[6,0] ANTIQUITÉS ROMAINES DE DENYS DHALICARNASSE LIVRE SIXIÈME. [6,1] CHAPITRE PREMIER. I. L'ANNEE suivante, qui était la première de la soixante-onzième olympiade, en laquelle Tisicrate de Crotone remporta le prix de la course, Hipparque étant archonte à Athènes, Aulus Sempronius Atratinus et Marcus Minucius furent créés consuls. II. LA trêve conclue avec les Latins leur donnait une entière sûreté du côté des guerres extérieures. L'ordonnance du sénat suspendait le recouvrement des dettes, jusqu'à ce que la guerre dont on était menacé, fût heureusement terminée ; elle arrêtait les séditions que la populace voulait exciter dans Rome en demandant qu'on lui accordât par un édit public l'abolition de ses dettes. Ainsi tout était tranquille, et ils ne firent rien de mémorable pendant leur consulat, ni au dehors, ni au dedans, sinon qu'ils confirmèrent un décret du sénat, portant que les femmes Latines qui auraient épousé des Romains recommandables par leur douceur et par leur prudence, de même que les Romaines qui s'étaient mariées chez les Latins, seraient entièrement libres, ou de rester avec leurs maris si elles voulaient, ou de s'en retourner dans leur pays, à condition néanmoins, que les enfants mâles resteraient avec leurs pères, et que les filles qui n'étaient point encore mariées, suivraient le parti que prendraient leurs mères. Il faut remarquer qu'il y avait beaucoup de Latines mariées aux Romains, et que plusieurs Romaines avaient épousé des Latins, tant à cause des liens du sang, que de ceux de l'amitié qui unissaient alors les deux nations. Le sénat leur ayant accordé pleine liberté de prendre là- dessus tel parti qu'il leur plairait, elles firent voir combien elles aimaient le séjour de Rome. Presque toutes les Romaines qui étaient dans le pays Latin, quittèrent leurs maris pour revenir chez leurs pères : au lieu que toutes les Latines, excepté deux, aimèrent mieux rester avec les Romains leurs époux, que de retourner dans leur patrie. Cette conduite était un heureux présage de la victoire que Rome devait remporter dans la guerre dont je parlerai bientôt. III. On dit que ce fut sous ce même consulat qu'on consacra un temple à Saturne dans la rue par où l'on monte de la place publique au Capitole, et qu'on lui institua des fêtes avec des sacrifices annuels qui se devaient faire aux dépens du public. On ajoute que dans ce même endroit Hercule érigea autrefois l'autel où les prêtres, à qui il avait donné le soin des choses sacrées, offraient les prémices des victimes qui devaient être jetées dans le feu suivant les cérémonies des Grecs. Quelques historiens attribuent l'inscription et la fondation de ce temple à Titus Largius consul de l'année précédente. D'autres la rapportent au roi Tarquin le superbe, c'est-à-dire, à celui qui fut détrôné. Mais à l'égard de la dédicace, ils assurent que Postumus Cominius fut chargé de la faire par ordonnance du sénat de Tarquin. Pendant tout le temps de la régence de ces deux consuls on jouit d'une paix profonde, comme j'ai déjà dit. [6,2] CHAPITRE SECOND. I. L'ANNEE suivante Aulus Postumius et Titus Virginius furent faits consuls. Sous leur régence finit la trêve d'un an qu'on avait conclue avec les Latins. On fit de part et d'autre de grands préparatifs pour la guerre. Tous les Romains s'y portaient d'eux-mêmes avec beaucoup d'ardeur. La plupart des Latins au contraire n'y avaient pas le cœur, mais ils y étaient contraints malgré-eux. Car Tarquin et Mamilius avaient gagné presque tous les magistrats des villes par des présents et par de belles promesses : ils avaient même exclus de l'administration des affaires de l'état tous les plébéiens qui ne voulaient point de guerre, en sorte qu'on n'avait plus la liberté de parler. Ainsi il y en eut un grand nombre qui furent obligés d'abandonner leurs villes pour se réfugier chez les Romains, parce qu'ils ne pouvaient souffrir qu'on les traitât d'une manière si indigne. Les plus puissants des villes Latines, bien loin de les retenir, favorisaient leur retraite, et étaient fort contents de ce que ceux qui leur étaient opposés, prenaient parti chez leurs ennemis-mêmes. Les Romains les reçurent à bras ouverts. Ils incorporèrent dans les centuries de Rome et dans les troupes destinées pour garder la ville, tous ceux qui se réfugièrent chez eux avec leurs femmes et leurs enfants. Pour les autres, ils les mirent dans les châteaux qui étaient aux environs de Rome, et les distribuèrent dans différentes colonies ; précaution nécessaire pour les empêcher d'exciter des révoltes. II. Dans ces conjonctures, on fut d'avis de remettre l'autorité souveraine entre les mains d'un seul homme qui ne fut point comptable de sa conduite. Aulus Postumius, le plus jeune des consuls, fut élu dictateur par Virginius son collègue. A l'exemple de son prédécesseur, il prit pour aide Titus Aebutius Elva, qu'il fit général de la cavalerie. Après avoir fait en peu de temps le dénombrement de tous les Romains qui étaient en âge de servir, il les partagea en quatre classes. Il se réserva le commandement de la première ; donna la seconde à Virginius son collègue dans le consulat, la troisième à Aebutius général de la cavalerie ; la quatrième à Aulus Sempronius, à qui il ordonna de rester à Rome en qualité de préfet, pour garder la ville. [6,3] III. TOUS les préparatifs étant faits, ses espions vinrent lui dire que les Latins s'étaient mis en campagne avec toutes leurs troupes. Peu de temps après il en vint d'autres lui annoncer qu'ils avaient pris d'assaut une certaine place forte appelée Corbion : il n'y avait qu'une médiocre garnison Romaine, qu'ils avaient toute taillée en pièces : ils se servaient de cette place comme d'un lieu de refuge d'où ils sortaient pour faire des courses. Cependant ils ne prirent pas beaucoup de bétail ni d'esclaves dans les campagnes, excepté ce qu'ils en trouvèrent dans Corbion. Les laboureurs avaient eu la précaution de se retirer longtemps auparavant dans les forts voisins avec tout ce qu'ils avaient pu emporter ou mener avec eux. Mais en revanche les ennemis brûlèrent leurs maisons qu'ils trouvèrent désertes, et firent un dégât si affreux qu'ils désolèrent tout le plat pays. Etant déjà en campagne, il leur était venu d'Antium, la plus célèbre ville des Volsques, un renfort de nouvelles troupes, des armes, du blé et d'autres provisions nécessaires pour la guerre. Ce puissant secours ranima leur courage, et leur fit espérer qu'à l'exemple d'Antium le reste des Volsques se joindrait bientôt à eux contre les Romains. IV. Sur cette nouvelle, Postumius se mit promptement en marche avant que toute l'armée ennemie fût rassemblée. II fit si grande diligence en une nuit, qu'il arriva auprès du Régille camp des Latins situé dans un poste avantageux, proche du lac appelé Régille. Il se campa sur une haute colline de difficile accès, qui commandait au camp des Latins et qui devait lui donner un grand avantage sur eux s'il y fut resté. [6,4] Leurs généraux Octavius de Tusculum, gendre, ou, comme disent quelques écrivains, fils du gendre de Tarquin, et Sextus Tarquin, qui étaient alors campés séparément, réunirent leurs troupes en un même endroit. Ils tinrent conseil avec les colonels et les capitaines pour voir de quelle manière ils devaient faire la guerre. Les sentiments furent partagés. Les uns étaient d'avis que les troupes du dictateur s'étant emparées du poste avantageux de la montagne, c'était moins une marque d'intrépidité que de crainte, et qu'il fallait promptement les attaquer pendant qu'elles étaient épouvantées. Les autres opinaient à les tenir assiégées avec une partie de l'armée Latine, tandis que le reste irait assiéger la ville de Rome, qu'il aurait été facile de surprendre, parce que les meilleures troupes des Romains en étaient sorties. D'autres enfin voulaient qu'on attendît le secours des Volsques et des autres alliés, et qu'on préférât le parti le plus sûr au plus hardi. Ils disaient que pendant ce retardement leurs affaires deviendraient meilleures, et qu'au contraire les Romains n'en retireraient aucune utilité. Tandis qu'ils tenaient conseil de guerre, Titus Virginius l'autre consul qui avait fait une prompte marche la nuit précédente, parut tout à coup avec un corps de troupes, et vint se camper séparément du dictateur, sur une autre croupe de montagne fort escarpée. De cette manière les Latins qui avaient le dictateur à leur droite et le consul à leur gauche, se voyaient assiégés de toutes parts sans pouvoir sortir sur les terres de l'ennemi. Là-dessus leurs généraux qui n'avaient cherché que leurs sûretés, furent saisis de crainte, et commencèrent à appréhender que la guerre tirant en longueur ils ne fussent contraints de consumer toutes leurs provisions qui ne pouvaient pas aller bien loin. V. POSTUMIUS qui fut informé de l'embarras où ils étaient et qui connaissait d'ailleurs leur peu d'expérience dans la guerre, détacha son lieutenant général Titus Aebutius avec l'élite de la cavalerie et de l'infanterie légère. Il lui ordonna de s'emparer d'une montagne qui commandait au chemin par où devaient passer les provisions qu'on apportait aux Latins. Celui-ci se mit en marche pendant la nuit, il passa avec ses troupes à travers une forêt ou il n'y avait aucun chemin frayé, et avant que les ennemis s'en aperçussent il s'empara de la montagne. [6,5] Quand les généraux des Latins apprirent que l'ennemi s'était aussi rendu maitre des postes qu'ils avaient laissé derrière eux, et qu'à la faveur de cette hauteur dont il s'était emparé, il leur ôtait toute espérance de recevoir des vivres parce qu'il fermait tous les passages, ils résolurent de chasser les Romains de cette montagne avant qu'ils eussent eu le temps de s'y fortifier. Sextus à la tête de la cavalerie y courut à toute bride, très persuadé que la cavalerie Romaine ne pourrait pas tenir contre lui. Cependant les Romains l'attendirent de pied ferme. Il fut repoussé plusieurs fois, et retourna plusieurs fois à la charge. Enfin, voyant que l'avantage de ce poste rendait les ennemis infiniment supérieurs parce qu'ils combattaient du haut de la montagne, au lieu qu'il n'y avait que des blessures à gagner pour ses troupes qui étaient obligées de livrer l'attaque de bas en haut, et que d'ailleurs les Romains venaient de recevoir un renfort de l'élite de l'infanterie que Postumius leur avait envoyé en diligence, il fut obligé de se retirer dans son camp, sans avoir rien fait. Les Romains entièrement maîtres de la montagne, s'y fortifièrent sans que personne les inquiétât, et y restèrent comme en garnison. Mais Sextus et Mamilius résolurent de ne pas tarder davantage à décider l'affaire par un combat sanglant. En même-temps le dictateur des Romains qui d'abord avait eu dessein de terminer la guerre sans combat, et qui s'était flatté de venir à bout des ennemis dont il connaissait le peu d'expérience et qu'il avait réduits dans une affreuse disette, changea entièrement d'avis et prit le parti de livrer bataille pour la raison que je vais dire. VI. La cavalerie qui gardait les avenues, arrêta quelques courriers qui apportaient des lettres de la part des Volsques aux généraux des Latins. Elles leur donnaient avis que dans trois jours au plus tard il leur viendrait un gros corps de troupes auxiliaires des Volsques et des Herniques. Cette nouvelle obligea les généraux des Romains à se disposer promptement au combat et à changer leurs premières résolutions. VII. ON donna de part et d'autre le signal de la bataille, et les armées s'avançant entre les deux camps se rangèrent en cet ordre. Sextus Tarquin commandait l'aile gauche des Latins, Octavius Mamilius la droite et Titus un des fils de Tarquin, était à la tête du corps de bataille, où étaient les transfuges et les exilés Romains. La cavalerie était divisée en trois escadrons, dont deux étaient distribués dans les deux ailes et l'autre dans le corps de bataille. Du côté des Romains Titus Aebutius général de la cavalerie, commandait l'aile gauche, il avait en tête Sextus Tarquinius. L'aile droite avait pour chef le consul Titus Virginius qui était opposé à Octavius Mamilius. Le dictateur Postumius commandait en personne le corps de l'armée contre Titus Tarquinius et les exilés qui étaient avec lui. Le nombre des soldats qui combattirent alors, était du côté des Romains de vingt-quatre mille hommes d'infanterie et de trois mille cavaliers, du côté des Latins, de quarante mille hommes de pied et de trois mille chevaux. [6,6] VIII. QUAND on fut sur le point d'en venir aux mains, les chefs de l'armée Latine employèrent les discours et les prières pour exhorter leurs soldats à combatte avec valeur. Le dictateur au contraire voyant les siens épouvantés par la multitude des ennemis qui leur étaient de beaucoup supérieurs en nombre, s'efforça de les rassurer. Accompagné des plus âgés et des plus illustres sénateurs il s'avança au milieu de ses troupes et leur tint ce discours. « Romains, les dieux se déclarent en notre faveur, les entrailles des victimes, les augures, et toutes sortes de présages promettent à la ville de Rome la liberté avec une heureuse victoire. C'est la récompense de notre piété, de notre assiduité constante dans leur culte, du zèle et de l'attachement inviolable que nous avons toujours eu pour la justice. Ils sont au contraire justement irrités contre nos ennemis ; contre ces ingrats, qui après tant de bienfaits dont nous les avons comblés, malgré les liens de la parenté et de l'amitié qui devraient les unir à nous, au mépris du serment par lequel ils se sont engagés à n'avoir point d'autres amis ni d'autres ennemis que ceux de la république, osent aujourd'hui nous faire une guerre injuste, non pas pour nous disputer l'empire et la supériorité (ce qui serait un crime beaucoup moins odieux,) mais pour rétablir les Tarquins sur le trône et pour réduire sous leur tyrannie une ville jalouse de sa liberté. Convaincus que les dieux qui ne cessent de conserver Rome, seront vos défenseurs, il faut, soldats et centurions, que vous animiez votre courage, et que vous vous comportiez, en braves gens dans le combat. Soyez persuadés qu'ils n'accordent leur protection qu'à ceux qui se battent vaillamment, et qui font tous leurs efforts pour vaincre. Il n'est promis ce secours du ciel, qu'à ceux qui s'exposent volontiers aux fatigues de la guerre ; les lâches et les timides qui redoutent tous les dangers, se flattent en vain de l'obtenir. IX. Outre plusieurs avantages qui vous ouvrent un chemin sûr à la victoire, j'en trouve trois principaux, que la fortune vous présente d'elle-même, et sur lesquels vous pouvez entièrement compter. [6,7] Premièrement elle vous a donné une fidélité mutuelle et réciproque, et ce lien sacré est ce qu'il y a de plus nécessaire pour vaincre vos ennemis. Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous devez être des amis sincères et de fidèles alliés : votre commune patrie a formé depuis longtemps ces sacrées chaînes. Elevés et instruits ensemble, vous avez sacrifié aux dieux sur les mêmes autels. Vous avez eu tous la même fortune, partageant également une infinité de biens et de maux. C'est-là ce qui forme les plus étroites liaisons parmi les hommes, c'est ce qui entretient l'amitié la plus sincère. Rien n'est en effet plus capable d'unir les cœurs par des liens indissolubles que la nécessité de faire de communs efforts pour conserver sa liberté et ce que l'on a de plus cher au monde. Le second motif qui doit vous engager a combattre en gens de cœur, c'est que si l'ennemi remporte la victoire, vous serez tous traités avec la même rigueur sans aucune distinction. Si une partie de nos troupes souffre les dernières indignités, l'autre ne pourra éviter le même malheur. Nous perdrons tous également notre dignité, l'empire, la liberté, nos femmes, nos enfants, nos biens, en un mot tout ce que nous possédons ; et si les chefs et les magistrats de la république sont exposés à mourir avec ignominie dans la torture et dans les tourments, nous devons tous nous attendre à subir le même sort. En effet, puisque vos ennemis vous ont si maltraités en toutes manières sans que vous leur eussiez fait aucun mal, que devez vous attendre de leur ressentiment s'ils remportent la victoire ? pouvez-vous espérer qu'ils vous traitent avec moins de rigueur, après que vous les avez chassés de Rome, dépouillés de leurs biens, exclus entièrement de leur patrie ? Enfin le troisième avantage qui n'est pas moins considérable que les deux précédents si vous le pesez comme il faut, c'est que nos ennemis ne sont pas si bien dans leurs affaires que nous l'appréhendions. Ils sont au contraire beaucoup plus faibles que nous n'aurions osé l'espérer. Vous voyez que pour tout secours ils n'ont que les troupes d'Antium. Nous croyons que tous les Volsques avec une partie des Sabins et des Herniques viendraient se joindre à eux, et sans cette fausse persuasion nous nous saisions nous-mêmes mille sujets de crainte. Les Latins en effet s'étaient flattés de ces secours ; mais toutes leurs espérances n'étaient que des songes fondés sur de fausses promesses et sur de vaines apparences. De ce grand nombre d'alliés, les uns les abandonnent entièrement et méprisent les ordres de leurs généraux dont ils connaissent le peu d'expérience et l'incapacité dans le métier de la guerre : Les autres retardent à leur envoyer les secours qu'ils leur ont promis, et les entretiennent toujours dans une fausse espérance pour gagner du temps : Ceux enfin qui font actuellement des préparatifs, ne viendront qu'après le combat et ne leur serviront de rien. [6,8] X. QUE s'il y en a parmi vous, qui quoique convaincus de ce que j'avance, ne laissent pas d'être toujours effrayés par le grand nombre des ennemis, il ne faut que deux mots pour leur faire voir, ou plutôt pour les faire souvenir, que leur crainte est mal fondée et qu'ils redoutent ce qui n'est pas à appréhender. Faites d'abord réflexion que la plupart des Latins n'ont pris les armes contre nous que parce qu'on les y a forcés : leur conduite et leurs discours en sont une preuve évidente. Faites aussi attention au petit nombre de ceux qui combattent d'eux-mêmes et de bonne volonté pour le rétablissement des tyrans, et vous verrez qu'il n'égale pas la moindre partie de notre armée. Enfin soyez persuadés que ce n'est pas le grand nombre des soldats, mais la valeur, qui décide du gain d'une bataille. Ce serait trop entreprendre, que de vous rapporter ici combien de fois parmi les Grecs et les Barbares, les armées les plus nombreuses ont été défaites par d'autres qui étaient inférieures en nombre : ce qu'on en dit paraît même incroyable à bien du monde. Mais sans chercher des exemples étrangers, en combien de guerres n'avez-vous pas vous mêmes défait des ennemis beaucoup plus puissants que ceux-ci avec moins de troupes que vous n'en avez présentement ? Mais me direz-vous, les autres ennemis que nous avons vaincus, nous craignaient et redoutaient notre valeur : Les Latins au contraire et les Volsques leurs alliés, nous méprisent, parce qu'ils ont déjà éprouvé nos forces dans les combats. Quoi donc ne savez-vous pas tous que nos pères ont vaincu ces deux nations dans plusieurs batailles ? peut-on dire que la condition des vaincus vaut mieux après de semblables échecs que celle des vainqueurs après tant d'heureuses réussites ? y-a-t-il homme de bon sens qui puisse parler de la sorte? Je serais bien surpris, Romains, qu'il se trouvât quelqu'un d'entre vous qui redoutât la multitude des ennemis parmi lesquels il y a peu de braves gens, et qui au contraire méprisât notre armée, la plus nombreuse et la mieux fournie de bons soldats que nous ayons jamais eue dans toutes les guerres précédentes. [6,9] XI. Ajoutons à cela un nouveau motif qui doit vous engager à mettre bas toute crainte et à affronter les plus grands dangers. Vous voyez ici tous les principaux sénateurs qui vous donnent l'exemple. Ils veulent partager avec vous les fatigues et les périls de la guerre, quoique les lois et leur âge les exemptent de porter les armes. Ne serait-il pas honteux pour vous qui êtes dans la fleur de votre jeunesse, de fuir les dangers pendant que ces vieillards s'y exposent. Ils sont prêts à mourir courageusement pour leur patrie s'ils ne peuvent pas vaincre et tuer ceux qui en veulent à sa liberté ? Après ces beaux exemples, vous qui êtes forts et vigoureux, vous qui pouvez défendre votre vie et remporter une victoire glorieuse pour peu que le succès réponde à votre grand cœur, ou au moins signaler votre courage et mourir les armes à la main si les destins vous sont contraires, balancerez vous davantage à tenter la fortune du combat pour immortaliser votre nom ? D'autres avant vous n'ont-ils pas fait des actions admirables qui ne cesseront jamais d'être louées ? N'avez- vous pas donné vous-mêmes des exemples d'une valeur extraordinaire, dont vos descendants profiteront si vous y ajoutez encore la gloire d'avoir terminé courageusement cette guerre ? XII. Mais afin que les gens de cœur ne perdent pas l'espérance d'être récompensés et que ceux qui craignent trop de périls ne se promettent pas l'impunité, apprenez avant que de combattre à quoi les uns et les autres doivent s'attendre. Celui qui se sera distingué dans le combat par quelque belle action dont il puisse citer des témoins, outre les honneurs que les lois de la patrie rendent au mérite d'un chacun, je lui donnerai une portion des terres du public qui suffira pour sa subsistance le reste de ses jours. Mais pour ceux qui prendront honteusement la fuite par une lâcheté indigne, je leur ferai souffrir la mort qu'ils auront voulu, éviter, car la république n'a pas besoin de semblables citoyens, et il leur est plus utile à eux-mêmes de mourir que de vivre. Pour comble d'ignominie on les laissera en proie aux bêtes sauvages et aux oiseaux, sans qu'il soit permis ni de les pleurer, ni de les ensevelir, ni de leur rendre les derniers devoirs. Sur ces avertissements, allez tous de bon cœur au combat. Prenez l'espérance pour guide de vos actions, et soyez persuadés que le succès répond à votre courage dans cette occasion décisive, il vous en reviendra les plus grands avantages. Vous vous affranchirez de la crainte des tyrans ; vous marquerez à la ville de Rome une vive reconnaissance de l'éducation dont vous lui êtes redevables, vous défendrez vos femmes et vos petits enfants de l'insulte des ennemis ; enfin vous procurerez à vos pères l'avantage de passer le reste de leurs jours dans une agréable tranquillité. O ! quel bonheur pour vous, de vous en retourner de cette campagne triomphants, parmi les acclamations de vos enfants, de vos femmes et de vos pères ; quelle gloire d'avoir prodigué vos corps pour la patrie ! La mort est inévitable pour tous les hommes, les bons et les méchants, les braves et les lâches doivent subir l'arrêt prononcé : Mais il n'y a que les gens de bien et les hommes courageux qui meurent avec honneur. » [6,10] XIII. Pendant qu'il parlait encore, les troupes animées d'un courage tout divin s'écrièrent d'une voix unanime: "Fiez-vous à nous, Postumius, et menez-nous au combat.» Alors le général ayant loué leur ardeur, adressa sa prière aux dieux. Il fit vœu qu'en cas qu'il sortît victorieux du combat, il leur offrirait de somptueux sacrifices, et qu'il instituerait de magnéfiques jeux que le peuple Romain célébrerait tous les ans, puis il renvoya les soldats à leurs postes. XIV. Aussitôt qu'ils eurent reçu de leurs commandants le mot du guet et que les trompettes eurent sonné la charge, ils tombèrent sur l'ennemi avec de grands cris. L'infanterie légère et la cavalerie, tant des Romains que des Latins, donna le premier assaut. Ensuite marcha le corps de bataille composé de l'infanterie pesamment armée. Tous étaient équipés et rangés de la même manière. Le premier choc fut sanglant, les deux armées se mêlèrent et combattirent vigoureusement de main à main et corps à corps. Ni les uns ni les autres ne s'étaient attendus à un combat si acharné : chacun s'était flatté d'épouvanter l'ennemi dès le premier choc. Les Latins se fiant sur la multitude de leur cavalerie, espéraient que dès qu'elle donnerait, elle enfoncerait celle des Romains. Les Romains de leur côté croyaient que leur intrépidité à affronter les dangers jetterait la terreur parmi les troupes Latines. Mais les uns et les autres se voyant trompés dans leur attente, et ne mettant plus l'espérance de leur salut et de la victoire dans l'épouvante des ennemis, mais dans leur propre valeur, ils se battirent avec une ardeur incroyable. [6,11] XV. LA fortune du combat fut longtemps douteuse. Elle se rangea tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. D'abord le corps de l'armée Romaine, où combattait le dictateur Postumius escorté de l'élite de la cavalerie, repoussa vigoureusement les ennemis, après que Titus l'un des fils de Tarquin eût été blessé si dangereusement d'un coup de dard à l'épaule droite, qu'il ne pouvait plus se servir de sa main. Je sais que Licinnius, Gellius et les autres qui les ont copiés prétendent que c'était le roi Tarquin qui fut blessé dans cette occasion comme il combattait à cheval. Mais ces historiens n'ont pas fait réflexion que ce fait n'est ni probable, ni même possible, puisque dans le temps de cette bataille Tarquin n'avait guère loin de quatre-vingt-dix ans. Titus étant donc tombé de cheval par la violence du coup qu'il avait reçu, ses troupes combattirent un peu de temps ; ensuite on l'emporta hors de la mêlée encore vivant. Cet accident fit perdre courage à ceux qui combattaient sous ses enseignes. L'épouvante les saisit, et ne pouvant plus résister aux Romains qui les enfonçaient, ils furent obligés de lâcher pied. Sextus, l'autre fils de Tarquin, s'en aperçut. Il accourt à leur secours avec l'élite de la cavalerie soutenue des exilés de Rome. Les fuyards se rallient ; leur courage s'anime ; ils retournent à la charge, soutiennent l'effort des ennemis, et se battent avec une nouvelle vigueur. XVI. Pendant que cela se passait, les généraux Titus Aebutius et Octavius Mamilius combattaient avec une ardeur incroyable, animant et soutenant leurs troupes et renversant tout ce qui se présentait devant eux. Après avoir longtemps disputé l'avantage, ils se provoquèrent l'un l'autre à un combat singulier, ou ils reçurent tous deux des coups violents, quoique leurs blessures ne fussent pas mortelles. Le général de la cavalerie Romaine porta à Mamilius un coup de lance dans la poitrine à travers sa cuirasse, et Mamilius lui perça le bras droit par le milieu ; de sorte qu'étant tombés tous deux de cheval, on les emporta hors de la mêlée. [6,12] XVII. Le vieillard Marcus Valerius, qui était alors pour la seconde fois lieutenant colonel, prit la place d'Aebutius, son commandant, et ramena la cavalerie à la charge. Mais la cavalerie des exilés de Rome et l'infanterie légère étant accourues au secours, il fut bientôt repoussé après avoir tenu ferme un peu de temps. Mamilius déjà revenu de ses blessures, retourna aussi à la charge avec un gros de cavalerie et d'infanterie légère. Dans ce combat le lieutenant colonel Marcus Valerius, qui avait le premier triomphé des Sabins et ranimé les troupes Romaines abattues par l'échec qu'elles avaient reçu dans la bataille qui leur fut livrée par les Tyrrhéniens, fut percé d'un coup de pique et. tomba sur le champ de bataille avec un grand nombre de braves Romains. Le combat se renouvela plus que jamais autour de son corps. Ses neveux Publius et Marcus, fils de Poplicola, le défendirent de toutes leurs forces pour empêcher qu'on ne le dépouillât. Ils ordonnèrent à ses écuyers de l'emporter dans le camp pendant qu'il avait encore quelque souffle de vie. Pour eux ils se jetèrent avec ardeur au plus fort de la mêlée, où ayant été invertis par les exilés et atteints de plusieurs coups, ils moururent tous deux sur la place. XVIII. APRES cette défaite, l'armée Romaine fut enfoncée depuis l'aile gauche jusqu'au corps de bataille, avec tant de violence que les soldats gardaient à peine leurs rangs. Mais le dictateur qui s'aperçût de la fuite des siens, alla promptement à leur secours avec sa cavalerie. En même temps il ordonna à Titus Herminius, un des lieutenants, de se porter derrière les fuyards pour les arrêter et pour passer au fil de l'épée tous ceux qui n'obéiraient pas. Il poussa lui-même son cheval à toutes jambes, et se jeta avec ses plus braves cavaliers à travers les ennemis. Le choc fut si violent que les Latins ne pouvant soutenir sa fureur, il en tua un grand nombre et mit le reste en fuite. XIX. Dans le même temps le lieutenant Herminius qui avait rassemblé les fuyards, tomba sur le bataillon de Mamilius, et étant aux prises avec ce général un des plus grands et des plus forts hommes de son siècle, il le tua de sa propre main. Mais tandis qu'il s'arrête à le dépouiller il reçoit lui-même de quelque soldat un coup d'épée dans le côté, dont il tombe mort sur la place. Cependant Sextus Tarquin, qui commandait l'aile gauche des Latins, tenait toujours bon et enfonçait l'aile droite de l'armée Romaine ; mais lorsqu'il vît paraître tout d'un coup Postumius avec ses escadrons victorieux, perdant toute espérance il se jeta tête baissée au milieu des ennemis, où étant enveloppé par la cavalerie Romaine et par l'infanterie légère, attaqué de toutes parts comme une bête féroce au milieu des traits, il tomba mort sur le champ de bataille après avoir sacrifié beaucoup de monde à son désespoir et vendu sa vie bien chèrement. XX. Les généraux des Latins ayant été tués dans ce combat, le reste de l'armée prit la fuite, et les Romains devenus maitres de leur camp que la garnison avait abandonné, y trouvèrent un gros butin. C'est ici un des plus terribles échecs que les Latins aient reçu. Aussi s'en ressentirent-ils fort longtemps. Ils n'avaient jamais perdu tant de monde dans aucun combat, puisque de quarante mille hommes d'infanterie et de trois mille chevaux qu'ils avaient, comme j'ai déjà dit, il ne s'en sauva pas dix mille. [6,13] XXI. ON dit que dans cette bataille deux cavaliers d'une grande beauté, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, et dans la fleur de leur jeunesse, apparurent au dictateur Postumius et à toutes les troupes qui suivaient ses enseignes ; qu'ils marchaient devant la cavalerie Romaine, frappaient à coups de lances et mettaient en fuite tous les Latins qui se présentaient au combat. On ajoute qu'après la déroute des Latins et la prise de leur camp, le combat étant déjà fini, deux jeunes gens d'une taille majestueuse, d'une beauté surprenante, et de même âge que ceux qui avaient apparu à Postumius, se montrèrent aussi sur le soir dans la place publique de Rome, qu'ils étaient en habit de guerriers, et que leur mine fière et menaçante et leurs chevaux encore tout en sueur faisaient connaître qu'ils venaient du combat ; que tous deux mirent pied à terre et se lavèrent dans l'eau d'une fontaine qui sort d'auprès le temple de Vesta et qui forme un petit bassin assez profond, qu'une foule de citoyens qui les environnait leur ayant demandé s'ils avaient quelque nouvelle du camp, ils racontèrent comment le combat s'était passé, et annoncèrent la