[8,0] LIVRE HUITIÈME. [8,1] CHAPITRE PREMIER. I. APRES ceux-ci, Caius Julius Julus et Publius Pinarius Rufus furent élevés au consulat, la première année de la soixante-treizième olympiade en laquelle Astylus de Crotone remporta le prix de la course, Anchise étant archonte à Athènes. Ils n'étaient pas grands guerriers, et ce fut principalement pour cette raison que le peuple les élut. Ils furent néanmoins exposés aux plus grands périls : sous leur consulat il s'excita une guerre qui mit la république à deux doigts de sa perte, et la domination Romaine faillit à être renversée de fond en comble. II. MARCIUS surnommé Coriolan qui avait été banni à perpétuité sur la déposition des tribuns qui l'accusaient d'aspirer à la tyrannie, portait impatiemment sa disgrâce et ne la songeait qu'à tirer vengeance de ses ennemis. Comme il cherchait des forces suffisantes pour exécuter son dessein, il ne trouva que la seule nation des Volsques qui fût en état de balancer la puissance des Romains, si elle voulait d'un commun consentement choisir un bon général et prendre les armes pour leur déclarer la guerre. Il se persuada même que s'il pouvait les engager à le recevoir chez eux et à lui donner le commandement des troupes, il viendrait facilement à bout de ses entreprises. Une seule chose combattait ses espérances : c'était le souvenir des maux qu'il leur avait faits en leur enlevant un grand nombre de villes alliées dans les guerres précédentes. Mais ces considérations. ne furent pas capables de le détourner de son premier dessein. Méprisant la grandeur du péril et déterminé à tout, il résolut de s'exposer aux plus rigoureux traitements que ces peuples pourraient lui faire. III. Il attend l'occasion favorable d'une nuit obscure, et sur l'heure du souper il se rend à Antium la plus célèbre ville des Volsques. Il entre dans la maison d'Attius Tullus homme puissant et par sa naissance et par ses richesses : ce Tullus par le mérite de ses grands exploits de guerre avait parmi les siens un air de supériorité ; il conduisait la plupart du temps toute la nation. Marcius le trouve auprès de son foyer : il se jette à ses pieds, il lui raconte ses malheurs, et lui expose la nécessité de les affaires qui l'oblige d'avoir recours à ses ennemis mêmes. Il le conjure de prendre à son égard des sentiments de compassion et de bonté, de ne plus regarder comme ennemi un suppliant qui s'abandonne à sa discrétion, et de ne pas faire sentir les effets de sa vengeance à un malheureux accablé par ses propres misères, mais de respecter dans sa personne l'inconstance de la fortune et les vicissitudes des choses humaines qui ne restent pas toujours dans le même état. « C'est, ajouta-t-il, ce que vous pouvez apprendre par mon exemple. Autrefois un des plus considérables citoyens d'une grande ville, je me vois aujourd'hui abandonné de tout le monde : chassé de ma patrie, je suis obligé de me jeter à vos pieds en qualité de suppliant pour souffrir tout ce qu'il vous plaira. Je vous promets au reste, que si les Volsques veulent me recevoir dans leur amitié, je ferai dans la suite autant de bien à cette nation que je lui ai fait de mal lorsque j'étais son ennemi. Si vous avez résolu de me traiter à la rigueur, déchargez dès à présent toute votre colère sur cette victime. Accordez-moi pour toute grâce une mort prompte, égorgez de votre main et devant votre foyer un suppliant prosterné à vos pieds. [8,2] IV. Pendant qu'il parlait, Tullus lui tendait la main pour le relever. Il lui dit de prendre courage : il le rassure, il lui engage sa parole qu'on ne lui fera aucun traitement indigne de sa vertu. Il lui rend mille grâces de ce qu'il s'est adressé à lui plutôt qu'à tout autre : il proteste qu'il est très sensible à cet honneur, et promet de lui concilier la bienveillance de tous les Volsques en commençant par la ville d'Antium sa patrie. Ces promesses furent effectuées, et Tullus ne manqua point à sa parole. V. QUELQUE temps après, Marcius et Tullus tinrent conseil entre eux, et convinrent de susciter une guerre aux Romains. Tullus voulait ramasser promptement toutes les forces des Volsques pour attaquer Rome, tandis que le feu des séditions était encore allumé dans cette ville et qu'elle avait des généraux peu aguerris. Mais Marcius fut d'avis qu'avant toutes choses il fallait trouver un honnête prétexte de faire la guerre. Il lui représenta que les dieux sont témoins de toutes nos démarches, que dans tous les démêlés ils prennent fait et cause pour l'un ou l'autre parti, mais particulièrement dans les affaires de la guerre qui sont d'une plus grande conséquence et dont le succès est plus incertain. L'affaire était d'autant plus délicate qu'il y avait alors entre les Romains et les Volsques une trêve ou suspension d'armes pour deux ans, et dont le traité n'était conclu que depuis peu. « VI. Si donc ajouta Marcius, vous déclarez la guerre trop précipitamment et sans avoir pris les précautions nécessaires, vous serez l'infracteur du traité et vous n'aurez point les dieux pour vous. Si au contraire vous attendez que les Romains aient fait les premières démarches, vous serez alors sur la défensive et en droit de punir les violateurs de la trêve. Mais voyons comment on peut s'y prendre : cherchons les moyens de les porter à rompre le traité les premiers, afin d'avoir un légitime prétexte de leur déclarer la guerre. Je les ai cherchés longtemps ces moyens, avec toute l'application dont je suis capable, et je les ai enfin trouvés. Il ne s'agit que de tromper les Romains, et de les engager par-là à violer le droit des gens. J'ai trouvé le moyen le plus sur pour y réussir. Il y a longtemps que je le tiens secret en attendant l'occasion favorable. Mais aujourd'hui que je vous vois dans le dessein de leur faire la guerre je ne crains point de vous le découvrir. VII. Voici donc comme il faut s'y prendre. Les Romains doivent faire des sacrifices et célébrer des jeux magnifiques avec beaucoup de dépense. La curiosité attirera à ce spectacle un grand nombre d'étrangers. Attendez cette favorable occasion : allez à la solennité de ces jeux, et disposez le plus grand nombre des Volsques qu'il vous sera possible à y assister avec vous. Quand vous serez à Rome, envoyez un de vos plus fidèles amis avertir secrètement les consuls que les Volsques se préparent à attaquer la ville pendant la nuit, et que c'est pour cela qu'il en est venu un si grand nombre sous prétexte de voir la pompe des jeux, Soyez certain que vous ne leur aurez pas plutôt fait donner cet avis, que prenant l'épouvante ils vous chasseront incessamment de Rome, et vous fourniront par-là un juste sujet de vengeance. » [8,3] Tullus reçut cet avis avec joie, et différant l'expédition pour quelque temps il ne pensa plus qu'à faire les préparatifs nécessaires pour la guerre. CHAPITRE SECOND. I. LORSQUE le jour de la solennité fut venu, Julius et Pinarius ayant déjà commencé à faire les fonctions de leur consulat, la jeunesse des Volsques s'assembla de toutes les villes à l'instigation de Tullus pour aller au spectacle des jeux : la plupart, faute d'hôtes chez qui ils pussent loger, se retirèrent dans les lieux sacrés et dans les maisons publiques. Toutes les fois qu'ils sortaient dans les rues, ils s'attroupaient plusieurs ensemble et marchaient en corps si bien qu'on commençait déjà à parler d'eux par toute la ville et à les soupçonner de quelque mauvais dessein. Pendant ce temps-là un homme de confiance que Tullus avait gagné suivant les avis de Marcius, va trouver les consuls. Il feint d'avoir quelque secret important à leur communiquer sur les desseins de ses compatriotes. Il leur fait promettre avec serment qu'ils lui donneront toutes ses sûretés sans jamais déceler aux Volsques l'auteur de la trahison. Ensuite il leur découvre les prétendues embûches qu'on dressait aux Romains. Les consuls n'eurent pas de peine à ajouter foi à son rapport. Aussitôt ils assemblent le sénat par des huissiers qu'ils envoient de porte en porte pour avertir un chacun, et produisent le dénonciateur en pleine assemblée. Celui-ci demande le serment à tous les sénateurs, et leur répète ce qu'il avait déjà dit aux consuls en particulier. II. LE sénat qui avait déjà eu quelque soupçon en voyant arriver à Rome sous prétexte de la solennité des jeux un si grand nombre de jeunes gens d'une seule nation, qui d'ailleurs ne lui était pas amie, fut entièrement confirmé dans son opinion par ce dernier indice dont il ignorait la tromperie. Ainsi on résolut d'une commune voix de chasser les Volsques de Rome avant la fin du jour. On fit publier par un héraut qu'il y allait de la vie pour quiconque refuserait d'obéir, et afin qu'ils sortissent dans une entière sûreté et sans aucune insulte, on donna commission aux consuls de veiller à ce que leur retraite se fît sans tumulte. [8,4] Dès que le sénat eut fait cette ordonnance, on envoya des hérauts par toutes les rues pour annoncer aux Volsques qu'ils eussent à sortir dans le moment par la porte Capene, et en même temps les consuls avec une bonne escorte les conduisirent hors de la ville. Ce fut alors que sortant tous ensemble par une seule porte, on connut qu'ils étaient en grand nombre et que c'était la fleur de toute la nation. III. Tullus sortit le premier en grande hâte : il se posta dans un lieu fort commode qui n'était pas loin de Rome, où il recevait ceux qui arrivaient plus tard que les autres. Lorsqu'ils furent tous rassemblés, il déclama fortement contre le peuple Romain. Il exagéra l'insulte qu'on venait de faire à toute la nation des Volsques, puisque de tant d'étrangers qui étaient à Rome pour assister à la fête ils étaient les seuls qu'on eût chassés avec ignominie, II les exhorta à publier chacun dans leur ville le mauvais traitement qu'ils avaient reçu, afin qu'on réprimât l'insolence des Romains et qu'on les punît d'avoir violé le droit des gens. IV. APRES avoir parlé de la sorte et indisposé de plus en plus les esprits déjà irrités par l'insulte qu' ils venaient de recevoir, il renvoya les Volsques chez eux. Ceux ci de retour dans leur patrie, exagèrent l'insulte qu'on leur a faite, et s'en plaignent avec des termes pleins d'aigreur. Toutes les villes entrent dans leur querelle. Elles s'envoient réciproquement des ambassades afin d'engager toute la nation à tenir les états pour y traiter de la guerre. V. TULLUS le premier moteur de toutes ces intrigues, ne se donne aucun repos, jusqu'à ce qu'il ait fait assembler les magistrats de chaque ville avec une grande foule de peuple à Echetre dont la situation était la plus commode à l'assemblée pour servir de rendez-vous à toutes les autres. Là, après plusieurs discours des grands de chaque ville, on demanda les suffrages de toute l'assemblée, et la pluralité des voix fut pour déclarer la guerre, puisque les Romains avaient commencé les premiers à violer le traité. [8,5] Ensuite les députés confèrent ensemble sur les moyens d'exécuter leur projet. Tullus s'avance au milieu de l'assemblée : il leur conseille de faire venir Marcius et de le consulter sur les moyens d'abattre la puissance des Romains, que personne ne la connaissait plus parfaitement que lui, et qu'il en savait le fort et le faible. Ce conseil fut approuvé, et tout le monde cria qu'il fallait faire venir Marcius. Cet exilé arrive et profitant de l'occasion qu'il attendait depuis longtemps il paraît dans l'assemblée avec un visage triste et les yeux baignés de larmes, mais sans rien dire d'abord. Enfin après un moment de silence il parla ainsi. VI. « SI j'étais persuadé, Messieurs, que vous eussiez tous les mêmes sentiments sur mon malheur, je ne croirais pas qu'il fût nécessaire de m'étendre sur ce sujet pour me justifier auprès de vous. Mais comme il est difficile qu'entre tant de différents caractères, quelques-uns ne se persuadent faussement et mal à propos que ce n'est pas sans de bonnes et de justes raisons que le peuple Romain m'a chassé de la patrie, je crois que je dois d'abord vous exposer les causes de mon exil afin de me justifier devant cette illustre assemblée. Je vous conjure par les dieux, vous qui savez déjà de quelle manière mes ennemis m'ont traité et par quelles intrigues ils m'ont précipité dans le malheur où je suis sans que je l'aie mérité par ma conduite, je vous conjure, dis- je, de m'écouter favorablement, et de ne me pas presser de vous donner les instructions que vous me demandez avant que je me sois fait connaître plus parfaitement à vous. Quoique je reprenne les choses de fort loin, je ne vous tiendrai pas longtemps sur cette matière. « VII. LES Romains eurent dans les commencements une forme de gouvernement partie monarchique partie aristocratique. Tarquin leur dernier roi voulut la changer en tyrannie. Alors les magistrats défenseurs de l'aristocratie se liguèrent contre lui et le chassèrent de Rome. Délivrés de ce tyran, ils se chargèrent eux-mêmes de l'administration de la république, et lui donnèrent une nouvelle forme, qui de l'aveu de tout le monde était pleine de sagesse et de modération : mais tout récemment, c'est-à-dire depuis trois ou quatre ans, les plus pauvres de nos citoyens livrés à une lâche oisiveté et excités par les pernicieux conseils de certains esprits brouillons qui les conduisent, après mille traits de l'insolence la plus outrée ont enfin tenté d'anéantir la puissance des grands. Irrités d'une pareille audace, les premières têtes du sénat ont cherché les moyens de traverser leurs dangereuses entreprises, et de les contenir dans les bornes de la modération. Entre les sénateurs les plus vénérables par leur âge, Appius Claudius digne de mille louanges signala sa fermeté dans cette rencontre. Je fus le seul parmi les jeunes qui osai suivre un si bel exemple : nous ne cessions de parler librement dans les assemblées du sénat, non pas pour faire la guerre au peuple ni pour réduire aucun des Romains sous l'esclavage, mais parce que la puissance des méchants nous étant suspecte, nous n'avions rien plus à cœur que de conserver la liberté à tous les citoyens et de rendre à la noblesse l'autorité du gouvernement. [8,6] « VIII. Les magistrats du peuple outrés de la fermeté avec laquelle nous nous opposions ouvertement à leurs injustes projets, résolurent de nous perdre l'un et l'autre. Mais pour ne pas attirer sur eux toute la haine d'une action si noire et si criante, ils ne nous entreprirent pas tous deux ensemble. Ils commencèrent par moi qui étais le plus jeune et le plus facile à opprimer. D'abord ils me condamnèrent à mort sans m'avoir entendu ni jugé dans les formes. Ils firent ensuite de nouveaux efforts auprès du sénat : ils le sommèrent de me livrer entre leurs mains pour être conduit au supplice. Mais leur requête fut rejetée, et ne pouvant réussir par cette voie ils m'assignèrent à comparaître devant leur tribunal pour me juger eux-mêmes. Là ils m'accusèrent d'aspirer à la tyrannie : ils n'eurent pas l'esprit de voir qu'une telle accusation était d'autant plus absurde, que quiconque veut s'ouvrir un chemin à la tyrannie ne se ligue jamais avec les grands contre le peuple, mais qu'il se sert au contraire du secours du peuple pour abattre les premières têtes de la république. D'ailleurs ils ne me jugèrent pas selon les lois Romaines : ce ne fut point dans une assemblée des centuries, mais dans une assemblée par tribus, où une troupe de mercenaires, de vagabonds, et de gens sans feu ni lieu qui ne cherchent qu'à s'emparer du bien d'autrui, avaient plus d'autorité et d'avantage que les bons citoyens qui n'ont en vue que la justice et les véritables intérêts de l'état, jugement, Messieurs, d'autant plus irrégulier et d'autant plus injuste de l'aveu de tout le monde que je suis le premier et le seul contre lequel on ait procédé par des voies aussi iniques que nouvelles. Malgré toutes ces irrégularités, ma conduite était si irréprochable et mon innocence si visible, qu'encore que mon sort dépende d'une assemblée dont la plus grande partie était ennemie des gens de bien et me haïssait par conséquent, il ne s'en fallut que deux voix que je ne fusse renvoyé absous, quelques menaces que fissent les tribuns de se démettre de leur charge si on ne me condamnait. Ils eurent beau faire mille démarches pour solliciter le peuple contre moi, ils eurent beau dire qu'ils avaient tout à appréhender de mon ressentiment, il ne leur fut pas possible d'empêcher que contre douze tribus qui me condamnaient, il n'y en eût neuf pour m'absoudre. « IX. TRAITE avec tant d'ignominie par mes citoyens, je n'ai pas cru pouvoir passer le reste de mes jours avec le moindre agrément si je ne tirais vengeance de l'injustice. qu'on m'a faite. Il ne tenait qu'à moi de choisir un asile ou dans les villes des Latins qui m'auraient reçu volontiers en considération de notre parenté, ou dans les nouvelles colonies fondées par nos pères : j'aurais pu y goûter toutes les douceurs d'une vie tranquille. Je n'ai pas voulu néanmoins y fixer ma demeure : j'ai mieux aimé me réfugier chez vous, convaincu que haïssant souverainement les Romains qui vous ont fait mille insultes, vous me fourniriez les moyens de venger vos querelles et les miennes. Soyez certains que je m'y emploierai tout entier, que je ne cesserai de vous donner de bons conseils contre eux, et que j'en viendrai des paroles aux effets quand l'occasion s'en présentera. « X. JE ne saurais trop vous remercier de l'asile que vous m'accordez dans votre pays : je suis d'autant plus sensible à cette faveur, que vous voulez bien y ajouter celle de n'avoir aucun égard à tous les maux que je vous ai faits dans les guerres précédentes. [8,7] Quelle idée en effet donnerais-je de moi ? et ne me prendrait-on pas pour le plus lâche de tous les hommes, si je n'étais pas sensible et à l'affront que j'ai reçu des Romains et au favorable accueil que vous me faites? Mes citoyens à qui j'ai rendu les plus grands services, non contents de me refuser les honneurs qui m'étaient dus et la gloire que j'avais méritée, m'ont encore banni de la patrie, chassé de ma maison, éloigné de mes amis, des dieux de mes pères, des sépulcres de mes ancêtres ; en un mot ils m'ont privé de tous les autres biens dont on peut jouir dans le lieu de sa naissance. Aujourd'hui je retrouve chez vous tous ces avantages pour lesquels je vous ai autrefois fait la guerre. Après un changement de fortune si extraordinaire, que penserait-on de moi, si je ne m'efforçais de faire ressentir tout le poids de ma vengeance à mes citoyens qui sont devenus mes plus cruels ennemis, et de faire autant de bien que je pourrai à ceux qui étant autrefois mes ennemis deviennent aujourd'hui mes plus fidèles amis dans ma disgrâce ? Pour moi j'estime que celui-là n'est pas véritablement homme, qui n'a ni ressentiment contre ses ennemis ni amitié pour ses libérateurs. Je crois que ma patrie n'est pas la ville qui ne me reconnaît plus, mais celle qui me reçoit, quoiqu'étranger, au nombre de ses citoyens, que le pays où je trouve ma sûreté, me doit être plus cher que celui où l'on m'a fait des injustices. Enfin si dieu m'accorde son secours et que vous preniez de bon cœur fait et cause pour moi, comme il y a toute apparence que vous êtes dans cette disposition, j'espère qu'il arrivera bientôt de grands changements. « XI. VOUS savez que les Romains qui ont eu déjà plusieurs guerres, n'ont jamais trouvé d'ennemis plus formidables que vous, et qu'ils n'ont rien plus à cœur que d'affaiblir les progrès de votre nation. C'est dans cette vue qu'ils vous ont enlevé par les armes une partie de vos villes et qu'ils ont trompé les autres par les apparences d'une amitié feinte, de peur que vous ne réunissiez toutes vos forces pour leur faire la guerre. Si vous continuez donc dans la même résolution où je vous vois maintenant, et si vous vous accordez tous ensemble pour vous opposer à l'agrandissement de leur empire, vous arrêterez sans peine le progrès de leur puissance. [8,8] « XII. Mais puisque vous me demandez mon sentiment sur la manière de faire la guerre aux Romains, soit que vous vous adressiez à moi pour me donner des preuves que vous êtes persuadés de mon attachement sincère à vos intérêts, soit que vous vouliez me témoigner l'estime que vous faites de l'expérience que j'ai acquise dans les armes, soit que tous ces deux motifs ensemble vous engagent à me consulter, je vous dirai ingénument ce que j'en pense et je ne dissimulerai rien. La première attention que vous devez avoir, c'est, à mon avis, de chercher un pieux et juste prétexte de faire la guerre : je vais vous apprendre par quel moyen vous le pourrez trouver ce légitime prétexte, pour colorer vos entreprises. Les Romains dans leur premier établissement n'avaient qu'un terrain fort resserré, encore était-ce un fond assez mauvais et presque stérile. Les terres qu'ils y ont ajoutées en empiétant sur leurs voisins, sont d'une grande étendue et d'un bon rapport. Si donc tous les peuples voisins veulent redemander chacun la portion de terres qu'on leur a injustement enlevée, il n'y aura rien de si petit, de si faible, ni de si pauvre que la ville de Rome. Voila, Messieurs, par où je crois que vous devez commencer. Envoyez une ambassade aux Romains : redemandez-leur les villes qu'ils vous ont ôtées: sommez-les de sortir des châteaux qu'ils ont bâtis sur votre fond : en un mot, s'il y a encore quelqu'autre chose qui vous appartienne, et dont ils se soient emparés par la force des armes, obligez-les de vous en faire restitution. Au reste gardez-vous bien de déclarer la guerre avant que d'avoir reçu leur réponse. Si vous suivez mes conseils, vous ne pourrez manquer d'obtenir une des deux choses que vous souhaitez : ou vous rentrerez sans aucun danger et sans qu'il vous en coûte rien, en possession de tout ce qu'on vous a enlevé, ou du moins vous aurez un juste et honnête prétexte de leur déclarer la guerre, car de l'aveu de tout le monde, quand on n'en veut point au bien d'autrui et qu'on ne demande que le sien, si on est payé d'un refus, c'est une raison légitime de prendre les armes. XIII. QUELLE résolution pensez-vous que prendront les Romains si vous en usez ainsi ? Croyez-vous qu'ils vous rendent vos terres ? S'ils le font, qu'est-ce qui empêchera qu'on ne leur fasse rendre tout le bien d'autrui qu'ils ont envahi ? Les Aeques, les Albains, les Tyrrhéniens et plusieurs autres suivront sans doute votre exemple, et iront redemander ce qui est à eux. Que feront donc les Romains? Retiendront- ils vos terres, refuseront-ils de vous rendre justice ? Oui, Messieurs, ils prendront ce dernier parti : je n'en doute point. Vous pourrez donc alors protester contr'eux : vous serez censés avoir été absolument contraint à prendre les armes, et tous ceux dont ils ont enlevé les biens et qui désespèrent de les recouvrer par d'autres voies, deviendront vos alliés et vous donneront des secours. Si jamais il y eut une occasion favorable pour attaquer les Romains, c'est celle que la fortune vous présente auiourd'hui dans le moment qu'on n'aurait osé l'espérer. La sédition les divise, la défiance règne parmi eux, leurs chefs ne sont point expérimentés au fait de la guerre: c'est la plus belle occasion que puissent trouver ceux qu'ils ont offensés, pour tirer vengeance de leurs injustices. Voila, Messieurs, les avis et les instructions que j'avais à vous donner comme à mes amis: je l'ai fait dans toute la fidélité possible et avec un parfait dévouement à vos intérêts. « XIV. A l'égard de ce qu'il faudra prévoir et exécuter suivant les différentes occurrences, vous en laisserez le soin aux généraux de vos armées. Vous pouvez toujours compter sur ma bonne volonté : en quelque poste que vous me mettriez, j'exécuterai ponctuellement vos ordres, et je ferai de mon mieux, pour ne céder en rien ni aux simples soldats, ni aux officiers, ni même au commandant. Disposez donc de moi comme bon vous semblera ; mettez-moi dans quelque poste que ce soit où vous me jugerez utile, et soyez persuadés que si j'ai pu vous faire beaucoup de mal lorsque j'étais votre ennemi, je pourrai aussi vous faire beaucoup de bien en combattant avec vous. » [8,9] XV. TEL fut le discours de Marcius. Pendant qu'il parlait encore, les Volsques l'écoutaient avec admiration. Après qu'il eut fini, ils témoignèrent tous avec de grands cris qu'ils trouvaient ses conseils merveilleux, si bien que sans délibérer plus longtemps, on embrassa son sentiment tout d'une voix. Ils firent ensuite un décret et députèrent à Rome les plus considérables de chaque ville. Quant à Marcius, ils lui accordèrent non seulement le rang de sénateur dans quelque ville de leur nation que ce pût être, mais aussi le droit d'entrer dans la magistrature et de participer à tout ce qu'il y avait de plus honorable dans leur république. Aussitôt ils mirent la main à l'œuvre sans attendre la réponse des Romains, et on commença à faire des préparatifs de guerre. Alors tous ceux dont le cœur était abattu par les échecs qu'on avait reçus dans les batailles précédentes, reprirent courage et conçurent de nouvelles espérances de détruire la puissance des Romains. XVI. Pendant que cela se passait, les ambassadeurs qu'ils avaient envoyés à Rome furent admis à l'audience dans une assemblée du sénat. Ils dirent que les Volsques avaient fort à cœur de vider tous leurs différends avec les Romains, pour être dans la suite et leurs alliés et leurs amis sans fraude ni tromperie : que le seul moyen d'entretenir une amitié stable et sincère, était de leur rendre leurs terres et leurs villes, dont les Romains s'étaient emparés : qu'autrement il n'y aurait jamais de paix stable ni de véritable amitié entre les deux peuples, parce que quiconque se voit insulté, est naturellement ennemi de celui qui le maltraite. En même temps ils prièrent le sénat de ne les pas mettre par un déni de justice dans la triste nécessité de faire la guerre. [8,10] XVII. Les ambassadeurs ayant ainsi parlé, on les fait retirer de l'assemblée. Le sénat délibère sur leurs propositions et après être convenu de ce qu'il leur fallait répondre, il les rappelle et leur parle ainsi. « Volsques, nous voyons bien que vous ne cherchez pas tant notre amitié, qu'un spécieux prétexte pour nous déclarer la guerre. Vous êtes persuadés vous-mêmes que vous n'obtiendrez jamais ce que vous exigez du peuple Romain : vous n'ignorez pas non plus que nous, que vos demandes sont injustes et qu'il n'est pas possible qu'on y ait aucun égard. En effet, si vous nous aviez donné des terres et que changeant ensuite de résolution vous nous les redemandassiez aujourd'hui, ce serait vous faire une injustice que de ne pas vous les rendre. Mais quand vous demandez un bien qu'on vous a enlevé dans la guerre et dont vous n'êtes plus les maîtres, n'est-ce pas vous-mêmes qui faites l'injustice en voulant qu'on vous rende ce qui ne vous appartient pas ? our nous nous regardons comme un bien légitime et justement acquis, ce que nous avons gagné par les armes. Ce n'est pas nous qui avons fait les premiers cette loi. Elle n'est pas tant une invention des hommes, qu'une règle établie par les dieux mêmes. Nous savons que les Grecs et les Barbares la suivent cette loi : ainsi nous ne mollirons en rien et nous ne vous céderons jamais ce qui est le fruit de nos victoires. Il faudrait être bien fou pour rendre lâchement et par une sotte timidité ce qu'on a acquis par son courage et par sa valeur. Nous ne vous obligeons donc point à faire la guerre si vous ne voulez : mais aussi, si vous voulez la faire, nous ne la refusons pas, et si vous commencez, nous nous défendrons. Portez cette réponse aux Volsques, et leur dites que s'ils sont les premiers à prendre les armes nous serons les derniers à les mettre bas. [8,11] « XVIII. Les ambassadeurs ayant reçu cette réponse, la portèrent à la république des Volsques. On assembla derechef les états, et du consentement de toute la nation on fit un manifeste par lequel on déclarait la guerre aux Romains. Ensuite on élut pour commandants en chef Tullus et Marcius, on ordonna de lever des troupes et de l'argent et de faire tous les autres préparatifs nécessaires pour la guerre. XIX. L'Assemblée étant sur le point de se séparer, Marcius se leva et parla en ces termes. « II n'y a rien, Messieurs, de plus sage que ce que les états viennent d'ordonner. Il faut donc exécuter chaque chose en son temps. Mais pendant que vous enrôlerez des soldats et que vous ferez les autres préparatifs, qui, comme je vois, demandent beaucoup de temps, Tullus et moi nous commencerons toujours à attaquer l'ennemi : ceux qui voudront piller les terres des Romains pour en enlever un gros butin, peuvent se joindre à nous. Je vous promets que si dieu favorise nos entreprises, nous remporterons de grands avantages. Les Romains qui voient que nous n'avons point encore de troupes sur pied, n'ont pas encore commencé leurs préparatifs : ainsi nous pouvons sans rien craindre faire le dégât sur leurs terres partout où nous voudrons. [8,12] XX. Les Volsques goûtèrent fort ce projet de Marcius, et avant que Rome pût avoir aucune nouvelle de leurs desseins, les deux généraux se mirent promptement en campagne avec un corps de volontaires. Tullus prend une partie de l'armée des Volsques sous sa conduite et va faire des courses dans le pays des Latins afin d'empêcher que l'ennemi n'en tire aucun secours. XXI. MARCIUS avec le reste des troupes vient fondre sur les terres des Romains, et comme ils ne s'attendaient à rien moins qu'à une expédition si subite, il y fit un grand nombre de prisonniers, tant de personnes libres que d'esclaves. Il enleva aussi beaucoup de bœufs, de chevaux et des autres bestiaux, avec tout le blé qu'il trouva. Le fer et tous les outils et instruments des laboureurs furent en partie pillés, en partie brisés et rompus. Enfin les Volsques mirent feu aux maisons et aux étables, et l'incendie fut si grand que de longtemps on ne put le relever d'une perte si affreuse. XXII. ON en voulait surtout aux plébéiens, on brûlait leurs maisons et on ravageait leurs terres. Pour celles des Patriciens on n'y fit point d'autre dégât que d'enlever quelques esclaves et des bestiaux, encore la perte ne fut-elle pas bien considérable pour eux. Marcius avait donné aux troupes des ordres précis d'en user ainsi pour fomenter les soupçons et la mésintelligence entre les patriciens et le peuple, afin que les séditions ne finissent pas sitôt ; ce qui arriva en effet comme il se l'était promis. On n'eut pas plutôt appris à Rome les courses des Volsques sur les terres de la république, que les pauvres informés qu'on n'avait pas fait également le dégât dans toutes les métairies, se mirent à crier contre les riches, les accusant d'avoir suscité au peuple un ennemi aussi redoutable que Marcius. Les patriciens de leur côté se défendaient de cette accusation : ils protestaient qu'ils n'avaient point trempé dans la conspiration, qui n'était qu'un stratagème du général des Volsques et un effet de sa vengeance artificieuse. Personne néanmoins ne se mettait en peine d'y apporter remède ni de sauver ce qui restait du pillage, tant les soupçons, la défiance et la crainte de quelque trahison régnaient alors parmi les citoyens. XXIII. MARCIUS eut donc tout le temps de faire le dégât sans trouver aucune résistance. Après avoir ravagé partout où bon lui semblait, il ramena ses troupes gorgées de richesses et de butin, sans avoir souffert aucun mal. Peu de temps après, Tullus revint aussi du pays des Latins avec une quantité prodigieuse de butin : Les ennemis attaqués à l'improviste et dans le moment qu'ils ne s'attendaient à rien moins, n'osèrent lui tenir tête parce qu'ils n'avaient point de troupes sur pied. XXIV. Cet heureux succès fit concevoir de si hautes espérances à toutes les villes des Volsques que l'enrôlement des soldats se fit plus promptement qu'on ne l'avait espéré : on fournit avec un merveilleux empressement et un zèle extraordinaire toutes les choses dont les généraux avaient besoin. [8,13] XXV. AUSSITÔT qu'on eut levé les troupes, Marcius et son collègue tinrent conseil sur la conduite qu'ils devaient garder par la suite. « Pour moi, dit Marcius, je crois qu'il est bon que nous partagions l'armée en deux corps. Qu'un de nous deux avec la fleur des troupes et les soldats les plus ardents, présente la bataille aux ennemis, et qu'il leur livre combat s'ils veulent en venir aux mains afin de vider le différend dans une action générale. Que si les Romains refusent de commettre leur destinée au hasard d'une seule bataille (comme je crois qu'ils prendront ce parti, d'autant que leurs soldats et leurs généraux ne sont que des apprentis dans la profession des armes) il faut ravager leurs terres, gagner leurs alliés, détruire leurs colonies, et leur faire tout le mal qu'on pourra. Pour l'autre commandant, je suis d'avis qu'il reste ici, afin de défendre le pays et de mettre les villes à couvert, de peur que l'ennemi venant fondre tout à coup sur nos terres, nous n'ayons la honte de voir enlever nos biens dans le temps que nous voulons nous-mêmes envahir ceux des Romains. Mais il faut que celui qui restera ici, ait soin de réparer les murs qui sont tombés, qu'il fasse vider les fossés ; qu'il fortifie les