[7,0] LIVRE SEPTIÈME. [7,1] CHAPITRE PREMIER. I. SOUS le consulat de Titus Geganius Macérinus et de Publius Minucius, Rome fut affligée d'une grande cherté de vivres La retraite du peuple en fut la cause. Il s'était séparé des patriciens après l'équinoxe d'automne, vers le commencement des semailles. Les paysans avaient en même temps abandonné les terres pour se mettre dans l'un des deux partis, les gros laboureurs qui étaient un peu à leur aise, dans celui des patriciens ; les gens de journée dans celui des plébéiens. Depuis ce temps-là ils demeurèrent séparés les uns des autres, jusqu'à ce que les troubles fussent pacifiés, et qu'on eût réuni les esprits par un traité d'accommodement, ce qui n'arriva qu'un peu avant le solstice d'hiver. Ainsi, pendant toute la saison des semailles il n'y avait personne dans les campagnes pour cultiver les terres : elles demeurèrent longtemps en friche, et même après le retour des laboureurs, il n'était pas facile de les remettre en état, parce que les esclaves avaient déserté, que les chevaux nécessaires pour labourer étaient morts, et qu'on n'avait pas grande provision ni de semences ni de vivres pour l'année suivante. II. LE sénat voyant l'état des choses, envoya des ambassadeurs en Tyrrhénie, en Campanie, et dans le territoire des Pométiens, pour y acheter autant de blé qu'ils pourraient. Publius Valerius, et Lucius Geganius furent envoyés pour le même sujet en Sicile : le premier était fils de Poplucola, l'autre était frère d'un des consuls. III. Les villes de Sicile étaient alors gouvernées par des tyrans. Le plus fameux était Gélon fils de Dinomène, qui venait de prendre la place d'Hippocrate son frère, et non pas Denys de Syracuse, comme Licinnius Gellius et plusieurs autres historiens Romains l'ont écrit, donnant pour certain tout ce qui leur venait par hasard en pensée, sans se mettre en peine de faire un anachronisme, ou de consulter l'ordre des temps qui fait voir évidemment leur erreur. Car cette ambassade passa en Sicile la seconde année de la soixante-douzième olympiade, Hybrilide étant archonte à Athènes, après dix-sept ans écoulés depuis l'expulsion des rois, comme l'avouent ces mêmes auteurs et presque tous les autres historiens. Or ce ne fut que quatre-vingt-cinq ans après cela, que Denys l'ancien s'empara de Syracuse, la troisième année de la quatre-vingt- treizième olympiade, Callias successeur d'Antigone étant archonte à Athènes. Il est pardonnable à un auteur de se tromper de quelques années dans la supputation des temps, surtout quand il s'agit d'une histoire fort ancienne et qui comprend plusieurs siècles : mais peut-on lui passer de se tromper de deux ou trois générations entières ? Il y a bien de l'apparence, que le premier qui a rapporté ce fait dans ses annales, et que les autres n'ont fait que copier, aura trouvé seulement dans les anciens commentaires, que les ambassadeurs qu'on envoya du temps de ces consuls en Sicile pour acheter du blé, en rapportèrent les provisions que le tyran leur donna, et que cet auteur sans chercher davantage dans les historiens Grecs quel était alors le tyran de Sicile, aura ajouté sans aucun examen le nom de Denys qui lui venait dans l'esprit. [7,2] IV. Les ambassadeurs qui s'étaient embarqués pour la Sicile, ayant été battus de la tempête sur mer et obligés de tourner l'île, furent longtemps à arriver chez le tyran. Ils y passèrent l'hiver, et après l'été ils revinrent en Italie avec de grandes provisions de vivres. V. A l'égard de ceux qu'on avait envoyés dans le pays des Pométiens, peu s'en fallut que les Volsques ne les fissent mourir en qualité d'espions, ayant été dénoncés comme tels par les exilés de Rome : à peine purent-ils se sauver par le secours et les bons offices de leurs hôtes. Ils retournèrent à Rome sans avoir rien fait que de perdre et leur argent et leur équipage, VI. IL arriva la même chose à ceux qui étaient allés à Cumes, ville d'Italie fondée par une colonie de Grecs. Plusieurs exilés Romains, qui s'étaient sauvés du dernier combat avec Tarquin et qui demeuraient dans cette ville, tâchèrent premièrement d'engager le tyran à leur livrer les ambassadeurs pour les faire mourir. Mais quand ils virent qu'ils n'y pouvaient réussir, ils lui demandèrent la permission de les retenir pour gages, jusqu'à ce que Rome leur eût rendu leurs biens qu'ils prétendaient avoir été injustement confisqués par les Romains : ils voulaient que le tyran fût lui-même le juge de cette affaire. VII. Aristodème, fils d'Aristocrate, était alors tyran de Cumes. C'était un prince d'une noble extraction. Ses citoyens l'appelaient Malacos, mot grec qui veut dire Mol, et avec le temps il devint plus connu sous ce surnom que par son nom propre ; soit à cause que dans sa jeunesse il avait été efféminé et s'était même soumis aux plus infâmes excès de ceux qui outraient la débauche, comme l'assurent quelques historiens, soit, comme d'autres le prétendent, parce qu'il était d'un naturel doux et peu colère. Mais je crois qu'il ne sera pas hors de propos d'interrompre un moment la narration des affaires de Rome, pour dire en peu de mots à quelle occasion il aspira à la tyrannie, par quel moyen il y parvint, comment il gouverna l'état, et de quelle manière il finit ses jours. [7,3] CHAPITRE SECOND. I. En la soixante-quatrième olympiade, Miltiade étant archonte à Athènes, les Tyrrhéniens qui avaient habité autour du golfe d'Ionie et qui en avaient été chassés dans la suite du temps par les Celtes, entreprirent avec le secours des Ombriens, des Dauniens et de plusieurs autres Barbares, de détruire Cumes, ville Grecque fondée dans le pays des Opiques par les Eretriens et les Calcidiens. Ce n'est pas que leur haine eût aucun fondement légitime, mais ils en voulaient au bonheur de cette ville. En effet Cumes était alors célèbre dans toute l'Italie par ses richesses, par sa puissance et par plusieurs autres avantages. Les plus fertiles terres des plaines de la Campanie lui appartenaient, et elle était maîtresse des plus beaux ports qui fussent vers Misène. Les Barbares qui lui enviaient de si grands biens, marchèrent contre elle avec cinq cens mille hommes d'infanterie et dix-huit mille chevaux. II. Pendant qu'ils étaient campés près de la ville, il arriva un prodige si étonnant qu'on ne trouve point dans l'histoire qu'il y en ait jamais eu de pareil ni chez les Grecs ni chez les Barbares. Les deux rivières qui passaient auprès de leur camp, dont l'une s'appelle le Vulturne et l'autre le Glanis, changeant leur cours naturel rebroussèrent de leur embouchure vers leur source, et cela dura assez longtemps. III. Sur la nouvelle d'un prodige si surprenant, ceux de Cumes ne craignirent point de présenter le combat à cette nombreuse armée de Barbares, dans l'espérance que les dieux abattraient la puissance formidable des ennemis et soutiendraient les forces de leur ville qui n'étaient pas à beaucoup près si terribles. Ils partagèrent toute la fleur de leurs troupes en trois corps : ils en laissèrent un en garnison dans la ville, l'autre à la garde des vaisseaux, et mirent le troisième en ordre de bataille devant les murs de Cumes, pour recevoir l'attaque des ennemis. Ce dernier corps n'était composé que de six cents cavaliers et; de quatre mille cinq cents hommes de pied. Cependant avec cette poignée de monde, ils résistèrent à tant de milliers d'ennemis. [7,4] Les Barbares voyant les Cumains disposés au combat, les chargèrent avec de grands cris selon leur coutume, mais sans aucun ordre, infanterie et cavalerie pêle-mêle, comptant de défaire toutes leurs troupes à plate-couture. Le champ de bataille était un vallon fort étroit, situé devant la ville, fermé de montagnes et de marais. Une situation si avantageuse combattait pour les Cumains, elle secondait leur courage et leurs généreux efforts. Mais elle était contraire à la grande multitude des Barbares. Ils s'embarrassaient tellement les uns les autres, que se marchant sur le ventre, principalement dans les bourbiers du marais, la plupart furent écrasés par leurs propres camarades sans en venir aux mains avec les Grecs. Ce fut ainsi que leur nombreuse infanterie s'incommodant elle-même, prit la fuite de côté et d'autre sans avoir rien fait de mémorable. Pour la cavalerie elle fit mieux son devoir. Elle en vint aux mains et harcela fort les Grecs. Mais ne pouvant investir l'ennemi, à cause que le champ de bataille était étroit et que d'ailleurs les dieux combattaient pour les Grecs avec les foudres, le tonnerre et les orages, elle prit l'épouvante et la fuite. Toute la cavalerie de Cumes fit des merveilles dans cette journée : elle fut la principale cause de la victoire, et en eut tout l'honneur. IV. Aristodème. surnommé le Mol, s'y distingua par-dessus tous les autres. Soutenant lui seul l'attaque des ennemis, il tua de sa main leur général et plusieurs autres combattants. La guerre terminée les Cumains offrirent aux dieux des sacrifices d'action de grâces, et on fit d'honorables funérailles à ceux qui étaient morts dans le combat. Mais il s'éleva de grandes contestations à qui aurait la première couronne de valeur. Ceux qui jugeaient sans prévention voulaient qu'on la donnât à Aristodème {tout} le peuple était aussi pour lui. Les plus puissants étaient pour Hippomédonte général de la cavalerie, et tout le sénat les appuyait. Il est à remarquer que le gouvernement de Cumes était pour lors aristocratique, et que le peuple n'avait pas grand pouvoir. Ces contestations ayant donc excité une sédition, les anciens qui craignaient qu'on n'en vînt à prendre les armes et à répandre le sang, engagèrent l'un et l'autre parti à consentir que les deux concurrents reçussent les mêmes honneurs. V. CE fut à cette occasion qu'Aristodème le Mol commença a devenir le protecteur du peuple. Comme il s'était exercé à parler en public, il gagnait la multitude par ses beaux discours et par des règlements agréables à la populace: il déclamait souvent contre quelques grands de l'état qu'il accusait de disposer des biens du public et de se les approprier : il avait l'adresse d'appuyer ces invectives par des largesses qu'il faisait de sa propre bourse à plusieurs {pauvres} citoyens. Cette conduite le rendit odieux aux premiers magistrats de la république : mais s'il s'en fit haïr, il sut aussi s'en faire craindre. [7,5] VI. Vingt ans après le combat contre les Barbares, il vint à Cumes des ambassadeurs d'Aricie en qualité de suppliants pour demander du secours contre les Tyrrhéniens qui leur faisaient la guerre. Car après la paix conclue avec la ville de Rome, Porsenna roi des Tyrrhéniens avait donné la moitié de son armée à son fils Aruns qui cherchait à se faire un établissement comme je l'ai déjà dit dans les livres précédents. Ce jeune prince assiégeait pour lors les Ariciens qu'il avait contraint de se retirer dans leur ville, et il espérait les réduire dans peu de temps par la famine. VII. L'AMBASSADE des Ariciens arrivée à Cumes, les premiers magistrats de la république qui haïssaient Aristodème et qui craignaient qu'il ne plongeât l'état dans quelque malheur, crurent que l'occasion de se défaire de lui sous un honnête prétexte était trop favorable pour la manquer. Dans cette vue ils persuadèrent au peuple d'envoyer aux Ariciens un secours de deux mille hommes sous le commandement d'Aristodème qu'ils vantaient alors comme le plus brave guerrier. En même temps ils prirent les mesures qu'ils crurent suffisantes, afin qu'il fût tué dans la bataille par les Tyrrhéniens, ou qu'il fît naufrage sur mer. Le sénat les ayant laissé les maitres de faire par eux-mêmes les levées des troupes, ils n'enrôlèrent pas un des nobles, ni aucune personne de marque : ils ne choisirent que les plus pauvres et les plus mutins des plébéiens, dont ils avaient toujours appréhendé quelque soulèvement. De cette canaille ils composèrent leur armée navale, qu'ils embarquèrent sur dix vieux vaisseaux peu propres à mettre en mer, dont ils donnèrent le commandement aux plus méprisables des Cumains, menaçant de mort quiconque oserait déferrer ou abandonner cette expédition. [7,6] VIII. Aristodème se contenta de dire qu'il n'ignorait pas le dessein de ses ennemis, qui sous prétexte d'envoyer du secours à leurs alliés, l'envoyaient lui même à une mort certaine. Il accepta néanmoins le commandement des troupes, et mit promptement à la voile avec les ambassadeurs Ariciens. Il passa la mer avec beaucoup de peine et de danger, et il aborda aux côtes d'Aricie où il laissa dans les vaisseaux une garnison suffisante. Dès que la nuit fut venue, il partit du rivage qui n'est pas fort éloigné de la ville, et après quelques heures de marche, il se montra vers le point du jour aux Ariciens dans le moment qu'ils ne s'y attendaient point. Il se campa auprès de la ville, et ayant engagé les assiégés à faire une sortie il présenta aussitôt la bataille aux Tyrrhéniens. Les deux armées se rangèrent en bataille, on en vint aux mains, et le combat fut des plus rudes. Les Ariciens après avoir soutenu un peu de temps, plièrent enfin et se sauvèrent en foule dans l'enceinte de leurs murailles. Aristodème tint ferme avec une poignée de Cumains choisis qui ne l'abandonnèrent jamais. Il soutint tout le poids du combat : il tua de sa main le général des Tyrrhéniens : il mit les barbares en fuite, et remporta la plus belle et la plus signalée de toutes les victoires. IX. APRES cette grande action, les Ariciens le comblèrent des plus magnifiques présents, et il se remît promptement en mer pour annoncer lui même la victoire aux Cumains. Il était suivi d'un grand nombre de vaisseaux de charge d'Aricie, qui portaient les dépouilles et les prisonniers Tyrrhéniens. X. QUAND il fut arrivé auprès de Cumes, il mit les vaisseaux à la rade, et assembla ses soldats. Après plusieurs accusations contre les premiers de la ville, il fit par un long discours l'éloge de ceux qui s'étaient signalés dans le combat, et leur donna à chacun une certaine somme d'argent. Ensuite il mit en commun les présents des Ariciens, et les leur ayant distribués, il les conjura de se ressouvenir de ses bienfaits quand ils seraient de retour dans leur patrie, et de le secourir de toutes leurs forces s'il était menacé de quelque danger de la part des grands et des magistrats. Tous s'écrièrent d'une commune voix qu'ils lui avaient des obligations infinies, qu'il les avait sauvés du péril contre toute espérance, qu'ils ne tenaient la vie que de lui, et qu'outre tant de bienfaits, il les avait ramenés dans leur patrie, les mains pleines, chargées de ses libéralités : qu'ainsi il pouvait compter sur eux : et qu'ils sacrifieraient plutôt leurs vies que de l'abandonner à ses ennemis. Aristodème loua leur zèle et renvoya l'assemblée. Ensuite il fit venir dans sa tente les plus scélérats, les plus déterminés et les plus propres à faire un coup de main. Il les gagna si bien par les présents, par ses caresses, et de belles espérances capables de corrompre les plus intègres, qu'il les engagea à détruire le gouvernement présent. [7,7] Profitant de ces dispositions, il les prit pour compagnons de ses desseins, et de ses entreprises, et leur dit à chacun ce qu'ils devaient faire. Il accorda aussi sans aucune rançon la liberté aux prisonniers de guerre qu'il avait amenés avec lui, afin de tirer quelque secours de leur affection. XI. Assuré de leur attachement à ses intérêts, il fit orner sa flotte comme victorieuse, et arriva au port de Cumes. Les pères et les mères des soldats, toute leur parenté, leurs enfants et leurs femmes, accoururent au devant d'eux pour les recevoir. Là, par leurs embrassements redoublés, et par leurs larmes, ils marquèrent la joie qu'ils avaient de les revoir, appelant chacun d'eux par les noms les plus doux et par les termes les plus tendres. Tout le peuple de la ville accourut aussi avec des cris de joie au devant du général, et le conduisit à sa maison au milieu des acclamations. Les grands qui en crevaient de dépit, surtout ceux qui lui avaient donné le commandement des troupes et machiné sa perte, en conçurent de tristes espérances pour l'avenir. XII. Aristodème laissa passer quelques jours, qu'il employa à s'acquitter de ses vœux, à faire des prières aux dieux, et à recevoir les vaisseaux de charge qui étaient restés derrière. Quand le moment fut venu d'exécuter ses desseins, il dit qu'il voulait faire au sénat le rapport de ce qui s'était passe dans cette guerre, et lui montrer les dépouilles qu'il en avait rapportées. Les sénateurs s'assemblent en grand nombre : Aristodème se trouve au milieu d'eux, il les harangue et leur fait le récit de ce qui s'était passé dans le combat. Alors les complices de ses desseins qu'il avait apostés avec des poignards cachés sous leurs habits, entrent en foule dans la salle du conseil et font main basse sur tous les magistrats. Aussitôt chacun se sauve où il peut, les uns dans leurs maisons, les autres hors de la ville. Les complices restés seuls, exécutent les ordres de leur chef: ceux-ci occupent la citadelle, ceux-là s'emparent du port et des forteresses de Cumes. XIII. La nuit suivante, Aristodème ouvre les prisons : il en fait sortir un grand nombre de criminels condamnés à mort. Il leur donne des armes, aussi bien qu'à ses autres amis, du nombre desquels étaient les prisonniers de guerre des Tyrrhéniens, et en compose sa compagnie de gardes corps. XIV. QUAND le jour fut venu, il convoque une assemblée du peuple, où après avoir formé plusieurs accusations contre ceux qu'il avait fait tuer, il dit qu'ils ont été punis avec justice pour lui avoir tant de fois dressé des embûches, que pour le reste des citoyens, il vient établir l'égalité entre eux et leur apporter la liberté avec plusieurs autres biens. [7,8] Par ces discours il remplit les plébéiens de merveilleuses espérances. Il commence son administration par deux des plus beaux règlements, comme font ordinairement tous les tyrans. Il distribue des terres, il accorde l'abolition des dettes, il promet qu'il aura soin de maintenir ces deux établissements, et que si on veut lui donner l'autorité absolue jusqu'à ce qu'il ait affermi l'état, il donnera à la république la forme d'un gouvernement populaire. Les plébéiens, et surtout la plus méchante canaille, acceptent volontiers ses offres, dans l'espérance de s'emparer du bien d'autrui et Aristodème prend aussitôt en main l'autorité souveraine, sans attendre qu'on la lui donne. XV. DES qu'il se voit maître, il leur fait confidence d'un projet qui ne tend qu'à les tromper et à les réduire sous un honteux esclavage. Il feint d'appréhender de nouveaux troubles : qu'il y a à craindre que les riches irrités par la distribution des terres et par l'abolition des dettes, ne se soulèvent contre le peuple, qu'il ne voit qu'un seul moyen de prévenir le mal et d'empêcher les citoyens d'éclater en une guerre civile qui serait suivie d'une infinité de meurtres : que l'unique remède contre tant de maux, est d'ôter toutes les armes de leurs maison et de les consacrer aux dieux, afin de pouvoir s'en servir, non contre eux-mêmes, mais dans les guerres du dehors, quand il en sera besoin : que jusqu'à ce temps-là elles ne peuvent être mieux placées que dans les temples et aux pieds des dieux. Ils se laissèrent aller à cette proposition, et dès le même jour le tyran ôta les armes à tous les bourgeois de Cumes. Les jours suivants, il visita les maisons des particuliers, où il fit tuer plusieurs braves citoyens sous prétexte qu'ils n'avaient pas offert toutes leurs armes aux dieux. XVI. APRES cela, il affermit sa tyrannie par trois compagnies de gardes, dont l'une était composée des plus infâmes et des plus scélérats des citoyens, qui lui avaient aidé à détruire le gouvernement aristocratique, l'autre, des esclaves à qui il avait donné la liberté pour avoir assassiné leurs maîtres, la troisième enfin consistait en une troupe de Barbares des plus féroces qu'il avait à sa solde. Ceux-ci n'étaient pas moins de deux mille, tous meilleurs soldats que les autres. Il ôta de tous les temples les statues de ceux qu'il avait fait égorger, il les fit jeter dans des cloaques et autres lieux immondes, et il éleva la sienne à leur place. Il s'empara de leurs maisons, de leurs héritages et de tous leurs biens. Il retint pour lui l'or, l'argent, et tout ce qui était digne d'un tyran ; il donna le reste à ceux qui lui avaient aide à se saisir de l'autorité souveraine. Mais il n'y en eut point à qui il fit de plus riches ni de plus beaux présents, qu'à ces indignes esclaves, qui après avoir massacré leurs maîtres, poussaient encore l'insolence jusqu'à vouloir épouser leurs femmes et leurs filles. [7,9] XVII. D'ABORD, il n'avait fait aucun cas des enfants mâles de ceux qui avaient été les victimes de sa cruauté : mais dans la suite, soit par un avertissement de l'oracle, soit qu'il fît réflexion qu'il ne les faisait élever que pour lui être un sujet éternel de crainte, il résolut de les perdre tous en un seul jour. Ceux qui avaient épousé leurs mères en dernières noces, et qui élevaient ces pauvres enfants auprès d'eux, fléchirent le tyran par leurs prières et leurs larmes, de sorte que pour ne les pas désobliger, il accorda la vie à ces victimes innocentes. Mais il ne le fit, pour ainsi dire, que malgré lui, et en même temps il prit toutes les précautions nécessaires pour empêcher qu'ils ne conspirassent ensemble contre la tyrannie. Dans cette vue il ordonna qu'ils sortiraient tous de la ville, et qu'on les dispersât dans les campagnes pour y garder les troupeaux et s'occuper aux autres exercices de la vie rustique, loin de l'éducation et des instructions qui conviennent à de jeunes gens de condition, menaçant même de mort ceux qui reviendraient à la ville après la défense. Ainsi ces malheureux enfants obligés de quitter leur maison paternelle, furent élevés à la campagne comme des esclaves, réduits à la triste nécessité de servir ceux qui avaient trempé leurs mains dans le sang de leurs pères. XVIII. ENFIN le tyran prit des mesures pour éteindre dans les autres citoyens tout sentiment de valeur et de courage. Il chercha les moyens d'énerver toute la jeunesse par une mauvaise éducation. Il supprima les académies : il défendit les exercices des armes, et changea la manière de vivre dans laquelle on avait jusqu'alors élevé les jeunes gens. Il obligea les garçons à laisser croître leurs cheveux à la manière des filles, à les orner de fleurs, à les boucler, à les lier en forme de réseau, à porter des robes de différentes couleurs qui décédaient jusques aux talons, avec des manteaux d'une étoffe fine et déliée ; à passer le temps à l'ombre et dans la débauche. Quand ils allaient chez leurs maîtres de danse, de flûte ou d'autres instruments propres à amollir le cœur, ils étaient accompagnés par des femmes qui leur servaient, pour ainsi dire, de précepteurs, qui portaient des parasols, des éventails, des peignes, des miroirs, des étrilles et des boites de parfums pour les laver dans le bain. Quand il avait corrompu les jeunes gens par cette mauvaise éducation, lorsqu'ils avaient vingt ans accomplis il les laissait mettre au nombre des hommes faits. XIX. C'est ainsi qu'il insulta les Cumains, qu'il leur fit mille outrages et mille injures, et qu'il exerça sur eux toutes sortes de cruautés. Dans le temps qu'il croyait sa puissance bien affermie et à couvert de toutes les embûches, déjà accablé de vieillesse, également haï des dieux et des hommes, il périt misérablement avec toute sa famille, et paya la peine qu'il avait méritée par tant de crimes. [7,10] Les enfants mêmes des citoyens qu'il avait sacrifiés à sa cruauté, se soulevèrent contre lui et délivrèrent la ville de sa tyrannie. Il avait voulu autrefois les faire tous mourir en un seul jour : mais, comme j'ai déjà dit, gagné par les instantes prières de ses gardes du corps à qui il avait donné en mariage les mères de ces pauvres enfants, il s'était contenté de les reléguer à la campagne. Quelques années après, comme il parcourait les villages, surpris d'y trouver un grand nombre de jeunes gens braves et bien faits, il commença à appréhender qu'ils ne se liguassent ensemble pour le détrôner. Dans cette crainte, il résolut de les prévenir et de les faire tous égorger avant qu'ils eussent le temps de prendre leurs précautions. XX. Il communiqua son dessein à ses amis, et cherchait avec eux les moyens de l'exécuter promptement sans donner à ses ennemis le temps de se reconnaître. Mais ces jeunes gens instruits de ce qu'il tramait, soit par quelqu'un de son conseil, soit que par eux-mêmes ils pressentissent le dessein du tyran, s'enfuirent dans les montagnes, n'ayant point d'autres armes que les instruments de fer dont se servent les laboureurs. XXI. Il vint aussitôt à leur secours une troupe de Cumains exilés qui faisaient leur demeure à Capoue. Les plus illustres de ces proscrits qui amenaient avec eux un grand nombre de Campaniens leurs hôtes, étaient les fils d'Hippomédonte autrefois commandant de la cavalerie dans la guerre contre les Tyrrhéniens. Non seulement ils avaient des armes pour eux-mêmes, mais ils en apportaient aux autres et leur amenaient un puissant renfort de leurs amis et de troupes soudoyées, qu'ils avaient ramassés dans la Campanie. XXII. RÉUNIS tous en un seul corps ils se répandent dans le pays ennemi : ils pillent, ils ravagent les terres par de fréquentes courses, font le dégât par tout où ils passent, enlèvent une grande quantité de butin, soulèvent les esclaves contre les maîtres, tirent les criminels des prisons, leur donnent des armes, brûlent les effets qu'ils ne peuvent emporter, et après avoir enlevé le bétail dont ils ont besoin pour leur subsistance, ils égorgent tout le reste. Le tyran ne savait comment s'y prendre pour les détruire. Car ils ne faisaient pas leurs courses ouvertement et ne demeuraient pas longtemps dans un même endroit. Tantôt ils faisaient