nouvelle de la victoire des Romains, qu'après cela ils sortirent de la place publique, et qu'on ne les revit plus, quelque recherche qu'en fît le gouverneur qui était resté à Rome. Le lendemain les magistrats reçurent des lettres du dictateur qui leur marquait entre autres circonstances de la bataille l'apparition de ces divinités. Sur son récit, ils crurent avec quelque fondement que c'étaient les mêmes qu'ils avaient vues et que ce devait être Castor et Pollux. XXII. On voit à Rome plusieurs monuments de cette apparition également admirable et extraordinaire : entre autres le temple de Castor et Pollux, que la ville fit ériger dans la place publique au même endroit où ils s'étaient fait voir, la fontaine voisine de ce temple consacrée à ces deux divinités, laquelle est regardée encore aujourd'hui comme telle, et les sacrifices magnifiques que les principaux chevaliers leurs font tous les ans au nom du peuple aux Ides du mois appelé Quintilius, qui est le jour que la guerre des Latins fut heureusement terminée. Mais ce qu'il y a de plus magnifique, c'est la pompeuse cavalcade que font après le sacrifice ceux qui ont des chevaux du public. Distingués par tribus et par centuries, couronnés de branches d'olivier, revêtus de robes de pourpre brodées de palmes et qu'on appelé trabées, ils marchent tous à cheval dans un ordre admirable comme s'ils revenaient du combat. Ils commencent le carrousel à un temple de Mars situé hors de Rome : de là ils traversent la ville, ils passent par la place publique et auprès du temple de Castor et Pollux, portant avec eux toutes les marques de distinction que leurs généraux leur ont données pour récompense de leur valeur dans les combats. Cette pompe est quelquefois composée de cinq mille hommes : il ne se peut rien voir de plus beau ni de plus digne de la majesté de l'empire. Voila ce que disent les Romains sur l'apparition de Castor et Pollux et ce qu'ils font en mémoire de cette faveur signalée qu'ils reçurent des dieux : c'est tout ce que j'en ai pu apprendre. On peut juger de là quels étaient les avantages et la piété des hommes de cet heureux temps, et combien ils étaient chéris des dieux. [6,14] XXIII. POSTUMIUS passa cette nuit dans son camp au milieu de la plaine. Le lendemain il couronna ceux qui s'étaient distingués dans le combat, et après avoir mis les prisonniers de guerre sous une bonne escorte, il offrit des sacrifices aux dieux en action de grâces de la victoire qu'ils lui avaient accordée. Il avait encore la couronne sur la tête et ne faisait que de mettre les prémices du sacrifice sur l'autel pour y être brûlées, lorsque des espions accoururent promptement du haut des montagnes pour lui annoncer qu'une armée d'ennemis venait contre lui. C'était la fleur des troupes des Volsques qu'on avait envoyée au secours des Latins avant que la bataille fut finie. Sur cette nouvelle il fait aussitôt prendre les armes à tous les soldats, et leur commande de demeurer dans les retranchements chacun en son poste, pour y faire la garde jusqu'à ce qu'il leur donne de nouveaux ordres. XXIV. Les généraux des Volsques campés sur une éminence à la vue des Romains, aperçurent toute la plaine couverte de morts, pendant que les deux camps étaient tranquilles et que personne ni de leur côté ni de celui des ennemis ne sortait des lignes. Ils furent quelque-temps dans un grand étonnement sans pouvoir deviner ce que signifiait un spectacle si affreux. Informés bientôt après par quelques-uns des Latins qui s'étaient sauvés de la déroute, de quelle manière le combat s'était passé, ils tinrent conseil entre eux sur ce qu'ils avaient à faire dans de si fâcheuses conjonctures. XXV. Les plus téméraires furent d'avis d'attaquer le camp des Romains pendant qu'ils étaient accablés de blessures et de fatigues, que leurs armes étaient rebouchées ou rompues, et avant qu'il leur fût venu de Rome un renfort de troupes toutes fraiches ; que l'armée des Volsques était nombreuse, composée de braves soldats bien équipés et très expérimentés dans la guerre, et qu'elle épouvanterait les plus hardis si elle les attaquait à l'improviste. [6,15] Les plus sages au contraire trouvaient qu'il n'était pas prudent de se hasarder sans leurs alliés à livrer bataille à des ennemis courageux et aguerris qui avaient défait tout nouvellement une si nombreuse armée de Latins, que ce serait trop s'exposer, et que s'agissant dans cette occasion de tout ce qu'ils avaient de plus cher, il fallait faire attention qu'ils étaient sur les terres de l'ennemi où ils ne pourraient trouver aucun asile sûr en cas qu'ils eussent du pire; qu'ils devaient plutôt songer à se sauver promptement dans leur pays, trop heureux de ne recevoir aucun échec dans cette campagne. D'autres désapprouvaient également ces deux partis, le premier, parce que c'aurait été une témérité de jeunes gens que de tenter la fortune du combat à pied levé, le second, parce qu'il leur paraissait honteux de s'enfuir si promptement dans leur pays, et que, soit qu'ils se déterminassent à combattre, soit qu'ils se retirassent, ils feraient toujours plaisir à leurs ennemis. Leur sentiment était donc de bien fortifier leurs retranchements, de se disposer au combat en cas qu'ils y fussent forcés, et de députer pendant ce temps-là un exprès aux autres Volsques pour leur demander ou qu'ils les rappelassent ou qu'ils leur envoyassent de nouvelles troupes capables de résister aux Romains. XXVI. Enfin le sentiment qui prévalut et auquel les chefs se tinrent, fut d'envoyer des espions au camp des Romains sous le nom d'ambassadeurs qui mettrait leurs personnes en sûreté, avec ordre de rechercher l'amitié de leur général, et de lui dire qu'étant venus au secours des Romains de la part de la nation des Volsques, ils étaient bien fâchés de n'arriver qu'après le combat, parce que leur bonne volonté serait comptée pour rien, que cependant ils se réjouissaient de la victoire qu'il avait remportée sans le secours des forces étrangères, et qu'ils le félicitaient sur sa bonne fortune. Les Volsques espéraient qu'en le trompant par ces belles paroles, ils gagneraient sa confiance, que par ce moyen leurs espions pourraient savoir combien il avait de troupes, comment elles étaient armées, quels étaient leurs préparatifs, ce qu'elles avaient dessein de faire, et qu'après une exacte connaissance de toutes ces choses ils délibéreraient avec plus de sûreté s'il serait plus à propos de faire venir un renfort de nouvelles troupes pour attaquer l'ennemi, ou s'il vaudrait mieux s'en retourner dans leur pays. [6,16] Ce dernier sentiment l'emporta sur les deux autres. On nomma des ambassadeurs qui allèrent en diligence trouver le dictateur. Postumius les fit entrer dans le conseil, et ils lui exposèrent le sujet de leur ambassade en termes trompeurs, suivant les ordres qu'on leur avait donnés. XXVII. POSTUMIUS, après un moment de silence, leur répondit ainsi. « Volsques, vous cachez vos mauvais desseins sous de belles paroles. Vous êtes nos ennemis, et vous venez ici pour nous faire croire que vous entrez dans nos intérêts. Votre république vous envoyait au secours des Latins pour combattre contre nous, mais comme vous êtes arrivés après la bataille et que vous avez vu leur déroute, vous voulez nous tromper en nous persuadant tout le contraire de ce que vous auriez fait sans cela. Vos discours sont donc entièrement faux : et cette amitié, dont vous colorez maintenant votre arrivée, n'a rien de sincère, ce n'est que fraude et tromperie. On ne vous a pas envoyés ici pour nous féliciter sur la victoire, mais plutôt pour nous épier et pour connaître nos forces ou notre faiblesse. En un mot vous prenez la qualité d'ambassadeurs, et vous nous parlez comme si vous l'étiez véritablement, mais dans le fond vous êtes des espions. » XXVIII. Les Volsques se récriant devant tout le monde contre ces reproches, le dictateur ajouta qu'il ne fallait qu'un moment pour les convaincre, et aussitôt il produisit leurs lettres qu'il avait interceptées avant le combat. Elles étaient adressées aux généraux des Latins et leur promettaient du secours. IL fit venir en même temps les courriers qui avaient été chargés de ces lettres. Après qu'on en eut fait la lecture et que les prisonniers eurent déclaré les ordres qu'ils avaient reçus, les soldats voulurent frapper les Volsques comme atteints et convaincus d'être de véritables espions. Mais Postumius pour les calmer, leur représenta qu'il ne fallait pas que les gens de bien qui se piquaient d'honneur, devinssent semblables aux méchants ; qu'il était plus à propos et en même-temps plus digne de leur grandeur d'âme, de réserver leur vengeance pour ceux qui avaient envoyé les espions, que de la décharger sur les espions mêmes, que par respect pour le nom sacré d'ambassadeurs qu'ils portaient extérieurement, il valait mieux les renvoyer, que de les maltraiter comme espions, parce qu'ils attestaient de ne pas paraître tels, qu'enfin ils ne devaient pas fournir aux Volsques un prétexte spécieux de faire la guerre ou de se plaindre; qu'on aurait égorgé leurs ambassadeurs contre le droit des gens, ni donner occasion aux autres ennemis de la république de répandre un bruit, qui, quoique faux, ne laisserait pas de paraître probable et de faire quelque impression sur des esprits trop crédules. [6,17] Ces remontrances ayant arrêté l'ardeur des soldats, il renvoya les prétendus ambassadeurs avec défense de revenir ou même de regarder derrière eux : il leur donna une escorte de cavalerie qui les conduisit jusqu'au camp des Volsques. XXIX. Les espions chassés, il ordonna à ses troupes de se tenir prêtes pour livrer bataille le lendemain. Mais il ne fut pas besoin d en venir aux mains, car les généraux des Volsques décampèrent pendant la nuit et se retirèrent dans leur pays. XXX. Tout lui ayant réussi à souhait, il fit enterrer les morts et purifia son armée par des expiations. Ensuite il revint à Rome en triomphe. Il trainait après lui cinq mille cinq cents prisonniers de guerre qu'il avait pris dans le dernier combat, plusieurs chariots chargés d'armes, et une grande provision de toutes les choses qui peuvent servir dans la guerre. De la dîme des dépouilles il célébra des jeux, il offrit des sacrifices dont la dépense montait à quarante talents, et fit marché avec un entrepreneur pour bâtir un temple à Cérès, Bacchus et Proserpine, suivant le vœu qu'il en avait fait dans l'occasion que je vais rapporter. Au commencement de la guerre, les vivres étaient devenus rares, il y avait même tout sujet d'appréhender qu'ils ne manquassent entièrement, tant par la stérilité des terres, que parce que la guerre empêchait qu'on ne pût apporter des provisions d'aucun pays. Dans cette crainte, il fit consutter les livres des Sibylles par ceux qui les avaient en dépôt. L'oracle lui ordonna d'apaiser les divinités dont je viens de parler. Comme il était sur le point de mettre son armée en campagne, il fit vœu que si pendant sa dictature les vivres étaient aussi abondants que les années précédentes, il érigerait des temples aux dieux, et qu'il instituerait des sacrifices dont la mémoire se renouvellerait tous les ans. Les dieux donnèrent des marques visibles qu'ils l'avaient exaucé. La terre et les arbres produisirent une si grande quantité de grains et de fruits, que toutes sortes de vivres, même ceux qui venaient des autres pays, abondaient à Rome plus qu'auparavant. Pour rendre grâces aux dieux d'une faveur si signalée, Postumius ordonna qu'on bâtît les temples qu'il avait fait vœu d'ériger, et les Romains délivrés par la protection divine de la guerre des tyrans, célébrèrent des fêtes et offrirent des sacrifices. [6,18] XXXI. QUELQUES jours après, il vint à Rome des ambassadeurs de toutes les villes Latines qui s'étaient opposées à la guerre. Ils portaient des couronnes et des branches d'olivier en qualité de suppliants. Dès qu'on les eut introduits dans le sénat, ils protestèrent que les chefs de la nation étaient cause de la guerre ; que le peuple n'y avait point d'autre part que d'avoir obéi à de mauvais magistrats qui ne cherchaient que leur propre intérêt : que cette faute étant involontaire, elle ne méritait point de reproches, mais que d'ailleurs chaque ville en avait été assez punie par la défaite de ses meilleures troupes, perte si générale, qu'il n'y avait pas une famille qui ne s'en ressentît. XXXII. APRES cela ils demandèrent en grâce qu'on eût égard à leurs soumissions, puisqu'ils se rendaient d'eux-mêmes. Ils protestèrent en même temps que loin de disputer l'empire aux Romains ou de prétendre à l'égalité, ils voulaient toujours être et leurs alliés et leurs sujets, n'attribuant qu'à la seule valeur des troupes Romaines tout l'avantage que la fortune leur avait donné sur les Latins. Vers la fin de leur harangue, ils conjurèrent les Romains d'avoir égard aux liens de la parenté et au zèle ardent avec lequel ils étaient autrefois entrés dans leur alliance. Ils déplorèrent la triste destinée de ceux qui n'avaient commis aucune faute, et qui étaient en bien plus grand nombre que les coupables. A chaque point de leur discours ils répandaient des torrents de larmes, embrassaient les genoux de tous les sénateurs, et mettaient aux pieds de Postumius les marques de suppliants donc ils étaient revêtus, en sorte que toute l'assemblée ne put s'empêcher d'être sensible à leurs prières et à leurs sanglots. [6,19] XXXIII. LORSQU'ILS furent sortis du sénat, et que ceux qui avaient coutume de dire leur avis, eurent obtenu permission de parler, Titus Largius, qui avait été le premier dictateur l'année précédente, prit la parole : il dit qu'il était d'avis que les Romains agissent avec quelque modération dans leur prospérité : que la plus grande gloire des villes aussi bien que des particuliers, était de ne se point laisser corrompre par leur bonne fortune, mais de la porter avec un esprit toujours égal et plein de douceur. Que les grands succès font un objet de haine et d'envie, surtout lorsque les vainqueurs en abusent pour traiter avec fierté et avec rigueur ceux qu'ils ont subjugués. Qu'ils ne devaient pas compter sur la fortune, puisqu'eux-mêmes ils en avaient tant de fois éprouvé les caprices et l'inconstance, tantôt à leur avantage, tantôt à leur malheur, qu'il ne fallait pas pousser leurs ennemis jusqu'aux dernières extrémités, que trop de dureté ranime quelquefois les courages les plus abattus et leur donne plus de force que jamais. Qu'il y avait à craindre qu'ils ne s'attirassent la haine de tous les peuples sur lesquels ils voulaient dominer. Que s'ils devenaient durs et inexorables envers les coupables, outre la haine publique dont ils se chargeraient, ce serait renoncer à leurs anciennes mœurs, oublier cette première douceur et ces moyens pacifiques auxquels ils étaient redevables de leur élévation, et changer leur puissance en tyrannie, au lieu de s'en servir pour protéger ceux qui se soumettaient, et de conserver, comme auparavant, un empire raisonnable et une juste prééminence sur les autres peuples. Que les fautes des Latins étaient légères, et qu'on ne devait pas trouver si étrange que des villes qui avaient autrefois appris à commander et à être libres, fissent tous leurs efforts pour se maintenir dans leur ancienne dignité. Que si des peuples qui recherchaient un si grand bien, étaient punis avec la dernière rigueur sitôt qu'ils avaient le malheur de ne pas réussir, il n'y aurait plus rien qui empêchât les hommes de s'égorger les uns les autres par l'amour de la liberté qui est naturel et commun à tout le monde.. XXXIV. Dans la suite de son discours il fit voir que l'empire le mieux établi et le plus durable consiste à retenir les peuples dans les bornes du devoir plutôt par des bienfaits qui gagnent leur cœur, que par des châtiments qui n'impriment que la crainte, parce que la nature nous force, pour ainsi dire, à haïr tout ce que nous craignons. Enfin il proposa aux sénateurs les glorieux exemples de leur ancêtres qui s'étaient acquis tant de louanges. Il fit le détail de toutes les villes qu'ils avaient prises sans les raser, sans passer de jeunes gens au fil de l'épée, et sans les réduire en servitude, qu'ils avaient mieux aimé en faire des colonies Romaines ; et que c'était en accordant le droit de bourgeoisie à tous les vaincus qui voulaient aller s'établir à Rome, qu'ils avaient si considérablement agrandi cette ville. Il conclut en disant qu'il fallait renouveler avec la république des Latins le traité fait les années précédentes, et oublier entièrement toutes les fautes que leurs villes avaient commises. [6,20] XXXV. SERVIUS Sulpicius qui dit son sentiment le second ne s'opposa point à ce qu'on leur accordât la paix et qu'on renouvelât le traité. Mais comme ce n était pas la première fois que les Latins étaient devenus les infracteurs de l'alliance et qu'ils méritaient quelque punition pour avoir déjà violé plusieurs fois leurs serments, il fut d'avis qu'on n'eût aucun égard au prétexte dont ils coloraient leur faute, en protestant qu'ils avaient été trompés et contraints de faire la guerre ; que cependant, en considération de la parenté il fallait leur accorder à tous le pardon et la liberté, à condition néanmoins qu'on leur ôterait la moitié de leurs terres, où l'on enverrait des colonies Romaines, tant pour en percevoir les fruits que pour tenir ces peuples en respect. XXXVI. SPURIUS Cassius fut d'un avis contraire, et opina de raser leurs villes. Il dit et qu'il admirait la simplicité et la trop grande douceur des sénateurs qui voulaient qu'on leur accordât l'impunité. Qu'il s'étonnait que ceux-là ne vissent pas que les Latins avaient une envie enracinée contre l'accroissement de la ville de Rome, qu'ils ne manqueraient pas de lui susciter toujours de nouvelles guerres, et qu'ils persisteraient dans le dessein de lui dresser des embûches tant qu'ils feraient possédés de cette malheureuse passion. Qu'il ne fallait pas attendre autre chose de la mauvaise volonté de ces peuples, qui violaient les serments les plus respectables dont les dieux étaient témoins. Qu'on pouvait juger de leur mauvais cœur par la dernière entreprise qu'ils avaient faite pour réduire la ville de Rome sous la puissance d'un tyran plus cruel que toutes les bêtes féroces, sans avoir égard aux liaisons du sang qu'ils avaient avec elle, que l'espérance de l'impunité leur avait inspiré ce pernicieux dessein, et que comptant sur l'indulgence des Romains ils s'étaient flattés que si la guerre qu'ils entreprenaient ne réussissait pas. XXXVII. Ensuite il les exhorta à suivre l'exemple de leurs pères. Il leur remit devant les yeux qu'ils avaient en un seul jour fait raser la ville d'Albe, parce qu'elle portait envie à leur prospérité, et qu'abusant du pardon qu'ils lui avaient accordé de ses premières fautes, elle leur dressait de nouvelles embûches : qu'ils n'avaient pas fait difficulté de prendre ce parti extrême, quoique Albe fût leur métropole, dont Rome et toutes les villes Latines n'étaient que les colonies ; persuadés que si c'est être trop cruel que de ne pas pardonner les fautes les plus légères, il y a aussi trop de lâcheté à laisser impunis les crimes les plus noirs et les injustices les plus irréparables. Que si leurs ancêtres n'avaient pu souffrir l'envie de leur métropole qui leur paraissait d'autant plus insupportable qu'elle ne gardait aucune mesure, ni s'empêcher de raser la ville d'Albe qui n'avait pas commis de si grandes fautes, ce serait insensibilité et imprudence plutôt que douceur et humanité, de ne pas punir les Latins leurs parents qui s'étaient tant de fois déclarés leurs ennemis irréconciliables. Après leur avoir exposé ces raisons, leur remettant en mémoire toutes les révoltes des Latins et tant de braves citoyens qui étaient morts dans les guerres qu'on avait eu à soutenir contre ces peuples, il demanda qu'on les traitât avec la même rigueur dont on avait usé autrefois envers les Albains, qu'on rasât leurs villes, qu'on s'emparât de leurs terres. Qu'à l'égard des habitants on pourrait accorder le droit de bourgeoisie à ceux qui avaient donné quelque marque d'attachement pour les Romains, et leur permettre de s'établir à Rome avec leurs biens et leurs effets : mais que pour ceux qui avaient été les auteurs de la révolte et de l'infraction du traité, il fallait les faire mourir comme des traîtres, et mettre au nombre des esclaves toute la populace inutile et paresseuse. [6,21] Tels furent les avis des principaux du sénat. XXXVIII. Le dictateur approuva le sentiment de Largius, et personne n'y ayant formé d'opposition, on rappela les ambassadeurs pour leur donner réponse. Quand ils furent entrés, Postumius leur parla ; et après de vifs reproches sur leur méchanceté incorrigible et sur la mauvaise foi dont ils avaient donné tant de marques : « Vous mériteriez, leur dit-il, qu'on vous traitât avec la dernière dureté, et qu'on vous fît ressentir tous les maux que vous vouliez nous faire si vous eussiez réussi dans les pernicieux projets que vous avez tant de fois formés contre nous. Mais les Romains ne sont pas hommes à user rigoureusement de leurs droits sans avoir égard aux liens de la parenté. Sensibles d'ailleurs au repentir des Latins qui ont eu recours à leur clémence, ils sont portés à vous pardonner encore cette dernière faute, ils le font par respect pour les dieux protecteurs des droits de la parenté, et pour ne se pas montrer ingrats envers la fortune, qui quoique toujours changeante et incertaine, leur a accordé la victoire. Retournez-vous-en donc en toute liberté. Quand vous aurez rendu les prisonniers, livré les déserteurs, et chassé de vos terres les exilés, vous pourrez nous envoyer des ambassadeurs pour traiter de la paix et conclure une alliance : nous leur accorderons tout ce qui sera juste et raisonnable. » Les ambassadeurs s'en allèrent avec cette réponse. XXXIX. QUELQUES jours après, ils renvoyèrent les prisonniers et chassèrent de toutes leurs villes Tarquin et les autres exilés, puis ils revinrent promptement à Rome où ils amenèrent les déserteurs chargés de chaînes. En récompense ils obtinrent du sénat de rentrer dans l'ancienne amitié et dans l'alliance des Romains : on renouvela les serments qui avaient été faits autrefois par les hérauts d'armes. Ainsi finie la guerre des tyrans qui avait duré quatorze ans depuis leur bannissement. XL. APRES cela, le roi Tarquin qui restait seul de sa famille, âgé d'environ quatre-vingt-dix ans, ayant perdu ses enfants et ses proches, fut réduit a traîner les restes d'une malheureuse vieillesse dans un pays ennemi. Les Latins, les Tyrrhéniens, les Sabins, et toutes les autres villes libres des pays voisins ne voulaient plus lui donner de retraite sur leurs terres. Il se réfugia à Cumes en Campanie auprès d'Aristodème, surnommé le Mol, qui y régnait alors, ou plutôt, qui y exerçait sa tyrannie. Il n'y survécut que quelques jours, après lesquels il mourut. Le tyran lui rendit les derniers devoirs et fit ses funérailles. Une partie des exilés qui étaient avec lui, resta à Cumes. Les autres se dispersèrent en différentes villes, et finirent leurs jours dans une terre étrangère. [6,22] CHAPITRE TROISIEME. I. A PEINE les Romains étaient-ils délivrés des guerres du dehors, qu'il s'éleva de nouveaux troubles dans le sein de la république, à l'occasion d'un décret du sénat, portant qu'il serait établi des tribunaux, où les procès qu'on avait sursis à cause de la guerre, seraient jugés selon les lois. Les contestations touchant les contrats s'étaient si fort augmentées qu'elles excitaient de grandes tempêtes. Les esprits s'aigrissaient de plus en plus, ils portaient l'insolence et l'effronterie jusqu'aux dernières extrémités. D'un côté les plébéiens feignaient de n'être point en état de payer leurs dettes : ils se plaignaient que pendant tant d'années de guerre, leurs terres n'avaient rien produit, que leurs bestiaux avaient péri, que leurs esclaves s'étaient échappés ou leur avaient été enlevés dans les différentes courses des ennemis, et que tout ce qu'ils possédaient à Rome ils l'avaient dépensé pour les frais de la guerre. D'un autre côté les créanciers disaient que les pertes étaient communes à tout le monde, qu'ils n'en avaient pas moins souffert que leurs débiteurs, qu'ils ne pouvaient se résoudre à perdre encore ce qu'ils avaient prêté en temps de paix à quelques citoyens indigents, outre ce que les ennemis leur avaient enlevé pendant la guerre. Ceux-ci ne voulant donc point entendre parler d'accommodement ni faire aucune remise de l'intérêt, et ceux-là refusant de payer même le principal, la république se trouvait dans un terrible désordre. Ils commençaient déjà à s'attrouper. La même fortune réunissait d'un côté les débiteurs, et les créanciers de l'autre. Ils s'assemblaient dans la place publique par bataillons, et en venaient quelquefois aux mains. Toute la police et la discipline étaient confondues, et l'on ne pouvait apaiser le tumulte. II. LE dictateur Postumius, qui était encore alors également respecté des uns et des autres, ne voyait qu'avec chagrin cette funeste division dans le sein de la république. II crut que le seul moyen d'apaiser un si grand désordre, était d'entreprendre quelque guerre difficile. Dans cette vue il abdiqua la dictature, avant que d'avoir fait son temps entier, et ayant indiqué un jour d'assemblée pour l'élection des consuls, de concert avec son collègue il nomma deux magistrats pour gouverner l'état suivant l'ancienne coutume des Romains. Appius Claudius Sabin et Publius Servilius Priscus furent créés consuls annuels et prirent les rênes du gouvernement selon les lois de la patrie. [6,23] III. Ils comprirent de même que Postumius, que pour arrêter les séditions de la ville de Rome il n'y avait point d'expédient plus sûr que celui dont nous avons parlé, et qu'il était essentiel d'occuper le peuple dans les guerres du dehors. Ainsi ils se disposèrent à mettre promptement une armée en campagne contre les Volsques sous le commandement d'un des deux consuls, tant pour les punir d'avoir envoyé du secours aux Latins contre le peuple Romain, que pour les prévenir avant qu'ils eussent fait les préparatifs nécessaires et assemblé toutes leurs troupes. Car on était informé que ces peuples levaient déjà des soldats en diligence, que sur la nouvelle de la division qui régnait entre les patriciens et les plébéiens, ils avaient envoyé des ambassadeurs aux nations voisines pour les solliciter à entrer dans leur ligue, et qu'ils se flattaient qu'il ne serait pas difficile d'accabler une ville déjà affaiblie par les guerres intestines. Voila ce qui obligea les consuls à faire une prompte diligence pour mettre des troupes sur pied. IV. LEUR résolution approuvée de tous les sénateurs, ils ordonnèrent que tous ceux qui étaient en âge de porter les armes eussent à se présenter en un certain jour qu'ils devaient faire l'enrôlement des soldats. Mais comme les plébéiens refusaient d'obéir à leur ordonnance, et de prêter le serment militaire, nonobstant plusieurs sommations qui leur en avaient été faites, les deux consuls commencèrent alors à se partager de sentiments. Ces contestations durèrent tout le temps de leur consulat et la division ne finissant point, l'un faisait toujours le contraire de ce que voulait l'autre. V. SERVILIUS prétendait qu'on devait prendre les voies les plus douces. Il s'attachait entièrement aux maximes de Manius Valerius le plus populaire de tous les sénateurs, qui était d'avis qu'il fallait remédier à la sédition et l'arrêter dans son principe, que le meilleur moyen était de faire remise des dettes en tout ou en partie, ou au moins d'empêcher que ceux qui ne paieraient pas le jour de l'échéance ne fussent emprisonnés par leurs créanciers, qu'il valait mieux user d'exhortations pour engager les pauvres à faire le serment militaire que de les y contraindre, qu'il était plus à propos de punir les désobéissants de quelques peines justes et modérées, que de leur en imposer de trop rudes, comme on aurait pu faire si toute la ville se fût trouvée tranquille et dans les mêmes sentiments, qu'enfin il y avait à craindre que les pauvres qui manquaient du nécessaire pour vivre chaque jour, se voyant obligés à faire la guerre à leurs propres dépens, ne s'attroupassent par désespoir et ne fissent encore plus de mal qu'il n'y en avait. [6,24] VI. Appius au contraire, était un des principaux de la faction des grands. Il proposait un avis hardi et rigoureux. Loin de traiter le peuple avec douceur, il voulait qu'on permît aux créanciers de se servir des voies ordinaires pour faire payer les dettes ; que le consul qui faisait sa résidence à Rome, établît des tribunaux selon les lois du pays, que ceux qui n'obéiraient pas à l'assignation fussent punis comme la loi l'ordonnait, qu'on n'accordât aux plébéiens que ce qui était juste, et qu'on prît bien garde qu'en les laissant devenir trop puissants, on n'eût sujet de s'en repentir dans la suite. Dès à présent, disait-il, ils passent les bornes de la modération, et abusent de leur liberté, parce qu'ils se voient déchargés des impôts qu'ils payaient sous la domination des rois, et à couvert des châtiments dont ils punissaient quiconque n'obéissait pas promptement à leurs ordres. Mais s'ils poussaient l'insolence jusqu'à vouloir remuer ou s'élever au-dessus de leur état, il faut les réprimer avec le secours de la plus saine partie des citoyens, qui, comme vous le verrez, sont en plus grand nombre que les brouillons et les séditieux. La jeunesse patricienne nous servira beaucoup dans les affaires présentes ; elle est toute prête à faire ce qu'on lui ordonnera. Mais nous avons encore un autre moyen plus efficace pour réprimer l'insolence des plébéiens. Ce moyen, c'est la puissance du sénat, avec laquelle nous pouvons nous promettre de les épouvanter si nous prenons fermement la défense des lois. Que si nous mollissons jusqu'à leur accorder leurs demandes, outre la honte d'avoir livré l'état au peuple dans le temps qu'il ne tient qu'à nous de maintenir le gouvernement aristocratique, nous nous exposerons au danger évident de perdre une seconde fois la liberté, si quelque esprit tyrannique gagnant la multitude par ses caresses devenait plus puissant que les lois. » VII. Les deux consuls ainsi opposés de sentiments, toutes les fois que les sénateurs s'assemblaient, les uns se rangeaient du côté de Servilius, les autres de celui de Claudius. Tout se passait en contestations et en tumulte. Les deux partis en venaient même jusqu'aux injures, aux invectives, à des termes choquants ; et les assemblées du sénat se tenaient avec tant de confusion qu'il se séparait toujours sans rien statuer pour le bien de la république. [6,25] VIII. APRES avoir perdu beaucoup de temps en de pareilles contestations, Servilius l'un des consuls à qui il était échu de faire la campagne, employa tant de prières que par ses bons offices il engagea le peuple à servir dans la guerre. Il leva une armée de soldats, qu'il enrôla moins par force que de bonne volonté comme les conjonctures présentes le demandaient, et à la tête de ces volontaires il marcha contre les Volsques qui étaient encore occupés à faire leurs préparatifs. IX. Ces peuples