[0] PREMIÈRE LETTRE DE DENYS D'HALICARNASSE A AMMAEUS. DENYS D'HALICARNASSE à AMMAEUS, salut. [1] I. PARMI tant d'opinions étranges que notre siècle a vu naître, il faut placer celle dont vous avez été le premier à me faire part, et qui a pour auteur un péripatéticien. Jaloux de tout rapporter au fondateur de sa secte, il s'est engagé à démontrer que Démosthène, après avoir étudié la rhétorique d'Aristote, la prit pour guide dans la composition de ses discours; et par-là, devint le plus grand orateur de la Grèce. J'avais d'abord pensé qu'une telle opinion ne pouvait être accréditée que par quelque ignorant, et je vous exhortais à ne point prêter l'oreille à de semblables paradoxes. Depuis que j'ai appris le nom de celui qui la soutient, comme j'en fais le plus grand cas, tant pour l'aménité de ses mœurs, que pour toutes ses bonnes qualités, j'ai éprouvé quelque hésitation, et après de mûres réflexions, j'ai été convaincu que cette question mérite un examen sérieux : j'ai craint que la vérité ne me fût inconnue et qu'il n'y eût rien de hasardé de sa part; décidé à changer de sentiment, si j'acquérais la certitude que la rhétorique d'Aristote est antérieure aux discours de Démosthène, ou bien, si mes recherches amènent un autre résultat, à défendre mon opinion, et à conseiller à celui qui en a une contraire, et qui est au moment de la consigner dans un écrit, d'y renoncer, avant de publier son ouvrage. [2] II. Vos instances surtout m'ont vivement excité à chercher la vérité avec ardeur : vous me pressiez de vous faire connaître les raisons sur lesquelles je me fonde, pour dire que Démosthène jouissait d'une grande réputation et avait composé les plus beaux de ses discours, lorsqu'Aristote écrivit sa rhétorique. Vous m'engagiez avec raison à ne point m'appuyer sur de simples indices, sur des conjectures ou sur des preuves étrangères à la question ; ces moyens ne pouvant opérer la conviction, ni forcer l'assentiment : vous vouliez qu'Aristote lui-même et ses traités de rhétorique rendissent témoignage à la vérité de ce que je dirais. C'est ce que j'ai fait, mon cher Ammaeus, et par respect pour la vérité, qui doit être toujours recherchée avec le plus grand zèle, et dans l'intérêt des hommes qui se consacrent au culte de l'éloquence. Je n'ai point voulu leur laisser croire que la philosophie péripatéticienne nous a donné toutes les règles de la rhétorique, ni que Théodore, Thrasymaque, Antiphon n'ont présenté sur cet art aucun heureux aperçu, ainsi qu'Isocrate, Anaximène, Alcidamas et ceux de leurs contemporains, qui ont composé des traités sur l'éloquence, et des discours écrits avec art ; par exemple, Théodecte, Philiscus, Isée, Céphisodore, Hypéride, Lycurgue et Eschine; ni enfin que Démosthène, le plus grand des orateurs qui vécurent avant lui ou de son temps, et qui n'a laissé à ceux qui l'ont suivi aucun moyen de le surpasser, ne se serait jamais élevé si haut par les leçons d'Isocrate et d'Isée, s'il n'avait été formé par Aristote. [3] III. Une telle assertion n'est pas fondée, ô mon cher Ammaeus ! Ce n'est point d'après la Rhétorique d'Aristote, postérieure aux discours de Démosthène, que ces discours ont été composés ; mais d'après d'autres traités, comme je le prouverai dans un autre ouvrage. Cette matière est trop importante pour n'occuper qu'une place secondaire dans celui-ci. Pour le moment, je me contenterai de faire voir que Démosthène était déjà célèbre, qu'il avait prononcé ses plus belles harangues politiques ou judiciaires, et fixé par son éloquence les regards de la Grèce, à l'époque où Aristote écrivit sa rhétorique. Sans doute, il ne sera pas inutile d'exposer d'abord les détails