[0] LETTRE DE DENYS D'HALICARNASSE A CN. POMPÉE. [1] DENYS à C. POMPÉE, salut. J'AI reçu la lettre que vous m'avez adressée : elle est pleine d'érudition, et m'a procuré le plus sensible plaisir. Vous me dites que Zénon, notre ami, vous a communiqué mes dissertations, et qu'en les parcourant avec le plus grand désir de bien accueillir toutes mes observations, vous avez applaudi à leur contenu, excepté à un passage qui vous a fait de la peine : c'est celui où je critique Platon. Votre zèle pour la gloire de ce grand écrivain mérite des éloges ; mais vous avez mal jugé mes sentiments envers lui. Si quelqu'un admire son éloquence, c'est moi, soyez-en bien persuadé. Je vais vous faire connaître les impressions que j'ai éprouvées, en lisant les écrivains qui ont consacré leurs travaux à l'utilité des hommes, et à former nos mœurs et notre raison. J'espère que vous ne trouverez dans cet écrit rien de nouveau, rien d'étrange, rien de contraire aux opinions approuvées par les bons esprits. Le devoir de tout homme qui entreprend l'éloge d'une chose ou d'une personne est, suivant moi, de faire connaître ses bonnes qualités, et non pas ses défauts ; mais quand on veut montrer les avantages de tel genre de vie, ou bien, quelle est parmi plusieurs choses contenues dans la même classe, celle qu'on doit estimer le plus, il faut les soumettre à l'examen le plus scrupuleux, et ne passer sous silence aucune de ses qualités, bonnes ou mauvaises : c'est la seule route pour arriver à la vérité, le plus précieux de tous les biens. Cela posé, si j'écrivais un traité satirique contre Platon, comme l'a fait le rhéteur Zoïle, ce serait une sorte d'impiété de ma part ; de même, si faisant son éloge, j'y insérais quelques-uns de ses traités les moins estimés ; car, je n'y devrais mêler ni critique ni apologie. Mais si, dans le but d'étudier les divers caractères de l'éloquence, d'examiner quels sont les philosophes et les orateurs qu'il faut placer au premier rang, j'ai fixé mon choix sur les trois qui me paraissent les plus célèbres, Isocrate, Platon et Démosthène ; si, parmi ces trois écrivains, j'ai donné la préférence à Démosthène, je ne crois pas qu'on puisse me reprocher la moindre injustice envers Platon et Isocrate. Oui, me dira-t-on; mais vous ne deviez pas relever les défauts de Platon, pour louer Démosthène. Cependant, comment pouvais-je faire un examen raisonné de ces écrivains, sans comparer les meilleures compositions d'Isocrate et de Platon aux plus belles harangues de Démosthène ; sans démontrer, avec la plus impartiale franchise, sous quel rapport les deux premiers sont inférieurs à l'autre? Je ne devais pas avancer que Platon et Isocrate sont toujours défectueux : c'eût été le comble de la déraison ; mais je ne pouvais pas dire non plus qu'ils sont parfaits. Si, adoptant une marche différente de celle que j'ai suivie, je m'étais borné à donner des éloges à Démosthène, et à mettre au grand jour les beautés de son éloquence, j'aurais persuadé à tous mes lecteurs qu'il est un grand orateur ; mais pour les convaincre qu'il a éclipsé tous ceux qui se sont illustrés dans la même carrière, je devais le comparer aux autres orateurs. Souvent, certains objets, lorsqu'on les considère isolément, paraissent beaux, admirables ; mais ils perdent beaucoup de l'opinion qu'on s'en était formée, quand on les compare à d'autres plus beaux. Ainsi, en comparant de l'or avec de l'or, on voit quel est le plus pur, et quel est celui d'une qualité inférieure : il en est de même de tous les ouvrages sortis de la main des hommes, et de tous les arts qui ont pour but de frapper vivement. On dira peut-être que, dans l'éloquence, un examen fondé sur le parallèle ne peut avoir de grâce, et que chaque chose doit y être jugée isolément; mais comme rien n'empêche d'appliquer ce principe à tout le reste, on ne devrait donc point comparer les poètes avec les poètes, une composition historique avec une composition du même genre ; une forme de gouvernement avec une autre, une loi avec une autre loi, les généraux avec les généraux, un roi avec un roi, un genre de vie avec un autre, un décret avec un décret : or, jamais un homme raisonnable ne fera une semblable concession. Vous faut-il le témoignage des grands écrivains, pour être convaincu que le meilleur