le dégât pendant la nuit jusqu'au point du jour, tantôt leurs courses commençaient en plein jour et duraient jusqu'à la nuit. En un mot ils savaient si bien cacher leur marche que les troupes qu'il envoyait au secours du pays, furent presque toujours inutiles. XXIIII. Comme Aristodème était dans cet embarras, un des exilés que les autres envoyèrent exprès, vint le trouver en qualité de transfuge, le corps tout déchiré de coups de fouet. D'abord ce prétendu déserteur demande ses sûretés et la vie sauve, promettant au tyran que s'il veut envoyer ses troupes avec lui il les mènera dans l'endroit où les exilés doivent passer la nuit suivante. Aristodème ajoute d'autant plus de créance à ses paroles, que sans demander aucune récompense il offrait son propre corps en otage pour preuve de sa sincérité. Il envoie donc avec lui un gros de cavalerie et de troupes soudoyées sous la conduite de ses plus fidèles capitaines, avec ordre très exprès de lui amener s'ils pouvaient, tous les exilés ou au moins la plus grande partie pieds et mains liés. Toutes choses ainsi disposées, le transfuge conduit les troupes par des chemins impraticables à travers les forêts désertes, et quoiqu'elles fussent très fatiguées, il les fait marcher pendant toute la nuit, les éloignant de la ville autant qu'il peut. [7,11] XXIV. LES fugitifs et les exilés qui s'étaient mis en embuscade dans la montagne proche de l'Averne, pas loin de Cumes, instruits par le signal des batteurs d'estrade que l'armée du tyran était sortie de la ville, font partir environ soixante de leurs plus hardis soldats, vêtus de peaux et chargés des fagots de sarment. Ces espions déguisés en ouvriers entrent en cachette dans Cumes, par différentes portes, dans le temps qu'on allumait les flambeaux. Aussitôt qu'ils se sont glissés dans l'enceinte des murailles, ils tirent les poignards qu'ils avaient cachés dans les fagots, et s'assemblent tous en un même endroit. De là ils vont en bataillon serré à la porte qui conduisait à l'Averne, ils en tuent les gardes endormis, et ayant ouvert les portes ils reçoivent leurs troupes qui étaient déjà proche des murs. L'entreprise fut conduite si secrètement que personne ne s'en aperçût, car heureusement il y avait cette nuit une fête publique, et toute la ville était dans les festins et dans les réjouissances. Des circonstances si favorables facilitent aux conjurés les moyens de traverser impunément toutes les rues qui menaient au palais. Ils y trouvent peu de gardes qui veillent aux portes ; les uns étaient accablés de sommeil, les autres étaient ensevelis dans le vin. Ils les tuent sans résistance, et pénétrant en foule dans la cour du palais, ils égorgent comme un troupeau de moutons, toutes les sentinelles qu'ils rencontrent à leur passage. Pas un des gardes ne se mît en défense : abrutis par la débauche, ils n'étaient plus maîtres de leurs corps, ni en état de penser au péril qui les menaçait. Les conjurés entrent dans l'appartement d'Aristodème, ils se saisissent de lui, de ses enfants, et de tous ses proches, ils les tourmentent ignominieusement jusque fort avant dans la nuit, les déchirent de coups, les mettent à la torture, leur font souffrir mille supplices, et les massacrent tous sans miséricorde. XXV. APRES avoir éteint toute la race du tyran, sans épargner ni femmes, ni enfants, ni qui que ce fût de sa parenté, ils passèrent le reste de la nuit à faire des recherches de tous ceux qui avaient favorisé la tyrannie. Dès qu'il fut jour ils se rendirent dans la place publique, convoquèrent une assemblée du peuple, mirent bas les armes et rétablirent le gouvernement de Cumes sur son ancien pied. [7,12] CHAPITRE TROISIEME. I. LES compagnons d'exil du roi Tarquin qui s'étaient réfugiés auprès de cet Aristodème vers la quatorzième année de son règne pour lui demander qu'il les vengeât contre leur patrie, voulurent profiter de l'occasion présente qui leur paraissait des plus favorables. Les ambassadeurs Romains résistèrent d'abord, disant qu'ils n'étaient pas venus pour traiter de cette affaire et que le sénat ne leur avait donné aucun pouvoir de plaider la cause de la ville de Rome. Mais dans la suite, comme ils virent qu'ils n'avançaient en rien et que le tyran penchait plus du côté des exilés qui l'avaient gagné par leurs instantes sollicitations, ils demandèrent du temps pour se défendre, donnant même leur argent en gage : et tandis que le procès était pendant, dès qu'on ne les garda plus à vue ils s'enfuirent secrètement. Le tyran se saisit de leurs domestiques, de leurs chevaux, de leur équipage et de l'argent qu'ils avaient apporté pour acheter du blé. C'est ainsi que ces ambassadeurs furent traversés dans leur négociation, et tel fut le sujet qui les obligea de revenir sans avoir rien fait. A l'égard de ceux qu'on avait députés en Tyrrhénie, ils achetèrent du millet et du blé, qu'ils portèrent à Rome dans des bateaux par le fleuve du Tibre. Mais ces provisions qui ne pouvaient nourrir les Romains que très peu de temps, furent bientôt consumées, de sorte qu'ils retombèrent dans la même disette qu'auparavant. Il n'y eut nulle espèce de nourriture dont la nécessité pressante ne les obligeât de se servir, ce qui fut cause que plusieurs se trouvèrent accablés de maladies affreuses, ceux-ci faute de vivres, ceux-là par les aliments malsains auxquels ils n'étaient point accoutumés, et que d'autres laissèrent affaiblir leur corps, ou par pauvreté, ou par négligence, ou par l'impossibilité de trouver de quoi réparer leurs forces. II. Les Volsques qui avaient été vaincus tout récemment, crurent qu'ils devaient profiter du triste état où Rome était réduite. Ils se sollicitèrent mutuellement par des ambassades secrètes à faire la guerre à cette ville, persuadés qu'elle ne pourrait pas tenir en même temps et contre la famine et contre les armes de ceux qui l'attaqueraient. Mais les dieux dont la bonté ne pouvait souffrir que les Romains succombassent sous l'effort de leurs ennemis, donnèrent alors des preuves manifestes de leur puissance. Les villes des Volsques furent tout d'un coup affligées d'une maladie {pestilente et} si terrible, que nous ne lisons point dans l'histoire qu'il y en ait jamais eu de semblable en aucun endroit du monde, ni chez les Barbares, ni chez les Grecs. Elle n'épargnait ni âge, ni sexe, ni condition, enlevant également les plus robustes et les plus faibles. Rien ne fait mieux voir combien ce fléau était terrible, que la célèbre ville de Velitre, alors la plus peuplée et la plus florissante de toute la nation des Volsques. La peste y fit de si grands ravages qu'elle emporta la plupart de ses habitants ; il n'en resta pas la dixième partie. Ceux qui en réchappèrent, furent enfin obligés d'envoyer une ambassade au peuple Romain pour lui représenter la désolation de leur patrie et pour se mettre eux et leur ville sous sa protection. Comme ils avaient autrefois reçu chez eux une colonie de Rome, ils n'eurent point alors de difficulté à se résoudre d'en demander une seconde pour repeupler le pays. [7,13] III. Les Romains furent extrêmement sensibles à leur disgrâce, et la compassion succédant à la colère ils crurent qu'ils ne devaient pas pousser plus loin la vengeance contre une ville infortunée que les dieux avaient punie du mal qu'elle avait voulu leur faire. Ainsi ils acceptèrent les offres de Velitre, et se déterminèrent d'autant plus volontiers à y envoyer une nombreuse colonie qu'ils espéraient en tirer de grands avantages. Ce poste en effet pouvait tenir beaucoup de monde. Il leur parut que s'ils s'en rendaient maîtres par une bonne garnison, il leur servirait comme de place d'armes pour tenir en respect ceux qui voudraient remuer, et que la famine dont Rome était affligée, diminuerait de beaucoup s'ils la déchargeaient d'une partie du peuple. Mais rien ne les détermina davantage à accorder aux Volsques la peuplade qu'ils demandaient, que de nouvelles semences de sédition qui commençaient à paraître dans un temps que les premiers troubles n'étaient pas encore tout-à-fait pacifiés. Le peuple se soulevait déjà comme auparavant : il déchargeait sa colère sur les patriciens, et déclamait contre eux dans toutes les occasions avec beaucoup d'aigreur et en termes injurieux. Les uns les accusaient d'indolence et de paresse, comme n'ayant pas prévu la cherté des vivres avant qu'elle arrivât, ni cherché de longue-main un remède efficace contre ce terrible fléau. Les autres publiaient hautement qu'ils avaient causé la famine tout exprès pour faire souffrir le peuple et pour se venger de sa retraite qui leur tenait encore au cœur. Ce fut pour ces raisons qu'on se pressa de faire partir la colonie : le sénat nomma incessamment trois chefs pour la conduire. D'abord le peuple fut ravi qu'on envoyât des Romains tirés au sort pour repeupler Vélitre, espérant que par ce moyen il se verrait délivré de la famine et qu'il trouverait chez les Volsques une terre fertile et abondante en toutes sortes de biens. Mais ensuite, faisant réflexion sur la peste qui avait désolé cette même ville qui devait le recevoir, il commença à craindre que les nouveaux habitants ne fussent aussi affligés du même fléau, et il changea peu à peu de sentiment. Ainsi, bien loin qu'il se présentât un grand nombre de sujets pour être de cette peuplade, il s'en trouva beaucoup moins que le sénat n'en avait demandé. Ceux qui avaient déjà donné leur nom, s'en repentaient comme ayant pris un mauvais parti, et ne voulaient plus sortir de leur patrie. Le sénat fut donc obligé de les laisser à Rome avec tous les autres qui ne voulaient pas partir de bon cœur. Ensuite il donna un arrêt, portant que tous les citoyens tireraient au sort à qui serait de la colonie, et que ceux sur qui le sort tomberait, seraient punis avec rigueur et inexorablement, en cas qu'ils refusassent de marcher. Par ce moyen une nombreuse peuplade partit bon gré mal gré pour Vélitre. Quelques jours après on en envoya une autre à Norbe, célèbre ville des Latins. Les patriciens s'étaient flattés que par ce moyen ils apaiseraient la sédition. Mais ils furent trompés dans leurs espérances, et cette espèce de saignée ne fit qu'irriter le mal. [7,14] CHAPITRE QUATRIEME. I. LES plébéiens qui étaient restés à Rome, devenus plus indociles qu'auparavant ne cessaient de murmurer hautement contre les sénateurs. D'abord ils s'assemblèrent par pelotons et en petit nombre. Bientôt après, à mesure que la famine augmentait, il se forma un gros parti de mécontents, qui couraient en foule à la place publique et appelaient les tribuns à leur secours. Un jour qu'ils étaient tous assemblés, Spurius Sicinius alors le chef du collège des tribuns, se trouva parmi eux. Il déclama fortement contre le sénat et n'oublia rien pour le rendre odieux. Il exhorta les autres à dire en pleine assemblée ce qu'ils pensaient: il s'adressa nommément à Brutus et à Sicinnius pour lors édiles, qui avaient été les principaux auteurs de la première révolte du peuple, et qui avaient introduit dans la république la dignité de tribun, dont ils firent les premières fonctions. Ces deux édiles avaient préparé de longue-main des discours malins et artificieux. Ils avancèrent au milieu de l'assemblée, où ils apportèrent des raisons que le peuple écouta avec joie. Ils lui firent entendre que la cherté des vivres n'était causée que par le ressentiment et par la vengeance des riches, qui étaient piqués de ce que le peuple avait recouvré malgré eux la liberté par sa retraite : qu'il s'en fallait bien qu'ils s'en ressentissent autant que les pauvres, qu'ils n'en souffraient même en aucune manière ; et qu'ayant des provisions cachées dans leurs greniers et de l'argent pour acheter les vivres qu'on apportait des pays étrangers, ils étaient en état de se soucier fort peu de la famine, tandis que les plébéiens n'avaient ni l'un ni l'autre : qu'enfin la peuplade qu'ils avaient envoyée dans une ville où l'air était malsain et infecté, allait être exposée à un mal encore plus grand et plus inévitable que le fléau de la famine. Ces harangueurs grossissant le mal autant qu'il leur était possible, s'étendirent fort au long sur les malheurs dont l'état était accablé par la faute des riches. Ils représentèrent au peuple qu'on ne voyait point de fin aux misères publiques. Ils lui remirent devant les yeux les insultes et les outrages qu'il avait autrefois reçus des patriciens, et rappelant le souvenir du passé ils alléguèrent avec la dernière insolence plusieurs autres faits semblables. Brutus enfin conclut son discours en menaçant hautement que si les plébéiens voulaient le croire, il obligerait bientôt ceux qui avaient causé l'incendie à l'éteindre eux-mêmes. Après cela l'assemblée fut renvoyée. [7,15] II. LE lendemain les consuls qui appréhendaient que ce commencement de révolte n'allât plus loin, et que les entreprises de Brutus qui sollicitait le peuple par des discours séditieux, ne causassent quelque mal sans remède, jugèrent à propos de convoquer une assemblée du sénat. Leurs avis et ceux des plus anciens sénateurs furent partagés. Les uns disaient qu'il fallait apaiser les mutins par les voies de la douceur et par de belles promesses : qu'il était essentiel de gagner les chefs des mécontents en leur représentant aimablement le triste état des affaires, afin de les engager à se réunir tous avec les sénateurs pour délibérer de concert sur les intérêts communs. Les autres au contraire étaient d'avis de ne point mollir, et de ne rien accorder à une populace insolente et effrontée, qu'il était important de ne point fomenter la manie insupportable de ses flatteurs audacieux, qu'on n'avait point d'autre chose à répondre au peuple, sinon que les patriciens n'avaient pas attiré sur lui les maux qu'il souffrait, et que le sénat se chargeait d'y remédier autant qu'il lui serait possible: qu'au reste il fallait réprimer les perturbateurs du repos public, en les menaçant des plus rigoureuses punitions s'ils ne cessaient d'entretenir le feu de la division. Appius ouvrit ce dernier avis : ce fut celui qui prévalut, après bien des contestations entre les sénateurs, qui poussèrent leurs disputes si loin, que le peuple épouvanté par leurs cris courut promptement au sénat, toute la ville étant dans l'attente de ce qui en arriverait. III. Les délibérations terminées, sur la fin du jour les consuls assemblèrent le peuple pour lui faire savoir les résolutions du sénat. Mais le tribun les interrompit avec tant d'opiniâtreté, que parlant plusieurs ensemble, ils ne gardaient de part et d'autre ni ordre ni décence dans leurs discours. Tous criaient en même temps, et excitaient un si grand tumulte, que les auditeurs ne pouvaient pas facilement comprendre leurs pensées ni ce qu'ils voulaient dire. [7,16] Les consuls prétendaient qu'étant les plus élevés en dignité, leur pouvoir s'étendait sur toute la ville. Les tribuns au contraire soutenaient que les assemblées du peuple étaient leur propre district, comme le sénat était celui des consuls, et que toute l'autorité leur appartenait dans les affaires que les plébéiens avaient droit de juger. La multitude qui était pour ces derniers, poussait de grands cris afin de les encourager, toute prête à en venir aux mains contre les opposants s'il en était besoin. Mais les consuls d'un autre côté étaient soutenus par les patriciens qui s'étaient tous réunis pour défendre leur droit. La dispute s'échauffa beaucoup, et l''obstination à ne point céder de part ni d'autre, fut poussée si loin, que vous eussiez dit que ceux qui auraient eu pour lors le dessous y devaient être censés avoir cédé leur droit pour l'avenir. IV. DEJA le soleil était sur le point de se coucher, lorsque le peuple sortant des maisons accourut à la place publique : de sorte que si la nuit n'eût terminé le différend, on en fût venu aux coups et jusqu'à se jeter des pierres. Pour empêcher ce désordre, Brutus s'avance au milieu de l'assemblée et prie les consuls de le laisser parler, leur promettant qu'il apaisera la sédition. Alors ceux-ci se persuadant qu'on leur cède la préséance parce que l'orateur ne s'était point adressé aux tribuns quoi qu'ils fussent présents, lui accordent volontiers la permission de s'expliquer. V. TOUTE l'assemblée ayant fait silence, Brutus sans s'arrêter à de longs discours interroge les consuls. « Ne vous souvient-il pas, leur dit-il, que dans notre traité d'accommodement, pour apaiser la sédition, vous accordâtes au peuple que quand les tribuns convoqueraient une assemblée sur quelque affaire que ce put être, les patriciens n'auraient pas droit d'y assister et ne la troubleraient en aucune manière ? Oui, il nous en souvient, répond Geganius. Pourquoi donc, ajoute Brutus, venez-vous ici nous troubler et empêcher les tribuns de dire ce qu'il leur plaît ? C'est, dit Geganius, parce que le peuple n'est pas ici assemblé par leurs ordres, mais par ceux des consuls. Si les tribuns avaient convoqué cette assemblée, ils ne trouveraient point d'empêchement de notre part, et nous ne voudrions pas même nous en mêler en aucune façon. Mais l'ayant convoquée par nous-mêmes, ce n'est pas nous qui empêchons les tribuns de haranguer : mais nous ne voulons pas aussi qu'ils nous en empêchent. Plébéiens, dit alors Brutus, nous avons la victoire : on nous accorde tout ce que nous demandions. Allez vous-en donc présentement, et cessez de disputer : je vous promets de vous faire voir demain toute l'étendue de vos pouvoirs. Et vous, tribuns, cédez maintenant la place aux consuls. Vous ne la leur céderez pas toujours, quand vous saurez une fois les pouvoirs qui font attachés à votre charge, croyez-moi, dans peu de temps vous les connaîtrez. Pour moi je m'engage à vous les faire voir clair comme le jour, et à rendre la fierté de ceux-ci moins insupportable : que si vous trouvez que je vous trompe, vous m'en punirez comme bon vous semblera. » [7,17] Personne ne s'étant présenté pour répondre aux discours de Brutus, l'assemblée le sépara, et les deux partis se retirèrent, mais avec des pensées bien différentes. Les pauvres se persuadaient que Brutus avait trouvé des moyens efficaces, et que ce n'était pas en vain qu'il promettait de si grandes choses. Les patriciens au contraire méprisaient sa légèreté : ils comptaient bien que des promesses si hardies n'auraient aucun effet, d'autant que le sénat n'avait rien accorde aux tribuns que le pouvoir de secourir les plébéiens quand on leur ferait des injustices. Mais tous n'en pensaient pas de même. Les plus âgés surtout, étaient d'avis qu'il ne fallait pas négliger cette affaire, et qu'on devait prendre garde que la fureur de Brutus ne produisît quelque mauvais effet. VI. La nuit suivante Brutus communique son dessein aux tribuns, il ramasse une bonne escorte de plébéiens; il descend avec eux à la place publique ; dès le point du jour il s'empare du temple de Vulcain, où se tenaient ordinairement les assemblées, et il convoque le peuple. En peu de temps la place publique se remplit de citoyens : il ne s'y était jamais trouvé tant de monde. Alors le tribun Sicinius s'avance au milieu de l'assemblée : il fait un long discours contre les patriciens, et après avoir rapporté toutes les rigueurs qu'ils avaient autrefois exercées sur le peuple, il se plaint avec aigreur de ce que le jour précèdent ils l'ont empêche de parler, le dépouillant par ce moyen des pouvoirs attachés à sa dignité. « Quelle autorité aurons-nous désormais, ajouta-t-il, si on ne nous laisse pas même la liberté de parler ? Comment pourrons-nous protéger le peuple contre les injustices des patriciens, si on nous ôte le pouvoir de vous assembler ? C'est par la parole qu'on commence toutes les affaires : et n'est-il pas évident que ceux à qui on ne permet point de dire ce qu'ils pensent, ne peuvent pas non plus exécuter ce qu'ils veulent ? Reprenez donc, dit-il, les pouvoirs que vous nous avez donnés, si vous ne voulez pas nous en faire jouir en toute sûreté : ou bien, faites une loi qui défende à qui que ce soit de nous inquiéter dans la suite. » Après ce discours, le peuple lui cria à haute voix qu'il n'avait qu'à faire lui même cette loi. Sicinius l'avait déjà écrite d'avance il en fit la lecture, et pria l'assemblée de donner ses suffrages pour la confirmer sur le champ, parce que l'affaire ne pouvait souffrir aucun retardement, et qu'il y avait à craindre que les consuls n'y formassent quelque opposition. La loi était conçue en ces termes. « Quand le tribun dira son avis et qu'il parlera dans les assemblées du peuple, que personne ne le contredise ni ne l'interrompe dans ses discours. Si quelqu'un va contre cette loi, qu'il donne caution aux tribuns comme il promet de payer l'amende à laquelle ils le condamneront. Que celui qui ne donnera pas caution, soit puni de mort et que ses biens soient confisqués. S'il arrive quelque différend au sujet des amendes imposées aux contrevenant, que le peuple en soit le juge. » Les tribuns ayant fait confirmer la loi, renvoyèrent l'assemblée. Le peuple s'en retourna plein de joie et de reconnaissance envers Brutus, persuadé qu'il était le seul inventeur de cette loi et que toute la gloire lui en était due. [7,18] VIII. CE nouvel établissement fut suivi de grandes disputes entre les tribuns et les consuls sur différentes affaires. Le peuple ne voulait point confirmer les arrêts du sénat, et le sénat refusait d'approuver les plébiscites ou ordonnances du peuple qui ne lui plaisaient-pas. Parmi ces contestations qui durèrent quelque temps, on était continuellement en garde, et les deux partis ne vivaient que dans les soupçons et dans la défiance. Leur haine néanmoins ne causa aucun de ces malheurs terribles qui arrivent ordinairement pendant les troubles. Les pauvres ne forcèrent point les maisons des riches où ils auraient pu espérer de trouver quelques provisions cachées : et même ils ne firent pas la moindre tentative pour piller les vivres qu'on vendait publiquement dans les marchés. Ils portaient leur mal avec patience : ils vivaient d'un peu de nourriture qu'ils achetaient fort cher, et quand l'argent leur manquait, ils cherchaient des herbes et des racines dont ils se contentaient, pour apaiser leur faim. Les riches de leur côté ne se servirent point de leurs forces domestiques ni de celles de leurs clients, quoique fort grandes, pour égorger une partie des pauvres et chasser le reste par violence, afin de rester les seuls maitres de la ville : mais comme de bons pères usent de modération envers leurs enfants qui ont manqué en quelque chose, ils se comportaient avec tant de politique et de sagesse à l'égard du peuple, qu'ils lui faisaient sentir les effets de leur colère sans la pousser trop loin. CHAPITRE CINQUIEME I. PENDANT que les affaires de Rome étaient dans un si triste état, les habitants des villes voisines invitaient les Romains à s'établir chez eux s'ils voulaient, leur promettant le droit de bourgeoisie et toutes sortes de bons offices pour les attirer. Quelques-unes de ces villes le faisaient de bon cœur, par amitié pour le peuple Romain et par compassion de ses malheurs. Mais dans la plupart ces offres n'étaient que l'effet de la jalousie qu'elles avaient de sa félicité passée. Il y eut néanmoins un grand nombre de citoyens qui sortirent de Rome avec toutes leurs familles pour aller s'établir ailleurs. Les uns en revinrent après que les troubles furent pacifiés, les autres restèrent pour toujours dans leur nouvel établissement. [7,19] II. Dans ces circonstances, les consuls résolurent du consentement des sénateurs de lever des troupes et de mettre une armée en campagne. Les fréquentes courses et les ravages que les ennemis faisaient sur leurs terres, leur en fournissaient un prétexte honnête et plausible : d'ailleurs ils prévoyaient que cette expédition produirait plusieurs grands avantages. En prenant le parti d'envoyer l'armée hors du pays, le nombre des citoyens diminuant considérablement à Rome, il fallait nécessairement que la cherté diminuât aussi. Ceux qu'on destinait à porter les armes, ne pouvaient pas manquer de provisions, le pays ennemi leur en fournissait en abondance, sans qu'ils fussent à charge à leur patrie. D'un autre côté on le flattait que les séditions se calmeraient de plus en plus tant que durerait la guerre, et il y avait toute apparence que ce serait un moyen très efficace pour affermir la réconciliation des patriciens avec les plébéiens, s'ils faisaient la campagne ensemble pour partager les mêmes dangers et les mêmes avantages dans les travaux de la guerre. Mais le peuple n'écoutait pas toutes ces raisons : et refusait d'obéir aux consuls ; il ne s'offrait point volontiers, comme autrefois, pour s'enrôler, et d'ailleurs les consuls ne voulaient contraindre personne par la force des lois. Il n'y eut que quelques patriciens qui donnèrent leur nom de bonne volonté avec leurs clients, et une petite partie du peuple qui se joignit à eux lorsqu'ils furent sur le point de commencer la campagne. Leur commandant était Caius Marcius qui avait pris la ville de Coriole, et qui s'était distingué par sa bravoure dans la bataille contre les Antiates. La plupart des plébéiens qui avaient pris parti, étaient ravis de l'avoir pour chef, les uns par affection pour lui, les autres par l'espérance de bien réussir et de vaincre sous ses étendards : car sa réputation s'étendait déjà fort loin, et il était devenu la terreur des ennemis. L'armée s'avança jusqu'à la ville d'Antium. Elle prit un grand nombre d'esclaves et de bestiaux, outre une grande quantité de blé qu'elle trouva dans les campagnes, et elle revint en peu de temps toute chargée de provisions de bouche, en sorte que ceux qui étaient restés à Rome furent très chagrins de n'avoir pas fait la campagne, murmurant même ouvertement contre les tribuns qui semblaient les avoir privés d'un si grand bonheur. C'est ainsi que les consuls Geganius et Minucius achevèrent leur temps, après