que les biographes nous ont laissés sur ces deux écrivains. Je commencerai par Démosthène. [4] IV. Il naquit un an avant la centième olympiade : sous l'archontat de Timocrate, il atteignit sa dix-septième année. Il commença à prononcer des discours publics, pendant l'archontat de Callistrate : il avait alors vingt-cinq ans. La première de ses harangues judiciaires fut celle qu'il composa contre Androtion pour Diodore, qui le poursuivait comme auteur d'un décret contraire aux lois. Le discours qu'il prononça vers le même temps, et pendant le même archontat, au sujet des Immunités, est plein de grâce, et peut-être le plus orné de tous ceux qu'il nous a laissés. Pendant l'archontat de Diotime, successeur de Callistrate, il prononça à Athènes la première de ses harangues politiques ; dans les tables de ses discours, elle a pour titre : sur les Classes. Démosthène s'y propose de déterminer les Athéniens à ne point rompre le traité qu'ils avaient fait avec le roi de Perse, et à ne pas commencer la guerre, avant d'avoir préparé des forces navales, principal soutien de leur puissance : il indique lui-même en quoi doivent consister ces préparatifs. Pendant l'archontat d'Eudème, successeur de Diotime, il composa le discours contre Timocrate pour Diodore, qui l'accusait d'avoir violé les lois, et de plus, le discours sur les secours qu'il fallait envoyer aux habitants de Mégalopolis ; ce dernier appartient au genre délibératif : Démosthène le prononça lui-même. A Eudème succéda Aristodème : pendant l'archontat de celui-ci, Démosthène commença à composer ses harangues contre Philippe, et sur la nécessité d'armer des troupes étrangères et d'envoyer en Macédoine dix galères armées à la légère. Vers le même temps, il composa le discours contre Aristocrate pour Eutyclès, chargé de poursuivre les auteurs d'un décret contraire aux lois. Pendant l'archontat de Thessalus, successeur d'Aristodème, il prononça le discours intitulé : sur les Rhodiens, et dans lequel il exhorte les Athéniens à détruire l'oligarchie et à rendre la liberté à ce peuple. Pendant l'archontat de Callimaque, qui fut archonte trois ans après Thessalus, il prononça trois discours qui appartiennent au genre délibératif et qui ont pour but d'engager les Athéniens à porter du secours aux Olynthiens, attaqués par Philippe. Le premier commence par ces mots : « g-Epi g-pollohn g-men g-edein g-an g-tich, g-oh g-andres g-Athehnaioi, g-dokei g-moi. Le second par ceux-ci : « g-Ouchi g-tauta g-paristatai g-moi g-gegnohsken, g-oh g-andres g-Athehnaioi.» Et le troisième, de cette manière : « g-Anti g-pllohn g-an, g-oh g-andres g-Athehnaioi, g-chehmatohn. Sous le même archonte, il composa le discours contre Midias, après le décret qui condamnait Midias. Parmi les douze discours dont je viens de parler, sept appartiennent au genre délibératif, et cinq au genre judiciaire ; tous ont été composés avant la Rhétorique d'Aristote : je vais le prouver par les documents historiques qui nous ont été transmis sur ce philosophe, et par ses propres écrits. J'entre en matière. [5] V. Aristote était fils de Nicomachus, qui faisait remonter son origine et son art à Machaon, fils d'Esculape. Sa mère s'appelait Phaestis : ses parents, originaires de Chalcis, faisaient partie de la colonie qui vint se fixer à Stagire. Aristote naquit vers la XCIXe olympiade, pendant l'archontat de Diotrephès, trois ans avant Démosthène. Pendant l'archontat de Polyzèle, son père étant mort, il se rendit à Athènes à l'âge de dix-huit ans : recommandé à Platon, il suivit ses leçons pendant vingt ans ; mais à la mort de ce philosophe, qui arriva sous l'archontat de Théophile, il se retira chez