[62,0] De la Royauté et de la Tyrannie. [62,1] Prenons le cas de quelqu’un incapable de commander à un seul homme tout proche de lui et en rapport constant avec lui, quelqu’un incapable de diriger une seule âme, la sienne, comment pourrait-il, comme tu le fais, régner sur des gens innombrables dispersés partout et dont beaucoup habitent les extrémités de la terre, des gens que pour la plupart, il n’a pas vus, qu’il ne pourra jamais voir, et dont il ne comprendra même pas la langue? C’est comme un homme, handicapé de la vue au point de ne pas voir ce qui est à ses pieds et d’avoir besoin d’un guide pour lui tenir la main, un homme dont on dirait qu’il parvient à voir jusqu’aux choses les plus éloignées, semblable en cela à ceux qui du large aperçoivent de loin les îles et les montagnes; ou comme un homme que ses proches ne peuvent entendre mais qui serait capable d’être entendu de contrées et d’armées entières. [62,2] L’esprit est en quelque sorte comparable à la vue. Si celle-ci est défectueuse, elle n’aperçoit rien, même pas les objets les plus proches, mais si elle est bonne, elle parvient à voir le ciel et les astres. Il en est de même pour l’intelligence: celle d’un homme sage est capable de gouverner tous les hommes, celle d’un insensé ne peut même pas assurer la sauvegarde d’un seul corps, le sien, ni de sa seule maison. La plupart de ceux qui détiennent un pouvoir tyrannique veulent tout, parce qu’il leur est possible de s’emparer de tout. Parce que la justice dépend d’eux, ils commettent des injustices; parce qu’ils ne craignent pas les lois, ils pensent qu’elles n’existent pas; parce qu’ils ne sont pas contraints de travailler, ils vivent dans une mollesse perpétuelle; parce que personne, victime d’une injustice, ne se défend, ils ne cessent d’en commettre; parce qu’ils ne sont privés d’aucun plaisir, ils ne cessent de se gaver de jouissances; parce que personne ne les blâme ouvertement, ils n’acceptent aucune parole qui ne soit élogieuse; parce que personne n’ose les contrarier, ils sont malveillants pour tout le monde; parce que, sous l’emprise de la colère, il peuvent tout se permettre, ils sont constamment en colère. [62,3] Mais le bon dirigeant, comme toi, adopte une attitude tout opposée: il ne désire rien, puisqu’il pense avoir tout; il use des plaisirs avec modération, parce que, s’il en désirait, il les aurait tous; il est plus juste que les autres, vu qu’il assure à tous la justice; il se plaît à travailler, puisqu’il travaille de son plein gré; il aime les lois, puisque il ne les craint pas. Et c’est à juste titre qu’il pense ainsi. Qui en effet a plus besoin de sagesse que celui qui délibère sur des questions importantes? Qui a besoin d’une justice plus rigoureuse que celui qui est plus grand que les lois? Qui doit avoir plus de maîtrise de soi, que celui à qui tout est permis? Qui doit avoir plus de courage que celui qui assure le salut de tous? [62,4] Celui qui dirige un grand nombre de gens ne doit pas seulement disposer de ressources importantes; il lui faut aussi des troupes, des fantassins et des cavaliers, ainsi que des fortifications, des navires et des machines de guerre, s’il doit s’imposer à ses sujets, se défendre contre ses ennemis, et soumettre ceux qui voudraient se soustraire à son autorité. Se maîtriser soi-même est de toutes choses la moins onéreuse, la plus paisible et la moins dangereuse. En effet, la vie d’un homme maître de soi n’est ni onéreuse ni pénible ni dangereuse. Et pourtant, cette vie-là est par nature de toutes les choses la plus difficile. [62,5] Donc, le fameux Sardanapale, comme tout le monde le dit, régna sur Ninive, sur Babylone, les plus grandes villes qui avaient existé autrefois, et il soumit à son autorité toutes les nations qui peuplaient le second continent, jusqu’aux parties de la terre qu’on dit inhabitées. Mais avec la royauté il n’avait rien de plus en commun qu’un cadavre en putréfaction. Car, d’une part il ne voulait ni ne pouvait délibérer, rendre la justice ou commander des armées. [62,6] Mais par ailleurs, dans son palais il se réfugiait dans le quartier des femmes; il s’y installait sur une couche dorée, tout en haut, sous des voiles de pourpre, tel Adonis pleuré par les femmes; il s’exprimait avec une voix plus aiguë que les eunuques, inclinant le cou, tremblant et le teint pâle, à cause de son indolence et à force de se tenir à l’ombre, le corps livide, roulant les yeux comme si on l’étranglait: il n’était pas possible de le distinguer des concubines. Et pourtant, semble-t-il, il conserva pendant un certain temps son pouvoir, se laissant mener au hasard. Ainsi un navire privé de pilote vogue souvent sur la mer à l’aventure, sans personne pour le retenir, poussé au gré du beau temps; mais lorsque la mer se soulève un peu, une seule vague le submerge sans difficulté. [62,7] De même, on peut voir un char sans cocher tournoyer dans l’arène, et ce char, incapable de remporter une victoire, jette le trouble dans la course et cause des ravages dans la foule des spectateurs. Ainsi donc un homme dépourvu d’intelligence ne sera jamais roi, pas plus qu’un aveugle ne serait incapable de guider quelqu’un sur la route; un homme injuste non plus ne sera jamais roi: c’est comme un bâton tordu et inégal qui a besoin d’un autre bâton comme soutien; un homme couard non plus ne sera jamais roi: c’est comme un lion pourvu d’un caractère de biche ou comme un métal plus malléable que la cire et le plomb. Qui doit en effet posséder la plus grande maîtrise de soi, sinon celui qui vit au milieu des plaisirs les plus nombreux, qui administre le plus grand nombre d’affaires, qui est le moins libre de son temps, et qui se préoccupe des problèmes très importants et très nombreux?