jugement est celui qui repose sur la comparaison ? Laissant tous les autres de côté, j'invoquerai Platon lui-même. Ce philosophe voulant donner une preuve de son talent pour l'éloquence, ne se contenta point des ouvrages qu'il avait publiés. Il écrivit contre l'orateur le plus célèbre de son temps, le dialogue intitulé Phèdre, et qui roule sur l'amour. Il ne s'en tient pas là, et ne laisse pas aux lecteurs le soin de prononcer sur le mérite des deux compositions ; il parle des défauts de Lysias : il rend bien hommage aux beautés de sa diction, mais il lui refuse le talent de traiter convenablement les choses. Si Platon a pu se charger de la tâche la plus délicate, la plus propre à exciter l'envie ; celle de louer lui-même ses écrits, sans croire mériter le moindre blâme; s'il a pu mettre ses composions en parallèle avec celles de l'orateur le plus célèbre de son siècle, pour montrer les défauts de Lysias et la supériorité de ses propres ouvrages, doit-on s étonner que je compare Platon à Démosthène et que j'examine les défauts qui peuvent se trouver dans ses écrits ? Je ne parlerai pas des dialogues où il verse le ridicule sur plusieurs philosophes qui l'ont précédé; tels que Parménide, Hippias, Protagoras, Prodicus, Gorgias, Polus, Théodore, Thrasymaque et beaucoup d'autres. L'équité ne dirigea point toujours sa plume ; et l'on peut même dire qu'il sacrifia quelquefois à la jalousie, car la jalousie se trouvait mêlée aux excellentes qualités de Platon : nous en avons la preuve dans sa conduite à l'égard d'Homère : il le chasse de sa république, tout en le couvrant de fleurs et de parfums, comme s'il avait été nécessaire pour lui de proscrire ce grand maître de la vie humaine, ce fondateur de la philosophie. Mais supposons que la justice et un amour sincère de la vérité ont toujours inspiré Platon, est-il donc ridicule de marcher sur ses traces, et de lui comparer les écrivains qui se sont illustrés après lui ? D'ailleurs, je ne suis pas le seul, ni même le premier critique, qui ait entrepris de parler de Platon ; et l'on ne peut me reprocher de juger ce grand philosophe, plus ancien que moi de douze générations, pour me signaler par cette singularité. Une foule d'écrivains l'ont déjà fait, de son temps, et plusieurs siècles après lui. Les uns ont attaqué ses doctrines, les autres son style : dans ce nombre, on remarque surtout Aristote, le plus zélé de ses disciples ; et après lui, Céphisodore, Théopompe, Zoïle, Hippodamas, Démétrius et beaucoup d'autres. En le critiquant, ils ne cédaient ni à l'envie ni à la haine; mais à l'amour de la vérité. Encouragé par l'exemple de tant d'hommes célèbres, et de Platon, avant tous, je ne crois pas sortir du domaine de la rhétorique philosophique, parce que je mets en parallèle tous les grands écrivains. Je pense vous avoir fait assez connaître, mon cher ami, le but que je me propose dans cet examen. [2] Il me reste à vous entretenir de ses Dialogues, dont j'ai déjà fait mention dans mon Traité sur les Orateurs d'Athènes. Je vais transcrire ici ce que j'en ai dit. Le style de Platon participe en même temps du sublime et de la simplicité, comme je l'ai déjà observé; mais il ne les manie point avec le même succès. Tant qu'il s'en tient à un style simple, naïf et sans art, sa composition est agréable, délicieuse au-delà de toute expression. Elle est pure et transparente, comme la source la plus limpide. Elle l'emporte, en correction et en élégance, sur toutes les compositions du même genre. Il emploie les mots usités, s'attache à la clarté et dédaigne tous les ornements recherchés. Dans son style, il se mêle imperceptiblement je ne sais quoi d'inculte et d'antique, qui répand sur tout les grâces, la fraîcheur et l'éclat : son langage, doux et suave, est à l'oreille ce qu'est à l'odorat le parfum qu'exhalé une prairie émaillée de mille fleurs; jamais il n'emploie les mots bruyants ni les ornements de théâtre. Mais dès qu'il veut s'élever au grand et au sublime, ce qui lui arrive souvent, son style se précipite avec une rapidité que rien ne règle, et il tombe bien au-dessous de lui-même : il est moins doux, moins pur, et devient même lourd; sa diction s'obscurcit et semble se couvrir d'épais nuages : elle est diffuse et jette l'esprit dans le vague. Lorsque la pensée devrait être