châteaux pour servir de retraite aux laboureurs, qu'il lève de nouvelles troupes ; qu'il fournisse des vivres à celles qui feront la campagne, qu'il fasse fabriquer des armes ; et qu'il pourvoie avec beaucoup de vigilance à tout ce qui sera nécessaire pour la guerre. Au reste, Tullus je vous laisse le choix de commander ou l'armée du dehors ou celle qui restera dans le pays. XXVI. TULLUS fut ravi de cette proposition : comme il connaissait le bonheur de Marcius, son expérience, et son activité dans la guerre, il lui laissa le commandement des troupes du dehors. [8,14] Marcius sans tarder plus longtemps, commence les opérations de la campagne. Il attaque la ville de Circée, qui était habitée, partie par les naturels du pays, partie par une colonie de Romains, et il la prend tout d'abord. Sur la première nouvelle que l'ennemi s'était déjà emparé de leurs terres et qu'il s'approchait de leurs murailles pour y donner l'assaut, les bourgeois sortirent sans armes au devant de lui pour lui présenter les clés et se ranger sous son obéissance. Cette soumission les garantit de tous les maux qui font ordinairement la suite d'un siège. Le général des Volsques ne fit mourir ni exiler aucun citoyen. Il les obligea seulement à fournir des habits à ses troupes, des vivres pour un mois, et un peu d'argent, après quoi il partit de là, laissant dans la ville une médiocre garnison, tant pour s'assurer des habitants et pour les empêcher de remuer, que pour les mettre à couvert de l'insulte des Romains. XXVII. Cette nouvelle portée à Rome, augmenta les troubles et jeta la frayeur dans les esprits. D'un côté les patriciens faisaient un crime au peuple de ce qu'en chassant de Rome sur de fausses accusations un grand guerrier, un homme d'expérience, actif, et plein de bravoure, ils avaient fourni aux Volsques un habile général. De l'autre, les magistrats du peuple accusaient le sénat d'avoir tramé toute cette affaire par ressentiment : ils disaient que la guerre présente ne regardait pas également tous les citoyens, mais qu'on n'en voulait qu'à eux seuls et aux plébéiens, tout ce qu'il y avait de plus méchants parmi la populace se mettait de leur parti. Au reste cette haine mutuelle et ces accusations qu'ils formaient les uns contre les autres dans les assemblées, occupaient tellement les esprits que personne ne pensait à lever des troupes, à demander du secours aux alliés, ou à faire les diligences nécessaires. [8,15] XXVIII. Les personnes les plus âgées voyant les choses dans un si pitoyable état, tenaient conseil ensemble. Ils s'employaient de toutes leurs forces, tant en particulier qu'en public, pour apaiser les plus séditieux des plébéiens et pour faire cesser leurs soupçons et leurs accusations contre les patriciens. Enfin ils leur représentaient que si l'exil d'un seul citoyen, distingué par sa naissance et par son mérite, avait mis Rome dans un si grand danger, ce serait encore toute autre chose quand la plus grande partie des patriciens, fatigués des insultes du peuple, viendraient à prendre le même parti que Marcius. Ces remontrances eurent tant de force qu'elles arrêtèrent la licence effrénée de la multitude. XXIX. Le plus grand tumulte apaisé, le sénat s'assembla, et répondit aux ambassadeurs que les Latins avaient envoyés pour demander du secours. Il leur dit que pour le présent il n'était pas facile de leur envoyer des troupes, que cependant on leur permettait de lever des soldats, de leur donner des généraux de leur nation, et de mettre en campagne une aussi nombreuse armée que Rome aurait pu faire si elle en eût eu la commodité : car ces deux choses leur étaient défendues par le traité d'alliance. Il ordonna aussi aux consuls d'enrôler des soldats, d'établir des garnisons dans Rome et de mander les troupes des alliés, sans cependant leur accorder le pouvoir de mettre une armée en campagne jusqu'à ce qu'on eût pris les précautions nécessaires. Le peuple ratifia tous ces décrets du sénat. Mais les consuls de cette année qui n'avaient plus guère de temps à être en charge, ne purent pas exécuter entièrement tout ce que le sénat avait ordonné : ils laissèrent donc aux consuls leurs successeurs toutes ces choses à demi faites. [8,16] CHAPITRE TROISIÈME. I. SPURIUS Nautius et Sextus Furius qui furent faits consuls pour l'année suivante, levèrent dans Rome autant de troupes qu'il leur fut possible. Ils mirent des phares et des sentinelles dans les châteaux les plus à portée, afin de savoir tout ce qui se ferait dans le pays, et en peu de temps ils amassèrent de grandes sommes d'argent, de bonnes provisions de blé, et quantité d'armes. II. APRES avoir fait à Rome tous ces préparatifs, il semblait qu'il ne leur manquait plus rien. Mais leurs alliés ne se rendaient pas tous à leurs ordres, et ne se portaient point de bon cœur à la guerre. Ils n'osèrent néanmoins les y obliger absolument, de peur de quelque trahison. Il y en avait déjà une partie qui s'étaient soulevés ouvertement en faveur des Volsques. Les Aeques levèrent les premiers l'étendard de la révolte. Dès les moment que la guerre fut déclarée, ils députèrent vers les Volsques pour jurer une alliance avec eux. Ils envoyèrent aussi à Marcius un corps considérable de troupes qui avaient beaucoup d'ardeur pour la guerre. Plusieurs autres alliés suivirent leur exemple et se rangèrent du même côté. Il est vrai qu'ils ne le firent pas ouvertement et qu'il n'y eut aucune ordonnance de toute la nation pour envoyer du secours aux Volsques, mais loin d'empêcher leurs sujets de prendre parti dans les troupes de Marcius, ils les excitaient à le faire. De cette manière les Volsques en très peu de temps mirent sur pied une armée si formidable qu'ils n'en avaient jamais eu de pareille, même dans leur plus grande prospérité et dans l'état le plus florissant de toutes leurs villes. III. MARCIUS ouvrit aussitôt la campagne avec cette nombreuse armée. Il fit une nouvelle irruption sur les terres des Romains, où il resta plusieurs jours, pendant lesquels il ravagea tout ce qu'il avait épargné dans ses premières courses. Néanmoins il ne prit pas un grand nombre d'hommes de condition libre dans cette expédition : longtemps auparavant ils s'étaient retirés, partie dans la ville de Rome, partie dans les châteaux voisins les mieux fortifiés, où ils avaient emporté leurs effets les plus précieux. Mais en récompense il se saisit des troupeaux qu'ils n'avaient pu mener avec eux, et il prit les bergers qui les gardaient. Il enleva aussi le blé qu'il trouva encore dans l'aire, il emporta tous les autres grains, tant ceux qui n'étaient pas tout à fait moissonnés ni battus, que ceux qui étaient déjà engrangés. Après avoir pillé la campagne et désolé tout le plat pays, comme il vit que personne n'osait se présenter pour lui livrer bataille, il s'en retourna avec son armée gorgée de butin : elle était si chargée de toutes sortes de richesses qu'elle ne marchait qu'à petite journée. [8,17] IV. LES Volsques admiraient la prodigieuse quantité de dépouilles que leurs troupes avaient apportées. En même temps ils étaient surpris que les Romains qui jusqu'alors avaient fait le dégât sur les terres de leurs voisins, eussent eu assez peu de cœur pour laisser ravager leur propre pays sans faire aucune résistance. Un si grand succès les enfla d'orgueil, ils conçurent l'espérance de parvenir à la conquête de l'empire Romain, se persuadant qu'il leur serait très aisé de détruire la puissance d'un ennemi qui n'avait pas même la hardiesse de leur résister. Ils offrirent aux dieux des sacrifices d'action de grâces, ils ornèrent les temples et les places publiques des dépouilles qu'ils avaient remportées, enfin toute la nation était en fêtes et en réjouissances. Au milieu des festins, tout retentissait des louanges de Marcius : on l'admirait comme le plus grand de tous les hommes au fait de la guerre : on l'élevait au-dessus de tous les généraux des Romains, des Grecs et des Barbares : on le félicitait surtout de sa bonne fortune, et de ce que toutes ses entreprises lui avaient réussi à souhait sans qu'il lui en eût coûté beaucoup de peine. Ainsi personne ne pensait à quitter le service : tous ceux qui étaient en âge de porter les armes, se faisaient un plaisir d'être les compagnons de ses grands exploits, il venait de toutes les villes une foule de monde se ranger sous ses étendards. V. APRES avoir animé les Volsques, loué leur ardeur, et abattu le courage des ennemis jusqu'à un tel point qu'ils ne savaient que faire ni quel parti prendre pour réparer leur honte, ce grand capitaine marcha avec ses troupes contre de grandes les villes qui demeuraient fidèles dans l'alliance des Romains. En peu de jours il fit tous les préparatifs nécessaires pour un siège, et alla attaquer les Tolériens qui étaient de la nation des Latins. Comme il y avait longtemps qu'ils s'étaient préparés à la guerre et qu'ils avaient apporté dans leur ville les richesses et les biens de leurs campagnes, ils soutinrent vigoureusement les assauts des Volsques, et se défendant de dessus leurs murailles ils en blessèrent un grand nombre : enfin repoussés par les frondeurs après avoir combattu jusqu'au soir, ils abandonnèrent plusieurs endroits de leurs remparts. Marcius vouant qu'il lâchaient pied, pousse son avantage. Il ordonne aussitôt à une partie des soldats de placer des échelles aux endroits sans défense. Il court lui-même avec la fleur de ses troupes pour attaquer les portes : malgré une nuée de traits qu'on lui lance du haut des tours, il rompt les barres, fait sauter les gonds et entre le premier dans la ville. Les portes étaient gardées par une multitude d'ennemis qui le reçurent avec vigueur et qui combattirent assez longtemps : mais après qu'on en eut tué la plus grande partie, le reste fut mis en fuite et se dispersa dans les carrefours. Marcius les poursuit à outrance ; il tue tout ce qui se présente devant lui, et n'épargne que ceux qui mettent bas les armes pour implorer sa clémence. Pendant qu'il pousse l'ennemi avec tant de bravoure, ceux qui escaladaient se rendent maitres des murailles : la ville est emportée d'assaut et réduite sous la puissance du vainqueur. Marcius y trouve un riche butin : il met en réserve une partie des dépouilles pour les consacrer aux dieux et pour en décorer les villes des Volsques ; le reste est abandonné au pillage. Cette ville était extrêmement peuplée : il y avait une si grande quantité de blé et d'argent que les vainqueurs ne pouvant tout enlever en un jour étaient obligés de faire plusieurs voyages et d'employer beaucoup de temps à emporter une partie du butin sur leur dos et sur des bêtes de charge. [8,18] VI. APRES avoir enlevé les prisonniers et toutes les richesses de Tolérie, le général des Volsques laissa cette pauvre ville déserte, et alla attaquer celle de Bole. Les Bolains qui avaient pressenti sa marche, s'étaient disposés à le recevoir et avaient fait tous les préparatifs nécessaires pour soutenir un siège. Marcius qui se flattait de prendre la ville d'emblée, fit donner l'assaut par plusieurs endroits à la fois, mais les assiégés ayant épié le moment favorable, ouvrirent leurs portes et firent une vigoureuse sortie sur les assiégeants. Ils en tuèrent un grand nombre, en blessèrent encore plus, et après avoir mis le reste honteusement en fuite ils rentrèrent dans leurs murailles. Marcius apprenant que les Volsques avaient lâché pied (car il n'était point à cette déroute) court promptement à leur secours avec une poignée de monde, il rallie les fuyards, il ranime leur courage abattu, et les remet en ordre de bataille. Après avoir exécuté le ralliement, il leur dit ce qu'ils doivent faire, et leur commande d'aller attaquer la ville aux mêmes portes par où les ennemis avaient fait leur sortie. Alors les Bolains tentent une seconde fois la fortune du combat : ils sortent en foule de leurs remparts, et voyant que les Volsques au lieu de soutenir leur choc, s'enfuient par le penchant des chemins et des collines suivant les ordres secrets de leur général, ils les poursuivent fort longtemps sans s'apercevoir des embûches qu'on leur a dressées. Marcius avec l'élite de ses troupes, fond tout à coup sur eux dès qu'il les voit éloignés de leurs remparts : les uns se mettent en défense, les autres prennent la fuite. Le général des Volsques en fait un horrible carnage, il les poursuit si vivement jusque dans leurs murailles qu'il entre de force dans la ville sans leur donner le temps de fermer les portes. Le reste de l'armée le voyant une fois maitre de la place, le suit sans perdre de temps, et les Bolains abandonnant leurs murailles se réfugièrent dans les maisons. Après avoir emporté cette place, il permet à ses troupes de faire des prisonniers de guerre et de piller. Il enlève tout le butin à son loisir et sans résistance, comme il avait fait à Tolérie ; puis il met le feu à la ville. [8,19] VII. De Bole il prend sa marche vers Labique, qui était aussi dans ce temps-là une ville des Latins et une colonie d'Albe comme les autres. Afin d'intimider les habitants il commence par brûler leurs campagnes, principalement dans les endroits où les Labicans pouvaient apercevoir la flamme. Mais ceux-ci se fiant sur la force et la bonté de leurs remparts, ne furent nullement épouvantés et ne donnèrent aucune marque de timidité : ils soutinrent vigoureusement les attaques et repoussèrent plusieurs fois les ennemis qui montaient à l'assaut. Cependant il ne leur fut pas possible de résister jusqu'à la fin, parce qu'étant en petit nombre ils avaient à combattre contre une grosse armée qui ne leur donnait pas un moment de relâche. Les Volsques battaient la place de tous côtés : dès qu'un bataillon était las et fatigué de l'attaque, il était relevé par des troupes toutes fraîches, de sorte que les assiégés qui soutenaient l'assaut tout le jour, n'ayant pas un moment pour se reposer la nuit, furent enfin contraints d'abandonner leurs murailles. La ville étant prise, Marcius en fit les habitants prisonniers de guerre et esclaves, il permit à ses soldats de partager le butin entr'eux. De là il se mit en marche avec son armée rangée en bataille pour assiéger Pede, qui était aussi une ville des Latins. Il la prit de force dès la première attaque et la traita comme les autres. Le lendemain il partit au point du jour et se présenta devant Corbion avec ses troupes. Comme il approchait des murs de cette ville on lui en ouvrit les portes : la garnison étant sortie au devant de lui avec les bourgeois qui portaient des marques de suppliants, on lui livra la place sans tirer l'épée. Marcius loua les habitants de cette ville sur le parti qu'ils avaient pris, et leur ordonna de fournir à ses troupes l'argent et le blé dont elles avaient besoin. Après avoir reçu d'eux ce qu'il leur avait demandé, il tourna ses armes contre Coriole. Les habitants de cette ville la lui livrèrent aussi sans combattre, et lui fournirent avec beaucoup d'ardeur des provisions pour son armée, de l'argent, et tout ce qu'il leur demanda. En récompense il passa sur leurs terres sans leur faire aucun tort, comme s'ils avaient été ses alliés. Car il avait grand soin d'empêcher que ses soldats ne fissent aucun acte d'hostilité contre ceux qui lui livraient leurs places. Il leur rendait leurs troupeaux, les esclaves qu'ils avaient laissés dans leurs métairies, et leurs terres sans y faire aucun dégât. Il ne permettait pas même que ses troupes prirent leurs quartiers dans les villes, de peur qu'elles n'y causassent quelque dommage en pillant ou volant les bourgeois : ordinairement il les faisait camper hors des murs. [8,20] VIII. De Coriole il alla à Boville qui était alors une ville très célèbre et une des principales places du pays Latin. Les habitants qui se fiaient sur leurs fortifications et sur leur nombreuse garnison, lui en refusèrent les clés. Il exhorta ses troupes à combattre avec valeur, il promit de grandes récompenses à ceux qui monteraient les premiers à l'assaut, et sans perdre de temps il commença l'attaque. Il y eut auprès de cette ville un rude combat. Les Bovillains ne se contentaient pas de repousser les assiégeants de dessus leurs murailles : ils ouvraient leurs portes, ils sortaient en grand nombre, ils poursuivaient vigoureusement les ennemis, et les mettaient en déroute dans le penchant des chemins. Les Volsques y perdirent beaucoup de monde, et le siège dura si longtemps qu'ils n'avaient plus aucune espérance de prendre la ville. Mais leur général réparait si adroitement tous ces échecs, qu'on ne s'apercevait pas des pertes qu'il avait faites. A mesure qu'on lui tuait des soldats, il avait soin de les remplacer par d'autres. Il ranimait ceux qui avaient eu du pire dans les combats, dès qu'il voyait plier quelque partie de ses troupes, il allait lui-même se mettre à leur tête pour relever leur courage, et non seulement il les portait à la valeur par ses discours, mais il était le premier à leur donner l'exemple par ses actions. Il s'exposa à toutes sortes de dangers, il tenta toutes les voies imaginables, et ne se donna aucun relâche jusqu'à ce que les fortifications furent prises de vive force. Enfin s'étant rendu maître de cette ville après un long siège, il passa au fil de l'épée une partie des vaincus qui osaient encore en venir aux mains, et fit les autres prisonniers de guerre. Chargé de magnifiques et glorieuse dépouilles, il enrichit ses soldats, d'une grande quantité d'argent qu'il avait enlevé, (car il s'en trouva plus dans cette ville que dans toutes les autres qu'il avait prises) et aussitôt après il décampa avec son armée. [8,21] IX. APRES cette victoire insigne, par tout où il passait, tout se rangeait sous son obéissance. Il n'y eut aucune ville qui osât lui résister, excepté Lavinium. C'était la première ville que les Troyens avaient bâtie sitôt qu'ils furent arrivés en Italie avec Enée : les Romains en tiraient leur origine, comme j'ai dit ci-dessus. Les Laviniens étaient bien résolus de tout souffrir plutôt que d'abandonner leur propre sang ou de rompre les liens par lesquels la nature les attachait aux Romains. Il se donna de rudes combats devant la ville: les Volsques attaquèrent vivement les murailles, et à plusieurs reprises : mais ils ne purent les emporter de force dans les premiers assauts. X. MARCIUS qui jugea par une si vigoureuse résistance que cette place le tiendrait trop longtemps, convertit le siège en blocus, il fit faire des fossés et des palissades autour de la ville, il s'empara des avenues et y posta des troupes pour empêcher que les assiégés ne pussent recevoir ni provisions, ni vivres, ni secours du dehors. XI. Sur ces entrefaites, les Romains qui apprirent qu'une partie des villes des Latins avaient déjà été emportées d'assaut et saccagées, et que d'autres avaient été réduites à la triste nécessité de se ranger sous l'obéissance du général des Volsques, pressés d'ailleurs et fatigués par les fréquentes ambassades qu'ils recevaient tous les jours de la part des villes qui leur étaient demeurées fidèles et qui demandaient du secours, épouvantés par la nouvelle du blocus de Lavinium qu'on pressait fortement, et ne doutant point que l'ennemi ne tournât ses armes contr'eux-mêmes et ne vint aussitôt les attaquer si une fois il prenait cette importante place, crurent que l'unique remède à tant de maux était de rappeler Marcius par un décret du sénat. XII. Le peuple demandait avec empressement le rappel de cet illustre exilé ; les Tribuns même voulaient faire une loi en cassation de la sentence portée contre lui. Mais les patriciens s'y opposaient et ne voulaient pas qu'on révoquât ce qui avait été une fois jugé. Le sénat ne faisant donc aucune ordonnance sur ce sujet, les tribuns laissèrent tomber l'affaire, et n'osèrent la proposer une seconde fois dans les assemblées du peuple. Il est surprenant que le sénat qui avait embrassé avec zèle les intérêts de Marcius, se soit opposé au peuple lorsqu' il voulait le rappeler de son exil. On ne sait si les patriciens en usaient ainsi pour éprouver la confiance du peuple, ni s'ils lui refusaient ce qu'il souhaitait pour le lui faire demander avec plus d'empressement, ou pour dissiper les calomnies qu'on avait publiées contre eux et pour montrer qu'ils n'étaient ni causes ni complices de ce que faisait Marcius. Il était difficile de pénétrer dans le secret de cet te conduite du sénat ; tant il avait de soin de tenir ses desseins cachés afin que personne n'y pût rien connaître. [8,22] CHAPITRE QUATRIEME. I. MARCIUS apprit par des transfuges ce qui se passait. Outré de dépit, il part en diligence avec son armée pour attaquer Rome, et laissant une partie de ses troupes devant Lavinium pour en continuer le blocus il vient se camper auprès des fossés de Cloelie à quarante stades de la ville. II. La triste nouvelle de son arrivée cause dans Rome une émotion générale : la terreur s'empare des esprits, et l'on ne doute point que Marcius n'en commence bientôt le siège. Dans cette crainte on prend les armes sans attendre l'ordre des magistrats , les uns se saisissent des remparts, les autres vont en foule aux portes de la ville sans aucun chef: ceux-ci arment leurs esclaves et les postent sur les toits des maisons, ceux-là s'emparent de la citadelle, du Capitole, et des autres forteresses de Rome. Les femmes éplorées et les cheveux épars, se sauvent dans les temples et dans les lieux saints : l'air retentit de leurs gémissements ; elles se prosternent devant les autels, et conjurent les dieux de détourner le péril dont la ville est menacée. L'alarme dura toute la nuit et une partie du jour suivant. III. QUAND les plébéiens virent que ce qu'ils avaient tant appréhendé, n'arrivait point, et que Marcius ne faisait aucun mouvement, assemblés en foule dans la place publique ils obligèrent les patriciens de se rendre au sénat, et leur signifièrent que si on ne faisait promptement un décret pour rappeler l'exilé ils se regarderaient comme trahis et prendraient par eux-mêmes et pour eux-mêmes les mesures qu'ils aviseraient bonnes. Sur ces menaces les patriciens s'assemblèrent en diligence , ils ordonnèrent qu'on députerait à Marcius cinq sénateurs des plus anciens et de ses meilleurs amis pour faire la paix avec lui et pour ménager sa réconciliation avec le peuple Romain. On choisit pour cette négociation Marcus Minucius, Postumus Cominius, Spurius Largius, Publius Pinarius et Quintus Sulpicius, tous personnages consulaires. IV. SITÔT qu'ils furent au camp, Marcius informé de leur arrivée, s'assit sur son tribunal au milieu d'une assemblée des plus illustres de la nation des Volsques et de leurs alliés, dans un endroit commode, d'où l'on pût facilement entendre tout ce qu'on dirait de part et d'autre. Il fit venir ensuite les députés du sénat et leur donna audience. V. MINUCIUS qui pendant son consulat avait pris ses intérêts plus vivement que tout autre et qui s'était opposé fortement aux prétentions du peuple, parla en ces termes. [8,23] « Nous savons tous, illustre Marcius, que le peuple vous a fait une injustice criante en vous exilant ignominieusement de votre patrie. Nous ne sommes pas surpris que sensible à cet affront vous portiez impatiemment une si triste destinée : il est naturel de se déclarer l'ennemi de ceux dont on a reçu quelque offense, c'est une loi commune à toutes les nations. Mais nous ne pouvons assez vous marquer notre surprise, de ce qu'au lieu d'examiner mûrement qui sont ceux sur qui vous devez exercer votre vengeance, ne mettant point de bornes à la colère qui vous transporte, vous en faites ressentir les effets aux innocents comme aux coupables, sans distinguer vos amis d'avec vos ennemis. Par une semblable conduite vous violez les lois de la nature ; vous manquez au respect qu'on doit aux dieux, à la religion, et aux choses saintes, en un mot vous vous oubliez vous-même, vous méconnaissez votre origine, et il semble que vous ignoriez que vous êtes Romain : voila ce qui fait notre étonnement. VI. LA république vous envoie cette ambassade, composée des patriciens les plus vénérables par leur âge et les plus attachés a vos intérêts. Nous venons ici pour vous faire de vifs reproches sur le violement de la justice et des lois de la nature ; pour nous justifier auprès de vous, pour vous dire à quelles conditions nous croyons que vous devez vous réconcilier avec le peuple ; pour vous exhorter enfin à mettre bas toute inimitié, et pour vous avertir de ce qu'il convient que vous fassiez tant pour votre intérêt que pour votre honneur. [8,24] Commençons par ce qui concerne le droit. Les tribuns ont soulevé le peuple contre vous : vous regardant comme un homme à craindre ils ont voulu se saisir de votre personne pour vous faire mourir sans aucune forme de jugement. Le sénat s'y est opposé et nous n'avons pas souffert qu'on vous maltraitât injustement dans cette occasion. Mais quand les tribuns ont vu que nous les empêchions de vous ôter la vie, ils vous ont cité au tribunal du peuple comme ayant tenu de mauvais discours en plein sénat. Nous nous sommes encore opposés cette fois à leurs injustes prétentions, et vous savez que nous n'avons pu souffrir qu'on vous punît pour avoir dit votre sentiment avec liberté, ou pour avoir parlé contre le peuple dans nos assemblées. Cette seconde tentative ne leur ayant pas réussi, ils vinrent enfin nous trouver, et ils vous accusèrent d'avoir aspiré à la tyrannie. Vous vous offrîtes vous-même à réfuter une calomnie si mal fondée : vous fîtes voir que vous étiez bien éloigné d'un crime si énorme, et vous consentîtes de subir le jugement du peuple sur ce chef d'accusation. Le sénat ne vous abandonna pas ce dans cette rencontre : il s'intéressa pour vous, et employa les plus instantes sollicitations pour obtenir votre grâce. Quelle part les patriciens ont-ils donc eue à ce qui vous est arrivé ? Ont-ils jamais contribué à votre disgrâce, et pourquoi nous déclarez-vous la guerre, à nous qui vous avons donné tant de preuves de notre bon cœur dans toutes les occasions que et j'ai rapportées? Bien plus; on ne peut pas même dire que tout le peuple ait contribué à votre bannissement : vos ennemis ne l'ont emporté que de deux voix seulement. Vous ne pouvez donc sans injustice vous déclarer l'ennemi des autres plébéiens qui ont conclu à vous renvoyer absous. VII. Mais je suppose, si vous le voulez, que tous les plébéiens et tous les sénateurs aient contribué à vous plonger dans le malheur où vous êtes, et que vous soyez en droit de décharger votre colère sur tous les citoyens. Après tout, Marcius, quel mal vous ont fait les femmes pour mériter que ce vous leur déclariez la guerre ? Ont-elles donné leurs suffrages pour vous chasser de la patrie ? Vous ont-elles accablé d'injures ? Ont-elles débité de mauvais discours contre vous ? Et nos enfants, que vous ont-ils fait de mal ? Quels injustes dédains ont-ils formé contre votre personne, pour mériter de se voir aujourd'hui exposés à être réduits en servitude et à tant d'autres malheurs qu'ils ne peuvent éviter si la ville vient à être ce prise de vive force ? Votre conduite, Marcius, est très injuste, ce si vous croyez qu'il faut faire sentir les effets de votre colère aux coupables et à vos ennemis, sans épargner ni les innocents ni vos amis mêmes : un tel dessein ne peut être qu'indigne d'un homme de bien. Mais sans m'arrêter plus longtemps à toutes ces réflexions, dites-moi, je vous prie, que répondriez-vous si on vous demandait quel mal vous ont fait nos ancêtres pour mériter que vous renversiez leurs tombeaux et que vous les priviez des honneurs qu'on a coutume de leur rendre ? Quelle juste raison avez-vous d'exercer votre vengeance sur les choses saintes, de piller, de brûler, et de renverser les autels, les temples et les lieux sacrés , d'empêcher enfin qu'on n'y fasse les cérémonies accoutumées et les sacrifices ordonnés par les lois ? Que répondez-vous à cela ? Pour moi je ne sais pas ce que vous pourriez dire. Voila, Marcius, ce que nous avions à vous représenter, tant pour nous-mêmes, que pour le sénat, pour les autres citoyens que vous voulez perdre entièrement sans qu'ils vous aient jamais fait aucun mal, pour les tombeaux de nos ancêtres, pour les temples et les choses sacrées, et pour la ville de Rome qui vous a donné la naissance et l'éducation : nos raisons sont justes, il n'y a rien à répliquer. [8,25] Vous convient-il de décharger votre colère sur tous les hommes, même sur ceux qui ne vous ont fait aucune injustice ? Faut-il que leurs femmes et leurs enfants soient enveloppés dans le même malheur? Faut-il que les dieux, les demi-dieux, les génies, la ville de Rome et tout le pays de sa domination paient pour la folie des tribuns ? Est il juste que tout ce qu'il y a de plus respectable et de plus sacré ressente les effets de votre vengeance ? N'avez-vous pas déjà assez puni tout le monde par d'horribles carnages, par la désolation de tant de campagnes où vous avez tout mis à feu et à sang, par la destruction d'un grand nombre de villes démolies jusqu'aux fondements ? Votre fureur n'est-elle pas assouvie, après avoir fait cesser en tant d'endroits nos fêtes, nos sacrifices, et le culte des dieux et des génies? N'êtes-vous donc pas encore content d'avoir contraint plusieurs villes d'interrompre le culte divin et les cérémonies ordinaires de la religion ? Pour moi je crois qu'il est indigne d'un homme qui aime un peu la vertu, de confondre ses amis avec ses ennemis, d'être implacable dans sa colère, de poursuivre à toute outrance ceux qui ont commis quelque faute envers lui, surtout après qu'il leur en a fait faire une rude pénitence, et qu'il s'en est vengé par toutes sortes de moyens. Voila ce que j'avais à vous dire, et pour notre défense, et pour fléchir votre colère, et pour vous engager à pardonner au peuple. VIII. Voici maintenant les avertissements que les patriciens nous ont chargés de vous donner par pure amitié pour vous, voici les promesses avantageuses qu'ils vous font {par l'organe de vos plus illustres amis}, si vous rentrez en grâce avec votre patrie. Pendant que vous avez la force à la main et que les dieux favorisent vos entreprises, nous vous conseillons de garder quelque mesure. Usez de votre bonne fortune avec modération et retenue : souvenez-vous que tout est sujet au changement; qu'il n'y a rien de stable dans cette vie ; que les choses ne demeurent pas toujours dans le même état; que les dieux haïssent tout ce qui est trop élevé, qu'ils le font retomber dans le néant dès qu'il est parvenu au plus haut point, et que c'est ce qui arrive principalement à ces hommes fiers et superbes qui passent les bornes prescrites par la nature. « IX. Il ne tient qu'à vous de terminer aujourd'hui la guerre avec honneur : l'occasion est des plus favorables. Le sénat est disposé à vous rappeler, et le peuple est tout prêt à faire une nouvelle ordonnance pour révoquer la sentence de bannissement portée contre vous. Qu'est-ce donc qui vous empêche de jouir de l'agréable présence de vos parents et de vos amis ; de rentrer dans le sein de votre chère patrie que vous avez tant de fois défendue les armes à la main, de commander, comme vous le méritez, aux magistrats mêmes, de primer parmi les généraux d'armée ; de conduire ceux qui conduisent les autres ; de laisser à vos enfants et à toute votre postérité une gloire immortelle? Nous sommes garants de toutes les promesses que nous vous faisons aujourd'hui, et nous vous assurons que vous en verrez bientôt l'exécution. A présent il ne convient pas que le sénat ou le peuple vous décerne des honneurs, tandis que vous commandez l'armée de nos ennemis et que vous faites des actes d'hostilité : mais si vous mettez bas les armes, dans peu nous rapporterons un arrêt du sénat qui ordonnera votre rappel. [8,26] Voila les avantages que vous devez attendre dès que vous vous serez réconcilié. X. Que si vous persistez dans votre colère et si vous ne mettez bas toute inimitié, il vous arrivera des choses fâcheuses. Vous aurez plusieurs sujets de chagrin, dont voici les deux principaux qu'il est aisé de prévoir, permettez-moi de vous les dire. Premièrement, en voulant détruire la puissance Romaine, et surtout par les armes des Volsques, vous formez mal-à-propos une entreprise très difficile, pour ne pas dire impossible. Secondement, quand même vos projets réussiraient, vous n'en tireriez d'autre fruit que d'être regardé comme le plus misérable de tous les hommes. Ecoutez, Marcius ; je vais vous expliquer les raisons que j'ai de le croire : si je vous parle avec liberté, je vous demande en grâce de ne le pas trouver mauvais. Considérez d'abord l'impossibilité de vos entreprises. Les Romains, vous le savez, ont beaucoup de troupes et de jeunesse domestique. Si donc la sédition s'apaise, (comme il est difficile que la nécessité de la guerre présente ne la termine pas incessamment , car lorsqu'on est menacé d'un péril commun, ordinairement toutes les contestations finissent, et les esprits les plus irrités se raccommodent ensemble ) -, si, dis-je, la sédition cesse, je ne crois pas que les Volsques, ni même toute autre nation de l'Italie, puissent jamais les vaincre. Nous pouvons encore compter sur nos colonies , sur