[0,0] PRÉFACE DE L'AUTEUR GREC. Dictys, natif de Gnose, ville de Crète, était contemporain des petits-fils d'Atrée; il possédait parfaitement la langue et les sciences phéniciennes que Cadmus avait répandues dans l'Achaïe. Il accompagna Idoménée, fils de Deucalion, et Mérion, fils de Molus, qui se rendaient au siège de Troie à la tête d'une armée de Crétois; il fut chargé par eux d'écrire les annales de cette guerre, ce qu'il fit sur des tablettes d'une écorce légère, et il partagea son histoire en six livres. Il était déjà avancé en âge lorsqu'il revint en Crète, et il ordonna en mourant d'ensevelir avec lui son ouvrage. Ses héritiers, se conformant à cette disposition, renfermèrent le manuscrit dans une boîte de plomb, et le placèrent dans son tombeau. Après plusieurs siècles, la treizième année de l'empire de Néron, un tremblement de terre se fit sentit à Gnose, et détruisit, entre autres édifices, le tombeau de Dictys, qui resta ouvert, de manière que l'on aperçut la boite de plomb. Des bergers qui passaient par là s'en saisirent, et, persuadés qu'elle contenait un trésor, l'ouvrirent promptement, et trouvèrent des tablettes sur lesquelles étaient tracés des caractères inconnus ; ils portèrent aussitôt le tout à leur maître, nommé Eupraxides, qui, ayant reconnu les caractères, présenta l'ouvrage à Rutilius Rufus, consulaire, et alors gouverneur de la Crète. Celui-ci, croyant que cet écrit renfermait certains secrets, le renvoya à Néron avec Eupraxides. L'empereur le reçut, et, voyant que les caractères étaient phéniciens, il appela auprès de lui des savants , qui lui donnérent l'explication de ce que contenait le manuscrit. Néron vit par là que l'auteur était un ancien qui avait été témoin oculaire de ce qu'il racontait; il ordonna donc de remettre l'ouvrage en grec moderne : la traduction qu'on en donna fut regardée comme l'histoire la plus fidèle de l'expédition des Grecs contre Priam. Il combla de présents Eupraxides, et le renvoya dans sa patrie avec le titre de citoyen romain ; il fit placer ces annales, sous le nom de Dictys, dans la bibliothèque grecque. Le texte suivant donne avec exactitude la suite des événements. L. SEPTIMIUS A Q. ARADIUS, SALUT. Dictys de Crète, qui accompagna Idoménée au siège de Troie, a donné le journal de cette guerre en caractères phéniciens, dont on faisait alors usage en Grèce, et qui avaient été apportés par Cadmus et Agénor. Plusieurs siècles après, son tombeau, placé près de Gnose, autrefois capitale de Crète, tomba en ruines. Des bergers venus par hasard en ces lieux, trouvèrent dans les décombres du monument une boîte revêtue de plomb et fermée soigneusement. Persuadés qu'elle renfermait un trésor, ils l'ouvrirent, et n'y trouvèrent ni or ni autres choses dont ils pussent faire leur profit ; mais seulement six rouleaux d'écorce d'arbre sur lesquels étaient tracés des caractères. Voyant leur espérance trompée, ces bergers portèrent la boîte chez Praxis, le seigneur du lieu; celui-ci changea les caractères phéniciens en lettres athéniennes, car l'ouvrage était écrit en langue grecque; il l'offrit â Néron, empereur romain, et ce don lui valut les plus riches présents. Ce livre est tombé par hasard entre mes mains; comme j'ai toujours été fort curieux de ce qui a rapport â l'histoire, je me suis mis à le traduire en latin ; au reste, si j'ai entrepris cet ouvrage, ce n'était pas que je me crusse trop capable de réussir; mais j'avais plutôt en vue de m'exercer au travail et de fuir l'oisiveté. J'ai conservé en entier les cinq premiers livres qui renferment les événements de ce siège et les expéditions de chacune des parties belligérantes; j'ai ensuite réuni dans un seul volume les cinq autres, qui contiennent le retour des Grecs dans leur patrie, et je vous l'ai envoyé. Daignez, je vous prie, mon cher Rufinus jeter sur mon ouvrage un regard favorable [1,1] HISTOIRE DE LA GUERRE DE TROIE. LIVRE PREMIER. CHAPITRE I. Tous les rois de la Grèce qui descendaient de Minos, fils de Jupiter, vinrent en Crète pour y recueillir la riche succession de Crétéus. Ce prince, fils de Minos, avait réglé par son testament qu'il serait fait un partage égal de tout ce qu'il possédait d'or, d'argent et