Hermias, tyran d'Atarne, et après avoir passé trois ans auprès de lui, il se rendit à Mitylène, pendant l'archontat d'Eubulus. De là, il passa à la cour de Philippe pendant l'archontat de Pythodote, et y resta huit ans pour diriger l'éducation d'Alexandre. A la mort de Philippe, sous l'archontat d'Evaenetus, il revint à Athènes, où il enseigna pendant douze ans la philosophie dans le Lycée. Treize ans après la mort d'Alexandre, et sous l'archontat de Céphisodore, ayant fait voile vers Chalcis, il y mourut de maladie, à l'âge de soixante-cinq ans. [6] VI. Tels sont les détails que nous fournissent les auteurs qui ont écrit la vie d'Aristote : ce qu'il dit lui-même ne doit laisser aucun doute à ceux qui cherchent à lui attribuer une gloire qui ne lui appartient pas. Je pourrais rapporter ici plusieurs passages; mais il suffit de citer le commencement du premier livre de sa rhétorique. On verra que lorsqu'il écrivit ce traité, il n'était plus dans sa jeunesse, mais dans l'âge mûr, et qu'il avait déjà composé ses Topiques, ses Analytiques et ses livres sur la Méthode. Cette preuve me paraît sans réplique. Aristote commence par prouver l'utilité de la rhétorique, et s'exprime en ces termes : « La rhétorique est utile, parce que la justice et la vérité sont, par elles-mêmes, préférables à leurs contraires ; mais si l'on ne juge point comme il convient, elles seront souvent sacrifiées ; ce qui mérite les plus grands reproches. D'ailleurs, en empruntant les preuves d'une science dont on a la plus parfaite connaissance, on ne parviendrait pas à persuader certains auditeurs : les preuves déduites d'une science ne sont intelligibles que pour ceux qui l'ont étudiée. L'orateur ne peut pas toujours les faire valoir, et il doit nécessairement recourir à certains lieux communs, ainsi que nous l'avons dit dans les Topiques, en traitant de la manière de parler à la multitude. » [7] VII. A l'endroit où il s'occupe des exemples, il dit qu'ils ont la même force que les inductions et les syllogismes, et il ajoute qu'il en a été déjà question dans ses Analytiques et dans sa Méthode : « De même que dans la dialectique, pour démontrer une chose véritablement ou en apparence, on emploie l'induction, le syllogisme vrai et le syllogisme apparent ; de même dans la rhétorique, on se sert de l'exemple, qui n'est autre chose que l'induction, et de l'enthymème, qui est un véritable syllogisme. Or, j'appelle l'enthymème le syllogisme oratoire, et l'exemple l'induction de là rhétorique. Tout homme qui entreprend de prouver une chose, doit avoir recours aux exemples et aux enthymèmes : ce sont les deux seuls moyens pour démontrer. S'il faut donc, toutes les fois qu'on procède par voie de démonstration pour soutenir ce qu'on dit concernant un fait ou une personne, employer le syllogisme ou l'induction, comme nous l'avons démontré dans nos Analytiques, ces deux arguments dans la rhétorique doivent être de même nature que leur correspondant dans la dialectique. Quant à la différence qu'il y a entre l'exemple et l'enthymême, nous l'avons rendue évidente dans les Topiques, où nous avons déjà parlé du syllogisme et de l'induction. Lorsque, en réunissant pour preuve un grand nombre de choses semblables, on démontre qu'une chose est telle qu'on Ie soutient ; c'est dans la dialectique une induction, et dans la rhétorique un exemple. Lorsque, de certaines propositions, on en déduit une autre, soit que les premières se trouvent vraies nécessairement, ou qu'elles ne soient que vraisemblables, c'est un syllogisme dans la dialectique et un enthymème dans la rhétorique. Ces deux moyens sont d'une grande utilité à l'orateur; et tout ce que nous avons