les Latins, et sur nos autres alliés qui sont en état de nous fournir de puissants secours : ne doutez pas qu'ils ne joignent volontiers leurs armes à celles de la république. D'ailleurs nous ne manquons point de braves capitaines, qui ne vous cèdent ni en courage ni en capacité : nous en avons de jeunes et de vieux, en plus grand nombre qu'on n'en trouverait dans toutes les autres villes. Mais le plus grand de tous les secours qui ne nous a jamais manqué dans le besoin et qui est au-dessus de toutes les forces des hommes, c'est la bonté des dieux. C'est par leur protection que nous habitons cette ville depuis presque huit générations. C'est à leur bonté que Rome est redevable non seulement de la liberté dont elle a toujours joui, mais encore de ces prodigieux succès qui lui ont valu l'empire de plusieurs nations. Ne jugez pas de Rome par les villes de Péde, de Tolérie, et par quelques autres places peu importantes que vous avez conquises : tout autre général moins habile que vous, aurait pu avec une armée moins nombreuse, emporter ces petites villes mal fortifiées qui n'étaient défendues que par une médiocre garnison. Considérez la grandeur de Rome qui s'est rendue illustre par ses beaux exploits : les dieux l'ont toujours favorisée d'une protection particulière, et de petite qu'elle était dans ses commencements, elle est devenue une des plus grandes villes du monde. Ne vous imaginez-pas que ces troupes dont vous prétendez vous servir pour une si grande entreprise, soient aujourd'hui différentes de ce qu'elles étaient autrefois : souvenez-vous que vous êtes à la tête des Volsques et des Eques, et que nous-mêmes qui vous parlons maintenant, nous les avons vaincus toutes les fois qu'ils ont osé soutenir une guerre contre nous et en venir aux mains. Sachez qu'à la tête de ces mauvaises troupes tant de fois vaincues vous aurez à combattre contre de braves soldats qui ont toujours été victorieux. Mais quand même nous n'aurions pas de si favorables préjugés, il y aurait toujours lieu de s'étonner qu'ayant autant de capacité et d'expérience dans la guerre, vous ne fassiez pas réflexion que ceux qui combattent pour défendre leurs biens, sont ordinairement plus hardis à affronter toutes sortes de dangers, que ceux qui combattent pour s'emparer du bien d'autrui. En effet, si ceux-ci ne réussissent pas, ils {ne} perdent {rien} ; au lieu que les premiers perdent tout s'ils ont du pire dans les combats. C'est-là ce qui fait que les armées supérieures en nombre et en forces, sont quelquefois vaincues par d'autres moins nombreuses et moins puissantes. Il n'y a rien de plus fort ni de plus terrible que la nécessité de vaincre ou de périr ; elle fait naitre l'audace et la fermeté dans les cœurs les plus timides. J'aurais plusieurs autres choses à vous dire sur l'impossibilité de votre entreprise, mais en voila assez sur ce sujet. [8,27] « XI. J'ajoute encore une raison très forte, persuadé que vous la trouverez juste et que vous vous repentirez de ce que vous avez fait, pourvu que vous l'examiniez avec attention et que vous consultiez plutôt vos lumières que vos ressentiments. Quelle est donc cette raison ? La voici. Les dieux n'ont accordé à aucun mortel une connaissance certaine de l'avenir, et dans tous les siècles vous ne trouverez pas un seul homme à qui toutes choses aient réussi sans aucun revers de fortune. C'est pour cela que les plus prudents qui ont acquis beaucoup d'expérience par une longue vie, ne commencent jamais aucune entreprise sans avoir examiné, non seulement quelles en seront les suites en cas de succès, mais encore les conséquences qu'elle peut avoir si elle ne réussit pas. Les généraux d'armée prennent surtout cette précaution, avec d'autant plus de soin, qu'étant maîtres des choses les plus importantes, ils sont responsables et des bonnes et des mauvaises réussites. Lorsqu'ils voient qu'en cas de mauvais succès, la perte ne sera que très petite, ou qu'il n'y en aura aucune, ils commencent leur entreprise : mais s'il y a à craindre qu'elle n'ait plusieurs suites fâcheuses, ils l'abandonnent. Faites donc la même chose, Marcius, avant que de commencer, prévoyez ce qui vous arrivera si vous ne réussissez pas dans cette guerre et que vous ne veniez pas à bout de vos projets. Les Volsques qui vous ont donné une retraite chez eux, vous accuseront d'avoir tenté des desseins au dessus de vos forces. Quand notre armée usant de représailles tombera comme un déluge affreux sur les terres de ces peuples qui nous auront fait les premières insultes, pourrez-vous éviter d'être puni d'une mort honteuse, ou par les Volsques à qui vous aurez causé de grandes pertes, ou par nous-mêmes que vous voulez perdre entièrement et réduire sous l'esclavage ? Qui peut vous répondre que les Volsques, avant que d'être plongés dans les malheurs funestes qu'entraîné après soi une longue guerre, ne vous sacrifieront pas à notre ressentiment ? Qui sait s'ils ne vous livreront point entre nos mains pour s'ouvrir par votre sang un chemin sûr à la paix, comme ont fait plusieurs peuples, tant Grecs que Barbares, lorsqu'ils se sont vus pressés par une dure nécessité ? Toutes ces choses vous paraissent-elles trop petites pour mériter qu'on en parle: faut-il les mépriser et ne pas craindre de vous exposer aux plus grands de tous les maux ? [8,28] XII. MAIS supposons que votre entreprise doive réussir: après tout, quel avantage en pouvez-vous espérer qui mérite tant d'admiration et qui soit digne d'envie ? Quelle gloire en retirerez-vous ? C'est ce que je vous prie d'examiner. Vous aurez le chagrin de perdre non seulement vos amis les plus intimes, mais encore une mère infortunée, que vous récompensez d'une étrange façon, de la naissance et de l'éducation qu'elle vous a données, et de toutes les peines qu'elle apprises pour vous. Vous vous verrez séparé d'une chaste épouse, qui pour l'amour de vous est demeurée dans l'abandonnement et dans le veuvage où elle ne cesse de pleurer jour et nuit l'absence de son cher époux. Vous serez privé de deux enfants, destinés par leur illustre naissance à jouir des honneurs de leurs ancêtres, et à vivre avec distinction dans la plus florissante ville du monde. Vous ne pourrez éviter de les voir périr misérablement et d'être le temoin de leurs malheurs, si vous osez attaquer nos murailles. Les autres citoyens en danger de perdre tout ce qu'ils ont de plus cher et d'être traités inhumainement par vos troupes, n'épargneront aucun de ceux qui vous appartiennent. Irrités par leurs propres malheurs, ils les maltraiteront ignominieusement {et avec la dernière cruauté}, ils les insulteront sans miséricorde, ils leur feront souffrir tous les tourments les plus honteux et les plus terribles : et, ce qui doit vous faire rentrer en vous-même, c'est qu'on ne rejettera pas tous ces crimes sur ceux qui les auront commis, mais sur vous-même qui en aurez été la cause en les mettant dans la nécessité de se venger. Voila les tristes avantages que vous retirerez de la réussite de vos détestables projets. XIII. Les personnes biens nées ne doivent avoir pour but de toutes leurs entreprises que l'honneur et la gloire qui est l'âme des grands desseins. Considérez, je vous prie, quelles louanges vous pouvez mériter par l'exécution de vos projets. On vous traitera de meurtrier de votre mère : on vous appellera le bourreau de vos enfants, l'assassin de votre femme, le destructeur de votre ville, le tison ardent et le mauvais génie de la patrie. En quelque endroit que vous alliez, on ne voudra point avoir de commerce avec vous ; nul homme de bien ne vous admettra à la participation des choses saintes; on vous exclura des sacrifices, des libations, de toutes les cérémonies du culte divin, et personne ne vous recevra dans sa maison. Vous ne serez pas même honoré de ceux dont vous aurez voulu acheter les bonnes grâces par les services les plus indignes de vous. Ils vous regarderont comme un objet de haine et d'exécration. Chacun {d'eux} retirera quelque avantage de la réussite de vos actions sacrilèges, mais ils détesteront tous la dureté de votre cœur, et maudiront à jamais l'usage criminel que vous aurez fait de vos armes, Il n'est pas besoin de vous dire que vous vous attirerez la haine de tous les gens de bien, que vous serez en butte à l'envie de vos égaux, que vos inférieurs prendront de mauvais soupçons de vous, et que les uns et les autres ne cesseront de vous dresser des embûches. Je passe sous silence une infinité d'autres malheurs inévitables à un homme abandonné de tous ses amis, qui traîne les restes d'une vie malheureuse dans une terre étrangère. Je ne parle point de ces furies vengeresses, dont se servent les dieux et les génies pour la punition des scélérats : elles leur tourmentent le corps et l'âme, et après avoir trainé une vie misérable, ils finissent par la mort la plus affreuse. XIV. QUE toutes ces considérations, Marcius, vous fassent changer de sentiments : commencez aujourd'hui à vous repentir, abandonnez cette folle entreprise, et cessez de chercher à vous venger de votre patrie. N'accusons que la fortune de tous les maux que nous vous avons faits, ou que nous avons reçus de vous. Revenez chez vous avec joie {pour y recevoir} les embrassements de votre mère, les tendres caresses de votre femme, {et pour goûter} le plaisir de vous voir salué par vos chers enfants. Rendez-vous vous-même à votre patrie, qui {vous} a donné la naissance et l'éducation. C'est elle qui a formé dans vous un si grand homme : rendez-lui donc ce précieux trésor qui lui appartient tout entier.» [8,29] XV. Le discours de Minucius étant fini, Marcius après un moment de silence lui répondit en ces termes. Je suis votre ami Minucius, et celui des autres patriciens que le sénat a députés avec vous : je suis prêt à vous rendre tous les services dont vous me croirez capable. Lorsque j'étais encore votre citoyen et que j'avais quelque part à l'administration des affaires de la république, vous me servîtes en plusieurs occasions dans les temps les plus difficiles. Après la sentence d'exil prononcée contre moi, vous ne m'avez point abandonné dans ma mauvaise fortune. Cette triste situation qui m'a mis hors d'état de faire du bien à mes amis ou de nuire à mes ennemis, n'a rien diminué de votre affection. Toujours constants dans vos premiers sentiments, vous prenez soin de ma mère, de ma femme, de mes enfants, et par la bonté que vous leur témoignez vous les soulagez dans leur malheur. Je souhaiterais, Messieurs, être en état de vous en marquer ma reconnaissance. Mais pour les autres Romains, on ne peut être leur ennemi plus déclaré que je le suis : je leur ferai toujours la guerre, et ne cesserai jamais de les haïr. Ce sont des ingrats qui m'ont chassé ignominieusement de ma patrie comme un homme qui aurait commis les plus grands crimes contre l'état. C'est-là la récompense que j'ai reçue de tous mes importants services: c'est ainsi qu'ils m'ont traité, sans aucun respect pour ma mère, sans compassion pour mes enfants, et sans être touchés de mon infortune. XVI. APRES vous avoir déclaré mes dispositions, si vous exigez de moi quelque service pour votre satisfaction particulière, ne faites pas difficulté de le dire, je vous engage ma parole que je ne vous refuserai rien. Mais à l'égard de mon rappel, ne m'en parlez pas davantage : c'est en vain que vous m'exhortez à faire la paix avec le peuple Romain, je ne veux point de son amitié, et je ne puis me résoudre de racheter mon exil à ces conditions. Ne serais-je pas le plus insensé de tous les hommes, si je retournais dans une ville où le crime triomphe, où l'on donne aux lâches et aux méchants la récompense qui n'est due qu'à la vertu, et où la punition que méritent les plus infâmes scélérats, retombe sur les gens de bien ? Hé ! quel crime ai-je donc commis pour m'attirer une pareille disgrâce ? Qu'ai-je fait, par tous les dieux, qui soit indigne de la gloire de mes ancêtres. « XVII. J'AI porté les armes dès ma plus tendre jeunesse. Je fis ma première campagne dans le temps que la république combattait contre les tyrans qui tentaient de remonter sur le trône par la force. Je remportai dans le combat une couronne de valeur, elle me fut donnée par mon général, pour avoir sauvé la vie à un citoyen et pour avoir tué l'ennemi qui était sur le point de la lui ôter. Dans tous les autres combats, tant de cavalerie que d'infanterie où je me suis trouvé, j'ai signalé mon courage et j'ai toujours reçu quelque prix de valeur. On n'a emporté aucune ville d'assaut que je n'aie été le premier, ou au moins des premiers, à monter à l'escalade. Jamais l'armée ennemie n'a été mise en fuite ou en déroute, que tous ceux qui étaient au combat ne soient convenus que j'en étais la principale cause. Enfin il ne s'est point fait de belle action dans la guerre que ma hardiesse ou mon bonheur n'y ait contribué. [8,30] Quelqu'autre brave pourrait sans doute se vanter d'avoir fait d'aussi beaux exploits que ceux-là, quoiqu'ils ne fussent pas en grand nombre. Mais quel est le général ou le capitaine qui peut se vanter d'avoir pris {toute} une ville de force, comme j'ai pris celle de Coriole ; et d'avoir le même jour mis en fuite et en déroute une armée entière, comme j'y ai mis celle des Antiates qui venait au secours des assiégés ? Je passe sous silence le désintéressement que je fis paraître dans cette occasion. Après avoir donné de si éclatantes preuves de ma valeur, il ne tenait qu'à moi de prendre une partie du butin, des richesses immenses en or et en argent, un grand nombre d'esclaves, de prisonniers de guerre, de bêtes de charge, de bestiaux et une vaste étendue de bonnes terres mais je n'en voulus pas profiter ; et pour me mettre entièrement à couvert de l'envie, de toutes les dépouilles je ne reçus qu'un seul cheval de bataille, et un prisonnier avec lequel j'avais droit d'hospitalité. Quant au reste du butin, je le mis en commun pour être distribué aux autres. XVIII. Méritais-je donc d'être honoré ou d'être puni pour ces actions ? Méritais-je d'être au-dessous des tous ses plus méchants citoyens, ou de faire la loi et de commander à mes inférieurs ? N'est-ce pas pour cela que le peuple m'a exilé, ou si c'est pour avoir vécu dans la débauche, dans le luxe et contre les lois ? Mais quel est l'homme qui peut dire, que pour satisfaire des passions criminelles, j'aie chassé aucun citoyen de la patrie, que je lui aie ôté la liberté ou ses biens, ou que je l'aie plongé dans quelque autre malheur ? Mes ennemis mêmes ne m'ont jamais accusé d'un pareil crime, on ne me reproche rien de semblable : au contraire tous les citoyens sont témoins de la vie irréprochable que j'ai menée. Mais, me dira quelqu'un, c'est la conduite que vous avez tenue dans l'administration de la république qui vous a fait haïr, c'est là la source de vos malheurs : pouvant vous ranger du meilleur parti, vous avez pris le pire : vous avez toujours dit et fait tout ce qui dépendait de vous pour détruire le gouvernement aristocratique que nos pères ont établi, et pour donner toute l'autorité de la république à une populace ignorante et corrompue. J'en appelle à votre témoignage, Minucius : vous savez que j'ai tenu une route contraire ; que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour maintenir le sénat dans le maniement des affaires : et que je n'ai rien eu plus a cœur que de conserver le gouvernement dans la même forme que nos ancêtres ont établie. C'est pour ce zèle louable qui du temps de nos pères aurait été digne d'émulation, que j'ai reçu une si belle récompense. Non, Minucius, ce n'est pas le peuple seul qui m'a exilé : longtemps auparavant, le sénat travaillait à me rendre ce service. Dès le commencement des troubles, voyant que je m'opposais aux entreprises des tribuns qui aspiraient à la tyrannie, il me nourrit de vaines espérances, et me promit qu'il ne m'arriverait aucun mal. Mais quand il vit qu'il y avait quelque chose à craindre de la part des plébéiens, il m'abandonna lâchement, et me livra entre les mains de mes ennemis. Vous étiez vous-même consul, Minucius, quand il fit un décret pour donner aux tribuns la permission de me juger, et que Valerius reçut tant de louanges pour avoir dit qu'il fallait me livrer au peuple. Ce fut alors que craignant d'être condamné par les suffrages des sénateurs, je consentis à tout ce qu'on voulut, promettant de comparaître au tribunal du peuple pour y être jugé. [8,31] « XIX. Répondez-{moi}, Minucius, c'est-à-vous que je m'adresse. Est-ce le sénat, ou le peuple seul, qui m'a trouvé digne de punition, pour avoir pris généreusement les intérêts de la république et donné de bons avis ? Car si vous vous êtes ligués pour me bannir, il est évident qu'ayant tous contribué à ma disgrâce, vous êtes tous les ennemis de la vertu, et qu'il n'y a aucun endroit dans la ville où la probité et l'innocence puissent trouver un asile assuré. Si au contraire le sénat a été forcé de condescendre aux volontés du peuple et que cette condescendance ait été plutôt l'effet d'une nécessité inévitable que de sa volonté, il faut convenir que vous vous laissez gouverner par les méchants et que le sénat n'est pas le maître de faire ce qu'il veut. Et vous m'exhortez de retourner dans une ville, où la partie la plus saine des citoyens et les gens de mérite se laissent conduire par les méchants et par la canaille ? Vous me prenez donc pour un fou. XX. MAIS supposons que vous m'ayez gagné, et qu'ayant fait la paix comme vous me le demandez, je sois déjà rentré dans Rome. Que ferais-je désormais ? Quelle vie mènerais-je et quelle conduite, à votre avis, pourrais-je garder? Croyez-vous que prenant le parti le plus sûr, aspirant aux dignités, aux honneurs, et autres avantages dont je ne me crois pas indigne, je pourrais me résoudre à faire ma cour au peuple qui est le maître de toutes les grâces ? D'honnête homme que je suis je deviendrais donc un malheureux et la vertu dont j'ai fait profession jusqu'aujourd'hui ne me servirait de rien. Quel parti faudrait-il donc que je prisse ? Conserverais-je le même esprit et les mêmes mœurs qu'avant mon exil ? Garderais-je toujours la même manière de vivre? Demeurerais-je dans les mêmes dispositions où j'ai été jusqu'ici à l'égard du gouvernement ? M'opposerais-je à ceux qui ne seraient pas dans les mêmes sentiments que moi ? Mais n'est-il pas évident que ce serait m'attirer une nouvelle guerre de la part du peuple, qui voudrait encore m'imposer d'autres peines, et qui me ferait d'abord un crime de ce que lui ayant obligation de mon rappel je ne lui ferais pas ma cour avec plus de soumission qu'autrefois ? Pour moi je ne crois pas que vous puissiez dire autrement. Bientôt il viendrait quelque tribun aussi hardi qu'Icilius et Decius. Il m'accuserait de semer la dissension parmi les citoyens ; de tendre des pièges au peuple ; de vouloir livrer {la république} aux ennemis et d'aspirer à la tyrannie, comme Decius m'en a déjà accusé : enfin il mettrait sur mon compte quelqu'autre crime, tel que le peut imaginer un ennemi toujours fécond à inventer des calomnies contre ceux qu'il veut perdre. Outre les autres accusations, on trouverait bientôt une nouvelle matière dans la guerre que je viens de déclarer aux Romains. On m'accuserait d'avoir désolé vos campagnes, de m'être enrichi de vos dépouilles, d'avoir pris vos villes, d'avoir passé au fil de l'épée une partie des garnisons qui les défendaient, et d'avoir livré le reste aux ennemis. Que répondrais-je à des accusateurs qui m'objecteraient tous ces crimes ? Qu'aurais-je à dire pour ma défense, et sur quel secours pourrais-je compter ? [8,32] XXI. N'EST-IL donc pas évident, Minucius, que vous ne me donnez que de belles paroles, et que vous cherchez à m'attraper en couvrant d'un beau nom vos desseins impies? Car dans le fond vous ne m'accordez pas mon rappel, mais vous voulez me faire retourner à Rome où je serais infailliblement une victime de la vengeance du peuple. Vous le faites peut-être exprès et à dessein; (car je n'attends plus rien de bon de votre part) ou, si vous voulez que je le suppose ainsi, peut être ne prévoyez-vous pas les malheurs où je serais exposé. Mais que m'importe à moi, que vous ignoriez les pièges qu'on me tend ? Que m'importe qu'on vous abuse ou non, puisque quand même je serais sûr de votre bonne volonté, il ne vous serait pas possible de rien empêcher, et que vous seriez contraint de laisser faire le peuple en cette occasion comme en plusieurs autres XXII. JE ne crois pas qu'il soit besoin d'en dire davantage, pour vous faire sentir que ce prétendu rappel, que je pourrais appeler le chemin le plus court pour aller à la mort, ne me procurerait aucune sûreté. J'ajoute qu'il ne pourrait m'acquérir ni gloire, ni honneur, ni la réputation d'homme pieux. Car vous m'avez fait plaisir, Minucius de m'exhorter à penser à toutes ces choses. Mais apprenez à votre tour, que je ne puis déférer à vos conseils sans me couvrir de honte et sans commettre la plus grande de toutes les impiétés : écoutez, je vous prie, mes raisons. XXIII. Autrefois j'ai été l'ennemi de {ces} Volsques : zélé défenseur des intérêts de ma patrie, je leur ai fait beaucoup de mal, dans la seule vue d'affermir l'empire de Rome, d'étendre sa puissance et d'avancer sa gloire. N'était-il pas naturel que ceux à qui j'avais rendu des services si importants, me comblassent d'honneurs, et qu'une nation à qui j'avais causé tant de maux, me portât une haine mortelle ? Oui, sans doute : rien n'était plus juste, et je devais attendre une pareille récompense de part et d'autre si l'on en avait usé comme il convenait. Mais une fatale destinée a tout changé , il est arrivé tout le contraire de ce qu'on devait espérer. Vous mêmes, Romains, pour l'amour desquels je me suis déclaré l'ennemi {des Volsques}, non contents de m'avoir dépouillé de tout, vous m'avez honteusement banni de Rome après m'avoir réduit aux plus fâcheuses extrémités. Les Volsques au contraire, malgré toutes les pertes que je leur ai causées, m'ont reçu à bras ouverts, quand ils m'ont vu dans l'affliction, errant à l'aventure, sans maison et sans ville ou je pusse me retirer. Apres une action si généreuse, ils m'ont donné dans tous leurs états le droit de bourgeoisie ; ils m'ont élevé aux dignités et aux plus grands honneurs qui soient en usage dans toute l'étendue de leur pays : et pour ne pas descendre dans un plus long détail, ils viennent encore de me faire général de toutes les troupes qu'ils ont mises en campagne ; en un mot ils m'ont confié le gouvernèrent de la république, sans me donner de collègue, parce qu'ils se reposent de tout sur moi seul. Comblé de leurs bienfaits, ne serais-je pas un mauvais cœur si je trahissais ces peuples dont je n'ai aucun sujet de me plaindre, à moins que je ne m'offense de leurs faveurs, comme vous vous êtes offensés des services que je vous ai rendus ? Vraiment ! je me ferais une belle réputation dans l'esprit de tous les hommes, si on savait que j'eusse payé leurs bienfaits de la plus noire trahison ! Quel est l'homme qui pourrait approuver ma conduite, si après avoir trouvé une inimitié mortelle dans ceux dont je ne devais attendre que des amitiés, et après avoir reconnu la plus sincère amitié dans ceux donc je méritais les plus vifs ressentiments, je venais à haïr ceux que je dois aimer et à aimer ceux que je dois haïr ? Ne serait-ce pas en effet renverser totalement l'ordre naturel ? [8,33] XXIV. Faites encore réflexion, Minucius, sur la protection dont les dieux me favorisent: voyez, je vous prie, ce que j'en pourrais attendre le reste de mes jours, si déférant à vos conseils je violais les serments respectables dont ils ont été témoins. Jusque aujourd'hui ils m'ont été favorables dans tout ce que j'ai entrepris contre vous, tous mes projets ont réussi. N'est-ce pas là une grande preuve de la justice de ma cause ? Pensez-vous que les dieux eussent secondé mes desseins, si j'avais entrepris une guerre injuste contre ma patrie ? Puisque la fortune se déclare entièrement pour moi dans la guerre que je vous fais, puisque tout ce que j'entreprends me réussit à souhait, peut-on douter de ma piété, et mes projets ne sont-ils pas justes, selon toutes les lois divines et humaines? A quoi devrais-je donc m'attendre si je changeais de conduite ? Si je cherchais à rétablir vos affaires et à ruiner celles des Volsques, ne m'arriverait-il pas tout le contraire de ce qui m'arrive aujourd'hui ? Les dieux irrités par une semblable perfidie ne m'enverraient-ils par les furies les plus terribles pour me servir de bourreaux ? Ne se déclareraient-ils pas contre moi en faveur de ceux que je voudrais opprimer ? Et puisque c'est par leur secours que de l'état le plus humiliant je suis monté au plus haut point d'élévation, ne me feraient-ils pas retomber du faîte de la grandeur dans ma première bassesse, afin qu'une chute si terrible servît d'exemple aux autres ? Voila l'idée que j'ai des dieux. Je suis persuadé, Minucius, que ces furies vengeresses dont vous m'avez menacé, me suivraient partout. Inexorables envers ceux qui ont commis de grands crimes, elles s'attacheraient à moi pour me tourmenter le corps et l'âme si j'étais capable de trahir et d'abandonner les Volsques qui m'ont tiré de la misère où vous m'aviez réduit , qui non contents de ces premières marques de bonté et de bienveillance, m'ont comblé de mille faveurs ; qui m'ont reçu sur la parole que je leur ai donnée, prenant les dieux à témoins que je ne me retirais point chez eux dans le dessein de leur faire du mal, et qui m'ayant trouvé jusqu'aujourd'hui fidèle dans mes serments, me confient sans réserve tous leurs intérêts. [8,34] « XXV. Quand je vous entends dire, Minucius, que ceux qui m'ont banni sont encore mes amis, et que je dois reconnaître pour ma patrie une ville qui m'a renié, quand je vous vois citer avec emphase les lois de la nature et discourir sur la piété : il me paraît que vous ignorez les choses les plus communes et qui sont connues de tout le monde. Quoi donc! ne savez-vous pas encore qu'on ne distingue point le bon ami d'avec l'ennemi aux traits du visage ni au nom, mais que l'un et l'autre se connait par l'expérience et par les actions. Nous aimons tous ce qui nous procure du bien et nous haïssons ce qui nous fait du mal. C'est une loi ce qui n'a pas été établie par les hommes ; ils ne pourront jamais l'abolir quand ils le voudraient : nous l'avons reçue de la nature même, cette mère commune l'a gravée de tout temps dans le cœur de ceux qui sont capables de sentiment, elle durera toujours. C'est pour cela que nous renonçons à nos amis quand ils commettent envers nous quelque injustice; et que nous nous lions amitié avec nos ennemis lorsqu'ils nous gagnent le cœur par de bons offices. C'est par la même raison que nous aimons notre patrie tant qu'elle nous est utile, et que nous l'abandonnons quand elle nous fait du mal : et c'est ce qui prouve que nous ne l'aimons pas pour le lieu même où elle est, mais pour le bien qu'elle nous procure. Ce sentiment est commun à chaque homme en particulier, aux villes et aux nations entières, de sorte que quiconque fuit cette maxime, ne viole jamais ni les lois divines, ni le droit commun à tous les peuples. En ménageant donc mes intérêts, je ne crois pas rien faire qui ne soit juste, utile, honnête, conforme aux principes de la religion et de la piété : et pourvu que je fasse ce qui est agréable aux dieux, je n'ai pas besoin de prendre pour juge de mes actions ceux qui ne connaissent la vérité que par conjecture. S'il est permis de juger de l'avenir par le passé, du moment que j'ai les dieux pour guides de mon entreprise, je ne la crois pas impossible : l'expérience me répond du succès. [8,35] XXVI. A l'égard des avertissements que vous me donnez en m'exhortant à garder quelque modération, à ne pas détruire entièrement les Romains ni renverser toute leur ville de fond en comble : je pourrais vous dire, Minucius, que n'étant pas le maitre de ce que vous demandez, ce n'est point à moi qu'il en faut parler; que je commande à la vérité cette nombreuse armée, mais que les Volsques sont les maîtres de la paix et de la guerre ; et qu'ainsi c'est à eux-mêmes, et non pas à moi que vous devez demander la paix ou une trêve pour quelque temps. Mais je ne m'en tiens pas à cette réponse. La vénération que j'ai pour les dieux de la patrie, pour les sépulcres de nos ancêtres, et pour une ville où j'ai pris naissance, la compassion que m'inspirent vos femmes et vos enfants qui sont en danger de porter les peines dues à leurs pères et à leurs maris , mais surtout la considération particulière que j'ai pour vous, Minucius, et pour ceux que le sénat m'a députés : tous ces motifs m'obligent de m'expliquer plus clairement. Si le peuple Romain, rend aux Volsques toutes les terres qu'il leur a enlevées, s'il leur remet toutes les villes dont il s'est emparé et qu'il en rappelle ses colonies , s'il veut conclure une alliance éternelle avec eux ; s'il leur accorde le droit de bourgeoisie comme aux Latins, enfin s'il est prêt de souscrire à tous ces articles avec les serments et les imprécations ordinaires contre ceux qui oseront violer le traité : je terminerai la guerre et je vous accorderai la paix. Allez donc avant toute chose lui porter cette réponse. Faites une exacte dissertation sur la justice et sur le droit, avec le même zèle que vous l'avez faite ici. Montrez-lui qu'il est juste que chacun jouisse en paix de ce qui lui appartient, qu'il n'y a rien de si beau que de n'avoir aucun ennemi et de ne pas craindre les révolutions des temps : mais qu'il n'est rien de plus honteux que de soutenir une guerre qui n'est pas nécessaire, et de risquer à perdre tout ce qu'il possède, plutôt que de restituer le bien d'autrui qu'il retient injustement. Faites-lui bien comprendre quelles sont les suites d'une injuste entreprise sur les terres de ses voisins, lorsque par le caprice de la fortune on ne réussit pas dans ses projets. Ajoutez, si vous le jugez à propos, que souvent ceux qui veulent envahir les villes qui ne leur appartiennent pas, sont chassés et de leur patrie et de leurs terres, s'ils ont le malheur de perdre la victoire : qu'ils ont le chagrin de voir déshonorer leurs femmes d'une manière honteuse, enlever leurs enfants pour être traités avec ignominie, et réduire en servitude leurs pères et mères déjà cassés de vieillesse. Représentez enfin au sénat, qu'on ne pourrait pas accuser Marcius d'être la cause de tous ces maux, et que la faute en retomberait toute entière sur les Romains qui font assez fous pour s'y exposer. En effet lorsqu'il ne tient qu'à eux d'éviter le péril en rendant justice, ils aiment mieux hasarder tout pour empiéter sur leurs voisins. « XXVII. Voila la réponse que j'avais à vous donner: ne me demandez rien davantage, car je ne vous l'accorderais pas. Allez, et voyez ce que vous avez à faire. Je vous donne trente jours pour y penser. En attendant, par considération pour vous, Minucius, et pour les autres députés, je sortirai de vos terres avec mon armée qui ne pourrait y faire un plus long séjour sans causer de grands dommages. Au reste, attendez-moi pour le trentième jour : comptez que je reviendrai sans faute chercher votre réponse. » [8,36] XXVIII. APRES que Marcius eut parlé de la sorte, il se leva et renvoya l'assemblée, La nuit suivante, il décampa vers la dernière veille et tourna ses armes contre le reste des villes Latines, soit qu'il eût véritablement entendu dire qu'elles devaient envoyer des secours aux Romains, comme Minucius l'avait insinué dans son discours, soit que lui-même il en eût répandu le bruit, afin qu'il ne parût pas interrompre les opérations de la campagne pour faire plaisir aux ennemis. Il mit le siège devant Longula, dont il se rendit maitre sans beaucoup de peine. Il traita cette ville comme il avait fait les autres : il l'abandonna au pillage, et ses habitants furent réduits en servitude. De là il alla à Satrique qu'il emporta après une faible résistance. Ensuite il ordonna à une partie de son armée de porter à Echetre le butin de ces deux villes. Il partit avec le reste de ses troupes pour faire le siège d'une autre place nommée Cetie. Après l'avoir prise et pillée, il se jeta sur les terres de Polusca : les habitants de cette ville n'ayant pas assez de forces pour lui résister, il l'emporta les armes à la main. De là il se mit en marche pour attaquer les autres villes : il prit d'assaut Albie et Mugila, Coriole se rendit par capitulation. XXIX. Ayant réduit ces sept villes en trente jours il revint à Rome avec une armée beaucoup plus nombreuse que la première : il campa à un peu plus de trente stades de la ville, sur le chemin qui conduit à la victoire. CHAPITRE CINQUIEME. I. TANDIS que Marcius prenait les villes Latines, soit par force, soit par composition, les Romains firent plusieurs délibérations sur ses demandes impérieuses. Ils conclurent enfin qu'il ne fallait rien faire qui fût indigne de la gloire de Rome, que si les Volsques voulaient se retirer de leurs terres, de celles de leurs alliés, et de leurs sujets, et que cessant de faire des actes d'hostilité ils envoyassent des ambassadeurs pour parler