. Examinons de quelle maniere, par cocos bien de moyens ils y peuvetft vivre honnêtement, & fans être contraints bar une oifiveté forcée d'avoir recourt a des refïbûrces condamnables. Il y a dans les Villes bien des 'métiers & bien des arts differens ; & plufieurs font d'un grand avantage à ceux qui s'y adonnent, fi l'on mefure l'avantage par le profit qui en revient. Ils font en fi grand nombre, qu'il feroit difficile de les nommer tous les uns après les autres ; & d'ailleurs ce n'en feft pas ici le lieu. Qu'il fuffife donc de dire ce qu'ils ont de louable ou de blâtaable, en peu de mots, & en général. D^bord tous ceux qui contribuent à nuire à la fanté, & à dimihuer les forces du corps, foit qu'ils favorifent là volupté ou la parelfe ; tous ceux qui aviliffent & corrompent l'ame, qui ne font d'aucune utilité réelle, d'aucun fervice, qui n'ont été inventés que pour fatisfaire la moleflTe & l'extravagance des Villes, ne méritent le nom ni d'arts, ni de métiers. Le fage HéSodé n'auroit pas loué tout art eh g& liérai ? fi fous ce nom il avoit cru dev"ûir comprendre des ehofes honreufes & mauvaifes» Nul homme vertueux & bien né ne doit fe mêler d'aucune de ces profeffîons, ni en être inflruit luimême , ni l'enfeigner à fes enfans. S'il s'y livre, il ne peut pafler poiar artifte, mais pour un Ouvrier mauvais & de nul ufager qui ne mérite que l'opprobre dont le couvre un gain vil & bas» Ceux au contraire qui s'emploient avec ardeur & habileté aux arts honnêtes & qui font utiles à la vie, loin de porter la corruption dans l'ame, ou d'occafionner au corps des maladies, fur-tout de celles qui naiflent de la parefle , de la moleife & de l'oifiveté : tous ceux-là, dis-je, trouveront fuffifamment de quoi travailler & de quoi vivre. Ils ne donneront point lieu aux riches de les appeller pauvres à jufte titre i puifqu'ils feront moins pauvresque les riches mêmes , & qu'ils ne manqueront d'aucune des ehofes néceflTaires , ni prefque d'aucune des commodités de la vie. Examinons à préfeht ces deux divers genres d'occupations , celles que - Bous défendons > & cellea que ofons concilier. Nous n'aurons point égard aux reproches qu'on-a coûtume de faire fur les gains permis , non-feulement fur les gains perfonnels , mais fur ceux mêmes des parens* Ainfi reproche t-on à quelqu'un que fa mers file de la laine pour de l'argent, quelle travaille aux vignes , qu'elle allaite les enfans des riches ; que fon pere enfeigne les Lettres, eft Maître d'Ecole. Nous fomnncs bien éloignés de trouver baffes aucunes de ces occupations. Ceux qui en formant un teproche m fe fondent que fur ce qu'elles font des marques d'indigence : ainfi ce n'eft pas fur l'occupation que le reproche tombe , mais fur l indigence même, qu'on regarde comme un mal, coin:ne quelque chofe dont on doit rougir. Pour nous , qui ne trouvons point l'état d'Indigence pire ou plus méprifable que celui de l'opu en-ce , ni le premier plus défavanta^eux que le fécond , nous ne devons pas être plus touchés de ce quM peut y avoir de homeux dans l'un que de ce qu'il y a de honteux dans l autre. Si quelqu'un fe croit en droit d'invectiver contre l'indigence , parcequ'elle a quelquefois de honteufls fuites ; qu'il fache que nous en pouvons reprocher bien davantage aux richeffes : la parelTe , par exemple , que leur reproche Héfîode ( y ). N'eft-ce pas encore une accufation contre les richefles que ce qu'Homère dit d'un de fes perfonna.ges, « Que les Dieux ne lui ont ac- » cordé l'art ni de fouïr la terré, ni de » la labourer ; » & ailleurs : i* Que » fes mains foibles & délicates ne font » point endurcies par le travail. » Chacun , je crois, demeurera d'accord , & peur-être l'a-t-on dit bien des fois, que les Teinturiers, les Corroyeurs, les Parfumeurs avee tout Part de la toilette t tant des hommes que des femmes , qui n'eft pas aujourd'hui fort différente l'une de l'autre ; avec toute cette bigarure qui regne non-feulement dans les habits, mais dans les cheveux & fur le vifage , qui à force de cérufe , de vermillon , & de mille autre drogues, devient précifément un 'lïft, 'Chio , & fur-tout Argos, me 'fauront mauvais gré fans doute , fous 'prétexte de défendre la gloire d'Homère & d'Agamemnon , à laquelle je fuis bien éloigné