ne s'attendaient pas que les Romains se mettraient en campagne dans le temps que les troubles et les divisions régnaient dans le sein de la république. Ils étaient persuadés au contraire que si on les attaquait, ils n'oseraient pas même hasarder un combat, au lieu que pour eux ils seraient entièrement les maitres de commencer la guerre quand il leur plairait. Mais lorsqu'ils virent que l'ennemi dont ils s'étaient promis une victoire certaine, était le premier à leur présenter le défi, ils en furent effrayés, et cette prompte diligence des Romains jeta tellement l'épouvante parmi eux, que les plus considérables de chaque ville vinrent au devant de Servilius avec des branches d'olivier pour avouer leur faute et pour mettre leur sort entre ses mains. Le consul reçut d'eux quelques provisions de vivres pour son armée, avec des habits et trois cents otages qu'il choisit des plus illustres familles, puis il s'en retourna. Il croyait que la guerre était absolument terminée : mais elle n'était que différée. Les Volsques en effet n'en usaient ainsi que parce qu'ils avaient été surpris par l'arrivée imprévue de l'ennemi, et afin de gagner du temps pour achever leurs préparatifs. X. DES que l'armée Romaine se fût retirée, les Volsques rallumèrent le feu de la guerre, fortifièrent leurs villes, et renforcèrent les garnisons de toutes les places qui pouvaient servir à leur sûreté. Les Herniques et les Sabins se déclarèrent ouvertement et prirent leur parti dans cette guerre ; plusieurs autres peuples voulurent aussi entrer secrètement dans la ligue. Les Volsques députèrent chez les Latins pour solliciter leur alliance, mais ces peuples firent lier les ambassadeurs qu'on leur avait envoyés et les menèrent à Rome. En reconnaissance de leur constante fidélité, et du zèle avec lequel ils offraient de joindre leurs armes à celles des Romains, le sénat leur accorda ce qu'il crut qu'ils souhaitaient le plus, mais qu'une certaine honte les empêchait de demander. Il leur rendit sans rançon leurs prisonniers de guerre au nombre d'environ six mille, leur donnant à chacun un habit convenable à des gens libres, afin que le présent fût plus honorable et plus digne de la parenté qui formait des liens étroits entre les deux peuples. Au reste il répondit aux Latins qu'il n'avait pas besoin de leur secours, que les forces de Rome suffisaient par elles-mêmes pour réduire les révoltés, et après les avoir renvoyés avec cette réponse il résolut de porter la guerre chez les Volsques. [6,26] XI. Pendant que le sénat était encore assemblé et qu'il examinait quelles troupes on devait mettre en campagne, un vieillard revêtu de haillons, avec une longue barbe et les cheveux épars, parut au milieu de la place publique, criant de toutes ses forces et implorant le secours des hommes. Le peuple du voisinage y accourut. Le vieillard se plaça dans un endroit où il pouvait être vu de tout le monde. Il dit à haute voix qu'il était né libre, qu'il avait servi dans toutes les campagnes pendant que son âge le permettait ; qu'il s'était trouvé à vingt-huit batailles où il avait remporté plusieurs prix de valeur : mais que depuis que les temps étaient devenus mauvais et que la république s'était vue réduite à la dernière extrémité, il avait été contraint de faire des emprunts pour payer les impôts : que pour surcroit de malheur, les ennemis avaient ravagé les terres, et que la cherté des vivres lui avait fait consumer tout ce qu'il possédait à la ville. Après cela, ajouta-t-il, n'ayant plus de quoi payer mes dettes, mon impitoyable créancier m'a réduit en servitude avec mes deux enfants, et m'a fait indignement fouetter de plusieurs coups parce que je lui ai répondu quelques mots quand il m'a commandé des choses trop difficiles. En disant ces paroles il met bas ses haillons, il montre sa poitrine couverte de cicatrices et son dos tout ensanglanté des coups qu'il vient de recevoir. XII. A ce triste spectacle le peuple pousse de grands cris et fait retentir l'air de ses gémissements. Aussitôt l''assemblée des sénateurs se sépare. La ville se trouve tout d'un coup remplie de pauvres qui courent par les rues, déplorant leur malheur, et demandant du secours à leurs voisins et à leurs amis. En même temps on voit sortir des maisons particulières une foule de citoyens réduits en servitude pour cause de dettes. Ils se montrent en public chargés de chaînes, les fers aux pieds, les cheveux épars et malpropres. Personne n'est assez hardi pour les arrêter, ou si on ose seulement leur toucher, ils en viennent aux mains et se défendent comme des furieux, tant le peuple était alors en émotion, et, pour ainsi dire, transporté de rage. Peu de temps après la place publique fut pleine de fugitifs et de débiteurs qui tâchaient de se mettre à couvert de la rigueur de leurs créanciers. XIII. Alors Appius qui sentait bien que c'était à lui qu'ils en voulaient comme étant la cause de cette émeute, se retira promptement de la place, de peur que les séditieux ne fissent main basse sur lui. Servilius au contraire met bas sa robe prétexte, il se jette aux pieds des plébéiens, et fondant en larmes il leur persuade enfin, quoiqu'avec beaucoup de peine, de ne pas remuer davantage ce jour là, mais de revenir le lendemain, leur promettant que le sénat aura soin de leurs intérêts. Ensuite il fait publier par un huissier qu'il ne sera plus permis aux créanciers de se saisir de la personne d'aucun citoyen pour dettes particulières, jusqu'à ce que le sénat ait prononcé là-dessus, et que tous ceux qui étaient alors dans la place publique pouvaient s'en aller partout où ils voudraient dans une pleine liberté. Cette sage conduite du consul apaisa les troubles, et le peuple se retira chez soi. [6,27] XIV. Le lendemain il se rassembla, non seulement de tous les quartiers de la ville, mais encore des campagnes voisines, en si grande quantité que la place publique se trouva pleine de monde dès le point du jour. Le sénat s'assembla aussi pour tenir conseil sur ce qu'il fallait faire dans des conjonctures si difficiles. Mais toute cette séance se passa en disputes et altercations. Appius accusait son collègue de flatter le peuple pour gagner sa faveur, et le traitait de chef de la folle et insolente entreprise des pauvres citoyens. Servilius de son côté lui reprochait qu'il était cruel, fier et opiniâtre. Il rejetait même sur lui tous les maux dont Rome était accablée et leurs disputes n'avaient point de fin. XV. SUR ces entrefaites, il arriva des cavaliers Latins qui étaient accourus à toute bride. Ils apportaient la nouvelle que les ennemis avaient ouvert la campagne avec une armée nombreuse qui était déjà sur les frontières de leurs terres. Les patriciens, les chevaliers, et tous ceux qui étaient distingués ou par leurs richesses ou par la gloire de leurs ancêtres, furent tellement frappés de cette nouvelle, qu'à la vue du danger qui les menaçait plus que tous les autres citoyens parce qu'ils avaient plus à perdre, ils coururent promptement aux armes. Mais les pauvres, surtout ceux qui étaient obérés, loin de prendre les armes pour secourir la république, recevaient de bon cœur cette guerre du dehors qu'ils avaient tant souhaitée dans l'espérance qu'elle les délivrerait de leur misère présente, et quand on les exhortait à défendre l'état, montrant leurs menottes et leurs fers, ils demandaient insolemment et avec colère s'il leur convenait de combattre pour conserver de tels biens. Il y en avait même plusieurs qui ne craignaient pas de dire qu'il valait mieux devenir les esclaves des Volsques, que de souffrir plus longtemps les mauvais traitements des patriciens. Ce n'était que confusion par toute la ville : les femmes augmentaient encore le tumulte par les cris lamentables dont elles frappaient l'air. [6,28] XVI. LES sénateurs dans une situation si fâcheuse, ont recours à celui des consuls qu'ils croient le plus en crédit auprès du peuple. Ils s'adressent à Servilius, et le conjurent de secourir la patrie qui est en grand danger. Le consul convoque aussitôt une assemblée. Il remontre aux plébéiens que la nécessité présente ne peut souffrir de divisions dans l'état ; qu'il faut se réunir tous ensemble contre l'ennemi commun, et ne pas permettre que Rome leur patrie soit renversée de fond en comble, qu'elle renferme les dieux des de leurs pères, avec les monuments et les sépulcres de leurs ancêtres, qui sont ce que les hommes ont de plus cher et de plus précieux, qu'ainsi il y va de leur intérêt de s'opposer à ceux qui veulent sa ruine. Qu'ils doivent être retenus par un certain respect pour leurs pères et mères que l'âge a mis hors d'état de se défendre par eux-mêmes ; qu'il faut avoir quelque compassion de leurs femmes qui sont sur le point de se voir exposées aux insultes les plus atroces, mais principalement de leurs petits enfants qu'ils n'ont pas élevés pour les voir courir le risque d'être traités indignement et avec la dernière cruauté. Que quand ils se seront tous employés avec la même ardeur pour détourner le péril qui les menace, on cherchera les moyens d'établir une forme de gouvernement également salutaire et avantageuse à tous les citoyens : qu'on prendra des mesures afin que les pauvres ne dressent point d'embûches aux riches et que ceux-ci n'insultent plus à la pauvreté des malheureux, puisque c'est une chose absolument contraire au bon ordre d'une république et la cause de tous les troubles. Qu'ils peuvent compter que la république donnera quelque secours aux pauvres citoyens et des sûretés suffisantes aux créanciers. Car enfin ajouta-t-il, il ne sera pas dit que la foi des contrats, qui est le souverain remède contre les injustices et le véritable moyen d'entretenir toutes les villes dans l'union et dans la concorde, soit bannie entièrement et pour toujours de la seule ville de Rome. XVII. APRES leur avoir apporté toutes ces raisons et plusieurs autres semblables selon que l'occasion le demandait, afin que ses remontrances ne fussent pas suspectes, il leur présenta qu'il avait toujours eu une affection particulière pour le peuple, qu'en reconnaissance de son attachement inviolable à leurs intérêts, il ne fallait pas balancer à se ranger sous ses étendards, puisque le sort lui avait donné le commandement de l'armée et que son collègue devait rester à Rome en qualité de gouverneur. Qu'ils pouvaient sans rien craindre suivre ses conseils : que les sénateurs étaient convenus de ratifier tout ce qu'il promettait au peuple, et que de son côté il avait promis au sénat de gagner l'esprit des plébéiens afin qu'ils ne livrassent point leur patrie à l'ennemi. [6,29] Ce discours achevé, il fit publier par un huissier qu'il était défendu à toutes personnes de saisir, vendre, ou retenir en gage les biens des Romains qui suivraient ses étendards contre les Volsques, d'enlever leurs enfants, ou aucun de leur famille pour quelque contrat que ce fût, ou d'empêcher ceux qui voudraient donner leur nom pour servir dans la guerre présente, mais qu'à l'égard de ceux qui refuseraient de porter les armes il serait permis aux créanciers d'intenter action contre eux pour quelques contrats que ce pût être. Cette ordonnance du consul fit aussitôt changer de sentiment aux pauvres citoyens, en sorte qu'ils se portaient tous avec beaucoup d'ardeur à s'enrôler, les uns par l'espérance du gain, les autres par affection pour le commandant, la plupart enfin pour éviter la persécution d'Appius et les insultes auxquelles il y avait apparence que seraient exposés ceux qui resteraient à Rome. XVIII. DES que Servilius eut une armée sur pied, il marcha en diligence et sans perdre de temps, pour combattre les ennemis avant qu'ils fussent entrés sur les terres des Romains. Ils étaient campés dans le pays des Pométiens, d'où ils faisaient le dégât sur les terres des Latins par ressentiment de ce qu'ils avaient refusé d'être leurs alliés dans cette guerre, quelques instances qu'on leur eût fait. Le consul les joignit vers le soir, et assit son camp sur une colline, environ à vingt stades des ennemis. Les Volsques croyant que les Romains n'avaient pas de nombreuses troupes, qu'ils étaient fatigués de leur longue marche, et qu'ils manquaient d'ardeur à cause de la sédition des pauvres dont le feu semblait alors plus allumé que jamais, furent assez hardis pour les attaquer pendant la nuit. Tant qu'elle dura Servilius se défendit dans ses retranchements : mais aussitôt que le jour parut, voyant les ennemis en désordre et dispersés au pillage, il fit ouvrir plusieurs petites portes secrètes, et sortant des lignes avec toutes ses troupes qui le suivirent au premier signal, il tomba rudement sur les Volsques. Ceux-ci furent tellement surpris de cette sortie subite et imprévue, qu'une petite partie des troupes qui osa résister auprès des retranchements, fut taillée en pièces. Les autres prirent la fuite à la débandade, et après avoir perdu beaucoup de monde, ils se sauvèrent dans leurs retranchements avec bien de la peine, la plupart chargés de blessures et dépouillés de leurs armes. Les Romains qui les poursuivaient de près, investirent leur camp et les obligèrent de le livrer après avoir soutenu quelque temps. Il était plein d'esclaves, de bestiaux, d'armes, de toutes sortes d'appareils et de provisions de guerre. On y prit aussi beaucoup de personnes de condition libre, tant des Volsques que des peuples alliés, quantité de richesses, d'or, d'argent et d'habits, comme dans une ville opulente qu'on aurait emportée d'assaut. Servilius ordonna que toutes ces dépouilles fussent distribuées aux soldats afin qu'ils eussent leur part du butin à proportion de leurs services, sans en rien réserver pour le trésor public. XIX. Ensuite ayant fait mettre le feu au camp, il alla avec son armée à Suessa Pometia qui n'était pas loin de là. Cette ville surpassait de beaucoup toutes les autres par sa grandeur, par le nombre de ses habitants, par sa gloire, par ses richesses. Elle était comme la première et la principale ville de la nation. Le consul y mit le siège, et ne donna aucun relâche à ses troupes ni jour ni nuit, afin que les ennemis n'eussent pas un moment pour se reposer ou pour raccommoder leurs corps des fatigues de la guerre. Par ce moyen la ville ne tarda guère à être prise. Les alliés ne lui envoyant aucun secours et étant d'ailleurs pressés par la famine, il lui fut impossible de tenir longtemps. Le consul fit passer au fil de l'épée tous ceux qui avaient atteint l'âge de puberté, et permit aux soldats de piller et d'emporter tout ce qu'ils trouveraient. De là il marcha avec son armée contre les autres villes, sans trouver aucune résistance de la part des Volsques. [6,30] XX. LES Romains ayant ainsi affaibli les forces de cette nation, Appius Claudius l'autre consul qui était resté à Rome, se fit amener leurs otages qui étaient au nombre de trois cents, et après les avoir fait ignominieusement fouetter en place publique, il ordonna qu'on leur tranchât la tête en présence de tout le monde, afin qu'une punition si sévère servît d'exemple aux autres peuples pour leur apprendre à ne jamais violer leur foi, surtout après avoir donné des otages. XXI. Son collègue revint de son expédition quelques jours après. Il demanda au sénat qu'il lui décernât les honneurs du triomphe comme on avait coutume de les accorder aux généraux qui avaient fait de grands exploits dans les combats. Mais Appius s'y opposa : il osa même le traiter de séditieux, et d'amateur d'un mauvais gouvernement. Il l'accusait surtout d'avoir distribué les dépouilles à qui il avait voulu, sans en rien réserver au trésor public ; et il fit tant qu'il empêcha le sénat de lui décerner le triomphe. XXII. SERVILIUS irrité d'un pareil affront, prend alors un parti aussi hardi qu'extraordinaire pour un Romain. Il assemble le peuple dans la plaine qui est devant la ville. Il lui raconte ce qu'il a fait dans la campagne précédente. Il se plaint de la jalousie de son collègue et du refus honteux qu'il vient de recevoir du sénat. Il soutient que ses exploits aussi bien que les soldats qui en ont été les témoins et les compagnons, lui donnent plein pouvoir de triompher, et que ses belles actions et l'heureux succès qu'elles ont eu, l'autorisent à recevoir du peuple les honneurs que le sénat lui a refusés. Après ce discours, il fait couronner les faisceaux, prend lui-même une couronne, et revêtu d'une robe triomphale il marche vers la ville suivi de tout le peuple. Il monte au Capitole, il y fait ses prières, accomplit ses vœux et consacre les dépouilles de l'ennemi. Cette action lui attira de plus en plus la haine et l'envie des patriciens : mais en même temps elle augmenta la faveur et l'amitié du peuple. [6,31] XXIII. Au milieu de tous les troubles dont Rome était agitée, il y eut une espèce de trêve. Les sacrifices qu'on devait célébrer suivant la coutume de la patrie, en furent l'occasion, et les fêtes magnifiques qui commençaient alors, arrêtèrent pour quelque temps les séditions du peuple. Mais pendant la solennité, les Sabins qui épiaient depuis longtemps le moment favorable, vinrent attaquer les Romains avec une nombreuse armée. Ils s'étaient mis en marche au commencement de la nuit afin d'arriver aux portes de la ville avant qu'on s'en aperçût. Ils s'en fussent sans doute rendus les maitres sans beaucoup de peine, si quelques soldats armés à la légère qui s'étaient détachés du corps de l'infanterie pour piller les maisons des paysans, n'eussent excité un tumulte qui fut cause que les laboureurs accoururent promptement à Rome avec de grands cris avant que l'ennemi approchât des portes. XXIV. Le peuple, qui pour lors était orné de couronnes et attentif aux spectacles, eut à peine reçu la nouvelle de leur marche, qu'abandonnant les jeux il courut aux armes. Il s'assemble en peu de temps une grosse armée de volontaires autour de Servilius. Le consul les range en ordre de bataille. Il marche à la rencontre des ennemis fatigués de leur marche et de leurs veilles. Les Sabins qui ne s'attendaient à rien moins, sont surpris d'une attaque si soudaine. On s'approche néanmoins à la portée du trait ; on en vient aux mains, le combat s'engage. L'ardeur des deux armées ne permet pas de garder aucun ordre de bataille, on se bat au hasard comme on se rencontre, légion contre légion, compagnie contre compagnie, corps à corps et main à main, infanterie et cavalerie pêle-mêle. Comme leurs villes n'étaient pas éloignées, il leur venait aux uns et aux autres de nouvelles troupes. Ces secours ranimaient leur courage affaibli, et leur donnaient des forces pour soutenir plus longtemps la fatigue. Mais les Romains reçurent enfin un renfort de cavalerie qui les rendit supérieurs. Ils vainquirent les Sabins une seconde fois, et après leur avoir tué beaucoup de monde ils s'en retournèrent à Rome avec un grand nombre de prisonniers. Ensuite on fit une exacte recherche des Sabins, qui sous prétexte d'assister aux spectacles, étaient venus à Rome pour s'emparer des forteresses à l'arrivée de leurs troupes, comme ils en étaient convenus. Il s'en trouva un grand nombre, et tous furent mis dans les prisons. A l'égard des sacrifices, qui avaient été interrompus par cette guerre, il fut ordonné par un décret du sénat qu'on les célébrerait avec la moitié plus de magnificence qu'auparavant. Ainsi le peuple recommença les festins et la solennité avec une nouvelle joie. [6,32] XXV. LA fête durait encore lorsqu'il arriva une ambassade de la part des Auronces, peuples qui occupaient le plus beau canton de la Campanie. Les ambassadeurs admis à l'audience, demandèrent au sénat non seulement qu'on rendît les terres des Volsques nommés les Volsques d'Echetre, dont les Romains s'étaient emparés pour les donner en partage à une garnison qu'ils y avaient établie afin de tenir ces peuples en respect, mais encore qu'on en retirât la garnison, faute de quoi les Auronces fondraient dans peu sur les terres du peuple Romain en représailles des maux qu'il avait fait à leurs voisins. Sur cette demande les Romains répondirent en ces termes : « Allez, Auronces, dites à votre république que les Romains se croient en droit de laisser à leurs descendants comme un bien propre, tout ce qu'ils ont gagné sur les ennemis par leur valeur, que cette maxime leur paraît très juste, et qu'ils font résolus de la suivre. Vous pouvez ajouter que nous ne craignons point la guerre des Auronces. Ce ne sera ni la première, ni la plus grande que nous aurons soutenue. Accoutumés à combattre contre tous ceux qui prétendent nous disputer l'empire et la valeur, dès que nous les verrons prêts à en venir aux mains, nous les recevrons avec intrépidité.» XXVI. OUTRES de ce refus, les Auronces mirent une nombreuse armée en campagne. Les Romains allèrent au-devant d'eux sous la conduite de Servilius, et les rencontrèrent auprès de la ville d'Aricie qui est à six vingt stades de Rome. Les deux armées campèrent sur des montagnes escarpées à peu de distance l'une de l'autre, et après avoir fortifié les retranchements, on descendit dans la plaine pour livrer bataille. Le combat commença dès le matin. Il dura jusqu'à midi avec beaucoup de chaleur. Il y eut un horrible carnage de part et d'autre. Car les Auronces étaient une nation belliqueuse, et la grandeur de leur corps, leur force, leur mine fière et leur regard farouche inspiraient la terreur. [6,33] On dit que la cavalerie Romaine et Aulus Postumius Alba son commandant qui avait été dictateur l'année précédente, se signalèrent dans cette occasion. Comme le champ de bataille n'était guère praticable pour les chevaux à cause des collines pierreuses et des vallées étroites et profondes qui s'y rencontraient, ni les uns, ni les autres ne pouvaient se servir de leur cavalerie. Postumius qui s'aperçut que l'infanterie avait du pire, ordonna aux siens de mettre à terre, et à la tête d'un corps de six cents hommes tombant sur les ennemis il les arrêta tout d'un coup, et soutint l'armée Romaine du côté qu'elle avait commencé à plier. XXVII. Les barbares une fois reposés, les Romains reprirent courage. La cavalerie animant l'infanterie, ils les réunirent tous en un bataillon serré et repoussèrent l'aile droite des ennemis jusqu'à la colline. Les uns poursuivirent les fuyards jusque dans leurs retranchements et en firent un grand carnage. Les autres chargèrent en queue le reste des ennemis qui osaient encore résister. Enfin ces derniers furent contraints de prendre aussi la fuite, et de faire une retraite également lente et difficile. Les vainqueurs les poursuivirent sur le montant des collines, leur coupant les jambes et les jarrets du tranchant de leurs sabres jusqu'à ce qu'ils arrivassent à leurs retranchements. Ensuite ayant forcé la garnison du camp, qui n'était pas fort nombreuse, ils s'en rendirent maitres et le pillèrent. Le butin néanmoins ne fut pas considérable. Ils n'y trouvèrent que des armes, des chevaux et autres provisions de guerre. Voila ce que firent Servilius et Appius pendant leur consulat. [6,34] CHAPITRE QUATRIEME. I. APRES cela, c'est-à-dire, l'an deux cent soixante de la fondation de Rome, Thémistocle étant archonte à Athènes, comme on était sur le point d'entrer dans la première année de la soixante-douzième olympiade, pendant laquelle Stesicrate de Crotone remporta pour la seconde fois le prix de la course, on fit consuls Aulus Virginius Montanus et Titus Veturius Geminus. Sous leur consulat les Sabins recommencèrent une campagne contre les Romains avec une plus grosse armée qu'auparavant. En même temps les Medulliens ayant levé l'étendard de la révolte, jurèrent une alliance avec les Sabins. Aussitôt qu'on eut connaissance de leur dessein, les patriciens firent des préparatifs en grande diligence pour mettre sur pied toutes les forces de Rome. Mais ils ne trouvèrent pas le peuple disposé à leur obéir. Pour se venger de ce qu'on l'avait trompé plusieurs fois par différentes promesses de soulager les pauvres, qui toutes étaient demeurées sans exécution, il recommença à s'attrouper. Ces assemblées furent bientôt suivies de complots. On s'engagea par des serments à ne jamais secourir les patriciens dans quelque guerre que ce pût être, et l'on convint de se réunir tous ensemble pour défendre les pauvres contre quiconque oserait leur faire violence. Outre plusieurs troubles qu'excitèrent les mutins par leurs discours, les consuls eurent une preuve évidente de leur conspiration lorsqu'on les cita pour donner leurs noms. Loin d'obéir aux ordres des magistrats, ils s'attroupèrent en foule pour délivrer un plébéien que les consuls avaient fait prendre. Ils l'arrachèrent d'entre les mains des licteurs, après les avoir maltraités à mesure qu'ils refusaient de le relâcher, sans épargner même les chevaliers et les patriciens qui se présentaient pour les empêcher d'en venir aux voies de fait. Après cette première démarche, le tumulte et la confusion ne tardèrent pas longtemps à se communiquer dans tous les quartiers de la ville. II. DANS le même temps que la sédition s'augmentait, les ennemis se hâtaient de faire des préparatifs et de nouvelles levées pour la guerre. Les Volsques aussi bien que les Aeques ne pensaient qu'à secouer le joug. Tous les sujets des Romains avaient envoyé des ambassades pour demander du secours, parce qu'à tous moments ils se voyaient exposés à des hostilités, étant sur le chemin par où l'ennemi devait passer. Les Latins se plaignaient que les Aeques étaient entrés sur leurs terres, qu'ils ravageaient tout, et qu'ils avaient déjà pillé quelques villes. La garnison de Crustumérie mandait que les Sabins n'étaient pas loin de cette ville, et qu'ils brûlaient d'envie de l'attaquer. D'autres apportant la nouvelle de quelque mal qu'ils avaient déjà souffert ou dont ils étaient menacés, demandaient un prompt secours. III. Il vint en même temps une ambassade des Volsques. Ils demandaient qu'avant que de commencer la guerre, le peuple Romain leur rendît les terres qu'il leur avait ôtées. [6,35] IV. Le sénat s'assembla pour délibérer sur toutes ces choses. Titus Largius le premier à qui les consuls demandèrent son avis comme au plus digne et au plus capable de donner un bon conseil, parla en ces termes : « Je ne vois pas, Messieurs, que ce qui fait le sujet de vos appréhensions et ce qui vous paraît demander un prompt secours, soit véritablement à appréhender. Ce n'est pas en effet une chose si pressée que de secourir nos alliés et de repousser l'ennemi à quelque prix que ce soit. Je trouve au contraire que ce qu'on néglige comme un petit mal qui ne peut pas nous faire grand tort pour le présent, doit être regardé comme le malheur le plus à craindre ; et si l'on n'y apporte un prompt remède, je vois la république en danger de tomber dans la dernière confusion et d'être entièrement bouleversée. V. LE mal dont je veux parler, Messieurs, c'est la désobéissance des plébéiens qui refusent opiniâtrement de suivre les ordres des consuls ; c'est la trop grande rigueur dont nous usons envers les mutins qui abusent de leur liberté, c'est enfin notre négligence à arrêter la sédition. Je suis persuadé que vous n'avez rien présentement de plus important, que de chercher les moyens de retrancher tous ces désordres et de gouverner tous unanimement la république, ayant plus d'égard au bien commun qu'à votre intérêt particulier. Car tant que Rome réunira ses forces, elles seront suffisantes et pour mettre nos amis en sûreté et pour donner de la crainte à nos ennemis : au lieu que quand la sédition les divisera comme à présent, nous ne serons jamais en état de faire ni l'un ni l'autre. Ce serait même une espèce de miracle si Rome ne se détruisait pas elle-même et ne donnait l'empire à ses ennemis sans qu'il leur en coutât rien, et certainement, Messieurs, je ne doute pas que cela n'arrive dans peu si vous continuez à gouverner de la sorte. [6,36] VI. En effet nous sommes, comme vous le voyez, partagés en deux villes dont l'une est gouvernée par la pauvreté et la nécessité et l'autre par l'abondance de toutes choses, par la fierté et par l'insolence. Toutes ces deux villes ont banni la pudeur, le bon ordre et la justice qui sont les seuls moyens d'entretenir l'union et la concorde dans les états. Nous ne nous faisons plus rendre justice que l'épée à la main, et semblables aux bêtes féroces nous mesurons le bon droit sur nos forces, aimant mieux nous perdre nous-mêmes pourvu que nous perdions nos adversaires, que de pourvoir à leur sûreté en même temps qu'à la nôtre. Je vous en prie donc d'y penser sérieusement et de délibérer là-dessus, après que vous aurez donné aux ambassadeurs leur audience de congé. Voici ce que je vous conseille de leur répondre pour le présent. VII. PUISQUE les Volsques nous redemandent ce que nous avons gagné par les armes et qu'ils nous menacent de la guerre en cas de refus, il faut leur dire que les Romains regardent comme une juste possession ce qu'ils ont acquis par les droits de la victoire dans une guerre légitime, que bien loin de nous résoudre à ternir notre gloire en faisant la folie de leur rendre ce qu'ils ont perdu, nous sommes dans le dessein de ne rien négliger pour le laisser à nos descendants comme leur propre héritage, et que ce serait nous traiter nous-mêmes comme ennemis que de nous en dépouiller de gaieté de cœur. A l'égard des Latins, après leur avoir marqué notre reconnaissance de leur bonne volonté, ôtons leur toute crainte : ranimons leur courage par de nouvelles assurances de ne les abandonner jamais dans aucun péril tant qu'ils demeureront fidèlement attachés à nos intérêts : promettons-leur que nous ne permettrons pas qu'il leur arrive aucun mal pour l'amour de nous, et que dans peu on leur enverra autant de troupes qu'il en faut pour les défendre. Voila, je crois, ce que nous pouvons répondre de meilleur et de plus juste. Mais quand les ambassadeurs seront partis, la première chose qu'il faudra faire c'est d'assembler le sénat pour remédier aux troubles dont Rome est agitée : je suis même d'avis que sans différer davantage nous le fassions dès demain.» [6,37] VIII. L'AVIS de Largius fut approuvé de tout le monde, et l'on renvoya les ambassadeurs avec les réponses que je viens de dire. Le lendemain les consuls assemblèrent le sénat pour délibérer sur les moyens d'étouffer la sédition. Publius Virginius, homme populaire, fut le premier à qui on demanda son sentiment. Il ouvrit un avis qui tenait le milieu, et parla ainsi. « Comme le peuple a donné l'an passé des marques éclatantes de son amour pour la patrie en combattant avec nous contre les Volsques et les Auronces qui l'attaquaient avec une nombreuse armée, mon sentiment serait qu'on accordât quelque remise à ceux qui se sont joints à nous dans la guerre précédente, que non seulement on mît leurs corps et leurs biens à couvert des poursuites des créanciers, mais qu'on fît aussi la même grâce à leurs pères jusqu'à leurs aïeux, et à leurs enfants jusqu'aux petits-fils : et que pour les autres qui nous ont refusé leur secours, il fût permis aux créanciers de saisir et leurs personnes et leurs biens en vertu des contrats par lesquels ils se font obligés. » IX. Ensuite Titus Largius s'expliqua ainsi. « Pour moi je crois qu'il est plus à propos de libérer