dit, dans nos livres de la Méthode, s'applique aux arguments de la rhétorique. » Voilà ce qu'Aristote écrit lui-même ; et son témoignage prouve qu'il a composé les écrits sur la rhétorique, lorsqu'il était déjà avancé en âge, et après avoir publié ses meilleurs traités. Ces preuves me paraissent démontrer que les discours de l'orateur ont paru avant la Rhétorique du philosophe ; car Démosthène avait atteint sa vingt-cinquième année, quand il commença à prendre part aux affaires publiques, et à parler à la tribune et au barreau. A cette époque, Aristote fréquentait encore l'école de Platon : il vécut auprès de ce philosophe jusqu'à l'âge de trente-sept ans, sans avoir jamais enseigné, ni fondé d'école particulière. [8] VIII. Si l'on s'obstine au point d'opposer à ces preuves, qu'à la vérité les écrits sur la rhétorique ont paru après les traités sur les Analytiques et sur la Méthode, mais que rien n'empêchait Aristote de travailler à ces ouvrages, pendant qu'il était encore disciple de Platon ; cette objection paraîtra futile et peu convaincante. C'est vouloir donner de la probabilité à ce qui n'en a point ; uniquement, parce qu'une chose qui n'est pas vraisemblable peut le devenir quelquefois. Laissant de côté ce que j'aurais à répondre, je me contenterai du témoignage même d'Aristote. Dans le troisième livre de sa Rhétorique, il dit en parlant des figures : « Parmi les quatre espèces de métaphores que nous avons remarquées, la plus estimée est celle qui repose sur l'analogie. On en voit un exemple dans ces paroles de Périclès : "Depuis la perte de notre brave jeunesse, la république, dépouillée de son plus bel ornement, ressemble à une année dont on aurait retranché le printemps". Il en est de même des paroles de Leptines aux Athéniens, pour la conservation de Lacédémone : il leur disait de ne point permettre qu'on arrachât à la Grèce un de ses yeux. C'est ainsi que Céphisodote, plein d'indignation contre Charès, qui se présentait pour rendre compte de son administration, pendant la guerre d'Olynthe, lui reprochait de choisir le moment, où il tenait le peuple comme enfermé dans un four. » [9] IX. Aristote prouve donc lui-même qu'il a composé sa rhétorique après la guerre d'Olynthe. Or, cette guerre éclata pendant l'archontat de Callimaque, comme le rapporte Philochore, dans le septième livre de son Histoire de l'Attique. Voici ses propres paroles : « Callimaque de Perga. — Pendant son archontat, les Olynthiens, forcés de soutenir la guerre contre Philippe, envoyèrent des députés à Athènes. Les Athéniens firent alliance avec eux et envoyèrent à leur secours deux mille Peltastes et les trente trirèmes qui étaient sous les ordres de Charès, après les avoir remplies de soldats. » Plus loin, il rappelle en peu de mots les événements qui se passèrent à cette époque, et il ajoute : «Vers, le même temps, les habitants de Chalcis de Thrace, pressés par la guerre, envoyèrent des députés à Athènes. Les Athéniens envoyèrent à leur secours Charidème, qui commandait sur les côtes de l'Hellespont. Celui-ci, ayant sous ses ordres dix-huit galères, quatre mille fantassins et cent cinquante cavaliers, s'avança avec les Olynthiens jusqu'à Pallène et Bottiaea, et ravagea toute cette contrée. » Ailleurs, en parlant de la troisième alliance d'Olynthe avec Athènes, il s'exprime ainsi : « Des députés d'Olynthe se rendirent une seconde fois auprès des Athéniens pour les conjurer de ne point les abandonner, au moment où ils avaient une guerre à soutenir ; mais de leur fournir, outre les troupes qu'ils avaient déjà, des forces tirées d'Athènes même et non de l'étranger. Les Athéniens leur envoyèrent dix-sept autres galères, deux