de troupeaux, entre les enfants de ses filles ; et il laissait son empire à Idoménée, fils de Deucalion, son frère et à Mérion, fils de Molus, son neveu, qui devaient gouverner chacun sa part avec un pouvoir indépendant. Entre les princes présents au partage, on distinguait Palamède, fils de Clymène et de Nauplius, et Oeax, appelés Crétéides, avec Ménélas, fils d'Aerope et de Plisthène, qu'Anaxibie, sa soeur, épouse de Nestor, et Agamemnon, son frère aîné, avaient chargé de les représenter dans l'assemblée des héritiers. On connaissait moins ces derniers comme fils de Plisthène, mort à la fleur de son âge et sans avoir rien fait de mémorable, que comme petits-fils d'Atrée. Ce prince, en effet, touché de compassion pour la faiblesse de leur âge, les avait recueillis au-près de lui, et s'était chargé de leur donner une éducation conforme à leur naissance. Ils se conduisirent tous dans cette occasion avec la grandeur et la générosité qu'on devait attendre de personnes de leur rang. [1,2] CHAPITRE II. A la nouvelle de leur arrivée, tous les descendants d'Europe, dont le nom était en grande vénération dans l'île, se rendirent auprès d'eux, les saluèrent avec bonté et les conduisirent au temple. Là, après un sacrifice solennel où furent immolées suivant l'usage nombre de victimes, on leur servit un repas splendide, et on les traita avec autant d'abondance que de délicatesse. Les fêtes continuèrent les jours suivants. Les rois reçurent les témoignages de l'affection de leurs amis avec joie et reconnaissance; mais ils furent encore plus frappés de la magnificence du temple d'Europe. Ils ne pouvaient se laisser d'examiner, dans le plus grand détail, les riches présents envoyés de Sidon à cette princesse par son père Phénicie et par ses nobles compagnes, et qui faisaient l'ornement de ce bel édifice. [1,3] CHAPITRE III. Dans le même temps, Alexandre de Phrygie, fils de Priam, accompagné d'Énée et de plusieurs de ses parents, se rendait coupable d'un grand attentat à Sparte et dans le palais de Ménélas, où il avait été reçu comme hôte, et traité tomme ami. Aussitôt après le départ du roi, épris d'amour pour Hélène, qui surpassait en beauté toutes les femmes de la Grèce, il l'enleva, et avec elle tous les trésors qu'il put emporter. Cette princesse fut accompagnée dans sa fuite par Aetra et Clymène, parentes de Ménélas, attachées à son service. La nouvelle du crime commis par Alexandre contre la maison de Ménélas parvint bientôt en Crète; et la renommée, qui se plaît ordinairement à grossir les objets, publia que le palais du roi avait été détruit, son empire renversé, et répandit d'autres bruits aussi funestes. [1,4] CHAPITRE IV. Ménélas, à cette nouvelle, quoique vivement affecté de l'enlèvement de son épouse, fut encore plus irrité de la connivence perfide qu'il crut apercevoir entre le ravisseur et ses parentes. Palamède, voyant ce prince indigné et furieux sortir du conseil sans proférer un seul mot, fait approcher de terre les vaisseaux et dispose tout pour le départ. Après quelques paroles consolantes adressées au roi, il embarque à la hâte tout ce qui provenait du partage, fait monter Ménélas avec lui sur la flotte, et, secondés d'un vent favorable, ils arrivent en peu de jours à Sparte. Déjà Agamemnon, Nestor, et tous les rois descendants de Pélops, y étaient accourus. A l'arrivée de Ménélas, ils s'assemblent ; et quoique l'atrocité de l'action leur inspirât une profonde horreur et les portât â une prompte vengeance, cependant, après avoir délibéré mûrement, ils résolurent d'envoyer d'abord à Troie, en qualité de députés, Palamède, Ulysse et Ménélas, avec ordre de se plaindre de l'injure, et de redemander Hélène ainsi que tous les trésors enlevés. [1,5] CHAPITRE V. Les députés arrivèrent bientôt à Troie et n'y trouvèrent point Alexandre. Ce prince qui, dans sa fuite précipitée, avait peu consulté les vents, s'était vu forcé de relâcher en Chypre. De là, après s'être saisi de quelques vaisseaux, il avait abordé sur la côte de Phénicie. Toujours tourmenté par cette même avidité qui l'avait accompagné à Sparte, il égorge de nuit, par trahison, le roi des Sidoniens, qui lui avait fait un accueil favorable. Tout ce que renferme le