avoir essuyé les plus rudes tempêtes, et avoir mis plusieurs fois la république à deux doigts de sa perte. Au milieu des périls dont on était menacé, ils surent garantir la ville de Rome des plus grands malheurs, et si la fortune ne leur fut pas favorable, leur prudence répara dans toutes les occasions ce qui manquait à leur bonheur. [7,20] CHAPITRE SIXIEME. I. ILS eurent pour successeurs Marcus Minucius Augurinus et Aulus Sempronius Atratinus, deux illustres personnages et dans les conseils et dans la guerre, qui furent faits consuls pour la seconde fois. Ces nouveaux magistrats employèrent tous leurs soins à remplir la ville de blé et d'autres provisions, persuadés que la concorde du peuple dépendait en quelque façon de l'abondance de toutes choses. Mais ils ne purent réussir par cette voie, comme ils l'avaient espéré. L'arrogance rentra dans Rome en même temps que l'abondance, et dans le moment qu'on s'y attendait le moins le péril devint plus grand qu'il n'avait été d'abord. Ceux qu'on avait envoyés pour enlever du blé, apportèrent, tant des villes maritimes que de celles qui étaient situées au milieu des terres, de grandes provisions de vivres, dont on remplit les greniers publics. Les marchands qui faisaient commerce avec Rome, abordèrent aussi de toutes parts, et la ville ayant acheté leurs blés de l'argent du trésor public les resserra dans ses greniers. Geganius et Valerius qu'on avait envoyés en Sicile comme nous l'avons dit, arrivèrent vers le même temps avec plusieurs vaisseaux de charge qui portaient cinquante mille médimnes Siciliens de froment, dont ils avaient acheté la moitié à très vil prix ; le reste était un présent du tyran, qui même avait poussé sa libéralité jusqu'à faire les frais du transport. II. QUAND on sut à Rome qu'il arrivait de Sicile des vaisseaux chargés de blé, les patriciens délibérèrent longtemps ce qu'on devait faire de ces provisions. Les plus modérés et les plus affectionnés pour le peuple étaient touchés de l'état funeste où se trouvait la république : ils voulaient qu'on distribuât gratuitement à tous les plébéiens le blé que le tyran avait donné, et qu'on leur vendît à bon marché celui qui avait été acheté de l'argent du public, qu'un si grand bienfait était le moyen le plus efficace pour apaiser la colère des pauvres contre les riches. Les esprits hautains, et les plus portés pour l'oligarchie, disaient au contraire qu'il fallait accabler le peuple par toutes sortes de voies : ils étaient d'avis qu'on le traitât avec rigueur, et qu'on lui vendît les vivres le plus cher qu'il serait possible, afin que la nécessité pressante le rendît plus modeste et plus soumis aux lois. [7,21] Marcius surnommé Coriolan dont nous avons déjà parlé, était de ce dernier sentiment et un des fauteurs de l'oligarchie. Il ne se contenta pas de dire son avis en particulier, comme avaient fait les autres : sans garder ni précautions ni mesures, il parla avec hardiesse et d'un si haut ton que plusieurs des plébéiens pouvaient l'entendre. Outre les sujets de plainte qui lui étaient communs avec les autres patriciens et qui le portaient à haïr le peuple, des raisons personnelles l'animaient extrêmement, et il voulait se venger d'un affront qu'il croyait avoir reçu depuis peu. Car dans la dernière assemblée pour l'élection des magistrats, il aspirait au consulat. Les patriciens favorisaient son élection ; mais le peuple s'y opposa et lui donna l'exclusion, parce qu'il appréhendait qu'un esprit si hardi, appuyé de l'éclat de cette grande charge, n'entreprît d'innover et d'abolir l'autorité des tribuns. D'ailleurs les patriciens se déclaraient pour lui avec plus d'ardeur qu'ils n'avaient jamais fait pour aucun autre aspirant, et leur empressement redoublait la crainte des plébéiens. Marcius irrité de cet affront, délirant de voir le gouvernement rétabli dans son premier état, tâchait ouvertement, comme j'ai déjà dit, à détruire le peuple, et excitait les autres à faire de même. III. DEJA il avait à lui un gros parti de jeunes gens de qualité qui étaient puissants par leurs richesses, et le succès qu'il avait eu dans la guerre lui avait attiré un grand nombre de clients. De si puissants secours lui enflaient le cœur : il portait la fierté jusqu'au plus haut point, et espérait venir à bout de toutes ses entreprises : mais l'événement ne répondit pas à de si grands desseins. Le sénat s'étant assemblé pour délibérer sur la distribution des blés, les anciens ouvrirent les premiers avis selon la coutume, et il y en eut peu qui fussent directement contraires au peuple. Quand on fut venu aux jeunes, Marcius demanda aux consuls la permission de dire son sentiment. Lorsqu'il l'eut obtenue, toute l'assemblée étant fort attentive, il parla en ces termes contre le peuple. [7,22] IV. « VOUS n'ignorez pas, Sénateurs, que ce n'est ni la pauvreté ni la nécessité qui ont obligé le peuple à sortir de Rome, mais qu'il l'a fait à mauvaise intention dans la vue de détruire la puissance de la noblesse et de se rendre le maître absolu. Je suis persuadé que vous l'avez tous assez compris par les conditions du traité de réconciliation qui lui sont si avantageuses. Non content d'avoir violé la foi des contrats et les lois saintes qui leur servaient de sûreté, il a poussé plus loin ses pernicieuses intrigues. Il a établi une nouvelle dignité pour abolir celle des consuls, et après l'avoir rendue sacrée et inviolable par une loi faite exprès, il vient de porter tout récemment une autre loi par laquelle il s'est emparé d'une autorité tyrannique sans que vous vous en soyez, pour ainsi dire, aperçus. Les magistrats du peuple déjà si puissants, se servent du spécieux prétexte de protéger les plébéiens maltraités, pour étendre leur autorité, pour couper, trancher, faire et défaire tout ce qu'ils jugeront à propos : il n'y a ni particulier ni magistrat qui ose s'opposer à leurs injustices : ils ont su vous lier les mains et vous fermer la bouche, par une loi qui vous ôte la liberté de parler et d'agir, et qui menace de mort quiconque dira son avis avec liberté. Quel autre nom pouvons-nous donner à cette puissance, que celui de tyrannie? Peut-on l'appeler autrement, et n'en convenez-vous pas vous-mêmes ? Car enfin, que nous importe d'être dominés par la tyrannie d'un seul homme ou par celle de tout un peuple ? L'un ou l'autre n'est-ce pas toujours la même chose ? Il aurait donc mieux valu ne point laisser jeter les premières semences de cette puissance, mais souffrir plutôt tout, suivant les salutaires avis d'Appius, ce sage magistrat qui prévoyait de loin les maux qui nous devaient arriver. Mais puisque nous ne l'avons pas fait, du moins réunissons-nous aujourd'hui tous ensemble pour nous délivrer, nous et la ville de Rome, de cette redoutable tyrannie, tandis qu'elle est encore faible et qu'elle n'a pas poussé de profondes racines. Vous ne serez ni les premiers ni les seuls à qui il soit arrivé d'en user ainsi. Vous avez devant vos yeux l'exemple de plusieurs peuples, qui réduits à la dernière extrémité pour n'avoir pas suivi de bons conseils dans les affaires importantes ni arrêté le mal dans son commencement, n'ont pas laissé dans la suite de faire leurs efforts pour en arrêter les progrès : s'ils ont commencé trop tard à devenir prudents, leur repentir, quoiqu'il ne puisse pas être mis en parallèle avec une sage prévoyance, leur a néanmoins été fort utile : et il leur est glorieux d'avoir su profiter de leurs premières fautes pour empêcher les suites funestes qu'elles pouvaient avoir. [7,23] V. Que si quelques-uns d'entre vous, quoique convaincus que le peuple pousse l'insolence trop loin et qu'il faut le réprimer, appréhendent néanmoins de paraître avoir été les premiers à rompre le traité d'alliance et à violer le serment qu'ils sachent que ce n'est pas là faire des injustices, mais les repousser, que celui qui se défend ne viole pas les traités, mais qu'il en punit les violateurs, et que bien loin d'offenser les dieux ou de s'attirer leur colère en punissant ceux qui n'ont pas gardé les conditions de l'accommodement, ils ne feront que mettre leurs propres intérêts à couvert dans toutes les règles de la justice. Il est évident, Pères conscrits, que vous n'êtes pas les premiers à rompre les conventions ni à violer le serment. Il n'en faut point d'autre preuve que le refus qu'a fait le peuple de s'en tenir aux conditions de son rappel. Quand il a demandé la permission de créer des tribuns, ce n'était pas pour abuser de leur autorité ni pour maltraiter le sénat : c'était pour se garantir des mauvais traitements qu'il croyait avoir à craindre de nous. Mais aujourd'hui, quel usage fait-il de la puissance tribunicienne ? Ne l'emploie-t-il qu'à l'usage pour lequel elle a été créée ? N'en abuse-t-il pas au contraire, pour mettre le désordre par tout et pour renverser le gouvernement de la république ? Vous vous souvenez sans doute de sa dernière assemblée, et des discours hardis et insensés que les tribuns y prononcèrent. Vous voyez aujourd'hui avec quelle fierté ces ennemis de l'état se vantent de leurs pouvoirs, parce qu'ils savent que toute l'autorité de la république consiste dans les suffrages, et qu'étant supérieurs en nombre ils s'en rendront facilement les maîtres. Que nous reste-t-il donc à faire, après qu'ils ont commencé à violer le traité et à transgresser les lois ? C'est de nous défendre contre ces prévaricateurs ; de leur ôter, comme la justice nous y autorise, ce qu'ils ont usurpé injustement jusqu'aujourd'hui ; et d'arrêter à l'avenir leurs prétentions immodérées. C'est de rendre grâces aux dieux de ce qu'ils n'ont pas permis que ces esprits inquiets demeurassent dans les bornes de la modération et de la prudence, après avoir établi le gouvernement de nos pères sur un pied qui favorisait entièrement leurs intérêts ; et de ce que les abandonnant à l'impudence, à l'effronterie et à un esprit d'intrigue, ils vous ont mis dans la nécessité de prendre des mesures pour recouvrer ce que vous aviez perdu et pour conserver avec grand soin ce qui vous restait. [7,24] VI. L'OCCASION qui se présente aujourd'hui, est des plus favorables, si vous voulez commencer à être sages et en profiter : jamais vous n'en aurez une plus belle : car la plus grande partie des plébéiens est accablée par la famine, et le reste n'ayant point d'argent, ne pourra pas résister longtemps si la disette et la cherté continuent. Les plus méchants d'entre eux qui n'ont jamais pu goûter le gouvernement aristocratique, seront bientôt contraints de sortir de Rome, et les plus modérés se comportant avec modestie, cesseront d'exciter des troubles. Tenez donc vos greniers fermés, et sans rien rabattre du prix des vivres, ordonnez qu'ils soient vendus aujourd'hui aussi cher qu'ils ont jamais valu dans le plus fort de la disette. Les cris du peuple et son ingratitude vous en fournissent une honnête occasion et un juste prétexte, puisqu'il vous accuse d'être cause de la famine, qui ne vient certainement que de sa révolte, pendant laquelle il a pillé et ravagé nos terres comme un pays ennemi, et que d'ailleurs le trésor public a été épuisé pour acheter des provisions dans les pays étrangers. Mais ce n'est pas là tout: les plébéiens vous ont fait bien d'autres injustices que je passe sous silence. Au reste, leur conduite passée nous doit faire connaître combien de maux nous avons à craindre, et de quelle manière ils nous traiteront dans la suite si nous ne faisons tout ce qui leur plaira : vous savez que leurs harangueurs nous en menaçaient dernièrement pour nous intimider. Si vous laissez encore échapper l'occasion qui se présente aujourd'hui, vous souhaiterez souvent, mais en vain, d'en trouver une semblable : et si le peuple vient à savoir que vous avez voulu affaiblir ses forces, mais que la crainte vous a retenus, il deviendra encore plus insolent, il vous pressera de plus près, et vous regardera comme les ennemis parce que vous aurez voulu le détruire, mais comme des ennemis timides qui n'auront pu en venir à bout. » [7,25] VII. APRES ce discours de Marcius, les sentiments des sénateurs se partagèrent, et il s'éleva un grand tumulte dans l'assemblée. Ceux qui dès le commencement s'étaient opposés aux plébéiens et qui n'avaient consenti que malgré eux au traité de réconciliation, du nombre desquels étaient presque tous les jeunes sénateurs avec quelques anciens des plus ambitieux et des plus riches, conçurent alors plus d'indignation qu'auparavant. {Irrités} contre la populace impudente, {les uns parce qu'on avait violé la foi des contrats, les autres parce qu'ils voyaient leur propre autorité extrêmement affaiblie,} ils applaudirent au discours de Marcius, louèrent le zèle qu'il avait pour la patrie, et entrant dans les mêmes sentiments, ils jugèrent que les avis qu'il venait de proposer, ne pouvaient être que très salutaires à la république. Mais ceux qui étaient portés pour le peuple, et qui moins sensibles aux applaudissements du sénat et aux attraits des richesses, ne croyaient pas qu'il y eût rien de plus nécessaire que la paix, furent offensés du discours de Marcius et ne purent entrer dans ses sentiments. Ils représentèrent qu'un supérieur devait plutôt se distinguer de ses inférieurs par la prudence que par la force : qu'il ne fallait pas regarder la modération et la justice comme peu convenables et hors de saison, mais comme des vertus nécessaires, surtout lorsqu'il s'agissait de vivre en bonne intelligence avec ses citoyens, et que les conseils de Marcius étaient plutôt l'effet d'une véritable fureur, que des marques de confiance et d'une généreuse liberté. Mais ce dernier parti, comme le moins nombreux et le plus faible était obligé de céder au plus fort. VIII. ALORS les tribuns qui avaient été invités à cette délibération par les consuls, frémissent de dépit et de colère : toute l'assemblée retentit de leurs plaintes. Ils s'emportent contre Marcius : ils l'accusent d'être la peste de la république, et de chercher par ses mauvais discours contre le peuple à rallumer dans Rome le flambeau d'une guerre civile, ils menacent enfin que si les patriciens n'arrêtent ses emportements et s'ils ne le punissent de mort ou d'exil, ils le feront eux-mêmes. Ce discours ne fait qu'augmenter le désordre et le tumulte. Les jeunes sénateurs indignés des menaces des tribuns, s'emportent de plus en plus. Marcius devenu plus hardi, pousse plus loin ses invectives : il s'adresse nommément aux tribuns : il les menace à haute voix. « Si vous ne cessez, dit-il, de troubler la république et de soulever le peuple par vos discours séditieux, je prendrai des moyens plus efficaces que les paroles pour réprimer votre insolence. » [7,26] Le sénat entre dans les sentiments de Marcius, et s'irrite contre la populace. Les tribuns voyant que ceux qui voulaient ôter au peuple la puissance qu'on lui avait une fois accordée, se trouvaient en plus grand nombre que les autres qui étaient d'avis d'observer les articles du traité, sortent de l'assemblée tout en colère : ils crient à haute voix, ils invoquent les dieux témoins des serments et garant des traités. De ce pas ils se rendent dans la place publique: ils assemblent le peuple, ils lui font le rapport du discours que Marcius avait prononcé en plein sénat, et somment ce patricien de comparaître à leur tribunal pour être ouï et entendu. IX. MARCIUS refuse d'obéir : il repousse même avec des paroles injurieuses les huissiers qui lui font la sommation. Les tribuns encore plus irrités par sa désobéissance, viennent eux-mêmes et fondent sur lui avec leurs édiles et plusieurs autres citoyens, tandis qu'il était devant le palais au milieu des patriciens qu'il tâchait de gagner à son parti. Sitôt qu'ils l'aperçoivent, ils commandent aux édiles de se saisir de sa personne, et de l'emmener ou de force ou de gré : (C'était Titus Junius Brutus et Caius Visellius Ruga qui avaient alors la charge d'édiles.) Comme ils s'approchaient pour se saisir de lui, les patriciens qui trouvaient fort étrange que les tribuns entreprissent de faire violence à un homme de leur corps sans que son procès eut été instruit, se mettent au devant de Marcius et repoussent à coups de poing ceux qui veulent mettre la main sur lui. Le bruit de cette action se répand par toute la ville : chacun sort de chez soi, les plus riches et les plus distingués, pour défendre Marcius avec les patriciens, afin de rétablir le gouvernement sur l'ancien pied, les pauvres et la populace, pour soutenir les tribuns et pour exécuter leurs ordres. Ils perdirent en cette occasion le respect et la retenue qui les avait empêché jusqu'à lors de s'insulter les uns les autres. Ce jour-la néanmoins on ne commit aucun désordre qui pût avoir des suites fâcheuses : les uns et les autres cédèrent aux remontrances des consuls et remirent l'affaire au lendemain. [7,27] X. LE jour suivant, les tribuns se rendirent les premiers à la place publique. Là ayant convoqué une assemblée du peuple, il haranguèrent l'un après l'autre, accusant vivement les patriciens d'avoir rompu les traités et violé le serment par lequel ils avaient promis au peuple d'oublier entièrement le passé : et pour faire voir que leur réconciliation n'avait point été sincère, ils apportaient entre autres preuves la disette des vivres que les patriciens avaient causée eux-mêmes de dessein formé, les deux peuplades qu'ils avaient envoyées dans les villes voisines et tout ce qu'ils avaient fait pour diminuer à Rome le nombre des plébéiens. Tombant ensuite sur Marcius, ils invectivèrent contre lui avec beaucoup d'animosité. Ils lui firent un crime du discours qu'il avait tenu en plein sénat, de ce qu'ayant été cité devant le peuple pour rendre compte de sa conduite, il avait refusé opiniâtrement de comparaître, et de ce qu'il avait repoussé par des coups et avec violence, les édiles qui s'étaient présentés pour l'y contraindre. Ils citèrent pour témoins de ce qui s'était passé dans le sénat, les personnes les plus vénérables de cet ordre, et pour témoins de l'insulte faite aux édiles, tous les plébéiens qui s'étaient trouvés alors dans la place publique. Après ces invectives, ils firent sommer les patriciens de se défendre s'ils avaient quelque chose à dire contre ces accusations, retenant toujours le peuple à l'assemblée jusqu'à ce que le sénat eût fini sa séance. Car tandis que la multitude tenait conseil, les patriciens délibéraient aussi sur les mêmes affaires : mais ils ne savaient quel parti prendre, ou de se justifier devant le peuple sur les calomnies dont on les avait noircis y ou de se tenir tranquilles à ce sujet. Enfin, le plus grand nombre préféra le parti le plus doux au plus hardi, les consuls renvoyèrent le sénat, et se rendirent à l'assemblée, tant pour répondre aux calomnies qu'on avait faites contre le sénat en général, que pour prier instamment le peuple de ne décerner rien de trop fort contre Marcius. XI. MINUCIUS le plus âgé des deux consuls, s'avança au milieu de l'assemblée du peuple, et parla en ces termes : [7,28] « Pour ce qui regarde la cherté des vivres, nous n'avons, Romains, que deux mots à répondre, et nous ne citerons point d'autres témoins que vous-mêmes. Vous n'ignorez pas que si les terres n'ont produit point de grains, c'est qu'on a négligé de les ensemencer à l'ordinaire : il n'est pas besoin que d'autres vous apprennent d'où procède la désolation des campagnes, ni pourquoi, malgré leur bonté et leur grande étendue, on n'y trouve ni blés, ni esclaves, ni troupeaux. Vous savez que les ennemis en ont ravagé la plus grande partie, qu'elles ne suffisent pas pour la nourriture de tant de citoyens qui n'ont point d'autres provisions d'ailleurs. Convenez donc que la cause de la famine n'est pas telle que vos orateurs vous le font entendre, mais qu'elle vient de ce que vous savez vous-mêmes : cessez d'imputer vos malheurs à nos prétendues embûches, cessez de nous faire des reproches que nous ne méritons pas. Au reste, nous avons envoyé des colonies, c'est la nécessité qui nous y a obligés, et nous ne l'avons fait, que parce que vous avez tous jugé d'une commune voix, qu'il était à propos de s'emparer par de bonnes garnisons, de ces places si commodes pour la guerre. Souvenez-vous aussi des tristes circonstances où nous avons pris le parti d'envoyer ces colonies : c'était un temps de nécessité, de famine, de disette, et ce démembrement a été aussi utile à ceux qui les composent, qu'à vous-mêmes qui êtes restés ici : ils ont toutes choses en abondance dans leur nouvel établissement ; et vous qui êtes restés à Rome, vous vous trouvez moins pressés par la famine. Enfin vous ne pouvez nous faire aucun reproche là-dessus, puisque les patriciens ont participé à la même fortune que les plébéiens, tirant au sort aussi bien qu'eux pour être de la colonie. [7,29] Pourquoi donc ces harangueurs s'avisent-ils de nous faire un crime d'une chose où vous avez eu autant de part que nous, et dans laquelle les patriciens et les plébéiens ont couru la même fortune ? Qu'elle ait été mauvaise cette fortune, comme ils le disent, ou qu'elle ait été avantageuse, comme nous le croyons, vous ne pouvez vous en plaindre, puisqu'elle a été commune à la noblesse et au peuple. Quant aux calomnies qu'ils ont débitées contre nous au sujet de la dernière assemblée du sénat, en nous accusant de ne vouloir pas modérer le taux des denrées, de faire en sous-main tous nos efforts pour détruire la puissance des tribuns, de garder toujours contre vous quelque ressentiment à cause de votre retraite, de chercher tous les moyens d'accabler le peuple, et plusieurs autres plaintes de cette sorte, nous les réfuterons bientôt par des faits incontestables. Pour vous prouver que nous ne vous avons fait aucun mal, nous confirmons présentement la puissance des tribuns sur le même pied que nous vous l'avons accordée, et nous vous vendrons le blé au prix que vous déterminerez vous-mêmes d'un commun consentement. Ayez donc un peu de patience, et si nous vous manquons de parole, plaignez-vous hautement et accusez nous d'infidélité. XII. Si vous vouliez examiner nos différends avec quelqu'attention, les patriciens auraient je crois, plus de droit d'accuser le peuple que vous n'en avez de vous plaindre du sénat. En effet, Romains, (ne vous fachez pas si je parle avec liberté) c'est une injustice que vous nous faites de condamner d'avance nos délibérations sans en attendre la fin. Ne sait-on pas qu'il n'y a rien de plus facile que de troubler l'état et de rompre l'union et la concorde, si l'on veut nous faire un crime de nos délibérations et de nos promesses, dont la foi encore incertaine ne pouvant nous mettre à couvert de vos soupçons, sert à vos magistrats de spécieux prétexte pour colorer leurs injustes démarches ? Mais vos chefs et vos protecteurs ne sont pas les seuls qui soient dignes de ce blâme pour les calomnies qu'ils débitent contre le sénat. Vous n'êtes pas moins répréhensibles qu'eux, pour avoir ajouté foi à leurs discours envenimés, et pour vous être déchaînés contre les patriciens avant que d'avoir fait l'épreuve de la sincérité de leurs promesses. Si vous craigniez quelqu'injustice de leur part, il fallait retenir votre colère jusqu'à ce qu'ils l'eussent méritée, et attendre à ce temps-là à leur en faire sentir les effets. Mais au lieu de vous comporter ainsi, vous avez agi avec plus de promptitude que de prudence, et vous avez cru faussement que toute votre sûreté consistait à faire du mal. [7,30] XIII. CE que j'ai dit, est plus que suffisant pour détruire les accusations que vos tribuns ont osé débiter contre les sénateurs en général. Mais puisqu'ils nous accusent tous en particulier sur les avis que nous avons ouverts dans les assemblées du sénat, puisqu'ils prétendent que nous voulons diviser la ville, et qu'aujourd'hui ils cherchent à punir de mort ou à exiler Marcius, ce citoyen si zélé pour les intérêts de la patrie, qui n'a point fait d'autre crime que d'avoir déclaré les sentiments avec une généreuse liberté, je veux aussi réfuter toutes ces calomnies. C'est à vous à voir, si dans tout ce que je vais dire, je ne passerai point les bornes de la vérité et de la modération. Quand vous fîtes la paix avec le sénat, vous crûtes, Romains, qu'il vous suffisait d'obtenir l'abolition de vos dettes, et la permission de créer des magistrats de votre corps pour protéger les pauvres si on leur faisait violence : vous obtîntes l'une et l'autre grâce, et vous nous en remerciâtes. Mais vous ne demandâtes point alors, et vous ne demanderez jamais, que la dignité de consul soit abolie, ni qu'on ôte au sénat l'administration de la république, ni qu'on renverse l'ordre du gouvernement de l'état. Qu'est-ce donc qui vous porte à brouiller aujourd'hui, et pourquoi faites-vous vos efforts pour renverser tout ? Par quel droit prétendez-vous nous dépouiller de notre dignité? Si vous épouvantez les sénateurs afin de leur ôter la liberté de dire franchement ce qu'ils pensent, que peut-on attendre de bon de vos magistrats, ou sur quelle loi se fonderont-ils pour condamner des patriciens à la mort ou à l'exil ? Car ce prétendu droit n'est fondé ni sur les lois anciennes, ni sur le nouveau traité fait avec le sénat. Si vous voulez que je vous dise la vérité, franchir les bornes prescrites par les lois et consulter plutôt la force que la justice, ce n'est pas une conduite qui convienne à des plébéiens, mais à des tyrans. Je vous conseillerais donc de vous en tenir aux avantages que le sénat vous a accordés, sans prétendre usurper aujourd'hui des privilèges et des droits que vous ne lui demandâtes point par le traité de réconciliation. [7,31] Mais pour vous faire mieux comprendre que les demandes de vos orateurs ne sont ni justes ni raisonnables, et que leurs prétentions ne sont pas moins impertinentes qu'impossibles, mettez-vous, je vous prie, à notre place, et supposez que l'affaire dont il s'agit est celle du