rendue avec concision, elle est noyée dans des périphrases fastueuses, et dans une abondance de mots stériles. Il abandonne les expressions propres et sanctionnées par l'usage, pour des expressions nouvelles, étrangères ou surannées. Il court après les figures gigantesques, prodigue les épithètes et les métonymies : ses métaphores sont forcées et contraires à l'analogie. Il emploie des allégories longues, fréquentes, et qui manquent de mesure et d'à-propos : il est surchargé de tours poétiques qui enfantent le dégoût, et surtout de ces formes introduites par Gorgias, toujours déplacées et toujours puériles. Il les entasse avec une sorte de luxe, comme le lui ont reproché Démétrius et d'autres critiques ; car ces observations ne sont pas de moi. Et qu'on ne pense pas que je blâme tous les ornements dont Platon fait usage, et l'heureuse variété qu'il sait donner à son style : je ne suis ni assez maladroit ni assez ignorant, pour refuser du mérite à ce grand homme. J'ai remarqué dans ses écrits une foule de passages d'une rare beauté, et qui décèlent un génie sublime : je veux seulement prouver que les défauts dont je viens de parler, déparent ordinairement ses ouvrages, et qu'il reste au-dessous de lui-même toutes les fois qu'il vise au grand et au beau; tandis qu'il laisse bien loin tous ses rivaux, lorsque, s'attachant à une diction simple, correcte et sans art, il emploie des ornements simples et naturels : il ne faillit presque jamais, ou bien ses fautes sont légères et ne méritent pas d'être relevées. Je croyais qu'un tel écrivain s'était toujours tenu en garde contre le blâme ; cependant, les critiques, ses contemporains (et il n'est pas nécessaire de citer leurs noms), blâment en lui ces défauts : il se les reproche lui-même, tout le monde le sait. Il paraît avoir reconnu l'enflure de son style, et il le qualifie de dithyrambique, expression que j'aurais craint d'employer, quoique ce soit l'expression propre. A mon avis, ces défauts viennent de ce que Platon, formé d'abord au style simple et correct de Socrate, n'y resta pas toujours fidèle : il fut séduit par la manière de Gorgias et de Thucydide; et il n'est pas étonnant qu'il ait imité les défauts qui se trouvent mêlés aux rares qualités de ces grands écrivains. Je vais citer une de ses compositions dans le genre sublime ; c'est l'un de ses dialogues les plus célèbres : il roule sur des questions d'amour adressées par Socrate à Phèdre, un de ses disciples, qui a donné son nom à cet écrit. Il offre de grandes beautés ; le début surtout est plein de grâces : « Où vas-tu, et d'où viens-ta, mon cher Phèdre?» — Ph. « Socrate, je viens de chez Lysias, fils de Céphalus, et je vais me promener hors des murs d'Athènes : je suis resté longtemps chez lui; car j'y étais depuis le lever de l'aurore. » Le même ton se soutient jusqu'à la lecture du discours de Lysias, et même un peu au-delà; mais dans la suite sa diction, naguères aussi pure que le ciel, quand il est sans nuage, se trouble comme l'air dans un temps d'orage, pendant les chaleurs de l'été, et se précipite à travers toutes les hardiesses du langage poétique ; par exemple, quand il dit : « Muses, soit que la douceur de votre éclatante voix, soit que votre origine vous ait fait surnommer les filles de l'harmonie·, inspirez-moi. » Ces paroles ne forment que de vains sous, et ne devraient trouver leur place que dans le dithyrambe·, ce sont des mots stériles, qui ne renferment aucun sens : Platon l'avoue lui-même. En exposant les raisons qui ont fait donner le nom d' g-eros à l'amour, il dit : «Étrangère à la raison, et maîtresse de ce mouvement de l'âme qui nous porte à la vertu, cette passion nous subjugue par les attraits de la volupté; et nous détachant de nos inclinations naturelles pour nous enchaîner aux plaisirs des sens, elle prend sur nous un grand ascendant et nous retient sous son joug : c'est en tirant son nom de celui de la force même qu'elle a été appelée g-erohs. Mais, ô mon cher Phèdre! trouves-tu, comme moi, que je suis transporté par un souffle divin? » — PHÈDRE. — «Oui certes, Socrate : contre ton ordinaire, ton esprit s'abandonne à un sublime essor. » — SOCRATE. — « Écoute-moi donc en silence : le lieu où nous sommes a quelque chose de divin ; et si dans le cours de cet entretien je suis