palais est le prix de son crime; toutes les richesses accumulées dans ce lieu, monuments de la grandeur royale, sont par son ordre injustement enlevées et portées sur ses vaisseaux. Cependant, aux cris lamentables de ceux qui avaient échappé aux ravisseurs, le peuple se soulève, se porte en foule au palais, et, dans le moment où Alexandre, après avoir pris tout ce qui était à sa convenance, se préparait à mettre à la voile, une troupe, armée à la hâte, se présente; le combat s'engage et se poursuit avec acharnement; nombre de combattants tombent de part et d'autre; les uns s'opiniâtrent à venger la mort de leur roi, les autres à conserver leur butin. Enfin les Troyens, après avoir eu deux de leurs vaisseaux brûlés, furent assez heureux pour sauver le reste, et échappèrent ainsi à la vengeance des Sidoniens déjà fatigués du carnage. [1,6] CHAPITRE VI. Sur ces entrefaites, Palamède, un des députés qui s'étaient rendus à Troie, prince à qui sa valeur dans les combats et sa sagesse dans les conseils avaient mérité la plus grande confiance, se rend au palais de Priam. Là, devant le conseil assemblé, il se plaint du crime d'Alexandre, représente les droits de l'hospitalité indignement violés par lui, observe qu'une telle action est capable de réveiller la haine entre les deux nations, rappelle le souvenir des discordes qui, pour de semblables causes, divisèrent jadis les maisons d'llus et de Pélops, et d'autres familles encore, discordes qui ont entraîné les peuples dans des guerres désastreuses. Il met sous les yeux de Priam les dangers et l'incertitude des combats, les avantages et les douceurs de la paix, l'assure qu'un forfait aussi odieux ne manquera pas d'exciter l'indignation de toute la terre, de priver ses auteurs de tout secours humain, et de les conduire à une perte inévitable, digne récompense de leur détestable impiété. Il se préparait à continuer lorsque Priam l'interrompant, lui dit: « Modérez-vous, je vous prie, Palamède; il n'est pas juste d'accuser un absent. Il peut bien arriver que ce grand crime dont on le charge soit suffisamment détruit dans sa réplique lorsqu'il sera présent. » Sous ce prétexte et d'autres semblables, il ordonne de suspendre l'examen de l'affaire jusqu'à l'arrivée d'Alexandre. Il voyait bien, par l'effet du discours de Palamède sur chacun des conseillers, que l'on condamnait généralement, sans cependant oser rien dire, l'action de son fils. En effet, le prince grec avait exposé ses plaintes avec un art admirable; il avait répandu dans son discours un intérêt touchant bien capable de produire l'effet désiré. L'assemblée se sépara ainsi ce jour-là. Ensuite Anténor, homme généreux, et surtout ami de la justice et de la vertu, conduisit dans son palais les députés, qui l'y suivirent avec joie. [1,7] CHAPITRE VII. Peu de jours après, le fils de Priam et ses compagnons arrivèrent, amenant avec eux la belle Hélène. Son retour mit la ville en mouvement. Les uns avaient l'action d'Alexandre en horreur ; les autres s'attendrissaient sur Ménélas, qui en était la victime. Tous étaient indignés, et personne ne cherchait à défendre le ravisseur. Priam, inquiet, appelle ses fils auprès de lui, les consulte sur ce qu'il doit faire dans une telle conjoncture : ils sont tous d'avis de ne point rendre Hélène. La vue des richesses qu'on avait enlevées avec elle les éblouissait, et ils n'ignoraient pas qu'il faudrait s'en dessaisir si on la rendait elle-même. Ils ne voyaient pas non plus avec indifférence les belles femmes de la suite d'Hélène, et se proposaient bien d'en faire leur conquête; car ces princes, dont les moeurs étaient aussi barbares que le langage, s'inquiétaient peu de ce qui était juste ou injuste, et ne voyaient dans cette affaire que deux objets qui partageaient également leur affection : le butin premièrement; ensuite le moyen d'assouvir leurs passions déréglées. [1,8] CHAPITRE VIII. Priam, après cette réponse, les quitte, assemble les anciens, leur fait part de la résolution de ses fils et demande leur avis. Ceux-ci ne l'avaient pas encore donné, que les princes, sans garder aucune mesure, entrent tout-à-coup dans la salle du conseil, en menaçant chacun des assistants de leur vengeance, s'ils