peuple et non pas du sénat. Imaginez-vous que les sénateurs accusent vos magistrats de parler mal de leur corps dans vos assemblées, de renverser le gouvernement aristocratique, d'exciter des séditions dans Rome, (au reste, ils ne diraient que trop vrai, car les tribuns font tout cela), imaginez-vous qu'on leur reproche encore quelque chose de plus criant, comme de s'attribuer plus de pouvoir qu'il ne leur en appartient, et d'entreprendre même de faire mourir qui ils voudront d'entre les sénateurs sans les juger dans les formes : imaginez-vous après cela qu'on demande qu'il soit permis de tuer impunément les auteurs de ces entreprises trop hardies. Comment pourriez-vous souffrir une telle arrogance du sénat, et que diriez-vous en pareil cas? N'en seriez-vous pas indignés ? Ne crieriez-vous pas à l'injustice atroce, si quelqu'un vous ôtait la liberté de parler et d'agir, et si l'on menaçait de mort quiconque oserait dire une seule parole en faveur du peuple ? Oui certainement vous crieriez à l'injustice atroce : on ne peut en douter. Après-cela, Romains, vous voudriez que les autres supportassent avec patience ce que vous ne souffririez pas vous-mêmes ? Sont-ce-là les sentiments qu'inspirent la modération et l'humanité, et est-ce ainsi que l'on doit en user dans la société civile ? Ne confirmez-vous ce pas vous-mêmes par cette conduite, que les accusations formées contre vous ne sont que trop vraies ? Ne faites-vous pas voir par-là, que ceux qui nous conseillent de ne pas laisser augmenter votre puissance illégitime, nous donnent des avis conformes aux intérêts de la république ? Pour moi je le crois ainsi. Mais s'il est vrai, comme je le souhaite, que vous ayez d'autres desseins que ceux qu'on vous attribue : croyez-moi, modérez-vous. Souffrez en patience et modestement les discours qui vous offensent : c'est là le moyen de passer pour de bons citoyens et d'obliger en même temps vos plus mortels ennemis à changer de résolution et de sentiments à votre égard. Voila les raisons que nous avions à vous dire. Elles nous paraissent très justes et très convaincantes : ainsi nous vous conseillons de demeurer dans les bornes de votre devoir. [7,32] XIV. Au reste si nous parlons ici des bons offices que nous vous avons rendus autrefois et tout nouvellement dans le temps de votre retour, ce n'est pas pour vous les reprocher, mais pour vous rendre plus dociles : car s'il est de votre générosité de les oublier, il n'est pas moins de votre devoir de vous en souvenir toujours. En reconnaissance de tant de bienfaits dont nous vous avons comblés, nous ne vous demandons aujourd'hui qu'une seule grâce : c'est de ne pas faire mourir ni exiler un homme qui aime la patrie et qui est le plus habile guerrier que nous ayons. Sachez, Romains, que ce serait une grande perte pour nous, si vous ôtiez à l'état un sujet d'une vertu si admirable et d'un courage si extraordinaire. C'est donc principalement aux obligations que vous lui avez, qu'il faut sacrifier tous vos ressentiments. Souvenez-vous qu'il y a parmi vous un grand nombre de citoyens qu'il a sauvés dans les guerres, et, que la mémoire de ses belles actions efface de votre esprit un méchant discours qui fait tout le sujet de vos plaintes : ses paroles ne vous ont fait aucun mal, au lieu que ses actions vous ont fait beaucoup de bien. Que si vous êtes ses ennemis irréconciliables, au moins accordez sa grâce à nos prières et à celle du sénat, et réconciliez-vous une bonne fois avec nous, afin de rétablir dans Rome la concorde et l'union qui y régnait autrefois. Si vous nous refusez la grâce que nous demandons, sachez que nous ne céderons point à vos violences, et que cette tentative que nous faisons auprès du peuple, produira ou une amitié sincère et de bons offices encore plus grands que par le passé, ou une nouvelle guerre civile et des maux, sans remède.» [7,33] XV. Ainsi parla Minucius. Les tribuns qui s'aperçurent que le peuple s'était laissé gagner par son discours plein de modération et par les promesses avantageuses qu'il lui faisait, en furent extrêmement indignés. Mais Gaius Sicinnius Bellutus en conçut encore plus de dépit que tous ses collègues. C'était lui qui avait porté les pauvres à se soulever contre la noblesse. Les plébéiens l'avaient fait leur général dans le temps qu'ils étaient sous les armes, ne l'élevant à un si haut degré de puissance que parce qu'il était l'ennemi déclaré du gouvernement aristocratique : il était alors tribun pour la seconde fois. Il n'y avait aucun des tribuns qui appréhendaient tant que lui que la concorde et l'ancienne police ne se rétablît : personne en effet n'y avait plus d'intérêt. Comme c'était un très méchant homme, qui avait eu une éducation basse et qui ne s'était jamais distingué par aucun endroit ni dans la paix ni dans la guerre, non seulement il n'avait aucune espérance que l'aristocratie venant à reprendre le dessus, on lui déférât les mêmes honneurs et la même puissance, mais il courait risque de sa vie, parce qu'il avait allumé dans Rome le flambeau de la division, et plongé la république dans les horreurs d'une guerre civile, qui avait produit une infinité de maux. Sicinnius ayant délibéré avec les magistrats du peuple, sur ce qu'il avait à faire et sur ce qu'il devait dire, se leva au nom de tous pour répondre aux consuls. D'abord il déplora les misères du peuple, et loua les consuls sur ce qu'ils avaient bien voulu rendre raison aux plébéiens sans mépriser leur bassesse : il dit ensuite qu'il savait bon gré aux patriciens de ce qu'enfin ils commençaient à prendre foin du salut du pauvre peuple ; puis il ajouta qu'il serait témoin avec tous les autres si leurs actions répondraient à leurs paroles. [7,34] XVI. APRES cet exorde, paraissant plus modéré dans sa colère et pencher plus qu'auparavant du côté de la paix, il se tourna vers Marcius qui était devant les consuls, et lui parla ainsi. « Et vous, Marcius, pourquoi ne vous défendez-vous pas devant vos citoyens sur ce que vous avez dit dans le sénat ? Ou plutôt, que ne tâchez-vous de les fléchir par vos prières, afin qu'ils vous punissent moins rigoureusement ? Car je ne vous conseillerais pas de nier un fait dont il y a tant de témoins, ni de vous défendre avec impudence. Ces airs de hauteur ne vous conviendraient nullement, tout Marcius que vous êtes, et quoique vous affectiez plus de fierté que n'en doit avoir une personne privée. Si ce n'est peut-être que vous vous imaginiez qu'il convient aux consuls et aux patriciens de demander grâce au peuple pour vous, mais et qu'il serait indigne de vous la solliciter pour vous-même. XVII. Il parlait ainsi, parce qu'il savait bien que Marcius était un homme trop fier pour se résoudre à s'accuser soi-même, à avouer sa propre faute, à en demander grâce, à se lamenter ou avoir recours aux prières contre son naturel hautain, et qu'il prendrait le parti ou de ne point défendre sa cause, ou de le faire avec sa fierté naturelle, sans flatter le peuple ni garder de modération dans son discours, ce qui arriva en effet. Quand on eut fait silence, presque tous les plébéiens étant portés à l'absoudre s'il s'était accommodé au temps et qu'il eut su mollir dans l'occasion, il fit paraître tant de fierté dans ses paroles et tant de mépris pour eux, que loin de désavouer ce qu'il avait dit dans le sénat contre le peuple, ou d'en paraître repentant, d'exciter la compassion et d'avoir recours aux prières, il ne daigna pas même se soumettre à leur jugement en aucune chose, prétendant qu'ils n'avaient point de pouvoir légitime. Il protesta que si on voulait l'accuser devant les consuls qui étaient ses juges naturels, pour lui demander compte de ses actions ou de ses paroles en ce qui regardait les lois, il était prêt à y comparaître pour être jugé : mais qu'il n'était venu à l'assemblée des plébéiens ou ils l'avaient appelé, que pour leur reprocher leurs prévarications et les excès auxquels ils s'étaient emportés, soit dans le temps de leur retraite, soit après leur retour, et pour les exhorter de commencer enfin à réprimer leurs injustes désirs. Il se mit ensuite à déclamer avec beaucoup de force et de hardiesse contre tous les plébéiens, mais particulièrement contre leurs tribuns, ne gardant dans ses paroles ni le respect ni la précaution raisonnable que doit garder un citoyen qui veut instruire le peuple, ni les mesures convenables à un particulier haï de presque tout le monde et qui doit éviter de choquer les puissances. En un mot, il fit paraître une colère immodérée et un souverain mépris pour les assiégés, semblable à un ennemi, qui sans rien craindre, insulte des vaincus qui sont à sa merci. [7,35] XVIII. PENDANT qu'il parlait, il s'éleva un grand tumulte causé par la diversité des sentiments, comme il arrive d'ordinaire dans les nombreuses assemblées, où le peuple se laisse entraîner, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, les uns applaudissant à ses discours et les autres en étant fort indignés. Mais après qu'il eut fini de parler, les cris et le tumulte ne firent que s'augmenter de plus en plus. Les patriciens louaient la liberté qu'il faisait paraître dans ses discours : ils disaient qu'il était le plus courageux de tous les hommes, le seul qui fût véritablement libre, puisqu'il n'avait pas craint dernièrement une troupe d'ennemis qui étaient allés pour se jeter sur lui, et qu'il ne pouvait encore se résoudre à employer une basse flatterie pour arrêter les fières et injustes entreprises des citoyens. Mais d'un autre côté les plébéiens irrités de ses reproches, le traitaient comme l'homme du monde le plus insupportable, comme un esprit plein d'aigreur et de fiel, et comme le plus déclaré ennemi qu'ils pussent jamais avoir. Il y en avait même qui voulaient à toute force le tuer sur le champ, pendant que l'occasion s'en présentait si belle. Les chefs de l'assemblée les y encourageaient. Sicinnius surtout animait leurs transports, leur lâchait la bride, et leur donnait toute permission. Il assembla autour de lui une multitude dont il alluma la fureur: tout écumant de colère contre Marcius, il vomit contre ce grand homme tout ce que la rage et le dépit lui inspiraient. Enfin il prononça sa sentence de mort, déclarant qu'elle avait été arrêtée par le collège des tribuns, en punition de l'insulte commise en la personne des édiles, qu'on avait envoyés le jour précédent avec ordre de l'emmener, et qu'il avait repoussés avec violence en les maltraitant de coups, insulte qui tombait directement sur les tribuns qui avaient donné l'ordre aux édiles leurs ministres. Cette sentence prononcée il ordonne qu'on le mène sur une éminence qui commandait à la place publique : c'est une roche effroyable du haut de laquelle on avait coutume de précipiter ceux qui étaient condamnés à mort. XIX. Les édiles s'approchent pour se saisir de Marcius : les patriciens se jettent en foule sur eux avec de grands cris, en même temps le peuple s'attroupe et repousse les patriciens. Les esprits s'échauffent : il s'excite un tumulte affreux : on se dit des injures de part et d'autre : on s'entre-pousse, on n'épargne pas même les coups. Enfin les consuls s'étant jetés au milieu de la mêlée, ordonnent à leurs licteurs d'écarter la foule, et le tumulte s'apaise, tant les hommes de ces premiers siècles avaient de vénération pour la dignité de consul, et de respect pour l'autorité royale. Alors Sicinnius fort embarrassé de sa contenance, ne savait à quoi se déterminer. D'un côté il appréhendait d'obliger ses adversaires à repousser la violence par la force, de l'autre il ne pouvait se résoudre à lâcher prise du moment qu'il avait une fois commencé. [7,36] Comme il rêvait sur le parti qu'il devait prendre, Lucius Junius Brutus, cet inventeur des conditions suivant lesquelles on avait conclu la réconciliation du peuple avec les patriciens, ce harangueur qui savait conduire la multitude, cet orateur populaire, si prompt en toutes choses, surtout à trouver des expédients dans les conjonctures les plus difficiles, entre dans les peines du tribun, et pour le tirer d'un si grand embarras il s'abouche avec lui seul. Il lui conseille de ne se point entêter à poursuivre l'exécution d'une entreprise injuste et commencée avec trop de chaleur. Il lui fait entendre que tous les patriciens transportés de colère, sont prêts à prendre les armes, si les consuls leur en donnent le signal, que d'ailleurs la plus grande partie du peuple, est fort en balance, et très peu disposée à souffrir qu'on livre à la mort le plus illustre personnage de Rome, sans l'avoir jugé et condamné dans les formes. Par ces remontrances réitérées, il lui persuade qu'il doit céder pour le présent, et ne pas se commettre avec les consuls, de peur qu'il n'en arrive un plus grand mal, qu'il est plus à propos de citer Marcius à un jour marqué, pour comparaître au tribunal du peuple, qui le jugerait en donnant ses suffrages par tribus, afin d'être puni comme il serait décidé à la pluralité des voix. Que ce qu'il entreprenait pour lors en se portant pour accusateur, pour juge, et pour arbitre du genre de punition, était une démarche tyrannique et violente, qu'il serait bien plus conforme aux règles et aux maximes d'un légitime gouvernement, de permettre à ce consulaire de se défendre selon les lois, pour être puni ensuite comme les juges l'auraient décidé à la pluralité des suffrages. Sicinnius qui ne voyait point d'autre moyen de se tirer d'embarras, défère au conseil de Brutus et embrasse ce parti comme le plus prudent. Ensuite s'étant avancé au milieu de l'assemblée, il tint ce discours. « Vous voyez, Romains, avec quelle ardeur les patriciens se portent au meurtre et à la violence, et qu'ils font moins de cas de vous tous, que d'un orgueilleux qui a insulté toute la ville. Gardons-nous bien de leur ressembler, ou de courir tête baissée à notre perte, soit que nous fassions la guerre, soit que nous la repoussions si on nous la déclare ; et puisque quelques-uns apportent un prétexte apparent pour secourir le coupable, et pour le soustraire au châtiment, en citant la loi qui ne permet pas de faire mourir un citoyen sans l'avoir jugé et condamné dans les formes, accordons-leur ce prétendu droit, quoiqu'ils n'agissent pas avec nous dans les règles de la justice ni selon les lois. Faisons leur voir que dans le temps même que nos propres citoyens nous font du mal, nous préférons les voies de la douceur à celles de la violence. Allez-vous-en donc chez vous, attendez un moment plus favorable, il ne tardera pas à venir. Pour nous, après que nous aurons réglé les affaires les plus pressées, nous ferons assigner Marcius à comparaître en jugement, et nous renverrons l'affaire par devant vous. Ayez soin seulement, quand on vous aura donné le droit de suffrages selon les lois, de lui imposer la peine qu'il vous paraîtra avoir méritée. En ce voila assez sur cet article. Pour ce qui regarde la vente et distribution du blé, et le juste taux qu'il y faut mettre, nous y pourvoirons nous-mêmes, si les consuls et le sénat n'en ont pas soin. ». Ce discours fini, il renvoya l'assemblée. [7,37] CHAPITRE SEPTIEME. I. PEU de temps après, les consuls convoquèrent le sénat, et on délibéra à loisir sur les moyens d'apaiser les troubles. Il fut résolu, premièrement qu'on tâcherait d'adoucir les plébéiens en leur vendant les vivres à bon marché, secondement qu'on engagerait leurs magistrats à se désister de leurs poursuites pour l'amour du sénat, et à ne pas obliger Marcius à comparaitre, ou au moins (s'ils ne voulaient pas accorder cette grâce) à différer la chose le plus longtemps qu'ils pourraient, jusqu'à ce que la colère du peuple se calmât. Ces résolutions prises, ils publièrent leur décret touchant le taux des denrées, et tout le monde en étant fort content ils le ratifièrent. Il portait que les denrées {nécessaires} pour vivre chaque jour, se vendraient au prix le plus bas qu'elles avaient été avant la sédition intestine. II. Ces choses ainsi réglées, ils redoublèrent leurs instances auprès des tribuns : mais ils n'en purent obtenir une grâce entière. On leur accorda seulement que les poursuites contre Marcius seraient différées jusqu'au temps qu'ils demandaient, mais dans la suite ils trouvèrent les moyens de prolonger ce terme par location que je vais dire. Les ambassadeurs que le tyran de Sicile avaient envoyés porter au peuple Romain le blé dont il lui faisait présent, mouillèrent en revenant à Rome, auprès du port d'Antium, où ils furent pris par des pirates de cette ville, qui les traitèrent comme ennemis, pillèrent leurs effets, et les retinrent en prison. Sur cette nouvelle les consuls envoyèrent une ambassade à Antium. Les Antiates ayant refusé de leur rendre justice, ils publièrent une expédition contre eux, et après avoir enrôlé la fleur de la jeunesse ils se mirent tous deux en campagne, ordonnant qu'on sursît toutes les affaires publiques et particulières pendant tout le temps que durerait la guerre. Mais ce temps fut beaucoup plus court qu'on n'espérait. Car les Antiates informés qu'on marchait contre eux avec toutes les forces de la république, ne firent point de résistance : ils n'eurent recours qu'aux prières, et rendirent aussitôt les ambassadeurs Siciliens avec tous leurs effets, en sorte que les Romains furent obligés de s'en retourner. [7,38] III. APRES qu'on eut congédié les troupes, le tribun Sicinnius convoqua une assemblée du peuple, et marqua le jour auquel la cause de Marcius devait être jugée: Non seulement il invita tout le peuple de la ville à s'y trouver en grand nombre pour prendre connaissance de cette affaire, mais il ordonna à ceux qui demeuraient à la campagne, de quitter leur travail, pour venir exactement à l'assemblée, afin de donner leurs suffrages comme dans une affaire où il s'agissait de la liberté et au salut de toute la ville. Il avertit aussi Marcius de s'y trouver pour défendre sa cause, l'assurant qu'on lui rendrait justice dans toutes les formes. IV. LES consuls délibérèrent sur ce sujet avec le sénat, et furent d'avis de ne pas souffrir que le peuple s'attribuât tant d'autorité, car ils croyaient avoir trouvé des moyens justes et légitimes pour traverser les desseins de leurs adversaires. Après avoir pris toutes les mesures nécessaires, ils invitèrent les magistrats du peuple de se trouver, eux et leurs amis, à une conférence particulière, dans laquelle Minucius parla en ces termes. V. « NOUS sommes d'avis qu'il faut employer tous nos soins pour apaiser la sédition, afin de n avoir plus de disputes avec le peuple sur quelqu'affaire que ce puisse être. Nous prenons d'autant plus volontiers ce parti, que nous voyons que vous renoncez à la violence et aux voies des faits pour traiter amiablement avec nous par la voie des conférences. Nous ne saurions trop louer la sage résolution que vous avez prise ; mais nous sommes persuadés qu'il faut que le sénat commence le premier à faire les ordonnances, puisque c'est l'ancien usage. Vous êtes témoins vous-mêmes que depuis que vos ancêtres ont fondé cette ville, le sénat a toujours eu cette prérogative, et que le peuple n'a jamais rien jugé ni confirmé par ses suffrages qui n'eût été décidé en premier lieu par le sénat, non seulement dans ces derniers temps, mais encore sous le gouvernement monarchique. Car les rois proposaient au peuple toutes les décisions de notre assemblée, et les faisaient confirmer par ses suffrages. Ne nous ôtez donc pas nos prérogatives ; n'abolissez point une coutume si belle et si ancienne: mais si vous avez quelque chose de juste et de raisonnable à demander, proposez-le au sénat, et faites votre rapport au peuple de ce qui aura été décidé, afin qu'il le ratifie. [7,39] Ce discours ne plut point à Sicinnius, qui ne pouvait souffrir que les patriciens disposassent d'aucune chose. Ses collègues se montrèrent plus traitables. Suivant l'avis de Lucius, ils consentirent que le sénat ferait le premier ses décrets, mais en récompense ils demandèrent pour eux un certain droit que les consuls ne pouvaient leur refuser. Ils voulaient que dans les assemblées les sénateurs accordassent aux citoyens la liberté de parler, et que ce droit s'étendît non seulement aux tribuns qui étaient engagés par leurs charges à soutenir les intérêts du peuple, mais encore à tous ceux qui auraient quelque chose à dire ou pour détruire le sentiment des Tribuns ou pour l'appuyer, que les avis entendus, le sénat donnerait ses conclusions, et qu'après avoir examiné mûrement les raisons de part et d'autre, il décidât ce qui lui paraîtrait de plus équitable et de plus avantageux à la république : qu'ensuite un chacun prêterait serment selon les lois, comme dans une assemblée de juges, et qu'après avoir recueilli les suffrages, on ratifierait ce qui aurait été décidé à la pluralité des voix. Les tribuns ayant donc consenti que le sénat fît le décret comme les consuls l'avaient demandé, on termina la conférence. VI. LE lendemain le sénat s'assembla, les consuls lui communiquèrent les conventions qu'ils avaient faites la veille avec les magistrats du peuple. Ensuite on fit venir les tribuns et on leur ordonna de dire ce qu'ils demandaient. Alors Lucius qui avait consenti que le sénat fît un délibéré pour donner ses conclusions, s'avança au milieu de l'assemblée où il parla en ces termes. [7,40] VII. VOUS n'ignorez-pas, Sénateurs, qu'il y a un de nos collègues qui pour certaines raisons que nous connaissons, ne manquera point de nous faire un crime auprès du peuple, de ce que nous venons ici pour faire le décret de concert avec vous. Il prétend qu'il n'est pas besoin de vous demander un droit que les lois mêmes nous ont déjà donné, ni de recevoir de vous comme une grâce, des prérogatives qui nous appartiennent à juste titre. S'il nous oblige à comparaître au tribunal du peuple, nous serons en grand dangers de nous voir condamnés comme traîtres et déserteurs, et de souffrir les plus indignes traitements. Quoique nous connaissions le péril qui nous menace, nous n'avons pas laissé néanmoins de nous rendre à l'assemblée du sénat, comptant uniquement sur la justice de notre cause, et sur la foi des serments par lesquels vous vous engagerez à faire vos décrets selon les formalités dont nous sommes convenus. J'avoue que nous sommes des gens de peu de chose, à qui il ne convient guère de parler sur des matières si importantes. Mais les affaires que nous avons à vous proposer, sont de la dernière conséquence. Faites-y donc attention, et si ce que nous demandons vous parait juste et utile à l'état, je dis même nécessaire, ne balancez pas à nous l'accorder de bonne grâce. [7,41] VIII. POUR commencer par ce qui concerne le droit, après avoir chassé les rois par notre secours, lorsque vous eûtes établi le gouvernement sous lequel nous vivons aujourd'hui et que nous n'avons garde de blâmer, vous comprîtes, Messieurs, que les plébéiens étaient plus faibles, et que toutes les fois qu'il leur survenait quelque procès avec les patriciens (ce qui arrivait fort souvent) ils avaient toujours le dessous. Il vous souvient que pour remédier à cet abus, vous fîtes une loi à la persuasion du consul Valerius, portant qu'il serait permis aux plébéiens opprimés par les patriciens, d'en appeler au tribunal du peuple. Rien n'a plus contribué que cette loi, à entretenir l'union dans Rome, et à repousser les rois qui ont fait plusieurs tentatives pour remonter sur le trône. C'est en vertu de cette loi, que nous citons aujourd'hui Caius Marcius au tribunal du peuple, pour y être ouï, entendu et jugé sur les insultes et les violences que nous prétendons qu'il nous a faites. Nous n'avons donc pas besoin dans ce cas d'une ordonnance du sénat. Dans les affaires sur lesquelles il n'y a point encore de lois écrites, vous êtes les maîtres de délibérer et de donner vos conclusions, et c'est au peuple à les confirmer par ses suffrages ; mais lorsqu'il y a une loi subsistante et inviolable, il faut la suivre sans attendre vos délibérations ou vos décrets. Car on ne peut pas dire qu'il est libre aux particuliers opprimés par un jugement injuste d'en appeler au peuple, mais que les tribuns n'ont pas le même droit. C'est donc sur cette loi que nous nous appuyons : elle nous est si favorable, elle est si formelle et si claire, que nous ne craignons pas de venir ici nous en rapporter à votre jugement. A l'égard des lois de la nature qui ne sont ni écrites ni publiées par l'autorité des hommes, nous demandons, Messieurs, que la condition du peuple ne soit ni pire ni meilleure que la vôtre, prétention d'autant plus juste qu'en vous aidant à soutenir et à terminer plusieurs guerres importantes où vous avez vu des preuves de sa valeur, il a beaucoup contribué à mettre la ville de Rome en état de ne pas recevoir la loi des autres peuples, mais de la leur faire. Or le moyen que nous ne soyons pas de pire condition que vous, c'est de réprimer par la crainte des jugements ceux qui osent nous insulter et en notre liberté et en nos personnes. Au reste, nous convenons que les honneurs, la préséance, les charges et les dignités sont dues à ceux d'entre vous que la fortune ou le mérite a élevés au-dessus des autres. Mais pour ce qui est de se mettre à couvert des insultes et de tirer une juste vengeance du mal qu'on a reçu, nous prétendons que c'est un droit égal et commun à tous ceux qui vivent ensemble dans une même république. C'est pourquoi, autant que nous sommes disposés à vous céder l'éclat de la magistrature, le brillant de la prééminence, et tout ce qui distingue les grands d'avec le commun des citoyens ; autant sommes-nous résolus de maintenir l'égalité du droit naturel, et de ne pas perdre ce qui nous est commun avec vous. Mais en voila assez pour ce qui regarde le droit, quoiqu'il me fût facile d'apporter encore plusieurs autres raisons sur cette matière. [7,42] IX. PROUVONS maintenant que ce que le peuple demande sera utile a la république