souvent inspiré par les muses, n'en sois pas surpris. Mon langage a presque le ton du dithyrambe. » Je suis loin de blâmer le fond des pensées ; mais je blâme dans le style l'abus des figures, et cet emploi, outre mesure, de la diction dithyrambique. Je reproche, non pas à un esprit ordinaire, mais à un grand homme, à un génie presque divin, d'avoir introduit dans des compositions philosophiques des tours affectés , les formes de la poésie, et d'imiter Gorgias, au point qu'il semble écrire des dithyrambes : loin de cacher ce défaut, il en fait parade. Vous-même, mon cher Pompée, vous paraissez, d'après votre lettre, avoir la même opinion sur ce philosophe. Vous me dites en propres termes : « Dans les autres genres de style, il est possible de tenir un juste milieu entre l'éloge et le blâme ; mais dans le style poétique, ne pas atteindre à la perfection, c'est tomber au dernier degré. Il me semble donc convenable de juger ces écrivains, non d'après quelques passages où l'expression est hasardée, mais d'après l'ensemble de la composition et les beautés générales du style. » Quelques lignes plus bas vous ajoutez : « Je pourrais défendre Platon sur tous les points, ou du moins sur le plus grand nombre ; mais je n'oserais vous contredire : seulement, je soutiens qu'on ne peut s'élever au sublime, si l'on ne se permet de ces hardiesses, où l'on doit souvent échouer. » Nous ne différons point de sentiment. Vous avouez qu'un écrivain, qui traite des sujets sublimes, est exposé à des chutes; et moi, je pense que Platon, lorsqu'il vise à une diction sublime, majestueuse, hardie, ne réussit pas toujours; mais qu'il échoue moins souvent qu'il ne réussit. Je soutiens enfin que Platon le cède à Démosthène seulement, parce que chez lui, le style sublime devient quelquefois vague et insipide; ce qui n'arrive jamais ou que fort rarement à Démosthène : voilà ce que j'avais à dire sur Platon. [3] Vous désirez connaître mon opinion sur Hérodote et Xénophon, et vous voulez que je vous écrive ce que je pense de ces deux historiens. J'ai traité ce sujet dans mes divers mémoires adressés à Démétrius sur l'Imitation. Le premier contient ce qui a rapport à l'imitation : dans le second, je parle des écrivains qu'il faut imiter; poètes, historiens et orateurs : le troisième a pour objet la manière de les imiter; ce dernier est incomplet. Dans le second, je m'occupe d'Hérodote, de Thucydide, de Xénophon, de Philiste et de Théopompe, que je regarde comme les écrivains les plus dignes d'être imités ; je m'exprime ainsi à leur égard : si je dois parler de ces historiens, voici mon sentiment sur Hérodote et Thucydide. Le premier et le plus important devoir de tout historien est, suivant moi, de choisir un sujet noble et propre à plaire aux lecteurs : sous ce rapport, Hérodote me paraît préférable à Thucydide : il a rassemblé, dans une histoire générale, les événements les plus mémorables qui se sont passés chez les Grecs et chez les barbares, afin qu'ils ne s'effaçassent point du souvenir des hommes, et pour d'autres considérations qu'il expose lui-même. Tel est le début et l'objet de son histoire. Thucydide a choisi une seule guerre, qui ne fut ni honorable ni heureuse ; et telle enfin qu'il serait à souhaiter qu'elle ne fût pas arrivée, ou du moins qu'un éternel oubli l'eût dérobée à la connaissance de la postérité. L'introduction même prouve combien le sujet est vicieux. « Pendant cette guerre, dit-il, plusieurs villes furent dévastées, les unes par les barbares, les autres par les Grecs : elle fut signalée par des proscriptions et des massacres jusqu'alors inouïs, par des tremblements de terre, des sécheresses et des pestes ; en un mot, par tous les fléaux à la fois. » Dès le début, les lecteurs, informés qu'ils vont entendre le récit des malheurs de la Grèce, sont mal disposés. Autant l'histoire des belles actions des Grecs et des barbares est préférable au tableau lugubre de leurs désastres, autant Hérodote est supérieur à Thucydide pour le choix du sujet. On ne peut alléguer que Thucydide fut forcé d'écrire l'histoire de cette guerre ; qu'il savait bien qu'un sujet, tel que celui d'Hérodote, était plus favorable, mais qu'il ne voulut point s'exercer sur des matières traitées par d'autres. Dans son introduction, il juge avec une sorte