de paix, le sénat délibererait sur les conditions du traité d'alliance, et qu'on proposerait dans une assemblée du peuple le résultat de la délibération : mais que pendant tout le temps que l'ennemi demeurerait sur les terres ou de la république ou des alliés et qu'il y exercerait quelque hostilité, il était dangereux de se rendre trop faciles et de lui accorder tout ce qu'il exigerait. II. Le peuple Romain s'est toujours maintenu dans la posssession de ne jamais recevoir la loi de personne, et de ne jamais céder par crainte à ses ennemis. Sa maxime constante était d'attendre que la paix fut signée et qu'on se soumît à son empire : alors il accordait tout ce qu'on pouvait demander de juste et de raisonnable. Rome a gardé jusqu'à notre temps le même esprit dans plusieurs grands dangers tant des guerres du dehors que des guerres civiles. [8,37] III. Sur la résolution que je viens de dire, le sénat choisit dix autres consulaires qu'il députa à Marcius pour l'engager à ne rien demander ni ordonner de trop dur ou d'indigne de la ville de Rome, à mettre bas toute inimitié, à retirer son armée de dessus les terres de la république, à n'employer que les remontrances, les conférences et les discours dans toute la négociation de la paix, s'il voulait conclure une alliance durable et permanente entre les deux nations. Ils avaient ordre de lui représenter que tous les traités, tant particuliers que publics, qui ne se font que par contrainte et pour céder au temps, ne sont pas de longue durée, et qu'on ne les observe plus dès que les raisons de nécessité cessent. IV. Les députés du sénat partirent aussitôt qu'ils eurent apris que Marcius était de retour. Ils lui firent plusieurs discours pour le gagner, mais en conservant toujours dans leurs paroles la dignité de la ville de Rome. Marcius ne leur répondit autre chose, sinon qu'ils pouvaient revenir dans trois jours après s'être mieux consultés, que c'était-là la seule trêve qu'il leur accorderait. Ils voulurent répliquer à cette réponse trop fière, mais Marcius les interrompit et leur ordonna de sortir promptement de son camp, avec menaces de les traiter comme espions s'ils n'obéïssaient au plutôt. Alors les envoyés gardèrent un profond silence et se mirent en chemin pour retourner à Rome. Ils firent leur rapport au sénat, qui fut extrêmement piqué de l'arrogance avec laquelle Marcius les avait traités. Néanmoins il ne jugea pas à propos de mettre précipitamment une armée en campagne, soit qu'il comptât peu sur des soldats sans expérience et sur ses nouvelles levées ; soit qu'il lui parût trop dangereux de s'en rapporter dans une affaire de cette importance à des consuls timides, peu guerriers, et sans vigueur, soit enfin qu'il en fût détourné par la crainte des dieux, par les oracles des Sibylles, ou par quelque autre motif de religion : car alors, on ne méprisait pas toutes ces choses comme on fait aujourd'hui. Il se contenta de faire garder la ville par une nombreuse garnison, afin de repousser l'ennemi de dessus les remparts s'il venait les attaquer. [8,38] CHAPITRE SIXIEME. I. PENDANT qu'on faisait les préparatifs nécessaires pour soutenir un siège, les sénateurs qui n'avaient pas encore perdu toute espérance de désarmer Marcius, résolurent de lui envoyer une ambassade et plus respectable et plus nombreuse. Par un décret public ils ordonnèrent que les pontifes, les prêtres, les augures, et généralement tous ceux qui étaient revêtus de quelque dignité sacrée et qui faisaient au nom du peuple les fonctions du culte divin, iraient en corps au camp de l'ennemi avec leurs habits de cérémonie et les symboles des dieux dont ils étaient ministres, pour réitérer les mêmes propositions d'accommodement qui lui avaient déjà été faites par la première députation. Cette troisième ambassade était des plus magnifiques : car il y a chez les Romains un grand nombre de prêtres et de ministres des dieux ; ce sont les personnes les plus distinguées par leur naissance, par leur vertu et par leur mérite qu'on élevé aux dignités de la religion. II. ARRIVES au camp des Volsques, ces députés exposèrent les ordres qu'ils avaient reçus du sénat. Mais Marcius ne leur donna pas une meilleure réponse qu'à la première ambassade. Il leur dit qu'il n'y avait point à balancer, que s'ils voulaient obtenir la paix, ils n'avaient qu'à faire ce qu'il leur ordonnait que sans cela ils pouvaient s'attendre qu'il porterait la guerre jusques dans leur ville. Après cette réponse menaçante, il leur défendit de lui parler davantage. III. Les Romains effrayés du mauvais succès de cette troisième tentative, perdent toute espérance de ramener Marcius à la raison. Ils se préparent à soutenir un siège et on commet la garde des portes et des fossés de Rome à la fleur des troupes : les vétérans, qui, quoique exempts par leur âge de porter les armes, avaient encore assez de vigueur pour résister aux fatigues de la guerre, se portèrent sur les remparts et sur les murailles de la ville. [8,39] IV. PENDANT qu'on se donne tous ces mouvements, les dames Romaines effrayées par la grandeur du péril qui les menace, semblent oublier en cette occasion les règles de la bienséance. Elles sortent de leurs maisons en désordre et se réfugient dans les temples. Là elles déplorent leur infortune, se jettent aux pieds des autels et embrassent les statues des dieux. Bientôt tous les lieux saints sont remplis de femmes éplorées, surtout le temple de Jupiter Capitolin retentit de leurs cris, de leurs gémissements, de leurs prières. V. DANS cette consternation générale, une dame aussi distinguée par son mérite que par sa naissance, donna des marques d'une prudence singulière. Elle se nommait Valérie, et était sœur de ce Valerius Poplicola qui avait contribué à délivrer la ville de Rome de la tyrannie des rois, elle était dans un âge mûr et capable de donner de bons conseils. Par une espèce d'inspiration divine, Valérie monte au haut des degrés du temple. De là elle assemble les Romaines : elle les console d'abord, elle les rassure, les encourage, les prie de ne se point épouvanter à la vue du péril ; puis elle leur déclare qu'il y a encore quelque espérance de salut pour la patrie, et que l'unique ressource dépend d'elles pourvu qu'elles veuillent faire leur devoir. Alors une de la troupe prenant la parole : « Hé ! Quel moyen avons-nous, dit-elle, pour sauver la patrie ! que ferons-nous, nous autres femmes, dans un temps où les hommes mêmes ont perdu toute espérance ? Quel pouvoir avons nous ? Quel fond peut-on faire sur un sexe faible et déjà accablé sous le poids de son infortune ? Il n'est point ici besoin, reprend Valérie, ni de la force des bras ni de celle des armes ; la nature nous a dispensées d'en faire usage : mais il s'agit d'employer les remontrances, les discours, les charmes et toute la tendresse que nous sommes capables d'inspirer ». Aussitôt il s'élève un cri par toute l'assemblée, et on la conjure de dire si elle a trouvé quelque moyen pour remédier aux malheurs publics. « Prenons, leur dit Valérie, les autres dames et nos enfants avec nous. Allons avec ces habits de deuil chez Véturie, mère de Marcius, mettons nos enfants à ses pieds ; conjurons-la d'avoir pitié de nous et de notre patrie qui se trouve dans le dernier danger, représentons-lui que nous ne sommes point en faute : engageons-la à aller avec ses petits fils et leur mère au camp de Marcius, et à nous mener toutes avec elle, car il faut que nous l'accompagnions, nous et nos enfants. Obtenons qu'elle conjure son fils, par les motifs les plus pressant, d'épargner sa patrie. La colère de Marcius se désarmera sans doute. Touché de compassion et attendri par les larmes d'une mère qu'il aime comme un bon fils, il a le cœur trop bien placé pour ne pas prendre part à ses douleurs ou pour souffrir qu'elle se prosterne à ses pieds. » [8,40] VI. CE conseil généralement applaudi de toutes les Romaines qui étaient présentes, Valérie adresse ses prières aux dieux. Elle les conjure de donner à ses paroles de la force et demande la grâce pour persuader. Elle sort du temple suivie d'un nombreux cortège de dames ; elle prend avec elle tout ce qu'il y a de plus distingué parmi les Romaines, et à leur tête elle se rend chez la mère de Marcius. Dès que Volumnie, femme de Marcius, qui était assise auprès de la belle-mère les voit {venir] ; « Hélas, Romaines, s'écrie-t-elle fort surprise de leur arrivée, qu'est-ce qui vous amene en si grand nombre dans une maison malheureuse et affligée comme la nôtre ? Ces dames, repartit Valérie, ont recours à vous, Véturie, dans le péril extrême qui les menace elles et leurs enfants. Vous êtes leur unique ressource dans leurs malheurs. Elles vous conjurent d'abord avec instance d'avoir compassion de notre commune patrie, et de ne pas souffrir que cette ville qui jusqu'à présent n'a jamais été assujettie à aucun joug, subisse aujourd'hui celui des Volsques, qui seraient peut-être assez cruels pour la démolir de fond en comble après lui avoir ravi sa liberté. Elles vous prient ensuite d'intercéder pour elles-mêmes et pour ces malheureux enfants. Nous ne sommes pas la cause des disgrâces qui vous sont arrivées. Délivrez-nous donc d'un ennemi redoutable dont nous n'avons point mérité les insultes. Ah ! si vous êtes encore sensible aux malheurs de vos semblables s'il vous reste un peu d'humanité, ayez pitié, Véturie, de ces Romaines avec lesquelles vous avez autrefois participé aux sacrifices et aux choses saintes. N'oubliez pas votre sexe, souvenez-vous que vous êtes femme et que ce sont des femmes qui vous conjurent de leur faire ressentir les effets de votre protection. Laissez-vous donc toucher de compassion pour vos semblables : prenez avec vous Volumnie et ses enfants: joignez-vous à cette femme incomparable, et souffrez que toutes les Romaines qui ont recours à votre intercession, vous accompagnent avec leurs enfants, afin que les larmes de ces innocentes victimes, jointes à celles de leurs mères, puissent désarmer l'ennemi. Allez de ce pas trouver votre fils : conjurez-le de faire la paix avec ses citoyens et de revenir dans sa patrie qui le redemande comme un dépôt qui lui appartient. Demandez-lui cette seule grâce pour tous les services que vous lui avez rendus, et ne cessez de le prier jusqu'à ce qu'il vous l'ait accordée. Vous l'obtiendrez, Véturie, n'en doutez pas. Plein de tendresse et de respect pour vous, il ne rejettera point les prières d'une mère prosternée à ses pieds. O ! quel triomphe pour Véturie, si elle ramène Marcius à Rome ! Vous acquerrez une gloire immortelle qui vous sera due à juste titre pour avoir délivré votre patrie d'un si grand péril. Mais quelle gloire pour chacune de nous ! Vous nous ferez honorer par nos maris en les délivrant d'une guerre qu'ils n'ont pu détourner eux-mêmes. On nous regardera comme une {digne} postérité de ces illustres héroïnes, qui par une seule ambassade terminèrent autrefois la guerre des Sabins et des Romains, et qui réunifiant en un même corps de république et les chefs et les soldats des deux nations, élevèrent la ville de Rome à un si haut point de grandeur. Ramener un fils rebelle, rendre la liberté à la patrie, sauver ses citoyens du péril, qui les menace, laisser à la postérité de grands exemples de vertu et une gloire immortelle, est-il rien, Véturie, de plus digne de vous et de nous, et les récompenses attachées à une si glorieuse entreprise ne méritent-elles pas bien que nous fassions toutes les démarches nécessaires pour en venir à bout ? Accordez-nous donc cette grâce de bon cœur, partez, Véturie, et ne différez pas davantage : le danger presse, il ne souffre point de plus longue délibération ni de retardement » [8,41] VII. Véturie parla ainsi toute baignée de larmes : les autres femmes se lamentaient et joignaient leurs prières aux siennes. Enfin après un moment de silence, Véturie, les larmes aux yeux, leur répondit en ces termes. « Vos espérances sont bien faibles, Valérie, si vous n'avez plus d'autre ressource que dans l'intercession de deux femmes aussi infortunées que nous. Nous ne manquons point de tendresse envers notre patrie; nous ne demanderions pas mieux que de sauver nos citoyens quels qu'ils puissent être : mais les forces nous manquent, et nous n'avons pas le pouvoir de faire {ce que nous voudrions}. En effet, Valérie, Marcius n'a plus aucune relation avec nous depuis que le peuple a prononcé contre lui une sentence aussi injuste que rigoureuse, il hait également toute sa famille et sa patrie. Ce que je vous dis, je le sais de la propre bouche de Marcius, et non pas d'un autre. Lorsque après le jugement prononcé contre lui il revint à la maison accompagné de ses amis, il nous trouva dans la dernière affliction avec ses pauvres enfants sur nos genoux, tout éplorées et gémissant sur les malheurs qui ne pouvaient manquer de nous arriver en perdant un si cher fils et un si bon mari. Il se tint un peu éloigné de nous, immobile comme un rocher, les yeux fixes, et sans verser une seule larme. « Ma mère, nous dit- il, et vous Volumnie, la meilleure de toutes les femmes, c'en est fait de Marcius : c'est un homme perdu pour vous. Ses citoyens le chassent, parce qu'il a été généreux, qu'il n'a eu rien de plus cher que sa patrie, et qu'il a essuyé pour elle une infinité de travaux. Portez vos malheurs comme des femmes de cœur, gardez-vous de rien faire qui soit indigne de vous et de votre naissance : que nos enfants vous servent de consolation pendant mon absence : donnez leur une éducation digne de vous et de la famille dont ils sont sortis. Je prie les dieux de leur accorder, quand ils auront atteint l'âge viril, une meilleure fortune que celle de leur père, et je souhaite qu'ils n'aient pas moins de vertu et de cœur que moi-même. Adieu, je pars dans le moment; j'abandonne une ville où les gens de bien ne trouvent plus d'asile assuré. Dieux Pénates, dieux domestiques que mes pères ont honorés, et vous, génies protecteurs de cette famille infortunée je vous dit adieu. A ces mots, nous nous mîmes en devoir de l'embrasser pour lui faire les derniers adieux, frappant notre poitrine et remplissant l'air des gémissements que la violence de la douleur nous arrachait. Je tenais alors par la main l'aîné de ces enfants que vous voyez , le plus jeune était entre les bras de sa mère Volumnie. Mais hélas ; infortunées que nous sommes, nous ne pûmes l'attendrir. Il détourna ses yeux de dessus nous, et nous rebutant l'une et l'autre : Ma mère, nous dit-il, ne comptez plus désormais sur votre fils ; l'ingrate patrie vous a enlevé Marcius le soutien et la consolation de votre vieillesse. Et vous, Volumnie, je ne serai plus votre époux, à commencer d'aujourd'hui, mais je souhaite que vous ayez le bonheur d'en trouver un plus heureux que moi. Chers enfants, Marcius n'est plus votre père : je vous abandonne, pauvres orphelins : sans secours et sans aucun appui, vous serez élevés auprès de ma mère et de la vôtre jusqu'à ce que vous ayez atteint l'âge viril. Il parla ainsi, et sans régler ses affaires, sans nous donner aucun ordre, sans nous dire où il allait, il sortit de la maison, seul, sans domestique et sans argent, n'ayant pas même pris de quoi vivre pour un jour. [8,42] Ce fut ainsi, Romaines, que cet infortuné citoyen nous quitta. Voila déjà la quatrième année qu'il est sorti de sa patrie, et qu'il nous regarde comme des étrangères. Depuis ce temps-là il ne nous a jamais écrit de ses nouvelles, il n'a chargé personne de nous en dire, et il ne s'embarrasse point de savoir des nôtres. Hélas ! Valérie, quelle force peuvent avoir nos prières sur un cœur aussi dur et aussi inflexible ? Que pouvons-nous obtenir d'un homme qui ne daigna pas nous embrasser, ni nous faire les derniers adieux, ni nous donner aucune autre marque de tendresse lorsqu'il quitta sa maison pour aller en exil ? Si néanmoins vous nous faites de plus vives instances et si vous voulez absolument que nous fassions un personnage indigne de nous : supposé que nous allions trouver Marcius, Volumnie et moi avec nos enfants, quel discours tiendrai-je d'abord, et quelles prières adresserai-je à mon fils ? Dites-le moi, Romaines: donnez-moi vos instructions sur les moyens que je dois employer. Le prierai-je d'épargner ses citoyens qui l'ont banni de la patrie sans qu'il l'ait mérité ? Le conjurerai-je d'avoir pitié des plébéiens, dont il n'a reçu, que des duretés et qui ne l'ont jamais plaint dans son malheur? L'engagerai-je à abandonner les Volsques ? Le porterai-je à trahir ceux qui ce lui ont donné un asile dans son exil, et qui loin de le traiter à la rigueur en qualité d'ennemi, l'ont reçu avec toute la bienveillance qu'on peut attendre de ses généreux amis et de ce ses parents, sans se souvenir de tous les maux qu'il leur avait faits jusqu'alors? Cruelle âme faudrait-il avoir, pour exhorter mon fils à aimer ceux qui l'ont voulu perdre et à faire du mal à ses libérateurs. Une mère peut-elle demander de pareilles grâces à son fils, si elle n'a pas entièrement perdu l'esprit ? Une femme bien sensée peut-elle faire de semblables propositions à son mari ? Non, Romaines, ne nous obligez pas de demander â Marcius des choses qui ne sont ni justes devant les hommes, ni conformes aux principes de la religion. Laissez-nous dans le malheureux état et dans l'humiliation où la fortune nous a mises : ne nous portez pas â nous déshonorer de plus en plus par de fausses démarches. [8,43] VIII. QUAND Véturie eut cessé de parler, toutes les femmes qui étaient présentes et qui avaient entendu sa réponse, poussèrent de grands cris et recommencèrent à déplorer leur sort. La maison retentissait de leurs gémissements ; on entendait leurs accents lamentables dans la plus grande partie de la ville ; les rues voisines furent en un instant remplies d'une foule de peuple qui accourait au bruit. Alors Valérie redouble ses instances auprès de la mère et de la femme de Marcius : elle met en usage les sollicitations les plus pressantes et les motifs les plus capables de les gagner. Les autres dames qui avaient quelque relation ou d'amitié ou de parenté avec l'une des deux, leur embrassent les genoux: elles ne cessent de les conjurer, jusqu'à ce qu'enfin Véturie attendrie par leurs gémissements et vaincue par leurs prières, se charge d'aller trouver Marcius pour le salut de la patrie, avec sa femme, ses enfants et toutes les autres Romaines qui voudront être de l'ambassade. IX. CETTE promesse les remplit de joie: elles prient les dieux de seconder leur espérance, puis elles sortent de la maison de Véturie, pour communiquer aux consuls ce qu'elles ont fait pour le salut de la république. Ceux-ci après avoir loué leur zèle, convoquent une assemblée du sénat dans laquelle ils proposent le dessein des Romaines et demandent à chacun en particulier s'il trouve à propos d'y donner les mains. On délibéra sur cette affaire jusqu'au soir, et on ouvrit différents avis {sans savoir à quoi s'en tenir.} Les uns disaient qu'il y avait du danger à laisser aller un si grand nombre de femmes avec leurs enfants au camp des ennemis ; que pour se rendre maîtres de la ville de Rome sans tirer l'épée les Volsques n'avaient qu'à les retenir contre le droit des gens qui ne permet pas d'arrêter les suppliants et les ambassades : qu'ainsi ils étaient d'avis de n'y envoyer que celles qui appartenaient à Marcius par les liens de la parenté, avec permission d'y mener aussi leurs enfants. Les autres prétendaient qu'on ne devait pas même donner à celles-ci la liberté de sortir, qu'il fallait au contraire les garder soigneusement, comme des otages qu'on aurait reçus de l'ennemi, afin qu'il ne traitât pas la ville de Rome avec trop de rigueur. D'autres enfin opinaient à laisser sortir toutes les dames qui voudraient être de l'ambassade, afin que les parentes de Marcius étant accompagnées d'un nombreux cortège, la députation se fît avec plus de dignité. Ils assuraient qu'il ne leur arriverait aucun mal, que les dieux, sous la protection desquels elles iraient trouver Marcius, en étaient garants, que Marcius lui même à qui elles devaient demander grâce pour leur patrie, n'était pas capable de rien faire contre le droit des gens et que sa vie passée en répondait, puisqu'elle n'avait jamais été souillée par aucune tache ni d'injustice ni d'impiété. X. Ce dernier avis l'emporta sur les deux précédents, et on permit aux Romaines qui voulaient accompagner Véturie, d'aller au camp des Volsques. Une conclusion si sage fut très glorieuse et à Marcius et au sénat. Elle marquait la prudence de celui-ci, qui sans se troubler à la vue d'un danger si pressant, avait sagement prévu ce qui devait arriver. C'était en même temps une preuve de la piété de Marcius, puisqu'encore qu'il fut l'ennemi déclaré des Romains, ils ne le croyaient pas capable de commettre une impiété envers la plus faible partie de la république quand il s'en verrait le maître. XI. APRES qu'on eut mis la conclusion par écrit, les consuls se rendirent à la place publique. La ils convoquèrent une assemblée du peuple lorsque les ténèbres de la nuit commençaient déjà à se répandre : et lecture faite du décret du sénat, ils ordonnèrent que tous les citoyens se rendraient de grand matin aux portes de la ville pour conduire les dames de l'ambassade, se chargeant eux-mêmes de pourvoir à tout de qui leur serait nécessaire. [8,44] Le lendemain sur le point du jour les Romaines accompagnées de leurs enfants allèrent aux flambeaux à la maison de Véturie, et se rendirent avec elle aux portes de Rome. Les consuls qui avaient fait préparer des chariots, des mulets, et autres voitures en grand nombre, y firent monter les dames de l'ambassade et les conduisirent une partie du chemin. Elles étaient suivies des sénateurs et d'un long cortège de citoyens qui {par leurs acclamations et leurs vœux} rendaient la marche plus auguste. XII. QUAND les dames Romaines furent à portée d'être vues, quoique de loin, par les Volsques qui étaient dans le camp, Marcius envoya une poignée de cavaliers pour s'informer quelle était cette troupe qui venait de Rome et ce qu'elle demandait. Ceux-ci lui ayant rapporté que c'était les dames Romaines qui venaient le trouver avec leurs enfants, et que sa mère, sa femme et ses d'eux fils marchaient à leur tête, d'abord il fut surpris de ce courage extraordinaire qui leur faisait hasarder l'entrée d'un camp ennemi avec leurs enfants, sans être escortées par des hommes: il ne pouvait comprendre d'où leur venait cette assurance avec laquelle elles osaient se présenter devant des hommes inconnus, sans être retenues ni par la pudeur si convenable à des femmes sages et de condition libre, ni par la crainte du péril où elles seraient exposées si les Volsques préférant leur avantage à la justice se laissaient emporter par l'amour du butin. Lorsqu'elles furent plus près du camp, il résolut de sortir avec une petite escorte de ses gens au devant de sa mère, ordonnant aux licteurs qui selon la coutume portaient les faisceaux devant les généraux d'armée, de les baisser aussitôt qu'il aurait joint Véturie. C'est une coutume qui s'observe chez les Romains toutes les fois qu'un magistrat inférieur en rencontre un autre du premier ordre, elle est encore en usage de nos jours. Pour se conformer à cette loi, Marcius mit bas toutes les marques de sa dignité comme allant à la rencontre d'une personne revêtue d'une dignité supérieure ; tant il avait de respect et de vénération pour celle à qui il devait sa naissance. [8,45] XIII. AUSSITÔT qu' il fut auprès de la troupe, sa mère en habit de deuil, les yeux baignés de larmes, et abattus de tristesse, s'approcha la première pour le saluer, tout son extérieur excitait la compassion. Marcius qui jusques là avait paru inflexible, et qui s'était, pour ainsi dire, raidi contre tout ce qu'il y avait de plus capable de le toucher, ne peut tenir plus longtemps quand il aperçoit Véturie en cet état : les sentiments d'humanité ont alors plus de force sur son cœur que toute autre considération. Il l'embrasse, il la salue, il se sert des termes les plus tendres, il l'appelle sa mère; il répand un torrent de larmes ; et la voyant abattue de tristesse il la soutient de peur qu'elle ne tombe par terre. Après avoir rendu ses devoirs à sa mère en s'adressant à sa femme et à ses enfants: « Volumnie, lui dit- il, vous avez agi comme une sage et fidèle épouse, en demeurant toujours avec ma mère; rien ne me pouvait faire un plus grand plaisir que d'apprendre que vous ne l'avez point abandonnée dans le temps de l'affliction.» Ayant ainsi parlé, il s'approche de ses deux fils, il les embrasse, il les baise avec une tendresse paternelle. XIV. ENSUITE Marcius se tourne vers sa mère : il la presse de lui dire le sujet qui l'amène. Véturie lui répond qu' elle va s'en expliquer en présence de tout le monde, qu'elle ne lui demandera rien qui ne soit juste et et raisonnable, et qu'elle le prie de lui donner audience au même endroit où il avait accoutumé de rendre la justice au peuple. Marcius y consent volontiers, persuadé qu'il ne manquera pas {d'un grand nombre} de bonnes raisons pour éluder ses demandes, et qu'il est plus à propos de répondre à sa mère devant toute son armée, dont la présence justifiera son refus. Il s'avance vers son tribunal, et d'abord il ordonne aux licteurs d'en descendre son siège pour le placer à terre, afin de n'être pas plus élevé que Véturie, et de ne lui point parler avec un air de supériorité. Il fait ranger autour de lui les plus distingués de ses colonels et de ses capitaines, permettant à tous les Volsques de se trouver à l'audience puis il déclare à sa mère qu'il est prêt de l'écouter. [8,46] XV. Véturie accompagnée de la femme de Marcius, de ses deux fils et des dames Romaines les plus qualifiées, s'approche du tribunal. Là elle reste longtemps les yeux baissés et attachés à terre , elle répand des torrents de larmes, et excite la compassion dans tous les cœurs. Enfin elle rappelle toutes les forces et s'explique ainsi. « Vous voyez ici, Marcius mon fils, tout ce qu'il y a de plus distingué parmi les dames Romaines. Effrayées par la seule pensée des affronts et des maux qui ne manqueraient pas de leur arriver si Rome tombait sous la puissance de ses ennemis, n'ayant plus d'autre ressource dans leur disgrâce depuis que vous avez répondu avec tant de hauteur et de dureté à leurs maris qui vous ont demandé la paix, accompagnées de leurs enfants elles sont accourues avec ce triste appareil et ces habits de deuil chez Véturie votre mère et chez Volumnie votre épouse. Elles nous ont conjurées par les motifs les plus pressants, de détourner de dessus leurs têtes les malheurs terribles dont elles sont menacées de votre part, malheurs qu'elles n'ont pu mériter par leur conduite, puisque loin de nous avoir jamais rendu aucun mauvais service, elles n'ont pas été moins touchées de notre disgrâce, qu'elles nous avaient marqué de bienveillance et d'attachement dans notre prospérité. Nous pouvons en effet leur rendre ce glorieux témoignage, que dans la funeste situation où nous sommes réduites depuis votre départ, par leurs assiduités et leurs fréquentes visites elles nous ont consolées des rigueurs de notre sort, partageant avec nous nos peines et nos afflictions. C'est en reconnaissance de ces bons offices que j'ai écouté favorablement leurs remontrances. Votre femme, qui depuis nos disgrâces a toujours demeuré auprès de moi, ne s'est pas rendue moins sensible à leurs prières. Enfin nous avons osé les porter à votre tribunal, et pressées par leurs vives sollicitations, nous venons ici vous demander grâce pour la patrie ». [8,47] XVI. ELLE parlait encore, lorsque Marcius prenant la parole : « MA mère, lui dit-il, vous me demandez une chose impossible, quand vous m'exhortez à trahir mes bienfaiteurs pour prendre les intérêts de ceux qui m'ont banni honteusement et dépouillé de tous mes biens. Les Volsques m'ont reçu dans leur pays : ils m'ont rendu les services les plus importants, et lorsque j'ai accepté de leurs mains le commandement de l'armée, j'ai juré par les dieux et par les génies que je ne trahirai jamais la république, et que je ne ferai point la paix sans le consentement de toute la nation. Ainsi le respect que je dois aux dieux témoins et garants de mes serments {et} la fidélité que je dois à des peuples à qui j'ai engagé ma parole d'honneur, sont deux puissants motifs qui m'engagent à faire la guerre aux Romains jusqu'à la fin. Que s'ils veulent rendre aux Volsques toutes les terres qu'ils leur ont enlevées par voies de fait, s'ils font prêts de {les} recevoir dans leur alliance en leur accordant l'égalité et tous les droits qu'ils ont communiqués aux Latins, je consens à mettre bas les armes, autrement il n'y a point de paix à espérer. Allez, Romaines: portez cette réponse à vos maris, persuadez-leur de modérer cette ambition démesurée qui les porte à retenir injustement le bien d'autrui ; qu'ils doivent se croire trop heureux qu'on les laisse jouir en paix de ce qui leur appartient, et qu'il n'est pas de leur avantage d'attendre que les Volsques leur arrachent par les armes ce qu'ils leur ont enlevé par les mêmes voies. Ajoutez que les vainqueurs ne se contenteront pas de reprendre ce qui leur appartient, mais qu'ils porteront leurs conquêtes jusque sur les biens de leurs ennemis quand ils les auront vaincus. Que si les Romains conservant toujours leur fierté, se résolvent à tout souffrir plutôt que de rendre ce qui n'est point à eux, imputez-leur tous les maux qui vous arriveront, n'en rejetez pas la faute sur Marcius, ni sur les Volsques, ni sur d'autres. Et vous, ma mère, permettez que votre fils vous demande une grâce. Je vous conjure de ne me point engager à une action qui n'est pas moins contraire à la piété qu'à la justice et au caractère d'honnête homme, cessez de prendre le parti de ceux qui sont autant vos ennemis que les miens, calmez vos frayeurs, ne redoutez point comme ennemis ceux qui sont entièrement attachés à vos intérêts. Demeurez auprès de votre fils, puisque rien n'est plus juste ni plus raisonnable. Reconnaissez pour votre patrie celle que Marcius a choisie pour la sienne. N'ayez plus d'autre maison que celle que j'ai su me ménager. Jouissez des honneurs qu'on m'a accordés, participez à ma gloire, ayez les mêmes amis, les mêmes parents, et les mêmes ennemis que moi. Mettez bas dès aujourd'hui tout le chagrin que mon exil vous a causé, ôtez ces habits de deuil qui ne servent qu'à entretenir vos peines, et sortez enfin de cet état de tristesse. Les dieux et les hommes, il est vrai, m'ont procuré jusqu'ici toutes sortes de biens, et m'ont fait plus de grâces que je n'en pouvais espérer : je vous avoue néanmoins, ma mère, qu'au milieu de cette prospérité, toujours inquiet pour vous, j'ai mené une vie très désagréable. Le chagrin de ne pouvoir pas vous rendre mes services dans votre vieillesse en reconnaissance de ceux que vous m'avez rendus, m'a tellement rongé le cœur que je n'ai pu goûter un moment les douceurs de ma destinée, ni jouir en repos de tous les avantages dont la fortune m'a comblé. Mais si vous voulez vous ranger de mon parti afin que je répande sur vous les biens dont je suis en possession, il ne me manquera plus rien pour être le plus heureux de tous les hommes. [8,48] XVII. Ce discours fut suivi des louanges et des acclamations de toute l'assemblée. Véturie demeura un peu de temps sans rien dire, jusqu'à ce que les applaudissements fussent cessés. Dès qu'on eut fait silence, elle parla en ces termes. XVIII. « NON, mon fils, je ne vous demande point que vous trahissiez les Volsques ; aux dieux ne plaise, Marcius, que je veuille vous engager à manquer de foi envers des peuples, qui après vous avoir reçu dans leurs villes, vous ont comblé d'honneurs et vous ont fait général de leur armée. Je ne prétends point non plus qu'infracteur des traités et infidèle aux serments par lesquels vous avez engagé votre foi lorsqu'ils vous ont confié le commandement de leurs troupes, vous fassiez votre paix particulière sans le consentement de toute la nation. Ne vous imaginez pas que votre mère soit assez impie pour porter son cher et unique fils à des actions également honteuses et injustes. Non, les dieux ne m'ont pas tellement renversé le sens, que je sois capable de vous engager dans les crimes les plus énormes. Tout ce que je vous demande, c'est de faire consentir les Volsques à terminer la guerre, et de les porter à des conditions de paix également honorables et avantageuses aux deux nations. Le moyen d'y réussir, est de retirer vos troupes de dessus nos terres, et de nous accorder une trêve d'un an, pendant laquelle nous puissions nous envoyer des ambassades de part et d'autre pour négocier une paix stable et une alliance à l'épreuve des changements. Soyez persuadé que n'employant que les remontrances et les voies de la douceur, le peuple Romain consentira volontiers à toutes vos demandes pourvu qu'elles n'intéressent point l'honneur et la gloire de la république, mais que si vous prétendez le contraindre par voies de fait, comme vous faites aujourd'hui, il ne se relâchera jamais sur la moindre chose. Vous avez plusieurs exemples de sa conduite