osent prendre le moindre arrêté contraitre à leurs intérêts. Cependant le peuple ne pouvait retenir son indignation, et réclamait hautement contre l'injustice; il demandait satisfaction pour les députés, et pour lui-même la réparation des torts qu'il éprouvait journellement. Alexandre, toujours aveuglé par sa passion, et craignant tout d'un peuple irrité, sort accompagné de ses frères, les armes à la main, se jette au milieu de la multitude, et en fait un affreux carnage. Ce qui reste est sauvé par l'intervention des grands qui avaient assisté au conseil, et par Anténor, qui s'était mis â leur tête. Ainsi le peuple se retira méprisé, maltraité, et sans avoir rien obtenu. [1,9] CHAPITRE IX. Le lendemain, le roi, à la prière d'Hécube, se rend chez Hélène, la salue avec bonté, l'exhorte à prendre courage, et lui fait plusieurs questions sur son état et sur sa naissance. La princesse lui répondit que des liens de parenté l'unissaient â Alexandre, qu'elle appartenait plus à Priam et à Hécube qu'aux fils de Plisthène; et reprenant son origine de plus haut, elle dit que Danaüs et Agénor étaient leurs communs auteurs; que de Pléione, fille de Danaüs et d'Atlas, naquit Électre, qui, enceinte de Jupiter, avait mis au monde Dardanus, duquel sortirent Tros et les autres rois de Troie; que d'un autre côté, Taygète, fille d'Agénor, avait eu de Jupiter Lacédémon, père d'Amiclas ; que celui-ci donna le jour à Argalus, père d'Oebalus, qui engendra Tyndare, dont elle était la fille. Elle allégua aussi les liens qui l'unissaient à Hécube par Agénor, père de Phinée et de Phénice, aïeuls d'Hécube et de Léda, sa mère. Après avoir ainsi établi sa généalogie, elle conjura Priam et Hécube, les larmes aux yeux, de ne la point rendre aux Grecs après l'avoir prise sous leur protection. Elle ajouta que les richesses qui avaient été tirées du palais de Ménélas lui appartenaient, et qu'elle n'avait rien pris au-delà. On ne sait pas au juste si sa réponse lui fut inspirée par son amour pour Alexandre, ou par la crainte d'être punie un jour par son mari à cause de sa désertion. [1,10] CHAPITRE X. Hécube, qui connaissait son désir, et voyait en elle une parente, la tenait serrée contre son sein, et suppliait son époux de ne la point rendre. Cependant Priam et les princes étaient revenus à un meilleur avis ; ils insistaient pour qu'on renvoyât la députation avec une réponse favorable, et craignaient déjà de résister à la volonté du peuple : le seul Deiphobe appuyait Hécube, sans doute parce qu'il était épris de la même passion qu'Alexandre pour la beauté d'Hélène. Hécube, de son côté, s'adressait tantôt à Priam, tantôt à ses fils, et tantôt embrassant la princesse, elle jurait que rien ne pourrait l'en séparer. De cette manière, elle entraîna à son avis tous les assistants, et les caresses d'une mère triomphèrent enfin du bonheur public. Le jour suivant, Ménélas et ses collègues se rendirent à l'assemblée, redemandant Hélène, et avec elle tentes les richesses qui avaient été enlevées. Alors Priam, debout et entouré des princes ses fils, commande le silence; il prie Hélène, qui était présente, de choisir elle-même, et de déclarer si elle voulait retourner à Sparte ou demeurer à Troie. La princesse, dit-on, fit réponse qu'elle ne voulait ni revoir sa patrie, ni rester unie à Ménélas. Ainsi les princes sortent du conseil triomphants et joyeux de posséder Hélène. [1,11] CHAPITRE XI. Ulysse cependant, plutôt pour contester, que dans l'espoir d'obtenir satisfaction, fait une longue énumération des attentats commis par Alexandre contre la Grèce, et termine sou discours en demandant vengeance aux Dieux. Ménélas, furieux, jette sur l'assemblée un regard foudroyant, et menace les Troyens d'une ruine totale. Son départ et celui de ses collègues mirent fin à la séance. Cependant les fils de Priam, instruits des menaces de Ménélas, forment entre eux le complot de faire périr les députés dans une embuscade; car ils pensaient bien, ce que l'événement justifia depuis, que si les députés retournaient dans leur patrie sans avoir reçu une pleine satisfaction, ils exciteraient contre Troie une guerre interminable. Mais Anténor, dont nous avons déjà célébré les vertus, se