d'aigreur les siècles passés, et dit que les événements arrivés de son temps sont de la plus haute importance et méritent d'être admirés. On voit par-là qu'il a choisi volontairement ce sujet. Hérodote n'a pas agi de même : avant lui, deux historiens, Hellanicus et Charon avaient écrit sur le même sujet ; et cependant, il ne fut point détourné de son dessein. Il eut l'ambition de mieux faire, et le succès couronna ses efforts. Le second devoir de l'historien est d'examiner où il doit commencer et où il doit finir. Sous ce rapport, Hérodote me paraît plus sage que Thucydide. Il commence par exposer les motifs qui portèrent les barbares à attaquer la Grèce, et finit à l'époque où la Grèce fut vengée par la défaite des barbares. Thucydide, au contraire, commence par les dissensions qui causèrent le malheur de la Grèce ; ce qu'il n'aurait pas dû faire, en sa qualité de Grec et d'Athénien, lui surtout qui, loin d'être sorti d'un rang obscur, appartenait à· cette classe de citoyens distingués, auxquels les Athéniens déféraient le commandement des armées et tous les honneurs. Il ne devait pas non plus mettre les causes de cette guerre dans un jour tel qu'on ne peut s'empêcher de l'attribuer à sa patrie, lorsqu'il avait le moyen de la ramener à d'autres causes. Il devait commencer son récit, non par les affaires de Corcyre, mais par les grands exploits qui illustrèrent sa patrie, immédiatement après la guerre contre les Perses. Il en fait bien mention plus tard; mais dans un moment moins opportun, et comme en passant. Il devait les exposer en détail, avec une sorte d'enthousiasme, et comme il convient à tout homme ami de sa patrie ; ajouter que les Lacédémoniens, cédant tout à la fois et à la jalousie et à la crainte, cherchèrent mille prétextes, pour entreprendre une nouvelle guerre, et rapporter alors la sédition de Corcyre, le décret contre les habitants de Mégare, et les autres événements semblables. La fin de son ouvrage abonde en défauts plus nombreux encore. Après avoir dit qu'il fut témoin de tous les événements ; après avoir promis d'en faire l'histoire complète, il s'arrête au combat naval livré près de Cynossème par lès Athéniens et les Péloponnésiens, la vingt-deuxième année de cette guerre. Il aurait mieux fait d'en embrasser toute l'histoire, et de la terminer par quelque événement propre à plaire au lecteur ; tel que le retour des proscrits de Phylé, qui fut pour la république l'aurore de la liberté. Le troisième devoir de l'historien est d'examiner quelles sont les choses qu'il doit dire, et celles qu'il doit taire. Ici, Thucydide me paraît encore inférieur à Hérodote. Persuadé qu'une narration d'une certaine étendue, lorsqu'elle est coupée de manière à donner le temps de respirer, fait sur l'esprit des lecteurs une impression agréable ; tandis que, si elle roule sur le même objet, quelque important qu'il puisse être, elle fatigue l'attention par une sorte de dégoût, Hérodote, grand imitateur d'Homère, s'est attaché à répandre dans son histoire la plus grande variété. En la lisant, tout nous charme jusqu'à la dernière syllabe, et nous voudrions qu'elle fût plus longue. Thucydide, au contraire, dans le récit d'une seule guerre, entasse sans prendre haleine combats sur combats, préparatifs sur préparatifs, discours sur discours, au point d'en accabler le lecteur ; car tout enfante le dégoût, dit Pindare, le miel, comme les plus douces voluptés. À mon avis, le plus grand agrément de l'histoire consiste dans l'heureuse variété de scènes toujours nouvelles ; et chez Thucydide, on n'en trouve que deux ou trois, l'exposition du gouvernement des Odryses et des causes de leur puissance, et la description des villes de la Sicile. Le quatrième devoir de l'historien est de diviser son sujet, de telle sorte que chaque objet occupe la place convenable. Or, comment ces deux historiens ont-ils divisé et disposé leur sujet ? Thucydide a adopté la division des époques ; Hérodote celle des faits. Thucydide est obscur et difficile à suivre, - comme plusieurs événements se passent souvent, le même été ou le même hiver, en des lieux différents, il abandonne ceux qui sont arrivés d'abord, sans les avoir entièrement racontés, et il en entame d'autres qui ont eu lieu pendant le même été ou pendant le même hiver : ainsi, nous marchons