de toutes dettes, non seulement ceux qui ont signalé leur courage dans la guerre, mais encore tout le reste du peuple : c'est-là le seul moyen de rétablir dans Rome une parfaite union. » X. Appius Claudius le consul de l'année précédente, parla le troisième en ces termes. [6,38] « Toutes les fois, Messieurs, qu'on a proposé l'affaire dont il s'agit, j'ai toujours été d'avis de rien accorder au peuple de tout ce qu'il demande, excepté ce qui est juste et honnête, et qu'il fallait prendre garde de donner aucune atteinte à la dignité du gouvernement. Je suis encore à présent dans les mêmes sentiments que j'ai eus d'abord, je n'y ai rien changé. Autrement ne serais-je pas le plus insensé de tous les hommes si je venais à trahir mes premiers sentiments, moi qui ai tenu tête l'an passé à mon collègue dans le consulat qui s'opposait à mes intentions et qui soulevait le peuple contre moi ? Après être demeuré ferme dans ma résolution sans me laisser ébranler par la crainte et sans céder ni aux prières ni à la faveur, ne m'accuserait-on pas de lâcheté si je perdais mon premier courage et mon ancienne liberté, surtout à présent que je ne suis plus qu'un homme privé ? Qu'on prenne pour fierté ou pour grandeur d'âme cette liberté d'esprit qui paraît dans ma conduite. Je proteste que tant que je vivrai je ne me désisterai jamais du sentiment que j'ai une fois embrassé comme le meilleur. Loin de me résoudre à accorder aux citoyens l'abolition de leurs dettes, je m'opposerai toujours de toutes mes forces à ceux qui voudront leur faire cette grâce persuadé que tout le mal, tous les troubles, et, pour le dire en un mot, tout le bouleversement de l'état, ne viennent que de l'abolition des dettes que le peuple veut absolument obtenir. Qu'on regarde donc comme un trait d'une grande prudence le parti que j'ai pris d'avoir moins d'égard à ma propre conservation qu'à celle de la république, qu'on traite ma conduite de folie ou de tout ce qu'on voudra, je le permets et ne m'en soucie nullement : cela ne m'empêchera pas de m'opposer jusqu'à la fin à ceux qui voudront introduire des maximes contraires à celles de la patrie. XI. Au reste, comme il ne s'agit pas tant présentement de parler des dettes que de trouver quelque secours efficace contre les troubles qui agitent la république, permettez-moi de vous dire que l'unique remède contre la sédition c'est d'élire un dictateur, qui n'étant comptable à personne de l'usage qu'il fera de son autorité souveraine, puisse obliger et le sénat et le peuple à embrasser le parti qui lui paraîtra le plus avantageux pour le bien commun. Il n'y a point d'autre moyen de nous délivrer de tant de maux qui nous accablent ». [6,39] Appius parla ainsi. Son avis fut approuvé par les jeunes sénateurs comme le meilleur, et même avec un certain murmure. Servilius et quelques anciens se levèrent pour le contredire : mais les jeunes, qui s'étaient rendus à l'assemblée tout exprès pour soutenir Appius, firent tant de bruit qu'ils eurent le dessus. Ce fut ainsi que le sentiment d'Appius l'emporta. CHAPITRE CINQUIEME. I. APRES toutes ces délibérations, les consuls convinrent de créer un dictateur. La plupart s'attendaient qu'on allait élire Appius, comme étant le seul qui pût arrêter la sédition. Mais les deux consuls lui donnèrent l'exclusion, et choisirent Manius Valérius, frère de Publius Valérius qui avait été le premier consul de Rome après le bannissement des rois. C'était un homme très populaire et déjà sur l'âge. Ces deux raisons néanmoins ne détournèrent pas les consuls de le nommer dictateur, persuadés que le poids de sa puissance et la terreur qui en était inséparable, suppléeraient suffisamment à tout, et que d'ailleurs les affaires demandaient un magistrat tout à fait doux, qui pût empêcher qu'on n'excitât de nouveaux troubles. [6,40] II. VALERIUS revêtu de la dictature nomma général de la cavalerie Quintus Servilius frère du collègue d'Appius dans le consulat, et sans différer plus longtemps il convoqua une assemblée du peuple. Ce fut la première et la plus nombreuse qu'on eût tenue depuis que Servilius s'était démis de la dignité de consul, et que le peuple avait fait la folie de soulever ouvertement à l'occasion de la guerre où l'on voulait l'obliger de servir. III. Le peuple assemblé en foule, le dictateur monta sur son tribunal et lui tint ce discours. « Nous savons, Romains, que vous êtes toujours contents quand on vous donne des magistrats de la famille des Valérius qui vous ont délivrés d'une tyrannie insupportable sans jamais vous rien refuser de ce qui est juste. D'ailleurs vous vous soumettez de bon cœur à l'autorité de ceux qui vous paraissent les plus portés pour vos intérêts. Ainsi il n'est pas besoin de vous dire que nous travaillerons à affermir la liberté des plébéiens. Comme c'est de nous-mêmes qui la leur avons donnée dès le commencement, il suffira de vous exhorter en peu de mots à vous en fier à nos promesses. IV. VOUS voyez que nous sommes dans un âge incapable de tromperie. La dignité dont nous sommes revêtus est trop relevée, et ne nous permet pas d'en mal user. D'ailleurs je passerai le reste de ma vie au milieu de vous, si vous trouvez que j'aie voulu vous tromper, il ne tiendra qu'à vous de m'en punir. Mais, comme je viens de vous le dire, vous connaissez mes sentiments, il n'est pas besoin d'un plus long discours pour vous en convaincre. Au reste ne vous imaginez pas qu'il en sera de moi et de tous les autres, comme de quelques consuls qui pour vous engager à prendre les armes, vous ont toujours promis d'obtenir du sénat tout ce que vous demanderiez, mais qui n'en sont jamais venus jusqu'à l'exécution de leur parole. Ne vous formez pas de Valérius une idée si désavantageuse. Deux raisons vous feront comprendre que vous auriez tort d'avoir de moi de pareils soupçons. La première, c'est qu'il n'y a point d'apparence que le sénat voulût se servir de moi pour un tel ministère : il sait que je fuis porté pour le peuple, et il lui serait facile de trouver d'autres personnes plus propres que moi à vous amuser par de belles paroles. La seconde, c'est qu'il ne m'aurait jamais revêtu de cette dignité suprême qui me met en droit de faire, même sans son avis et sans sa participation, tout ce que je jugerai de plus utile pour le bien de l'état. [6,41] Ne croyez donc pas que de propos délibéré j'aie concerté avec lui les moyens de vous tromper ou de vous faire du mal. Que si vous me soupçonnez d'une action si noire, comme si j'étais le plus méchant de tous les hommes, disposez de moi comme vous voudrez ou, plutôt, défaites-vous d'un pareil soupçon si vous voulez me croire. V. CESSEZ de vous irriter contre ceux qui vous aiment; tournez votre colère contre des ennemis redoutables qui en veulent à votre liberté et à celle de la patrie, qui ne viennent que pour vous réduire sous l'esclavage et pour vous faire tout le mal qu'ils pourront. Vous savez qu'ils sont sur le point d'entrer dans votre pays et que bientôt ils vont nous accabler. Courez donc aux armes avec ardeur. Faites-leur sentir que les forces de Rome, toute agitée qu'elle est par les séditions, sont encore plus redoutables que celles des autres peuples les plus unis. S'ils voient que nous nous réunissions ensemble pour les combattre, ou ils n'oseront vous attendre, ou, s'ils sont assez hardis pour le faire, ils porteront la peine de leur folle entreprise. Souvenez-vous que ce sont les Volsques et les Sabins qui vous font la guerre, que vous les avez déjà vaincus dans plusieurs combats ; que leurs corps ne sont ni plus grands ni plus robustes qu'autrefois, ni leur cœur plus généreux, et que s'ils osent nous attaquer ce n'est que parce qu'ils voient que la discorde et les troubles règnent parmi nous. Voila ce qui leur donne lieu de nous mépriser. VI. Pour, moi je vous engage ma parole que quand vous vous serez vengés de vos ennemis je vous réconcilierai avec le sénat, que j'obtiendrai de lui qu'il fasse céder les troubles dont vous êtes agités au sujet de vos dettes, et que pour récompenser le zèle dont vous aurez donné des marques dans cette guerre, il vous accordera tout ce que vous demanderez de juste. Mais en attendant je veux que tous les biens, les corps et l'honneur des citoyens Romains soient hors d'atteinte et de toute poursuite pour quelques dettes ou contrats que ce puisse être. De plus quiconque se sera signalé par sa valeur dans les combats, aura l'honneur d'avoir rétabli les affaires de la ville qui lui a donné la naissance : il recevra de ses camarades les louanges qu'il aura méritées ; récompense mille fois plus estimable que la couronne la plus magnifique. D'ailleurs je lui donnerai une somme d'argent suffisante pour rétablir sa maison, et je lui accorderai des honneurs qui illustreront sa famille. Ne balancez donc pas à me suivre. Comptez que je serai le premier à vous donner l'exemple, que je m'exposerai aux plus grands périls, et que malgré les infirmités de mon âge je combattrai comme le plus vigoureux et le plus robuste d'entre vous. » [6,42] VII. Tout le peuple fut si content de ce discours, que sans appréhender davantage qu'on le trompât, il lui promit de bon cœur de le suivre à la guerre. On leva aussitôt dix légions composées chacune de quatre mille hommes. Chaque consul en commanda trois avec autant de cavalerie qui lui en échut en partage. Pour les quatre autres, elles suivirent les étendards du dictateur avec le reste de la cavalerie. Les préparatifs de guerre achevés, on le mit promptement en campagne. Titus Véturius marcha contre les Aeques ; Aulus Virginius contre les Volsques, le dictateur Valérius contre les Sabins. Titus Largius resta à Rome avec les vieillards et quelques compagnies de jeunes soldats pour garder la ville. VIII. La guerre des Volsques ne tarda pas longtemps à être terminée. Le souvenir de leurs maux passés et l'opinion où ils étaient que leurs troupes surpassaient de beaucoup en nombre celles des Romains, fut cause qu'ils livrèrent bataille avec plus de promptitude que de prudence et qu'ils furent les premiers à attaquer l'armée Romaine dès qu'ils la virent campée devant eux. Le combat fut des plus rudes et des plus sanglants. Les Volsques y signalèrent leur courage. Mais à la fin, battus à plate couture, ils furent contraints de prendre la fuite. Leur camp fut pris, et leur ville, nommée Vélitre, qui était très célèbre et très florissante, fut emportée d'assaut. IX. IL en arriva à peu près de même aux Sabins : on ne tarda guère à rabattre leur fierté. Toute l'affaire fut décidée par une seule bataille des deux armées, après laquelle on pilla leurs terres et on leur enleva quelques petites villes. Les Romains y firent un grand nombre de prisonniers de guerre, et le soldat remporta beaucoup de butin. X. LES Aeques qui se défiaient de leurs propres forces après la défaite de leurs alliés, prirent le parti de se retirer dans leurs châteaux et sous leurs murailles. Chacun se sauva où il pouvait à travers les bois et les montagnes, et jamais ils n'osèrent tenter le hasard d'une action générale. Par ce moyen ils évitèrent pour quelque temps les ennemis et prolongèrent la guerre. Ils ne purent cependant sauver entièrement toutes leurs troupes sans en perdre. Les Romains les attaquèrent hardiment à travers les rochers les plus escarpés et prirent leur camp d'assaut, après quoi les Aeques furent contraints de se retirer de dessus les terres des Latins. Les villes qu'ils avaient prises au commencement de la campagne, se soumirent aux Romains. Celles dont les garnisons refusaient opiniâtrement de rendre les citadelles, furent assiégées et emportées de vive force, [6,43] XI. Cette guerre heureusement terminée, Valenus revint à Rome. Il y reçût suivant la coutume les honneurs du triomphe qui étaient dus à ses victoires, puis il congédia ses troupes malgré l'avis contraire du sénat, qui ne croyait pas qu'il en fût encore temps, parce qu'il y avait à craindre que les pauvres ne demandassent l'exécution des promesses qui leur avaient été faites. Ensuite il envoya dans les terres conquises sur les Volsques une colonie d'un certain nombre de citoyens choisis d'entre les pauvres, tant pour y servir de garnison contre les ennemis, que pour diminuer a Rome le parti des séditieux. XII. Ces choses ainsi réglées, il pria le sénat d'exécuter ses promesses en faveur du peuple qui avait donné dans les combats des marques certaines de sa bonne volonté. Mais les sénateurs négligeant cette affaire persistaient toujours dans leur refus comme auparavant. La faction des jeunes qui l'emportaient et par la force et par le nombre, s'opposa vivement aux demandes du dictateur. Ils se déchainèrent contre lui jusqu'à crier partout que sa famille flattait le peuple et qu'elle était toujours la première à établir de mauvaises lois. Ils poussaient même leurs plaintes jusqu'à l'outrage, l'accusant devant les tribunaux d'avoir anéanti par ses pernicieux règlements toute l'autorité des patriciens. Valerius indigné de leur procédé, se plaignit hautement du tort et de l'injustice qu'on lui faisait en le diffamant ainsi dans l'esprit du peuple. Déplorant les malheurs qu'ils devaient s'attirer par une si mauvaise conduite, et leur prédisant plusieurs choses, comme il arrive dans de semblables rencontres, soit par passion et par emportement, soit que par la pénétration de son esprit il perçât jusque dans l'obscurité de l'avenir, il sortit promptement du sénat. XIII. DES le même jour il convoqua une assemblée du peuple dans laquelle il prononça ce discours. « JE vous ai mille obligations, chers citoyens, de la bonne volonté avec laquelle vous m'avez suivi dans la guerre. Je vous en ai encore davantage de la valeur que vous avez fait paraître dans les combats. Je voudrais de tout mon cœur vous en témoigner ma reconnaissance, surtout par une fidèle exécution des promesses que je vous fis au nom du sénat l'orsque je m'engageai de calmer la sédition, de vous réconcilier avec lui, et de servir de médiateur entre les deux partis. Mais on m'empêche de vous tenir ma parole. Certaines personnes qui ont moins d'égard aux intérêts de la république que d'attache à leurs propres sentiments, y forment des obstacles insurmontables ; et comme ils sont en plus grand nombre et plus forts que les autres, leur jeunesse les rend plus ardents que les affaires ne le demandent. Pour moi qui suis sur l'âge, comme vous voyez, je ne puis leur résister. Il est vrai qu'il y a plusieurs sénateurs de ma sorte qui se rangent de mon parti, mais leurs forces ne consistent que dans la prudence des conseils qu'ils sont capables de donner sans pouvoir les exécuter. Ainsi toutes les peines que je prends pour le salut de la république, ne servent qu'à m'attirer l'inimitié des deux partis. D'un coté le sénat me fait un crime d'être trop affectionné pour le peuple et d'user de flatterie envers vous : de l'autre on m'accuse devant vous de trop d'amitié et d'attachement pour le sénat. [6,44] XIV. Si le peuple après avoir été comblé de bienfaits, faussait les promesses que j'aurais faites de sa part au sénat, il me serait aisé de répondre que toute la tromperie viendrait de vous sans qu'il y eût de ma faute, mais c'est le sénat qui refuse d'exécuter ce qu'il vous a promis : il est donc absolument nécessaire de me justifier dans votre esprit, et de vous prouver que je n'y ai pas donné mon consentement. En effet, on m'a joué aussi bien que vous, et même je suis le plus lésé, puisqu'outre le tort qu'on me fait en me trompant avec tous les autres, j'ai encore le chagrin de me voir accusé personnellement. On me reproche d'avoir cherché mes propres intérêts en distribuant aux pauvres plébéiens sans la participation du sénat, tout le butin que nous avons fait sur les ennemis, de vouloir confisquer les biens des citoyens malgré l'opposition des sénateurs, d'avoir violé la discipline militaire en vous licenciant contre la volonté du sénat, qui prétend que j'aurais dû vous retenir dans le pays ennemi à errer ça et là et à essuyer inutilement les fatigues de la guerre. On me fait aussi un crime d'avoir envoyé dans le pays des Volsques quelques colonies composées des plus pauvres d'entre vous, et de leur avoir donné en partage une grande étendue de terres grasses et fertiles au lieu d'en faire présent aux patriciens et aux chevaliers. Enfin ce qui me touche le plus vivement, c'est qu'on se plaint que dans les précédentes levées de soldats plus de quatre cents plébéiens des plus riches ont été mis au rang des chevaliers. Si un pareil affront m'était arrivé dans la fleur de mon âge, j'aurais fait voir à mes ennemis à qui ils se jouent. Mais à soixante-dix ans passés, n'étant plus en état de me défendre moi-même ni d'apaiser vos séditions, je me démets de la dictature et s'il y a quelques personnes qui croient que je les ai trompées, je remets mon corps en leur pouvoir afin qu'il me traitent comme bon leur semblera. » [6,45] XV. Tout le peuple extrêmement touché de ce discours reconduisit le dictateur depuis la place publique jusqu'à la maison, et cette dernière démarche irrita de plus en plus le sénat contre lui. Voici ce qui arriva ensuite. CHAPITRE SIXIEME. I. APRES la harangue du dictateur Valerius, les pauvres citoyens ne gardent plus de mesures comme auparavant. Ce n'est plus en cachette ni pendant la nuit qu'ils s'assemblent-, c'est en public et en plein jour, et déjà ils pensent sérieusement à se séparer des patriciens. Le sénat de son côté ne néglige rien pour les retenir dans les bornes du devoir : il défend aux consuls de licencier les troupes jusqu'à nouvel ordre. Car il était encore entièrement maître des légions sacrées qui fidèles à leur serment militaire n'osaient quitter leurs étendards, tant elles avaient de respect pour leurs engagements. Afin de les retenir sous les armes, il prit pour prétexte que les Aeques et les Sabins levaient une armée dans le dessein de faire la guerre au peuple Romain. Mais ces précautions ne produisirent pas l'effet qu'on en avait attendu. II. DES que les consuls furent sortis de Rome à la tête de l'armée et qu'ils eurent assis leur camp à quelque distance l'un de l'autre, tous les soldats le réunirent ensemble, et à l'instigation d'un certain Sicinnius Bellutus ils abandonnèrent leurs commandants. Quoiqu'animés de l'esprit de révolte, ils eurent néanmoins la précaution de se saisir de leurs armes, et surtout d'emporter avec eux leurs étendards. Car les Romains lorsqu'ils sont en campagne, n'ont rien de plus cher ni de plus respectable que ces précieux gages qu'ils regardent comme autant d'images des dieux. Après avoir créé de nouveaux centurions et choisi Sicinnius pour leur chef, ils s'emparèrent d'une certaine montagne voisine du fleuve du Teverone. Elle n'est pas fort éloignée de Rome et à cause de leur retraite on la nomme aujourd'hui le Mont-Sacré. III. Les consuls et leurs anciens capitaines eurent beau les rappeler ; ils employèrent en vaines prières, les larmes et les promesses : Sicinnius chef des révoltés leur répondit en ces termes. Que voulez vous donc. patriciens ? Quel est votre dessein ? A quoi pensez-vous de rappeler aujourd'hui en vain ceux que vous avez chassés de leur patrie en les dépouillant de leur liberté pour les réduire sous l'esclavage ? Quel gage pouvez-vous nous donner de vos promesses après avoir tant de fois manqué à votre parole ? Puisque vous voulez être les seuls maitres de la ville, allez y exercer votre domination sans craindre que les pauvres et le menu peuple vous incommodent. Pour nous, nous voulons nous retirer. Tout pays nous est bon ; nous y vivrons contents pourvu que nous y trouvions la liberté, et nous le regarderons comme notre patrie en quelque climat qu'il puisse être. [6,46] IV. Cette nouvelle portée à Rome excita beaucoup une grande foule de troubles et répandit la désolation de toutes parts. On voyait les rues pleines de citoyens qui couraient ça et là. D'un côté le peuple se préparait à abandonner la ville. De l'autre les patriciens voulaient l'en empêcher, et même faire violence à ceux qui résistaient. On n'entend auprès des portes de Rome que des cris, que des gémissements, que des paroles injurieuses. On en vient même aux coups, on se traite comme ennemis, sans distinction d'âge, sans égard pour l'ancienne amitié, sans respecter ni la vertu ni le mérite. Les soldats à qui le sénat a ordonné de garder les avenues, se trouvent trop faibles pour arrêter la multitude, bientôt ils sont contraints d'abandonner leur poste, et le peuple ne trouvant plus de résistance sort en si grande foule qu'on dirait que la ville vient d'être emportée d'assaut par les ennemis. L'air retentit des hurlements de ceux qui sont restés dans l'enceinte des murailles, et qui s'accusent mutuellement d'être cause que la ville est abandonnée de ses citoyens. Après cela les sénateurs tiennent conseil. On s'assemble à différentes reprises, on forme des accusations et l'on invective contre les auteurs de la retraite du peuple. Dans le même temps les ennemis faisaient des courses sur les terres des Romains qu'ils ravageaient jusqu'au pic des murailles de la ville. Pour ce qui est des révoltés, ils se contentaient d'aller chercher les provisions nécessaires dans les terres voisines, sans faire d'autre dégât. Ils restaient en pleine campagne ou sur les montagnes, et recevaient une foule de peuple qui allait se joindre a eux, tant de la ville, que des châteaux voisins. Leur nombre s'augmentait considérablement de jour en jour. Ce n'était pas seulement les citoyens endettés, ni ceux qui craignaient les jugements, la punition ou quelque violence, qui se joignaient aux révoltés : c'était aussi tous ceux qui vivaient dans l'oisiveté et dans la paresse, ceux qui n'avaient pas de quoi satisfaire à leurs passions, qui ne se portaient qu'au mal, qui enviaient la prospérité des autres, ceux enfin que le malheur des temps ou quelque autre raison avait indisposés contre le gouvernement. [6,47] V. D'abord les patriciens épouvantés d'un soulèvement si général, commencèrent à appréhender qu'à la première occasion les mécontents ne se joignissent aux ennemis du dehors pour venir attaquer Rome même. Ensuite tous prirent les armes de concert, eux, leurs amis et leurs clients, comme si on leur en eût donné le signal. Les uns gardaient les avenues par où ils croyaient que les ennemis pourraient fondre sur la ville. Les autres se mirent en garnison dans les forts. D'autres se campèrent dans les plaines devant la ville, et ceux que leur âge mettait hors d'état de sortir, demeuraient sur les remparts pour les défendre. Mais quand on vit que loin de se joindre à l'ennemi les révoltés s'abstenaient même de ravager les terres et ne faisaient aucun dégât considérable, on fut bientôt délivré de toute crainte. VI. Alors on changea de sentiment, et on délibéra sur les moyens de ménager une réconciliation entre le peuple et les patriciens. Les chefs du sénat ouvrirent là-dessus plusieurs avis, mais tout à fait opposés. Les plus âgés prenaient un parti modère et convenable à la situation des temps. Ils représentèrent que si le peuple se soulevait, c'était moins par méchanceté que par de mauvais conseils et par la nécessité où ses propres malheurs l'avaient réduit ; que la colère y avait plus de part que le raisonnement, qui n'est guère consulté par la multitude en de pareilles rencontres ; et que la plupart sentant qu'ils avaient pris un mauvais parti, ne cherchaient qu'une honnête occasion de réparer leurs fautes : que puisqu'ils donnaient déjà des marques de repentir, il y avait apparence que pour peu qu'on les attirât par de bonnes espérances pour l'avenir, ils reviendraient volontiers chez eux, si le sénat leur accordait l'impunité et ne leur proposait que des conditions honnêtes. Que les sénateurs étant élevés au-dessus des autres par leur dignité, ils ne devaient pas se rabaisser par trop de colère ni différer la réconciliation jusqu'à ce que la populace insensée fût contrainte de devenir sage, ou de remédier à un petit mal par un plus grand, ou de rendre les armes, ou de se livrer elle-même sous la servitude, ce qui était en quelque façon impossible. Que si les sénateurs voulaient user de quelque modération, c'était à eux à donner de bons conseils, et à ménager les premiers un accommodement. Qu'ils devaient être persuadé que s'il appartient aux patriciens de commander et de gouverner, c'est le fait des gens de bien de chercher la paix et d'entretenir l'union dans l'état. Que s'ils prenaient un parti sûr et qu'ils portassent généreusement un malheur nécessaire, ils ne donneraient pas tant d'atteinte à la dignité du sénat qu'en s'exposant eux-mêmes à renverser la république par leur opiniâtreté, et qu'il n'appartenait qu'à des insensés de négliger la sûreté et le salut du public pour se tenir trop fermes sur le point d'honneur. Qu'à la vérité il serait à souhaiter qu'ils pussent conserver en même temps et la république et leur point d'honneur ; mais que dans l'impossibilité de maintenir l'un et l'autre, le salut du public méritait d'être préféré comme le plus nécessaire. Enfin la conclusion de leurs remontrances fut d'envoyer une ambassade aux mécontents pour leur faire des propositions de paix, tandis que le peuple n'avait encore commis aucune faute qui ne pût se réparer. [6,48] VII. Le sénat approuva cet avis : on choisit aussitôt les plus propres pour l'ambassade, et on les envoya au camp. Ils avaient ordre de demander aux rebelles ce qu'ils souhaitaient et à quelles conditions ils voulaient revenir à Rome : de leur annoncer que pourvu qu'ils n'exigeassent rien qui ne fût juste et possible, le sénat n'avait pas dessein de s'opposer à leurs demandes ; qu'il était prêt de leur accorder une amnistie générale et le pardon de leurs fautes passées, dès qu'ils voudraient mettre les armes bas et revenir à Rome, que dans la suite s'ils servaient l'état comme de bons citoyens en s'exposant courageusement au dernier danger pour la défense de la patrie, on les en récompenserait d'une manière qui ne leur ferait pas moins d'honneur que de profit. VIII. LES ambassadeurs s'en allèrent au camp des rebelles pour leur communiquer les ordres qu'ils avaient reçus ; ils y ajoutèrent ce qui leur parut nécessaire dans l'occasion. Mais les révoltés, loin d'écouter leurs proportions, se déchaînèrent contre les patriciens. Ils leur reprochaient leur arrogance, leur cruauté, l'ironie continuelle avec laquelle ils agissaient envers le peuple : qu'il ne leur convenait guère de faire semblant d'ignorer ce que le peuple souhaitait, et pour quelles raisons il s'était séparé d'avec eux : qu'il leur convenait encore moins de lui promettre le pardon, comme s'ils eussent encore été les maitres, eux qui avaient besoin du secours de tous les citoyens pour se défendre contre les ennemis du dehors prêts à tomber sur Rome avec une armée formidable dont ils ne pourraient pas même soutenir le premier choc : que c'était s'y prendre bien mal, de vouloir persuader aux mécontents qu'il y allait plus de leur bonheur et de leur avantage que de celui des patriciens de se réunir tous ensemble pour conserver l'état et pour repousser l'ennemi commun. Enfin la conclusion de leur réponse fut que les patriciens savaient mieux que tout autre à quelles extrémités la ville était réduite, et qu'ils sauraient bientôt à quels ennemis ils auraient à faire. Ces discours furent accompagnés de tant de rudes menaces que les députés n'ayant plus rien à répondre, prirent le parti de s'en retourner à Rome pour faire leur rapport au sénat du mauvais succès de leur négociation. IX. UNE nouvelle si fâcheuse fut pas plutôt arrivée à Rome qu'elle augmenta le trouble et la terreur dans tous les quartiers de la ville. Le sénat ne trouvait plus aucun moyen ni de guérir le mal ni d'en arrêter le cours. Il tint des assemblées pendant plusieurs jours de suite : mais elles se passèrent toutes en disputes et en accusations que formaient les principaux sénateurs l'un contre l'autre, et on se sépara sans rien terminer. De l'autre côté le peuple qui était resté à Rome ou par attachement pour les patriciens ou par l'amour de la patrie, commençait à entrer dans les mêmes dispositions que les révoltés. Il en désertait tous les jours une bonne partie, les uns ouvertement, les autres en cachette, de sorte que le sénat ne pouvait plus compter sur rien, pas même sur ceux qui restaient encore à Rome. X. DANS ces fâcheuses conjonctures, les consuls qui n'avaient plus que très peu de temps à rester en charge, indiquèrent une assemblée pour une nouvelle élection. [6,49] Quand le jour destiné pour les comices fut arrivé, on s'assembla dans le champ de Mars pour procéder à l'élection. Personne ne se présenta pour briguer la magistrature, et même on ne trouva pas de sujets qui parussent disposés à l'accepter. C'est pourquoi le peuple élut par lui-même Postumus Cominius et Spurius Cassius, tous deux agréables aux plébéiens et aux patriciens. Ils avaient déjà passé par cette charge. C'était sous leurs auspices que les Sabins vaincus par la force des armes s'étaient désistés de leurs prétentions à l'empire. Leur second consulat tombe dans la soixante-douzième olympiade en laquelle Tisicrate de Crotone remporta le prix de la course dans les jeux olympiques, Diognète étant archonte à Athènes. Ils entrèrent en charge aux calendes, c'est-à-dire le premier jour de Septembre, plutôt que leurs prédécesseurs n'avaient accoutumé d'y entrer. XI. Leur premier soin fut d'assembler le sénat pour délibérer sur le rappel du peuple. Menenius Agrippa fut le premier a qui ils demandèrent son avis. C'était un homme d'un âge mûr, d'une prudence consommée, et plus entendu que les autres. Sur tout il s'était acquis une haute estime par sa sagesse dans le gouvernement, ayant toujours gardé le milieu entre les plébéiens et les patriciens, sans entretenir la fierté de ceux-ci ni fomenter la licence effrénée de la populace. Voici le discours qu'il prononça pour exhorter les sénateurs de faire la paix avec le peuple. « Si tous ceux qui sont ici, Pères conscrits, n'avaient que le même sentiment et la même vue ; si personne n'était dans la disposition de mettre obstacle à l'accommodement qu'il faut conclure avec le peuple à quelques conditions que ce soit, justes ou non justes et si nous n'avions qu'à examiner les moyens de réunir les esprits : il ne serait pas besoin d'un long discours pour vous expliquer ma pensée. Mais comme il se trouve quelques sénateurs qui croient qu'il reste encore à délibérer lequel vaut mieux pour nous, ou d'entrer en composition avec les mécontents, ou de leur déclarer une guerre ouverte, il ne me paraît pas facile de m'expliquer en peu de mots sur le parti que nous devons prendre dans des conjonctures si fâcheuses. XII. IL faut m'étendre beaucoup sur ce sujet pour faire voir que ceux d'entre vous qui s'opposent a la réconciliation du peuple, vous donnent des avis entièrement contraires à vos véritables intérêts, et qu'en augmentant votre crainte par les difficultés les plus légères et les plus faciles a lever, ils ne pensent point à beaucoup d'autres plus considérables dont il est presqu'impossible de se tirer. Il est aisé de voir que ceux-là n'agissent de la sorte, que parce qu'ils