rend auprès de Priam : là il se plaint du dessein formé contre les Grecs, prétend que c'est à sa propre vie plutôt qu'à la leur qu'on en veut, et déclare hautement qu'il ne souffrira pas une pareille perfidie. Rentré chez lui, il découvre tout aux députés ; et après avoir pris les précautions que la prudence lui suggérait, il leur donne une escorte, et les renvoie en sûreté dans leur patrie. [1,12] CHAPITRE XII. Pendant que ceci se passait à Troie, le bruit de l'enlèvement d'Hélène avait déjà couru par toute la Grèce. Les Pélopides s'étaient assemblés, et, par un serment solennel, s'étaient engagés à déclarer la guerre à Priam, si on ne rendait la princesse avec ses richesses. Les députés reviennent à Lacédémone, rendent compte des sentiments d'Hélène et de sa réponse, font le récit des menaces et des actions violentes des princes, et se répandent en éloges sur la générosité d'Anténor à leur égard. D'après leur rapport, on convient que chacun retournera dans ses états pour se préparer à la guerre. On assigne la ville d'Argos, dans les états de Diomède, pour le lieu de la prochaine assemblée, où l'on devait délibérer ultérieurement sur les moyens d'assurer l'entreprise. [1,13] CHAPITRE XIII. Lorsque le temps parut favorable pour agir, Ajax, fils de Télamon, renommé pour sa valeur et la force de son corps, se présenta le premier avec son frère; bientôt après vinrent Idoménée et Mérion, unis par l'amitié la plus sincère. J'ai suivi ces deux princes. Ce qui s'est passé à Troie avant notre départ, je l'ai rapporté le plus fidèlement que j'ai pu ; j'écrirai également les événements qui ont eu lieu dans le cours de la présente guerre ; et je le ferai avec d'autant plus d'exactitude, que j'en ai été moi-même le témoin oculaire. A la suite de ceux dont nous venons de parler, arrivèrent Nestor avec Antiloque et Thrasyméde, ses fils, qu'il avait eus d'Anaxibie. Ils furent suivis de Pénélée, de Clonius et d'Arcésilaüs, qui étaient proches parents; vinrent encore Prothénor et Léitus, chefs des Béotiens ; puis les Phocéens Schédius et Epistrophus ; Ascalaphus et Ialménus d'Orchomène ; Diorès et Méges, fils de Phylée, Thoas d'Andrémon, Eurypyle d'Evémon, Ormenius et Léonteus. [1,14] CHAPITRE XIV. Enfin Achille, fils de Pélée et de Thétis, que l'on disait fille de Chiron. Dès sa plus tendre jeunesse, ce prince était doué d'une haute stature et d'une beauté parfaite. Il surpassait tous les Grecs en courage, et sa célébrité répondait à sa valeur; on l'accusait pourtant d'une témérité aveugle; on lui reprochait surtout son caractère violent et inflexible. A ses côtés étaient Patrocle et Phénix, l'un son intime ami, l'autre son guide et son gouverneur. Nous vîmes bientôt Tlépolème, fils d'Hercule, suivi de Phidippus et d'Antiphus, tous deux remarquables par l'éclat de leurs armes : ils avaient Hercule pour aïeul. Après Protésilas, fils d'Iphiclus, avec son frère Podarce ; ensuite Eumelus de Phères : son père Admète avait racheté jadis sa vie aux dépens de celle de son épouse. Podalirius et Machaon de Tricca, fils d'Esculape, appelés à cette guerre à cause de leur habileté dans l'art de la médecine. Ensuite Philoctète, fils de Paean et compagnon d'Hercule, qui hérita des flèches de ce dieu pour prix de sa rare adresse dans cet exercice. On vit aussi le beau Nirée de Syme. D'Athènes vinrent Mnesthée, et de la Locride Ajax, fils d'Oïlée ; d'Argos Amphiloque, fils d'Amphiaraüs, et Sthénélus, fils de Capanée; avec eux Euryale, fils de Mécistée; puis de l'Étolie, Thessandre, fils de Polynice; enfin Démophoon et Acamas, tous descendants de Pélops. Les princes que nous venons de nommer étaient suivis de beaucoup d'autres qui, sortis de différents pays, leur servaient de compagnons d'armes, ou partageaient avec eux l'honneur du commandement. Il ne nous a pas paru nécessaire d'en faire ici une plus longue énumération. [1,15] CHAPITRE XV. A mesure qu'ils arrivaient, Diomède Ies traitait honorablement, et leur fournissait abondamment tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Agamemnon, de son côté, leur distribua une somme considérable qu'il avait apportée de Mycènes, afin de les intéresser davantage à la guerre que l'on méditait. Pour