mille citoyens armés et trois cents cavaliers ; le tout sur des vaisseaux propres au transport des chevaux : le commandement de ces troupes fut donné à Charès. » [10] X. Ces détails suffisent pour faire sentir la vanité de ceux qui prétendent que les écrits d'Aristote sur la rhétorique ont servi de règle à Démosthène. Cet orateur avait déjà prononcé quatre discours contre Philippe, trois sur les affaires de la Grèce, et cinq harangues judiciaires, qui ont rapport aux affaires publiques, et auxquelles on ne peut reprocher de manquer de force, d'élévation et d'art : tous ces discours sont antérieurs à la Rhétorique d'Aristote. Après m'être avancé si loin, je ne dois point finir, sans prouver que les discours les plus estimés de Démosthène, soit dans le genre délibératif, soit dans le genre judiciaire, ont paru avant cet ouvrage, et ici je citerai encore le témoignage d'Aristote. Après l'archontat de Callimaque, époque où les Athéniens, à l'instigation de Démosthène, fournirent des secours à Olynthe, Théophile fut archonte : c'est alors que Philippe se rendit maître de cette ville; Théophile eut pour successeur Thémistocle. Pendant que celui-ci était archonte, Démosthène prononça le cinquième discours contre Philippe, où il a pour objet la défense des insulaires et des villes voisines de l'Hellespont. Il commence par ces mots : g-Ha g-men g-hehmeis, g-oh g-andres g-Athehnaioi, g-dedunehmetha g-heurein, g-taut' g-esti. » A Thémistocle succéda Archias : pendant son archontat, Démosthène prononça le discours dans lequel il engage les Athéniens à ne pas empêcher Philippe d'assister aux assemblées des Amphictyons, et à ne lui donner aucun prétexte d'entreprendre une nouvelle guerre, après avoir fait depuis peu la paix avec lui. Ce discours commence ainsi : «g-Horoh g-men, g-oh g-andres g-Athehnaioi, g-ta g-paronta g-pragmata. » Après Archias, Eubulus fut archonte, et ensuite Lyciscus. Pendant son archontat Démosthène prononça le septième discours contre Philippe, il est adressé aux députés du Péloponnèse, et commence ainsi : « g-Hotan, g-oh g-andres g-Athehnaioi, g-logoi g-gignohntai. » A Lyciscus succéda Pythodote : pendant son archontat, Démosthène prononça le huitième discours contre Philippe, devant les ambassadeurs de ce prince ; il commence par ces mois : « g-Oh g-andres g-Athehnaioi, g-ouk g-esti g-hopohs g-hai g-aitiai. » Il composa aussi le discours contre Eschine, après avoir rendu compte de sa seconde ambassade, dans laquelle il fut chargé de conclure une alliance. Pythodote eut pour successeur Sosigène. Pendant son archontat, Démosthène prononça le neuvième discours contre Philippe, au sujet des soldats de la Chersonèse, et dans lequel il se propose de persuader aux Athéniens qu'ils ne doivent pas licencier les troupes étrangères. Il commence de cette manière : « g-Edei g-men, g-oh g-andres g-Athehnaioi, g-tous g-legontas g-hapantas g-en g-hehmin, g-mehte g-pros g-echtran g-poieisthai g-logon g-mehdena, g-pros g-charin» Pendant le même archontat, il prononça la dixième Philippique, dans laquelle il a pour but de prouver que Philippe viole les traités et qu'il est le premier moteur de la guerre. Elle commence par cette phrase : « g-Pollohn, g-oh g-andres g-Athehnaioi, g-logohn g-ginomenohn g-oligou g-dein g-kath' g-hekasthehn g-ekklehsian. » Le successeur de Sosigène fut Nicomaque. A cette époque, Démosthène prononça la onzième Philippique, dans laquelle, après avoir montré que Philippe a enfreint les traités, il engage les Athéniens à envoyer des secours aux habitants de Byzance. Elle commence ainsi : « g-Kai g-spoudaia g-nomizohn, g-oh g-andres g-Athehnaioi, g-peri g-hohn g-bouleuesthe, g-kai