consultent moins la raison que la colère et la fureur qui les animent. XIII. EN effet, Messieurs, dira-t-on qu'ils prévoient ce qui est possible ou ce qui doit être avantageux a l'état, eux qui se persuadent qu'une aussi grande ville que Rome, qui a déjà fait tant de choses que la puissance est devenue insupportable aux peuples voisins et lui a attiré la jalousie de toutes les nations, peut aisément, sans le secours des plébéiens, retenir dans le devoir et conserver les nations qui lui font soumises, ou retrouver à la place des révoltés un autre peuple meilleur et plus fidèle, qui combattra avec eux pour la gloire de l'empire et qui vivra parmi nous dans une parfaite tranquillité, sans jamais s'écarter des règles de la modestie et de l'obéissance, non seulement pendant la guerre, mais encore dans les temps de paix ? Car il est certain qu'ils ne peuvent alléguer d'autres raisons que celle-là pour nous détourner de recevoir des propositions d'accommodement. [6,50] Mais pour vous montrer combien ces projets sont frivoles, je vous prie seulement de faire attention à ce qui se passe aujourd'hui devant vos yeux. Depuis que la populace est sortie de la ville et qu'elle s'est soulevée contre vous à l'occasion de quelques personnes qui ne pouvaient supporter les malheurs de l'état avec modération et sans exciter des troubles, loin de vous avoir fait aucun mal ou de penser à vous en faire, elle ne cherche que les moyens de se réconcilier et de conclure une paix également utile et honorable. D'un autre côté, plusieurs peuples qui ne sont pas bien intentionnés pour vous, saisissent de tout leur cœur l'occasion si désirée que la fortune leur présente : concevant de nouvelles espérances, ils ont déjà levé l'étendard de la révolte, et se flattent que le temps est venu qu'ils pourront renverser l'empire Romain. XIV. Les Aeques, les Volsques, les Sabins et les Herniques, ces peuples qui n'ont jamais cessé de nous susciter des guerres, sont irrités de leurs nouvelles déroutes et ne respirent que la vengeance : déjà ils confisquent nos terres et les partagent entre eux. Tout ce que nous avons laissé dans une foi douteuse en Campanie et en Tyrrhénie, ou se soulève ouvertement contre nous, ou se dispose secrètement à le faire. Il semble même que les Latins nos parents ne veulent plus demeurer fermes dans notre amitié : on nous annonce que la plupart sont attaqués de la même maladie que les autres peuples, c'est-à-dire de l'amour du changement, dont toute cette nation n'est que trop avide. Pour nous qui jusqu'ici avons toujours attaqué les autres, assiégés aujourd'hui dans nos murailles, nous laissons nos terres incultes, nous avons le chagrin de voir qu'on pille nos métairies, qu'on en emporte le butin, que nos esclaves désertent, sans que nous sachions quel remède apporter à tant de maux, et nous souffrons toutes ces insultes dans l'espérance que le peuple rentrera en grâce avec nous, sachant qu'il ne tient qu'à nous d'apaiser la sédition par un seul décret du sénat. [6,51] XV. Pendant que nos affaires du dehors sont en si mauvais état, celles du dedans ne vont pas mieux. Comme nous ne nous attendions point a un siège, nous n'avons pas eu la précaution de rechercher le secours des alliés. Nous n'avons point par nous-mêmes assez de monde pour tenir contre tant d'ennemis ligués, et le peu qui nous reste de troupes n'est presque composé que de plébéiens, de mercenaires, de clients, et d'artisans qui ne sont guère en état de soutenir notre autorité chancelante parmi tant de troubles. Ajoutez à cela que tous les jours il en déserte un grand nombre pour se joindre aux rebelles ; ce qui nous rend fort suspecte la fidélité de tous les autres. XVI. OUTRE les maux qui nous accablent de tous côtés, l'ennemi s'est emparé de nos terres, et on ne peut nous apporter les provisions nécessaires. La famine est donc à craindre : et si ce terrible fléau tombe sur nous, ne nous épouvantera-t-il pas plus que tous les autres malheurs ? Mais sans parler de tout cela, la guerre est le plus grand de nos maux. Elle ne nous laisse aucun repos, ni le temps de nous tranquilliser l'esprit pour penser à nos affaires. Les femmes des révoltés, leurs petits enfants, leurs pères et mères, accablés de vieillesse, revêtus d'habits de deuil qui excitent la compassion, courent ça et là par la place publique et par les carrefours. Ils fondent en larmes, ils conjurent avec les plus vives instances tous ceux qu'ils rencontrent, ils leur prennent les mains, leur embrassent les genoux, déplorent les malheurs présents et encore plus ceux dont ils sont menacés ; spectacle affreux et capable d'attendrir les cœurs les plus barbares. Est-il en effet des hommes assez durs pour n'être pas touchés de leur infortune, et peut-on se défendre d'y prendre part ? Ainsi, Messieurs, si nous ne voulons pas nous fier aux plébéiens, il faut nous défaire de tous ces malheureux qui ne nous serviront de rien à soutenir un siège et sur la fidélité desquels nous ne pouvons nullement compter. Mais après que nous les aurons chassés, dites-moi, je vous prie, quel secours nous restera-t-il pour garder la ville? Quelles forces aurons-nous pour résister à tant de maux ? Nous n'aurons pour toute ressource et pour unique espérance que la valeur et le courage des patriciens, qui, comme vous voyez, ne peut pas aller bien loin ni nous donner de si hauts sentiments de nous-mêmes. A quoi rêvent donc ceux qui nous exhortent à soutenir une guerre ? Ne se moquent-ils pas de nous, et ne vaudrait-il pas mieux nous conseiller ouvertement de livrer la ville aux ennemis sans nous mettre en défense et sans répandre de sang? [6,52] XVIII. MAIS je m'échauffe peut-être sans sujet, et je prends l'alarme où il n'y a rien à craindre. Rome, me dira-t-on, n'est menacée que de quelque changement. Après tout ce n'est pas un si grand malheur, puisqu'il nous sera aisé de recevoir une troupe de mercenaires, de fermiers et de clients de toutes les nations. Car voila ce que la plupart des ennemis des plébéiens nous répètent à tous moments ; et certainement, à les entendre, leurs raisons ne sont pas si frivoles qu'on le pourrait croire. Je ne crains pas de le dire, Messieurs, il y en a qui sont venus jusqu'à un tel point de folie qu'ils n'enfantent plus que des souhaits impossibles, au lieu de donner des avis salutaires à la république. Pour moi je leur demanderais volontiers, combien il nous restera de temps pour exécuter de semblables projets, pendant que l'ennemi s'approche de nos remparts ? Est-ce en effet une chose excusable que d'attendre tranquillement du secours de la part des alliés tandis que le mal nous presse sans nous donner de relâche ? XVIII. Quel est donc le dieu ou quel est l'homme qui nous mettra à couvert et qui nous fera jouir d'une tranquillité entière pendant qu'il ramassera de toutes parts et qu'il nous amènera les secours dont nous avons besoin ? D'ailleurs qui sont les peuples qui voudront abandonner leur patrie pour venir s'enfermer avec nous ? Ceux qui ont dans leur pays une demeure assurée, qui vivent au milieu de leurs familles, qui y jouissent des biens et des honneurs qu'ils ont hérités de leurs pères ou acquis par leur propre mérite, pourront-ils se résoudre à quitter tous ces avantages pour venir partager avec nous les maux qui nous accablent ? Car il est évident que ces prétendus alliés ne viendront pas ici pour y jouir des douceurs de la paix et pour vivre dans les délices, puisque nous n'avons à leur offrir que les travaux et les dangers d'une guerre intestine dont le succès est incertain. XIX. QUI ferons-nous donc venir ? Sera-ce une populace errante et vagabonde, comme ceux que nous avons chassés d'ici ; gens accablés de dettes, qui pour éviter les poursuites de leurs créanciers, les jugements et autres malheurs semblables, ne se soucieront guère d'aller s'établir au premier endroit que la fortune leur présentera ? Oui, Messieurs, je suppose pour un moment que cette populace ne soit composée que de gens de bien, d'esprits tranquilles et modérés : avec tout cela, pour être pire et nous accommoder encore moins que le petit peuple de Rome, il suffit qu'elle ne soit point née avec nous, ni faite à nos manières, à nos lois, à nos coutumes, à notre discipline et à notre gouvernement. [6,53] Les originaires du pays ont ici leurs femmes, leurs enfants, leur pères et mères, plusieurs autres personnes qui les touchent de près et qui nous servent d'otages : ajoutez à cela l'amour de la patrie que tout homme porte nécessairement dans son cœur sans jamais s'en défaire. Au contraire cette populace d'étrangers que nous prétendons mettre à leur place n'aurait parmi nous aucun de ces gages précieux dont je viens de parler. Si donc elle s'établissait à Rome pour faire société avec les anciens habitants, pourrions-nous l'obliger à courir les dangers qui nous menacent, à moins qu'on ne s'engageât de lui donner des terres en propre et qu'on ne lui assignat plusieurs quartiers de la ville qu'il faudrait ôter à ceux qui en sont aujourd'hui les possesseurs légitimes? Mais conviendrait-il d'accorder à ces nouveaux venus ce que nous avons refusé à des citoyens qui ont tant de fois combattu pour la patrie ? XX. PEUT-ÊTRE même cette populace non contente de ce qu'on lui aura donné, voudrait-elle encore aller de pair avec les patriciens, et partager les honneurs, les charges et les autres biens. Si donc nous ne lui accordions pas tout ce qu'elle demanderait, elle deviendrait notre ennemie : si au contraire nous le lui accordions, l'état périrait, le gouvernement serait bouleversé, et nous en serions la cause. XXI. Je n'ajoute point que dans la situation présente nous avons besoin de soldats aguerris, et non pas de laboureurs, de fermiers, de mercenaires, de marchands ou d'artisans, à qui il faudrait apprendre le métier de la guerre dans le temps même qu'ils devraient donner des preuves de leur habileté au milieu des combats, et qui trouveraient ces exercices d'autant plus difficiles qu'une troupe d'étrangers ramassés de toutes sortes de nations, tels que je les suppose, n'en aurait aucun usage. Je ne vois point en effet qu'il se présente des troupes auxiliaires pour nous secourir, et quand il s'en offrirait dans le temps que nous en attendons le moins, je ne vous conseillerais pas de les recevoir aussitôt dans l'enceinte de vos murailles, vous qui n'ignorez pas que plusieurs villes ont été opprimées par des troupes étrangères qu'elles avaient reçues dans l'espérance d'en tirer quelque secours. [6,54] XXII. Pensez donc a toutes ces raisons et à plusieurs autres que je vous ai déjà rapportées, et souvenez-vous de ceux qui vous exhortent à la paix. Soyez persuadés que nous ne sommes ni les seuls ni les premiers chez qui les pauvres se soulèvent contre les riches, et le petit peuple contre les grands, que la même chose arrive souvent dans presque toutes les villes tant petites que grandes, et qu'il y a toujours quelque inimitié entre la populace et la noblesse : Que les chefs des républiques qui ont usé de modération dans de semblables occasions ont sauvé leur patrie, au lieu que d'autres par trop de hauteur et d'emportement se sont perdus eux-mêmes avec tout ce qu'il y avait de gens de bien. Tout corps composé, est sujet à être malade en quelques-unes de ses parties. Mais comme dans le corps humain il n'est pas toujours à propos de couper la partie malade, de peur de le rendre difforme ou d'affaiblir tellement la nature qu'elle ne puisse subsister longtemps : de même dans une république il ne faut pas retrancher en toute rencontre les membres mal affectés autrement tout le corps perdant peu à peu quelques-unes de ses parties périrait lui-même avec le temps. XXIII. ENFIN représentez-vous la force de la nécessité, à laquelle seule les dieux mêmes sont obligés de céder. Ne vous raidissez point trop opiniâtrement contre la fortune. Au lieu de demeurer dans l'ignorance et de vous enfler d'orgueil comme si tout vous devait réussir selon vos souhaits, cédez au temps, devenez plus traitables, et sans aller chercher des exemples étrangers ne prenez conseil que de vous-mêmes suivant les conjonctures où vous vous trouvez. [6,55] Que chaque citoyen en particulier, de même que la ville entière, se rappelle le souvenir de ses grands exploits, qu'il s'excite soi-même par une noble émulation à de grandes entreprises, que sans se démentir il en soutienne la gloire jusqu'à la fin, en sorte que les secondes ne dégénèrent jamais de l'éclat des premières. XXIV. VOUS avez déjà subjugué plusieurs ennemis qui vous avaient fait de grandes injustices. Cependant, loin de les exterminer ou de les chasser de leur pays, vous leur avez rendu et leurs maisons et leurs héritages, leur permettant de demeurer à l'avenir dans la patrie qui leur avait donné la naissance. Vous avez même accordé à d'autres le droit de bourgeoisie et de suffrages dont jouissaient vos propres citoyens. Mais ce qu'il y a de plus glorieux, c'est que plusieurs de vos citoyens ayant commis envers vous des fautes considérables, vous leur avez tout pardonné ; contents de décharger votre colère sur les seuls auteurs de la révolte. Vos colonies d'Antemne, de Crustumerie, de Medullie et de Fidènes sont de ce nombre, sans parler de plusieurs autres. Qu'est-il besoin de faire l'énumération de tous les peuples que vous avez traités avec douceur et en bons maîtres après avoir emporté leurs villes d'assaut? Cette clémence a-t-elle causé quelques pertes à la république ? Rome en a-t-elle souffert, et s'est-elle vue moins en sûreté qu'auparavant ? Lui a-t-on reproché sa trop grande douceur ? Non sans doute : sa clémence lui a attiré les éloges de tous les peuples vaincus et sa gloire en est devenue plus éclatante. XXV. APRES cela, Messieurs, vous qui avez pardonné à vos ennemis, ferez-vous la guerre à vos amis ? Vous qui avez remis toute la peine aux vaincus, maltraiterez-vous ceux qui vous ont aidé a conserver l'empire ? Apres avoir fait de votre ville une retraite assurée pour tous ceux qui en avaient besoin, vous résoudrez-vous à en chasser les habitants naturels qui ont été nourris et élevés parmi vous, et qui ont également partagé les biens et les maux, tant dans la paix que dans la guerre ? Non, Romains, vous n'en userez pas ainsi, pour peu que vous vouliez ne pas renoncer à l'équité qui a toujours fait votre caractère, et que vous examiniez sans colère et sans prévention ce qui vous est utile. [6,56] XXVI. MAIS, me dira quelqu'un, nous voyons aussi bien que vous qu'il faut apaiser la sédition, et nous ne demandons pas mieux. Il s'agit seulement de savoir comment s'y prendre. Tachez, Agrippa, de nous en donner les moyens si vous pouvez. Vous voyez vous-même jusqu'où va l'entêtement du peuple : il est plus insolent que jamais. Quoique ce soit lui qui nous ait offensés, il ne fait point de démarches pour obtenir le pardon, il n'a pas même répondu civilement à l'ambassade que nous lui avons envoyée, il l'a traitée avec une arrogance extrême. Il persiste dans sa fierté, il nous menace et on ne saurait deviner ce qu'il veut. Hé bien, Messieurs, puisque vous me demandez mon avis, il faut vous le dire : écoutez donc ce que je vous conseillerais de faire. Je ne puis croire que le peuple refuse absolument de se réconcilier avec nous, ni qu'il en vienne à l'exécution de ses menaces ; nous en avons une preuve en ce que sa conduite ne répond point à ses paroles. Je suis persuadé au contraire qu'il désire la paix plus ardemment que nous-mêmes. En effet nous sommes dans notre chère patrie, en possession de nos biens, au milieu de nos familles, de nos pères et mères, et de tout ce que les hommes ont de plus cher: au lieu que le peuple est sans ville, sans maisons, sans feu ni lieu, séparé de ses proches et destitué des secours les plus nécessaires pour la vie. Mais, me direz-vous, s'il est dans une si grande détresse, pourquoi rejette-t-il nos proportions d'accommodement ? Pourquoi ne nous envoie-t-il pas une ambassade pour ménager sa réconciliation ? Faut-il s'en étonner, Messieurs ? Jusqu'aujourd'hui il n'a reçu du sénat que des paroles sans effet. Nous n'avons rien fait en sa faveur de tout ce que l'humanité et la bienveillance semblent exiger de nous. Persuadé qu'il est que nous l'avons déjà trompé plusieurs fois en lui promettant toujours de penser à lui, mais sans jamais en venir à l'exécution de nos promesses, peut-il maintenant compter sur nous ? D'ailleurs s'il ne peut se résoudre à nous envoyer une ambassade, c'est qu'il y a toujours ici des accusateurs prêts à s'élever contre lui : en un mot c'est qu'il craint d'être rebuté et de ne rien obtenir. Peut-être même y a t-il un peu de folie et de sot entêtement dans sa conduite. Mais après tout il ne faut pas tant s'en étonner. N'y a-t-il pas aussi parmi nous des personnes possédées de cet esprit d'entêtement et de contention, qui ont le défaut si commun à la plupart des hommes, de ne jamais céder à leurs adversaires, de prétendre toujours avoir le dessus, et de n'accorder aucune grâce qu'à ceux qui leur sont entièrement dévoués et qui se soumettent sans réserve à leur autorité ? XXVII. Toutes ces raisons bien pesées, je crois qu'il faut envoyer une ambassade au peuple, composée de sénateurs en qui il ait confiance, avec plein pouvoir de négocier la paix aux conditions qu'ils jugeront à propos, sans faire davantage aucun rapport au sénat sur cette matière. Les plébéiens qui paraissent maintenant si fiers, deviendront alors plus traitables. Dès qu'ils verront que l'on emploiera les voies de la douceur, persuadés que l'on veut sincèrement se raccommoder avec-eux ils ne proposeront que des conditions justes et raisonnables, sans rien exiger d'impossible ou de honteux pour nous. C'est le caractère de tous les esprits irrités, mais particulièrement des petites gens : traitez-les avec hauteur, ils s'effarouchent de plus en plus, dès que vous les prenez par la douceur, ils deviennent plus dociles et se laissent gagner. » [6,57] XXVIII. Ce discours de Menenius excita un grand bruit dans le sénat : on s'assembla par bandes et chacun conféra avec ceux de son parti. Les sénateurs qui étaient pour le peuple, s'exhortaient mutuellement à presser avec ardeur son retour dans la patrie, trop contents d'avoir pour chef de ce sentiment le plus illustre des patriciens. D'un autre côté ceux de la faction des grands, qui ne voulaient pas qu'on changeât rien à l'ancienne forme du gouvernement, ne savaient comment faire dans les conjonctures présentes : ils ne pouvaient ni se résoudre à changer de sentiment, ni persister dans leur première résolution. D'autres qui n'embrassaient aucun des deux partis, cherchaient uniquement à rétablir la tranquillité et à se garantir d'un siège. XXIX. AUSSITÔT que l'assemblée eut fait silence, le plus âgé des consuls prît la parole. Il loua la générosité de Menenius ; il exhorta les autres à s'intéresser comme lui au bien de l'état, à dire librement leur avis, et à exécuter soigneusement ce qui serait décidé. Ensuite s'adressant à un autre sénateur, il l'appela par son nom et le pria de dire son sentiment. C'était Manius Valerius, homme autant chéri du peuple qu'aucun autre magistrat, et frère de celui qui avait aidé à délivrer Rome de la tyrannie des rois. [6,58] Valerius s'étant levé, commença par conjurer les sénateurs de se souvenir de ce qu'il avait fait dans l'administration de la république, et qu'encore qu'il leur eût souvent prédit les malheurs qui devaient arriver, ils n'avaient tenu compte de ses discours. XXX. Ensuite se tournant vers ceux qui s'opposaient à la paix, il les pria de n'être plus si raides sur l'équité des propositions d'accommodement. Il leur représenta que puisqu'ils n'avaient pas voulu souffrir qu'on arrêtât la séditions dans ses commencements, il était également de leur devoir et de leur intérêt de chercher les moyens de l'apaiser promptement, de peur que s'augmentant de plus en plus elle ne devînt insensiblement sans remède, ou au moins très difficile à étouffer, et qu'elle ne causât beaucoup de maux. Il leur remontra que le peuple désormais ne s'en tiendrait pas à ses premières demandes, mais qu'il ferait de plus dures propositions d'accommodement, que non seulement il insisterait sur l'abolition des dettes, mais qu'il y avait apparence que portant plus loin ses prétentions il exigerait des sûretés pour l'avenir. Que depuis l'établissement de la dictature on avait abrogé la loi qui avait été faite pour mettre à couvert la liberté du peuple, cette loi sacrée qui défendait à toutes personnes de faire mourir aucun citoyen qu'il n'eût été jugé dans les formes, ou de livrer entre les mains des sénateurs un plébéien condamné à leur tribunal, et qui permettait d'appeler de la sentence de ceux-ci au jugement du peuple dont les arrêts devaient être regardés comme valides et décisifs en dernier ressort. Qu'on avait ôté aux plébéiens presque tous les pouvoirs dont ils jouissaient autrefois, puisqu'ils n'avaient pu obtenir du sénat les honneurs du triomphe pour Publius Servilius Priscus qui par ses glorieuses victoires les avait autant mérités qu'aucun autre. Que c'était vraisemblablement pour cette raison que la plupart s'étaient découragés et avaient conçu mauvaise opinion de leur sûreté ; défiance d'autant plus pardonnable qu'on ne laissait pas même la liberté ni aux consuls ni aux dictateurs de prendre fait et cause pour le peuple, et que dès qu'ils paraissaient portés pour ses intérêts on les traitait avec la même hauteur et la même ignominie que lui. Qu'au reste, les plus équitables et les plus modérés des patriciens n'y avaient aucune part, que c'était l'ouvrage de certains esprits fiers, hautains, emportés, et trop avides d'un gain injuste, qui avaient prêté beaucoup d'argent à de gros intérêts, que ces sortes de gens par leurs secrètes intrigues avaient réduit en servitude plusieurs citoyens qu'ils traitaient cruellement, et que leur tyrannie avait soulevé le peuple contre les grands. Qu'ils s'étaient fait un parti dont Appius Claudius, le plus grand ennemi du peuple et le plus attaché à ceux qui voulaient un gouvernement oligarchique, s'était déclaré le chef, et que par son moyen ils bouleversaient toutes les affaires de l'état. Que si la plus faible partie du sénat ne s'opposait à leurs pernicieuses entreprises, Rome courait grand risque ou d'être rasée par les ennemis ou de subir le joug d'une honteuse servitude. Il finit ses remontrances en disant qu'il se rangeait du sentiment de Menenius : qu'il était d'avis qu'on envoyât incessamment des ambassadeurs avec ordre d'apaiser la sédition à l'amiable, et de conclure la paix à de justes conditions si le peuple en voulait accorder; sinon, que c'était une nécessité absolue d'accorder celles qu'il leur proposerait, afin de rétablir la tranquillité publique à quelque prix que ce fût. » [6,59] XXXI. APRES lui Appius Claudius fut appelé, il se leva pour dire son avis. C'était le plus redoutable ennemi du peuple et le plus zélé défenseur de la faction des grands, homme plein de lui-même et de son mérite. Ses rares qualités lui avaient acquis beaucoup d'estime. Sa vie sobre, une conduite sage et modérée, la grandeur d'âme dont il avait donné d'illustres preuves dans l'administration de la république, le rendaient respectable, et il ne contribuait pas peu à conserver la dignité de l'aristocratie à laquelle il était fort attaché. Ce magistrat prenant occasion du discours de Valerius, parla en ces termes. XXXII. « Valerius serait moins en faute, Sénateurs, s'il s'était borné à dire simplement son avis sans accuser ceux qui sont d'un sentiment contraire. Il ne tenait qu'à lui de s'épargner par là le chagrin de se voir reprocher ses défauts. Mais puisque non content de donner des conseils qui ne tendent qu'à nous rendre esclaves des plus méchants citoyens, il s'est déchaîné d'une manière injurieuse contre ceux qui ne pensent pas comme-lui, et qu'il m'a attaqué personnellement, je ne puis me dispenser de lui répondre, et je commence par la réfutation de ses calomnies. XXXIII. Il me reproche des inclinations basses et contraires au bon gouvernement, que je cherche a thésauriser à toutes mains, que j'ai ôté la liberté à la plupart des pauvres, et que je suis une des principales causes de la révolte du peuple, tous chefs d'accusation dont-il vous est aisé de voir la fausseté et l'injustice. Je m'adresse à vous-même, Valerius, et je vous somme de nommer ceux que j'ai réduits sous l'esclavage pour cause de dettes. Qui sont les citoyens que j'ai mis, ou que je retiens aujourd'hui dans les fers ? Qui des révoltés ai-je jamais chassé de sa patrie par ma cruauté ou par mon avidité du gain ? Vous n'en sauriez nommer un seul. Loin d'avoir réduit en servitude aucun débiteur, j'en pourrais citer un grand nombre à qui j'ai accordé une entière remise de tout ce qui pouvait m'appartenir. Je n'ai jamais ni arrêté ni noté d'infamie aucun de ceux qui m'ont emporté mon bien. Tous mes redevables jouissent de leur liberté, et c'est à moi qu'ils en ont l'obligation. Ils sont au nombre de mes amis et de mes clients. Ils me regardent comme leur protecteur, et ne cessent de me témoigner leur reconnaissance. Au reste, je ne prétends point blâmer ceux qui ont tenu une conduite différente, s'ils ont usé du pouvoir que leur donnent les lois, je ne leur en fais point un crime : tout ce que j'en dis n'est que pour réfuter les calomnies dont on m'a chargé. [6,60] XXXIV. VALERIUS me fait passer pour un homme dur et difficile, il m'accuse d'être le chef des méchants et l'ennemi du peuple, et parce que je prends la défense du gouvernement aristocratique, il dit que je favorise l'oligarchie, et que je veux dominer avec un petit nombre des plus distingués dans l'état. Ces reproches vous regardent aussi bien que moi ; vous tous qui ne pouvez vous résoudre à recevoir la loi de gens qui valent infiniment moins, que vous, et qui ne voulez pas souffrir que les maximes fondamentales de la république que vous avez reçues de vos pères, soient entièrement renversées par l'établissement de la démocratie qui est la plus mauvaise forme de gouvernement qui soit au monde. Que s'il entend par oligarchie le gouvernement des nobles, c'est un nom dont il abuse pour rendre leur autorité odieuse : mais il a beau faire, il n'a pas assez de crédit pour abolir leur domination. Ne pourrions-nous pas avec plus de justice l'accuser lui-même d'aspirer à la tyrannie par une lâche complaisance pour les mutins ? Car il est évident qu'on y parvient en flattant le peuple, et que le chemin le plus court pour réduire les villes sous l'esclavage, c'est celui qui mène à la souveraine puissance par la faveur des méchants citoyens, à qui Valerius a toujours fait sa cour et qu'il ne cesse de ménager en prenant leurs intérêts avec chaleur. Vous savez vous-mêmes que cette indigne canaille n'aurait jamais poussé si loin son insolence, si ce vénérable personnage qui fait tant le zèle pour le bien public, ne l'eût portée à la révolte, en lui persuadant qu'elle ne courait aucun risque, et qu'outre l'impunité dont elle était sûre, elle ne pouvait manquer de rendre sa condition beaucoup meilleure. Pour vous convaincre de ce que j'avance, faites réflexion que cherchant à nous alarmer par la crainte d'une guerre prochaine, et voulant vous faire voir qu'il fallait nécessairement pacifier les troubles, il lui est échappé de dire que les pauvres ne se contenteraient pas d'une simple abolition de leurs dettes, mais qu'outre cela ils demanderaient quelque secours et qu'ils ne pourraient pas se résoudre à être désormais gouvernés par vous. Souvenez- vous aussi que sur la fin de son discours il vous a exhortés à vous contenter de l'état pressent des affaires, et à accorder au peuple toutes les conditions qu'il pourrait exiger au sujet de son retour en cette ville, sans examiner si elles seraient honnêtes ou honteuses, justes ou injustes, tant ce vieillard que nous avons comblé d'honneurs en le faisant passer par toutes les charges de la république, a inspiré d'arrogance et d'effronterie à la populace insensée. En bonne foi, Valerius, était-il de votre prudence de rejeter sur les autres des reproches qui ne leur conviennent en aucune façon, tandis que vous êtes coupable des plus grands crimes ? [6,61] Mais en voila assez de dit sur les calomnies qu'il a avancées. Revenons au sujet qui nous assemble et qui doit faire la matière de nos délibérations. XXXV. Pour moi, Messieurs, je demeure ferme dans le sentiment que j'ai embrassé d'abord, et dont je vous ai fait part. J'estime que rien n'est plus juste, plus utile pour nous et plus digne de la grandeur du peuple Romain que de maintenir le bon ordre du gouvernement, sans changer les immuables coutumes de nos pères, que jamais il ne faut retrancher de la société humaine le gage sacré de la foi publique, sur laquelle est établie la sûreté de toutes les villes ; qu'enfin nous ne devons pas céder à un peuple ingrat qui ne demande que des choses injustes et illicites : et loin de renoncer à mon premier sentiment par la crainte de mes adversaires qui soulèvent contre moi les esprits des plébéiens pour m'intimider, ma colère s'allume de plus en plus, et je suis irrité la moitié davantage qu'auparavant contre les rebelles qui osent nous faire des propositions si insolentes. XXXVI. Mais je ne puis assez vous marquer ma surprise sur l'absurdité de votre conduite. Quoi ! Pères conscrits, dans le temps que le peuple ne s'était pas encore déclaré ouvertement votre ennemi, vous lui avez refusé l'abolition de ses dettes et l'adoucissement des sentences et des peines portées contre lui : et maintenant qu'il a les armes à la main et qu'il fait des actes d'hostilité, vous voulez lui accorder, non seulement ces mêmes grâces que vous lui aviez refusées ci-devant, mais encore tout ce qu'il souhaitera. Doutez-vous qu'il ne prétende aller de pair avec nous, avoir les mêmes honneurs, et jouir des mêmes privilèges ? Voulez-vous donc vous soumettre à la démocratie, qui est, comme je l'ai déjà dit, le plus grossier de tous les gouvernements, et le moins digne de vous, qui prétendez donner la loi aux autres ? Non, Messieurs ; vous n'en ferez rien, si vous êtes sages : autrement vous seriez les plus fous de tous les hommes, si après avoir tant fait pour secouer le joug d'un seul tyran, vous veniez aujourd'hui à porter celui du peuple dont la tyrannie est d'autant plus à craindre qu'elle est composée de plusieurs têtes. XXXVII. EN effet, jusqu'où ne pousserait-il pas son insolence s'il vous voyait réduits à la dure nécessité de lui céder en tout, plutôt par contrainte que par complaisance ou par condescendance à ses prières, comme si vous ne pouviez faire maintenant autre chose que de vous soumettre malgré vous à ses volontés ? Si cette multitude insensée s'élève aux plus grands honneurs par ses propres crimes au lieu d'en être punie comme elle le mérite, combien pensez-vous qu'elle deviendra fière et arrogante ? N'espérez-pas qu'elle garde aucune mesure dans ses demandes, si elle vient une fois à savoir que vous avez conclu tout d'une voix à ne rien refuser, [6,62] c'est en quoi Menenius est bien loin de son compte. Il est homme prudent et intègre : mais il n'entend ni ses