si on le lui accorde. Nous ne dirons que deux mots sur cet article: continuez, s'il vous plaît, vos attentions. Si quelqu'un vous demandait, Messieurs, quel est, selon vous, le plus grand malheur qui puisse arriver à une ville, et quelle peut être la cause la plus sûre de sa ruine prochaine, ne répondriez-vous pas que c'est la discorde? Pour moi je le crois. Y a-t-il donc parmi vous des personnes assez dépourvues de bon sens, des esprits assez de travers et assez ennemis de toute égalité, pour ne pas voir qu'en accordant au peuple le pouvoir de juger les causes dont la loi lui permet de connaître, nous ne pouvons manquer de vivre dans une parfaite union : et qu'au contraire en nous dépouillant de notre liberté (comme ce serait effectivement nous la ravir que de nous ôter le droit et les lois qui nous sont favorables) vous nous mettriez dans la nécessité de penser à une nouvelle révolte et de rallumer le feu d'une guerre intestine ? Bannir d'une ville la justice et les lois, n'est-ce pas en effet donner des armes aux citoyens pour s'entr'égorger : n'est-ce pas les plonger dans de nouveaux désordres ? Ceux qui n'ont jamais éprouvé les malheurs d'une guerre civile, il n'est pas surprenant que faute d'expérience, peu touchés des maux présents ils ne préviennent pas de longue-main les malheurs futurs. Mais ceux qui, comme vous, sont déjà tombés dans de moindres périls, et qui ont été bien aises de s'en tirer en y apportant tous les remèdes que le temps leur permettait, seront-ils excusables s'ils se replongent dans les mêmes malheurs ? Qui est l'homme qui ne vous accuserait pas de la plus grande fureur et de la dernière folie, s'il faisait réflexion que pour empêcher les plébéiens de continuer leurs séditions, vous leur avez accordé malgré vous plusieurs choses qui ne vous sont ni utiles ni honorables, et qu'aujourd'hui, dans le temps que vous n'êtes menacés d'aucun danger ni pour vos biens, ni pour votre honneur, ni pour aucune partie de la république, vous irritez ce même peuple, uniquement pour faire plaisir à ses ennemis ? Non, Sénateurs, vous n'en userez pas ainsi, si vous êtes sages. Mais je voudrais bien vous demander, dans quelles pensées vous étiez lorsque vous nous accordâtes notre rappel aux conditions que nous exigions. Vous parut-il dans ce temps-là que c'était le meilleur parti que vous pussiez jamais prendre, ou bien cédiez-vous à la nécessité ? Si vous crûtes alors qu'il était avantageux pour la république de nous accorder nos demandes, pourquoi n'êtes-vous pas encore aujourd'hui dans les mêmes sentiments ? « Que si c'était pour vous une nécessité absolue, et qu'il n'y eut pas moyen de faire autrement, ou plutôt, si vous n'aviez en vue que l'utilité et l'intérêt de la république quand vous prîtes ce parti: pourquoi vous repentez-vous aujourd'hui de ce que vous avez fait ? Il valait peut-être mieux ne rien accorder dans le commencement, si cela dépendait de vous. Mais du moment que vous avez accordé une chose, il ne faut pas vous repentir de ce qui est fait. [7,43] Pour moi, Messieurs, je suis persuadé que vous avez pris le bon parti d'entrer dans un accommodement, et je crois que vous êtes obligés d'en garder tous les articles puisque vous les avez faits. Vous nous avez donné les dieux pour garants du traité, et vous avez fait mille imprécations, tant contre ceux qui en violeraient les articles, que contre leurs descendants à perpétuité. Tout ce que nous vous demandons aujourd'hui, c'est ce que vous gardiez les articles du traité de notre réconciliation. Il n'y a rien de plus juste ni de plus utile : vous ne pouvez en disconvenir, pour peu que vous vous souveniez de vos serments. II serait inutile d'apporter d'autres preuves : vous savez la vérité de ce que j'ai dit, et tout ce que j'ajouterais ne servirait qu'à vous fatiguer. X. IL faut présentement vous faire voir, qu'il est de votre intérêt de ne céder ni à la violence ni aux tromperies, et de ne pas nous désister de nos justes poursuites, que nous n'avons commencées qu'à la dernière contrainte après avoir reçu de Marcius les plus sanglantes insultes et le plus rude affront. Ecoutez ce que je vais dire, ou plutôt, rappelez-vous le souvenir ce que vous avez vu; car je dirai rien que vous ne sachiez tous : mais écoutez-moi avec les mêmes dispositions, que si la chose dont il s'agit, vous regardait tous personnellement. Si quelqu'un des plébéiens s'était échappé à dire ou à faire contre vous, dans une assemblée du peuple, ce que Marcius a osé dire contre nous en plein sénat, quels seraient vos ressentiments ? [7,44] Il n'y avait pas encore quatre ans écoulés depuis la réconciliation faite avec les patriciens, qu'il a été le premier de vous tous à rompre ce traité sacré, qui fut confirmé et cimenté par des serments inviolables, non seulement pour vous qui les avez faits, mais encore pour toute votre postérité tant que la ville de Rome subsistera. Il a, dis-je, entrepris de l'enfreindre, non par des intrigues secrètes, ni dans quelque assemblée particulière, mais ouvertement, en présence de vous tous, et en pleine assemblée du sénat, où il a eu l'insolence de dire qu'il fallait abolir l'autorité des tribuns, le premier et l'unique appui de notre liberté, sur lequel nous avons fondé le traité d'accommodement. Sa présomption a même été encore plus loin : il a traité de pétulance la liberté des pauvres, il a donné le nom de tyrannie à l'égalité rétablie entre tous les citoyens, et il a opiné à nous en dépouiller. Mais la plus impie de toutes ses propositions, souvenez-vous en, Sénateurs, c'est d'avoir dit que l'occasion favorable était venue pour faire sentir au peuple toute votre colère sur ses fautes passées : c'est de vous conseiller, aujourd'hui que nous sommes épuisés d'argent et assiégés depuis longtemps par une affreuse disette, de faire continuer la cherté des vivres et de l'en laisser le maitre : c'est de vous faire entendre que si vous suivez ses avis, nous ne pourrons pas refuser longtemps à acheter le blé à un prix excessif, nous qui manquons d'argent, et qui réduits à la dernière misère, n'avons plus aucune ressource : c'est enfin de vous avoir dit que par ce moyen une partie des pauvres sera obligée de quitter la ville pour se réfugier ailleurs, et que ceux qui y resteront, ne peuvent éviter d'y périr de la mort la plus funeste. En vous donnant de semblables conseils, il était si transporté de colère et de rage, qu'il ne fit pas même attention qu'outre les autres inconvénients qui s'ensuivraient si le sénat rompait le traité, les pauvres qui sont grand nombre, seraient contraints, dès qu'ils se verraient pressés par la famine, de se jeter sur les auteurs du mal et de les regarder comme leurs plus cruels ennemis. Que si vous eussiez été assez déraisonnables pour donner dans la même fureur, et pour vous livrer à ses emportements, il n'y avait point de milieu, il fallait absolument ou que tout le peuple pérît, ou que de toute la race des patriciens il n'en restât pas un seul. Ne croyez pas que nous eussions été assez esclaves pour souffrir ou qu'on nous ôtât la vie ou qu'on nous chassât de notre patrie. Après avoir invoqué les dieux et les génies témoins de nos maux, n'en doutez pas, Messieurs, vous nous eussiez vu couvrir les rues et les places de corps morts, et nous n'aurions enfin terminé notre destinée qu'en répandant le sang de nos citoyens. Voila les impiétés où Marcius nous engageait par ses discours : voila à quelles extrémités il a cru qu'il devait nous porter par ses mauvais conseils. [7,45] Mais il ne s'est pas contenté d'exciter des séditions dans Rome par ses discours, il en est venu même aux voies de fait. Escorté d'une troupe de mutins prêts à le servir en tout, il a refusé de comparaître à {notre} tribunal où il était cité, il a repoussé et frappé nos ministres quand ils se sont approchés par notre ordre pour le prendre, enfin il a poussé l'insolence jusqu'à mettre la main sur nous-mêmes. C'est donc pour se moquer de nous, qu'on nous a donné le beau nom de magistrats sacrés et inviolables, sans nous laisser les pouvoirs qui doivent être attachés à notre dignité. Exposés nous-mêmes aux insultes les plus sanglantes, comment pourrons-nous secourir les autres citoyens qui viendront se plaindre de quelque injustice ? Quelle ressource trouveront-ils dans des magistrats qui ne sont pas même en sûreté pour leurs personnes ? Après avoir reçu tant d'insultes d'un homme qui n'a pas encore l'autorité d'un tyran, mais qui y aspire, ne sommes-nous pas en droit de nous plaindre, nous qui ce avons déjà souffert mille injures atroces, et qui nous sommes vus à la veille d'en souffrir bien d'autres si la plupart des sénateurs ne l'avaient empêché ? Quelque pauvres que nous soyons, n'avons-nous pas sujet d'être indignés : et pouvez-vous vous-mêmes vous dispenser de favoriser nos justes prétentions, lorsque nous ne vous demandons que la liberté de faire comparaître Marcius à un tribunal légitime, où tout le peuple divisé par tribus doit donner ses suffrages, après avoir fait serment de rendre exactement la justice lorsqu'il aura ouï et entendu ceux qu'il appartiendra ? XI. Allez, Marcius, allez vous présenter à ce tribunal : allez alléguer pour votre défense devant tous les citoyens, ce que vous avez à dire ici, allez y protester ou que l'avis que vous avez ouvert dans le sénat, n'était qu'un effet de vos droites intentions, et que vous ne le donniez que comme un bon conseil qui aurait été salutaire à la république si on l'avait suivi, ou qu'il n'est pas juste de vous obliger à rendre compte à un autre tribunal de ce que vous avez dit ici dans l'assemblée des sénateurs ; ou que ce n'a pas été de dessein formé ni à mauvaise intention, mais par une espèce d'emportement, que vous avez donne ces conseils impies: enfin, allez y alléguer quelqu'autre raison pour votre défense si vous en avez. Mais défaites-vous, scélérats que vous êtes, défaites-vous de ce cœur altier et tyrannique : rabaissez-vous jusqu'à la condition d'un simple citoyen : soyez plus modeste et devenez enfin semblable aux autres hommes. Avouez-vous coupable, prenez un extérieur capable d'exciter la compassion, un habit de suppliant, une posture convenable à vos malheurs, paraissez avec les sentiments d'un cœur humilié et repentant de ses fautes, et au lieu d'employer la violence contre ceux que vous avez offensés, soumettez-vous et demandez grâce. Que la conduite de tant d'illustres sénateurs qui sont ici, vous serve d'exemple : apprenez d'eux la douceur et la modération dont vous devez user envers vos citoyens pour être irréprochable. Quoiqu'ils soient en aussi grand nombre que vous les voyez présentement, recommandables par tant de vertus militaires et civiles dont il faudrait trop de temps pour faire rémunération, vénérables par leurs qualités personnelles et élevés au-dessus des autres par leur dignité, loin de nous traiter durement et avec hauteur, vils et pauvres plébéiens que nous sommes, ils ont été les premiers à faire des ouvertures de paix, et à nous inviter à la réconciliation dans le temps que la fortune nous avait séparés d'eux: ils nous ont accordé des conditions, telles que nous les avons demandées, et non pas suivant leurs propres intérêts : enfin, dans la sédition qui s'est excitée dernièrement à l'occasion de la distribution du blé, ils ont fait tout leur possible pour dissiper les soupçons que nous avions contre eux. [7,46] Je passe plusieurs autres choses sous silence. Mais quelles prières n'ont-ils pas employées auprès de tous les plébéiens, tant en général qu'en particulier, afin d'obtenir grâce pour vous, et de nous faire oublier vos emportements furieux ? Quoi, les consuls et le sénat, qui gouvernent une si grande ville, se sont rabaissés jusqu'à subir le jugement du peuple sur les faits et articles dont on les accusait : et vous, Marcius, vous balancerez encore à vous soumettre à ce même tribunal ? Ils n'ont pas cru se dégrader en demandant grâce pour vous, ils se sont réunis tous ensemble pour l'obtenir des plébéiens : et vous, vous rougirez de le faire vous même ? Mais votre orgueil n'en est pas resté là: non content d'avoir refusé de vous soumettre, vous allez partout tête levée, comme si vous aviez fait quelque belle action, vous faites trophée de vos crimes, et vous ne pouvez vous résoudre à rien rabattre de votre fierté ordinaire. Je ne parle point ici des injures que vous débitez, ni des accusations et menaces que vous faites contre le peuple. Et cependant, Messieurs, vous n'êtes point choqués de son orgueil insupportable ! vous souffrez un homme si hautain et si arrogant, qui s'en fait plus accroire lui seul que tous les sénateurs ensemble ! Quand même vous seriez tous dans la résolution de prendre fait et cause pour lui, devrait-il accepter sa grâce au détriment du bien public ? Ne serait-il pas de son devoir de vous remercier de votre bonne volonté et de votre affection, sans souffrir que vous épousassiez sa querelle ? En homme d'honneur ne devrait-il pas se soumettre au tribunal devant lequel on l'a cité, pour y défendre sa cause, pour y être jugé, et pour subir, s'il le faut, toutes les peines auxquelles il peut être condamné ? C'est là ce que devrait faire un bon citoyen, qui serait véritablement vertueux d'effet et de conduite, et non pas seulement de parole. Mais les violences dont il use aujourd'hui, quel dessein marquent-elles, et qu'en doit-on penser ? Rompre les traités, violer les serments, enfreindre les conditions des alliances, faire la guerre au peuple, insulter les magistrats en leurs personnes sacrées, refuser de comparaître pour rendre raison de sa conduite, aller partout tête levée, se regarder comme au-dessus de tous les citoyens sans vouloir être comptable à personne, ni défendre sa cause, ni subir le jugement, ne sont-ce pas là les actions d'un tyran ? Pour moi je n'en doute point. Et cependant, il y en a plusieurs parmi vous qui le soutiennent, et qui lui applaudissent. La haine implacable qu'ils ont conçue est si enracinée dans leur cœur, qu'ils ne peuvent faire réflexion que les maux présents ne menacent pas moins les personnes de la première qualité que le dernier des plébéiens. Ils s'imaginent que quand une fois ils auront réduit sous l'esclavage le pauvre peuple qu'ils haïssent naturellement, ils seront eux-mêmes dans une entière et parfaite sûreté. Mais il n'en est pas ainsi, Messieurs, et j'ose dire que vous vous trompez lourdement. L'expérience et le temps pourront vous désabuser de ces fausses idées, à mesure que vous découvrirez les desseins de Marcius. Vos propres malheurs et ceux des autres, vous apprendront à être sages. Vous connaîtrez que la tyrannie qu'on fomente maintenant contre le peuple, est un péril qui menace également toute la ville, et que si elle commence aujourd'hui par nous, elle ne vous épargnera pas vous, mêmes quand elle sera affermie. » [7,47] Tel fut le discours de Lucius ; les autres tribuns y ajoutèrent ce qu'ils crurent qu'il avait oublié. XII. LE moment étant venu que le sénat devait dire son avis, les plus anciens et les plus qualifiés des sénateurs consulaires, se levèrent les premiers, à mesure que les consuls les appelaient par leur nom suivant la coutume : on vint ensuite à ceux qui leur étaient inférieurs et en âge et en mérite. Les jeunes se levèrent les derniers, seulement pour confirmer par leurs suffrages les avis des consulaires, et non pas pour haranguer, car cette liberté passait encore alors chez les Romains pour messéante et même pour honteuse, et il n'y avait point de jeune patricien qui se crût plus sage que les vieillards. Il leur était enjoint à tous, tant jeunes que vieux, de ne donner leurs voix qu'après avoir fait serment, comme il se pratique dans les jugements. CHAPITRE HUITIEME. I. APPIUS Claudius, qui comme j'ai déjà dit, était de tous les patriciens le plus déclaré ennemi du peuple et qui n avait jamais approuvé le traité de réconciliation conclu avec lui, s'opposa fortement à ce que le sénat fît une ordonnance, et parla en ces termes. [7,48] « Je souhaiterais de tout mon cœur (et c'est une grâce que j'ai souvent demandée aux dieux) m'être trompé dans l'opinion que j'ai eue au sujet de la réconciliation du peuple, {lorsque je vous ai prédit} que le rappel des fugitifs ne vous serait jamais ni honorable, ni utile, ni avantageux. Toutes les fois qu'il s'est agi de cette matière dans nos délibérations, j'ai été le premier à m'y opposer, et j'ai persisté seul jusqu'à la fin dans la même résolution, après m'être vu abandonné de tout le sénat. Quelque attaché néanmoins que j'aie été à mon propre sentiment, je voudrais bien, Messieurs, qu'il parût aujourd'hui que vous fûtes les plus sages, et que vous prîtes le meilleur parti, lorsque concevant de meilleures espérances, vous accordâtes volontiers au peuple toutes les conditions qu'il demandait, sans examiner à la rigueur si elles étaient justes ou injustes. Mais aujourd'hui que nous ne voyons que trop clairement que les affaires n'ont pas tourné comme je le souhaitais et comme je le demandais aux dieux, puisqu'elles ont pris le train que je craignais qu'elles ne prissent, et que les grâces que vous avez accordées au peuple n'ont servi qu'à vous attirer de la haine et de l'envie, je ne prétends pas m'en prévaloir pour vous faire des reproches ou pour vous chagriner en vain. Il me serait très aisé de le faire, comme c'est la coutume de bien des gens, mais je vois qu'il n'en est pas temps, présentement que nous avons d'autres affaires plus importantes. Je tâcherai seulement de vous dire par quels moyens nous pourrons nous relever des fautes passées quant à ce qui n'est pas absolument sans remède, et prendre un meilleur parti pour le présent. Je n'ignore pas qu'il s'en trouvera plusieurs parmi vous qui me traiteront de forcené, et qui croiront que je cours à la mort, si je parle avec liberté sur ce sujet. Je vois aussi bien que tout autre qu'il y a du danger à dire ouvertement sa pensée. Je me représente les malheurs de Marcius, qui n'est maintenant en péril de la vie, qu'à cause de la liberté avec laquelle il a dit ce qu'il pensait. Mais je ne crois pas après tout, que ma propre sûreté doive l'emporter sur l'utilité publique. En effet, Sénateurs, il y a déjà longtemps que mon corps a été exposé aux dangers pour vous-mêmes, et dévoué aux combats pour Rome ma patrie. C'est pourquoi je souffrirai généreusement avec vous tous, ou avec un petit nombre de personnes, ou même moi seul, s'il le faut, tout ce que la fortune en décidera ; et tant que mon âme animera mon corps, rien ne m'empêchera de dire franchement ce que je pense. [7,49] II. PREMIEREMENT il faut que vous sachiez une fois pour tout que le peuple est fort mécontent du gouvernement présent, que l'aristocratie n'a point d'ennemi plus dangereux, que tout ce que vous lui avez accordé avec trop de facilité, est absolument perdu pour vous ; et que tous les ménagements que vous avez eus pour lui, n'ont fait qu'augmenter le mépris qu'il avait pour vous, convaincu qu'il est, que la nécessité seule vous a fait condescendre à tout ce qu'il exigeait de vous, sans que l'amitié, la prudence ou la volonté y aient eu aucune part. En effet, lorsqu'il prit les armes pour se séparer de vous, et qu'il osa se déclarer ouvertement {notre} ennemi, sans autre sujet de plainte et sans autre prétexte que l'impossibilité où il se trouvait de payer ses créanciers ; lorsque vous lui accordâtes l'abolition de ses dettes et l'amnistie de sa révolte, ne vous dît- il pas qu'il ne demanderait rien de plus ? Mais ne poussa-t-il pas plus loin ses injustes prétentions ? Souvenez-vous en, Messieurs : lorsque par un excès de complaisance, vous lui eûtes accordé ces deux choses, contre le sentiment de plusieurs d'entre vous, qui ne s'étant pas laissé tromper par de mauvais conseils étaient d'avis de ne jamais infirmer les lois qui concernaient la foi publique, ni oublier entièrement les injustices du peuple ; il ne se contenta pas d'avoir obtenu cette grâce, quoiqu'il protestât qu'il ne s'était révolté que pour obtenir celle-là seule. Mais aussitôt après il vous en demanda une seconde plus grande et plus contraire aux lois. II vous extorqua la permission de créer tous les ans des tribuns du corps des plébéiens, sous le spécieux prétexte de procurer quelque secours et un asile aux pauvres citoyens opprimés par notre puissance, qu'il disait être montée à un trop haut point : mais dans le fond, sa véritable intention était de renverser par ce moyen l'ordre du gouvernement, et de le changer en démocratie. Dans la suite, les principaux conseillers du sénat, vous ont engagés à admettre dans vos assemblées et délibérations, le collège des tribuns qui semble n'être établi que pour la ruine de la république, et surtout pour rendre le sénat plus odieux. Vous les y avez admis, quoique je m'y sois opposé de toutes mes forces. Vous vous en souvenez : j'ai eu beau crier et prendre à témoins et les dieux et les hommes, que c'était introduire dans Rome des semences éternelles de guerres intestines ; en un mot, j'ai eu beau vous prédire tout ce qui vous est arrivé, vous n'avez tenu compte de mes remontrances. [7,50] Qu'a-t-il donc fait le peuple, après tant de grâces que vous lui avez accordées ? Au lieu de vous en avoir obligation et de conserver le bon ordre du gouvernement, ses premiers avantages lui on servi d'acheminement à de plus grandes entreprises. Il a poussé l'insolence jusqu'à faire des lois sans consulter le sénat, il les a confirmées par ses suffrages sans votre consentement. En un mot, il ne fait plus aucun cas de vos décisions, il méprise vos ordonnances, et accuse les consuls de ne pas bien administrer les affaires de l'état. S'il arrive quelque chose d'extraordinaire et contre notre intention, n'étant pas possible que les conseils et la prudence des hommes réussissent en toutes choses, en rejette la faute, comme j'ai dit, non pas sur la fortune, mais sur notre prétendue mauvaise volonté. Il fait semblant d'être persuadé que vous lui dressez des embûches, et qu'il est en danger d'être dépouillé de sa liberté ou chassé de sa patrie. Sous ce prétexte il ne cesse de machiner contre vous ce qu'il feint d'appréhender pour lui-même, et il fait assez voir qu'il ne fait point d'autre moyen pour se mettre à couvert des malheurs dont il se croit menacé, que de nous prévenir en faisant tomber sur nous ces mêmes malheurs. III. C'est ce qu'il nous a déjà fait connaître bien des fois par plusieurs de ses actions, dont il ne vous souvient que trop, mais particulièrement lorsque sans aucune forme de jugement, il a voulu faire mourir Marcius (ce brave guerrier, cet homme issu d'illustres ancêtres, et qui n'est inférieur en vertu à aucun de nous) sous prétexte qu'il lui dressait des embûches, et qu'il donnait de mauvais conseils dans nos assemblées. Si les consuls indignés de cette entreprise trop hardie, et les sénateurs les mieux intentionnés, ne se fussent unis ensemble pour arrêter la fureur du peuple, en un seul jour on vous aurait enlevé tout ce que vos pères vous ont acquis par tant de travaux, et que vous conservez avec autant de soin et de peines qu'ils en ont eu à le gagner, je veux dire qu'on vous aurait ôté vos dignités, votre puissance, et votre liberté : et les plus généreux, d'entre vous ne pouvant vivre sans ces avantages, auraient sacrifié leur vie, les uns dans le moment même, les autres bientôt après, plutôt que de se laisser dépouiller de leurs charges et des honneurs dont ils jouissent. En effet, si on avait laissé enlever Marcius d'une manière si honteuse et si indigne, et que tout le monde l'eût abandonné lâchement, qui aurait empêché que nos ennemis ne m'eussent enlevé après lui pour me faire mourir, moi et tous ceux qui se sont déjà déclarés contre lui, ou qui se seraient opposés dans la suite à ses injustes prétentions ? Car il ne se serait pas contenté de se défaire de nous deux ; son iniquité n'en serait pas restée là s'il faut juger de l'avenir par le passé : mais après avoir commencé par nous, semblable à un torrent qui roule ses eaux avec violence, il aurait enseveli sous les mêmes ruines tout ce qui se serait opposé à lui, sans épargner ni dignité, ni noblesse, ni mérite, ni âge. Voila, Messieurs, les belles récompenses que le peuple vous a déjà rendues pour tant de bienfaits dont vous l'avez comblé : il vous en aurait encore rendu d'autres dans la suite, si vous ne vous étiez et opposés à ses pernicieux desseins. Voyons maintenant comment il en a usé après votre prudente et généreuse démarche, afin que vous connaissiez de quelle manière il faut vous comporter envers lui. Aussitôt qu'il s'est aperçu que vous étiez bien résolus de ne plus souffrir son insolence, mais de la réprimer vivement, la crainte l'a arrêté pour quelque temps. Mais peu après, se réveillant comme d'une espèce d'ivresse ou de folie, il a passé des voies de fait aux voies de droit. Il a assigné Marcius à comparaître à un certain jour devant son tribunal, où il devait être lui-même accusateur, témoin et juge dans la même cause. Vous vous y êtes opposés, parce que vous avez senti qu'il ne citait pas le prétendu coupable pour le juger, mais pour l'envoyer au supplice. Comme il a vu qu'il n'était maître absolu d'aucune chose, et qu'il n'avait que le droit de confirmer vos décisions, il a mis bas cette fierté insupportable qu'il respirait alors, et aujourd'hui il vient encore vous demander une dernière grâce. [7,51] Faites-y donc réflexion, Messieurs, et reconnaissez enfin votre faute : songez que toutes les grâces que vous lui avez accordées jusqu'ici avec plus de simplicité que de prudence, n'ont tourné qu'à votre malheur et à votre ruine, au lieu que quand vous vous êtes opposés généreusement à ses illégitimes entreprises et à ses violences, vos démarches ont toujours eu un heureux succès. Mais, me direz-vous, pourquoi nous donner ces avertissements ? A