ajouter encore à la force de l'engagement, on résolut, d'un commun accord, de se lier par un serment solennel; ce qui s'exécuta de cette manière. Calchas, fils de Thestor, savant dans l'art de prédire l'avenir, fait amener un porc mâle au milieu de l'assemblée, et le coupe en deux; une des parts est tournée vers l'orient, l'autre vers l'occident. Alors, par son ordre, chacun des assistants passe au milieu des deux parties, l'épée nue à la main, en trempe la pointe dans le sang de l'animal, et, après les cérémonies prescrites en pareil cas, voue à Priam une haine immortelle, et jure qu'il ne posera les armes qu'après avoir détruit son empire et renversé les murs d'Ilion. Les chefs se purifient ensuite, et immolent nombre de victimes sur les autels de Mars et de la Concorde, pour se rendre ces divinités favorables. [1,16] CHAPITRE XVI. Le sacrifice achevé, ils vont ensemble au temple de Junon, déesse particulièrement adorée à Argos, pour procéder à l'élection d'un chef. Là on distribue à chacun des votants une tablette pour inscrire son suffrage, et tous écrivent, en caractères phéniciens, le nom d'Agamemnon. Ainsi ce prince, d'une voix unanime, et aux acclamations de toute l'assemblée, est proclamé le chef de l'expédition, et prend le commandement de l'année. On lui devait cet honneur à cause de son frère en faveur duquel on allait combattre, et à cause de sa grande puissance, qui lui procurait l'avantage d'être le premier et le plus illustre des rois de la Grèce. On désigne ensuite pour commander la flotte Achille, Ajax et Phénix; pour conduire l'armée de terre, et se partager les soins du service, tant de jour que de nuit, Palamède, Ulysse et Diomède. Après cette opération, chacun se retira pour mettre ses forces sur pied, et préparer tout cc qui lui était nécessaire pour l'expédition. Cependant toute la Grèce brûlait d'ardeur pour les combats. Deux ans furent employés à rassembler de toutes parts armes, chevaux, munitions de guerre et navires. La jeunesse, en partie de son propre mouvement, en partie enflammée d'une noble ardeur, se présente en foule pour l'enrôlement. Cependant on construisait, avec une activité incroyable, nombre de vaisseaux, afin que tant de milliers d'hommes rassemblés sur un seul point, ne fussent pas retardés dans leur marche. [1,17] CHAPITRE XVII. Au bout de deux ans, chaque roi fait partir en avant la flotte qu'il avait équipée selon sa puissance et ses facultés, pour le port d'Aulide, en Béotie, qui était le rendez-vous de l'armée. Agamemnon, le premier, amène de Mycènes cent vaisseaux, et donne à Agapénor la conduite de soixante autres qu'il avait tirés de différentes villes de sa domination. Nestor en fournit quatre-vingt-dix; Ménélas, de toute la Laconie, soixante; Mnesthée, d'Athènes, cinquante; Eléphénor, de l'Eubée, trente; Ajax, fils de Télamon, de Salamine, douze ; Diomède, d'Argos, quatre-vingts; Ascalaphus et Ialmenus, d'Orchomène, trente ; Ajax, fils d'Oilée, quarante; de la Béotie, Arcésilaüs, Prothénor, Pénélée, Léitus et Clonius en font passer cinquante ; de la Phocide, Schédius et Epistrophus, quarante; ensuite Thalpius et Diorès avec Amphimaque et Polixénus, de l'Élide et autres villes de ce pays quarante; Thoas, de l'Étolie, quarante; Mégès, de Dulichium et des îles Echinades, quarante; Idoménée et Alérion, de l'île de Crète, quatre-vingts; Ulysse, de l'île d'Ithaque, douze; Prothoüs , chef des Magnètes, quarante ; Tlépolème, de Rhodes et des îles voisines, huit; Eumèle, de Phères, onze; Achille, du pays des Pélasges, cinquante; Niréus, de Syme, trois; Podarce et Protésilas, de Phylax et autres lieux, quarante ; Podalirius et Machaon, trente ; Philoctète, de Méthone, sept; Éurypyle, Orménien, quarante Gunéus, chef des Perrhaebes, vingt-deux; Leontéus et Polypétès, de leur pays, quarante; Phidippe avec Antiphus, des îles réunies, trente; Thessandre, fils de Polynice, dont nous avons déjà parlé, en envoya de Thèbes cinquante; Calchas, d'Acarnanie, vingt; Mopsus, de Colophone, vingt; Epius, des îles Cyclades, trente. Tous ces navires étaient chargés d'une grande quantité de blé et d'autres munitions de bouche, suivant l'ordre qui en avait été donné par Agamemnon, pour que la disette