propres intérêts ni les vôtres, il croit que tout le monde lui ressemble, et son bon caractère le porte à juger trop favorablement des autres. Ne vous y trompez pas, le peuple déjà téméraire par une espèce de folie trop commune aux petites gens, et enflé d'ailleurs par sa victoire, vous accablera tôt ou tard. Peut-être gardera-t-il quelque modération dans les commencements : mais un temps viendra qu'à la moindre chose que vous lui refuserez, il prendra les armes pour vous insulter avec autant d'insolence qu'auparavant. Si donc vous lui accordez ses premières demandes comme si il y allait de votre intérêt, vous vous attirerez bientôt quelque chose de pis ; et comme les rebelles se persuaderont aisément qu'ils ne vous auront extorqué les premières grâces que par la crainte, le second mal sera suivi d'un troisième encore plus fâcheux, jusqu'à ce qu'enfin ils vous chassent de Rome. Tel a été le sort de plusieurs autres villes, et tout récemment celui de Syracuse d'où les maîtres et les légitimes possesseurs des terres ont été chassés par leurs fermiers et par leurs vassaux. Que si fatigués par l'importunité de la canaille vous êtes dans le dessein de vous opposer un jour à ses injustes prétentions, pourquoi ne commencez-vous pas dès aujourd'hui à montrer de la fermeté ? Ne vaut-il pas mieux prendre d'abord notre parti en gens de cœur avant qu'on nous ait accablés, que d'attendre à nous repentir de nos fautes, à arrêter le mal, et à devenir sages quand nous aurons déjà beaucoup souffert ? XXXVIII. QUE la révolte des mutins et les guerres des étrangers ne vous alarment point, et ne désespérez pas de vos forces domestiques comme si elles étaient insuffisantes pour garder la ville. Outre que celles des fugitifs ne sont pas considérables, s'ils font aujourd'hui bonne contenance pendant l'été, y a-t-il apparence qu'ils puissent durer pendant l'hiver dans des cabanes, exposés à toutes les rigueurs de la saison ? Où trouveront-ils de quoi subsister quand ils auront consumé leurs provisions ? Vivront ils de rapines ? Réduits à une extrême pauvreté, feront-ils venir des vivres des autres pays, eux qui n'ont point d'argent, ni en particulier ni en commun ? Il faut ordinairement de grandes sommes d'argent pour soutenir une guerre: quelle ressource auront-ils, eux qui manquent de tout ? Ne désespérons donc pas que la disette les fasse rentrer dans leur devoir. XXXIX. D'ailleurs l'anarchie fera naitre entre eux quelque sédition qui dissipera d'autant plus promptement tous leurs desseins qu'ils ne pourront trouver aucun appui. Iront-ils se livrer aux Sabins, aux Tyrrhéniens ou à quelque autre nation ? Se rendront-ils esclaves de ceux qu'ils ont autrefois dépouillés de leur liberté lorsqu'ils ne faisaient avec nous qu'un même corps de république ? Quand même ces esprits brouillons qui ont voulu ruiner leur patrie avec tant de lâcheté, rechercheraient le secours des nations étrangères, s'en fierait-on à eux ? N'y aurait-il pas lieu de craindre qu'ils ne traitassent de la même manière ceux qui leur accorderaient un asile ? Tous les peuples qui nous environnent sont gouvernés par la noblesse, il n'y a aucune de leurs villes ou le peuple prétende aux mêmes honneurs dont jouissent les magistrats. Ainsi les grands de chaque ville qui ne souffrent pas que leurs sujets remuent en aucune manière, ne recevront jamais dans leur patrie cette multitude d'étrangers séditieux, de peur qu'après lui avoir accordé les mêmes privilèges et les mêmes droits qu'aux originaires du pays elle n'en dépouille ses propres bienfaiteurs. Mais au pis aller, si je me trompais, et s'il se trouvait quelque ville qui reçût nos révoltés, ils s'y feraient bientôt reconnaître comme ennemis et seraient traités comme tels. XL. NOUS avons pour otages leurs femmes, leurs enfants, leurs pères et mères, et toute leur parenté. Pouvons nous demander aux dieux de plus précieux gages ? Et si les rebelles avaient l'audace de nous attaquer, ne serions-nous pas en droit d'égorger à leurs yeux tous ceux qui sont en ce notre puissance, pour leur faire voir qu'ils doivent s'attendre eux-mêmes à être punis de leur révolte par les derniers supplices. S'ils apprenaient que vous fussiez dans cette résolution, sachez qu'ils viendraient vous trouver en qualité de suppliants, qu'ils mettraient bas les armes, et qu'ils se rendraient à votre discrétion pour subir toutes les conditions qu'il vous plairait de leur imposer. Car une pareille nécessité est extrême : voir expirer ses parents dans les tourments les plus horribles, c'est un spectacle qui doit non seulement ébranler, mais encore faire rentrer, pour ainsi-dire, dans le néant les esprits les plus fiers et les plus orgueilleux. [6,63] Voila les raisons pour lesquelles je crois qu'il n'y a rien à craindre de la part des fugitifs. Pour ce qui est des guerres étrangères, ce n'est pas d'aujourd'hui que nous savons qu'elle ne passent point les menaces, ou au moins que toutes les fois que nous en avons fait l'épreuve elles nous ont paru beaucoup au-dessous de ce que nous en appréhendions. XLI. A l'égard de ceux qui s'imaginent que les forces domestiques de Rome ne nous suffiront point et qui par cette raison craignent tant la guerre, il faut leur faire voir qu'ils ne les ont pas assez examinées. Nous trouverons facilement des troupes pour opposer aux révoltés si nous voulons choisir les plus vigoureux de nos esclaves. Ne vaut-il pas mieux leur donner la liberté que de souffrir que les mutins nous dépouillent de l'autorité souveraine ? Ils ont assez d'habileté pour le métier de la guerre, puisqu'ils ont déjà fait plusieurs campagnes avec nous. Nous prendrons nous-mêmes les armes de tout notre cœur. A la tête de nos clients et du reste du peuple qui n'a point abandonné la ville de Rome, nous marcherons hardiment contre les ennemis du dehors. Quant à cette partie du peuple qui nous est demeurée fidèle, afin de l'engager à faire merveille dans les combats, nous lui accorderons l'abolition de ses dettes, non par une ordonnance générale et commune, mais par un décret qui ne s'étendra qu'à tels et tels particulier. Car s'il faut s'accommoder au temps et user de quelque adoucissement, ce ne doit point être envers les citoyens qui nous font la guerre, mais seulement en faveur de ceux qui sont nos amis : c'est là le moyen de faire voir que la grâce que nous leur accorderons est plutôt un effet de notre bonté qu'un droit qu'ils nous aient extorqué par la force. Si ces troupes ne suffisent pas et que nous ayons encore besoin d'un plus puissant secours, faisons venir les garnisons des places fortes et rappelons ceux que nous avons envoyés dans les colonies. Par le dernier dénombrement vous pouvez juger qu'ils sont en très grand nombre, puisqu'on y a trouvé cent-trente mille Romains en âge de puberté : il est certain que le nombre des rebelles n'en serait pas même le septième partie. Je ne parle point des trente villes des Latins qui n'auraient rien plus à cœur que de combattre pour nous. Ces peuples se font honneur d'être de nos parents ils seraient inviolablement attachés à nos intérêts, si vous leur accordiez seulement le droit de bourgeoisie Romaine qu'ils ne cessent de vous demander avec empressement. [6,64] XLII. JE finis, en ajoutant une chose à laquelle vous n'avez pas encore pensé, et dont aucun de ceux qui disent leur avis n'a fait mention, quoiqu'elle soit de la dernière importance dans la guerre. Rien n'est plus nécessaire pour réussir dans les combats que de bons généraux. C'est en quoi notre ville est riche, au lieu que les ennemis n'en ont que très peu, ou, pour mieux dire, en manquent entièrement. Or, Messieurs, quelque nombreuse que soit une armée, faute de chefs qui sachent la conduire elle ne fait rien qui vaille, elle s'abat sous sa propre pesanteur ; et plus elle est grosse, plus elle souffre. Les plus petites armées au contraire, ne tardent pas à augmenter leurs forces, et même à se rendre formidables quand elles ont à leur tête de braves officiers et des capitaines expérimentés. Ainsi tant que nous aurons des généraux capables de commander, nous ne manquerons point de soldats qui se rangeront sous leurs enseignes. Faites-y donc réflexion : rappelez-vous la mémoire des grands exploits du peuple Romain, et prenez garde de vous déshonorer par aucune action basse et indigne de vous. XLIII. QUELQU'UN me demandera sans doute ce je vous conseille de faire ; peut-être même y a-t-il déjà longtemps que vous souhaitez le savoir. Je suis d'avis qu'on n'envoie point d'ambassade aux révoltés, qu'on ne leur fasse aucune remise de leurs dettes, et qu'on ne leur accorde pas la moindre grâce qui puisse marquer dans nous de l'embarras ou de la crainte. Mais s'ils mettent bas les armes, et que ce rentrant dans leur devoir ils vous laissent les maitres d'aviser à loisir de quelle manière vous devez les traiter, je vous conseille d'user de douceur envers eux. Souvenez-vous surtout que c'est le propre de tous les petits esprits, et particulièrement de la populace, de devenir insolents quand on s'abaisse devant eux, et qu'au contraire ils s'humilient jusqu'à ramper quand on les traite avec hauteur. » [6,65] XLIV. CE discours de Claudius étant fini, il s'éleva un grand bruit par toute l'assemblée avec des clameurs qui durèrent fort longtemps. La faction des grands attachée à ce qui lui paraissait juste sans vouloir jamais rien céder pour le bien de la paix, se rangea du sentiment de Claudius. Elle exhorta les consuls a se mettre du meilleur côté, et à se souvenir qu'ils n'avaient pas l'autorité en main pour prendre les intérêts des plébéiens, mais qu'ils étaient les dépositaires de la puissance royale, que s'ils ne voulaient pas embrasser ouvertement le sentiment d'Appius, au moins ils devaient être neutres sans s'opposer à aucun des deux partis, jusqu'à ce qu'ayant compté les voix des sénateurs ils pussent se joindre au plus grand nombre : que si méprisant ces avis ils voulaient se rendre les arbitres absolus de la réconciliation du peuple, ceux du parti de Claudius ne le souffriraient pas, mais qu'ils s'y opposeraient de toutes leurs forces, d'abord par des remontrances tant qu'ils le pourraient faire, ensuite par les armes quand il en serait besoin. Cette faction était d'autant plus redoutable, qu'elle était soutenue par la jeunesse patricienne qui presque toute se déclarait pour elle. Ceux au contraire qui désiraient la paix, surtout les plus âgés qui connaissaient par expérience les malheurs que les guerres intestines causent dans les villes, appuyaient le sentiment de Menenius et de Valerius. Cependant la confusion était grande, et les jeunes gens portaient l'insolence à l'excès; ils troublaient toute l'assemblée par leurs clameurs, et l'arrogance avec laquelle ils parlaient aux consuls, faisait craindre qu'ils n'en vinssent bientôt aux voies de fait si on ne voulait pas leur céder. Ce fut ce qui obligea les plus modérés d'avoir recours aux larmes et aux prières pour fléchir ceux qui leur étaient opposés de sentiments. [6,66] Quelque temps après, le tumulte s'apaisa et fut suivi d'un grand silence. Alors les consuls délibérèrent un moment ensemble, et dirent enfin ouvertement leur avis en ces termes. XLV. NOUS souhaiterions, Messieurs, que vous fussiez tous d'accord dans vos délibérations, surtout lorsqu'il s'agit du salut de la république, ou du moins que les plus jeunes cédassent aux anciens, et qu'au lieu de vouloir l'emporter à force de clameurs et de disputes, ils eussent pour eux la même déférence qu'ils exigeront un jour de leurs inférieurs en âge. Mais nous voyons avec chagrin que l'esprit de contestation, la plus pernicieuse de toutes les maladies des hommes, cause parmi vous des querelles sans fin, et; que les jeunes sénateurs se portent aux derniers excès de fierté, d'arrogance : d'ailleurs il ne reste pas assez de jour pour finir une affaire qui demande beaucoup de temps. Pour toutes ces raisons nous sommes d'avis que vous vous retiriez chez vous. et vous aurez la bonté de vous trouver à la prochaine assemblée du sénat: mais préparez-vous à y assister avec un esprit de paix et de modération et avec la retenue qui convient à des personnes de votre rang. Que si les disputes continuent et encore, non seulement nous ne nous servirons plus des jeunes sénateurs ni en qualité de juges ni en qualité de conseillers dans les affaires importantes, mais afin d'arrêter de force tous les désordres qu'ils pourraient causer, nous ferons une loi qui déterminera l'âge nécessaire pour avoir droit de suffrage dans le sénat. A l'égard des plus anciens, nous les assemblerons une seconde fois pour délibérer : mais s'ils ne peuvent se réunir dans le même avis, nous apaiserons leurs disputes par de prompts remèdes dont il est à propos de vous instruire avant que d'en faire usage. Vous savez que nous avons une loi aussi ancienne que cette ville, qui porte que le sénat doit être le maitre de tout, excepté d'élire les magistrats, de faire de nouvelles lois, de déclarer la guerre, et de conclure des traités de paix, et que ces trois choses sont en la puissance du peuple qui doit en décider. Or, Messieurs, nos délibérations ne roulent aujourd'hui que sur la guerre et la paix. C'est donc une nécessité absolue que le peuple, comme maitre de prononcer en dernier ressort, confirme nos décrets par les suffrages. En vertu de cette loi nous convoquerons une assemblée du peuple, nous lui communiquerons vos avis et puisque nous ne trouvons point d'autre moyen d'apaiser vos disputes, nous regarderons comme ayant force de loi tout ce qu'il aura décidé à la pluralité des voix. Ceux des plébéiens qui sont restés à Rome, qui nous ont donné des preuves constantes de leur attachement aux intérêts de la république, et qui sont disposés à partager avec nous et le bien et le mal qui peut nous arriver, méritent bien sans doute que nous leur fassions cet honneur. [6,67] XLVI. APRES ce discours, les consuls congédièrent l'assemblée. Les jours suivants ils ordonnèrent à tout le peuple, tant de la campagne que des places de guerre, de se rendre à Rome pour un certain jour, et ils convoquèrent une assemblée du sénat pour le même temps. Ayant appris que la ville était toute pleine de monde, et que les pères et mères et les petits enfants des révoltés avaient fait changer de sentiment aux patriciens par leurs plaintes et par leurs larmes, ils se trouvèrent au jour marqué dans la place publique, qui longtemps avant qu'il fît jour était si pleine de monde qu'elle pouvait à peine le contenir. De là passant dans le temple de Vulcain, où ils avaient coutume de haranguer, d'abord ils louent le peuple de ce qu'il s'était assemblé avec tant d'empressement et en si grand nombre : puis ils l'exhortent d'attendre là tranquillement jusqu'à ce que le sénat ait fini ses délibérations en même temps ils consolent ceux des familles des révoltés par l'espérance de se voir bientôt réunis à ce qu'ils ont de plus cher. XLVII. ENSUITE ils se rendent à l'assemblée du sénat; ils y font quelques discours qui ne tendent qu'à la paix, et conjurent les sénateurs de n'ouvrir que des avis pleins de douceur et d'humanité. Menenius est le premier à qui ils demandent son avis. Ce magistrat se lève, il tient encore le même discours qu'auparavant, il persévère toujours dans son premier sentiment, il exhorte le sénat à faire la paix et à dépêcher promptement une ambassade aux mécontents avec plein pouvoir de traiter avec eux : [6,68] après lui les sénateurs consulaires sont appelés chacun en particulier par ordre d'ancienneté : tous se rangent de l'avis de Menenius. XLVIII. QUAND ce fut à Appius à dire son sentiment, il se leva et parla en ces termes. « Je vois bien, Messieurs, que les consuls ont résolu de rappeler les révoltés à quelques conditions que ce puisse être, et que vous vous rangez presque tous de leur sentiment. Comme il ne reste plus que moi de tous ceux qui s'opposaient à la réconciliation, je m'aperçois que je fuis odieux aux consuls et que je ne puis plus vous être utile. Je ne me désiste pas néanmoins de mon premier sentiment et je ne trahirai jamais de plein gré la cause de la république. Plus je serai abandonné de ceux qui avaient d'abord embrassé mon parti, plus vous m'en estimerez un jour. Pendant ma vie on me rendra les louanges que j'aurai méritées par ma fermeté, et après ma mort la postérité en conservera la mémoire. Jupiter que nous honorons au capitole, dieux tutélaires de notre ville, demi-dieux et génies dont la protection s'étend sur toutes les terres des Romains, faites que le rappel des fugitifs soit utile et avantageux à l'état ; faites que je sois trompé moi-même dans ce que j'en augure de mauvais pour l'avenir. Que si cette résolution des sénateurs cause quelque funeste accident à la ville de Rome, ce qui ne tardera guère à paraître, daignez y apporter un prompt remède et soutenez la république chancelante. Pour moi qui n'ai jamais préféré les conseils agréables et flatteurs aux avis les plus utiles, et qui ne puis aujourd'hui me résoudre à trahir l'état pour mes intérêts et pour ma propre sûreté, je vous conjure de m'être favorables et propices. Telles sont les prières que je fais aux dieux : car il serait inutile de parler plus longtemps. Au reste, je persiste dans mon premier sentiment, qui est d'accorder l'abolition des dettes aux plébéiens qui sont restés à Rome, et de faire une guerre irréconciliable aux révoltés, tant qu'ils auront les armes à la main. » [6,69] Ce discours fini, Appius garda un profond silence et se remit à sa place. XLIX. APRES que les plus anciens des sénateurs furent rangés de l'avis de Menenius, on en vint aux jeunes. Tout le monde étant attentif à écouter ce qu'ils allaient dire, Spurius Nautius se leva le premier. Il était d'une des plus illustres maisons de Rome. Nautius, un des compagnons d'Enée qui s'était embarqué avec lui pour planter la colonie Troyenne en Italie, fut le chef de cette famille. A Ilion il avait été prêtre de la déesse Pallas Poliade, c'est-à-dire protectrice de la ville de Troie, et en avait apporté avec lui la statue dont ses descendants ont toujours eu la garde l'un après l'autre. Le jeune Nautius, qui doit son origine à cette illustre famille, était d'ailleurs recommandable entre tous les jeunes sénateurs par son mérite personnel, et il y avait apparence qu'il ne tarderait guère à être élevé au consulat. D'abord il fit son apologie et celle des autres jeunes magistrats. Il dit que si dans la précédente assemblée ils avaient été d'un avis contraire à celui des plus âgés, ce n'avait point été par esprit de contention ni par orgueil, que s'ils avaient manqué en cela, on n'en pouvait rejeter la faute que sur leur âge et sur le défaut d'expérience, que leur changement en serait une preuve convaincante, et qu'enfin ils abandonnaient aux plus âgés comme aux plus sages, le soin de décerner tout ce qui leur paraîtrait utile à l'état, protestant que loin de s'opposer à leurs décisions ils souscriraient aveuglément à tout ce que les anciens auraient ordonné. Les autres jeunes sénateurs dirent la même chose, excepté quelques-uns qui étaient proches parents d'Appius. Les consuls louèrent leur modestie et les exhortèrent à le comporter toujours de même dans les assemblées. L. ENSUITE ils élurent pour l'ambassade dix des plus illustres vieillards, tous personnages consulaires, excepté un ; savoir Titus Largius Flavus, Menenius Agrippa {Lanatus} fils de Caius, Manius Valerius fils de Marcus, Publius Servilius fils de Publius, Publius Postumius Tubertus fils de Quintus, Titus Aebutius Flavus fils de Titus, Servius Sulpicius Camerinus fils de Publius, Aulus Postumius Albus fils de Publius, Aulus Virginius Caelimontanus fils d'Aulus, et Spurius Nautus. LI. CELA étant fait, le sénat fut renvoyé. Les consuls retournèrent à l'assemblée du peuple où ils firent lecture du sénatus-consulte et présentèrent les ambassadeurs. Tout le peuple voulant savoir les ordres dont on avait chargé les députés, ils dirent à haute voix qu'il leur était enjoint de réconcilier les mécontents avec les patriciens à quelques conditions que ce fût, sans fraude et sans supercherie, et de ramener au plus tôt tous ceux qui s'étaient retirés de Rome. [6,70] CHAPITRE SEPTIEME. I. LES ambassadeurs partirent dès le même jour avec les ordres que je viens de dire. Mais quelque diligence qu'ils fissent, la renommée les prévint ; elle porta au camp mécontents la nouvelle de tout ce qui s'était passé dans la ville, et tout le peuple sortit aussitôt de ses retranchements pour aller au devant des députés qu'il rencontra en chemin. II. IL y avait dans le camp un certain homme fort turbulent et des plus séditieux. Par la pénétration de son esprit il prévoyait de loin l'avenir : il était surtout grand parleur, il s'exprimait avec une facilité merveilleuse, et disait librement ce qu'il pensait. Il s'appelait Lucius Junius, portant le même nom que celui qui avait chassé les tyrans, et même il se faisait surnommer Brutus afin d'avoir une ressemblance entière avec cet illustre libérateur de la patrie. La plupart se moquaient d'une affectation si ridicule, et quand on voulait plaisanter on l'appelait Brutus. Cet aventurier fit entendre à Sicinnius général du camp des révoltés, qu'il n'était pas de l'intérêt du peuple de se rendre si facilement aux propositions qu'on lui ferait, qu'il y avait à craindre que s'il ne demandait que des conditions trop légères, son rappel ne lui fût ignominieux : qu'il fallait faire naître des difficultés et se servir comme d'une espèce de masque ou d'épouvantail de théâtre pour intimider les députés par des menaces. Il offrit même de parler au nom de tous les autres, en un mot, par toutes les remontrances sur ce qu' on devait faire et sur ce qu'il fallait répondre à l'ambassade, il tourna l'esprit du général comme il voulut. III. APRES cela Sicinnius assembla le peuple, et ordonna aux ambassadeurs de dire le sujet qui les amenait. [6,71] Alors Manius Valerius, le plus âgé et le plus populaire, à qui les plébéiens témoignaient leur affection par des acclamations et par les noms glorieux qu'ils lui donnaient, s'avança au milieu de l'assemblée, et quand on eût fait silence il parla ainsi. «Il n'y a plus rien, Romains, qui vous empêche de revenir chez vous et de rentrer en grâce avec les sénateurs. Le sénat a fait un décret qui ne vous est pas moins utile qu'honorable, par lequel il vous rappelle en vous accordant une amnistie générale du passé. Comme il fait que nous vous aimons et que vous nous honorez, c'est nous mêmes qu'il députe vers vous, avec plein pouvoir de faire la paix. Ainsi il ne s'agit plus de juger de vos intentions par des rapports et par de simples conjectures, c'est de votre bouche que nous devons apprendre à quelles conditions vous voulez vous réconcilier. Si vos demandes sont justes, si elles ne contiennent rien d'impossible ou de honteux pour le corps des patriciens, nous sommes les maîtres d'y souscrire, sans avoir besoin d'un nouveau décret du sénat, et sans être obligés de différer plus longtemps la conclusion de la paix ou de porter l'affaire au tribunal de ceux, que vous croyez être vos ennemis. IV. Profitez donc, Romains de ces favorables dispositions, et puisque le sénat a fait un décret de cette nature, recevez de bon cœur et avec empressement la grâce qu'il vous accorde. Regardez-la comme un grand bonheur qui vous arrive aujourd'hui. Remerciez les dieux de ce que Rome dont l'empire s'étend sur tant de nations, et le sénat qui tient le premier rang dans l'administration de tout ce qui est du ressort de cette célèbre ville, veulent bien aujourd'hui se démettre pour vous seuls d'une partie de leur dignité et relâcher quelque chose de leurs droits en votre faveur, quoiqu'il soit contre la coutume des Romains de céder à leurs adversaires. Le sénat quoiqu'infiniment au-dessus de vous, ne tient pas fièrement son rang : au lieu d'examiner à la rigueur quel est son devoir et quel est le vôtre, il est le premier à vous envoyer des ambassadeurs pour vous offrit son amitié. Il oublie la réponse hautaine que vous avez faite à sa première ambassade, il vous pardonne cette imprudence qu'il regarde comme un emportement de jeunesse, et il en use envers vous comme un bon père à l'égard de ses enfants qui n'ont pas assez de raison pour se conduire. Enfin il vous honore d'une seconde députation, il porte sa condescendance jusqu'à accepter toutes les propositions d'accommodement que vous ferez, pour peu qu'elles soient justes et raisonnables. Profitez donc, Romains de l'occasion favorable qui se présente, et puisque vous êtes parvenus au comble de vos vœux, ne différez pas davantage à dire ce qu'il vous faut : cessez de nous insulter : faites finir la sédition : retournez avec joie à la ville qui vous a donné la naissance et qui vous a nourris, à cette ville, dis-je, que vous avez laissée déserte autant qu'il était en vous, comme pour servir de pâturage aux bestiaux, au lieu de lui marquer par des services signalés une parfaite reconnaissance de l'éducation dont vous lui êtes redevables. Si vous laissez échapper cette belle occasion, vous désirerez souvent, mais en vain, d'en retrouver une autre aussi favorable. » [6,72] V. VALERIUS ayant ainsi parlé, Sicinnius s'avance au milieu de l'assemblée. Il dit : Qu'il ne faut pas que des hommes prudents jugent par un seul discours de ce qui est utile, mais qu'ils doivent écouter les objections qu'on peut faire contre, sur tout lorsqu'il s'agit d'une affaire de la dernière importance. Il déclare en même temps que quiconque voudra répondre à ce qu'a dit Valerius, peut le faire sans honte et sans crainte et que la nécessité où ils étaient réduits, ne permettait ni de balancer là-dessus ni de céder à aucun respect humain. L'assemblée ayant fait silence, ils se regardaient les uns les autres, dans l'attente que quelqu'un s'offrit pour répondre au nom de tous. Mais Sicinnius avait beau répéter souvent la même chose, il ne se trouvait personne qui prît la parole. Enfin ce Lucius Junius dont j'ai parlé, qui voulait être surnommé Brutus, se présenta, comme il l'avait promis; et toute l'assemblée lui ayant marqué par quelques signes qu'elle souhaitait de l'entendre, il parla en ces termes. VI. IL semble, Romains, que la crainte des patriciens, qui depuis longtemps s'est emparée de vos esprits, vous interdise encore aujourd'hui, et que vous n'osiez tenir en public les discours qui font le sujet ordinaire de vos assemblées et de vos conversations particulières. Vous attendez peut-être que quelqu'un prenne la parole au nom de tous, vous persuadant que s'il y a du danger, vous serez plus en état de vous en garantir étant tous réunis, et que celui qui portera la parole obtient quelque chose par sa hardiesse, vous aurez part aux mêmes avantages sans participer au péril. Mais vous avez tort de vous conduire par ces vues. Si tout le monde était dans la même disposition, cette timidité nous serait à tous préjudiciable, et chacun ne cherchant que sa propre sûreté, notre république ne manquerait pas de périr. Si vous n'avez pas encore fait réflexion que votre crainte devait cesser et que la liberté est assurée dès le moment que vous avez les armes à la main, commencez du moins aujourd'hui à vous en apercevoir puisque les envoyés du sénat vous en donnent des preuves. Ces hommes hautains et impérieux ne viennent plus à nous armés de commandements et de menaces : ils nous prient, ils nous conjurent, ils nous invitent à retourner dans notre ville, et ils commencent à nous traiter comme des gens qui ne sont pas moins libres qu'eux-mêmes. Pourquoi donc êtes-vous encore saisis de crainte ? Pourquoi, demeurez-vous dans le silence ? Que ne prenez-vous des sentiments dignes de votre liberté ? Que ne rompez-vous une bonne fois les chaînes qui vous retiennent, pour vous plaindre hautement des maux que les sénateurs vous ont fait souffrir ? Malheureux Romains, qu'appréhendez-vous ? Qu'avez-vous à craindre ? Quel danger y a-t-il de me suivre puisque je suis le premier à vous donner l'exemple de dire librement votre pensée ? Je m'exposerai volontiers à parler aux ambassadeurs avec une entière liberté pour défendre la justice de votre cause, et je ne leur dissimulerai point ce que je pense. Valerius a dit que rien ne vous empêche de retourner chez vous, que le sénat vous rappelle et qu'il a fait un décret pour vous accorder une amnistie générale : je lui répondrai à cela que la vérité me dicte et ce que l'état de nos affaires exige de nous. [6,73] VII. Sachez donc, Valerius, que plusieurs raisons nous empêchent de mettre bas les armes et de nous fier à votre parole sans prendre d'autres mesures. En voici trois des principales et des plus évidentes. La première, c'est que vous venez ici nous accuser comme si nous étions en faute, et que vous croyez nous faire grâce en nous accordant notre rappel. La seconde, c'est qu'en nous invitant à la paix, vous ne nous en dites point les conditions, ni si elles sont justes et raisonnables. La troisième enfin, c'est qu'après avoir été trompés et joués tant de fois, nous ne pouvons faire aucun fond sur vos promesses. Examinons ces raisons l'une après l'autre, et commençons par la première qui regarde la justice et le droit des deux partis : car c'est par là que doivent commencer toutes les délibérations tant publiques que particulières. VIII. S'IL est vrai que nous vous ayons offensés, nous ne demandons ni l'impunité ni une amnistie, et même nous ne vous prions pas de nous recevoir à Rome pour y jouir du droit de bourgeoisie : nous irons chercher un établissement partout ou le destin nous conduira et nous nous livrerons sans réserve entre les mains des dieux et de la fortune. Mais si l'état où nous sommes réduits n'est que l'effet de vos injustices, que ne reconnaissez-vous le mal que vous nous avez fait ? Que n'avouez-vous que c'est vous-mêmes qui avez besoin qu'on vous accorde l'oubli et le pardon de vos fautes ? Vous dites aujourd'hui que vous nous l'accordez ce pardon, et c'est vous-mêmes qui le demandez. Vous sollicitez la rémission de vos offenses, et vous vous vantez avec arrogance comme si c'était vous qui nous l'accordassiez. Par cette conduite vous confondez la nature de la vérité et vous renversez toutes les lois de la justice. IX. APPRENEZ donc aujourd'hui que bien loin qu'on vous ait offensés, tout le tort est de votre côté, et que vous avez mal reconnu les grands services que le peuple vous a rendus tant de fois, soit en défendant la liberté publique, soit en contribuant à affermir l'empire Romain. Je n'apporterai pour preuve que des faits qui vous sont connus, et si je dis quelque chose contre la vérité, je vous conjure par les dieux de ne pas souffrir, mais de me convaincre de mensonge sur le champ. [6,74] X. NOTRE ancienne forme de gouvernement était monarchique. On s'en est servi jusqu'a la septième génération, et pendant tout ce temps-là les rois n'ont jamais fait aucun tort au peuple, principalement les derniers. Je passe sous silence une infinité de grands avantages dont il a joui sous leur gouvernement. Outre les bienfaits dont ils ont comblé les plébéiens pour gagner leur affection et pour les éloigner de vous, comme font tous ceux qui