quoi servent ces instructions ? Ne savons-nous pas tout cela ? Que ne nous dites-vous plutôt votre avis sur l'affaire dont il s'agit présentement ? He bien, Messieurs, le voici mon avis, puisque vous me le demandez. Ratifiez tout ce que l'amour de la paix vous a fait relâcher en faveur du peuple. Que toutes les prérogatives que vous lui avez accordées, en quelque manière que ce soit, restent comme elles sont : il n'y faut rien changer, non pas qu'elles soient toutes justes, raisonnables et dignes de la république (car comment peuvent-elles l'être ?) mais parce que c'est un mal nécessaire et sans remède. A l'égard des autres choses qu'il voudra vous extorquer par force, malgré vous et contre les lois, je vous conseille de vous y opposer et de fait et de paroles, tous en général et chacun en particulier. Quand on s'est trompé en quelque chose et qu'on a eu la faiblesse de se laisser désarmer par la crainte, ou gagner par les prières, il faut être plus sages à l'avenir, et une première faute doit nous servir à prendre des mesures pour ne pas tomber dans une seconde. Voila les avertissements que j'ai cru qu'il fallait vous donner à tous en général : je ne puis trop vous exhorter à résister fortement aux injustes prétentions du peuple. [7,52] IV. APPRENEZ aujourd'hui, si vous ne le savez pas encore, que l'affaire dont il s'agit maintenant est toute semblable à ses autres entreprises, qu'elle n'est pas moins injuste, et qu'il s'en faut bien qu'elle soit aussi légitime et aussi raisonnable que le tribun a tâché de nous le faire accroire. En effet, Messieurs, la loi qui concerne les jugements du peuple et sur laquelle Lucius s'appuye davantage, n'a pas été faite contre les patriciens, mais pour la sûreté des plébéiens opprimés. Les termes même de la loi, qui n'ont aucune ambiguité, le prouvent clairement : vous le savez tous, et vous l'avez toujours dit. Mais nous avons encore pour nous la grande preuve qui décide de tout droit contesté : c'est l'espace de dix-neuf ans déjà écoulés depuis que cette loi est faite. Lucius ne peut prouver que pendant tout ce temps-là on ait jamais intenté en vertu de cette loi, aucune action ni en public, ni en particulier, contre qui que ce soit de l'ordre des patriciens. S'il dit qu'il en a des preuves, qu'il les apporte, et l'affaire sera finie sans qu'il soit besoin de disputer plus longtemps. Au reste, puisque le tribun a donné un mauvais sens aux articles du dernier traité conclu avec le peuple, il est bon de vous les rapporter ici pour vous faire voir qu'il les a mal interprétés. Ils ne lui accordent précisément que deux choses, l'abolition de ses dettes et le pouvoir de créer tous les ans des tribuns pour défendre les opprimés. Voila tout ce qui est contenu dans les conditions de raccommodement, et rien davantage. De plus la conduite que garde aujourd'hui le peuple, prouve clairement que ni la loi, ni les articles du traité, ne lui ont pas donné le pouvoir de juger un patricien. Car il vous le demande {présentement} ce droit, qu'il n'a jamais eu jusqu'ici : on ne demande point aux autres un privilège qu'on a déjà en vertu d'une loi. D'ailleurs quelle est cette loi de la nature, cette loi non écrite, cette loi que Lucius a alléguée, qui met le peuple en droit de juger les causes, soit que les plébéiens soient accusés par les patriciens, soit qu'ils les accusent eux-mêmes, sans donner aussi aux patriciens le pouvoir de juger les causes de ceux de leur ordre, ou demandeurs, ou défendeurs contre quelque plébéien ? Peut-il y avoir aucune loi de la nature qui rende la condition des plébéiens supérieure à la nôtre, et la nôtre inférieure à celle du peuple dans l'un et l'autre cas dont je viens de parler ? Si donc Marcius ou quelque autre patricien, a offensé le peuple jusqu'à mériter la mort ou l'exil, qu'il soit jugé, non pas dans l'assemblée des plébéiens, mais ici dans celle du sénat, et qu'il soit puni selon les lois. Mais peut-être prétendez-vous, Lucius, que le peuple serait un juge équitable dans sa propre cause, et qu'il ne se flatterait pas lui-même en donnant ses suffrages contre son ennemi: qu'au contraire les patriciens, si l'affaire leur était renvoyée, auraient plus à cœur les intérêts du coupable que ceux de la république qu'il aurait offensée : qu'ils s'embarrasseraient peu de prononcer un jugement inique, ou de s'attirer par un insigne parjure, les imprécations et la haine des hommes et la colère des dieux, et de passer le reste de leur vie dans l'attente des plus terribles châtiments. Non, Romains, je ne vous conseille pas d'avoir de pareilles idées d'une compagnie aussi respectable que celle du sénat, vous qui ne disconvenez pas que par l'unique estime que vous faites de sa vertu, vous lui avez cédé et les honneurs et les dignités, et tout ce qu'il y a de plus relevé et de plus éclatant dans la république, vous qui dites que vous lui avez mille obligations de la tendre affection dont il vous a donné des marques en procurant votre rappel à Rome, vous enfin qui paraissez sensibles aux services qu'il vous a rendus. En effet, ces deux choses se contredissent : craindre ceux que vous louez, leur abandonner les plus grandes affaires, et ne pas vous ce fier à eux sur les moins importances, c'est un procédé déraisonnable. Que ne gardez-vous plutôt une conduite uniforme; ou en leur mettant tout entre les mains, ou en vous défiant d'eux en toutes choses ? Si vous leur connaissez assez de discernement pour donner de bons et de justes conseils sur une affaire, pourquoi ne les croyez-vous pas capables de juger équitablement cette même affaire sur laquelle ils donnent conseil ? Je n'en dirai pas d'avantage sur ce qui concerne le droit et la justice, quoique j'aie beaucoup d'autres choses à ajouter. » [7,53] V. MAIS puisque Lucius a parlé de ce qui est utile, et qu'il dit que la concorde est un grand bien, de même que les séditions font un grand mal ; puisqu'il a avancé qu'en ménageant le peuple, l'union régnerait dans l'état, au lieu que si nous l'empêchions d'exiler ou de faire mourir les patriciens, nous nous replongerions dans les horreurs d'une guerre civile, je dirai quelque chose sur cette matière, sans néanmoins m'y étendre autant que je pourrais. Premièrement j'admire la dissimulation, pour ne pas dire l'extravagance de Lucius. Je suis extrêmement surpris que ce tribun, qui ne fait que d'entrer dans les affaires civiles, s'imagine entendre mieux les véritables intérêts de l'état que nous, qui avons vieilli dans l'administration de la république, et qui avons élevé au comble de la grandeur une ville aussi faible et aussi peu considérable qu'était Rome dans les commencements. Secondement je ne m'étonne pas moins qu'il se soit mis dans la tête qu'il vous persuadera de livrer quelqu'un entre les mains de ses ennemis pour être puni, surtout lorsqu'il s'agit d'un des plus illustres et des plus nobles de vos citoyens, que vous regardez comme un grand guerrier, comme un homme d'une vie irréprochable, d'une probité reconnue et d'une prudence sans pareille dans les affaires du gouvernement. C'est de quoi il a eu l'audace de se vanter, quoiqu'il sache bien que vous avez beaucoup d'égards pour les suppliants, et que vous ne refusez pas même cette marque de bonté et d'humanité à vos ennemis qui ont recours à vous. Si vous aviez donc eu une autre idée de nous, Lucius, si vous nous aviez cru impies envers les dieux et injustes envers les hommes, et si vous nous aviez connus capables de trahir notre devoir, quelle autre action plus méchante que celle-là, nous auriez-vous conseillé de commettre, pour nous faire périr absolument en nous attirant la haine et des dieux et des hommes ? Non, Lucius, nous n'avons pas besoin de vos avis, ni pour nous engager a livrer des citoyens, ni sur la conduite que nous devons garder. Nous ne cherchons point des conseils étrangers, principalement ceux d'un jeune homme pour connaître nos intérêts. A l'âge où nous sommes, nous connaissons assez par une longue expérience les biens et les maux de la guerre. Les menaces par lesquelles vous prétendez nous intimider, ne sont pour nous qu'un vain épouvantail. Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous les employez : vous l'avez déjà fait bien des fois, plusieurs autres l'ont fait aussi : mais quoiqu'elles ne nous épouvantent point, nous ne les souffrirons peut-être pas toujours avec la même douceur dont nous avons usé jusqu'ici, et si vous ajoutez les effets aux paroles, nous nous défendrons en gens de cœur avec le secours des dieux qui haïssent les auteurs d'une guerre injuste. Nous ne manquerons pas de bonnes troupes auxiliaires de la part de nos alliés. Tous les Latins, à qui nous venons de donner le même droit de bourgeoisie dont nous jouissons, se rangeront de notre côté : ils combattront pour cette ville comme pour leur patrie. Plusieurs villes puissantes qui sont des colonies de Rome, s'intéresseront comme nous à la conservation de leur ancienne patrie, elles emploieront toutes leurs forces pour la défendre. Que si vous nous mettrez dans la nécessité de ramasser des secours de toutes parts, sachez, Lucius, que nous ne serons pas en difficulté de donner la liberté aux esclaves, de faire alliance avec nos ennemis, d'inviter tous les hommes à participer aux espérances de la victoire, et de vous combattre avec toutes les forces que nous pourrons trouver. Fasse Jupiter et tous les dieux protecteurs de Rome, que nous n'ayons jamais besoin d'en venir à de telles extrémités ; que ces terribles menaces n'aillent pas ce plus loin que les paroles, et qu'elles ne causent aucun malheur sans remède. » [7,54] VI. Ainsi parla Appius. Après lui, Manius Valerius, le plus populaire des sénateurs, qui avait fait paraître beaucoup d'ardeur pour la réconciliation du peuple, prit encore alors ouvertement sa défense, et prononça un discours fort étudié. Il invectiva contre ceux qui entretenaient la division dans Rome entre les patriciens et le peuple, et qui pour de légers sujets rallumaient le feu de la guerre civile. Il loua ceux qui n'avaient en vue que l'utilité publique, et rien plus à cœur que l'union et la concorde. Ensuite il représenta, que si le sénat accordait de bon cœur au peuple la grâce qu'il demandait, c'est-à-dire, le pouvoir de juger Marcius, il ne le pousserait peut-être pas à l'extrémité, et que content de ce qu'on lui aurait livré le coupable, il le traiterait avec plus d'équité et de clémence que de rigueur. Que si les tribuns voulaient absolument que l'affaire fut terminée par un jugement légitime et dans les formes, le peuple maître de ses suffrages absoudrait l'accusé, partie en considération de son mérite personnel, et de ses belles actions dont la mémoire était encore toute fraîche, partie en reconnaissance du pouvoir que le sénat lui aurait accordé, et de sa facilité à écouter toutes ses demandes pour peu qu'elles fussent justes. Il conseillait cependant au sénat, aux consuls, et à tous les patriciens, d'intercéder pour Marcius, et de se trouver au jugement afin de prier le peuple de ne rien décerner de trop rude contre lui. Il leur fit entendre que leur intercession serait d'un grand poids pour le tirer du péril, qu'ils devaient non seulement s'employer eux-mêmes, mais faire agir leurs clients, leurs amis et ceux des plébéiens qui pouvaient leur avoir quelque obligation ; qu'il fallait demander à ces derniers à l'occasion de ce jugement, quelques marques de leur reconnaissance. Qu'une grande partie des plébéiens qui aimaient la république et qui haïssaient le mal, pouvaient leur servir beaucoup dans l'affaire présente ; qu'il y en avait encore un plus grand nombre, qui seraient touchés de compassion à la vue des malheurs qui arrivent aux personnes de mérite et de distinction, lorsque leur état vient à changer par quelque revers de fortune. Mais la plus grande partie de son discours s'adressait à Marcius. Il lui représentait la nécessité inévitable de subir le jugement du peuple, il mêlait les exhortations et les prières aux avertissements : il lui remettait devant les yeux, qu'il était accusé d'être la cause des divisions qui régnaient entre le sénat et le peuple, qu'on faisait passer sa fierté naturelle pour un penchant à la tyrannie; et qu'on craignait que les troubles excités à son occasion, ne fussent suivis d'une guerre civile et de maux sans remède. Qu'ainsi il le conjurait de ne pas confirmer ces calomnies, en s'entêtant à ne vouloir rien changer de sa manière de vivre odieuse à tout le monde, mais de prendre un extérieur de suppliant, de se livrer entre les mains de ceux qui se plaignaient qu'il les avait offensés, et de ne pas dédaigner de se laver par une juste défense du crime qu'on lui imposait. Que c'était là le meilleur moyen pour conserver sa vie, le parti le plus digne de la gloire à laquelle il aspirait, et le plus convenable à sa conduite précédente. Que si au contraire il faisait paraître plus de fierté que de modération, et s'il voulait que le sénat prît sur lui tout le danger qui le menaçait, ce serait exposer ceux qui prendraient sa défense à être malheureusement vaincus, ou à ne remporter qu'une victoire honteuse. Là-dessus il employa beaucoup de temps à gémir, à exciter la compassion par des larmes qui n'étaient pas feintes mais véritables, et à rapporter les plus grands et les plus terribles malheurs arrivés à plusieurs villes dans les séditions et dans les guerres intestines. [7,55] Après en avoir fait une longue énumération avec des larmes sincères et des soupirs qui partaient du fond du cœur, ce grand homme, vénérable et par son âge et par son mérite, voyant que le sénat était touché de son discours, commença à parler avec plus de confiance. VII. « S'IL y a, dit-il, Messieurs, quelques personnes parmi vous qui paraissent alarmées de ce que je dis : s'il y en a qui croient que ce serait introduire une mauvaise coutume dans Rome, que de permettre au peuple de donner ses suffrages contre les patriciens, et que la puissance des tribuns ne peut s'augmenter considérablement que pour notre propre ruine : qu'ils apprennent que c'est là justement ce qui trompe, et qu'il en arriverait tout le contraire de ce qu'ils s'imaginent. En effet, le plus sûr moyen de conserver la république, notre liberté, notre puissance, et d'entretenir toujours l'union et la concorde dans Rome, c'est que le peuple prenne part à l'administration des affaires, c'est d'établir une forme de gouvernement qui ne soit ni purement oligarchique, ni entièrement démocratique, mais composée de l'une et de l'autre : voila ce que nous pouvons faire de mieux. Chacun de ces deux gouvernements étant seul et sans mélange, donne facilement dans l'excès et dans le dérèglement : mais quand on les tempère l'un par l'autre, si l'un des deux passe les bornes ou viole les lois, l'autre plus modéré et jaloux de ses anciennes coutumes, le fait rentrer dans l'ordre. Le gouvernement monarchique, s'il devient cruel et insupportable et s'il commence à dégénérer en tyrannie peut être détruit par les magistrats et par les grands de l'état. Pour ce qui est de l'oligarchique composé de magistrats de distinction, tel qu'est aujourd'hui celui de Rome, si ses richesses et sa faction le rendent insolent jusqu'à mépriser la justice et les autres vertus, il peut être réprimé par la prudence du peuple. Il en est de même du peuple : si après une conduite sage et bien réglée, il commence à tomber dans le désordre et à violer les lois, il peut être forcé par quelqu'homme puissant à rentrer dans les bornes de son devoir. Vous avez pris, Sénateurs, toutes les précautions possibles pour empêcher que la puissance royale ne se changeât en tyrannie. Au lieu d'un maitre vous en avez établi deux à Rome, et vous ne leur avez pas donné l'autorité souveraine pour toujours, mais pour un an seulement. Outre ces sages précautions, pour éclairer leur conduite vous leur avez donné trois cents surveillants, je veux dire trois cents patriciens dont le sénat est composé ; tous personnages des plus respectables et par leur mérite et par leur âge. Mais je ne vois pas que jusqu'ici vous ayez pris aucun associé, pour veiller sur vous-mêmes et pour vous retenir dans l'ordre. Ce n'est pas que j'aie jamais appréhendé que l'éclat de votre puissance et la bonne fortune ne vous corrompît, vous qui venez de délivrer Rome d'une longue tyrannie, vous à qui les guerres continuelles n'ont pas encore laissé assez de loisir pour devenir insolents et pour abuser de votre autorité, mais quand je pense à ceux qui viendront après vous, et que j'envisage toutes les funestes révolutions qu'un long espace de temps peut causer, je crains que les plus puissants du sénat ne remuent un jour pour changer insensiblement le gouvernement en une monarchie tyrannique. [7,56] Si donc vous faites part du gouvernement aux plébéiens, il n'en arrivera aucun mal : « mais s'il se trouve quelqu'un qui prétende se mettre au-dessus des autres ou se faire dans le sénat un parti propre à favoriser les injustices (car quand on délibère sur le salut de république, il faut prévenir de longue-main tout ce qui peut nous arriver) dans ce cas les tribuns seraient en droit de le citer, ce grand et vénérable personnage, pour lui faire rendre compte de ses actions et de ses desseins devant le peuple, quelque vil et quelque méprisable qu'il puisse être, et s'il se trouvait convaincu de malversation, il porterait la peine que mériteraient ses crimes. VIII. Mais de peur que le peuple ne fasse l'insolent quand il se verra revêtu d'une si grande autorité, et que de mauvais esprits ne le portent à se soulever contre les magistrats, (car la populace pousse ordinairement sa puissance jusqu'à la tyrannie) dans ces circonstances vous choisiriez pour dictateur un homme entendu, d'un rare mérite et d'une prudence consommée. Revêtu de l'autorité absolue dont il ne serait comptable à personne, il veillerait à conserver le bon ordre dans la ville, à réprimer les mutins, à punir les insolents, à retrancher du corps de la république les membres gâtés et à empêcher les autres de se corrompre, à corriger les mœurs, à remettre la police sur un bon pied {par des règlements légitimes qui pussent exciter les citoyens à la vertu,} à établir pour magistrats ceux qu'il croirait les plus capables de gouverner avec prudence, et au bout de six mois, après avoir remis le bon ordre dans la république il redeviendrait homme privé, ne remportant de la dictature que l'honneur seulement, et rien davantage. Si ce que je viens de dire, remplit l'idée d'un parfait gouvernement, ne refusez point au peuple ce qu'il vous demande. Il crée tous les ans les magistrats qui doivent gouverner la ville : Vous lui avez donné le pouvoir de porter des lois, d'en abroger d'autres, de faire la paix, de déclarer la guerre ; et vous n'avez point prétendu que le sénat fut le maître absolu de toutes ces choses, qui sont néanmoins les plus importantes de l'état. Après lui avoir donné toutes ces prérogatives, pourquoi ne lui accorderiez-vous pas le pouvoir de juger, surtout quand il s'agit de l'exercer envers ceux qui sont accusés d'exciter des séditions, d'aspirer à la tyrannie, de tramer des trahisons avec les ennemis de la république, ou d'avoir commis quelque {autre} crime semblable ? Plus vous intimiderez les violateurs des lois et des coutumes de la patrie, en établissant plusieurs inspecteurs pour veiller sur les magistrats trop fiers et trop avides de s'enrichir, mieux les affaires se maintiendront dans le bon ordre. » [7,57] IX. VALERIUS ayant allégué ces raisons et autres semblables, les sénateurs qui se levèrent ensuite, adhérèrent tous intiment, excepté un fort petit nombre. Quand on fut sur le point d'écrire le sénatus-consulte, Marcius parla en ces termes avec la permission de l'assemblée. « Personne de vous n'ignore, Sénateurs, de quelle manière je me suis conduit dans les affaires de la république. Vous savez que c'est pour l'amour de vous que je me suis exposé au péril, et qu'ainsi je ne devais pas m'attendre à ce qui m'arrive de votre part : vous le savez, dis-je, et vous le saurez encore mieux quand mon affaire sera finie. Puisque le sentiment de Valerius a prévalu, je souhaite que cela tourne à votre avantage, et que mes conjectures sur l'avenir soient entièrement fausses. Mais afin que vous sachiez, vous qui écrivez le décret du sénat, pour quel sujet vous allez me livrer au peuple, et que je sache moi-même sur quoi je dois me défendre : ordonnez aux tribuns de dire en votre présence quel est le crime dont ils m'accusent, et sous quel titre ils prétendent me dénoncer. » [7,58] X. MARCIUS parla de la sorte, croyant que l'accusation devait rouler sur ce qu'il avait dit dans le sénat, et parce qu'il voulait que les tribuns avouassent qu'ils n'avaient que ce chef d'accusation contre lui. Mais les tribuns ayant tenu conseil entre eux, l'accusèrent d'aspirer à la tyrannie, et lui ordonnèrent de comparaître pour répondre sur ce point, ce qu'ils faisaient à dessein, parce qu'ils ne voulaient pas renfermer l'accusation dans un seul grief qui n'aurait été ni assez fort ni agréable au sénat, mais se réserver le pouvoir de lui imposer tel crime qu'ils jugeraient à propos, afin de lui ôter tout le secours et toute la protection qu'il pouvait attendre de la part des sénateurs. « Hé bien, dit alors Marcius, si c'est sur ce chef qu'on me doit juger, je me soumets au jugement des plébéiens : rien n'empêche qu'on n'écrive le sénatus-consulte. » La plupart des sénateurs furent bien aises que l'accusation roulât sur ce crime : et cela pour deux raisons ; la première parce que ce n'était pas là faire un crime à ceux qui diraient librement leur sentiment dans les assemblées ; la seconde, c'est qu'ils espéraient qu'il lui serait d'autant plus facile de se laver de cette calomnie, qu'il avait toujours vécu en honnête homme et d'une manière irréprochable. XI. Ensuite on écrivit le décret du sénat sur cette affaire, et on donna du temps à Marcius jusqu'au troisième jour de marché pour se préparer à défendre sa cause. Les Romains tenaient alors leur marché de neuf jours en neuf jours, comme ils font encore aujourd'hui. Ces jours-là, les gens de la campagne se trouvaient à la ville pour y échanger leurs denrées, vider leurs différents, et donner leurs suffrages sur les affaires de l'état, tant celles dont les lois leur adjugeaient la compétence, que celles dont le sénat leur remettait la décision. Les sept autres jours d'entre deux marchés, ils demeuraient à la campagne, la plupart étant pauvres et travaillant de leurs mains. Lors donc que les tribuns eurent reçu le sénatus-consulte, ils se rendirent à la place publique et convoquèrent une assemblée du peuple. Là, après avoir loué le sénat par un long discours, et fait la lecture de son ordonnance, ils annoncèrent le jour que le procès de Marcius devait être jugé, et exhortèrent tous les citoyens à se trouver à l'assemblée pour y connaître des affaires les plus importantes. [7,59] La nouvelle s'en étant répandue, les patriciens et les plébéiens faisaient de grandes diligences chacun de leur côté, ceux-ci pour se venger d'un citoyen dont la fierté leur était insupportable, ceux-là pour empêcher que ce brave défenseur de l'aristocratie ne fût livré à la merci de ses ennemis déclarés. Car ils croyaient les uns et les autres que leur vie et leur liberté dépendait absolument de la décision de cette affaire. CHAPITRE NEUVIEME. I. LE jour du troisième marché, dès le grand matin, la place publique se trouva occupée par une si grande foule de gens de la campagne qu'on n'y en avait jamais tant vu. Les tribuns assemblèrent le peuple par tribus qu'ils placent chacune dans leur quartier, ayant eu la précaution de faire tendre des cordes dans la place pour les séparer l'une de l'autre. Ce fut alors pour la première fois que le peuple Romain donna ses suffrages par tribus, malgré l'opposition des patriciens qui voulaient l'empêcher et qui demandaient qu'on s'assemblât par centuries selon l'ancienne coutume. En effet dans les temps précédents, quand il était question que le peuple donnât ses suffrages sur quelqu'affaire que le sénat lui avait renvoyée, les consuls le convoquaient par centuries après avoir fait les sacrifices ordonnés par les lois, dont quelques-uns sont encore en usage de nos jours. Alors le peuple s'assemblait devant la ville dans le champ de Mars, chaque centurie sous son chef et sous son étendard comme une armée rangée en bataille. Les citoyens ne donnaient pas leurs suffrages tous ensemble et confusément, mais chacun dans sa propre centurie, à mesure que les consuls les appelaient. Comme il y avait six classes partagées en cent quatre-vint-treize centuries, celle qui était composée des plus riches et qui avait le premier rang dans la guerre, donnait ses suffrages la première. Cette classe comprenait dix-huit centuries de cavaliers et quatre-vingt de fantassins. La classe moins riche, qui occupait le second rang dans les batailles et qui n'avait pas les mêmes armes que la première, mais des armes un peu plus légères, donnait ses suffrages la seconde: elle consistait en vint centuries auxquelles on en avait ajouté deux autres de charpentiers, forgerons, et autres ouvriers nécessaires dans la guerre. La troisième moins riche que la seconde et armée autrement, montait à vingt centuries et avait le troisième rang. Ensuite on appelait la quatrième classe, qui était moins riche que la précédente, dont les armes étaient encore plus légères, et qui avait un rang dans les batailles qui l'exposait moins au péril : elle faisait aussi vingt centuries auxquelles on en joignait deux autres de trompettes, de tambours et de sonneurs de cor. On appelait après cela la classe de ceux qui n'avaient que très peu de bien. Leurs armes étaient la fronde et le dard : ils n'avaient point de rang dans les batailles, mais comme troupes légères et propres seulement à escarmoucher, ils