g-anagkaia g-teh g-polei g-peirasomai g-peri g-autohn g-eipein. » Après Nicomaque Théophraste fut archonte. Pendant l'archontat de celui-ci, Démosthène composa le discours, où il exhorte les Athéniens à soutenir courageusement la guerre que Philippe leur avait déclarée. C'est la dernière Philippique. Elle commence par ces mots : «g-Hoti, g-oh g-andres g-Athehnaioi, g-Philippos g-ouk g-epoiehsato g-tehn g-eirehnehn g-pros g-humas, g-all' g-anebaleto g-ton g-polemon, g-pasin g-humin g-phaneron g-phegonen. » [11] XI. Ces douze discours furent prononcés par Démosthène, avant la publication de la rhétorique d'Aristote. J'invoquerai encore le témoignage même de ce philosophe. Dans le second livre, en énumérant les divers lieux communs, il donne celui du temps, et dit en propres termes : « Un autre lieu se tire des temps. Iphicrate l'a mis en usage dans le discours contre Armodius. — Athéniens, s'écriait-il, si, avant de rendre des services à la république, j'avais demandé qu'une statue serait érigée en mon honneur, pourvu que mon entreprise réussit, vous me l'auriez accordée. Me la refuserez-vous, aujourd'hui que le succès a couronné mes efforts ? Ne faites donc point des promesses à celui dont vous attendez quelque service ou bien, lorsqu'il vous l'a rendu, ne lui refusée pas sa récompense. On en trouve un autre exemple dans le raisonnement dont se servit un orateur, afin de prouver aux Thébains qu'ils devaient donner passage à Philippe, pour pénétrer dans l'Attique. Il leur disait que si Philippe avait fait cette demande aux habitants de Thèbes, avant de les secourir contre les Phocéens, ils l'auraient bien accueillie, et qu'il serait injuste de la rejeter, parce que ce prince a compté sur leur bonne foi.» L'époque où Philippe adressa cette demande aux Thébains, en leur rappelant les secours qu'il leur avait fournis pendant la guerre contre les Phocéens, est connue par l'histoire. Voici comment les choses se passèrent. Après la prise d'Olynthe, et pendant l'archontat de Thémistocle, les Athéniens firent avec Philippe un traité d'amitié et d'alliance, qui fut observé pendant dix-sept ans, jusqu'à l'archontat de Nicomaque : il fut violé pendant l'archontat de Théophraste, successeur de Nicomaque. Les Athéniens accusaient Philippe d'avoir recommencé la guerre, tandis que Philippe adressait le même reproche aux Athéniens. Cette guerre, provoquée par les plaintes que chacun faisait de son côté, en se disant victime d'une injustice, et l'époque où la paix fut rompue, sont fidèlement rapportées par Philochore dans le sixième livre de son histoire de l'Attique. Je vais en extraire les faits les plus importants : « Théophraste d'Halae. — Pendant son archontat, Philippe fit d'abord voile vers Périnthe. Son attaque contre cette ville n'ayant pas réussi au gré de son attente, il forma le siège de Byzance, et en fit approcher les machines de guerre. » Philochore rapporte ensuite les accusations de Philippe contre les Athéniens dans une lettre, et il ajoute : « Lorsque le peuple eut entendu cette lettre, et l'orateur Démosthène, qui conseillait la guerre, elle fut déclarée. Le peuple ordonna, par un décret, d'abattre la colonne érigée en mémoire du traité conclu avec Philippe, d'équiper des vaisseaux et de faire avec ardeur tous les préparatifs de la guerre. » Il dit ensuite que ces événements eurent lieu pendant l'archontat de Théophraste, et il expose ce qui se passa après la rupture de la paix, pendant l'archontat de Lysimachide, successeur de Théophraste. Voici ses propres paroles : « Lysimachide d'Acharné. — Sous cet archonte, la construction des vaisseaux et tous les préparatifs d'armes furent interrompus, à