en pareille occasion, et vous n'ignorez pas ce qu'il a accordé depuis peu aux Latins lorsqu'ils ont mis bas les armes. Les Volsques sont devenus extrêmement fiers : il n'en faut pas être surpris, c'est l'ordinaire de tous ceux qui ont réussi dans les grandes entreprises. Mais si vous leur faites comprendre que la paix, quelle qu'elle puisse être, vaut toujours beaucoup mieux que la guerre, qu'un traité conclu avec liberté, est plus fiable que les alliances qui se font par contrainte , que c'est le fait des hommes sages d'user de leur bonne fortune avec modération et économie lorsque tout leur réussit, et de ne point faire de bassesses dans le temps de l'adversité : si, dis-je, vous leur donnez ces avertissements, capables d'inspirer de la douceur et de la modération, et si vous voulez leur apporter d'autres semblables motifs qui vous sont d'autant plus connus que vous êtes versé dans l'administration de la république, ils ne manqueront pas de rabattre de leur orgueil, ils vous laisseront le maitre de faire tout ce que vous croirez leur être utile. Que s'ils font les difficiles, s'ils refusent d'écouter vos remontrances, et qu'enflés des heureux succès qu'ils ont eu sous votre gouvernement, ils s'imaginent que la fortune leur sera toujours favorable ; abdiquez publiquement la dignité de général dont ils vous ont revêtu : et gardez-vous bien de devenir traître envers une nation qui se repose sur vous, ou de vous déclarer l'ennemi de ceux qui vous touchent de plus près : l'un et l'autre serait une action impie et contraire à la justice. XIX. VOILA, mon fils ce que je viens vous demander. Ce ne sont pas des choses impossibles, comme vous le prétendez, dans tout ce que j'exige de vous, il n'y a rien de contraire à l'équité et au caractère d'honnête homme. [8,49] Peut-être craignez-vous d'être noté d'infamie si vous faisiez ce que je vous demande, ou de passer pour un ingrat envers vos bienfaiteurs, qui après vous avoir reçu chez eux, quoique vous fussiez leur ennemi, vous ont encore fait entrer dans tous les droits dont jouissent les naturels du pays, car voila ce que vous faites sonner si haut, et ce sont là les raisons que vous alléguez. Mais les Volsques ne sont-ils pas assez récompensés par tant de services que vous leur avez rendus ? Votre reconnaissance n'a-t-elle pas surpassé les grâces qu'ils vous ont accordées? N'avez-vous pas beaucoup plus fait pour eux qu'ils n'avaient fait pour vous ? Ils ne souhaitaient rien plus ardemment que de jouir dans leur pays des douceurs de la liberté : ils regardaient cet avantage comme le souverain bien, toute leur ambition se bornait là. Non seulement vous les avez rendus maitres d'eux-mêmes en leur procurant une liberté hors de toute atteinte, mais vous les avez élevés si haut, qu'aujourd'hui ils mettent en délibération, s'ils doivent détruire l'empire des Romains ou vivre avec eux dans une entière égalité en soumettant les deux nations à un seul et même gouvernement. Je ne parle point des glorieuses dépouilles qui sont l'ornement de leurs villes, ni des richesses immenses dont vous avez comblé les compagnons de vos exploits. Devenus si puissants par vos bienfaits, élevés au plus haut point de félicité, pensez-vous que peu contents des avantages dont ils jouissent, ils seront irrités contre vous si vous ne leur sacrifiez votre patrie et si vous ne rougissez leurs mains du sang de vos citoyens ? Pour moi je ne puis le croire. « XX. IL me reste encore quelques remontrances à vous faire : elles vous toucheront vivement si vous consultez la raison ; mais elles ne feront aucune impression sur vous, si vous vous laissez emporter à la colère. Vous haïssez votre patrie. Mais n'avez-vous pas tort de la haïr ? Etait-elle saine ou gouvernée selon les lois de nos pères, lorsqu'elle porta contre vous un jugement injuste ? Ses membres étaient malades, elle était agitée d'une violente tempête. D'ailleurs tous les citoyens n'étaient pas d'avis de vous condamner : il n'y eut que les plus corrompus qui y furent poussés par les pernicieux conseils de leurs chefs acharnés contre les gens de bien. Et quand même, non seulement les méchants, mais tous les autres citoyens auraient conspiré ensemble pour vous bannir comme un homme dangereux à l'état par sa mauvaise politique, après tout, devriez-vous vous en venger sur votre patrie ? Plusieurs autres qui administraient les affaires de la république avec de droites intentions, ont été traités aussi rigoureusement que vous; et vous trouverez de bons magistrats dont la vertu et le mérite éclatant n'ait été en butte à l'envie de leurs citoyens. Cependant, mon fils, tous ces grands personnages souffrant leurs disgrâces avec modération comme des malheurs inévitables aux hommes, passent dans d'autres villes où ils ne font aucun tort à leur patrie. Tarquin surnommé Collatinus en a usé de la sorte : c'est un exemple domestique, qui doit vous tenir lieu de plusieurs autres. Après avoir contribué à délivrer Rome de la tyrannie des Tarquins, ce consul accusé devant ses citoyens de travailler à faire revenir les tyrans, fut exilé de la patrie sous ce prétexte. Il ne conserva néanmoins aucun ressentiment contre ceux qui l'avaient banni. On ne le vit point attaquer Rome avec une nombreuse armée pour remettre les tyrans sur le trône ; il ne fit rien qui put confirmer les calomnies qu'on avait débitées contre lui. Il se retira à Lavinium notre métropole, où il passa le reste de ses jours, sans y rien diminuer de son attachement sincère pour sa patrie. [8,50] XXI. MAIS je suppose que celui qui a reçu quelque injure, puisse avec justice s'en venger également sur tous les citoyens, sans examiner si ce sont des étrangers ou ses amis et ses compatriotes qui la lui ont faite : après tout n'avez vous pas déjà assez puni ceux qui {vous} ont maltraité ? Vous avez réduit en friche leurs plus fertiles campagnes, qui ne sont plus propres qu'à servir de pâturages aux troupeaux. Vous avez pillé et saccagé leurs villes alliées, dont la conquête leur avait coûté tant de travaux. Voila déjà la troisième année que vous les tenez eux-mêmes assiégés dans leurs murailles, où ils ne peuvent avoir les provisions nécessaires pour la vie. Cependant votre vengeance n'est pas encore assouvie : une colère insensée, ou plutôt une espèce de rage, vous porte jusqu'à vouloir les réduire en servitude et saccager leur ville. Vous avez même refusé l'ambassade que le sénat vous a envoyée, quoiqu'elle ne fût composée que de gens de bien et de vos amis, qui vous offraient et l'absolution des crimes dont on vous a chargé, et un retour honorable dans votre patrie. Les prêtres que la ville vous a députés en dernier lieu, quoique respectables et par leur vieillesse et par les marques saintes de leur dignité qu'ils portaient avec eux, n'ont pas été reçus plus favorablement : vous les avez renvoyés avec une réponse dure et hautaine, les regardant déjà comme vaincus et soumis à votre puissance. « XXII. NON mon fils, je ne saurais louer cette dureté inexorable qui passe les bornes prescrites à un homme mortel, ni cette rigueur excessive avec laquelle vous prétendez tirer vengeance de l'injustice qu'on vous a faite. Je vois en effet que tous les hommes trouvent des ressources pour réparer les fautes qu'ils peuvent avoir commises les uns envers les autres : ils en obtiennent le pardon, dès qu'ils ont recours aux prières, et qu'en qualité de suppliants ils se jettent aux pieds de la personne lésée. Les dieux mêmes nous ont prescrit cette règle de conduite. L'offensé met bas toute colère et dès qu'on prend les moyens de l'apaiser, et au lieu de haïr son ennemi, sa haine se tourne en compassion. D'un autre côté, je vois que ceux qui agissent avec hauteur et qui rejettent avec insulte les prières des suppliants, encourent l'indignation des dieux et le précipitent dans des malheurs sans ressource. Les dieux mêmes les premiers auteurs d'une si sainte loi, nous apprennent par leur exemple l'usage que nous en devons faire : ils pardonnent volontiers les offensés les plus graves, il est facile d'en obtenir miséricorde, et nous savons par expérience que plusieurs personnes qui avaient commis contre leur majesté divine un grand nombre de fautes énormes, ont apaisé leur colère par des vœux et des sacrifices. Prétendez-vous donc, Marcius, que la colère des hommes doive être éternelle, tandis que celle des dieux n'est pas immortelle. Ainsi le meilleur parti que vous puissiez prendre, et en même-temps le plus juste et le plus glorieux pour vous, est de suivre l'exemple que les dieux mêmes vous donnent : c'est de pardonner a votre patrie qui se repent de sa faute, qui n'a rien plus à cœur que de se raccommoder avec vous, et qui veut vous rendre aujourd'hui tous les biens dont elle vous a dépouillé. [8,51] XXIII. QUE si vous êtes tellement l'ennemi de votre patrie que vous ne puissiez lui accorder la grâce qu'elle vous demande, du moins, mon fils, rendez-vous aux instantes de Véturie. Vous ne pouvez refuser cet honneur à une mère, qui en vous donnant la vie, source de tous les autres avantages que vous avez acquis, vous a procuré le plus grand et le plus précieux de tous les biens dont vous n'êtes redevable qu'à elle seule. C'est moi qui vous ai donné le corps et l'âme, vous les tenez de moi comme à intérêts, en quelque lieu que nous soyons l'un et l'autre, le temps ne prévaudra jamais contre le droit imprescriptible que j'ai sur vous. Toutes les grâces que les Volsques vous ont accordées, toutes les faveurs dont ils peuvent vous combler, eux et tout ce qu'il y a d'hommes sur la terre, fussent-elles d'un prix infini, ne seront jamais capables ou d'effacer dans nos cœurs tout sentiment de la justice ou de prescrire contre les droits que la nature m'a donnés sur vous. Quoiqu'il arrive, vous êtes mon fils, et vous ne cesserez de m'appartenir en cette qualité. Tant que Marcius respirera, je serai toujours la première à qui il se croira redevable de la vie, et tout ce que j'exigerai de lui, il me l'accordera sans chercher de vaines excuses. C'est une loi que la nature prescrit à tous ceux qui sont capables de sentiment et de raison : c'est sur cette loi que je me fonde et que je vous demande en grâce de ne pas porter la guerre jusque dans le sein de votre patrie : c'est par cette même loi que je m'oppose à vos entreprises et que je veux vous arracher les armes des mains. Oui, il faut que je sois la première victime de votre vengeance, et puisque je vous résiste, commencez par immoler votre mère aux furies, avant que de faire à la patrie une guerre fatale, ou si vous avez horreur de tremper vos mains parricides dans mon sang, rendez-vous à mes prières, mon fils ; accordez à Véturie la grâce qu'elle vous demande. La loi sur laquelle je m'autorise, cette loi sainte et inviolable qui parle pour moi et qui vengera vos refus, est si profondément gravée dans les cœurs, que la suite des siècles n'a pu l'effacer. Serai-je donc, Marcius, serai-je la seule de toutes les mères a qui vous refusiez les droits et les honneurs qu'elle m'accorde ? Non, mon fils, il n'en sera pas ainsi. « XXIV. Mais sans parler de cette sainte loi, considérez par combien d'autres titres j'ai droit d'exiger des marques de votre reconnaissance. Rappelez-vous le souvenir des services importants que je vous ai rendus et de toutes les grâces que vous tenez de moi. Enlevé par une mort prompte, votre père vous laissa encore enfant entre mes bras. Unique objet de ma tendresse, je mis tous mes soins à vous élever. Je restai veuve pour l'amour de vous j'essuyai mille peines : et non seulement je remplis envers vous les devoirs d*une mère, mais je vous tins lieu de père, de frère, de nourrice, de sœur, et de tout ce qu'on peut avoir de plus cher au monde. Quand vous eûtes atteint l'âge viril, délivrée des soins de votre éducation, je pouvais chercher un autre époux pour avoir des enfants et me préparer de nouvelles ressources dans ma vieillesse, cependant, je n'en voulus rien faire. Je restai toujours dans la même maison, et contente de l'état de mon veuvage, je bornai toutes mes délices et toutes mes espérances au seul plaisir de vous posséder. Mais vous m'avez frustrée de toutes ces espérances, partie de votre plein gré, partie malgré vous ; et vous m'avez rendue la plus infortunée de toutes les mères. Depuis que vous avez atteint l'âge viril, ai-je passé un seul moment sans chagrin ou sans crainte ? Ai-je jamais eu aucune joie à votre sujet ? Guerre sur guerre, combat sur combat, blessure sur blessure ; n'est-ce pas là votre sort: et n'ai-je pas toujours eu devant les yeux ces objets de crainte et de tristesse ? [8,52] Mais peut-être que votre mère a eu plus de joie, depuis que vous êtes entré dans le maniement des affaires, et que vous avez pris les rênes du gouvernement ? Non, mon fils, je n'en ai eu aucune : N'est-ce pas au contraire dans ce temps-là que j'ai été plus malheureuse, et ne vous ai-je pas toujours vu dans les plus grands périls, au milieu des séditions domestiques ? Lorsque vous paraissiez briller davantage dans les conseils et dans les délibérations, lorsqu'en faveur de l'aristocratie vous résistiez avec un courage héroïque aux injustes prétentions des plébéiens, tout me faisait trembler ; je ne voyais partout que des sujets de frayeur. Je me représentais alors que la vie d'un homme dépendait de peu de chose, qu'elle était sujette à mille vicissitudes, et qu'il ne fallait rien pour faire pencher la balance. Je savais et par les histoires et par ma propre expérience, qu'il y a une certaine furie divine qui est contraire aux desseins des illustres personnages, et qu'ils trouvent toujours l'envie des hommes en leur chemin. Ce que je prévoyais alors ne s'est trouvé que trop vrai ; plût aux dieux que je me fusse trompée : mais tout ce que j'appréhendais est arrivé, vous avez succombé sous la jalousie des citoyens, ils vous ont enlevé à votre patrie. Depuis ce coup terrible, livrée à ma douleur j'ai passe le reste de ma vie dans la tristesse avec ces habits de deuil dont vous me voyez revêtue, si cependant je dois appeler vie le temps qui s'est écoulé depuis que vous m'avez laissée seule et abandonnée avec ces enfants. XXV. EN considération de toutes ces marques de tendresse, moi qui ne vous ai jamais été incommode jusqu'ici et qui ne le serai jamais tant que je vivrai, je ne vous demande qu'une seule grâce : réconciliez vous enfin avec vos citoyens : mettez bas cette colère implacable qui vous anime contre votre patrie. Ce que je veux que vous m'accordiez, est un bien dont je ne jouirai pas seule ; il nous sera commun à tous deux. Si vous suivez mes conseils et que désarmant votre bras vous ne commettiez aucune faute irréparable, votre âme exempte de crimes, et délivrée des mouvements de colère et des furies qui l'agitent, goûtera dans une parfaite tranquillité les douceurs de la vie. Pour moi, honorée de tous les citoyens, tant hommes que femmes, je vivrai heureuse le reste de mes jours qui seront suivis d'une gloire immortelle. Je me flatte même que s'il y a quelque lieu destiné à recevoir les âmes séparées de leurs corps, la mienne ne passera point dans les lieux souterrains et ténébreux où l'on dit qu'habitent les esprits malins et les scélérats, ni dans les champs qu'on appelle Lechéens : elle aura pour séjour un air pur et élevé, où l'on dit que demeurent les enfants des dieux qui y jouissent d'une vie immortelle et bienheureuse. Là, mon âme fera l'éloge de votre piété, elle publiera les bienfaits dont vous l'aurez comblée, et ne cessera de demander aux dieux qu'ils vous en récompensent selon vos mérites. [8,53] XXVI. QUE si vous rebutez votre mère et que vous la renvoyez sans lui accorder aucune marque d'honneur, je ne saurais vous dire précisément quelles seront les suites d'un refus si outrageant : mais j'augure qu'il ne vous en arrivera rien que de funeste. Supposons en effet que tous vos desseins vous réussissent, un remords de conscience vous suivra partout: votre âme ne cessera d'être bourrelée par le souvenir de mes malheurs : je suis sûre que la douleur d'avoir traité indignement votre mère, ne vous permettra pas de goûter en cette vie les faveurs de la fortune. Non, n'espérez-pas que Véturie puisse jamais se résoudre à survivre un seul moment à sa honte, si vous la rebutez ignominieusement devant tant de témoins. A la vue de tous ceux qui sont ici présents, tant amis qu'ennemis, j'aurai assez de courage pour me donner la mort en vous chargeant d'imprécations, et je conjurerai les furies les plus terribles de venger sévèrement l'insulte que vous m'aurez faite. « XXVII. DIEUX protecteurs de l'empire Romain, faites, s'il vous plait, qu'il ne soit pas besoin d'en venir à de pareilles extrémités. Inspirez à Marcius des sentiments de piété et de douceur. Et puisqu'à mon arrivée il a mis bas les haches, baissé les faisceaux, ôté son siège de dessus son tribunal pour le placer à terre, et retranché en partie ou ôté entièrement les autres marques éclatantes qui l'accompagnent en qualité de général d'armée, afin de faire voir à tout le monde que si sa dignité lui donnait droit de commander aux autres, sa qualité de fils l'obligeait à se mettre au-dessous de sa mère faites qu'il attire sur Véturie les respects et l'estime de tout le monde, et qu'en m'accordant la grâce que je lui demande pour notre commune patrie, il me tire de ce misérable état pour me rendre la plus heureuse de toutes les femmes. S'il est permis par le droit de la nature qu'une mère se jette aux pieds de son fils, j'y consens volontiers, je ne refuse pas même de faire mille autres soumissions, s'il le faut, pour le salut de ma patrie. » [8,54] XXVIII. En prononçant ces paroles, Véturie se jette à terre, elle embrasse à deux mains les pieds de Marcius ; ce qui fut suivi des pleurs et des gémissements de toutes les autres femmes. Les Volsques mêmes qui étaient à l'audience, attendris par un spectacle si extraordinaire, détournent les yeux. Marcius se lève de son siège, il prend sa mère entre ses bras. il l'a relève à demi morte, il l'embrasse, et fondant en larmes : « Ma mère, lui dit-il, vous avez vaincu. Tout ce que vous demandez vous est accordé. Mais cette victoire ne vous sera pas avantageuse non plus qu'à moi : si vous avez sauvé votre patrie, vous avez en même temps perdu un fils qui vous aime avec tout le respect et toute la piété dont il est capable. » XXIX. Ayant ainsi parlé, il dit à sa mère, à sa femme, et à ses enfants de le suivre : il va à sa tente, et y passe le reste du jour à examiner avec elles ce qu'il doit faire. Le résultat de leurs délibérations fut, qu'à l'égard de son retour dans la patrie, le sénat ne le proposerait point au peuple, que le peuple ne décernerait rien là-dessus, avant que les Volsques eussent terminé la guerre et qu'ils fussent convenus des conditions de la paix ; que Marcius se retirerait au plutôt avec son armée, et qu'il passerait par les terres des Romains comme par un pays d'alliés, sans y faire aucun tort. Qu'après avoir rendu compte de son administration à la république des Volsques, leur rappelant le souvenir des services qu'il leur avait rendus, il prierait ceux qui lui avaient donné le commandement de l'armée, de se réconcilier avec leurs ennemis, de conclure la paix à des conditions raisonnables, et de lui donner la commission de régler toutes choses dans une parfaite égalité, afin que le traité se fît et s'observât sans aucune fraude : Que si trop enflés de leur bonne réussite, ils refusaient de donner les mains à la négociation de la paix, il se démettrait de sa dignité de commandant : Que par ce moyen, les Volsques, faute d'un bon général, ne mettraient personne à sa place, ou que s'ils se hasardaient à donner le commandement de leur armée au premier venu, ils apprendraient par leur triste expérience à prendre une autre fois un meilleur parti. Telle fut la conclusion de leurs délibérations ; voila le parti qui leur parut le plus juste, le plus pieux et le plus capable de soutenir dans l'esprit de tout le monde la bonne réputation dont Marcius était plus jaloux que de sa propre vie. Mais il leur restait quelque soupçon mêlé de crainte qui les troublait. Ils appréhendaient que le peuple insensé qui avait conçu une espérance certaine de vaincre ses ennemis, ne se laissât emporter à une colère effrénée si ses projets ne réussissaient point ; et que prenant ombrage du changement de Marcius, il ne se jetât sur lui pour l'égorger comme un traitre, sans lui donner le temps de défendre sa cause. Cependant ils résolurent de passer par-dessus ces considérations, et de s'exposer même à de plus grands dangers, pourvu que la vertu et la bonne-foi furent hors de toute atteinte. XXX. Le soleil était déjà sur le point de se coucher, lorsqu'après les plus tendres embrassements on sortit de la tente. Véturie avec toute sa suite reprit le chemin de Rome, à la ville, Marcius exposa dans une assemblée les raisons qui l'obligeaient à finir la guerre: il pria instamment les soldats de lui pardonner cette condescendance qu'il n'avait pu refuser à sa mère, les conjurant par le souvenir de ses bienfaits de se joindre à lui quand ils seraient de retour dans leur pays, et de ne pas permettre que les autres Volsques le maltraitassent. Il ajouta plusieurs autres choses semblables qui ne tendaient qu'à gagner leur affection, et leur ordonna de se tenir prêts pour décamper la nuit suivante. [8,55] CHAPITRE SEPTIEME. I. LES Romains apprirent bientôt qu'ils étaient délivrés de tout péril, car la renommée avait prévenu l'arrivée des dames qui composaient l'ambassade. Ils sortent de la ville transportés de joie, ils vont au-devant des dames ; ils leur font mille remerciements, tantôt tous ensemble, tantôt chacun en particulier, et les reçoivent au milieu des acclamations, des chants d'allégresse, et de toutes les marques de joie; et de reconnaissance que les hommes peuvent donner lorsque d'un péril évident ils passent tout d'un coup au bonheur le plus inespéré : la nuit se passe toute entière en festins et en réjouissances. Le lendemain les consuls assemblent le sénat: on conclut que pour ce qui regardait Marcius, il fallait différer à un temps plus commode à lui décerner les honneurs qu'il méritait. II. A l'égard des dames, il fut résolu qu'on leur donnerait les louanges qu'elles avaient méritées par leur amour pour la patrie , qu'on consacrerait leur mémoire à la postérité par une inscription publique ; et qu'on ajouterait à toutes ces marques de reconnaissance toute autre récompense qui leur ferait et plus de plaisir et plus d'honneur. Le peuple confirma par ses suffrages le décret du sénat. Les dames Romaines après avoir tenu conseil entre elles, prirent la résolution de n'exiger rien qui pût exciter l'envie : pour toute récompense elles demandèrent au sénat la permission d'ériger un temple à la fortune féminine où elles pussent faire des prières pour la ville , et de s'y assembler tous les ans pour y offrir des sacrifices le même jour qu'elles avaient terminé la guerre. Sur cette requête le sénat et le peuple décernèrent qu'on achèterait des deniers publics la place qu'on devait consacrer à la déesse, qu'on y érigerait un temple avec un autel, suivant les ordonnances des pontifes, qu'on y ferait des sacrifices aux dépens de l'état, et que les dames de l'ambassade nommeraient une prêtresse pour présider à la cérémonie. En conséquence de ce décret, Valérie qui avait conseillé aux dames Romaines d'aller en ambassade et qui avait engagé la mère de Marcius à se mettre à leur tête, fut élue pour présider aux sacrifices de la Fortune ; c'est la première de toutes les prêtresses de cette divinité. III. Avant qu'on eut érigé le temple et la statue, les Romaines ayant à leur tête Valérie qui présidait à la cérémonie, offrirent pour le peuple le premier sacrifice sur un autel érigé dans la place destinée pour bâtir le temple. Cette cérémonie se fit l'année d'après l'ambassade, au mois de Décembre, le jour de la nouvelle lune que les Grecs appellent Neoménie , et les Romains Kalendes car c'était ce jour-là qu'on avait mis fin à la guerre. IV. L' ANNEE d'après ce premier sacrifice, le temple qu'on bâtissait aux frais du public, fut achevé et dédié, justement le septième jour du mois Quintilis en comptant selon le cours de la lune : les Romains l'appellent le jour qui précède les nones de Juillet. Ce fut Proculus Virginius l'un des consuls qui fit cette dédicace. [8,56] V. IL ne sera pas hors de propos, tant pour rendre mon histoire plus intéressante, que pour redresser ceux qui s'imaginent que les dieux ne se soucient guère des honneurs qu'on leur rend et qu'ils ne se tiennent point offensés par les actions impies : il ne sera pas, dis-je, hors de propos de rapporter l'apparition de la déesse qui donna en cette rencontre des marques de sa présence, non pas une seule fois, mais jusqu'à deux fois, comme portent les commentaires des pontifes, afin que ceux qui conservent avec piété les traditions qu'ils ont reçues de leurs ancêtres sur la providence des dieux, ne se repentent point de leur créance, mais qu'ils se confirment dans leur sentiment, et que d'un autre coté ceux qui méprisant les coutumes de leurs pères, prétendent que les dieux ne sont aucunement maîtres des pensées et des desseins des hommes, se défassent de cette mauvaise opinion , ou que, s'ils sont incorrigibles, ils encourent de plus en plus la haine des dieux, et qu'ils deviennent encore plus misérables qu'auparavant. L'histoire rapporte que le sénat ayant ordonné que le public fournirait aux dépenses nécessaires pour le temple et pour la statue, les femmes ne laissèrent pas de faire une autre statue de la déesse avec une somme d'argent qu'elles avaient ramassée entre elles, et que quand on eut placé et dédié ces deux statues, le premier jour de la dédicace, celle que les femmes avaient fait faire à leurs dépens, prononça d'une voix claire et distincte en présence de plusieurs Romaines, une phrase latine, qui interprétée en notre langue Grecque fait à peu près ce sens : "Femmes, vous m'avez dédiée suivant les lois saintes de la religion de votre ville". Ce qui arrive ordinairement lorsqu'on entend une voix extraordinaire ou que l'on a quelque vision surprenante, arriva en cette occasion. La plupart des femmes qui étaient présentes, doutèrent si c'était la statue de la déesse qui avait proféré ces mots avec une voix humaine et celles qui n'avaient pas remarqué d'où venait cette voix pendant que leur esprit était attentif à autre chose, ne voulurent point s'en rapporter au témoignage des autres qui les avaient vu proférer par la statue. Un moment après, la statue de la déesse répéta les mêmes paroles d'une voix plus élevée, dans le temps que le temple était plein de monde et qu'un profond silence régnait partout , de sorte qu'il n'y avait plus lieu de douter du miracle. VI. LE sénat informé de ce qui était arrivé, ordonna qu'outre les cérémonies et les sacrifices déjà institués, on en ferait encore d'autres tous les ans selon les rites que les pontifes prescriraient, et les dames Romaines suivant les conseils de celle qui présidait aux cérémonies saintes, établirent pour coutume qu'il ne serait point permis aux veuves d'offrir les sacrifices, ni à celles qui auraient passé à de secondes noces, de mettre des couronnes sur la tête de la déesse, mais que ces honneurs et ces fonctions n'appartiendraient qu'aux nouvelles mariées. J'ai cru que je ne devais pas passer sous silence ce que les historiens du pays nous rapportent de ce fait particulier : mais il n'est pas à propos de le raconter plus au long, ainsi je reprends le fil de ma narration. [8,57] CHAPITRE HUITIEME. I. LES dames de l'ambassade étant parties du camp des Volsques, Marcius décampa vers le point du jour, et passa par les terres de la république comme par un pays d'alliés. Lorsqu'il fut arrivé sur celles des Volsques, il fit présent à ses soldats de toutes les dépouilles qui lui étaient échues en partage, sans se réserver la moindre chose, puis il congédia l'armée, et se retira chez lui. Les troupes qui avaient servi sous ses étendards, s'en retournèrent chargées de riches dépouilles. Elles étaient fort contentes de ce que la guerre avait été sitôt terminée. L'affection qu'elles conservaient pour Marcius, leur faisait publier partout qu'il fallait lui pardonner s'il n'avait pas continué la guerre jusqu'à la fin, puisqu'il n'avait fait la paix que par tendresse et par respect pour sa mère. Il D'un autre côté, la jeunesse, qui pendant la campagne était restée dans les villes, portait envie aux richesses immenses de ceux qui avaient servi sous ce grand capitaine : elle était fort irritée contre lui et en parlait avec beaucoup d'aigreur, parce qu'elle se voyait frustrée des avantages qu'elle avait espérés si on eût rabattu la fierté des Romains par la prise de leur ville. Enfin ayant trouvé les plus puissants de la nation dans les mêmes dispositions à l'égard, de Marcius, elle les prit pour chefs de ses entreprises, et sa haine se changeant en fureur, elle fit une action des plus impies. III. TULLIUS Attius qui avait attiré dans son parti un grand groupe de jeunes gens de toutes les villes du pays, était le premier à allumer la colère des Volsques. Jaloux depuis longtemps des succès et de la gloire de Marcius, il ne pouvait s'empêcher de faire éclater sa haine. Il avait même résolu, ou de se défaire de lui secrètement et par artifice, s'il fut venu à bout de saccager et de réduire la ville de Rome sous la puissance des Volsques, ou de le faire tuer par ceux de sa faction comme un traitre, s'il revenait de son expédition sans avoir terminé ses entreprises. Il exécuta en effet ce détestable dessein comme il l'avait projetée. Il suscita contre Marcius un grand nombre de mécontents , il se servit des faits véritables pour colorer ses mensonges : il tira malicieusement de fausses conjectures sur l'avenir, et accusant Marcius en pleine assemblée, il lui commanda de se démettre de la dignité de général pour rendre compte de son administration et de sa conduite dans les affaires de la guerre. Il commandait, comme j'ai déjà dit, les troupes qui étaient restées en garnison dans les villes ; en cette qualité il pouvait convoquer des assemblées et y assigner qui il voulait. [8,58] Marcius ne refusait pas de faire ces deux choses, il ne se défendait point de remettre sa commission ni de rendre compte de sa conduite , mais il contestait sur l'ordre et l'arrangement que son adversaire avait proposé. Il demandait à se justifier d'abord sur la conduite qu'il avait tenue dans la guerre, promettant de se démettre ensuite du commandement des troupes si tous les Volsques en étaient d'avis. D'ailleurs il ne voulait pas qu'aucune ville en particulier fût juge et maîtresse dans cette affaire, parce qu'il n'y en avait pas une seule dont Attius n'eut gagné et corrompu la plupart des citoyens : mais il demandait que sa cause fût décidée par les états de la nation légitimement assemblés et composés des députés de toutes les villes, comme c'était la coutume lorsqu'il s'agissait de délibérer de choses importantes. Tullus de son côté, prétendait tout le contraire. Comme il connaissait Marcius pour un homme très éloquent, il prévoyait bien, que tant qu'il serait revêtu de sa dignité, il ne manquerait pas de persuader le peuple en lui rendant compte de ses grands exploits , qu'ainsi, loin d'être condamné comme coupable de trahison, il n'en deviendrait que plus illustre, plus honoré et plus accrédité parmi les Volsques, et que toute l'assemblée d'une commune voix, lui donnerait un pouvoir absolu de terminer la guerre comme il le jugerait à propos. Ces contestations durèrent fort longtemps : tous les jours ils faisaient tour à tour et avec chaleur de nouveaux discours et de nouvelles réponses l'un contre l'autre, tant dans les assemblées que dans la place publique, sans que ni l'un ni l'autre osa en venir aux voies de fait, parce qu'ils avaient tous deux la même dignité et un pouvoir égal. IV. Enfin comme leurs disputes ne cessaient point, Tullus assigna Marcius à comparaître à certain jour pour abdiquer sa charge de commandant et pour se purger du crime de trahison. Cet ennemi implacable suborna par de belles promesses une troupe de déterminés pour exécuter son détestable dessein. Il se trouve à l'assemblée au jour marqué , il monte sur son tribunal, il accuse Marcius sur plusieurs chefs, il excite le peuple à {lui} faire violence, s'il ne veut pas de bon gré se démettre de sa charge. Marcius monte sur un tribunal pour défendre sa cause: mais la faction de Tullus fait tant de bruit qu'elle l'empêche de parler : les plus déterminés crient aussitôt de toutes leurs forces, main basse, tue, tue, en même temps ils entourent l'accusé, et l'assomment à coups de pierres. [8,59] V. Pendant que Marcius était étendu {par terre et} sans vie au milieu de la place publique, ceux qui l'avaient vu assassiné, et ceux qui survinrent après, ne purent s'empêcher de dire en déplorant son sort, qu'il était bien mal récompensé de tant de services qu'il avait rendus à l'état. Rappelant le souvenir de ses bienfaits et de tous les avantages, qu'il avait procurés à la république