au hasard, et nous avons de la peine à suivre les faits qu'il expose, à cause de la confusion qui s'offre à notre esprit. Hérodote, au contraire, commence par l'histoire de la monarchie des Lydiens, la conduit jusqu'au règne de Crésus et arrive sans peine à Cyrus, qui renversa l'empire de ce prince. Il raconte ensuite l'histoire des Égyptiens, des Scythes, des Lybiens, et parce qu'elle est liée à ce qui précède, et parce qu'elle forme un épisode qui jette dans la narration une agréable variété : il embrasse dans son récit les actions des Grecs et des Barbares pendant deux cent quarante ans, dans les trois continents, et décrit la fuite de Xerxès, sans faire violence à l'ordre naturel de la narration. L'un, tout en se bornant à un seul objet, semble avoir divisé le même corps en un grand nombre de membres ; tandis que l'autre a rassemblé un grand nombre de faits différents, et en a formé un seul corps, où tout concourt à l'harmonie de l'ensemble. J'ajouterai une seule observation relative au fond des choses, et qui concerne une qualité aussi importante que celles dont je vous ai entretenu : je veux parler des sentiments de l'historien, à l'égard des faits qu'il raconte. Dans Hérodote, ces sentiments sont toujours bienveillants : il se réjouit des succès, et s'afflige des revers. Dans Thucydide, au contraire, c'est une âme fière et dure : il conserve contre sa patrie le souvenir de son exil: aussi, expose-t-il avec la plus scrupuleuse exactitude les fautes de ses concitoyens, tandis qu'il passe sous silence ou ne raconte qu'à regret les actions qui attestent leur sagesse. Voilà en quoi il le cède à Hérodote par rapport aux choses : quant au style, il a l'avantage à certains égards, il est inférieur à certains autres, et quelquefois ils sont égaux. Je vais vous faire connaître aussi ce que je pense à ce sujet. Il est, dans le style, une qualité fondamentale, et sans laquelle toutes les autres ne servent de rien. Or, en quoi consiste-t-elle ? Dans la pureté et la propriété de l'expression. Thucydide et Hérodote la possèdent au même degré. Hérodote est le modèle du dialecte ionien; et Thucydide le modèle du dialecte attique. La troisième place appartient à la concision : Thucydide la possède à un plus haut degré qu'Hérodote ; mais on pourrait objecter que la concision n'est agréable qu'autant qu'elle est unie à la clarté, tandis qu'elle a quelque chose de dur, si elle en est séparée : je ne développerai point ici cette observation. Vient ensuite l'art de peindre les choses par les mots; art qui produit le plus bel effet, quand il est joint aux qualités qui lui conviennent : sous ce rapport, Hérodote et Thucydide méritent les mêmes éloges. La qualité qui suit celle dont je viens de parler consiste dans le talent de peindre les émotions douces et les affections vives. Thucydide et Hérodote présentent ici une grande différence : le premier peint mieux les affections vives ; le second, les émotions douces. Quant aux qualités du style, qui rendent la composition grande et admirable, ils les possèdent tous les deux au même degré ; mais si Hérodote est inférieur pour celles qui donnent de la force, de la véhémence et d'autres caractères semblables, il est bien au-dessus pour la douceur, le naturel et la grâce. Dans l'arrangement des mots, Hérodote suit la marche de la nature; Thucydide vise à la véhémence, et reste monotone. Pour les convenances du style, l'une des qualités les plus précieuses, la palme appartient à Hérodote : car Thucydide emploie toujours les mêmes tours ; bien plus encore dans ses harangues que dans ses narrations. Je pense, et mon ami Cœcilius est aussi de cet avis, que les formes de ses pensées ont servi de modèle à Démosthène. En deux mots, ils ont l'un et l'autre quelque chose de poétique, qui me paraît plein d'élégance : et je ne crains pas d'appeler poétiques plusieurs qualités de leurs compositions. La principale différence, entre ces deux écrivains, vient de ce que Hérodote se distingue par la grâce, tandis que Thucydide inspire une sorte d'horreur. Je termine ici mes réflexions sur ces deux historiens ; je pourrais les pousser plus loin : j'y reviendrai dans une autre occasion. [4] Xénophon et Philistus, qui vivaient dans le même temps, n'ont ni le même caractère ni le même genre. Le premier