cause de la guerre contre Philippe. Les Athéniens ordonnèrent que tous les fonds seraient destinés aux dépenses de la guerre : le décret fut rendu sur le rapport de Démosthène. Philippe, une fois maître d'Élatée et de Cytinium, envoya à Thèbes les députés des Thessaliens, des Aeniens, des Étoliens, des Dolopes et des Phthiotes ; les Athéniens y envoyèrent aussi Démosthène en qualité d'ambassadeur, et lesThébains firent alliance avec Athènes. » On sait à quelle époque Démosthène, envoyé des Athéniens, et les ambassadeurs de Philippe, vinrent à Thèbes : c'est pendant l'archontat de Lysimachide, lorsque tous les préparatifs de guerre étaient déjà terminés, de part et d'autre. On le voit d'ailleurs par le discours de Démosthène sur la couronne : je vais en extraire les passages qui se rapportent à cet objet : « Philippe, après avoir mis les villes dans ces dispositions, les unes à l'égard des autres ; encouragé par ces décrets et ces réponses, vint à la tête d'une armée nombreuse, s'empara d'Élatée, comme si vous ne deviez point unir vos forces à celles des Thébains, aussitôt que quelque chose éclaterait. » Il parle des événements arrivés à cette époque et des discours qu'il prononça dans les assemblées publiques; il dit qu'il fut envoyé en qualité d'ambassadeur à Thèbes, et il ajoute : « Arrivés à Thèbes, nous y trouvâmes les ambassadeurs de Philippe, des Thessaliens et de leurs alliés ; nos amis étaient en alarmes, et les siens dans la plus grande assurance.» Plus loin, après avoir fait donner lecture d'une lettre, il continue ainsi : « L'assemblée une fois convoquée, ils les firent paraître les premiers, parce qu'ils leur tenaient lieu d'alliés. Ceux-ci s'avancèrent au milieu du peuple, donnèrent de grands éloges à Philippe, se plaignirent longuement de vous, et rappelèrent tous les maux que vous causâtes jadis aux Thébains. Ils demandaient surtout qu'ils témoignassent leur reconnaissance pour les bienfaits dont ils étaient redevables à Philippe; qu'ils vengeassent par un moyen quelconque, les injures qu'ils avaient reçues de vous, soit en lui donnant un passage pour venir dans l'Attique, soit en l'envahissant eux-mêmes. » Si, après la rupture de la paix, pendant l'archontat de Lysimachide, successeur de Théophraste, des ambassadeurs de Philippe vinrent chez les Thébains, pour les engager à faire avec ce prince une invasion dans l'Attique, ou à lui donner un libre passage dans leur pays, en rappelant, pour les y déterminer, les services que Philippe leur avait rendus, pendant la guerre contre les Phocéens (et Aristote parle de cette ambassade, comme je l'ai dit un peu plus haut, en citant ses propres paroles), il suit de là que tous les discours prononcés par Démosthène dans les assemblées publiques ou au barreau, avant l'archontat de Lysimachide, sont antérieurs à la Rhétorique d'Aristote. [12] XII. J'ajouterai une autre preuve tirée de ce philosophe même, et qui montrera plus clairement encore que sa Rhétorique, a été écrite après la guerre des Athéniens contre Philippe; lorsque déjà Démosthène jouait un grand rôle dans la république, et avait prononcé à la tribune et au barreau tous les discours dont j'ai parlé. Ce rhéteur, donnant les divers lieux d'enthymèmes, parle du lieu tiré de la cause. Voici ses propres paroles : « Un autre lieu consiste à regarder comme cause ce qui ne l'est pas. Par exemple, ce qui s'est fait en même temps, ou immédiatement après ; car ce qui suit paraît être l'effet de ce qui précède, surtout dans les affaires politiques. C'est ainsi que Démade attribuait à l'administration de Démosthène tous les maux de l'état, parce qu'elle fut suivie de la guerre. » Quels sont