des Volsques, ils auraient voulu tenir dans le moment ces impies meurtriers, qui par un exemple pernicieux aux autres villes de la nation, avaient osé tremper leurs mains sacrilèges dans le sang de leur général sans avoir instruit et fait son procès. Ceux qui avaient été témoins et compagnons de ses grands exploits de guerre furent les plus indignés : comme ils n'avaient pas été assez puissants pour le secourir pendant sa vie, ils voulurent au moins lui donner après sa mort quelques marques de leur reconnaissance. Ils firent porter dans la place publique tout ce qui pouvait être nécessaire pour rendre les derniers honneurs à un homme de bien et d'un mérite distingué. Tous les préparatifs faits, l'ayant revêtu de ses ornements de générai ils le mirent sur un lit de parade superbement orné. On fit porter devant la pompe funèbre les dépouilles qu'il avait remportées, les couronnes qu'il avait méritées par sa valeur, les plans et les images des villes qu'il avait prises. Les jeunes gens les plus illustres par leurs exploits de guerre, chargèrent le lit de parade sur leurs épaules. Accompagnés de tout le peuple de la ville qui fondait en larmes et qui faisait retentir l'air de ses gémissements, ils portèrent son corps dans le principal faubourg, et le mirent sur un bûcher qu'on lui avait préparé. On égorgea {plusieurs} victimes {en son honneur}, on lui rendit tous les honneurs qu'on peut rendre à des rois ou à des généraux d'armée : ses meilleurs amis attendirent que la flamme fût éteinte, ils ramassèrent ses cendres et les enterrèrent au même endroit, et mettant tous la main à l'œuvre, ils lui érigèrent un tombeau fort élevé pour servir à la postérité de monument éternel. [8,60] Vl. TELLE fut la catastrophe et la fin de Marcius. C'était le plus brave guerrier de son siècle. Maitre des passions et des plaisirs qui dominent les jeunes gens, il observait exactement les règles de la justice en toutes choses, non par la nécessité qu'imposent les lois, ou par la crainte des châtiments, mais par un heureux penchant, et par la bonté de son naturel, persuadé que ce n'est pas une vraie vertu que d'éviter simplement l'injustice si on ne le fait par de bons motifs. Non seulement il était lui-même éloigné de tout vice, il en éloignait aussi les autres par toutes sortes de moyens. Généreux dans toutes ses actions, magnifique envers ses amis, libéral, et prompt à les soulager, jamais il ne les laissa manquer dans leurs besoins lorsqu'ils lui étaient connus. Il ne cédait à aucun des grands de son siècle en activité et en capacité dans le métier de la guerre, et si les séditieux n'avaient pas mis des obstacles invincibles à ses prudents conseils et à ses grandes vues, l'empire Romain eût reçu de merveilleux accroissements sous ses auspices. Mais il fut homme ; il n'était donc pas possible que toutes les vertus se trouvassent rassemblées dans lui, et jamais on ne verra de mortel né selon les voies ordinaires, qui soit accompli en toutes choses. [8,61] Parmi tant d'excellentes qualités dont le ciel lui fut si libéral, il y avait des imperfections qui devaient un jour lui être fatales. Il manquait de douceur dans ses mœurs : quand il parlait à ses amis ou qu'il conférait avec eux, il n'avait point ces manières honnêtes et engageantes qui préviennent et qui gagnent le cœur. Etait-il en colère contre quelqu'un, il ne gardait aucune modération et ne se réconciliait pas aisément. En un mot, toujours revêche et difficile il n'avait rien de cet air poli et insinuant, qui donne une certaine grâce à tout ce que l'on fait. De si grands défauts, particulièrement sa rigueur trop outrée, son amour excessif pour la justice, sa sévérité inexorable à faire observer les lois, sans ménagement, sans distinction et sans aucun égard pour personne, lui firent beaucoup de tort dans plusieurs guerres. Ainsi je crois que les anciens philosophes ont eu raison de dire que les vertus morales, surtout la justice, consistent dans un certain milieu, et non pas dans les extrémités. La justice en effet devient souvent nuisible à ceux qui la pratiquent, non seulement quand elle n'atteint pas jusqu'à une juste médiocrité, mais encore lorsqu'elle en passe les bornes. Quelquefois même elle est la cause des plus grands maux, puisqu'elle précipite les hommes dans une mort malheureuse et dans des dangers sans remède. Voila ce qui fit exiler Marcius : sa justice trop sévère et trop exacte l'empêcha de jouir du fruit de ses vertus et de ses travaux. Au lieu de céder au peuple, en donnant quelque chose à ses passions, afin de s'en faire aimer, de parvenir aux premières dignités et de gagner l'amitié de ses citoyens y il se fit haïr et chasser de sa patrie en s'opposant à tout ce qui lui paraissait injuste. Après avoir mis fin à la guerre des Volsques, il ne tenait qu'à lui de se démettre aussitôt , il pouvait se retirer ailleurs jusqu'à ce qu'on le rappelât à Rome, au lieu de se livrer lui-même aux embûches de ses ennemis et à la fureur d'une multitude insensée. Mais il ne daigna pas prendre des précautions si nécessaires pour sa propre sûreté: quoiqu'il prévît bien ce qui pourrait lui en arriver, il crut qu'il devait comparaitre devant ceux qui lui avaient donné le commandement de l'armée, pour rendre compte de son administration, et pour être puni selon les lois en cas qu'il se trouvât coupable. C'est ainsi que pour s'être trop exposé, il fut très mal récompensé de son attachement inviolable à la justice. [8,62] VII. SI notre âme, de quelque nature qu'elle soit, périt avec le corps et cesse entièrement d'être : je ne vois pas comment ceux-là peuvent être heureux, qui sans avoir joui en cette vie des fruits de leur vertu, périssent à cause de leur vertu même. Mais si nos âmes sont immortelles, comme c'est le sentiment de quelques-uns, ou si elles vivent quelque moment après la dissolution du corps, celles des bons pour plusieurs années, et celles des méchants très peu de temps : on peut dire que ceux qui ont pratiqué la vertu, quoiqu'ils aient eu la fortune contraire, sont néanmoins suffisamment récompensés par la bonne réputation qu'ils se sont acquise dans l'esprit des vivants, puisqu'ils ont consacré pour longtemps leur mémoire à la postérité. C'est ce qui est arrivé à cet illustre personnage dont nous parlons. Outre que les Volsques pleurèrent sa mort et qu'ils l'ont en vénération comme le plus grand homme de son siècle ; les Romains mêmes, dès qu'ils eurent reçu la nouvelle de sa fin tragique, en portèrent le deuil tant en particulier qu'en public, persuadés que c'était un vrai malheur pour la république d'avoir perdu un si grand homme. Les dames ayant mis bas l'or, la pourpre et leurs autres ornements, portèrent des habits noirs pendant un an entier, comme elles auraient fait pour leurs parents les plus proches et pour leurs meilleurs amis. Et même, presque cinq cents ans après sa mort, la mémoire de ses belles actions n'est pas effacée : tout le monde chante encore aujourd'hui ses louanges, et on parle de lui comme d'un homme recommandable et par sa piété et par sa justice. Le péril dont les Romains étaient alors menacés de la part des Volsques et des Aeques réunis sous les étendards de Marcius, finit de la manière que je viens de dire : il fut sans contredit plus grand que tous les autres qu'ils eussent jamais courus jusqu'alors, et la ville de Rome faillit à être détruite de fond en comble. [8,63] CHAPITRE NEUVIEME. I. PEU de jours après, les Romains se mirent en campagne avec une nombreuse armée commandée par les deux consuls. S'étant avancés jusqu'à leurs frontières, ils attirent leur camp sur deux collines d'une situation avantageuse, où l'un et l'autre consul prit son poste séparément. Ils ne firent néanmoins aucune action mémorable : bientôt après ils revinrent comme ils étaient allés, quoique les ennemis leur donnassent une assez belle occasion de se signaler. II. AVANT que les Romains eussent ouvert la campagne , les Volsques et les Aeques avaient fait irruption sur leurs terres, afin de profiter du temps pour attaquer l'ennemi, dans l'espérance qu'étant encore tout consterné, la terreur de leurs armes l'obligerait à se rendre. Mais il s'éleva une contestation entre ces deux peuples à qui donnerait un général pour la présente guerre. Les esprits s'échauffèrent ; le feu de la sédition s'allumant de plus en plus , ils tournèrent leurs armes les uns contre les autres, se battant pèle mêle sans garder aucune discipline et sans que personne les commandât. Dans cette sanglante action il se fit un horrible carnage de part et d'autre , si les ténèbres de la nuit n'eussent terminé la bataille, toutes leurs troupes auraient été taillées en pièces : mais la nuit qui survint fort à propos, les sépara malgré eux et les obligea de le retirer dans leurs retranchements. Le lendemain de grand matin les deux armées décampèrent, et chacun se retira chez soi. III. Les consuls informés par les transfuges et par les prisonniers de guerre qui s'étaient sauvés du carnage, avec quel acharnement et quelle fureur les Volsques et les Aeques s'étaient battus, ne surent pas profiter d'une si belle occasion. Ils n'étaient éloignés que de trente stades du champ de bataille, et si avec leurs troupes toutes fraîches et en bon ordre, ils avaient voulu poursuivre ou attaquer dans les règles les ennemis déjà blessés, fatigués et réduits à un fort petit nombre, ils pouvaient sans aucun risque achever leur défaite. Mais, soit qu'ils se contentassent des avantages que la fortune leur avait procurés, soit qu'ils ne comptassent point sur la valeur de leurs soldats peu exercés dans le métier de la guerre, ou qu'enfin ils ne voulussent pas se hasarder à perdre un petit nombre de leurs gens, ils aimèrent mieux décamper eux-mêmes et se retirer chez eux. Ils rentrèrent dans Rome couverts de honte : on les chargea de reproches, et on traita leur conduite de lâcheté. Depuis ce temps-là ils ne sortirent plus de la ville pour réparer leur honte par quelque expédition glorieuse : mais ils se démirent de la dignité de consuls qui fut conférée à leurs successeurs. [8,64] CHAPITRE DIXIEME. I. L'ANNEE suivante, on fit consuls Caius Aquilius et Titus Siccius, personnages d'une grande capacité dans le métier de la guerre. Quand ils proposèrent au sénat de mettre des troupes sur pied, il ordonna qu'on enverrait d'abord une ambassade aux Herniques pour les sommer de rendre justice aux Romains comme à leurs amis et à leurs alliés : (car pendant la guerre des Volsques et des Aeques ils avaient fait quelque tort à la république, en ravageant ses frontières par des courses et des brigandages) , qu'en attendant leur réponse, les consuls lèveraient autant de troupes qu'il leur serait possible ; qu'ils demanderaient du secours aux alliés et qu'ils amasseraient en grande diligence du blé, des armes, de l'argent et toutes les autres provisions nécessaires pour la guerre. II. Les ambassadeurs rapportèrent pour toute réponse de la part des Herniques que ces peuples prétendaient n'avoir jamais fait aucune alliance avec les Romains ; que le traité conclu entre eux et le roi Tarquin, était censé rompu, du moment qu'on l'avait détrôné et qu'il était mort dans une terre étrangère ; que si l'on avait fait des courses ou brigandages sur les terres de la république, ce n'était pas du consentement de toute la nation, mais que ces actes d'hostilité ne venaient que de quelques particuliers qui les avaient commis par envie du gain, et que la faute n'en pouvoir retomber que sur eux qu'ils ne pouvaient pas même livrer ces maraudeurs, quels qu'ils fussent, entre les mains de leurs ennemis pour en faire justice , que pour eux ils avaient bien souffert d'autres choses de la part des Romains, qu'ils avaient sujet de se plaindre de la république, et qu'enfin ils accepteraient volontiers la guerre si on la leur déclarait. III. Sur ce rapport des députés, le sénat résolut de partager en trois corps toute la jeunesse qu'on avait enrôlée. Il en envoya un sous le commandement de Caius Aquilius contre les Herniques qui étaient déjà en armes , le second marcha contre les Volsques sous les étendards de Titus Siccius l'autre consul, le troisième fut destiné à garder les environs de Rome, et était commandé par Spurius Largius que les consuls avaient nommé préfet ou gouverneur de la ville. A l'égard des vieux soldats, qui quoique exempts de la milice, avaient encore assez de vigueur pour porter les armes, il ordonna qu'ils garderaient les forteresses et les murs de la ville sous la conduite d'Aulus Sempronius Atratinus, homme consulaire, afin d'empêcher que les ennemis ne vinssent donner subitement l'attaque pendant que toute la jeunesse était en campagne. Ces ordres furent exécutés en peu de temps. [8,65] IV. Aquilius l'un des consuls, trouva l'armée des Herniques sur les terres de Praeneste. Il se campa le plus près d'eux qu'il lui fut possible, à un peu plus de deux cents stades de Rome. Trois jours après qu'il eut assis son camp, les Herniques s'avancent dans la plaine en ordre de bataille, levèrent l'étendard du combat. Le consul fit faire à ses troupes la même contenance et sortit à la rencontre des ennemis. Dès que les deux armées sont en présence, elles s'entrechoquent avec de grands cris. Les troupes légèrement armées commencent l'action : elles font voler les traits et les flèches, elles lancent une nuée de pierres avec la fronde ; on reçoit une infinité de blessures de part et d'autre. Ensuite la cavalerie et l'infanterie en viennent aux mains, escadron contre escadron, régiment contre régiment. L'action fut meurtrière, on combattit longtemps avec chaleur sans que ni les uns ni les autres cédassent le terrain où ils s'étaient postés. Enfin l'armée Romaine qui combattait alors pour la première fois après avoir été longtemps sans faire la guerre, commença à lâcher pied. Aquilius s'aperçoit que les siens s'ébranlent : il donne ordre à des troupes toutes fraîches qu'il avait réservées exprès, de prendre la place de celles qui font épuisées par la fatigue : il renvoie à l'arrière-garde une partie du corps de bataille, les blessés et tous ceux qui sont hors de combat. Ce mouvement fait croire aux Herniques que les ennemis s'ébranlent pour prendre la fuite. Ils se raniment les uns les autres , ils serrent leurs rangs et tombent avec fureur sur cette partie de l'armée qui ne faisait pas bonne contenance. Les Romains renforcés par des troupes toutes fraîches, soutiennent leur choc avec fermeté , chacun fait de son mieux et le combat se rengage avec plus d'opiniâtreté. Les Herniques de leur côté remplacent par de nouvelles troupes celles dont l'ardeur se ralentit, et l'action devient plus meurtrière qu'auparavant. Déjà le jour baissait, lorsque le consul ranimant la cavalerie, se met lui-même à la tête des escadrons : il pique d'honneur ses soldats, ils les exhorte à se comporter en gens de cœur, il tombe brusquement sur l'aile droite des ennemis, et après une légère résistance, l'ayant enfin obligée de plier il couvre le champ de bataille d'un horrible carnage. Tandis que l'aile droite des Herniques se laissait enfoncer et qu'elle abandonnait son poste, leur aile gauche tenant toujours ferme commençait a presser vivement l'aile droite de l'armée Romaine : mais cette vigueur extraordinaire ne dura pas longtemps, elle fut enfin contrainte de lâcher pied de même que la droite. Aquilius vole au secours des siens avec l'élite de la jeunesse , il les anime par ses discours: il appelle par leur nom ceux qui se sont distingués dans les batailles précédentes : s'il en voit qui ne combattent pas avec assez de valeur, il arrache les enseignes des mains de ceux qui les portent, et les jette dans le fort des escadrons ennemis, afin que la crainte des peines dont les lois menacent les soldats qui perdent leurs drapeaux, soutienne les courages les plus abattus. Attentif à tout, dès qu'une partie de ses troupes commence à s'ébranler, il l'appuie par de nouveaux renforts , il vole lui-même à son secours et il ne cesse de courir partout où sa présence est nécessaire, jusqu'à ce que l'autre aile de l'armée ennemie pliant sous ses efforts redoublés ait abandonné son poste. Une attaque si vigoureuse ayant déconcerté les deux ailes, le corps de bataille restait seul dénué de tout appui. Les Herniques ne cherchent plus leur salut que dans une prompte fuite: le désordre se communique dans tous les rangs et chacun tâche de regagner le camp. Les Romains à leurs trousses les poursuivent l'épée dans les reins, et en font un horrible carnage. Leur ardeur fut si grande dans cette affreuse journée, que pour mettre le comble à leur victoire quelques soldats voulaient même attaquer le camp de l'ennemi, espérant le forcer du premier assaut. Mais le consul jugeant que l'entreprise était peu utile et trop hasardeuse, fit sonner la retraite pour les rappeler malgré eux et leur faire quitter prise, de peur que l'ennemi lançant une nuée de traits du haut de ses retranchements, ne les forçât de reculer honteusement avec perte des leurs, et qu'ils ne ternissent la gloire de leur première victoire. V. LE soleil était déjà sur le point de se coucher, lorsque les Romains se retirèrent pleins de joie, poussant mille cris d'allégresse. [8,66] La nuit suivante on entendit un grand bruit dans le camp des Herniques, qui parut tout illuminé par une quantité de flambeaux. Leurs troupes se voyant top faibles pour soutenir un second combat, avaient résolu d'abandonner le camp sans attendre l'ordre de leurs généraux , c'était là la véritable cause du remuement et des cris qu'on entendait. Ils s'appelaient l'un l'autre à haute voix et chacun se hâtait de s'enfuir en diligence sans avoir égard aux prières des malades et des blessés qui ne pouvaient se sauver. Les Romains qui ignoraient la cause de ce tumulte et qui avaient appris par les prisonniers de guerre qu'il devait venir un nouveau renfort au secours des Herniques, crurent que l'arrivée de ces nouvelles troupes excitait les cris et le bruit qu'ils entendaient. Dans cette persuasion ils courent aux armes, et se portent autour de leur camp de peur qu'on ne vienne les attaquer pendant la nuit : tantôt ils serrent les rangs et font un grand bruit par le choc de leurs boucliers ; tantôt ils frappent l'air par des cris redoublés comme des gens qui sont sur le point de livrer bataille. Un si grand fracas augmente de plus en plus la crainte des Herniques , ils prennent l'alarme, et dans le moment ils s'enfuient de côté et d'autre comme si les ennemis étaient à leurs trousses. VI. QUAND il fut jour, les cavaliers qu'on avait envoyés battre l'estrade, rapportèrent qu'il n'était point venu de nouveau secours aux Herniques, et que ceux qui avaient combattu la veille avaient pris la fuite. Sur cette nouvelle le consul Aquilius sort avec ses troupes, et s'empare du camp des ennemis, qui était plein de chevaux, de provisions de bouche et d'armes : il y prit un aussi grand nombre de blessés qu'il s'en était sauvé par la fuite. Sans perdre de temps il met la cavalerie aux trousses des fuyards dispersés dans les bois et dans les chemins: elle fait un grand nombre de prisonniers de guerre. Ensuite il tombe sur les terres des Herniques, et en enlève un gros butin sans trouver aucune résistance, personne n'osant plus se présenter pour lui livrer combat. Voila ce que fit Aquilius dans cette campagne. [8,67] VII. Titus Siccius l'autre consul qu'on avait envoyé contre les Volsques avec la fleur des troupes, fit une irruption dans les campagnes de Vélitre, où Tullus Attius général des Volsques s'était avancé avec une armée composée des plus braves soldats, dans le dessein de ravager d'abord le pays des alliés, comme avait fait Marcius au commencement de la guerre, comptant que les Romains encore saisis de crainte ne leur enverraient aucun secours, quoiqu'ils s'exposassent pour l'amour d'eux. Dès que les deux armées furent en présence, elles se livrèrent combat sans différer. La place d'entre les deux camps qui devait servir de champ de bataille, était une colline raboteuse et entrecoupée par de grosses pierres , en sorte que ni les uns ni les autres ne pouvaient se servir de leur cavalerie. Les cavaliers Romains voyant la difficulté, vont en foule trouver le consul : persuadés qu'il leur serait honteux d'être spectateurs inutiles du combat , ils le prient de leur permettre de mettre pied à terre s'il le juge à propos, afin de combattre comme l'infanterie. Siccius loue leur générosité , il les fait descendre de cheval, et les retient auprès de sa personne, pour secourir, en cas de besoin, ceux qui plieraient dans le combat. Ces braves furent sans contredit la principale cause de la victoire signalée que les Romains remportèrent dans la bataille. Car non seulement l'infanterie était égale en nombre de part et d'autre, mais elle était également bien armée, également disciplinée, également exercée dans les combats, également habile à avancer sur l'ennemi, à reculer à propos, à porter un coup et à le parer. Les Volsques avaient appris une manière toute nouvelle de faire la guerre, depuis qu'ils avaient eu Marcius pour commandant ils s'étaient parfaitement formés à la discipline des Romains. C'est pourquoi les deux armées se battirent longtemps avec d'égales forces, la situation du champ de bataille raboteux et inégal, leur donnant aux uns et aux autres de grands avantages pour la victoire. Mais la cavalerie Romaine s'étant partagée en deux corps, l'une charge en flanc l'aile droite des ennemis, l'autre ayant fait le tour de la colline attaque leur arrière-garde. Ceux-ci lancent une nuée de javelots, ceux-là frappant sur tout ce qu'ils rencontrent, abattent bras et jambes. Armés de longs sabres propres à la cavalerie, ils font rage sur tout ce qui se présente devant eux : quiconque veut parer leurs coups ou se mettre à couvert, ils lui coupent le bras jusqu'au coude, et lui abattent la main avec son bouclier et ses armes défensives. Ils en blessent plusieurs aux jarrets, aux genoux, aux talons, et leur faisant de profondes blessures ils les étendent demi-morts sur le champ de bataille. Déjà les Volsques se voyaient investis et accablés de tous côtés par l'infanterie qui les pressait de front, et par la cavalerie qui les chargeait en flanc et en queue. Mais malgré cette vigoureuse attaque, ils combattirent avec une valeur extraordinaire, et firent paraitre plus de courage que leurs forces ne semblaient le permettre: de sorte qu'après avoir donné plusieurs marques de bravoure et d'habileté dans la guerre, leur aile droite fut presque toute taillée en pièces. Alors ceux qui composaient le corps de bataille et l'autre aile, sont saisis de crainte à la vue de leur aile droite presque entièrement défaite, et de la cavalerie Romaine qui se prépare à les charger avec la même vigueur. Ils déploient leurs bataillons pour le retirer à petit pas dans leur camp. La cavalerie Romaine les poursuivit en ordre de bataille. VIII. On arrive aux retranchements : la cavalerie Romaine se met en devoir d'en forcer l'entrée et de franchir les palissades en plusieurs endroits. L'ennemi fait de nouveaux efforts pour la repousser , le combat se rengage ; l'action devient très rude, et la bravoure est réciproque. Enfin les Romains épuisés de fatigues sont obligés de reculer et de céder à la force. Le consul voyant que leur courage s'affaiblit, ordonne à l'infanterie de combler les fossés avec des fascines. Dès qu'ils sont remplis par quelqu'endroit, il passe le premier avec l'élite de la cavalerie pour attaquer la porte du camp la mieux fortifiée. Il écarte ceux qui la défendent, il enfonce la herse ou contre-porte, il entre dans les retranchements et y reçoit son infanterie qui suit. Tullus Ancius, brave guerrier, homme courageux, bon soldat, mais peu propre à commander une armée, se présente aussitôt à lui avec la fleur des Volsques. D'abord il fait des prodiges de valeur et dispute longtemps la victoire, mais après avoir signalé son courage par mille beaux exploits, enfin accablé de fatigues et couvert de blessures il tombe mort dans le combat. Le camp étant pris, les Volsques persistent en vain à le défendre : ceux-ci se battent avec un courage extraordinaire et périssent les armes à la main, ceux-là mettent bas les armes pour implorer la clémence du vainqueur , d'autres, mais en petit nombre, prennent la fuite, et échappant au danger se sauvent dans leurs villes. IX. Cette nouvelle portée à Rome par les courriers que les consuls y avaient dépêchés exprès répandit la joie par toute la ville. Aussitôt on fit faire des sacrifices d'action de grâce et on décerna aux deux consuls les honneurs du triomphe : mais on mit quelque différence entre ces deux triomphes. Siccius fut jugé digne du grand triomphe, parce qu'il avait délivré Rome du plus grand péril par la défaite de l'armée insolente des Volsques et par la mort de leur général. Il entra dans Rome accompagné de ceux qui portaient les dépouilles, précédé par les prisonniers de guerre, suivi des soldats qui avaient été compagnons de sa victoire. Il était monté sur un char de triomphe dont les chevaux avaient des rênes d'or, et était couvert d'un manteau royal, comme il se pratique dans les grands triomphes. Pour Aquilius, on ne lui accorda que le petit triomphe, que les Romains appellent Ovation : j'ai fait voir dans les livres précédents en quoi il était différent du grand triomphe. Aquilius fit son entrée à pied avec tous les autres ornements convenables à la cérémonie. Ainsi finit cette année. [8,68] CHAPITRE ONZIEME. I. LEURS successeurs, Publius Virginius et Spurius Cassius, consul pour la troisième fois, ouvrirent une nouvelle campagne avec leurs troupes domestiques et les secours de leurs alliés. Virginius marcha contre les villes des Aeques, Cassius contre les Herniques et les Volsques. Ce fut le sort qui décida de la destination de ces deux généraux. Les Aeques fortifièrent leurs places, où ayant retiré les effets les plus précieux de leurs campagnes, ils laissèrent ravager leurs terres et brûler leurs métairies. Virginius pilla et désola avec beaucoup de rapidité la plus grande partie de leur pays, et voyant qu'il ne se présentait personne pour le combattre , il revint à Rome avec son armée. II. Les Volsques et les Herniques contre lesquels marchait Cassius, avaient pris le même parti de laisser saccager leur pays ; dans ce dessein ils s'étaient retirés sous leurs murailles, mais ils ne persévérèrent pas longtemps dans leur première résolution. Indignés de voir ravager leurs terres les plus fertiles sans espérance de les réparer après l'horrible dégât qu'on y faisait, comptant peu sur leurs fortifications qui n'étaient pas des meilleures, ils envoyèrent une ambassade au consul pour lui demander la paix. Les Volsques commencèrent les premiers : ils obtinrent facilement ce qu'ils souhaitaient, en payant au consul autant d'argent qu'il leur en demanda, et fournissant à ses troupes toutes les autres provisions dont elles avaient besoin. Par le traité de paix, ils promirent d'obéir aux Romains comme leurs sujets, et ne s'entêtèrent plus à demander le droit d'égalité. Les Herniques suivirent bientôt leur exemple. Abandonnés de leurs alliés, ils traitèrent aussi avec le consul pour faire la paix et pour conclure une alliance entre leur nation et la république Romaine. Cassius fit d'abord plusieurs reproches sanglants à leurs députés : ensuite il leur répondit qu'ils devaient commencer par faire ce qui convenait à des peuples vaincus et subjugués, et qu'après cela on pourrait écouter leurs propositions. Sur cette réponse les envoyés promirent de se soumettre à tout ce qu'on leur prescrirait de juste et de raisonnable. Le consul les condamna à fournir de l'argent pour payer à ses troupes la solde qu'elles devaient recevoir tous les mois, avec des provisions de bouche pour un mois : il leur prescrivit même le jour auquel ils devaient exécuter leurs promesses, leur accordant une trêve jusqu'à ce qu'ils eussent satisfait à ses demandes. Les Herniques firent en diligence et de bon cœur ce qu'il leur avait ordonné ; après quoi ils envoyèrent une seconde ambassade pour presser la conclusion de la paix. Cassius loua leur prompte obéissance, et les renvoya au sénat, qui après une mûre délibération, jugea à propos de les recevoir dans l'amitié du peuple Romain : mais il laissa au consul Cassius un pouvoir absolu de régler les conditions du traité, avec promesse que tout ce qu'il déterminerait serait ratifié. [8,69] III. Cassius qui eut avis de ce décret du sénat, revint à Rome et demanda les honneurs du grand triomphe comme ayant subjugué les nations les plus considérables. Mais on peut dire qu'il usurpa par faveur un honneur qui ne lui était pas dû à juste titre, puisqu'il n'avait pris aucune ville d'assaut ni défait l'ennemi en bataille rangée, et qu'il manquait de prisonniers de guerre et de dépouilles pour orner la pompe de son triomphe. Aussi une proposition de cette nature fut-elle cause qu'on le soupçonna d'arrogance et de vouloir s'élever au-dessus des autres citoyens. IV. APRES avoir obtenu la grâce qu'il avait demandée, il proposa les conditions de l'alliance qu'on devait conclure avec les Herniques ; c'étaient les mêmes qu'on avait accordées aux Latins, et qu'il avait fait transcrire mot à mot du traité conclu autrefois avec eux. Ce procédé déplut extrêmement aux plus anciens et aux plus apparents des sénateurs : ils en prirent ombrage, et commencèrent à le soupçonner de quelque mauvais dessein. Ils étaient indignés de ce qu'il voulait communiquer aux Herniques les mêmes honneurs et les mêmes grâces qu'on avait accordés aux Latins, égalant par ce bienfait une nation étrangère qui n'avait jamais rendu aucun service à la république, à des peuples qui étaient unis aux Romains par les liaisons du sang, et qui leur avaient déjà donné plusieurs marques d'amitié et d'attachement. Mais rien ne les irrita davantage que cette fierté extraordinaire avec laquelle il proposait des conditions de paix qu'il avait faites à sa tête , lui qui par reconnaissance de l'honneur qu'il avait reçu des patriciens qui lui avaient renvoyé toute la décision de cette affaire, devait avoir pour le sénat la même déférence et ne rien déterminer sans sa participation. V. PAR ce moyen la prospérité que Cassius avait eue en plusieurs rencontres, lui devint inutile et même préjudiciable ; tant il est vrai qu'un trop grand bonheur, source la plus ordinaire d'une sotte vanité, porte la plupart des hommes à des prétentions qui sont au-dessus de leur nature, et fait naître insensiblement dans leur cœur des désirs immodérés. Le consul dont nous parlons, ne put éviter ce triste sort. Illustre par ses trois consulats et par ses deux triomphes, honoré dans Rome plus que tous les autres citoyens et comblé de gloire, il commença à concevoir de grands desseins et à prétendre à la monarchie. Persuadé que le chemin le plus facile et le plus sûr pour parvenir à la royauté ou à la tyrannie, était de gagner le peuple par quelques bienfaits et de faire des largesses au public à pleines mains, il suivit cette route, et sans en avertir personne, il résolut de distribuer au peuple certaines terres du public d'une assez grande étendue, qui avaient été négligées jusqu'alors et dont les riches s'étaient mis en possession. S'il s'en était tenu-là, il aurait peut-être réussi. Mais sa cupidité s'allumant de plus en plus, il excita une sédition qui mit obstacle au succès de ses entreprises. Car il voulait que les Latins, et même les Herniques à qui on avait accordé tout récemment le droit de bourgeoisie, fussent compris dans le partage des terres ; ce qu'il ne faisait que pour gagner la faveur de ces deux nations. [8,70] Pour y réussir, le lendemain de son triomphe il convoque une assemblée du peuple, et montant sur son tribunal (honneur qu'on accorde à ceux qui ont triomphé) d'abord il rend compte de ses actions par un long, discours dont je rapporterai les principaux points. Il dit que pendant son premier consulat, ayant vaincu dans une bataille la nation des Sabins qui disputaient l'empire, il les avait obligés à se reconnaître sujets des Romains ; que dans le sécond, après avoir apaisé les séditions de Rome, il avait fait revenir le peuple dans le sein de sa patrie : qu'il avait si bien ménagé les esprits des Latins, parents à la vérité du peuple Romain , mais toujours jaloux de son empire et de sa gloire, qu'ils étaient entrés dans une alliance sincère avec la république, en leur accordant seulement l'égalité dans le droit de bourgeoisie , de sorte qu'ils n'appelaient plus la ville de Rome leur ennemie et leur rivale, mais qu'ils la nommaient leur chère patrie ; que pendant le troisième, il avait obligé les Volsques à rechercher l'amitié du peuple Romain, mettre bas toute jalousie et à oublier leurs vieilles querelles et qu'enfin il avait engagé les Herniques, nation nombreuse et puissante, qui comme voisine de Rome pouvait lui faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal, à se rendre, pour ainsi dire, d'eux-mêmes sous l'obéissance de la république. Après, avoir dit ces choses et autres semblables, il conjure le peuple de s'attacher particulièrement à