suit les traces d'Hérodote, tant pour le plan que pour le style. Il a fait choix de sujets nobles, imposants et dignes d'un écrivain philosophe, tels que l'éducation de Cyrus, modèle d'un roi sage et heureux ; l'expédition du jeune Cyrus, à laquelle il avait pris part, et qui est le plus bel éloge de ses compagnons d'armes ; l'histoire de la Grèce, et celle que Thucydide avait laissée incomplète. Il y raconte la destruction des Trente et le rétablissement des remparts d'Athènes que les Lacédémoniens avaient renversés: il mérite des éloges, autant pour le choix du sujet, comme imitateur d'Hérodote, que pour la régularité du plan. Il commence par le début le plus naturel, et donne à chaque ouvrage la fin convenable. Les faits sont divisés et distribués avec sagesse : partout règne une agréable variété. Toujours, il se montre religieux, juste, généreux, modéré; en un mot, orné de toutes les vertus. Tel est son caractère par rapport aux choses : quant au style, dans certains endroits, il se rapproche d'Hérodote; dans d'autres, il lui est inférieur. Il est pur et clair comme lui : il s'attache aux expressions approuvées par l'usage et adaptées aux choses dont il parle. Chez lui, l'arrangement des mots n'a pas moins de grâce et d'agrément que dans Hérodote ; mais Hérodote a plus d'élévation, d'éclat, de majesté, et de ces ornements qui constituent la beauté des compositions historiques. Il n'a pas su emprunter ces qualités à Hérodote ; et si quelquefois il veut donner de l'élévation à son style, son essor ressemble à ces vents qui soufflent de terre, pour expirer presque aussitôt. Il est diffus, dans plusieurs endroits, et n'exprime pas aussi heureusement qu'Hérodote, le caractère de ses personnages : en l'étudiant avec attention, on le trouve souvent négligé. [5] Philistus a plus de ressemblance avec Thucydide, et se rapproche du caractère de cet historien. A son exemple, il a choisi un sujet qui n'est ni d'un grand intérêt, ni d'un intérêt général ; son ouvrage, qui ne renferme que l'histoire d'un seul pays, est divisé en deux parties : l'une intitulée sur la Sicile, et l'autre sur Denys. Pour se convaincre qu'elles ne font qu'un seul ouvrage, il suffit d'examiner la fin de la partie qui a pour objet la Sicile. Son plan, loin d'être sagement conçu, est plus difficile à saisir que celui de Thucydide. Comme lui, il n'insère jamais de digression dans son récit, et se borne dans un objet unique. Il est flatteur, ami de la tyrannie, bas et rampant. Quant au style, s'il évite l'obscurité et l'affectation de Thucydide, il s'efforce d'imiter ses tours vifs, piquants et sentencieux ; mais il lui est inférieur pour la noblesse de la diction, l'abondance des pensées et l'emploi des figures : elles sont multipliées dans Thucydide (et je ne crois pas nécessaire d'insister sur un fait évident ), tandis que Philiste est monotone et dépouillé d'ornements. Chez lui, plusieurs périodes de suite ont la même forme; par exemple, au commencement du second traité sur la Sicile : µ « g-Surakousioi g-de, g-paralabontes g-Megareis g-kai g-Ennaious, g-Kamarinaioi de g-Sikelous g-kai g-tous g-allous g-summachous, g- plehn g-Phelohohn, g-athreoisantes g-Gelohoi g-de g-Surakousoius g-ouk g-ephasan g-ploemehsein. s-Surakousioi g-de g-punthanomenoi g-Kamarinaious g-ton g-yrmenon g-diabantas.. » Ce passage me paraît sans grâce. Philistus est bas et médiocre, quelque sujet qu'il traite ; soit qu'il raconte un siège ou la fondation d'une colonie; soit qu'il loue ou qu'il blâme. Jamais il ne proportionne ses discours à la dignité des personnages : il les représente comme effrayés au moindre bruit ; et quand il les fait parler dans les assemblées publiques, ils ne conservent ni leurs sentiments, ni leur caractère. Toutefois, son style a une certaine douceur naturelle, et une mesure qui ne s'écarte point des bornes de la raison : il convient mieux que celui de Thucydide aux débats du barreau. [6] Théopompe de Chio, le plus célèbre des disciples d'Isocrate, a composé un grand nombre de panégyriques, des harangues délibératives, des lettres, divers traités et une excellente histoire : il a des droits à notre estime. Le sujet de ses ouvrages historiques est bien choisi. Dans l'un, il décrit les derniers événements de la guerre du Péloponnèse; et dans