suivaient les légionnaires pour les soutenir, cette classe était divisée en trente centuries. Les plus pauvres citoyens dont le nombre se montait aussi haut que tous les autres ensemble, étaient les derniers à donner leur voix, et ne faisaient qu'une centurie. Ceux-ci ne servaient qu'en qualité de volontaires sans être obligés de s'enrôler comme les autres s'ils ne voulaient, ils étaient aussi exempts de tout tribut : et c'est pour cela qu'ils avaient le moins d'autorité dans les suffrages. Si donc quatre-vingt-dix-sept centuries de la première classe composée de la cavalerie et de l'infanterie qui avait le premier rang dans la guerre, s'accordaient ensemble, les suffrages finissaient-là et on ne recueillait point ceux des quatre-vingt-seize centuries qui restaient. Si elles ne s'accordaient pas, on appelait la deuxième classe de vingt-deux centuries, et ensuite la troisième, ce qu'on faisait jusqu'à ce que quatre-vingt-dix-sept centuries fussent du même sentiment. Mais la plupart des différends ne manquaient guère d'être décidés par les suffrages des premières classes, et alors il n'était pas besoin de recueillir ceux des dernières. Il arrivait donc très rarement qu'une affaire fût si embarrassée, qu'on en vînt aux voix de la dernière classe composée des pauvres. Mais si par hasard les cent quatre-vingt-douze premières centuries étaient quelquefois également partagées de sentiments, cette dernière faisait pencher la balance par son suffrage du côté qu'elle se rangeait, et elle décidait absolument l'affaire en question. Voila pourquoi ceux qui favorisaient Marcius, demandaient qu'on fît une assemblée par centuries où les suffrages se donnassent en commençant par les classes les plus riches, ils espéraient que les quatre-vingt-dix-huit centuries de la première classe, ou au moins celles de la seconde ou de la troisième, le renverraient absous. Mais les tribuns qui se doutaient bien de ce qui pouvait arriver, aimèrent mieux tenir l'assemblée par tribus et en recueillir les suffrages sur l'affaire dont il s'agissait, afin que les riches n'ayant pas plus d'avantage que les pauvres, ni les légionnaires plus que les citoyens armés légèrement, mais qu'étant tous égaux et par leur rang et par leurs suffrages, ils pussent donner tous ensemble leurs voix par tribus, et que le petit peuple ne fût pas rejeté au dernier rang où il aurait pu être exclus des suffrages. Il semblait que les tribuns avaient en cela plus de raison que les autres, parce que le jugement du peuple devait être rendu par le peuple même, et non par la faction des patriciens, et que d'ailleurs il appartenait également à tous les citoyens de connaître d'un crime qui regarda l'état [7,60] II. LES tribuns ayant donc obtenu des patriciens ce qu'ils demandaient, quoiqu'avec bien de la peine : quand on fut sur le point d'entamer la cause de l'accusé, Minucius l'un des consuls se plaça en un endroit élevé, et exposa les ordres que le sénat lui avait donnés. D'abord il rappela le souvenir de tous les bienfaits dont les patriciens avaient comblé le peuple, et pour récompense de tant de bons offices il lui demanda une seule chose qui était nécessaire à ceux-ci et utile à l'état. Ensuite il fit l'éloge de la paix et de la concorde : il s'étendit sur le bonheur qu'elles procurent aux villes où elles règnent. Il blâma les séditions et les guerres civiles, qui avaient fait périr une infinité de villes avec tous leurs habitants, et même des nations entières. Il exhorta les plébéiens de ne se pas se laisser tellement emporter à leur colère qu'elle leur fît embrasser le mauvais parti au lieu du bon. Il les conjura de prendre de sages précautions pour l'avenir, et de suivre dans les affaires importantes, non pas les conseils des mauvais citoyens, mais ceux des gens de bien, qu'ils connaissaient pour avoir rendu de grands services à l'état tant dans la paix que dans la guerre, et dont ils ne pouvaient se défier, comme s'ils avaient changé de sentiments et de volonté, et qu'ils eussent moins de zèle qu'autrefois pour le salut de la république. Enfin le principal but de tout son discours fut de les détourner de porter un jugement contre Marcius, et de les engager à l'absoudre en considération de son mérite. Il les priait de se souvenir de quelle manière ce brave citoyen avait servi la république, dans combien d'expéditions on l'avait mis à la tête des troupes, et combien de guerres il avait heureusement terminées en prenant la défense de la liberté publique. Il leur faisait voir qu'il n'était ni juste ni digne d'eux de s'arrêter à quelques discours de peu de conséquence qui étaient échappés à Marcius, et d'oublier les services importants qu'il avait rendus à l'état. Qu'ils avaient une belle occasion de l'absoudre, puisqu'il se livrait lui-même à ses accusateurs, prêt de s'en tenir à leur jugement, Que si leur haine était si implacable qu'ils ne pusse se réconcilier avec lui, ils devaient du moins avoir quelque égard aux prières du sénat. Que cette auguste compagnie composée des trois cents premières têtes de Rome, venait demander grâce pour lui. Qu'ils devaient donc laisser fléchir leur colère et ne pas désobliger un si grand nombre d'amis pour assouvir leur vengeance contre un seul ennemi. Qu'en considération de tant d'illustres intercesseurs, il fallait lui faire grâce, ou mépriser ses insultes, s'il en avait fait. Avant allégué ces motifs et autres semblables, il ajouta par manière d'avertissement, que s'ils l'absolvaient après avoir recueilli les suffrages, on dirait qu'ils ne le renverraient absous que parce qu'ils l'auraient trouvé innocent: qu'au contraire s'ils le renvoyaient sans examiner sa cause et sans pousser plus loin la procédure, ils seraient réputés avoir accordé sa grâce à ses intercesseurs. [7,61] Minucius ayant fini son discours, le tribun Sicinnius s'avança au milieu de l'assemblée. Il protesta hautement qu'il ne trahirait jamais la liberté du peuple, et qu'il ne souffrirait pas que personne entreprît de la trahir : mais que si les patriciens livraient véritablement le coupable entre les mains du peuple, il se contenterait de recueillir les suffrages par tribus, sans rien faire davantage contre Marcius. « Hé bien, Tribun, répartit Minucius, puisque vous voulez absolument juger l'accusé, ne lui imputez point d'autre crime que celui dont il s'agit. Vous lui imputez d'aspirer à la tyrannie : instruisez donc son procès sur ce chef, et apportez vos preuves. Mais ne parlez point du discours que vous l'accusez d'avoir prononcé dans le sénat contre le peuple, et ne lui en faites point un crime, car le sénat l'en a absous en ordonnant qu'il serait jugé par le peuple sur les autres chefs d'accusation que vous avez allégués. » Ensuite il lut l'arrêt du sénat, et descendit de sa place, conjurant toute l'assemblée d'avoir égard à ses remontrances. III. ALORS Sicinnius le premier des tribuns, fit l'accusation par un discours préparé avec beaucoup de soin, et s'efforça de prouver que tout ce que l'accusé avait dit et fait contre le peuple, tendait directement à la tyrannie : après lui, les plus puissants des tribuns déclamèrent à leur tour. [7,62] Quand ce fut à Marcius à parler, il remonta jusqu'à sa plus tendre jeunesse : il fit le détail de toutes les campagnes qu'il avait faites pour le service de la patrie, des couronnes qu'il avait reçues de la main de ses généraux pour récompense de la valeur, des prisonniers de guerre qu' il avait pris, et des citoyens Romains qu'il avait sauvés dans les combats. A chaque article il montrait les prix de bravoure qu'il avait reçus, il citait pour témoins les généraux sous lesquels il avait servi, et appelait par leur nom les citoyens qui lui devaient la vie. Ces citoyens se présentaient aussitôt, ils se lamentaient, ils conjuraient les autres de ne pas perdre ou livrer à la mort comme un ennemi celui qu'ils reconnaissaient pour leur conservateur : ils demandaient la vie pour ce brave qui l'avait sauvée à tant d'autres, et s'offraient eux-mêmes à subir en sa place toutes les peines auxquelles on le condamnerait. Ils étaient plébéiens pour la plupart, et comme ils avaient rendu plusieurs services à l'état, le peuple ne pouvant soutenir leur présence ni résister à leurs pressantes sollicitations, fut touché de compassion jusqu'à répandre des larmes. Mais ce fut encore toute autre chose, quand Marcius déchirant ses habits, montrant sa poitrine percée de coups, et toutes les parties de son corps couvertes de cicatrices, {leur demanda} s'il était probable que celui qui avait sauvé tant de citoyens dans les guerres, voulût faire périr pendant la paix ceux-là mêmes qui lui devaient leur conservation, et s'il y avait apparence qu'un homme qui aurait cherché à s'ouvrir un chemin à la tyrannie, chassât de Rome les plébéiens qui en sont d'ordinaire les premiers moteurs et le principal appui. A peine eut-il prononcé ces paroles, que tout ce qu'il y avait de plébéiens portés à la douceur et amateurs de la justice, s'écrièrent qu'il le fallait absoudre, ne pouvant souffrir qu'on accusât d'un crime si énorme, un citoyen qui avait tant de fois exposé sa vie pour le salut de tous les autres. Ceux au contraire qui étaient d'un naturel méchant, ennemis de tout bien, et qui ne cherchaient que l'occasion de remuer, crevaient de dépit de se voir obligés à le renvoyer absous. Néanmoins ils ne voyaient pas de moyen de faire autrement, parce qu'ils ne trouvaient point de preuve assez forte pour le convaincre d'avoir aspiré à la tyrannie ou dressé des embûches : car c'était sur ce chef d'accusation qu'on leur demandait leurs suffrages. » [7,63] IV. LUCIUS qui avait parlé dans l'assemblée du sénat et qui avait fait écrire le sénatus-consulte, s'aperçut de l'embarras où l'on était : il se lève dans le moment, et ayant fait faire silence, il parle en ces termes: « Romains, puisque les patriciens absolvent Marcius, non seulement des discours séditieux qu'il a tenus dans le sénat, mais encore des actions de violence et de fierté qui s'en sont ensuivies, et qu'ils ne nous permettent pas même de l'accuser : écoutez ce que ce brave homme a fait contre vous, apprenez jusqu'à quel point il a porté sa fierté et sa tyrannie, et avec quelle arrogance il a osé violer une de nos lois fondamentales quoiqu'il ne fût qu'homme privé, car sans parler davantage des discours insolents, je veux vous faire voir par d'autres preuves combien il est coupable. Vous savez tous qu'il y a une loi, par laquelle les dépouilles que nous remportons sur les ennemis par notre valeur, appartiennent de droit à la république, et qu'aucun particulier n'en peut disposer, pas même le général d'armée, mais qu'on les doit livrer au questeur afin qu'il les vende et qu'il en mette l'argent dans le trésor public. Depuis que la ville de Rome est habitée, on n'a jamais violé cette loi, et personne ne l'a blâmée. Marcius est le seul qui la méprise cette loi inviolable de nos pères. Il est le seul, Romains, qui ait osé l'année dernière nous ôter les dépouilles qui appartenaient au public. Lorsque vous eûtes fait vos courses sur les terres des Antiates, où vous enlevâtes beaucoup de prisonniers, de troupeaux, de blé et d'autres effets, et au lieu de présenter ce butin au questeur, ou de le vendre pour en mettre le produit dans le trésor, il le distribua tout entier à ses amis à qui il en fit présent. Voila ce que j'appelle une preuve de sa tyrannie. En effet peut-on en juger autrement, puisqu'il a employé l'argent du public à gagner ses flatteurs, à se faire des gardes, des créatures, et des défenseurs de la tyrannie où il aspire ? Voila, dis-je ce que j'appelle un violement manifeste de la loi. Que Marcius paraisse donc, et qu'il nous prouve qu'il n'a pas distribué à ses confidents le butin qu'il a fait sur les ennemis, ou que s'il leur a partagé, il n'a pas en cela violé les lois. Je suis bien sûr qu'il ne saurait vous prouver ni l'un ni l'autre. Vous savez la loi, et vous connaissez ce qu'il a fait : il ne vous est donc pas possible de l'absoudre sans violer la justice et sans aller directement contre vos serments. Ainsi, Marcius, laissez-là les couronnes, les prix de valeur, les blessures, les cicatrices, et tous vos autres prestiges. Répondez à ce que je dis : car c'est là sur quoi je vous ordonne de parler maintenant, [7,64] V. CETTE accusation fit entièrement pencher la balance de l'autre côté: ceux qui auparavant étaient les plus portés à la douceur et qui penchaient à absoudre Marcius devinrent moins empressés à lui faire grâce après qu'ils eurent entendu ce discours. Tout ce qu'il y avait au contraire de citoyens mal intentionnés pour lui, dont la plupart étaient plébéiens, redoublèrent leurs efforts pour le faire condamner : comme ils avaient toujours cherché à le perdre à quelque prix que ce pût être, l'occasion leur parut trop belle pour la manquer. Il était vrai qu'il avait distribué le butin, aux soldats, mais il ne l'avait pas fait à mauvaise intention ni pour se frayer un chemin à la tyrannie, comme Lucius l'en accusait : il n'avait point eu d'autre dessein que de soulager par cette libéralité les misères publiques. Car il y avait alors des divisions entre le peuple et les patriciens : les ennemis en profitaient, et devenus plus hardis ils faisaient de fréquentes courses sur les terres des Romains, d'où ils enlevaient beaucoup de butin. Quand le sénat voulait y envoyer des troupes pour empêcher le dégât, aucun des plébéiens ne s'enrôlait, la populace par dépit laissait ravager le pays et se réjouissant du mal qu'elle voyait faire elle négligeait de l'arrêter. D'ailleurs les patriciens n'étaient pas assez forts pour y remédier par eux-mêmes. Marcius promit aux consuls, que s'ils le voulaient faire commandant dans cette guerre, il se mettrait en campagne avec une armée de volontaires, et qu'il ne tarderait pas à tirer vengeance des insultes de l'ennemi. Les consuls lui accordèrent ce qu'il demandait: il assembla ses clients, ses amis et tous les autres citoyens qui dans l'espérance de retirer quelque avantage de cette expédition se portaient d'eux-mêmes à suivre les étendards d'un général si fameux par sa bravoure et par la prospérité de ses armes. Lorsqu'il eut ramassé une armée assez nombreuse, il se mit en marche, et attaqua les ennemis dans le moment qu'ils ne s'attendaient à rien moins. Ensuite il fit des courses sur leurs terres qui regorgeaient de toutes sortes de biens : il en enleva un grand butin qu'il distribua tout entier aux soldats, afin que ceux qui avaient fait la campagne, percevant le fruit de leurs travaux, s'offrissent de bon cœur à servir une autrefois, et que ceux qui étaient restés à Rome sans vouloir rendre service à l'état, sentissent de quels avantages ils s'étaient privés eux-mêmes par leurs séditions, et qu'ils devinssent plus sages dans la suite quand il s'agirait de faire d'autres campagnes. Tel était le dessein de Marcius dans cette action. Mais le peuple envieux et malintentionné l'interprétait en mauvaise part comme une largesse qui tendait à la tyrannie et à gagner les cœurs. Toute place publique retentissait des cris de la populace : le tumulte était si grand que ni Marcius, ni le consul, ni aucun autre ne savait que répondre à cette accusation qu'on n'avait pu prévoir, et à laquelle personne ne s'était attendu. VI. LES tribuns voyant que personne ne se présentait pour justifier Marcius, demandèrent les suffrages des tribus, après avoir prononcé contre le coupable l'arrêt d'un exil à perpétuité. Ils ne se contentèrent, je crois, d'une si légère peine, que parce qu'ils appréhendaient qu'en le condamnant à mort, leur sentence ne fût pas confirmée par le peuple. Tous les suffrages recueillis, on compta les voix, il ne se trouva pas grande différence pour le nombre entre celles qui renvoyaient Marcius absous et celles qui le condamnaient. Car de vingt et une tribus qui opinèrent dans cette occasion, il y en avait neuf qui l'absolvaient; de sorte que s'il s'était encore joint deux autres tribus à celles-ci, il aurait été absous par l'égalité des suffrages, comme portait la loi. [7,65] CHAPITRE DIXIEME. I. C'EST ici la première fois qu'un patricien ait été cité au tribunal du peuple pour y être jugé. Depuis ce temps là les magistrats plébéiens ont établi la coutume de citer au tribunal du peuple quelque citoyen que ce puisse être. Sa puissance s'est augmentée considérablement. Les grands au contraire ont beaucoup perdu de leur ancienne dignité, pour avoir admis les plébéiens dans le sénat, aux charges, aux dignités sacerdotales, et à tous les plus grands honneurs qui n'appartenaient auparavant qu'aux seuls patriciens. Ils en ont usé de la sorte, partie malgré eux et par nécessité, partie par une conduite sage et prudente, comme je le dirai en son lieu. II. Au reste, cette coutume, {j'entends la coutume} de citer les plus puissants de la ville au tribunal du peuple pour y être jugés, peut fournir une ample matière aux réflexions de ceux qui voudront {la} louer ou {la} blâmer. D'un côté plusieurs personnes de distinction ont été traitées indignement par les tribuns, et livrées à une mort honteuse sans l'avoir mérité. Mais aussi combien a-t-on vu de mauvais citoyens, d'esprits fiers et tyranniques, qui ont été obligés de rendre compte de leur conduite, et qui ont porté les peines dues à leur arrogance insoutenable ? Lors donc que les procédures se faisaient dans les règles de la justice, et que par des voies légitimes on rabattait la fierté des plus puissants, c'était un grand coup d'état : rien ne paraissait de plus digne de l'admiration et des éloges d'un chacun. Mais quand par un effet contraire, des hommes d'une conduite irréprochable dans l'administration de la république, ont été dégradés par envie et maltraités contre toute justice, on s'est récrié contre une si détestable coutume et on en a blâmé les auteurs. Les Romains ont même délibéré plusieurs fois s'il fallait l'abolir ou la conserver telle qu'ils l'avaient reçue de leurs pères : mais toutes leurs délibérations n'ont rien entériné. Pour moi, s'il m'est permis de dire mon sentiment sur une question si importante, j'estime que cette coutume considérée en elle-même était utile et, très nécessaire à la république Romaine, mais qu'elle est devenue tantôt salutaire, tantôt mauvaise, selon le différent génie des tribuns. Quand la dignité tribunitienne tombait à des hommes justes, modérés, prudents, et moins attachés à leur intérêt particulier qu'à celui de l'état, quiconque faisait quelque tort à la république ne manquait pas de porter la peine qu'il avait méritée. Cette punition servait d'exemple aux autres citoyens, et personne n'était assez hardi pour former de pareilles entreprises. D'un autre côté ceux qui prenaient le maniment des affaires avec de bonnes intentions, n'étaient point en danger ni de se voir maltraités par un jugement ignominieux, ni d'être accusés de crimes entièrement opposés à leur conduite. Mais quand par malheur on donnait le tribunat à des hommes méchants, avides de gain, sans aucune modération, sans honneur et sans probité, il en arrivait tout le contraire. Il ne s'agissait donc pas alors de réformer cette coutume comme mauvaise : mais on ne pouvait prendre trop de précautions pour ne créer que des tribuns d'une conduite irréprochable et pour ne pas donner une dignité si relevée au premier venu. [7,66] III. Tels furent les commencements, les causes et la fin de la première sédition qui s'excita chez les Romains après l'expulsion des rois. Si j'ai été un peu long sur cette matière, c'est afin de prévenir les lecteurs qui auraient eu de la peine à se persuader que les patriciens eussent pu se résoudre à donner tant de pouvoir au peuple, qui n'a ni tué ni exilé aucun des grands de l'état comme il est arrivé dans plusieurs autres villes. Quand il s'agit de quelque événement extraordinaire, chacun en veut savoir les causes, et on n'y ajoute foi qu'après les avoir connues. Sur ce principe, j'ai fait réflexion que mes paroles ne trouveraient que très peu de créance dans l'esprit des lecteurs, et que peut-être même on n'y ajouterait point de foi, si je me contentais de dire simplement que les patriciens abandonnèrent au peuple leur propre autorité, et que pouvant maintenir l'aristocratie sur l'ancien pied, ils rendirent les plébéiens maitres des affaires les plus importantes, tandis que je négligerais d'ajouter à ma narration les motifs qui les portèrent à céder au peuple de si beaux privilèges. C'est ce qui m'a engagé à descendre dans le détail de toute ces raisons, et parce que les patriciens et les plébéiens sans avoir recours à la violence et aux armes n'employèrent que la voie de la parole et des remontrances pour parvenir à mettre les affaires du gouvernement sur le pied que nous avons dit, j'ai cru qu'il était nécessaire de présenter aux yeux du lecteur les harangues que firent alors les principaux chefs et orateurs des deux factions. Pour moi je suis surpris du procédé de certains historiens, qui se piquent d'exactitude à raconter les exploits de guerre. Ont-ils à parler d'un combat, ils emploient un temps infini à en faire le détail, à décrire la situation des lieux, les armes des combattants, l'ordre de la bataille, et à rapporter les harangues des généraux avec toutes les circonstances qui ont servi à procurer la victoire à l'une des deux armées : lorsqu'il s'agit des séditions populaires et des révolutions qui sont arrivées dans les républiques les plus célèbres, ils ne croient pas qu'il soit besoin de conserver à la postérité les discours qui ont produit des effets si surprenants et si dignes d'admiration. En effet est-il rien de plus louable dans le gouvernement de la république Romaine, que cette conduite dont je viens de parler ? Est-il rien qui en fasse mieux l'éloge ou qui soit plus digne d'être proposé pour exemple à toutes les nations ? Je le dis sans hésiter : ce qui me charme le plus et ce que je préfère aux actions les plus éclatantes et les plus admirables, c'est cette rare modération qui retenait le peuple dans les bornes du devoir, sans jamais en venir jusqu'à mépriser les patriciens, ou à employer la violence contre les plus puissants, dans la vue de s'emparer de tout ce qui leur appartenait : c'est cette sage conduite des patriciens, qui revêtus des premières dignités, ne se servaient ni de leur propres forces, ni de secours étrangers pour exterminer le peuple, afin d'être dans la suite les seuls maîtres de Rome et de dominer sans rien craindre : c'est cette sacrée et respectable politique, qui les engageait à se comporter ensemble comme des frères, ou comme des enfants envers leurs pères et mères dans une famille bien réglée, et à vider leurs différends par la voie des remontrances et des conférences où chacun apportait ses raisons, sans jamais en venir aux mains, sans employer des voies inhumaines ou causer des maux sans remède, comme il est arrivé aux Corcyriens, aux Argiens, aux Milésiens, à toute la Sicile, et à plusieurs autres villes et républiques où il s'est excité des séditions. Voila pourquoi j'ai pris le parti de m'étendre sur ce sujet, aimant mieux faire ma narration plus longue pourvu qu'elle fût exacte, que de me renfermer dans des bornes trop étroites. Je laissé néanmoins la liberté à un chacun d'en juger comme il lui plaira. [7,67] CHAPITRE ONZIEME. I. LA sentence prononcée et le jugement fini, le peuple s'en retourna, sottement enflé d'orgueil, dans la persuasion que l'aristocratie était détruite. Les patriciens au contraire, abattus de tristesse et accablés de chagrin, se plaignaient hautement de Valérius qui les avait portés à accorder au peuple le droit de juger un patricien. Ils fondaient en larmes en conduisant Marcius chez lui, et gémissaient sur son sort. Pour lui, on ne le vit point déplorer son malheur, il ne répandit pas une seule larme, il ne fit rien et ne prononça pas une parole qui fût indigne de sa grandeur d'âme, lorsqu'il fut arrivé dans sa maison, il fit paraître une générosité plus qu'humaine, et une force d'esprit qui surpasse toutes nos expressions. A la vue de sa femme et de sa mère qui déchiraient leurs habits, qui frappaient leur poitrine, et qui faisaient retentir l'air de leurs cris et de leurs tristes accents, comme font ordinairement les femmes qui se voient enlever ou par la mort ou par l'exil ce qu'elles ont de plus cher au monde, son courage ne fut point ébranlé. Sans être touché de leurs gémissements ou se laisser attendrir par leurs larmes, il se contenta de leur dire les derniers adieux : il les exhorta à porter généreusement leur malheur, et leur recommanda ses enfants, dont l'aîné n'avait que dix ans, et l'autre était encore entre les bras de sa mère. II. Il n'en dit pas davantage, et sans répondre aux marques de leur tendre affection, sans prendre rien de ce qui pouvait lui être nécessaire pour son exil, sans dire à personne où il avait dessein de se retirer, il gagna promptement les portes de la ville. [7,68] CHAPITRE DOUZIEME. I. QUELQUES jours après, le temps des comices étant venu, le peuple nomma consuls Quintus Sulpicius Camerinus, et Spurius Largius Flavus pour la seconde fois. Cette année il parut un grand nombre de prodiges envoyés des dieux, et la ville de Rome en fut alarmée. Plusieurs personnes virent des spectres extraordinaires et d'une forme terrible. On entendit des voix épouvantables sans savoir d'où elles pouvaient venir. Les hommes et les animaux produisirent des monstres d'une figure prodigieuse, telle qu'on n'avait jamais rien vu de semblable. Il se rendait des oracles en différents endroits. Des femmes agitées par une fureur divine prédisaient à la ville de Rome les malheurs les plus terribles. Les hommes étaient atteints d'une espèce de maladie pestilente qui enlevait aussi une grande quantité de bestiaux, et quoique la plupart de ceux qui en étaient frappés, en fusent quittes pour le mal sans en mourir, elle