ne se fît point sentir dans une armée aussi nombreuse. [1,18] CHAPITRE XVIII. Au milieu de cet appareil, on n'oublia point les chars armés en guerre et les chevaux; mais la majeure partie de l'armée était composée d'infanterie, parce que, dans presque toute la Grèce, le manque de fourrage interdit l'usage de la cavalerie. On envoya aussi la quantité d'ouvriers qui fut jugée nécessaire pour l'équipement et l'entretien de la flotte. Dans le même temps, ni les offres de récompenses, ni l'amitié de Phalis, roi des Sidoniens, ne purent engager le Lycien Sarpédon à prendre parti pour nous contre les Troyens. Priam se l'était déjà attaché par de magnifiques présents, et depuis il l'unit plus étroitement à sa cause par des avantages plus précieux encore. Cependant il fallut cinq ans entiers pour équiper et mettre en état cette flotte immense, qui, comme nous l'avons dit, avait été tirée des différents états de la Grèce. Enfin, on n'attendait plus que les troupes pour partir, lorsque les chefs, comme à un signal donné, arrivèrent ensemble en Aulide. [1,19] CHAPITRE XIX. Pendant que les préparatifs se poursuivaient avec tant d'actîvité, Agamemnon, chef de l'expédition, s'étant un peu écarté du camp, aperçut par hasard, près d'un bois consacré à Diane, une chèvre qui paissait; et, sans songer à la sainteté du lieu, il la perça de son javelot. Aussitôt, soit effet de la colère céleste, ou de la malignité de l'air et de son influence sur les corps, une maladie affreuse se répandit dans l'armée, et devenant plus violente de jour en jour, attaqua des milliers de soldats : elle s'étendit également sur les hommes et sur les animaux. La mort porta alors ses ravages dans tous les rangs; on ne vit plus que funérailles; et tout ce qui se trouvait frappé de ce fléau était infailliblement moissonné. Les chefs ne savaient quel partî prendre, lorsqu'une femme inspirée de la divinité se présente, annonce la colère de Diane, déclare que la peste est un châtiment infligé aux Grecs par la déesse, irritée de la mort d'un animal qui faisait ses délices, et que rien ne pourrait adoucir ce fléau, si l'auteur du sacrilège n'immolait sur l'autel de Diane sa fille aînée en expiation du meurtre de la chèvre. Cet oracle vient bientôt à la connaissance de l'armée : les chefs se rendent en corps auprès d'Agamemnon. Ils emploient d'abord les prières ; sur son refus, ils insistent, et exigent qu'il remédie au mal dont il est la cause; ensuite le voyant déterminé et s'opposer à leur désir, et désespérant de le fléchir, ils l'accablent de reproches, et le dépouillent du commandement. Mais, dans la crainte qu'une armée si nombreuse, privée de son chef, ne se débandât, ou ne commît de plus grands excès, ils nommèrent quatre commandants : Palamède le premier, après lui; Diomède, Ajax, fils de Télamon, et Idoménée. Ainsi l'armée se trouva partagée en quatre corps. [1,20] CHAPITRE XX. La peste cependant continuait ses ravages. Ulysse, feignant d'être indigné de l'opiniâtreté d'Agamemnon, dit hautement qu'il va retourner dans sa patrie : il méditait en lui-même un projet capable de procurer aux Grecs un remède salutaîre et inattendu. Il prend en effet la route de Mycènes sans faire part à personne de sa résolution. Arrivé en cette ville, il remet à Clytemnestre, de la part d'Agamemnon, une lettre contrefaite, dont la teneur était : Qu'Iphigénie, sa fille aînée, venait d'être fiancée à Achille; que lui, Agamemnon, ne partirait pas pour Troie sans avoir rempli ses engagements; qu'en conséquence elle lui envoyât promptement la princesse, et avec elle tout ce qui était nécessaire pour la célébration du mariage. Ulysse ajoute à cette lettre d'autres discours convenables à la circonstance, et parvient à persuader la reine, et à lui cacher le véritable motif de son voyage. Clytemnestre, que cette proposition comblait de joie, tant à cause d'Hélène, qu'à cause du grand nom de l'époux destiné à sa fille, remet Iphigénie entre les mains d'Ulysse. Cette affaire terminée au gré de ses désirs, le roi d'Ithaque retourne sans délai à l'armée, et se montre tout-à-coup dans le bois de Diane avec la princesse. A cette nouvelle, Agamemnon, à qui l'amour paternel se fait entendre, veut