lui, l'assurant qu'aucun citoyen n'était plus zélé que lui pour les intérêts de la république, et que dans la suite il en donnerait de nouvelles preuves, Enfin il conclut son discours en promettant qu'il ferait tant de bien aux Romains, qu'il effacerait tous ceux qui s'étaient attiré quelques louanges par leur amour et leur zèle pour le salut du public , et que dans peu il effectuerait sa promesse. VI. L'ASSEMBLÉE congédiée, le lendemain sans perdre de temps il convoque le sénat qui était attentif et inquiet au sujet de sa harangue du jour précèdent. Avant que d'entamer un autre discours, il propose une chose qu'il avait cachée à la multitude. Il représente au sénat que le peuple avait rendu plusieurs services à l'état, tant pour défendre la liberté que pour acquérir un nouvel empire sur les autres nations : que par là il avait mérité qu'on prît quelque soin de ses intérêts ; qu'il fallait lui distribuer toutes les terres qu'il avait conquises par ses victoires, terres qu'on appelait le domaine du public, dont quelques patriciens des plus effrontés s'étaient mis en possession sans aucun droit ; et qu'à l'égard du blé dont Gélon tyran de Sicile avait fait présent à la république pendant la cherté, il était juste de rembourser le peuple aux dépens du trésor public et de rendre aux pauvres citoyens tout l'argent qu'il leur en avait coûté pour acheter ces provisions qui devaient leur être distribuées gratis. [8,71] VII. Pendant qu'il parlait ainsi, il s'éleva un bruit confus dans toute l'assemblée, et chacun se récria contre un discours de cette nature. A peine avait-il achevé de parler, que Virginius son collègue dans le consulat, prenant la parole, l'accusa hautement d'allumer le flambeau de la sédition dans le sein de la république. Cette accusation fut appuyée par les plus anciens et les plus apparents des sénateurs : mais personne ne se déclara plus fortement contre lui qu'Appius Claudius. Enfin les esprits s'aigrirent de plus en plus : toute la séance se passa en disputes très vives, et on en vint de part et d'autre aux injures les plus sanglantes. VIII. Les jours suivants, Cassius tint de fréquentes assemblées : il fit de nouveaux efforts pour gagner la faveur de la multitude, et ne cessant de lui parler de la distribution des terres, il se répandit en invectives contre ceux qui traversaient ses desseins. D'un autre côté, Virginius assemblait tous les jours le sénat, et prenait des mesures légitimes, du commun consentement des patriciens, pour mettre obstacle aux entreprises de son collègue. L'un et l'autre avait autour de lui une troupe de partisans pour lui servir de gardes du corps. La lie du peuple et les pauvres gens déterminés à tout entreprendre, se rangeaient du parti de Cassius : les nobles et les plus honnêtes gens suivaient Virginius. Pendant quelque temps la canaille se trouva la plus forte dans les assemblées, parce qu'elle surpassait de beaucoup en nombre ceux du parti contraire : mais ensuite les deux partis devinrent égaux : car les tribuns se rangèrent du meilleur côté , soit dans la crainte que le peuple corrompu par des largesses d'argent et par la distribution des biens du public, ne devînt paresseux et ne se livrât au libertinage contre l'intérêt de la république, soit par jalousie contre celui qui voulait avoir tout l'honneur de ces libéralités au préjudice des magistrats du peuple , soit enfin qu'ils prissent ombrage du crédit de Cassius et qu'ils appréhendassent qu'il ne devînt trop puissant au grand désavantage de toute la ville. Quoiqu'il en soit, ils s'opposaient déjà fortement dans les assemblées aux lois que proposait Cassius : ils représentaient qu'il n'était pas juste que les conquêtes que le peuple avait faites dans plusieurs guerres, fussent distribuées non seulement aux Romains, mais encore aux Latins qui n'avaient point essuyé leur part des périls, et aux Herniques nouvellement reçus dans l'amitié du peuple Romain, qui ne devaient être que trop contents de ce qu'on ne leur avait pas ôté leurs propres terres après les avoir subjugués. IX. TANTÔT le peuple écoutait les tribuns et se rendait à leurs raisons, voyant bien que si les Latins et les Herniques étaient compris dans le partage des terres publiques, chaque citoyen n'en pourrait avoir qu'une très petite portion qui n'en vaudrait pas la peine : tantôt se laissant aller aux discours séduisants de Cassius, il s'imaginait que les tribuns le livraient aux patriciens, et que l'égalité des Herniques et des Latins dans le partage des terres publiques, n'était qu'un prétexte spécieux dont ils coloraient leur opposition aux libéralités qu'on lui voulait faire. Cassius en effet lui faisait entendre qu'il n'avait inséré dans la loi cette clause de l'égalité, que pour assurer la possession des pauvres en les liant d'intérêts avec ces deux nations , que par ce moyen, si on voulait un jour leur ôter ce qu'on leur accordait, ils seraient en état de se défendre , et qu'ainsi il avait cru qu'il était beaucoup plus sûr et plus avantageux à la plupart des plébéiens de se contenter de peu de chose avec assurance d'une constante possession, que d'espérer beaucoup et de voir tôt ou tard toutes leurs espérances s'évanouir. [8,72] X. CASSIUS ne cessait d'attirer le peuple par ces discours artificieux qu'il débitait souvent. Un des tribuns nommé Caius Rabuleius, qui ne manquait pas d'esprit, s'avança au milieu de l'assemblée, promettant d'apaiser dans peu le différend des consuls et de faire voir au peuple ses véritables intérêts. Cette proposition fut suivie d'applaudissements, on lui ordonna de parler, et lorsqu'on eut fait silence : « Cassius, dit-il, et vous Virginius, ne sont-ce pas là les principaux articles de la loi, le premier, s'il faut distribuer aux citoyens les terres publiques, le second, si les Latins et les Herniques doivent y avoir part » ? Les consuls en étant convenus : «Voila qui est bien, leur dit le tribun. Pour vous, Cassius ajouta-t.il, vous voulez et que le peuple ratifie ces deux choses par ses suffrages. Et vous, Virginius, dites-nous au nom des dieux, à quel article de la loi vous vous opposez. Est-ce à celui qui regarde les alliés ? Prétendez-vous seulement que les Latins et les Herniques ne doivent pas être compris avec nous dans la distribution des terres ? Blâmez-vous aussi l'autre article de la loi, et vous opposez-vous à la grâce qu'on veut accorder au peuple Romain en lui distribuant les terres qui appartiennent au public ? Parlez et nettement, Virginius : faites-nous connaître votre sentiment sans rien dissimuler». Virginius ayant répondu qu'il s'opposait à ce que les Latins et les Herniques eussent leur part des terres en question, mais qu'il consentait qu'on les attribuât aux citoyens Romains si tout le monde en était d'avis, le tribun se tourne vers le peuple, et élevant la voix : « Puisque les consuls, dit-il, conviennent sur un des articles de la loi, et que Virginius s'oppose au second, comme ces deux magistrats sont égaux en dignité et que l'un ne peut pas employer les voies de contrainte envers son collègue, contentons-nous pour aujourd'hui de ce qu'ils nous accordent d'une commune voix , remettons à une autre fois le second article dont ils disputent ». Alors le peuple témoigna par ses acclamations qu'il approuvait le conseil du tribun comme le meilleur, et demanda qu'on retranchât de la loi le second article qui faisait la matière des contestations. X. CASSIUS ne sachant à quoi se déterminer, et ne pouvant ni se résoudre à changer d'avis, ni soutenir son sentiment tant que les tribuns s'y opposeraient, prit le parti de congédier l'assemblée. Les jours suivants, il feignit d'être malade , et sous ce prétexte il n'allait plus à la place publique ni au barreau. Restant toujours chez lui, il chercha les moyens de faire recevoir la loi par force. Il manda sous-main autant de Latins et d'Herniques, pour avoir leurs suffrages : il en vint à Rome un si grand nombre qu'en peu de temps la ville se trouva pleine d'étrangers. Virginius qui en fut averti, fit publier par un héraut dans tous les carrefours, que ceux qui n'avaient point de domicile à Rome, eussent à se retirer incessamment. Mais Cassius donna des ordres contraires à ceux de son collègue, défendant à quiconque avoir le droit de bourgeoisie Romaine, de sortir de la ville jusqu'à ce que la loi fût confirmée et reçue. [8,73] XI. LEURS contestations n'ayant point de fin, les patriciens qui appréhendaient que lorsqu'il s'agirait de confirmer la loi, on n'en vint aux mains, aux armes, et à toutes autres voies de fait trop ordinaires dans les comices jugèrent à propos d'assembler le sénat pour terminer une bonne fois tous les différends. Appius Claudius, le premier à qui on demanda son sentiment, fut d'avis de ne pas accorder au peuple la distribution des terres. Il représenta que si on l'accoutumait à vivre dans l'oisiveté aux dépens de l'état, il deviendrait non seulement oisif et inutile, mais très incommode, et qu'un jour il ne laisserait ni argent au trésor, ni terres à la république ; qu'il serait honteux que les patriciens, après avoir accusé Cassius d'administrer mal les affaires, d'avoir de pernicieux desseins et de corrompre le peuple, approuvassent d'un commun consentement la conduite de ce consul comme juste et tendant au bien de l'état. Il les conjura de faire attention, que l'on distribuait le bien du public, les pauvres n'en sauraient aucun gré à ceux qui leur auraient accordé cette grâce , qu'ils n'en auraient obligation qu'à Cassius, tant parce qu'il était auteur de la loi, que parce qu'il serait censé avoir contraint le sénat à la confirmer malgré lui. Ayant allégué ces raisons et autres semblables, il conclut à choisir les plus illustres des sénateurs pour faire la visite et l'arpentage des terres du domaine, afin que s'ils s'apercevaient que quelques particuliers en fissent paitre ou cultiver la moindre partie par fraude ou par force, ils les obligeaient à les restituer à la république, qu'il fallait distribuer en plusieurs portions les terres que les députés du sénat auraient arpentées, et y planter des bornes convenables, puis en vendre une partie, (principalement celles qui étaient un sujet de disputes entre les particuliers) afin que les acquéreurs eussent action contre ceux qui voudraient se les approprier , que pour celles qu'on ne vendrait point, on les affermerait par un bail de cinq ans, et que l'argent qui proviendrait du fermage, serait employé à payer les armes aux soldats et à acheter les provisions nécessaires pour la guerre. XII « AUJOURD'HUI, ajouta-t-il, les pauvres ont raison de porter envie aux riches qui jouissent du bien public dont ils se sont mis en possession. Il ne faut pas s'étonner s'ils aiment mieux que les terres du domaine soient distribuées {à tous les citoyens}, que de souffrir qu'un petit nombre des plus effrontés en demeurent possesseurs. Mais s'ils voient qu'on les ôte à ceux qui s'en sont emparés injustement, et que le public rentre en possession de son domaine, ils cesseront de nous porter envie, et le désir qu'ils ont de les faire distribuer à chaque citoyen, pourra se ralentir quand on leur fera connaître que ces terres seront d'une plus grande utilité étant possédées en commun par la république, que si chaque particulier en avait une légère portion. C'est à nous à leur faire, comprendre qu'il leur importe peu de posséder en propre un ou deux arpents, et que si chaque citoyen en ayant une légère portion, se trouvait auprès d'incommodes voisins, il ne pourrait ni faire valoir son petit champ par lui-même à cause de sa pauvreté, ni trouver à l'affermer à d'autres qu'à son voisin, qui, comme je le suppose, serait un esprit, et chicaneur et brouillon : au lieu que le public donnant à ferme une grande étendue de terres de différente nature qui répondraient abondamment au travail et aux soins du laboureur, on en tirerait de gros revenus , et que d'ailleurs il leur serait plus avantageux, quand ils iraient à la guerre, de recevoir des provisions et leur paie du public, que d'être obligés de porter du leur au trésor de l'épargne, puisqu'il pourrait quelquefois arriver que n'étant pas bien dans leurs affaires, ils auraient encore plus de peine à trouver de l'argent pour les subsides, qu'à se payer d'un petit héritage » [8,74] XIV. Appius ayant ouvert cet avis qui parut fort sensé, Aulus Sempronius Atratinus qui dit son sentiment le second , parla en ces termes. «Je dois commencer, Messieurs, par rendre justice à Appius, personnage d'une rare prudence à prévoir de loin l'avenir. C'est un esprit pénétrant qui ouvre les plus excellents avis, qui donne les conseils les plus utiles, et dont la constance et la fermeté sont à l'épreuve et de la crainte et de la faveur. Pour moi je ne puis assez admirer sa sagesse; je ne cesse de louer ce courage héroïque qu'il conserve et dans l'adversité et dans les périls les plus évidents. Aujourd'hui je n'ai point d'autre avis à donner que le sien que je me fais gloire de suivre : j'y ajouterai seulement ce qu'il me paraît avoir omis. Je ne crois pas non plus que lui, qu'il soit a propos que les Herniques et les Latins, à qui nous avons donné depuis peu le droit de bourgeoisie, entrent en partage de ce qui nous appartient. En effet nous n'avons pas acquis les terres en question depuis qu'ils ont été reçus dans notre alliance: nous les avions gagnées longtemps auparavant sur nos ennemis, en nous exposant nous-mêmes aux périls de la guerre, sans le secours d'aucun autre. Il faut donc, selon mon sentiment, leur répondre que les biens que nous possédions déjà les uns et les autres lorsque nous fîmes amitié avec ces peuples, doivent rester comme un héritage particulier et pour toujours à ceux qui en jouissent aujourd'hui : mais qu'à l'égard de ce que nous avons gagné ou de ce que nous acquerrons dans la guerre et avec leur secours depuis l'alliance conclue, chaque nation en aura sa part. De cette manière les alliés n'auront aucun sujet légitime de se plaindre qu'on leur fasse tort, et le peuple Romain n'aura point à craindre qu'on ne dise qu'il consulte plus son intérêt particulier que la bienséance et la raison. Au reste j'approuve fort ce qu'a dit Appius, qu'il faut choisir des commissaires pour faire arpenter les terres publiques et y planter des bornes. Nous en serons plus libres à l'égard des plébéiens, et ils deviendront plus traitables. S'ils sont aujourd'hui en colère de ce qu'ils ne retirent aucun avantage des terres du public, tandis que quelques-uns de nous en jouissent sans aucun titre : quand ils verront qu'on les rendra publiques et que les revenus en seront employés aux besoins de l'état, il leur sera indifférent d'en jouir en propre, ou d'en percevoir les revenus. Il n'est pas besoin de vous dire que parmi les pauvres citoyens il y en a qui ont plus de joie de la perte d'autrui que s'ils faisaient eux-mêmes quelque gain : il vous est aisé de faire cette remarque. [8,75] XV. Je ne crois pas néanmoins que ce soit assez de mettre ces deux choses dans le sénatus-consulte que nous voulons faire : il me paraît que pour gagner le peuple et nous le rendre favorable, il est à propos de lui faire notre cour par une autre grâce, {qui ne soit point excessive} et dont je parlerai bientôt, quand je vous aurai dit la raison, ou plutôt la nécessité, qui nous oblige à en user ainsi. Vous vous souvenez sans doute de ce que fît dernièrement le tribun dans l'assemblée, lorsqu'il demanda à Virginius l'un des consuls, ce qu'il pensait de la distribution des terres ; s'il était d'avis que les biens du public fussent partagés aux citoyens seulement et non pas aux alliés ou s'il ne voulait pas même que ce que nous possédons tous en commun, fut distribué aux particuliers par portions. Vous savez que Virginius ayant répondu que pour nous il n'empêchait pas que les terres ne nous fussent distribuées si l'on en était d'avis, ce consentement fit ranger les tribuns de notre parti et rendit le peuple et plus raisonnable et plus modéré. Qu'est-ce donc qui nous oblige aujourd'hui à révoquer ce que nous accordâmes alors ? A quoi serviront nos sages et généreux règlements dignes de la majesté de l'empire, si nous ne persuadons au peuple qu'il faut les observer ? C'est néanmoins ce que nous ne lui persuaderons jamais, et personne de vous ne l'ignore. Car, quiconque se voit frustré de ses espérances et n'obtient pas ce qui lui a été promis, en est plus indigné que si on lui avait refusé simplement ce qu'il demandait. Après cela qu'il vienne quelqu'un, qui s'accommodant au génie du peuple, lui propose derechef ces mêmes lois, trouverons-nous un seul tribun qui veuille désormais embrasser notre parti ? Ecoutez donc ce que je vous conseille de faire et ce que j'ajoute à l'avis d'Appius : mais un peu de silence, et ne vous levez pas que vous n'ayez entendu tout ce que j'ai à vous dire. Quand vous aurez nommé les députés, soit au nombre de dix, soit en plus grand nombre, pour faire la visite des terres et en déterminer les limites, donnez-leur commission d'examiner ce qu'il en faut réserver au public, combien on en doit affermer par un bail de cinq ans pour augmenter les revenus de l'état, et combien il est à propos d'en distribuer à nos plébéiens : enjoignez-leur de faire un partage égal de celles qui doivent être distribuées, affermées ou réservées, et sur leur rapport vous examinerez vous-mêmes si celles qu'ils assigneront pour faire l'héritage du peuple, doivent être distribuées à tous les plébéiens, ou seulement à ceux qui n'ont aucune portion de terres, ou à ceux dont le revenu est très modique, ou enfin de quelle manière vous jugerez à propos d'en disposer. A l'égard de la nomination des députés, du sénatus-consulte que vous devez faire pour le partage des terres, et des autres règlements qui concernent la même affaire ; comme les consuls n'ont plus guère de temps à rester en charge, je serais d'avis qu'on laissât tout à la disposions de leurs successeurs pour en agir de la manière qu'ils jugeront convenable au bien de l'état. Outre qu'une affaire de cette importance, demande beaucoup de temps, les consuls qui sont à présent en dispute, ne verraient pas avec plus de prudence ce qui convient, que ne feront leurs successeurs s'ils sont parfaitement d'accord comme nous l'espérons. J'ajoute qu'il est souvent utile de surseoir une affaire, que ce délai ne porte aucun préjudice, et qu'un seul jour peut apporter bien du changement : d'ailleurs lorsque les magistrats sont en bonne intelligence, ils font beaucoup de bien à la république. Tel est mon avis, Messieurs : si quelqu'un en a un meilleur à donner, qu'il le dise». [8,76] XVI. L'Assemble applaudit à ce discours de Sempronius, et tous ceux à qui on demanda leur avis après lui, se rangèrent de son sentiment. Sur leur avis, on écrivit le sénatus-consulte, dont la teneur était : Qu'on nommerait dix des plus anciens consulaires, qui après avoir fait arpenter les terres publiques, détermineraient combien il en faudrait affermer, et combien on en devait distribuer au peuple ; Qu'à l'égard des alliés et de ceux qui avaient droit de bourgeoise Romaine, si on acquérait dans la suite quelques terres dans les expéditions militaires où ils serviraient avec les troupes de la république, chaque peuple en aurait sa part suivant les conditions de l'alliance : Qu'enfin les consuls qui seraient élus à la prochaine nomination, choisiraient les députés, auraient soin de la distribution des terres et feraient les autres règlements nécessaires. Ce sénatus-consulte lu dans une assemblée du peuple, empêcha Cassius de le gagner par ses discours flatteurs, et apaisa la sédition qui se fomentait parmi les pauvres [8,77] CHAPITRE DOUZIEME. I. L'ANNEE suivante, au commencement de la soixante-quatorzième olympiade, lorsque Astyllus de Syracuse remporta le prix de la course, Léostrate étant archonte à Athènes, Quintus Fabius et Servius Cornélius étant consuls à Rome, Caeson Fabius frère du consul qui était alors en charge, et Lucius Valerius Poplicola fils du frère de celui qui chassa les rois, accusèrent Spurius Cassius le consul de l'année précédente qui avait été assez hardi pour faire la loi agraire. Tous deux étaient patriciens, jeunes à la vérité, mais fort illustres par la gloire de leurs ancêtres, puissants par leurs richesses et par le grand nombre de leurs clients , et quoique peu avancés en âge, ils avaient tant de capacité pour l'administration des affaires, qu'ils ne le cédaient à aucun des citoyens les plus recommandables par leur prudence. Comme ils exerçaient alors la charge de questeurs qui leur donnait pouvoir de convoquer des assemblées, ils déférèrent Cassius comme coupable de tyrannie, lui donnant assignation pour comparaître à jour préfixé au tribunal du peuple afin de rendre compte de sa conduite. II. Il se trouva à Rome une grande foule de citoyens au jour marqué. Les deux jeunes magistrats assemblèrent le peuple, et lui firent rapport des actions de Cassius qui prouvaient le plus clairement qu'il n'avait pas agi pour le bien de la république. Le premier chef d'accusation fut, qu'il avait trop accordé aux Latins pendant son consulat: qu'il suffisait de leur donner le droit de bourgeoisie, et qu'ils se seraient cru trop heureux de l'obtenir: que Cassius néanmoins leur avait non seulement accordé cette grâce, mais qu'outre cela il avait ordonné qu'ils auraient la troisième partie des dépouilles qu'on remporterait dans la guerre lorsqu'ils feraient la campagne avec les troupes Romaines. Le second, qu'à l'égard des Herniques qui se seraient contentés qu'on ne leur eût pas ôté une partie de leurs terres après les avoir subjugués par la force des armes, il avait mieux aimé les recevoir dans l'alliance et l'amitié du peuple Romain que de les rendre sujets de la république , et qu'au lieu de tributaires il les avait fait citoyens, ordonnant qu'ils auraient le tiers des terres et du butin qu'on gagnerait dans quelque expédition que ce pût être : de sorte que les dépouilles divisées en trois parties, les sujets du peuple Romain et les étrangers en devaient avoir deux tiers, les naturels du pays et les chefs l'autre tiers. Que de cet injuste partage il s'ensuivrait deux inconvénients dont l'un était inévitable ; que si les Romains pour reconnaître les services que d'autres peuples leur auraient rendus, voulaient leur faire un présent aussi honorable que celui dont ils auraient gratifié les Latins, et les Herniques qui n'avaient jamais rien fait pour le mériter, n'ayant plus qu'un tiers du butin à leur disposition, ils ne trouveraient pas de quoi récompenser leurs amis , ou que s'ils abandonnaient ce dernier tiers à leurs bienfaiteurs, ils ne se réserveraient rien pour eux-mêmes. [8,78] Ils ajoutèrent que ce consul pour disposer des fonds publics, sans arrêt du sénat et sans le consentement de son collègue, avait eu recours à la force pour faire passer la loi agraire : loi autant inutile qu'injuste, non seulement en ce qu'au lieu de demander préalablement la décision du sénat, comme il le devait, afin que tous les magistrats parussent accorder d'une commune voix la grâce dont il était question, il l'avoir voulu accorder lui seul et de sa pleine puissance pour s'en réserver toute la gloire , mais encore, (et c'est ce qu'il y avait de plus odieux) parce que sous prétexte de distribuer les terres publiques aux citoyens, il n'avait point d'autre intention que de leur enlever ce qu'ils avaient acquis, puisque, selon la loi qu'il proposait, il ne leur en restait qu'un tiers, et que les Herniques et les Latins, à qui ces biens n'appartenaient en aucune manière, en devaient avoir les deux autres tiers. Que les tribuns s'y étant opposés et ayant voulu retrancher de cette loi l'article qui donnait aux étrangers la même portion des terres publiques qu'aux Romains mêmes, non seulement il ne s'était pas rendu à leurs remontrances, mais qu'il avait absolument entrepris de faire recevoir la loi en son entier, nonobstant l'avis contraire des tribuns, de son collègue du sénat et de toutes les personnes bien intentionnées pour les intérêts de la république. Sur ces chefs d'accusation ils prennent tous les citoyens à témoins de la justice de leurs plaintes. Ensuite ils passent aux preuves secrètes pour le convaincre d'avoir aspiré à la tyrannie. Ils représentent que les Latins et les Herniques lui avaient fourni de l'argent et préparé des armes : que les jeunes gens les plus hardis sortaient de leurs villes pour se joindre à lui : qu'ils tenaient des assemblées secrètes, et qu'en toute rencontre il se servait de cette jeunesse pour exécuter ses volontés. III. Sur tous ces chefs d'accusation qu'ils prouvaient par la déposition d'une infinité de témoins irréprochables et distingués par leur mérite, tant citoyens Romains que des autres villes alliées, le peuple persuadé que Cassius était coupable, ne fit plus d'attention au discours artificieux qu'il avait préparé pour sa défense. Ses trois enfants, ses proches et ses amis se présentèrent en vain en état de suppliants pour fléchir ses juges ; le souvenir de ses belles actions qui l'avaient élevé à un si haut point de gloire, ne put adoucir les esprits irrités. Le peuple haïssait tellement jusqu'au seul nom de tyrannie, qu'il prononça dans le moment la sentence de mort contre Cassius, sans garder ni modération dans sa colère, ni mesures dans la qualité de la peine à laquelle il le condamna. Comme il était un des plus grands capitaines de son siècle, on appréhendait que si on se contentait de l'exiler, il suivît l'exemple de Marcius, et que calomniant ses amis il ne soulevât les nations voisines pour déclarer à sa patrie une guerre irréconciliable. IV. Son procès fait, les questeurs le menèrent sur une roche escarpée qui commandait la place publique, d'où ils le précipitèrent devant tous les citoyens assemblés: c'était alors le supplice ordinaire dont on punissait chez les Romains ceux qui étaient condamnés à mort. [8,79] V. Voila ce que l'on a dit de plus vraisemblable et de plus digne de foi sur la mort de Cassius. Il ne faut pas néanmoins omettre une autre manière dont on la raconte : quoique moins probable que la première, elle a cependant trouvé quelque créance dans les esprits, et des auteurs assez dignes de foi l'ont rapportée. Il y en a qui disent que le père de Cassius fut le premier qui eut quelque soupçon des pratiques secrètes qu'il employait pour parvenir à la tyrannie, qu'avant que ses pernicieux desseins eussent éclaté, il éclaira sa conduite par lui-même, et qu'ayant découvert qu'il était coupable, il s'adressa à l'assemblée des sénateurs : qu'ensuite il fit venir son fils devant le sénat où il découvrit ses intrigues, et devint lui-même son accusateur ; qu'après que le conseil l'eut condamné, il le ramena chez lui où il lui ôta la vie. VI. LA sévérité inexorable avec laquelle les pères traitaient leurs enfants qui se trouvaient atteints de quelque crime, surtout chez les Romains des premiers siècles, ne permet pas de rejeter entièrement cette opinion. C'est ainsi qu'avant lui, Brutus qui châtia les rois de la ville de Rome, avait condamné à mort ses deux fils, et leur avait fait couper la tête, parce qu'ils étaient accusés et convaincus de favoriser le rétablissement des tyrans. Manlius dans la suite, qui commanda en qualité de général dans la guerre contre les Gaulois, exerça la même rigueur envers son fils: il lui donna des couronnes de valeur pour avoir signalé sa bravoure dans la guerre, mais il le fit mourir comme déserteur et comme coupable de désobéissance, parce qu'au lieu de demeurer dans le poste où on l'avait placé, il en était sorti sans l'ordre de son général pour livrer bataille. On trouve encore plusieurs autres pères qui sans aucune compassion pour leurs fils et sans épargner leur propre sang, les ont punis avec la dernière sévérité les uns pour de grandes fautes, les autres pour des sujets plus légers. VII. QUANT à ces raisons, je ne prétends pas, comme j'ai déjà dit, rejeter entièrement cette opinion comme improbable. Mais des raisons plus fortes me font embrasser la première narration. En effet, après la mort de Cassius sa maison fut rasée : on en voit encore aujourd'hui la place vide, elle est hors du temple de la déesse de la Terre, que la ville fit bâtir dans la suite sur une partie de ce terrain, dans la rue qui conduit aux Carines. En second lieu ses biens furent confisqués et vendus au profit du public : on en mit les prémices dans différents temples, et on en fit des statues de bronze à Cérès, qui prouvent par leurs inscriptions de quels biens proviennent ces présents. Or si le père de Cassius eût été le délateur et l'accusateur de son fils, et qu'il l'eût lui-même puni de mort, sa maison n'aurait point été rasée, ni ses biens confisqués. Car chez les Romains les enfants ne possèdent rien en propre du vivant de leurs pères : ceux ci peuvent disposer non seulement de tous les biens de la famille, mais encore de la vie même de leurs enfants , de sorte que le peuple Romain n'aurait pas enlevé ni confisqué les biens de Cassius pour le crime de son fils, s'il s'en fut rendu lui même le dénonciateur. C'est ce qui fait que j'embrasse plus volontiers la première opinion : je les ai cependant rapportées toutes deux, afin que les lecteurs choisissent celle qui leur plaira le plus. [8,80] VIII. QUELQUES personnes voulurent aussi faire mourir les enfants de Cassius : mais le sénat trouvant cette conduite trop sévère et d'un exemple très pernicieux, s'assembla exprès pour les exempter du supplice. Par un arrêt solennel il les renvoya absous ; et sans les exiler, ni les noter d'infamie, ni les punir de quelque autre manière que ce soit, il leur permit de vivre en toute sûreté dans leur patrie. Depuis ce temps-là jusqu'à notre siècle on a toujours observé parmi les Romains la louable coutume de ne point punir les enfants pour les fautes des pères qui se trouvaient convaincus de tyrannie, de parricide, ou même de trahison, qui passe chez eux pour le crime le plus énorme. Ceux qui ont entrepris de notre temps d'abolir une si sage loi vers la fin de la guerre des Marses et de la guerre civile, ou qui ont voulu pendant leur domination exclure du sénat et des charges de leurs pères les enfants des proscrits par Sylla, ont été regardés comme coupables d'un crime digne de la haine des hommes et de la colère des dieux , aussi en ont-ils été punis avec le temps comme ils le méritaient. On les a vu tomber du plus haut point de la vanité et de la gloire dans l'état le plus bas , en sorte qu'aujourd'hui il ne leur reste plus de postérité, si ce n'est par les femmes ; et celui qui les a exterminés a rétabli l'ancien usage. Au reste, quelques-uns des Grecs n'ont pas en ce point la même coutume que les Romains. Les uns font mourir les enfants des tyrans avec leurs pères ; les autres se contentent de les condamner à un exil perpétuel , comme si la nature ne pouvait pas faire naître de bons enfants de mauvais pères, et de mauvais enfants de bons pères. Pour moi je n'examine point laquelle est la meilleure, ou de la coutume des Grecs, ou de celle des Romains : je laisse ce point au jugement du lecteur, et je reprends le fil de mon histoire. [8,81] IX. APRES la mort de Cassius, les partisans du gouvernement aristocratique devenus plus hardis, méprisèrent de plus en plus les plébéiens. Ceux-ci au contraire, qui se voyaient dans l'humiliation, et retenus plus court qu'auparavant, perdirent entièrement courage, et commencèrent à se repentir de la folie qu'ils avaient faite en condamnant à mort le plus zélé défenseur du peuple. Ce qui faisait le plus d'impression sur les esprits, c'est que les consuls n'exécutaient point l'arrêt du sénat qui ordonnait le partage des terres publiques, quoiqu'on les eût chargés de nommer dix députés pour en faire l'arpentage, et de déterminer combien et à quels citoyens on en devait distribuer. X. DEJA ils commençaient à s'attrouper, et courant de côté et d'autre ils se plaignaient qu'on les avait trompés. Ils accusaient les tribuns de l'année précédente d'avoir trahi la république: les tribuns alors en charge, tenaient de fréquentes assemblées, et demandaient l'exécution des promesses que le sénat avait faites. XI. Les consuls informés de ce qui se passait, résolurent d'éloigner les séditieux sous prétexte des guerres, afin qu'ils cessassent d'exciter des troubles dans la ville. Il arriva fort à propos dans ce même temps que les villes voisines ravagèrent les terres des Romains par des courses et des brigandages. Pour venger cet affront, les consuls arborant l'étendard de la guerre, commencèrent à enrôler les troupes de la ville. Mais les pauvres refusaient de donner leurs noms, et l'on ne pouvait les contraindre par les lois à servir malgré eux. Les tribuns prenaient le parti du peuple; il y avait apparence qu'ils empêcheraient qu'on ne mît la main sur la personne et sur les biens de ceux qui refusaient d'aller à la guerre. XII POUR arrêter ces désordres, les consuls protestèrent hautement qu'ils trouveraient bien les moyens de réduire ceux qui fomentaient la désobéissance du peuple , donnant à entendre par ces menaces qu'on créerait un dictateur, qui revêtu d'une puissance