l'autre, les actions de Philippe. Il mérite aussi dés éloges pour la sagesse de son plan : il est facile à saisir et d'une grande clarté. Mais c'est surtout pour les soins et les, peines que lui coûtèrent ces ouvrages, qu'on ne saurait trop le louer. Quoiqu'il ne le dise nulle part, il est certain qu'il fit les plus grandes recherches, et qu'il s'imposa d'énormes sacrifices, pour en rassembler les matériaux. De plus, il fut témoin oculaire de la plupart des événements ; et c'est après avoir vécu dans l'intimité des hommes les plus distingués, des généraux, des orateurs et des philosophes, que muni des secours les plus précieux pour un historien, il composa son ouvrage. Pour se faire une idée de ses travaux, il suffit de réfléchir à la variété qui règne dans ses écrits : il raconte l'établissement des divers peuples, la fondation des villes, la vie privée des rois et leurs mœurs, les particularités les plus remarquables de chaque lieu, de chaque contrée et de chaque mer. Et qu'on ne s'imagine pas qu'il ne s'est proposé que d'offrir à l'esprit un agréable délassement ; il n'en est pas ainsi : chaque récit, pour ainsi dire, présente une grande utilité à tous les lecteurs. Pour me borner à ces observations, qui ne reconnaîtrait qu'un homme voué au culte de la philosophie, doit étudier les mœurs des Grecs et des Barbares, les législations, les diverses formes de gouvernement, la vie des hommes célèbres, leurs actions, leur mort, leur fortune. Tous ces détails sont réunis dans l'histoire de Théopompe : il ne les y introduit point forcément; ils tiennent aux faits mêmes : sous tous ces rapports, il mérite d'être imité. Dans les discours où il parle en philosophe de la justice, de la piété et de toutes les vertus, quelle éloquence! Enfin, il est une autre qualité, qui forme le trait le plus saillant de son caractère, et dont aucun historien n'a été doué, ni avant ni après lui. Cette qualité, en quoi consiste-t-elle? A voir et à exposer non seulement ce qui frappe tous les yeux, mais encore la cause secrète de chaque action et les motifs de celui qui l'a faite, à lire au fond des âmes ces pensées cachées que peu d'hommes savent pénétrer, et à dévoiler tous les mystères dont s'enveloppent et la fausse vertu et le vice masqué. Ce que la fable nous apprend des juges qui, aux enfers, prononcent sur la destinée de l'âme, lorsqu'elle est sortie de sa prison corporelle, peut s'appliquer à la véracité de Théopompe : il n'est pas moins inflexible. Aussi parait-il porté à la calomnie, parce qu'il flétrit d'un juste blâme certaines actions des grands hommes, qui ne sont pas justifiées par la nécessité. Il ressemble à ceux qui cautérisent les parties malades, et portent le feu ou le fer au fond de la plaie, quoiqu'ils ne veuillent pas toucher aux parties qui sont bien conservées. Tel est le caractère de Théopompe, par rapport aux choses. Quant au style, il imite surtout Isocrate. Sa diction est pure, sanctionnée par l'usage, claire, élevée, noble : elle a de la pompe et une harmonie tempérée; elle coule avec une grâce qui fait naître les plus douces émotions, mais elle s'éloigne du ton d'Isocrate par la vivacité et l'énergie dans quelques endroits, par exemple, lorsqu'il fait jouer les ressorts du pathétique, et quand il reproche aux états et aux généraux une entreprise criminelle ou des injustices. Dans ces circonstances, il est abondant et s'élève à la véhémence de Démosthène : on peut en juger par un grand nombre de passages ; mais surtout par ses lettres qui ont été écrites sous l'influence d'une émotion vive. S'il eût négligé certains artifices de composition, auxquels il s'attache avec trop de soin, tels que le concours des voyelles, le tour symétrique des périodes, et la répétition des mêmes figures, son style serait bien au-dessus de ce qu'il est. Dans œ qui a rapport aux choses, il n'est pas à l'abri de certains défauts, principalement dans les parallèles : plusieurs sont inutiles, d'autres déplacés. Quelquefois il se jette dans des futilités, par exemple, dans son récit de l'apparition de Silène en Macédoine, du combat naval d'un serpent contre une trirème, et dans beaucoup d'autres endroits semblables. Tels sont les historiens dont l'étude pourra fournir à ceux qui cultivent l'éloquence, d'utiles modèles pour tous les genres.