fuir, ne pouvant se résoudre â justifier par sa présence un sacrifice barbare auquel son coeur n'a point de part; mais Nestor, que son éloquence persuasive rendait cher et agréable à toute la Grèce, lui adresse un long discours, et parvient à le détourner de son dessein. [1,21] CHAPITRE XXI. Cependant Ulysse, Ménélas et Calchas, auxquels le soin du sacrifice était confié, font écarter les témoins, et préparent tout ce qu'il faut pour la cérémonie. Tout-à-coup le jour s'obscurcit, le ciel se couvre de nuages, la foudre gronde, l'éclair brille, la mer s'émeut, et dans cette confusion des éléments, la lumière fait place à une profonde nuit ; un torrent de pluie ; une grêle épaisse se précipitent sur la terre. Au milieu de cette tempête affreuse, dont la continuité redoublait l'horreur, Ménélas et ses deux collègues interdits, restent suspendus entre la crainte et le désir de poursuivre leur entreprise. Ce changement subit du ciel les épouvante; ils croient y reconnaître la volonté des dieux; d'un autre côté, le salut de l'armée leur commande d'achever. Perdant qu'ils hésitent ainsi, une voix sortie du fond du bois leur défend de tremper leurs mains dans le sang d'Iphigénie, leur dit que la déesse rejette une pareille offrande, qu'elle a porté sur sa jeunesse un regard de compassion; qu'Agamemnon, vainqueur de Troie et de retour dans sa patrie, sera un jour cruellement puni de son impiété par sa femme elle-mème; qu'en conséquence ils doivent aviser aux moyens de substituer à la princesse une autre victime. Dès ce moment, les vents commencent à s'apaiser, la foudre ne se fait plus entendre, et les agitations excitées dans le ciel s'affaiblissent par degrés. [1,22] CHAPITRE XXII. Pendant que ceci se passait dans le bois, Achille recevait de Clytemnestre une lettre, dans laquelle cette tendre mère lui recommandait sa fille et toute sa maison : à cet envoi était jointe une somme d'or considérable. Ce prince n'a pas plutôt lu la lettre et connu le stratagème d'Ulysse, qu'il quitte tout et court vers le bois. Là, de loin, il appelle à haute voix Ménélas et sa suite, leur défend de toucher à Iphigénie, et les menace de sa colère s'ils ne lui obéissent. Le jour était éclairci : il approche, les voit effrayés et s'empare d'Iphigénie. Cependant ceux-ci se demandaient quelle serait et où se trouverait la victime qu'il leur était enjoint d'immoler, lorsqu'une biche d'une grande beauté s'arrêta devant l'autel, sans témoigner la moindre crainte ; persuadés que c'était là cette victime prescrite, ils la reçoivent comme un présent du ciel, et l'immolent aussitôt. Ils avaient à peine achevé le sacrifice, que le fléau cessa, le ciel se découvrit, et l'air reprit cette sérénité parfaite qu'on lui voit en un temps d'été. Cependant Achille, et ceux qui avaient présidé à la cérémonie, recommandèrent secrètement la princesse au roi des Scythes qui était avec eux, et la confièrent à ses soins. [1,23] CHAPITRE XXIII. Les chefs de l'armée voyant avec joie la violence du mal appaisée, la mer calmée, et les vents devenus favorables, vont trouver Agamemnon, le consolent de la mort supposée de sa fille, et lui défèrent une seconde fois l'honneur du commandement. Cette action de leur part fut infiniment agréable à toute l'armée ; car chaque soldat avait en lui une confiance sans bornes, et le chérissait comme son propre père. Agamemnon accepta; et, soit que les événements précédents lui eussent inspiré plus de prudence, soit qu'il se fît une juste idée de l'impérieuse nécessité, et qu'il se sentît plus capable de résister à l'infortune, il dissimula sagement les outrages qu'il avait reçus, et invita ce même jour tous les chefs à sa table. Enfin, peu de temps après, l'occasion se trouvant favorable pour se mettre en mer, toute l'armée, sous la conduite de ses chefs particuliers, monta sur les vaisseaux, qui étaient chargés de richesses offertes par les habitants du pays. Anius et ses filles, prêtresses de Bacchus, que l'on disait avoir été douées par ce dieu de la vertu de changer tout ce qu'elles touchaient en aliments, fournirent le blé, le vin, et les autres comestibles nécessaires à la subsistance des troupes. De cette manière on sortit du port d'Aulide.