absolue dont il ne serait comptable à personne, ferait bientôt cesser tous les pouvoirs des autres magistrats. Dès que les plébéiens en eurent quelque soupçon, ils furent intimidés ; et craignant qu'on ne choisît pour dictateur Appius Claudius dont ils redoutaient la sévérité, ils aimèrent mieux tout souffrir que de l'avoir pour maître. Il n'en fallut pas davantage : le peuple obéit, et les troupes furent bientôt levées. [8,82] XIII. Les consuls sans perdre de temps, se mettent en campagne pour attaquer l'ennemi. Cornélius fait irruption sur les terres des Véîens, et enlevé tout le butin qu'on y avait laissé. Peu de temps après, les Véiens lui envoyèrent une ambassade : il leur rendit les prisonniers de guerre dont ils lui donnent la rançon, et leur accorda une trêve d'un an. Le consul Fabius à la tête d'une autre armée, entra dans le pays des Aeques, et de là sur les terres des Volsques. Ceux-ci le laissèrent pendant quelques jours ravager et piller leurs campagnes. Ensuite méprisant les Romains qui n'étaient pas en grand nombre, ils prirent les armes avec plus de précipitation que de prudence, et du pays des Antiates où ils étaient, ils accoururent en foule pour repousser l'ennemi. S'ils avaient surpris l'armée Romaine dans le moment qu'elle était dispersée au pillage, peut-être l'auraient-ils mise honteusement en fuite. Mais le consul averti de leur marche par ceux qu'il avait envoyés à la découverte, ramassa par un prompt signal tous les fourrageurs, et les mit en ordre de bataille. Les Volsques qui venaient à lui en grande confiance et avec mépris, furent fort étonnés de voir les Romains en bon ordre et tout prêts à les recevoir. La peur les saisit tout à coup, ils rebroussent chemin ; sans pourvoir à la sûreté de toute l'armée, chacun ne pense plus qu'à son propre salut ; ils s'enfuient à toutes jambes, ceux-ci par une route, ceux-là par l'autre. La plupart se retirèrent dans la ville sans aucune perte. XIV. Cependant une petite poignée de leurs troupes mieux en ordre que les autres, gagne le haut d'une certaine montagne, et y passe la nuit sous les armes. Les jours suivants le consul investit la colline, il porte des soldats dans toutes les avenues : les assiégés domptés par la faim sont contraints de se soumettre au vainqueur, et de rendre les armes. Fabius fait vendre par les questeurs les dépouilles, les prisonniers, et tout le butin qu'il avait enlevé, et en envoie l'argent à Rome. Peu de temps après, il décampe de dessus les terres de l'ennemi, et ramène ses troupes sur la fin de l'année. XV. COMME le temps des comices pour l'élection des consuls était proche, les patriciens qui s'aperçurent que le peuple était irrité, et qu'il se repentait d'avoir condamné Cassius, jugèrent à propos de prendre des mesures pour empêcher qu'on n'élevât au consulat quelque homme éloquent et populaire, qui put exciter les plébéiens à une nouvelle révolte par l'espérance des largesses, ou réveiller leurs prétentions au sujet du partage des terres publiques. Il leur parut que le moyen le plus sûr pour prévenir les séditions, et pour réprimer les désirs de la multitude, était d'élire un consul qui ne fût point du tout porté pour les intérêts du peuple. Dans cette vue, ayant gagné un des accusateurs de Cassius, nommé Caeson Fabius, frère de Quintus consul de la présente année, et parmi les autres patriciens Lucius Emilius, homme fort attaché à la fonction des grands, ils les engagèrent à briguer le consulat. Le peuple ne put pas absolument refuser ces deux postulants, tout ce qu'il put faire fut de quitter les comices, et de se retirer du champ de Mars où se faisait l'élection. Car dans les assemblées par centuries, les plus nobles et les plus riches des citoyens avaient toute l'autorité des suffrages, rarement ceux des moyennes classes décidaient des affaires : d'ailleurs la dernière classe qui comprenait la plus grande partie et les plus pauvres des plébéiens, n'avait qu'une seule voix, comme j'ai dit ci-devant encore ne donnait-elle son suffrage que la dernière. [8,83] CHAPITRE TREIZIEME. I. L'AN de la fondation de Rome deux cent soixante-dix, Nicodème étant archonte à Athènes, Lucius Aemilius fils de Mamercus, et Caeson Fabius fils de Caeson, furent créés consuls. Il leur arriva ce qu'ils avaient souhaité : leur régence ne fut point traversée par les séditions domestiques, parce que les guerres des peuples voisins tinrent toujours la ville de Rome en haleine. C'est l'ordinaire dans toutes les nations et dans tous les pays, soit des Grecs, soit des Barbares, qu'on n'est pas plutôt en repos du côté des périls du dehors, qu'il s'élève des guerres civiles: et des séditions internes. Cette alternative est inévitable, particulièrement à ceux qui ont embrassé une vie dure et guerrière, par le désir qu'ils ont de conserver leur liberté, et de commander aux autres. Il est bien difficile de gouverner ces esprits ambitieux : accoutumés à former de grands desseins, et possédés de l'envie de dominer, rarement peut-on les contenir dans les bornes du devoir, si on les retire de leurs exercices ordinaires. C'est pour cette raison que les plus habiles politiques fomentent toujours quelque inimitié avec les nations étrangères, pour ne pas manquer de sujets de faire la guerre, persuadés qu'il vaut mieux avoir des guerres au dehors que des séditions dans leurs villes. Il arriva donc alors par un grand bonheur pour les consuls, comme je l'ai déjà dit, que les sujets des Romains levèrent l'étendard de la révolte. II. LES Volsques résolurent de faire la guerre à la république, soit qu'ils comptassent sur les troubles domestiques qui régnaient à Rome entre le peuple et les magistrats, soit qu'ils fussent irrités par la honte de s'être laissé vaincre sans tirer l'épée dans la campagne précédente, ou que leurs nombreuses troupes leur relevassent le courage par l'espérance d'un heureux succès, soit enfin pour toutes ces raisons ensemble. Quoiqu'il en soit, ils levèrent beaucoup de jeunesse dans toutes leurs villes : ils envoyèrent une partie de leur armée contre les Herniques et les Latins : l'autre qui était et la plus forte et la plus nombreuse, resta dans le pays pour recevoir l'ennemi s'il venait les attaquer. Sur cette nouvelle, les Romains font les mêmes mouvements : ils partagent aussi leurs forces en deux corps, l'un pour envoyer au secours des Herniques et des Latins, l'autre pour ravager le pays des Volsques. [8,84] Les consuls tirent au sort selon la coutume. L'armée qui doit secourir les alliés, échoit à Caeson Fabius. Lucius se met à la tête de l'autre, et marche contre la ville d'Antium. Arrivé auprès des montagnes, il aperçoit l'armée ennemie, et se campe à l'opposite sur une éminence. III. Les jours suivants, les Volsques s'avancent dans la plaine et lui présentent plusieurs fois le défi du combat. Lucius l'accepte : il observe le moment favorable pour faire sortir ses troupes , il les range en bataille , il les harangue avant que d'en venir aux mains, et ayant animé leur courage par ses discours, il fait sonner la charge. Alors les soldats jettent les cris ordinaires en pareille rencontre : ils s'avancent par escadrons et en bataillons ferrés, l'action s'engage, on fait une rude décharge de piques, de dards et de javelots. Enfin après avoir épuisé toutes les armes qui se lancent avec la main, on tire l'épée, on se charge corps à corps avec une égale bravoure et une égale ardeur de vaincre. Les Volsques et les Romains, comme j'ai déjà dit, observaient dans les combats le même ordre et la même discipline. La prudence de ceux-ci, leur expérience conformée dans les périls de la guerre, leur courage infatigable, leurs corps accoutumés et endurcis aux fatigues, tous ces gages presque assurés de la victoire, ne les rendaient point supérieurs dans cette rencontre : les ennemis avaient les mêmes avantages, depuis que Marcius le plus fameux capitaine des Romains avait été leur chef. Ainsi les uns et les autres défendaient opiniâtrement le poste qu'ils avaient occupé d'abord. IV. Ensuite les Volsques commencent à lâcher pied peu à peu, se retirant en bon ordre et recevant les Romains qui les pressaient vivement. C'était un stratagème dont ils se servaient pour attirer l'ennemi et pour lui faire rompre les rangs, afin de le combattre avec plus d'avantage lorsqu'ils auraient une fois gagné un poste supérieur. [8,85] Les Romains prenant leur retraite pour le commencement d'une fuite véritable, les suivent en bon ordre et sans trop se hâter : enfin voyant qu'ils doublaient le pas pour se sauver dans leurs retranchements, ils se débandent pour les presser avec plus d'ardeur. En même temps ceux qui étaient à la queue de l'armée Romaine et qui en faisaient l'arrière-garde, comptant déjà sur une victoire certaine, s'amusent à dépouiller les morts et se dispersent pour piller la campagne. Les Volsques s'en aperçoivent, et trouvant l'occasion favorable qu'ils ont su se ménager par une fuite simulée, ils s'arrêtent dès qu'ils sont proche de leurs retranchements et font tout d'un coup volte-face. Dans le moment ceux qui étaient restés à la garde du camp ouvrent leurs portes, sortent en foule par différents endroits et volent au secours de leurs camarades. Alors la fortune du combat change subitement, et l'action recommence avec plus de vigueur qu'auparavant. Les Volsques qui jusqu'alors avaient paru chercher leur salut dans la fuite, pressent l'ennemi à toute outrance, et les Romains qui avaient poursuivi les fuyards, s'enfuient à leur tour. Il périt dans cette occasion plusieurs braves Romains : investis de toutes parts par les Volsques qui étaient supérieurs en nombre, qui les culbutaient et les renversaient dans le penchant des chemins en vain ils se montrèrent courageux, leur perte fut inévitable. Tous les autres qui s'amusaient à piller et à dépouiller les morts, eurent à peu près le même sort : ils ne purent ni se retirer en bon ordre ni se rallier , les uns furent passés au fil de l'épée, les autres furent faits prisonniers de guerre. Tous ceux qui se sauvèrent, tant de ces derniers, que de ceux qui avaient été mis en déroute sur la colline, ne se retirèrent que fort tard dans leur camp à la faveur de leur cavalerie. Le ciel même favorisa leur retraire et s'intéressa à leur conservation, un orage affreux accompagné de ténèbres et d'un brouillard épais, les déroba à la vue des ennemis qui cessèrent aussitôt de les poursuivre, ce fut ce qui empêcha qu'ils ne fussent défaits à plate-couture. V. LA nuit suivante le consul décampe : il se retire en bon ordre et à petit bruit de peur que les ennemis ne s'aperçoivent de sa marche. Vers le soir il se poste près de la ville de Longula, sur une colline d'une situation avantageuse fait des feux pour repousser quiconque viendrait l'affaiblir. Là il fait panser les blessés, et consolant ses troupes abattues par la honte de l'échec qu'elles venaient de recevoir, il ranime leur courage par ses discours. [8,86] Telle était la situation des Romains. Le jour venu, les Volsques qui s'aperçoivent que l'ennemi a abandonné ses retranchements, sortent de leur camp , ils s'avancent jusqu'à celui des Romains , ils dépouillent les morts, enlèvent les blessés qui donnent quelque espérance de guérison, et après avoir enseveli leurs soldats tués la veille dans la bataille, ils se retirent à la ville d'Antium qui était tout proche. Ils y firent les feux de joie de leur victoire, et offrant des sacrifices dans tous les temples, ils passèrent les jours suivants en festins et en réjouissances. VI. Si les Volsques eussent su se contenter de la victoire qu'ils venaient de remporter, sans prétendre la pousser plus loin, ils auraient pu terminer la guerre à leur avantage : les Romains n'auraient plus osé sortir de leur camp pour livrer bataille, préférant une fuite honteuse à une mort certaine, ils se seraient cru trop heureux de se tirer du pays ennemi. Mais pour avoir voulu trop gagner, les Volsques perdirent la gloire de leur premier succès. Informés par leurs batteurs d'estrade et par les déserteurs, que les Romains s'étaient sauvés en fort petit nombre et la plupart couverts de blessures, ils conçurent un si grand mépris pour l'ennemi, que partant sur le champ il marchèrent à lui, suivis d'une foule de peuple qui sortait de la ville sans armes, tant pour voir l'issue du combat, que pour piller et avoir part au butin. Dès qu'ils eurent attaqué la colline et investi le camp, comme ils s'efforçaient d'arracher les palissades, la cavalerie Romaine fondit d'abord sur eux, combattant à pied à cause de la nature du lieu. Ensuite vint le corps de réserve, qui tomba sur les assiégeants en bataillons serrés et leur livra une rude attaque. Ce corps est composé de vieux soldats destinés à garder le camp lorsqu'on sort pour livrer bataille, c'est la dernière ressource des Romains dans les nécessités extrêmes, lorsque leurs jeunes troupes ont été défaites à plate-couture dans une sanglante bataille. D'abord les Volsques soutinrent leur choc y et combattirent assez longtemps avec un grand courage , mais la situation du lieu leur étant contraire, ils lâchèrent le pied, jusqu'à ce qu'enfin après avoir fait très peu de mal aux ennemis, étant eux-mêmes fort maltraités ils se retirèrent dans la plaine où ils assirent leur camp. VII. Les jours suivants, ils rangent leur armée en bataille et provoquent les Romains au combat: mais ceux-ci ne sortirent point de leur camp. Alors les Volsques méprisant l'ennemi, font venir de nouveaux renforts de leurs villes, et se disposent à forcer les retranchements avec une nombreuse armée. Ils seraient facilement venus à bout de cette grande entreprise, et auraient pris de force ou par composition et le consul et ses troupes qui manquaient des provisions nécessaires, si les Romains n'avaient pas reçu quelque secours. Mais il vint fort à propos un renfort qui empêcha les Volsques de terminer la guerre à leur avantage. Caeson Fabius, l'autre consul, qui fut informé de la triste situation des troupes qu'on avait envoyées contre les Volsques, voulut aller promptement avec toute son armée attaquer les assiégeants. Il n'osa se mettre en marche lui-même, parce qu'ayant consulté les entrailles, des victimes et les oiseaux, il trouva que les dieux s'opposaient à son dessein. Il se contenta donc d'envoyer à son collègue la fleur de ses troupes. Elles prirent des routes détournées, et faisant de longues traites pendant la nuit, elles entrèrent dans le camp des Romains sans que l'ennemi s'en aperçût. Ce renfort anime le courage d'Emilius et le rend plus hardi. Les Volsques de leur côté, comptant sur leur grand nombre et concevant bonne espérance de ce que les Romains n'osaient se présenter au combat, prennent la résolution de forcer le camp et montent sur la montagne en bataillons serrés. D'abord les Romains leur donnent le loisir de monter tout à leur aise et de travailler longtemps autour des palissades. Mais aussitôt qu'on a sonné la charge, ils font eux-mêmes plusieurs brèches à leur camp, et tombent avec violence sur l'ennemi. Ceux-ci l'épée à la main repoussent les assiégeants : ceux-là leur lancent du haut de leurs remparts une nuée de pierres, de dards et de piques , aucun de leurs coups ne porte à faux, parce que les Volsques étaient ramassés tous ensemble et serrés dans un lieu étroit. Les ennemis repoussés du haut de la colline avec grande perte des leurs, cherchent leur salut dans la fuite, et regagnent leur camp avec bien de la peine. Alors les Romains en sûreté par la déroute des Volsques, descendent dans la plaine d'où ils enlèvent des provisions de bouche et toutes les autres choses dont ils manquaient dans leur camp. [8,87] CHAPITRE QUATORZIEME. I. LORQUE le temps des comices pour l'élection des nouveaux consuls fut venu, Emilius resta dans son camp : il avait honte de retourner à Rome après la défaite ignominieuse où il avait perdu la meilleure partie de ses troupes. Pour son collègue, il commit la garde du sien à des officiers subalternes et se rendit à la ville. Il convoqua une assemblée pour élire les consuls, et empêcha qu'on ne donnât les suffrages à quelques consulaires que le peuple voulait nommer, mais qui ne demandaient pas le consulat de leur propre mouvement. Les centuries ne furent donc admises à donner leurs voix qu'en faveur de ceux qui avaient brigué cette charge. Ces prétendants n'étaient pas fort agréables au peuple, mais ils convenaient au sénat qui avait jeté les yeux sur eux et les avait engagés à demander le consulat. Ainsi, on élut consuls pour l'année suivante Marcus Fabius, fils de Caeson, frère cadet du consul qui présidait à l'assemblée, et Lucius Valérius, fils de Marcus, lequel avait accusé Cassius de tyrannie et l'avait fait condamner à mort quoiqu'il eût été trois fois consul. II. Ces deux magistrats entrés en charge, demandèrent qu'on levât des soldats pour remplacer ceux qui avaient été tués dans la guerre contre les Antiates, afin de rendre les compagnies complètes. Sur leur requête, le sénat fit un décret, et les consuls ordonnèrent que ceux qui étaient en âge de porter les armes, se présenteraient au jour marqué pour donner leurs noms. Cette ordonnance excita de nouveaux troubles par {toute} la ville. Les pauvres recommencèrent à tenir des discours séditieux : ils refusaient d'obéir à l'arrêt du sénat et aux ordres des consuls, parce qu'on les avait trompés après leur avoir promis la distribution des terres. Ils allaient en foule trouver les tribuns, leur reprochaient qu'ils les avaient trahis, et imploraient à grands cris leur secours contre l'oppression de la noblesse. Mais ceux-ci n'étaient pas d'avis de rallumer au-dedans le feu de la sédition, tandis qu'on était pressé par les guerres du dehors. Un d'entre eux néanmoins, appelle Caius Manius, protesta hautement qu'il ne trahirait point les plébéiens, et qu'il ne souffrirait jamais que les consuls levassent des troupes, si auparavant ils ne nommaient des commissaires pour arpenter les terres du domaine, et s'ils ne publiaient devant le peuple le sénatus-consulte qui en ordonnait la répartition. Les consuls s'opposant fortement à ses prétentions et apportant pour excuse la guerre présente qui ne leur permettait pas de satisfaire à ses demandes, il leur répondit qu'il n'écouterait point leurs discours, et qu'il ferait tous ses efforts pour les empêcher d'enrôler des soldats. Il le fit effectivement comme il l'avait dit. III. Le tribun néanmoins ne réussit pas longtemps à empêcher l'enrôlement. Les consuls étant sortis de la ville placèrent leurs sièges de généraux dans la plaine voisine, où ils y firent l'enrôlement des troupes. Quiconque refusait d'obéir aux lois, s'ils ne pouvaient le faire marcher de force , ils le punissaient par sa bourse et en ses biens. S'il avait des terres, ils y faisaient le dégât, coupaient ses arbres et rasaient ses métairies. Si c'était un laboureur qui fît valoir des terres dont il ne fut que le fermier, il lui enlevaient les instruments nécessaires pour son métier , ses bœufs, ses troupeaux, ses bêtes de charge, enfin tous les meubles et outils dont il avait besoin pour cultiver sa ferme ou pour voiturer les grains. Manius qui s'opposait à l'enrôlement ne pouvait mettre obstacle à ces voies de fait. Car les tribuns n'ont aucun pouvoir sur ce qui est hors de la ville : les murailles bornent leur juridiction, et même il ne leur est pas permis de coucher hors de Rome, si ce n'est dans le seul temps des Féries Latines, lorsque tous les magistrats de Rome offrent à Jupiter sur le mont Albain un sacrifice commun pour la nation des Latins. Cette coutume est encore aujourd'hui la même qu'autrefois , les tribuns ne sont maitres de rien hors de la ville. Et même ce fut là, à ce qu'on croit, une des principales causes de la guerre civile qu'on a vu s'allumer de notre temps parmi les Romains, et qui a été plus terrible que toutes celles qu'ils avaient eues jusqu'alors. Quelques tribuns se plaignaient que le général qui commandait alors en Italie, les avait chassés de la ville afin qu'ils n'eussent plus aucun pouvoir, se réfugièrent auprès de celui qui commandait les troupes Romaines dans les Gaules, n'ayant pas d'autre endroit où ils pussent se retirer : c'en fut assez pour allumer à Rome le flambeau de la sédition. Le général de l'armée des Gaules se servit de ce prétexte : protestant qu'il entreprenait une sainte et juste guerre pour venger l'affront qu'on avait fait à la dignité sacrée des magistrats du peuple, en les dépouillant de leur autorité par un violement manifeste des serments des anciens Romains, il vint à Rome à main armée, et rétablit les tribuns dans tous leurs pouvoirs. [8,88] IV. Quand les plébéiens virent que l'autorité des tribuns ne leur servait de rien, ils le fournirent entièrement aux ordres; ils prêtèrent le sacré serment de la milice, entre les mains de ceux qui étaient préposés pour le recevoir, et s'étant enrôlés, chacun se rangea sous son étendard. Aussitôt qu'on eut recruté les légions, les consuls tirèrent au sort le commandement des armées. Celle qu'on avait envoyée au secours des alliés échut à Fabius. Valerius son collègue alla joindre l'autre qui était campée dans le pays des Volsques , menant avec lui les nouvelles recrues. Sur la nouvelle de son arrivée, les ennemis résolurent de faire venir un nouveau renfort, d'asseoir leur camp dans un poste plus avantageux, et de ne plus s'exposer si témérairement au danger comme ils avaient fait auparavant par mépris pour l'ennemi. Tous ces mouvements furent exécutés avec une prompte diligence. Les généraux des deux armées gardaient la même contenance résolus tous les deux de ne point attaquer l'ennemi pour le forcer à combattre, mais de défendre seulement leurs retranchements si on leur livrait l'assaut. De cette manière, il se passa beaucoup de temps sans que ni l'un ni l'autre fit rien de considérable, tant ils appréhendaient d'en venir aux mains. Leur résolution néanmoins ne dura pas toujours. V. TOUTES les fois qu'il sortait des deux camps quelque détachement pour aller au fourrage et autres provisions nécessaires, on ne pouvait se dispenser d'engager quelque léger combat : la victoire se déclarait tantôt pour ceux-ci, tantôt pour ceux-là, et on recevait toujours quelques blessures de part et d'autre. Dans ces fréquentes escarmouches, il restait plusieurs soldats sur la place et il en revenait encore un plus grand nombre de blessés , mais avec cette différence que les Romains ne recevaient point de nouveaux secours pour réparer leurs pertes et pour recruter les compagnies, au lieu que l'armée des Volsques s'augmentait considérablement par les renforts qui leur venaient l'un après l'autre. VI. Ces avantages inspirèrent tant de confiance aux généraux des Volsques, qu'ils sortirent de leurs retranchements pour présenter le défi du combat. [8,89] Les Romains de leur côté firent les mêmes mouvements et se rangèrent en bataille. On en vint à un combat général, tant de la cavalerie, que de l'infanterie et des troupes légèrement armées. L'action fut des plus rudes : on se battit de part et d'autre avec une égale valeur et une égale habileté, chacun ne faisant dépendre la victoire que de lui seul. Il périt dans cette journée, tant du côté des Volsques, que de celui des Romains, une infinité de braves soldats qui tombaient morts dans le poste même où ils combattaient. Le nombre des blessés était encore plus grand : on les voyait étendus à demi morts sur le champ de bataille , la campagne en était toute couverte. Déjà il ne restait plus qu'un petit nombre de braves, qui résistant à la fatigue continuaient le combat, encore ne pouvaient-ils plus tenir contre leurs adversaires. Leur bras gauche succombait sous le poids de leurs armes défensives chargées d'une infinité de traits qu'on leur avait lancés : leur main droite n'était plus en état de porter aucun coup à l'ennemi , leurs épées étaient émoussées ou même entièrement rompues à force de frapper, et ils ne pouvaient plus en faire usage : le combat ayant duré tout le jour, leurs corps étaient affaiblis et leurs flèches si lâches qu'elles ne pouvaient plus faire que de légères blessures. Accablés enfin par la sueur et par la soif, qui jointes aux chaleurs ardentes de l'été et aux longues fatigues de tout un jour leur ôtaient la respiration, ils se retirèrent de bon cœur dans leurs lignes au premier signal que firent donner leurs généraux. L'action se termina sans aucun avantage sensible de part ou d'autre. Depuis cette journée, ils ne sortirent plus pour rengager un nouveau combat : ils se tinrent à couvert dans leurs camps qui étaient à l'opposite l'un de l'autre , de là ils s'observaient mutuellement et épiaient s'il ne paraitrait point quelque détachement de l'armée ennemie pour aller au fourrage. On crut cependant, et ce fut le bruit commun dans toute la ville de Rome, que l'armée Romaine aurait pu vaincre dans cette occasion, mais que de haine pour le consul et de colère contre les patriciens qui avaient trompé le peuple au sujet de la distribution des terres, elle n'avait voulu rien faire de mémorable. Les soldats au contraire rejetaient toute la faute sur le consul : dans les lettres particulières qu'ils écrivaient à leurs amis, ils s'en expliquaient ouvertement, et disaient qu'il était incapable de commander des troupes. VII. Pendant que ces choses se passaient au camp, il parut à Rome divers prodiges qu'on regarda comme autant de marques de la colère des dieux. On y entendit des voix extraordinaires et l'on vit des spectacles surprenants. Suivant l'explication des devins et des interprètes des choses sacrées qui s'appliquèrent à examiner ces signes, ils tendaient à faire voir que quelques-unes des divinités qu'on honorait à Rome selon les lois de la patrie, étaient justement irritées de ce que les fonctions de leur culte ne s'exerçaient pas avec toute la pureté et toute la sainteté requises dans les ministres des autels. VIII. On fit d'exactes perquisitions, de tous côtés, et avec le temps certaines personnes déclarèrent aux pontifes qu'une des vierges commises à la garde du feu sacré, nommée Opimia, avait perdu sa virginité et souillait les choses saintes. Ceux-ci découvrirent par la torture et par d'autres voies que le fait était véritable et l'accusation bien fondée : ils dépouillèrent la vestale de ses bandelettes et autres ornements , ils la conduisirent par le milieu de la place publique, et l'enterrèrent toute vive dans une fosse souterraine pratiquée dans l'enceinte des murs. A l'égard des deux hommes qui furent convaincus d'avoir corrompu cette vierge, ils les firent fouetter publiquement et les punirent de mort tout aussitôt. Après ces châtiments, les entrailles des victimes furent plus favorables et les sacrifices plus heureux: enfin les devins assurèrent que la colère des dieux était apaisée. [8,90] CHAPITRE QUINZIEME. I. QUAND le temps des assemblées pour la nomination des magistrats fut venu, les consuls se rendirent aux comices. II y eut de grandes contestations entre le peuple et les patriciens au sujet de ceux qu'on, devait élire. Ces derniers voulaient élever au consulat quelques jeunes gens des plus expéditifs et des moins populaires. Ils avaient même engagé le fils d'Appius Claudius, qui passait pour le plus grand ennemi du peuple, à briguer cette dignité. C'était un jeune homme fier, hardi, et des plus puissants par le grand nombre de clients et d'amis qu'il avait à sa dévotion. Le peuple au contraire nommait des personnes âgées, dont la probité reconnue pût lui répondre qu'elles prendraient les intérêts de la république: c'était sur les plus anciens qu'il jetait les yeux pour les élever au consulat. Les magistrats mêmes ne s'accordaient pas ensemble, les uns ne cherchaient qu'à détruire l'autorité des autres. Toutes les fois que les consuls convoquaient le peuple pour conférer le consulat aux postulants , les tribuns en vertu de leurs pouvoirs empêchaient la tenue des assemblées. De même lorsque ceux-ci assemblaient le peuple pour faire l'élection, les consuls s'y opposaient, prétendant que le droit de convoquer le peuple et de recueillir les suffrages appartenait à eux seuls. Ils formaient diverses accusations les uns contre les autres : appuyés d'une troupe de clients, quel que soit leur colère allait si loin qu'on en venait aux coups, peu s'en fallut qu'ils ne poussassent leurs contestation et jusqu'à prendre les armes et à exciter dans Rome une sédition générale. II. SUR ces disputes, le sénat qui ne voulait pas que le peuple lui fît la loi, et qui cependant ne pouvait pas user envers lui des voies de contrainte, fut longtemps à délibérer ce qu'il devait faire dans de si fâcheuses conjonctures. On proposa dans les délibérations deux avis différents. Les uns plus hardis, voulaient qu'on créât pour dictateur quelque grand personnage, qui revêtu de l'autorité souveraine, pût tenir les comices sans aucun trouble, chasser de Rome les membres pourris qui infectaient les autres, corriger ce qui s'était fait de mal sous les précédents magistrats, rétablir le bon ordre du gouvernement comme il le jugerait à propos, et élever aux charges les plus gens de bien. Les autres plus modérés, opinaient à nommer pour entre-rois quelques uns des plus âgés et des plus respectables par leur mérite, pour avoir soin de choisir de bons magistrats, comme il s'était pratiqué pendant le gouvernement monarchique après la mort des rois. Le plus grand nombre des sénateurs embrassa ce dernier avis : on nomma pour entre-roi Aulus Sempronius Atratinus, et les pouvoirs des autres magistrats cédèrent aussitôt. Cet entre-roi gouverna l'état sans aucun trouble autant de jours que s'étendait sa puissance , après lesquels il choisit selon la coutume Spurius Largius pour son successeur. Celui-ci assembla les comices par centuries , il recueillit les suffrages en commençant par les classes des plus riches citoyens, et l'élection fut terminée. III. ON élut Consuls au grand contentement des deux partis, Caius Julius {surnommé Jullus} pour la première fois, et Quintus Fabius fils de Caeson pour la seconde fois. Le premier était de la faction des plébéiens, et le second de celle des grands. Le peuple, qui n'avait point été mécontent de celui-ci pendant son premier consulat, souffrit volontiers qu'on le revêtît une seconde fois de la même dignité , assez récompensé d'ailleurs par la joie de voir qu'Appius, qu'il haïssait souverainement, avoir eu l'exclusion avec une espèce de honte. D'un autre côté les grands qui voulaient avoir un consul vigilant, prompt et incapable de mollir en faveur du peuple, étaient ravis que la sédition se fut terminée de cette manière. [8,91] IV. SOUS le consulat de Julius et de Fabius, les Eques firent irruption avec une troupe de brigands dans le pays des Latins, d'où ils enlevèrent beaucoup de bestiaux et d'esclaves. En même temps les Tyrrhéniens de la ville de Véies ravagèrent par leurs courses une partie des terres Romaines. Le sénat ordonna qu'on enverrait une ambassade aux Véiéns pour leur demander satisfaction, et différa à un autre temps à faire la guerre aux Eques. Ceux-ci voyant que leur première entreprise avait eu un heureux succès, et qu'il ne se présentait personne pour arrêter leurs brigandages, n'en devinrent que plus hardis. Leur folie alla si loin, que sans s'amuser à faire le dégât sur les terres du peuple Romain, ils se mirent en marche avec une nombreuse armée pour assiéger Ortone. Après avoir emporté cette ville de vive force, ils la pillèrent et ravagèrent ses environs, puis ils s'en retournèrent chez eux chargés d'un gros butin. A l'égard des Véiéns, ils répondirent aux ambassadeurs des Romains, que ceux qui avaient exercé des brigandages sur les terres de la république, n'étaient pas de leurs citoyens, mais des autres villes Tyrrhéniennes : ils les renvoyèrent avec cette réponse sans leur donner aucune satisfaction. Cependant comme ces ambassadeurs s'en retournaient à Rome, ils rencontrèrent un parti de Véiéns chargés du butin qu'ils avaient enlevé des terres du peuple Romain. Ils en portèrent la nouvelle au sénat, qui résolut de déclarer la guerre aux Véiéns, et de mettre une armée en campagne sous le commandement des deux consuls. Mais le décret qu'il fit à ce sujet ne fut pas trop bien reçu. Plusieurs citoyens n'étaient pas d'avis qu'on déclarât la guerre. Ils rappelaient au peuple le souvenir du partage des terres qu'on leur avait promis ; qu'il y avait cinq ans que le sénat en avait fait le décret ; que depuis ce temps-là on avait trompé les citoyens par de vaines espérances ; et qu'enfin il y avait à craindre que la guerre dont il était question, ne devînt une guerre générale, si toute la Tyrrhenie prenait la défense des Véiens. Mais ces discours séditieux n'arrêtèrent point l'exécution du décret du sénat: le peuple le confirma par ses suffrages à la persuasion de Spurius Largius. Les Consuls se mirent donc en marche, et allèrent camper séparément l'un de l'autre, proche la ville de Véies. Mais quelques jours après leur campement, l'ennemi ne se présentant point, ils pillèrent une grande étendue de pays, et s'en revinrent à Rome. Voila tout ce qui se passa de mémorable pendant leur consulat.