usent tyranniquement de leurs pouvoirs : lorsqu'après une longue guerre ils eurent emporté de vive force Suessa ville très florissante, pouvant surpasser en richesses tous les rois de la terre en se réservant le butin sans en rien donner à personne, ils mirent toutes les dépouilles en commun, de sorte que sans compter les esclaves, le bétail et une infinité d'autres biens, ils nous distribuèrent à chacun cinq mines d'argent. Malgré ces caresses, quand nous vîmes qu'ils abusaient tyranniquement de leur puissance, non pas à notre égard, mais contre vous-mêmes, nous ne pûmes supporter plus longtemps leur conduite : nous abandonnâmes les rois pour nous ranger de votre parti : nous joignîmes nos forces aux vôtres, tant dans la ville qu'au camp ; enfin nous les châtiâmes après les avoir dépouillés de la royauté, et nous vous mîmes toute leur autorité entre les mains. XI. DEPUIS ce temps-là, les rois exilés nous ont sollicité plusieurs fois d'abandonner votre parti et de passer de leur côté. Il ne tenait qu'à nous de le faire : mais nous n'avons pu nous résoudre, et les magnifiques récompenses par lesquelles ils tachaient de nous gagner, ont été inutiles. Nous nous sommes exposés à des périls continuels, pour ne pas violer la fidélité à votre égard. Nous avons souffert pour l'amour de vous les maux d'une longue guerre. Voila déjà la dix-septième année a que nous en sommes accablés et que nous combattons contre tous les hommes pour la liberté. L'état de la république n'était pas encore bien affermi, comme il arrive ordinairement après les changements subits, lorsque les peuples de Tarquinie et de Véies qui sont les deux plus célèbres villes des Tyrrhéniens, mirent une puissante armée en campagne pour rétablir les rois. Nous sortîmes au-devant d'eux pour les combattre, et quoique leurs troupes fussent beaucoup plus nombreuses que les nôtres, nous nous comportâmes avec tant de valeur, que les ayant défaits en bataille rangée, nous les mîmes en fuite et conservâmes l'empire au consul qui restait vivant. Quelque-temps après, Porsenna roi des Tyrrhéniens leva des troupes dans tout le pays de sa domination. Il les joignit à celles que les exilés avaient ramassées de longue main, et avec cette nombreuse armée il entreprit de rétablir les tyrans. Comme nous n'avions pas assez de forces pour lui résister, nous nous trouvâmes assiégés dans Rome, où nous fumes réduits à la dernière extrémité : mais nous souffrîmes tous ces maux avec tant de courage que nous obligeâmes l'ennemi à se retirer après avoir fait amitié avec nous. Les rois firent enfin une troisième tentative pour remonter sur le trône avec le secours des Latins et de trente villes qu'ils gagnèrent à leur parti. Alors vous eûtes recours à nous, vous employâtes les prières et les larmes ; vous nous fîtes souvenir de notre commune éducation, et des exploits de guerre que nous avions faits sous les mêmes étendards, vous nous conjurâtes par les liens de la société qui devaient nous unir éternellement, de prendre votre défense et d'entrer dans et les intérêts communs. Il n'en fallut pas davantage pour nous fléchir, nous nous fîmes un point d'honneur de ne vous pas abandonner. Persuadés qu'il nous serait glorieux de combattre pour vous, nous nous exposâmes au dernier danger, contre des ennemis redoutables : nous risquâmes tout pour le bien de l'état : nous livrâmes une bataille où après avoir reçu plusieurs blessures et perdu un grand nombre de nos parents, de nos amis, et de nos camarades, nous remportâmes enfin une victoire signalée, et passant au fil de l'épée les chefs de l'armée ennemie, nous éteignîmes pour jamais les restes de la race royale. [6,75] Voila ce que nous avons fait pour vous délivrer des tyrans. Nous nous y sommes mêmes employés avec plus d'ardeur que nos forces ne le permettaient, et c'est moins la nécessité que la valeur qui nous y a obligés. XII. ECOUTEZ maintenant ce que nous avons fait pour l'honneur des Romains, pour soumettre les autres peuples, pour étendre les limites de l'empire et pour augmenter notre domination au-delà de ce qu'on aurait osé espérer dans les commencements, et si j'outre la vérité, récriez-vous contre ce que j'avancerai, comme je vous l'ai dit d'abord. Après que la liberté publique vous a paru assurée, non contents de l'état présent des affaires, votre ambition vous a fait songer à de nouvelles conquêtes. Regardant comme votre ennemi quiconque était jaloux de la liberté, vous avez déclaré la guerre à presque tout le genre humain, et pour assouvir votre passion de dominer, il n'est point de dangers où vous n'ayez prodigué notre sang, ni de combats si hasardeux où vous ne nous ayez exposés. Je ne parle point de toutes les villes que nous avons emportées par la force de nos armes, ou que nous avons vaincues en bataille rangée et soumises à votre domination, lorsqu'elles ont osé soutenir la guerre contre vous, soit chacune en particulier, soit en se joignant deux ensemble pour la défense de leur liberté. Qu'est-il besoin de faire en détail l'énumération de tous nos exploits militaires ? La matière est trop ample, et il faut abréger. Qui sont ceux qui vous ont aidé à dompter toute la Tyrrhénie, cette vaste province divisée en douze principautés, si puissante sur mer et sur terre ? n'est-ce pas nous qui l'avons soumise à votre empire ? Par quel secours avez-vous réduit sous votre obéissance la nombreuse nation des Sabins, qui ne cessait de vous disputer l'empire ? Par quelles armes l'avez-vous obligée de renoncer à ses vaines prétentions d'être égale aux Romains ? Qui sont ceux qui ont fait subir le joug de votre domination aux trente villes Latines, que la grandeur de leur puissance et les propositions trop équitables que vous leur faisiez, avaient enorgueillies jusqu'à s'élever même au-dessus de vous ? Qui sont ceux qui ont contraint ces peuples insolents de se rendre à la merci des Romains, et de demander en grâce qu'on leur épargnât la servitude, le pillage, et le sac de leurs villes? [6,76] Je ne parle point de tous les autres périls où nous nous sommes exposés avant que de rompre entièrement avec vous, dans le temps que nous espérions retirer nous-mêmes quelqu'avantage de l'empire que nous vous aidions à acquérir. XIII. Remettez-vous en mémoire le moment que vous commençâtes à convertir l'empire en une tyrannie déclarée, que vous fûtes atteints et convaincus de vous servir de nous comme d'esclaves, et que nous changeâmes de disposition à votre égard. Rappelez-vous cette fâcheuse conjoncture, où presque tous les peuples de votre obéissance se soulevèrent, lorsque les Volsques qui avaient levé l'étendard de la rébellion furent aussitôt suivis des Aeques, des Herniques, des Sabins et de plusieurs autres. Il semblait qu'il ne pouvait pas y avoir d'occasion plus favorable ou de détruire votre domination si nous avions voulu y donner les mains, ou d'en rendre le joug plus supportable dans la suite. Vous souvient-il dans quel désespoir vous tombâtes alors, et de quelle appréhension vous fûtes saisis que nous ne vous refusassions notre secours dans une guerre si terrible, ou qu'emportés par la colère nous ne passassions du côté de vos ennemis ? N'eûtes-vous pas recours aux prières et aux larmes pour nous gagner ? Les promesses et les plus vives sollicitations ne furent point épargnées. Que fîmes-nous alors, nous autres pauvres plébéiens que vous aviez si maltraités ? Nous nous laissâmes fléchir aux prières. Gagnés par les promesses que ce brave Servilius, qui est ici présent et qui était pour lors consul, nous faisait de votre part, oubliant entièrement les injures passées, et concevant de meilleures espérances pour l'avenir, nous vous prêtâmes main-forte, et après avoir défait en peu de temps toutes les forces des ennemis, nous revînmes chargés d'un riche butin, avec un grand nombre de prisonniers de guerre. XIV. NOUS avez-vous marqué votre reconnaissance de ces importants services ? Nous en avez-vous récompensés selon la justice et d'une manière qui réponde à la grandeur des périls que nous avions courus pour l'amour de vous ? Rien moins que tout cela. Vous avez même poussé l'injustice et l'ingratitude jusqu'à fausser les promesses que vous nous aviez faites au nom de la république par l'organe du consul. Davantage, vous en avez mal usé envers ce digne personnage dont vous vous étiez servis pour nous tromper. Il méritait les honneurs du triomphe autant qu'on puisse jamais les mériter : cependant vous les lui avez refusés ; et vous ne lui avez fait cet affront que parce qu'il vous pressait de nous rendre justice comme vous nous l'aviez promis, et qu'il se plaignait hautement que vous vous étiez servis de lui pour leurrer notre crédulité. [6,77] XV. JE n'ajouterai plus qu'un fait, après quoi je finirai ce premier point qui concerne la justice et le droit. Dernièrement, lorsque les Aeques, les Sabins et les Volsques ligués contre-vous attirèrent dans leur querelle tous les peuples voisins, ne fûtes-vous pas obligés, vous autres graves et vénérables patriciens, d'avoir recours à ces pauvres plébéiens, à ces gens de rien dont vous faites si peu de cas ? N'employâtes-vous pas tout de nouveau les plus belles promesses pour nous engager à prendre votre défense dans le péril qui vous menaçait ? Et afin de nous ôter tout sujet de craindre que vous ne nous trompassiez encore comme vous aviez déjà fait plusieurs fois, pour cacher votre perfidie n'eûtes-vous pas l'artifice de vous servir de Manius Valerius qui est ici présent ? Comme il était affectionné au peuple, nous ne balançâmes point à ajouter foi à ces paroles, ne croyant pas qu'un homme si porté pour nos intérêts, qu'un dictateur si bien intentionné pour nous, fût capable d'user de supercherie. Nous prîmes donc les armes ; et nous étant joints à vous pour repousser l'ennemi nous remportâmes la victoire dans plusieurs fameux combats. Mais après avoir terminé glorieusement la guerre plutôt qu'on n'eût osé espérer, tant s'en fallut que vous en eussiez de la joie ou que vous donnassiez au peuple des marques de votre reconnaissance, que vous voulûtes au contraire nous retenir sous les armes et sous vos étendards pour avoir un prétexte de ne pas effectuer vos promesses, en suivant toujours votre première intention de les fausser. Le dictateur indigné d'une fourberie si marquée n'en put supporter la honte: il rapporta ses étendards à Rome, et congédia les troupes. Ravis de trouver ce prétexte pour vous exempter de nous rendre justice, vous fîtes affront à Valerius, vous n'exécutâtes aucun des articles dont vous étiez convenus avec nous, et par une seule et même action vous commîtes trois injustices des plus criantes, violant la majesté du sénat, mettant en compromis la foi du dictateur, et fraudant vos bienfaiteurs de la récompense qui était due à leurs travaux XVI. VOILA ce que nous pourrions objecter, vénérables patriciens avec plusieurs autres griefs que je passe sous silence. Mais nous n'avons pu nous résoudre à employer auprès de vous les prières et les supplications, ni à obtenir notre rappel aux conditions de l'impunité et de l'amnistie, comme si nous avions commis quelque grand crime. J'en ai dit assez sur cette matière, nous ne prétendons pas examiner aujourd'hui toutes ces choses à la rigueur. Nous sommes ici assemblés pour parler de paix et d'accommodement, et nous voulons ensevelir tout le passé dans un éternel oubli. [6,78] Mais vous, que ne dites-vous ouvertement le sujet de votre ambassade et ce que vous venez nous demander ? Que n'expliquez vous sur quelle espérance vous nous invitez à retourner à la ville, quelle est la fortune que nous devons suivre pour guide; avec quelle affection et avec quelle joie on nous recevra à Rome ? Jusqu'ici nous ne voyons pas que vous promettiez de nous donner des preuves de votre humanité ou de votre bonté. Vous ne nous parlez point d'honneurs, de charges, de soulagement dans nos misères, ni d'aucune autre chose semblable. Que dis-je, vous ne nous en parlez point : il ne suffirait pas de nous dire ce que vous avez dessein de faire pour nous contenter. Il ne fallait venir ici que pour nous annoncer que ce que nous pouvions prétendre était déjà exécuté en partie, afin que par les premiers traits de vos faveurs nous pussions conclure que le reste ira de même dans la suite. Messieurs les députés répondront sans doute à cela, qu'ils viennent ici en qualité de plénipotentiaires, qu'ils sont maîtres de tout, et que les articles dont nous conviendrons ensemble seront ratifiés par les patriciens et homologués au sénat. Hé bien, je veux que cela soit vrai. Qu'on agisse donc en conséquence de ces promesses, je ne m'y oppose pas. Mais je voudrais bien qu'ils m'apprissent ce qui en arrivera dans la suite. XVII. Quand nous aurons dit à quelles conditions nous prétendons retourner à Rome et qu'on nous les aura accordées, qui fera le grand du traité? Sous quelle caution pourrons-nous quitter les armes en toute sûreté et remettre nos corps en la puissance des patriciens ? Nous en fierons-nous à la déclaration que fera le sénat ? Je dis à la déclaration qu'il fera, car il n'en a point encore fait là-dessus. Mais, qui l'empêchera de révoquer cette déclaration par un nouveau sénatus-consulte quand il plaira à Appius, et à ceux de sa faction ? Quoi-donc? Nous fonderons-nous sur le caractère respectable des ambassadeurs qui nous engagent leur parole et leur foi ? Mais, ne s'est-on pas déjà servi de leur ministère pour nous tromper ? Pourrons-nous compter sur des conventions confirmées par un serment dont les dieux seront témoins ? Mais, cette foi des conventions et des serments me paraît encore plus suspecte que celle des hommes. Je vois que les puissances de ce monde la méprisent et y ont peu d'égard. D'ailleurs ce n'est pas d'aujourd'hui que je sais que les conventions et les traités qui se font par quelque nécessité entre ceux qui veulent commander et ceux qui sont jaloux de leur liberté, ne durent qu'autant que cette même nécessité subsiste: c'est ce que j'ai appris par une longue expérience. Quelle sera donc l'amitié que nous ferons ? Quelle sera la foi que nous nous donnerons mutuellement ? Et quel fond pourrons-nous y faire si ce n'est qu'une amitié feinte, qui nous engage à nous rendre réciproquement service contre notre volonté, en cherchant toujours les uns et les autres l'occasion de rompre ensemble ? Une pareille réconciliation ne peut produire que des soupçons, des calomnies continuelles, de la haine, de l'envie, mille autres maux de cette sorte, et une pernicieuse émulation à qui perdra le premier son ennemi et à qui le préviendra, le principal danger consistant dans le retardement. [6,79] Vous savez qu'il n'est point de fléau plus terrible qu'une guerre civile. Alors les vaincus sont malheureux et les vainqueurs sont impies. Ceux-là périssent par la main de leurs meilleurs amis, et ceux-ci donnent le coup de la mort à ce qu'ils ont de plus cher. XVIII. PATRICIENS, ne vous pressez point de nous exposer à une fortune si misérable et à de pareils malheurs. Et nous, plébéiens, gardons-nous bien d'écouter leurs propositions. Puisque la fortune nous a séparés d'avec-eux, contentons-nous de l'état où elle nous a mis. Laissons leur la ville toute entière. Qu'ils jouissent seuls de ses avantages, qu'ils goûtent tous les fruits qu'ils en peuvent attendre, après avoir chassé de la patrie ces pauvres plébéiens, ces gens de rien et sans honneur, comme ils nous appellent ordinairement. Allons partout où la fortune nous conduira, persuadés que nous ne quittons pas notre ville, mais un lieu qui nous est étranger. En effet il n'y a personne parmi-nous qui y ait laissé des terres ou des maisons de ses pères qui soient à lui. Nous n'y avons ni sacrifices, ni dieux qui nous soient communs avec les patriciens, ni les dignités, ni les honneurs dont on doit jouir dans sa patrie, ni aucune chose qui nous y attache ou qui nous oblige à y rester malgré nous. Je dis plus : nous n'y trouvons pas même cette chère liberté que nous avons achetée au péril de notre vie, par mille peines et par mille travaux. De tous ces avantages les uns nous ont été enlevés par les guerres, les autres par la disette des choses qui nous étaient nécessaires pour vivre chaque jour ; ces créanciers également superbes et inhumains nous ont ravi tout ce qui pouvait nous rester. C'est ainsi que nous avons été réduits à la malheureuse nécessité de cultiver nos propres terres, à bêcher, à planter, à labourer, à paître des troupeaux, le tout au profit de ces tyrans insatiables : en sorte que devenant les compagnons de nos esclaves que nous avions acquis par les armes, enfin nous nous sommes vus les uns les mains liées, les autres les fers aux pieds et le carcan au col, comme les bêtes les plus féroces. XIX. Je passe sous silence les outrages, les insultes atroces, les mauvais traitements et les coups de verges que nous avons soufferts d'une nuit à l'autre, c'est-à-dire, pendant des journées entières. Je ne parle point des cruautés et des violences qu'on nous a faites. Je laisse là les manières hautaines et injurieuses dont on a usé envers nous : et je conclus que la providence nous ayant délivrés de ces maux terribles, nous ne pouvons mieux faire que de les éviter de tout notre cœur. Suivons pour guides la fortune et le dieu qui nous a tirés de la misère ; persuadés que nous retrouverons une nouvelle patrie dans notre liberté, et nos richesses dans la vertu et dans notre courage. Il n'y a point de pays qui ne nous reçoive d'autant plus volontiers, que nous sommes résolus de n'être ni à charge ni inutiles à ceux qui nous feront un bon accueil. [6,80] Plusieurs Grecs et un grand nombre de Barbares nous peuvent servir d'exemple, mais principalement les ancêtres de ceux que nous quittons qui sont aussi les nôtres, dont les uns étant sortis de l'Asie avec Enée pour passer en Europe, bâtirent une ville dans le pays des Latins et les autres s'étant ensuite retirés d'Albe sous la conduite de Romulus qui les menait en colonie, fondèrent dans ce pays la ville que nous avons abandonnée. Nous avons des forces, non seulement aussi grandes que celles qu'ils avaient, mais trois fois plus considérables, et un plus juste prétexte de nous retirer. Ceux qui sortirent autrefois d'Ilion, n'abandonnèrent leur patrie que parce qu'ils en furent chassés par l'ennemi, au lieu que ce sont nos propres citoyens qui nous exilent de Rome : or il est moins dur de se voir chassé par des étrangers que par ses frères et par ses citoyens. D'un autre côté ceux qui suivirent les étendards de Romulus, ne négligèrent leur patrie que pour chercher une meilleure terre : pour nous nous ne prenons le parti d'aller ailleurs que parce que nous nous voyons sans ville et sans maisons. Nous formons une colonie qui n'a point encouru l'indignation des dieux, qui n'est ni incommode aux hommes, ni à charge à aucun pays. Nous n'avons point répandu dans une guerre civile le sang de ceux qui nous chassent. Nous n'avons ravagé ni par le fer ni par le feu le pays que nous abandonnons. Nous n'y laissons aucune marque d'une éternelle haine, comme font ordinairement les peuples envers lesquels on a violé les traités d'alliance ou qui sont réduits au désespoir et aux dernières extrémités. Au contraire nous avons pris à témoins les dieux et les génies qui gouvernent par leur justice toutes les affaires des mortels, et nous leur remettons le soin de nous venger. La seule chose que nous demandons, c'est qu'on nous rende nos petits enfants, nos pères et mères et nos femmes qui voudront suivre notre fortune. Voila tout ce que nous exigeons de notre patrie, et rien davantage. Mais j'ai assez parlé là-dessus. Soyez heureux, Romains, et vivez comme vous l'entendez, vous qui dédaignez d'avoir aucun commerce avec nous et qui traitez si inhumainement les pauvres citoyens. » [6,81] XX. AINSI parla Brutus. Son discours fut suivi des applaudissements de toute l'assemblée : ce qu'il avait dit sur le droit, sur les faits, sur l'arrogance du sénat, et principalement les raisons qu'il apporta pour faire voir que le traité de réunion qu'on voulait conclure, était plein de fraude et de tromperie, fut trouvé exactement vrai. Lorsque sur la fin de sa harangue il vint à parler des mauvais traitements que les pauvres avaient reçus de leurs créanciers et que chaque particulier se ressouvint des maux qu'il avait soufferts, il n'y eut personne qui ne fondît en larmes et qui ne fît éclater ses gémissements sur la seule idée des malheurs communs. Son discours ne fit pas seulement impression sur les plébéiens, les députés mêmes du sénat en furent touchés, et ne purent retenir leurs larmes à la vue des malheurs terribles dont Rome était menacée si elle venait à se diviser en deux peuples. Leur consternation fut si grande qu'ils restèrent longtemps dans le silence, la douleur peinte sur le visage, fondant en pleurs et ne sachant que répondre. XXI. ENFIN les gémissements étant apaisés, on vit régner par toute l'assemblée un profond silence. Alors le plus distingué des citoyens et par son âge et par son rang, lequel ayant été créé consul pour la seconde fois, avait exercé la dictature avec tant de sagesse, d'intégrité, et de modération, que d'un objet d'envie et de haine qu'elle était auparavant, il l'avait rendue sainte et respectable : Titus Largius, dis-je, s'avança pour répondre au discours de Brutus, et commençant par l'article qui concernait le droit, tantôt il reprochait aux créanciers leur inhumanité et leur avarice insatiable, tantôt il accusait les pauvres de faire des demandes injustes. Il leur représenta qu'ils avaient tort de vouloir extorquer les armes à la main l'abolition de leurs dettes qu'ils pouvaient obtenir de bonne grâce, et qu'ils se plaignaient injustement du sénat sous prétexte qu'il ne leur accordait pas ce qu'ils demandaient, au lieu de s'en prendre à ceux qui mettaient obstacle aux bonnes intentions de cette illustre compagnie. Il tâcha de prouver qu'il n'y avait qu'une petite partie des plébéiens dont les fautes fussent involontaires, et qui eût été contrainte par une longue pauvreté à demander qu'on lui fît remise de ses dettes, que la plupart des autres s'étaient livrés au libertinage, au luxe, à la débauche, et que voulant vivre à leur fantaisie ils pillaient le bien d'autrui pour satisfaire à leurs passions déréglées; qu'enfin il fallait mettre une grande différence entre les méchants et ceux qui étaient dignes de compassion, entre ceux qui méritaient d'être traités avec humanité, et ceux qui étaient dignes de haine. Il tint encore quelques autres discours semblables, qui quoique très vrais, n'étaient pas agréables à tous les auditeurs, de sorte qu'il ne gagnait rien par là et qu'à chaque point qu'il touchait, il s'élevait un grand murmure dans l'assemblée. Les uns se plaignaient de ce qu'il renouvelait leur douleur par le souvenir de leurs misères : les autres convenaient qu'il ne déguisait point la vérité, mais ceux-ci étaient en plus petit nombre que les premiers, et leur voix ne pouvait se faire entendre parmi les cris d'une si grande foule de mécontents. [6,82] XXII. LARGIUS ayant encore ajouté quelque chose, commençait déjà à parler de leur révolte et de la témérité de leur entreprise. Mais Sicinnius, qui était alors le chef des plébéiens et qui leur servait d'avocat, prit aussitôt la parole pour allumer de plus en plus la colère des mutins. Il leur dit : Qu'ils pouvaient juger par les discours qu'on leur tenait, quels honneurs et quelles grâces ils devaient espérer quand ils seraient de retour dans leur patrie. Si dans un temps, ajouta-t-il, où les patriciens ont tout à craindre et ne viennent ici que pour implorer le secours du peuple, ils ne parlent pas même avec douceur et modération, quel traitement en devons-nous attendre quand ils auront réussi dans leurs projets ! Ne deviendront-ils pas tout autrement fiers et inhumains, lorsqu'ils auront en leur puissance ceux qu'ils outragent aujourd'hui par leurs discours insultants ? Avec quelle arrogance nous traiteront-ils ? Nous épargneront-ils les coups et les tourments les plus terribles ? Leur cruauté ne leur fera-t-elle pas imaginer de nouveaux supplices, et n'exerceront-ils pas sur nous une tyrannie encore plus insupportable qu'auparavant ? C'est à vous de voir ce que vous avez à faire. Voulez-vous vous résoudre à vivre dans un continuel esclavage, à être enchaînés et battus de verges, à périr par le feu ou par le fer, à souffrir la faim et tous les autres supplices : allez, ne perdez point de temps, mettez bas les armes ; laissez-vous lier les mains derrière le dos, et suivez ces tyrans impitoyables. Si au contraire vous vous sentez encore quelque amour de la liberté, ne les souffrez pas plus longtemps. Et vous qui êtes les députés du sénat, dites-nous à quelles conditions vous nous rappelez : ou si vous ne le faites, retirez-vous de cette assemblée, car nous ne voulons plus vous entendre. [6,83] Sicinnius ayant parlé de la sorte, tous les plébéiens firent assez voir par leurs murmures qu'ils approuvaient son conseil comme le plus raisonnable, et qu'ils entraient dans ses sentiments. XXIII. LORSQU'ON eut fait silence, Menenius Agrippa, qui s'était déclaré dans le sénat en faveur du peuple et qui avait ouvert l'avis de lui envoyer une ambassade avec un plein pouvoir de ménager un accommodement, témoigna par quelques signes qu'il voulait aussi parler à son tour. Tout le monde en fut ravi, car on espérait qu'il ne manquerait pas de proposer des conditions justes et d'ouvrir un avis salutaire aux deux partis. D'abord l'assemblée témoigna par de grands cris qu'il pouvait parler, et un moment après il se fit un si grand silence qu'il semblait qu'on fut dans une véritable solitude. CHAPITRE HUITIEME. I. AGRIPPA fit au peuple un discours des plus persuasifs, tout à fait proportionné à la portée et aux positions de ses auditeurs. On dit qu'il le termina par une fable dans le goût de celles d'Esope, qui venait parfaitement à son sujet, et que ce fut principalement par cet apologue qu'il persuada le peuple. On l'a jugé digne d'être conservé à la postérité, et toutes les anciennes histoires le rapportent avec éloge. Voici de quelle manière parla cet illustre consul. « Romains, le sénat ne nous a pas députés vers vous, pour faire son apologie, ou pour vous accuser. Ce n'en est pas le temps, et d'ailleurs cela ne servirait de rien pour remédier aux maux de la république. Nous venons uniquement pour travailler avec toute l'ardeur possible et par toutes sortes de voies, à arrêter les troubles et à rétablir les affaires du gouvernement dans leur premier état. Nous avons un pouvoir absolu de régler toutes choses ; ainsi il n'est pas nécessaire de perdre le temps à de longs discours sur le droit et sur la justice, comme ce Junius vient de faire. Il s'agit plutôt de vous expliquer à quelles conditions nous croyons qu'il faut terminer nos différents, et par quels moyens on peut parvenir à une réconciliation sincère et durable, il s'agit de vous donner des sûretés qui répondent de nos conventions. Un peu d'attention et nous allons vous faire part de nos résolutions. II. Nous avons trouvé qu'il n'y a point de moyen plus efficace pour apaiser les séditions dans quelque ville que ce peuple soit, que d'en couper la racine. Il nous a donc paru nécessaire de rechercher la principale cause des troubles qui règnent parmi nous, afin d'y remédier efficacement. Après avoir mûrement examiné la chose, nous avons vu que les cruelles exactions des créanciers étaient la véritable source des malheurs qui nous accablent, et voici les remèdes que nous y apportons. Tous ceux qui sont hors d'état de payer leurs dettes, nous croyons qu'il est juste de leur en faire remise, et s'il y a quelques débiteurs arrêtés pour n'avoir pas payé au jour de l'échéance, nous voulons leur rendre la liberté. Nous accordons la même grâce à ceux contre qui les créanciers ont obtenu des juges une prise de corps : nous les remettons en liberté et nous cassons les sentences portées contre eux. Voila ce que nous avons arrêté touchant les anciens contrats de dettes qui nous paraissent avoir été causes de la sédition, c'est là tout le remède que nous y trouvons. A l'égard des autres dettes qu'on pourra contracter dans la suite, ce sera à vous, plébéiens, d'en juger avec les sénateurs, et ce que vous déciderez ensemble aura force de loi. N'est-ce pas là ce qui fait le sujet de votre querelle avec les patriciens ? N'est-ce pas là précisément ce que vous souhaitiez? Navez-vous pas protesté que vous seriez entièrement contents si on vous accordait ces articles, et que vous ne demandiez rien davantage ? Hé bien, on vous les accorde aujourd'hui. Revenez-donc avec joie dans votre patrie. [6,84] III. Vous faut-il des sûretés qui vous répondent de la foi du traité que nous ferons ensemble ? On vous en donnera des plus authentiques qui soient en usage dans les alliances et dans les réconciliations. Le sénat ratifiera les articles de l'accommodement par une déclaration solennelle qui aura toute l'autorité des lois les plus inviolables. Ou plutôt, si vous le jugez à propos, commençons dès à présent à dresser nos conventions, et comptez que les patriciens y souscriront. Mais afin de vous convaincre encore plus efficacement que tout ce que nous vous accordons aujourd'hui demeurera ferme immuable, nous qui sommes revêtus du caractère sacré d'ambassadeurs, nous ferons autant de cautions de la foi du traité : nous vous engageons nos corps, nos vies et toutes nos familles. Soyez certains aussi que tous les autres sénateurs qui signeront le sénatus-consulte, vous donneront les mêmes sûretés : nous sommes à la tête du sénat et les premiers à donner nos avis ; il n'est pas possible qu'on y infère malgré nous aucune clause qui soit contre les intérêts du peuple. Il y a encore une autre sûreté qui est commune aux Grecs et aux barbares, et que le temps ne détruira jamais. Elle consiste à prendre les dieux pour témoins des serments et des traités. C'est par là qu'on a souvent éteint les inimitiés particulières et terminé plusieurs guerres des villes contre les villes. On vous la donnera cette dernière sûreté, soit que vous vous contentiez qu'un petit nombre des principaux sénateurs fassent le serment au nom de tout le corps, soit que vous exigiez que tous ceux qui signeront ce décret du sénat jurent aussi par les choses les plus saintes qu'ils observeront inviolablement les articles du traité. IV. Cessez-donc, Brutus, de décrier la foi dont les dieux sont témoins : cessez de rejeter les traités et les réconciliations qui se font en leur nom : ne retranchez-pas du commerce de la vie civile les plus louables coutumes. Et vous, Romains, ne souffrez-pas plus longtemps que cet esprit séditieux vous débite ses pernicieuses maximes, ni qu'il vous parle des crimes atroces des impies et des tyrans, dont la vertu Romaine est infiniment éloignée. [6,85] J'ajoute encore une autre espèce de foi, qui est connue de tout le monde et dont personne ne doute : c'est par-là que je finirai mon discours. Quelle est donc cette foi ? C'est celle qui procure l'utilité publique et le salut des deux partis par les secours mutuels qu'ils se prêtent l'un à