fut néanmoins très fréquente et répandit l'alarme dans tous les quartiers de la ville. II. Les uns {disaient} que ce fléau était envoyé de la part des dieux en punition de ce qu'on avait chassé de la patrie le meilleur des citoyens. Les autres prétendaient que les dieux n'y avaient aucune part ; ils regardaient cette contagion comme un pur effet du hasard, semblable à une infinité d'autres accidents qui arrivent aux hommes. Enfin un certain vieillard, nommé Titus Latinus, qui était accablé d'infirmités, se fit porter à l'assemblée du sénat dans une litière. Il était passablement riche, et la plupart du temps il demeurait à la campagne où il travaillait de ses mains. Lorsqu'on l'eut fait entrer dans le sénat, il dit qu'il croyait avoir vu en songe Jupiter Capitolin qui lui disait : « Latinus, va dire aux citoyens que dans la dernière solennité des jeux, ils ne m'ont pas donné un beau danseur pour conduire la cérémonie et pour marcher devant la pompe. Va leur dire qu'ils recommencent la fête et qu'ils la célèbrent mieux qu'ils n'ont fait la dernière fois : car je n'ai pas accepté la première, elle ne m'a point été agréable. » Il ajoutait qu'après s'être éveillé il n'avait fait aucun cas de ce songe, et qu'il l'avait regardé comme une de ces visions fausses et trompeuses qu'on a souvent pendant la nuit : mais que le dieu lui était encore apparu une seconde fois en songe sous la même forme, fort en colère de ce qu'il n'avait pas été dire au sénat ce qu'il lui avait ordonné ; qu'il l'avait en même temps menacé que s'il n'obéissait au plus vite, il apprendrait à son grand malheur, à ne pas faire si peu de cas des ordres des dieux. Qu'il avait jugé de ce second songe comme du premier, que n'étant qu'un pauvre vieillard qui travaillait de ses mains à la campagne, il avait eu honte d'aller étourdir le sénat sur un songe vain qui l'épouvantait, et qu'il avait craint d'apprêter à rire à toute l'illustre compagnie. Que quelques jours après ce second avertissement, son fils qui était un jeune homme des mieux faits, lui avait été enlevé par une mort subite, sans avoir eu aucune maladie et sans qu'on pût savoir la cause de cet accident. Que le dieu lui était apparu une troisième fois, qu'il lui avait dit que la perte de son fils était une partie de la punition qu'il méritait pour avoir négligé et méprisé ses avertissements, et que dans peu il subirait le reste du châtiment. Que comme il n'avait plus rien qui l'attachât à la vie, il avait reçu ces menaces avec joie, dans l'espérance que la mort viendrait bientôt le délivrer. Que cependant, au lieu de cette punition, le dieu lui avait envoyé dans toutes les parties de son corps, un mal si cruel et si insupportable, qu'il ne pouvait remuer un de ses membres sans sentir les douleurs les plus cuisantes. Que pour lors il avait pris conseil de ses amis et que par leur ordre il était venu trouver le sénat. Pendant qu'il racontait ce songe, il lui semblait que ses douleurs diminuaient peu à peu : quand il eut achevé le récit, il se leva de sa litière, il invoqua le dieu, traversa la ville, et marchant à pied il s'en re tourna chez-lui dans une santé parfaite [7,69] III. SUR ce récit le sénat fut saisi de crainte et d'étonnement. Chacun demeura dans le silence, ne pouvant deviner ce que signifiaient les avertissements du dieu, ni quel pouvait être ce conducteur de la pompe des jeux qui ne lui avait pas plu. Enfin un des sénateurs se ressouvint du fait et le raconta avec l'approbation de toute l'assemblée. Voici ce fait. Un Romain de quelque distinction avait livré un de ses esclaves entre les mains des autres pour le conduire au dernier supplice. Afin que la punition se fît à la vue de tout le monde, il leur avait ordonné de le conduire en le battant de verges par le milieu de la place publique et des autres places remarquables, et de le faire marcher devant la pompe des jeux que Rome célébrait alors en l'honneur du dieu dont nous venons de parler. Ceux qui conduisaient cet esclave au supplice lui étendirent les deux bras avec un morceau de bois attaché à sa poitrine et à ses épaules et qui allait jusqu'aux jointures des mains avec les bras. Ils le suivaient en frappant à grands coups de fouet sur son corps tout nu. Le pauvre patient dans un état si malheureux jetait des cris épouvantables. La violence de la douleur lui arrachait des imprécations et lui faisait faire des contorsions indécentes à chaque coup que lui donnaient les bourreaux. Toute l'assemblée du sénat ne douta point que ce ne fût là ce mauvais danseur dont le dieu se plaignait. [7,70] CHAPITRE TREIZIEME. I. PUISQUE j'en suis à ce point de l'histoire, je crois qu'il ne faut pas omettre ce que les Romains pratiquaient dans ces sortes de fêtes. Mon dessein n'est pas d'égayer mon discours par cette digression comme par une pièce de théâtre, ni de faire une narration en termes plus fleuris : je veux seulement prouver un fait important, savoir que les premiers peuples qui ont habité la ville de Rome, étaient Grecs d'origine et des colonies sorties de pays fameux, et non pas des barbares et des vagabonds, comme quelques écrivains l'ont prétendu. Sur la fin du premier livre que j'ai composé touchant leur origine, j'ai promis d'établir ce point par une infinité de preuves, en rapportant les lois, les mœurs, et les anciennes coutumes qu'ils retiennent encore de notre temps telles qu'ils les ont reçues de leurs ancêtres. D'ailleurs je suis persuadé qu'il ne suffit pas à ceux qui écrivent les antiquités de quelque nation, de rapporter ce qu'ils en savent sur la foi des naturels du pays, mais qu'il leur faut outre cela plusieurs preuves irréfragables s'ils veulent trouver quelque créance dans l'esprit des lecteurs. Entre toutes ces preuves, les premières et les plus convaincantes sont celles qui se tirent des cérémonies que chaque ville pratique dans le culte des dieux et des génies. En effet, il y a déjà fort longtemps que les Grecs et les Barbares conservent toujours le même culte, et ils n'est rien où ils souffrent moins d'altération, dans la crainte de s'attirer la colère des dieux. Les Barbares surtout s'en sont tenus scrupuleusement aux anciennes coutumes pour plusieurs raisons qu'il n'est pas temps de rapporter maintenant : et jusqu'aujourd'hui jamais rien n'a pu engager les Egyptiens, les peuples de la Lybie, les Celtes, les Scythes, les Indiens, ni aucune nation barbare à oublier les cérémonies de leurs dieux ou à y faire des changements, à moins que quelques-uns deux n'aient été subjugués par d'autres peuples et contraints de se conformer aux usages et coutumes des vainqueurs. Mais les Romains n'ont jamais été dans cette dure nécessité : accoutumés à donner la loi aux autres nations, ils ne l'ont jamais reçue de qui que ce soit. Si donc ils étaient Barbares d'origine, loin de changer leur premier culte de religion, et les anciennes coutumes de leur pays qui les avaient élevés à un si haut point de prospérité, ils se seraient fait un devoir d'introduire leurs cérémonies et les sacrifices de leurs dieux chez les nations qu'ils avaient soumises à leur obéissance, et si on les suppose originairement Barbares, rien ne les aurait empêché de rendre Barbares tous les peuples de la Grèce qu'ils tiennent sous leur empire depuis sept générations. [7,71] II. Un autre se contenterait peut-être de ce qui se pratique aujourd'hui chez les Romains pour démontrer invinciblement que leurs coutumes sont très anciennes. Pour moi je remonte plus haut, et je veux détromper certaines personnes, qui aveuglées par leurs préventions, ne manqueraient pas de rejeter cette preuve comme peu convaincante, et de soutenir que les Romains après avoir réduit toute la Grèce sous leur puissance, ont renoncé à leurs anciens usages pour embrasser les cérémonies des Grecs qui leur paraissaient meilleures. Je tire mes preuves du temps que la ville de Rome n'avait point encore étendu son empire sur la Grèce ni sur aucune de ces provinces qui sont au-delà des mers. Je citerai Quintus Fabius pour garant et je n'aurai recours qu'à sa seule autorité. C'est le plus ancien auteur qui ait écrit l'histoire des Romains, il fonde ses preuves, non seulement sur ce qu'il avait entendu dire, mais encore sur ce qu'il savait par lui-même et sur ce qu'il avait vu de ses yeux. III. CE fut le sénat, comme j'ai déja dit, qui ordonna la célébration de ces jeux, en conséquence du vœu fait par le dictateur Aulus Postumius lorsqu'il était sur le point de livrer bataille aux Latins qui s'étaient révoltés et qui voulaient rétablir Tarquin sur le trône. Il assigna pour la dépense des jeux et des sacrifices un fond de cinq cents mines d'argent par chaque année. On y a toujours dépensé cette somme jusqu'au temps de la guerre Punique. IV. Pendant ces jours de fêtes, on pratiquait plusieurs choses à la manière des Grecs, comme les assemblées, les foires, la réception des hôtes, et les armistices : il serait trop long d'en faire le détail. Mais voici ce qui regarde la pompe, les sacrifices et les jeux : je m'arrête particulièrement à ce point par lequel on pourra juger des autres cérémonies, que je me dispense de rapporter. [7,72] Avant que de commencer les jeux, les principaux citoyens qui avaient l'autorité souveraine, conduisaient la pompe en l'honneur des dieux. Ils partaient du Capitole, passaient par la place publique et se rendaient au grand cirque. Les enfants qui approchaient de quatorze ou quinze ans et qui étaient en âge d'assister à la fête, commençaient la marche, mais avec cette différence que ceux dont les pères avaient assez de bien pour être chevaliers, étaient à cheval, au lieu que les autres qu'on destinait pour être un jour incorporés dans l'infanterie, marchaient à pied. Les uns étaient rangés par brigades et par escadrons, les autres par compagnies et par classes, avec autant d'ordre que quand ils se rendaient dans le lieu de leurs exercices, spectacle qui attirait l'admiration des étrangers, pour leur apprendre quelles ressources la république pouvoir trouver dans un si grand nombre de jeunes gens bien tournés et bien faits qui devaient bientôt atteindre l'âge viril. Ils étaient suivis par des cochers, dont les uns menaient des chars à quatre chevaux, les autres à deux chevaux attelés de front, et d'autres un cheval seul. Après eux, marchaient les athlètes destinés pour les petits et pour les grands combats. V. LES athlètes avaient le corps tout nu, excepté ce que la pudeur ne permet pas de découvrir. Cette coutume a duré chez les Romains jusqu'à notre temps, telle qu'on l'observait autrefois chez les Grecs. Aujourd'hui elle n'est plus d'usage dans la Grèce : les Lacédémoniens l'ont abolie, Acanthus de Lacédémone fut le premier qui mit bas tous ses habits pour courir nu dans les jeux olympiques la première année de la quinzième olympiade. Avant ce temps là tous les Grecs regardaient comme une chose honteuse de paraîtres tout nu dans la lice. Homère le plus digne de foi et le plus ancien de tous les auteurs, nous en fournit une preuve convaincante, lorsqu'il représente ses héros ceints de quelque morceau d'étoffe. Voici comme il parle de la lutte d'Ajax et d'Ulysse dans les jeux funèbres célébrés en l'honneur de Patrocle : « Ces deux héros se mettent des ceintures autour des reins, et s'avancent au milieu de l'arène. » Il dit la même chose encore plus clairement dans son Odyssée, en parlant d'Ulysse et d'Irus qui se battent à coups de poing. Voici comme il s'en explique : « II dit, et toute la compagnie applaudit à son discours. Ulysse se ceignit les reins de quelques haillons, lassant à découvert ses grandes et belles cuisses, ses épaules carrées, sa large poitrine et ses bras nerveux. » Ensuite parlant du gueux Irus, qui saisi de crainte refuse de se mesurer avec Ulysse, voici ce qu'il dit : "Ils parlent de la sorte, et aussitôt Irus sent son courage abattu. Les amants de Pénélope le ceignent d'un linge, et le mènent malgré lui sur le champ de bataille. Le pauvre champion tremble de tous ses membres et sa force l'abandonne." Il est donc évident que les Romains, qui observent encore aujourd'hui cette ancienne coutume des Grecs, ne l'ont point empruntée de nous dans ces derniers temps, et qu'ils ne l'ont pas changée dans la suite, comme nous avons fait nous-mêmes. VI. Pour revenir à la description de la pompe, les Athlètes étaient suivis de trois chœurs de danseurs. Le premier était composé d'hommes faits, le second de jeunes gens qui n'avaient pas encore atteint l'âge de puberté, et le dernier était composé d'enfants. Après eux, marchaient les joueurs de flûte courte et à l'ancienne mode, comme on fait encore de notre temps : Ensuite les joueurs de harpe d'ivoire à sept cordes, et les joueurs de luth, instruments autrefois propres et particuliers aux Grecs, qui en ont aujourd'hui perdu l'usage, tandis que les Romains les conservent encore dans toutes les anciennes cérémonies des sacrifices. L'habit des danseurs consistait en une tunique d'écarlate, serrée avec un ceinturon de cuivre. Ils portaient une épée à leur côté, et des lances plus courtes que les lances ordinaires. Les hommes avaient outre cela des casques d'airain, ornés de panaches et de magnifiques aigrettes. Chaque chœur était conduit par un maître de ballet, qui donnait le branle, marquant aux danseurs le pas et la cadence, le ton et la mesure aux musiciens. Il représentait des danses de guerre et d'un mouvement très prompt, la plupart en rythmes proceleusmatiques. Cet exercice, c'est-à-dire la danse des gens armés qu'on apelle la Pyrrhique, était un des plus anciens parmi les Grecs, soit qu'il eût été inventé par Pallas qui fut, dit-on, la première qui dansa toute armée dans la joie qu'elle avait de la victoire remportée sur les Titans, soit que les Curètes l'aient institué longtemps auparavant, lorsque par le cliquetis de leurs armes, par le mouvement de leurs corps, et par leurs danses en cadence, ils tâchaient d'apaiser, comme dit la fable, le petit Jupiter dans le berceau, à qui ils servaient de pères nourriciers. Homère en plusieurs endroits de les poésies, surtout dans la description du bouclier dont il dit que Vulcain fit présent à Achille, nous fournit des preuves que cette sorte d'exercice est très ancienne et qu'elle fut autrefois en usage chez les Grecs. Il feint que le dieu y avait gravé deux villes dont l'une jouissait des douceurs d'une paix profonde, et l'autre était plongée dans les horreurs de la guerre. Il décrit la première comme la plus heureuse ; il lui fait célébrer des fêtes, des noces, des festins, et autres, réjouissances, qui sont les doux fruits de la paix, puis il ajoute ce qui suit : « On y voyait de jeunes gens qui dansaient en rond au son des flûtes et des guitares. Les femmes attirées par la curiosité, étaient sur le pas de leurs portes, d'où elles regardaient la danse avec admiration ». Ensuite, décrivant un autre chœur de jeunes garçons et de jeunes filles de Crète ciselé sur le même bouclier avec tout l'art et toute la délicatesse possible, il parle en ces termes : « L'ingénieux Vulcain, y avait gravé avec une variété admirable, une danse pareille à celle que fit autrefois Dédale pour la charmante Ariadne dans la grande ville de Cnosse. On y voyait de jeunes garçons danser avec de jeunes filles belles comme l'amour, et qui se tenaient les uns les autres par la main ». Et lorsqu'il parle des ornements du bal, pour nous faire voir que les garçons dansaient armés, il poursuit ainsi sa description. « Celles-ci étaient couronnées de belles fleurs : ceux-là avaient et des épées d'or suspendues par des baudriers d'argent ». Il parle ensuite des rois du bal qui commençaient la danse et qui donnaient le branle aux autres, et il ajoute en trois qui suit : « II y avait autour de cette agréable troupe de danseurs, une foule de monde qui prenait plaisir à regarder. ». Deux sauteurs commençaient les airs et dansaient en rond au milieu du cercle ». VII. CE n'est pas seulement par cette danse réglée et propre aux combats, dont les Romains se servaient dans les cérémonies sacrées et dans la pompe des jeux, qu'on peut prouver leur parenté avec les Grecs : leurs danses bouffonnes et satyriques prouvent aussi la même chose. Après la troupe des danseurs armés, suivaient les chœurs satyriques qui représentaient la Sicinne des Grecs. Voici comment ils étaient habillés. Ceux qui représentaient les Silènes, portaient des tuniques à long poil, que quelques-uns appellent chortées, avec des mantes de toutes sortes de fleurs : ceux qui représentaient les satyres étaient couverts de peaux de bouc avec des ceintures, portant sur leur tête des aigrettes d'un poil long et hérissé, et d'autres ornements semblables. Ils contrefaisaient d'une manière grotesque les danses les plus sérieuses, imitant les gestes des Satires et des Silènes pour faire rire les spectateurs. La pompe des triomphes nous fournit aussi des preuves que ces jeux de bouffons et de Satyres font d'un usage ancien chez les Romains. Ceux qui accompagnent la superbe cérémonie du triomphe ont toute permission de donner des lardons et de dire des brocards aux personnes les plus illustres, sans épargner même les généraux d'armée, comme autrefois à Athènes ceux qui se faisaient porter par les rues dans un tombereau, disaient des quolibets et faisaient des railleries piquantes contre tous les passants : aujourd'hui ils se contentent de chanter des vers qu'ils composent sur le champ. J'ai vu même aux funérailles des personnes de distinction, principalement de ceux qui laissaient de gros biens après leur mort, j'y ai vu, dis-je, des chœurs de Satyres qui marchaient devant le corps avec le reste de la pompe funèbre, en dansant la Sicinne. Je craindrais d'ennuyer le lecteur si je m'arrêtais à faire voir que les jeux et les danses satyriques ne sont pas de l'invention des Liguriens y ni des Ombriens, ni des autres Barbares qui habitent l'Italie, mais qu'ils viennent des Grecs, car tout le monde en convient, et la chose est trop évidente pour avoir besoin de preuves. VIII. APRES ces chœurs, suivait une troupe de joueurs de harpe et de flûte. Ensuite marchait une autre troupe qui portait des coffrets et des cassolettes d'or et d'argent, tant sacrées que profanes, {pleines d'aromates et d'encens, dont elle parfumait toutes les rues par où elle passait.} Les statues des dieux fermaient la marche de cette pompe. Des hommes les portaient sur leurs épaules. Elles avaient la même forme, la même attitude, les mêmes ornements et les mêmes marques que celles qu'on fait chez les Grecs. Les dons qui sont de l'invention de chaque divinité et dont elle a fait présent aux hommes, y étaient représentés. On y voyait les statues non seulement de Jupiter, de Junon, de Minerve, de Neptune, et des autres dieux que les Grecs mettent au nombre des douze grandes divinités,j mais encore les images des autres dieux anciens dont les fables disent que les douze grands dieux tirent leur origine, c'est-à-dire celles de Saturne, d'Ops, de Themis, de Latone, des Parques, de Mnémosyne et de toutes les autres divinités qui ont des temples et des autels chez les Grecs. On y voyait aussi les statues des dieux et déesses qu'on dit être nés depuis que Jupiter fut devenu le roi des cieux, par exemple celles de Proserpine, de Lucine, des Nymphes, des Muses, des Heures, des Grâces, de Bacchus et de tous les demi-dieux, dont on prétend que les âmes séparées de leur corps mortel ont pris place dans le ciel où elles jouissent des honneurs divins, tels que sont Hercule, Esculape, Castor et Pollux, Hélène, Pan, et une. infinité d'autres. Si les fondateurs de Rome et ceux qui ont institué cette fête, étaient des Barbares est-il probable qu'ils eussent négligé les dieux et les demi-dieux de leur pays, pour rendre leur culte à tous ceux des Grecs ? Qu'on avoue donc que les fondateurs de cette ville n'étaient pas Barbares : ou qu'on nous fasse voir que ces dieux et ce culte ont été communs à quelqu'autre nation; qu'à celle des Grecs, et pour lors je consens qu'on rejette comme fausses les preuves que j'apporte. IX. DES que la pompe était finie, les consuls, les prêtres et les ministres destinés pour ces sortes de réunions, immolaient les victimes. Ils suivaient en tout nos cérémonies Grecques. Ils commençaient par laver leurs mains, ils aspergeaient leurs victimes avec de l'eau pure, répandaient un peu de blé sur leurs têtes, et après avoir fait des prières, ils ordonnaient à leurs ministres de les égorger. Aussitôt les uns donnaient un coup de massue sur les tempes de la victime qui était encore debout, les autres lui enfonçaient le couteau dans la gorge quand elle était tombée. Ensuite ils la dépouillaient et la coupaient par morceaux, puis détachant les prémices des entrailles et de tous les autres membres, ils les saupoudraient de farine d'orge, et les présentaient dans des corbeilles aux sacrificateurs. Ceux-ci les mettaient sur les autels pour y être consumées par le feu, et pendant qu'elles brûlaient ils les arrosaient de vin. Il est aisé de voir par les poésies d'Homère, que tout cela se pratiquait suivant les cérémonies que les Grecs observaient dans leurs sacrifices. Ce poète nous représente des héros qui lavent leurs mains, et qui se servent de farine d'orge. Voici comme il en parle : « Ensuite ils se lavent les mains et préparent l'orge sacré pour l'oblation du sacrifice » Il dit aussi qu'ils coupaient un peu de poil de dessus la tête de la victime, et qu'ils le jetaient dans le feu : « Eumée, dit-il, prend les poils du haut de la tête de cette victime, (c'était un porc de cinq ans,) et les jette dans le feu comme des prémices ». Ensuite il représente ces héros assommant les victimes d'un coup de massue sur le front et leur enfonçant le couteau dans la gorge lorsqu'elles sont tombées. Il parle du sacrifice d'Eumée en ces termes : « II assomme la victime d'un coup de massue de chêne qu'il avait réservée pour cet usage. Elle tombe sans vie, et en même temps ses bergers l'égorgent et la font passer par les flammes ». Il ajoute qu'ils prenaient les prémices des entrailles et des autres membres, et qu'après les avoir parsemées de farine, ils les brûlaient sur l'autel. C'est en parlant du même sacrifice d'Eumée : « L'intendant des bergers prend des morceaux de tous les membres de la victime. Il les couvre tout crus de la graisse de la victime, puis les saupoudrant de fleur de farine il les jette au feu pour y être consumés. » Je sais pour l'avoir vu, que les Romains observent encore aujourd'hui ces cérémonies dans leurs sacrifices ; et je n ai pas besoin d'autre preuve pour me convaincre que les fondateurs de Rome n'étaient point des Barbares, mais des Grecs rassemblés de plusieurs cantons. Je veux bien croire qu'il ne serait pas impossible que des Barbares eussent {autrefois} observé quelques cérémonies semblables à celles des Grecs dans leurs sacrifices et dans leurs fêtes : mais qu'ils les aient observées toutes, c'est ce que je ne puis me persuader. [7,73] X. IL me reste à dire quelque chose des combats et des jeux qui suivaient la pompe. Le premier était la course des chevaux attelés quatre ou deux ensemble, ou d'un cheval seul contre un autre cheval. Elle était autrefois en usage chez les Grecs dans les jeux olympiques, et elle l'est encore aujourd'hui. Dans ces combats de chevaux, il y a deux sortes d'exercices des anciens Grecs que les Romains ont toujours observés jusqu'à nos jours, tels qu'ils ont été établis et pratiqués dès le commencement. L'un est celui du char attelé de trois chevaux qui est très ancien, mais dont l'usage a cessé parmi les Grecs. Leurs héros s'en servaient autrefois dans les combats, comme nous le témoigne Homère. Outre les deux chevaux attelés de front, on en attachait un troisième avec des courroies. Les anciens l'appelaient le cheval Paréore, parce qu'il était attaché aux deux autres. L'autre exercice qu'un petit nombre de villes Grecques observent encore aujourd'hui dans les cérémonies de quelques anciens sacrifices, c'est la course de ceux qui se mettaient sur chaque chariot auprès du cocher. Lorsque le combat des chevaux était fini, ces hommes assis auprès du cocher sautaient à bas du chariot, couraient ensemble dans la lice et se disputaient le prix de vitesse. Les poètes les {appellent} Parabates et les Athéniens les nomment Apobates. Après que la course des chevaux était achevée, ceux qui devaient combattre corps à corps se présentaient dans l'arène, savoir, les coureurs, les lutteurs, et. les athlètes destinés pour l'exercice du pugilat : ce sont les trois espèces de combats autrefois en usage chez les Grecs, comme le dit Homère dans les descriptions des jeux célébrés aux funérailles de Patrocle. Dans les intervalles qui se trouvaient entre deux combats, ils couronnaient leurs bienfaiteurs, faisaient leur éloge suivant la louable coutume des Grecs, de même qu'il se pratiquait à Athènes pendant les fêtes de Bacchus, et montraient à tous les spectateurs les dépouilles qu'ils avaient remportées dans la guerre. Je n'ai pu me dispenser de faire cette digression sur une matière où mon sujet semble m'avoir conduit naturellement. Mais il ne convient pas que je m'y étende plus au long : il est temps de reprendre le fil de mon histoire. XI. QUAND le sénat entendit parler de cet esclave que son maitre avait fait conduire au supplice devant la pompe des jeux, le fait lui parut extraordinaire : il ne douta point que ce ne fut là le mauvais danseur dont le dieu s'était plaint, comme nous avons dit ci-devant. Aussitôt on fit chercher le maitre qui avait fait traiter si impitoyablement son esclave, et. après lui avoir imposé l'amende et la punition qu'il méritait, le sénat ordonna par un nouvel arrêt qu'on recommencerait à célébrer tout de nouveau la pompe et les jeux à l'honneur de Jupiter avec la moitié plus de magnificence et de dépense qu'auparavant. Et voila ce qui arriva sous ces deux consuls.