donc les discours que Démosthène a composés, en prenant pour guides les traités d'Aristote, s'il est vrai que ceux qui ont fait sa gloire et lui ont attiré l'admiration, sont antérieurs à cette guerre, comme je viens de le démontrer ; à l'exception du discours sur la couronne, le seul qui lui soit postérieur, et qui ait été prononcé pendant l'archontat d'Aristophon, huit ans après la bataille de Chéronée, et six après la mort de Philippe, vers l'époque où Alexandre fut vainqueur à Arbèles ? Mais, dira peut-être un de ces hommes disposés à disputer sur tout, Démosthène a du moins composé, d'après la Rhétorique d'Aristote, ce discours le plus beau qui soit sorti de sa plume. J'aurais plusieurs moyens de répondre à cette objection ; mais pour que cette lettre ne franchisse pas les limites convenables, je me borne à prouver que ce discours est plus ancien que l'ouvrage d'Aristote. Je m'appuierai encore ici sur ce qu'il dit lui-même, à l'endroit où il parle du lieu commun des enthymèmes tirés des relatifs, il s'exprime en ces termes: «Un autre lieu est fondé sur les relatifs : par exemple, si une chose a été juste et glorieuse pour celui qui l'a faite, elle ne le sera pas moins pour celui qui l'a soufferte. Il faut en dire autant de celui qui a donné des ordres, et de celui qui les a exécutés. Ainsi, Diomédon et les autres fermiers disaient à leurs accusateurs : Si vous avez pu sans honte nous vendre le droit de percevoir les revenus publics, il ne peut être honteux pour nous de l'avoir acheté. Il en est de même de ce raisonnement : s'il est juste et glorieux pour quelqu'un d'avoir reçu certains dommages, il l'est pareillement de les avoir causés. Réciproquement, si celui qui les a causés en a retiré de la gloire et ne s'est pas écarté de la justice, on doit en dire autant de celui qui les a éprouvés. Les raisonnements de cette nature ont quelque chose de faux ; car, il est possible qu'une personne ait péri justement, et que celui qui lui a donné la mort n'eût pas dû le faire. Il faudra donc examiner en particulier, si celui qui a été puni méritait la peine, et si celui qui l'a infligée en avait le droit. On procédera ensuite de la manière la plus favorable à sa cause. Souvent ces diverses circonstances sont séparées, comme dans l'Alcméon de Théodecte, ou dans la cause de Démosthène et des meurtriers de Nicanor. » Que peut être cette cause de Démosthène et des meurtriers de Nicanor, dont parle Aristote dans une discussion sur les relatifs, si ce n'est le procès d'Eschine contre Ctésiphon, qui avait fait décerner une couronne d'or à Démosthène, et fut accusé d'avoir enfreint les lois. Dans cette affaire, il ne s'agissait pas de savoir, en général, si Démosthène méritait une couronne pour avoir contribué de ses biens à la construction des remparts, mais s'il devait la recevoir, malgré les lois qui le défendaient, à l'époque où il était sommé de rendre ses comptes. Ici le raisonnement est fondé sur les relatifs : « Si le peuple a pu décerner une couronne, l'accusé sommé de rendre ses comptes a le droit de la recevoir.» Je pense qu'Aristote a voulu parler de ce procès. On objectera peut-être qu'il a eu en vue l'affaire concernant les récompenses, et qui fut agitée pendant l'archontat d'Anticlès, vers l'époque de la mort d'Alexandre; mais, dans cette hypothèse, la Rhétorique d'Aristote serait bien moins ancienne que les discours de Démosthène. Ce n'est donc pas d'après cet ouvrage que Démosthène a composé ses admirables harangues : au contraire, c'est après un examen réfléchi des discours de Démosthène et des autres orateurs, qu'Aristote a écrit sa Rhétorique : je crois du moins l'avoir suffisamment démontré.