l'autre. C'est la première et la seule qui nous a rassemblés en un même corps de république ; elle ne permettra jamais que nous nous séparions. La populace ignorante aura toujours besoin de prudents conducteurs pour la conserver ; et ces conducteurs, quelque consommés qu'ils soient en prudence, n'ont pas moins besoin de sujets qui se laissent gouverner. C'est une vérité que nous connaissons non seulement par spéculation, mais par une expérience journalière. Pourquoi donc nous épouvanter en nous suscitant de mauvaises affaires les uns aux autres ? A quoi servent tant de mauvais discours, lorsqu'il nous est facile de nous faire mutuellement du bien ? Ne vaut-il pas mieux nous recevoir les uns les autres à bras ouverts, nous réconcilier, nous embrasser, et retourner tous ensemble dans notre patrie, pour y jouir, comme autrefois, de la présence de nos amis, et pour y goûter les plaisirs les plus grands qu'on puisse avoir en cette vie ? Pourquoi nous amuser ici à prendre de vaines sûretés, à chercher l'infidélité dans la foi même, et à tourner tout en mal comme feraient des ennemis irréconciliables. V. POUR nous, Romains, tout ce que nous sommes de sénateurs, il nous suffit d'avoir votre parole comme vous en userez bien avec nous après votre retour. Nous n'en demandons pas davantage : nous savons que vous êtes bien élevés. que vous avez reçu de bons principes, et vous nous avez donné plusieurs fois des preuves illustres de votre vertu tant dans la paix que dans la guerre. Que si dans la nécessité de confirmer la foi des conventions et de vous donner de meilleures espérances pour l'avenir, on porte la condescendance jusqu'à réformer les contrats, et même jusqu'à les anéantir en vous accordant l'abolition de vos dettes par un décret public, nous nous persuadons que vous en serez reconnaissants, et qu'ayant obtenu tous les avantages que vous pouvez désirer, tout ira bien de votre côté. Ainsi nous ne demandons au peuple ni otages, ni serments, ni aucun autre gage de sa foi. Pour nous nous ne vous refuserons rien de tout ce que vous demanderez. Mais j'en ai assez dit touchant la foi et la fidélité de nos promesses, qui est le point sur lequel Brutus veut nous calomnier. VI. Cependant s'il vous reste encore dans le cœur quelque levain d'une injuste haine qui vous donne mauvaise idée du sénat, il est à propos, Romains, de vous dire quelque chose sur ce sujet. Je vous conjure par les dieux de m'écouter tranquillement avec attention. [6,86] Une ville ressemble en quelque manière au corps humain. L'un et l'autre sont composés de plusieurs parties, qui n'ont pas toutes la même force et ne sont pas destinées aux mêmes usages. Supposons pour un moment que chaque partie du corps humain ait par elle-même des sensations qui lui soient propres, et donnons à toutes ces différentes parties une voix pour s'exprimer. S'il s'élevait entre elles une sédition et que toutes se réunissent pour conspirer contre le ventre seul : Si les pieds se plaignaient de soutenir tout le poids du corps, les mains d'exercer les arts, de fournir la nourriture nécessaire, de combattre dans les guerres et d'être obligées de procurer beaucoup d'autres avantages à l'homme : Si les épaules s'ennuyaient de porter tous les fardeaux, la bouche de parler, la tête de voir, et d'entendre, et de renfermer en elle tous les autres sens qui conservent le corps : Si toutes ces parties disaient au ventre, Et toi, notre ami, que fais-tu de semblable ? Quelles grâces, quelle récompense nous rends-tu de tous ces services ? Bien loin de faire la moindre chose ou d'aider à fournir ce qu'il nous faut, tu ne nous causes que de l'embarras, tu nous troubles, et ce qu'il y a de plus insupportable, tu nous contrains à te servir et à chercher de tous côtés de quoi assouvir ta cupidité : Mais nous que ne recouvrons-nous notre liberté ? Que ne nous délivrons-nous de tant de peines que nous prenons pour l'amour de ce paresseux? Si, dis-je, les parties du corps humain prenaient cette résolution et cessaient de faire leurs fonctions, le corps pourrait-il subsister longtemps? Ne périrait-il pas en peu de jours par la faim, le plus cruel de tous les maux ? On n'en peut disconvenir. VII. Persuadez-vous donc qu'il en est de même d'une ville. Elle est composée de différents sujets, dont chacun rend à l'état quelques services particuliers, comme font les membres à l'égard du corps. Ceux-ci cultivent les champs : ceux-là combattent pour les défendre contre les ennemis : les uns trafiquent et apportent par mer plusieurs marchandises très utiles pour la commodité de la vie : les autres exercent les métiers nécessaires. Que si tous ces particuliers s'élevaient contre le sénat qui est composé des principaux de la république : S'ils lui disaient, Toi, sénat, quel bien nous fais-tu? Par quel droit veux-tu commander aux autres ? Fais-nous voir sur quoi fondé tu prétends qu'on t'obéisse, tu ne saurais nous prouver ton droit : Ne nous délivrerons-nous jamais de ta tyrannie pour vivre sans chef et à notre liberté ? Si, dis-je, les citoyens avaient cette pensée et qu'ils abandonnassent leurs exercices ordinaires, ne faudrait-il pas que cette malheureuse ville pérît misérablement, ou par la famine, ou par la guerre, ou par mille autres accidents de cette nature ? VIII. APPRENEZ, Romains, que comme dans nos corps le ventre dont se plaignent injustement les autres parties, nourrit toute la machine en se nourrissant, la maintient en se membres, la soutenant soi-même, et, lui sert, pour ainsi dire, de magasin et de réservoir commun qui fournit aux autres membres ce qui leur convient, et qui conserve la paix entre eux : de même dans les villes, le sénat occupé à gouverner la république, met toute son attention à fournir à un chacun ce qui lui convient, il garde, il conserve, il règle tout, et corrige les abus que la licence des particuliers peut introduire dans un état. Cessez donc de le décrier : cessez de vous plaindre qu'il vous a chassés de la patrie, qu'il vous réduit à vivre pauvres, et à errer à l'aventure. Loin de vous avoir fait aucun mal ou de penser à vous en faire, il vous rappelle, il vous prie, il vous ouvre les portes de la ville, et vous tend les bras pour vous recevoir. [6,87] IX. Pendant que Menenius parlait ainsi, il s'éleva différents discours par toute l'assemblée. Mais lorsque vers la fin de sa harangue, il se mit a gémir sur les malheurs dont étaient menacés tous les Romains, tant ceux qui étaient restés à la ville que ceux qui en étaient sortis, pendant qu'il déplorait la mauvaise fortune des uns et des autres, tous fondirent en larmes, et lui crièrent d'une commune voix qu'il les menât à Rome sans différer plus longtemps. Peu s'en fallut même qu'ils ne se retirassent tout d'un coup de l'assemblée, remettant tous leurs intérêts entre les mains des ambassadeurs sans songer à prendre d'autres sûretés. Mais Brutus s'étant avancé au milieu d'eux, réprima cet empressement : il leur dit qu'on devait être content des promesses du sénat, et qu'on lui était fort obligé d'avoir accordé au peuple toutes ses demandes. Que cependant il craignait toujours l'avenir, et qu'il appréhendait que ces esprits tyranniques et impérieux rappelant un jour le souvenir des anciennes querelles, ne déchargeassent leur colère sur les plébéiens à la première occasion qui s'en présenterait. Que le seul moyen de rassurer le peuple contre les entreprises des grands dont il redoutait la puissance, était de mettre ceux-ci entièrement hors d'état de lui nuire, puisqu'il était certain que quand les méchants auraient le pouvoir de faire du mal, la volonté ne leur manquerait pas. Qu'ainsi pourvu qu'on accordât aux plébéiens cette parfaite sûreté, ils n'auraient plus besoin de rien. X. Alors Menenius prenant la parole, lui demanda quelle était cette nouvelle espèce de sûreté qu'il croyait encore nécessaire au peuple. « Accordez-nous, répartit Brutus, la liberté de créer tous les ans des magistrats choisis d'entre nous, qui n'auront point d'autre pouvoir que de secourir les plébéiens à qui on fera quelqu'injustice ou violence, et d'empêcher qu'on ne les dépouille de leurs droits. C'est la seule grâce que nous vous prions instamment d'ajouter à celles que vous nous avez déjà accordées. Ne nous la refusez pas, si vous voulez véritablement faire la paix, et si vos propositions d'accommodement ne sont pas de vaines paroles sans effet. » [6,88] Le peuple ayant entendu la requête de Brutus, applaudit à son orateur par des acclamations qui durèrent longtemps, puis il pressa fortement les députés de lui accorder encore ce dernier article. XI. Sur cette nouvelle demande, les ambassadeurs se retirèrent de l'assemblée pour délibérer . ils revinrent ensuite, après avoir conféré un moment entre eux. Tout le monde ayant fait silence, Menenius s'avança au milieu de l'assemblée et répondit en ces termes. « La proposition que vous nous faites, plébéiens, est de la dernière conséquence. Elle me paraît remplie de plusieurs soupçons des plus absurdes, et je ne puis vous dissimuler l'embarras et la crainte où nous sommes qu'un jour nous ne fassions deux villes dans une. Cependant, autant qu'il est en nous, nous ne serons point contraires à votre dernière demande. Mais accordez-nous une chose qui fait pour vous. Permettez à une partie de nos députés d'aller à Rome et de porter l'affaire au sénat. Car quoique nous en ayons reçu un pouvoir absolu de faire la paix comme nous voudrons et de vous promettre ce que nous jugerons à propos, nous ne croyons pas devoir en user sur une proposition de cette nature : et puisqu'il se rencontre une affaire toute nouvelle que nous n'attendions point, nous la renvoyons au sénat comme si nous étions dépouillés de nos pouvoirs. Au reste nous sommes bien persuadés qu'il sera de notre sentiment. C'est pourquoi je demeurerai ici avec une partie des députés, tandis que les autres avec Valerius iront rapporter l'affaire au sénat. L'assemblée approuva cette proposition, et les ambassadeurs montant aussitôt à cheval, allèrent promptement à Rome pour y faire leur rapport sur ce qui s'était passé. XII. Les consuls ayant opposé la chose au sénat, Valerius fut d'avis d'accorder encore cette grâce au peuple. Mais Appius, qui dès le commencement avait été contraire à la paix, s'opposa ouvertement à ce que demandaient les plébéiens. Il cria fort haut contre l'avis qu'avait ouvert Valelerius. Il prit les dieux à témoins y et il prédit aux sénateurs une infinité de malheurs dont il prétendait qu'ils jetaient les semences. Mais il ne put rien gagner, parce que, comme j'ai déjà dit, le plus grand nombre des patriciens était porté pour la paix. Le sénat fit donc un décret, par lequel il ratifiait tout ce que les députés avaient promis au peuple, et en même temps il lui accordait cette dernière sûreté qu'il avait demandée. Toutes choses ainsi réglées, le lendemain les ambassadeurs retournèrent au camp, où ils déclarèrent les décisions du sénat. XIII. APRES cela Menenius exhorte les plébéiens de députer à Rome quelques-uns d'entre eux pour recevoir la foi du sénat. On y envoie Lucius Junius Brutus, dont j'ai parlé ci-devant, avec Marius Decius et Spurius Icilius. La moitié des députés du sénat vont aussi à Rome avec Brutus tandis qu'Agrippa reste au camp avec les autres, parce que le peuple l'avait prié de lui dresser la loi, suivant laquelle il devait créer ses nouveaux magistrats. [6,89] Le lendemain Brutus revint avec ses collègues, après avoir terminé l'accommodement avec le sénat par le ministère des hérauts que les Romains appellent Féciales. CHAPITRE NEUVIEME. I. CE même jour, le peuple distribué par classes qu'ils appellent curies (qu' on les nomme autrement si l'on veut, cela est fort indifférent : ) le peuple, dis-je, créa pour magistrats annuels Lucius Junius Brutus et Caius Licinius Bellutus, qui étaient alors ses chefs. Il leur donna pour collègues Caius et Publius Licinius avec Caius Icilius Ruga. Voila les cinq premiers tribuns du peuple, qui furent créés le quatrième avant les ides, c'est-à-dire le dixième jour, de Décembre, comme il se pratique encore aujourd'hui. L'élection finie, les députés du sénat crurent avoir exécuté dans toutes les formes la commission pour laquelle on les avait envoyés. II. Cependant Brutus poussa plus loin ses entreprises. Il convoqua le peuple, il lui proposa de déclarer sacrée la dignité de tribun, et lui conseilla de faire une loi spéciale confirmée par serment pour assurer le caractère inviolable de cette nouvelle magistrature. Toute l'assemblée goûta la proposition, et Brutus avec ses collègues écrivit la loi en ces termes : « Personne ne contraindra un tribun du peuple comme un homme du commun, à faire quelque chose malgré lui. Il ne sera permis ni de le maltraiter de coups ou de se faire maltraiter par un autre, ni de le tuer ou de le faire tuer. Quiconque aura fait quelque chose de ce qui est défendu par cette loi, qu'il soit en exécration ; que ses biens soient consacrés à Cérès, et que quiconque tuera quelqu'un de ceux qui auront commis un pareil crime, ne puisse être recherché comme coupable d'homicide.» Et afin que dans la suite le peuple même n'eût pas le pouvoir d'abroger cette loi et qu'elle demeurât immuable à jamais, il fut ordonné que tous les Romains jureraient parce qu'il y a de plus saint de l'observer toujours, eux et leurs descendants. A ces serments on ajouta pour imprécation que les dieux du ciel et des enfers fussent propices aux observateurs de cette loi, et contraires en toutes choses à ses transgresseurs comme coupables du plus grand de tous les crimes. De là est venue la coutume des Romains qui dure encore aujourd'hui, de regarder comme sacrée la personne des tribuns. [6,90] III. TOUS ces règlements étant faits, les plébéiens érigèrent un autel au haut de la montagne où ils avaient campé. Ils l'appelèrent suivant l'étymologie de leur langue, l'autel de Jupiter le terrible, à cause de la terreur dont ils avaient été saisis alors. Après avoir offert des sacrifices à ce dieu, et consacré le lieu qui leur avait servi d'asile dans leur retraite, ils revinrent à Rome avec les ambassadeurs du sénat. IV. A leur retour ils firent des sacrifices d'action de grâces aux dieux de la ville, et obtinrent des patriciens la confirmation de leurs magistrats. Ensuite ils demandèrent au sénat la permission d'élire tous les ans deux plébéiens, pour soulager les tribuns dans toutes les choses où ils auraient besoin d'aide, pour juger les causes que ceux-ci leur remettraient entre les mains, pour avoir soin des édifices sacrés et publics, pour veiller à la commodité des vivres et pour mettre le taux sur les denrées. Le sénat leur ayant encore accordé cette permission, ils créèrent des magistrats qu'ils nommèrent pour lors les ministres, les substituts et les juges subordonnés aux tribuns. Mais aujourd'hui on les appelle Ediles en la langue des Romains, c'est-à-dire, intendants des édifices sacrés, nom qui est pris d'une de leurs fonctions, et ils ont, comme autrefois, une autorité subalterne et dépendante de celle des autres magistrats supérieurs et leur juridiction s'étend sur plusieurs choses très importantes, ils ont beaucoup de ressemblance avec les magistrats que nous appelions, parmi nous autres Grecs, Agoranomes ou juges de police. [6,91] CHAPITRE DIXIEME. I. LES affaires civiles ainsi réglées, et la ville rétablie dans son premier calme, les généraux d'armée levèrent des troupes pour les guerres du dehors. Le peuple seconda leurs desseins avec tant d'ardeur que tous les préparatifs furent faits en très peu de temps. Les consuls tirèrent au sort selon la coutume. Spurius Cassius à qui le gouvernement de la ville était échu, resta à Rome avec une partie des troupes qui lui parut suffisante pour y servir de garnison. Postumus Cominius se mit en campagne avec le reste de l'armée. Elle était composée d'un gros corps de troupes Romaines, et des troupes auxiliaires des Latins qui étaient assez nombreuses. Ce consul ayant jugé à propos d'attaquer les Volsques les premiers, emporta d'assaut leur ville de Longula. Les assiégés voulurent se montrer courageux, ils sortirent avec quelques troupes dans l'espérance de repousser l'ennemi : mais ils furent honteusement mis en fuite avant que d'avoir fait aucune action d'éclat, et ne donnèrent pas la moindre preuve de valeur pendant l'assaut. Ainsi les Romains s'emparèrent en un seul jour des terres circonvoisines sans trouver de résistance, et prirent leur ville d'emblée sans beaucoup de peine. Le général de l'armée Romaine permit le pillage à ses troupes ; et après avoir laissé garnison dans cette place, il marcha contre une autre ville des Volsques appelée Polusca, qui n'est pas fort éloignée de Longuia. Personne n'osant aller à sa rencontre, il traversa les terres tout à son aise, et fit approcher ses troupes des murailles. Une partie des soldats enfonça les portes, les autres montèrent à l'assaut avec des échelles, et dès le premier jour de l'attaque ils se rendirent maitres de cette ville. Après avoir pris Polusca, Cominius fit punir de mort les auteurs de la révolte. Pour le reste des bourgeois il se contenta de leur ôter leur argent et leurs armes, les obligeant de se soumettre dans la suite au peuple Romain. [6,92] Il laissa aussi dans cette place une petite partie de son armée en garnison. II. LE lendemain il partit avec le reste de ses troupes pour attaquer Coriole, ville très célèbre, et en quelque manière la métropole et la capitale des Volsques. Elle avait une forte garnison, de bonnes murailles difficiles à escalader et elle s'était garnie de longue-main des provisions nécessaires pour la guerre. Le consul entreprit de lui donner l'attaque jusqu'à la nuit : mais il fut repoussé par les assiégés avec grande perte des siens. III. Le lendemain s'étant fourni de béliers, de mantelets, de claies, et d'échelles, il se disposait à l'attaquer avec toutes ses troupes : mais ayant appris que les Antiates devaient venir au secours des habitants de Coriole leurs parents et leurs alliés, et qu'ils étaient même déjà en marche avec un puissant renfort, il partagea son armée en deux parties égales, dont il en laissa une sous le commandement de Titus Largius pour continuer le siège, et avec le reste il résolut d'aller à la rencontre des Antiates pour leur fermer le passage. Ce même jour il se donna deux combats où les Romains remportèrent la victoire. Tous leurs soldats s'y battirent avec beaucoup d'ardeur. IV. UN Romain entre autres donna dans ces deux actions des preuves d'une valeur incroyable, et fit des prodiges de bravoure qui surpassent toutes nos expressions. Il était de famille patricienne, et tirait son origine d'ancêtres fort illustres. Il s'appelait Caius Marcius : c'était un homme distingué entre tous les Romains par sa vie frugale, par ses bonnes mœurs et par sa grandeur d'âme. Voici ce qui se passa dans les deux combats, V. LARGIUS fait avancer ses troupes dès le point du jour, il donne l'attaque aux murailles de Coriole, et tente en plusieurs endroits de faire brèche. Les assiégés pleins de courage dans l'espérance que les secours des Antiates arriveraient bientôt, ouvrent toutes leurs portes et font une irruption générale sur l'ennemi. Les Romains soutiennent leur premier choc et en blessent plusieurs. Mais accablés par des troupes toutes fraîches qui sortaient continuellement de la ville en plus grand nombre, ils lâchent pied et sont repoussés dans un endroit qui allait en penchant. VI. MARCIUS dont je viens de parler, voyant que les Romains sont enfoncés et qu'ils ont du pire, fait face avec une poignée de soldats et soutient tout l'effort des ennemis. Après en avoir tué un grand nombre, il met les autres en fuite, il les poursuit à toute outrance, il fait un horrible carnage de tous ceux qui tombent sous sa main, criant aux Romains qui fuyaient, de tourner tête, de reprendre courage et de le suivre. Les fuyards saisis de honte et ranimés par son exemple, reviennent à la charge, tuent tout ce qui se présente devant eux, et après avoir taillée en pièces ceux qu' osent leur résister, ils poursuivent les autres et les mènent battant jusqu'aux murailles de la ville. VII. ALORS Marcius reprend un nouveau courage, il affronte les plus grands périls, et s'avançant jusqu'aux portes de Coriole il entre dans la ville avec les fuyards. Plusieurs soldats animés par son exemple, s'y glissent aussi par différents endroits. Le combat se rallume, et il se fait un horrible carnage. Les uns combattent dans les carrefours, les autres autour de leurs maisons que l'ennemi veut forcer. Les femmes mêmes prêtent main-forte aux bourgeois : montées sur les toits, elles font pleuvoir la tuile et les pierres sur l'ennemi ; chacun emploie avec ardeur tout ce qu'il a de forces pour secourir la patrie qui est à deux doits de sa ruine. Mais quelque courage que montraient les assiégés, ils ne purent pas résister longtemps : il fallut enfin céder, et tous furent contraints de se rendre à la merci des vainqueurs. La ville prise de la manière que nous avons dit, la plupart des Romains ne songèrent plus qu'à la piller, et comme elle était remplie d'argent, de richesses et d'esclaves, il y eut de quoi les occuper fort longtemps. VIII. Pendant que ceux-ci restaient à Coriole occupés au pillage, [6,93] Marcius qui avait été le premier à repousser les ennemis et qui s'était signalé au-dessus de tous les autres tant à l'attaque des murailles qu'au combat qu'on avait livré dans la ville, donna encore des marques plus éclatantes de sa valeur dans une seconde bataille contre les Antiates, car il voulut aussi avoir part à cette action. Dès qu'on eut emporté la ville d'assaut, prenant avec lui une poignée de soldats qu'il trouva disposés à le suivre, il court promptement à la rencontre des troupes d'Antium, qui étaient déjà en ordre de bataille et toutes prêtes à en venir aux mains. Marcius est le premier à annoncer aux Romains la prise de la ville, dont il leur donne des preuves en leur montrant la fumée des maisons qui brûlaient, et après avoir obtenu la permission du consul, il attaque les ennemis par l'endroit le plus fort. IX. Aussitôt qu'on a levé l'étendard du combat il fond le premiers sur eux, il en tue un grand nombre, il se fait jour à travers les rangs et pénètre jusqu'au corps de bataille. Les Antiates ne font plus assez hardis pour se mesurer de près avec lui. Partout où Marcius porte ses pas, les ennemis reculent, et chacun abandonne son poste. Ils se rallient néanmoins en grande foule pour l'envelopper, mais tout ce qu'ils peuvent faire est de se battre en retraite en lui cédant toujours le terrain. Alors Postumus qui craignait que ce brave Romain ne fût enfin accablé par la multitude si on le laissait tout seul, envoie à son secours l'élite de ses troupes, avec ordre de se tenir serrées et de tomber de front sur les Antiates. Ces soldats pleins d'audace jettent le désordre partout, du premier choc ils mettent l'ennemi en fuite, et s'étant ouvert un passage à travers les rangs ils trouvent Marcius couvert de blessures, environné d'un grand nombre d'ennemis, dont les uns étaient étendus morts sur le champ de bataille, et les autres étaient sur le point d'expirer. Ce spectacle les anime ; ils se joignent à leurs camarades, ayant Marcius à leur tête, ils tombent sur les Antiates qui faisaient encore bonne contenance, ils rengagent le combat avec une nouvelle fureur, et passent au fil de l'épée comme de vils esclaves tous ceux qui osent leur résister. Entre plusieurs Romains, qui se distinguèrent dans cette journée, les plus, braves furent ceux qu'on envoya au secours de Marcius : mais celui-ci effaça tous les autres par sa bravoure, et fut sans contredit la principale cause de la victoire Comme la nuit commençait à répandre les ténèbres, les Romains se retirèrent dans leur camp, tout glorieux de leur avantage, laissant le champ de bataille couvert des corps des Antiates, et menant avec eux un grand nombre de prisonniers de guerre. [6,94] X. LE lendemain Postumus à la tête de ses troupes, s'étendit sur les louanges de Marcius. Pour récompenser la valeur extraordinaire qu'il avait fait paraître dans les deux combats, il lui donna des couronnes de victoire, un cheval de bataille orné comme celui d'un commandant, dix prisonniers dont il lui laissa le choix, autant d'argent qu'il en pourrait emporter, et les riches prémices du reste du butin. Alors toute l'armée fit à son tour l'éloge de ce héros par de grandes acclamations et le félicita sur ses victoires. Marcius répondit qu'il était fort obligé au consul et à tous les autres, des présents honorables qu'ils lui accordaient. En même temps il protesta qu'il ne les recevrait point , qu'il se contenterait du cheval à cause de son harnais magnifique, et d'un seul prisonnier avec lequel il avait droit d'hospitalité. Sur ce généreux refus, les Romains qui respectaient auparavant la valeur, furent encore plus charmés de son mépris pour les richesses et de sa modestie surprenante dans un haut point de prospérité. XI. Depuis cette belle action, Marcius fut appelé Coriolan, et devint le plus illustre de son siècle. Au reste, le succès du combat contre les Antiates, obligea les Volsques et les autres ennemis du peuple Romain, à mettre bas toute l'animosité et toute la haine qu'ils avaient contre lui, en sorte que ceux qui avaient déjà les armes à la main se tinrent en repos, aussi bien que ceux qui faisaient des préparatifs de guerre. Postumus les traita tous avec douceur, et lorsqu'il fut de retour à Rome il licencia son armée. CHAPITRE ONZIEME. I. PENDANT ce temps-là Cassius l'autre consul qui était resté à la ville, dédia le temple de Cérès, Bacchus, Proserpine, situé au bout du grand cirque, sur les barrières mêmes. Le dictateur Aulus Postumius avait fait vœu de le bâtir à ces divinités, au nom de la ville, dans le temps qu'il était sur le point de livrer bataille à l'armée des Latins ; et quand il eut remporté la victoire, le sénat ordonna que les dépouilles seraient employées à la construction de l'édifice. On ne faisait que de l'achever lorsque le consul en fît la dédicace. [6,95] II. ON conclut dans le même temps un nouveau traité de paix et d'alliance confirmé par serment avec toutes les villes des Latins, tant parce qu'elles n'avaient fait aucun mouvement pendant les séditions domestiques, qu'à cause des réjouissances publiques qu'elles avaient faites sur le retour des plébéiens, et parce qu'elles avaient offert de bon cœur leurs services dans la guerre contre les peuples révoltés. III. VOICI les articles de ce traité. « Qu'il y ait entre les Romains et toutes les villes des Latins une paix éternelle tant que le ciel et la terre resteront dans la même situation. Qu'ils ne se fassent jamais la guerre les uns aux autres, qu'ils ne se suscitent point d'ennemis étrangers, et que jamais ils ne permettent le passage sur leurs terres à ceux qui feront la guerre à l'une ou à l'autre des deux nations. Qu'ils secourent de toutes leurs forces celui des deux peuples qui aura une guerre sur les bras, et qu'ils partagent également entre eux le butin et les dépouilles des ennemis lorsqu'ils auront fait la guerre à frais communs, que les affaires des contrats particuliers soient terminées dans l'espace de dix jours au tribunal de celle des deux nations où le contrat aura été fait et passé. Qu'il ne soit pas permis de rien ôter ni ajouter au présent traité, si ce n'est du consentement de tous les Romains et de tous les Latins. » Tels sont les articles du traité conclu entre les Romains et les Latins. Ils le confirmèrent en faisant serment sur les choses sacrées. IV. Le sénat de son côté ordonna qu'on offrirait des sacrifices aux dieux en action de grâces de la réconciliation du peuple, ajoutant un troisième jour aux féries Latines, qui ne duraient auparavant que deux jours, dont le premier avait été consacré par le roi Tarquin dans le temps qu'on remporta la victoire sur les Tyrrhéniens, et l'autre fut ajouté par le peuple quand il remit la ville en liberté en chassant les rois. On y en ajouta alors un troisième en mémoire du retour des plébéiens révoltés. On donna l'intendance et le soin des sacrifices et des jeux qui se célébraient pendant ces féries, aux ministres des tribuns du peuple, que les Latins appellent Ediles et qui ont aujourd'hui les mêmes pouvoirs que nos Agoranomes ou juges de police, comme j'ai déjà dit. Le sénat leur accorda pour ornement la robe de pourpre, la chaise d'ivoire et les autres marques de distinction que les rois avaient autrefois. [6,96] V. QUELQUE temps après la fête, il mourut un des consulaires . appelle Ménénius Agrippa, qui avait reçu les honneurs du grand triomphe pour avoir vaincu les Sabins. Ce fut par les conseils et à la persuasion de cet illustre personnage que le sénat consentit au rappel des mécontents et que le peuple mit bas les armes pour s'abandonner à la bonne foi des promesses du sénat. VI. LA ville de Rome fit ses funérailles aux dépens du public. Elle lui donna une sépulture des plus honorables et des plus magnifiques. Ses biens n'étant pas suffisants pour lui faire de superbes funérailles avec un tombeau digne de lui, les tuteurs de ses enfants avaient jugé à propos de l'enterrer à peu de frais, comme un homme du commun. Mais le peuple ne voulut pas le souffrir. Les tribuns convoquèrent une assemblée à ce sujet, et par un long discours ils firent l'éloge de ses belles actions, tant dans la guerre, que dans le gouvernement de l'état. Ils s'étendirent sur sa tempérance, sur la frugalité, sur la simplicité de ses mœurs : ils élevèrent au-dessus de toutes choses son désintéressement admirable et l'horreur qu'il avait toujours fait paraître pour les gains sordides. Enfin ils représentèrent qu'il ferait tout à fait indécent qu'un si grand personnage fût enterré simplement comme le dernier des hommes, faute d'avoir laissé assez de bien et conseillèrent au peuple de fournir pour les frais de ses funérailles la somme qu' ils lui prescriraient. Toute l'assemblée reçut avec joie cette proposition, et chacun ayant apporté sa quote-part on amassa une somme très considérable. Le sénat informé de ce qui s'était passé, eut honte de souffrir qu'on fît la quête pour les funérailles du plus illustre des Romains. Il ordonna qu'on en ferait les frais aux dépens du trésor public, et chargea les questeurs de cette commission. Ceux-ci firent prix avec des crieurs pour une grosse somme d'argent ; ils ornèrent superbement le corps de Ménénius, et fournissant avec libéralité tout ce qui était nécessaire pour un somptueux enterrement . ils lui firent des funérailles dignes de sa vertu et de son mérite extraordinaire. Le peuple fut piqué d'émulation par cette libéralité du sénat. Il ne voulut pas recevoir des questeurs l'argent qu'il avait fourni : mais il en fit présent aux enfants du défunt par compassion pour leur pauvreté, afin qu'ils ne fissent rien d'indigne de la vertu de leur père. VII. DANS ce même temps les consuls firent un dénombrement du peuple Romain, par lequel le peuple Romain se trouva monter à cent dix mille personnes et davantage. Et voila ce que firent les Romains sous le consulat de Postumus Cominius et de Spurius Cassius.