de vouloir porter ar> teinte. Peut-être Athènes fe fâcherat-elle auffi, & fe perfuadera que je •déshonore les Poetes tragiques & comiques, à qui j'arrache leurs Miniftres, •en avançant qu'ils exercent une profefiîon peu honnête. Il eft naturel que les Thébains foient également de mauvaife humeur. Ils prérendront que j'irt3fulte à la viftoire qu'ils remporterent autrefois , lorfque le prix de la flûtfe leur fut adjugé par toute la Grece. Ih •font fi jaloux de l'honneur de cette victoire , que leur Ville ayant été faccagée , & demeurant même actuellement prefque entierement détruite , puifqu'il n'y a qu'une partie de là Cadmée ( z ) qui eft habitée , ils ont été peu touchés de tout ce qu'ils ont perdu par la deftruction de tant de Temples , de colomnes , d'infcrip ( z ) C'étoit la panie de U Ville de Tlrebrt -<)1li en formoic la Citadelle, foy, faujatuai liv. ix. iliul'. S, tions ; mais ils ont eu grand foin it chercher & de rétablir une fhtue de Mercure ,.fur laquelle étoit l'infcription fuivante : La Grece a décerné le prix des finies aux Thebains. L'on voit encore cette ftatue unique au milieu des ruines , dans l'ancien marché. Mais je ne crains ni ces reproches, ni ceux qu'on pourroit me faire , de regarder comme des profeffîons bafles & déshonnêtes ce qui fut l'objet de Teftime des Grecs. Il y a encore parmi eux bien d'autres chofes que je blâ.me ; mais fur-tout que le peuple foit plus habile qu'il ne doit, ou pour mieux dire., qu'il ne s'imagine l'être. J'interdis donc à mes pauvres le» fonctions de ces crieurs qui publient à fi grand bruit dans les places & dans les rues des marchandifes à vendre, & "des récompenfes pour ceux qui indiiquerom les voleurs, ou les fugitifs : les fondions de ces gens qui feignant une expérience qu'ils n'ont pas , offrent de rédiger les adtes, les contrats, ôt tous les écrits de procédure : les fondions de ces Jurifconfuites , de ces Avocats (Ubtils & véhémens, qui vendent inJîffértiniv.ent leur fecours à tout le, "nonde, même aux plus grands cri»'/f. CWl minels. Ainfi voit-on des Citoyens15"1 iiftingués & recommandables , ex- ' :iter la compaffion, crier, fupplier, jour des gens qui ne font ni leurs paens ni leurs amis , & s'abbaiffer à des bupleffes pour les crimes d'autrui. Que ios pauvres laiflent ces emplois i qui •oudra s'en charger. Il eft néceflàire. ue quelques-uns d'eux travaillent des nains : mais qu'ils travaillent de la' jngue , ou qu'ils travaillent en procéure , il n'y a aucune néceflîté. Des proteffions que j'ai citées, ou ue je pourrois citer encore, plu'fieurs aroîtront fans doute utiles dans les rilles , félon l'ordre qui s'y obferve. jjourd'hui. Telles font peut-être cels des gens qui dreflent les adies, &; 2 quelques crieurs publics. Mais comient doivent-elles être exercées, pour lufer le moins d'inconvéniens qu'il eft affïble ? C'eft ce qu'il n'eft pas. de fai>n de développer ici : car il ne s'agit is de régler un Etat, ni d'examiner uelle en eft la meilleure conftitution,: i la moins imparfaitet Mon objet eft de prouver que l'indigence n'eft point dépourvûe de reflburces , comme on i coûtume de le croire; ce qui la fait regarder comme un mal qu'on doit fuir : au contraire, qu'elle offre quantité de reflburces utiles & honnêtes à ceux qui n'ont pas peur du travail. J'ai donc parlé d'abord des avantages de la châtie & des arts de la campagne. Je parle maintenant des arts, des Villes, & je confidere quels font ceux qui font honnêtes & convenables à^ceux qui veulent bien vivre , ôcquelî; font ceux qui peuvent contribuer à rendre pires les gens qui les pratiquent. Que fi des chofes que j'ai dites, pluïieurs font utiles non-feulement pour le choix d'une profeffion, mais pour l'adminiftration publique , on doit, à d'autant plus jufte titre, me pardonner la longueur de ce Difcours ; puifque cette prolixité n'eft point produite par de frivoles & inutiles écarts. considération rtfa porte a en terminer. ici la traduÛion. D^ailleurs, les dertiieres pages^ que jefupprime, font em.floyees a faire fentir l'horreur de certaines profejftons deftinees à fcrvir les. falfions des hommes ; & je me reprocherais de mettre fous les yeux de mes JLefieurs. des détails dans lefquels Jj.ion ajcru devoir entrer a cefujet.