[76,0] LIVRE LXXVI (fragments). [76,1] An de Rome 955. Septimius Sévère Auguste consul III et Antonin Auguste consul I. 1. Sévère, à l'occasion du dixième anniversaire de son règne, fit don à la multitude qui recevait du blé de l'Etat, ainsi qu'aux soldats prétoriens, d'autant d'aurei qu'il y avait d'années qu'il était au pouvoir. Ce fut pour lui une occasion de montrer la grandeur de sa vanité ; personne n'avait, en vérité, tant donné à tous à la fois ; car cinquante millions de drachmes furent dépensés pour ce don. On célébra aussi les noces d'Antonin, fils de Sévère, et de Plautilla, fille de Plautianus ; la dot donnée par celui-ci était assez forte pour suffire à cinquante filles de rois. Nous la vîmes porter au palais à travers le Forum. On nous fit également un festin qui tenait à la fois et de la magnificence des rois et de la grossièreté des barbares, festin où on nous donna tout ce qu'on a coutume de servir cuit et cru, et même des animaux vivants. Il y eut aussi alors des spectacles de toute sorte, à l'occasion du retour de Sévère, de la dixième année de son règne et de ses victoires. Dans ces jeux, luttèrent entre eux, au commandement, soixante sangliers appartenant à Plautianus ; on y égorgea quantité d'autres bêtes, ainsi qu'un éléphant et un crocotas ; ce dernier animal vient de l'Inde, et ce fut alors la première fois, que je sache, qu'il fut amené à Rome ; sa couleur est un mélange de celle de la lionne et de celle du tigre, sa figure est un composé tout particulier de ces animaux, du chien et du renard. La cage entière, construite dans l'amphithéâtre en forme de vaisseau, de manière à recevoir quatre cents bêtes et à les lâcher tout d'un coup, s'étant subitement ouverte, il s'en élança des ours, des lionnes, des panthères, des lions, des autruches, des onagres, des bisons (espèce de boeuf barbare de nature et d'aspect), en sorte qu'on vit courir à la fois et égorger tous les sept cents animaux, tant sauvages et domestiques ; car leur nombre, en raison des sept jours que dura la fête, se monta à sept cents. [76,2] 2. Au mont Vésuve, il y eut éruption de feux avec des mugissements si forts qu'on les entendait jusqu'à Capoue, où je fais ma demeure toutes les fois que j'habite en Italie ; car j'ai choisi ce séjour à cause de ses autres commodités, mais surtout pour y être tranquille, afin de pouvoir, quand les affaires de la ville me laissent du loisir, écrire cette histoire. Ce qui se passa au Vésuve, semblait annoncer un changement, et ce changement eut bientôt lieu dans la fortune de Plautianus. Plautianus, en effet, était véritablement grand, et en même grand à l'excès, si bien que le peuple, un jour, lui dit au cirque : "Pourquoi trembler ? pourquoi pâlir ? tu possèdes plus qu'eux trois." Ces paroles, en apparence, ne s'adressaient pas à lui, et semblaient dites sans intention déterminée ; or, les trois personnes désignées étaient Sévère et ses fils Antonin et Géta ; quant à la pâleur et au tremblement continuels de Plautianus, ils tenaient à la manière de vivre qu'il observait, aux espérances qu'il caressait, aux craintes dont il était agitée. La plupart de ses projets étaient cependant encore inconnus à Sévère, ou, s'il les connaissait, il ne faisait semblant de rien ; mais lorsque, sur le point de mourir, son frère Géta, satisfaisant sa haine et n'ayant plus rien à craindre, lui eut révélé toute la conduite de Plautianus, Sévère éleva sur le Forum une statue de bronze à son frère, et, au lieu d'honorer son ministre comme devant, diminua sa grande puissance. Aussi Plautianus en fut-il vivement irrité et en conçut-il plus que jamais contre Antonin qu'il haïssait déjà auparavant, à cause du peu d'estime qu'il témoignait à sa fille, une violente inimitié, comme si le prince eût été l'auteur de cette disgrâce, et il commença à mettre de l'aigreur dans ses rapports avec lui. [76,3] An de Rome 956. Septimius Géta consul I et Fulvius Plautianus consul II. 3. Aussi, tant ennui de l'insolence de sa femme que l'inquisition exercée par Plautianus sur tout ce qu'il faisait, et aussi de ses censures, Antonin résolut de se débarasser de lui n'importe de quelle manière. C'est pourquoi il décida par l'entremise d'Evhodus, son père nourricier, le centurion Saturninus et deux autres de ses pareils, à déclarer que dix centurions, du nombre desquels il faisait partie, avaient reçu de Plautianus l'ordre d'assassiner Sévère et Antonin ; ces hommes lurent même une lettre qu'ils soutenaient avoir reçue de lui à ce sujet. Ces choses se passèrent tout à coup dans les jeux célébrés au palais en l'honneur des héros, au moment où les spectateurs venaient de se retirer à l'heure du souper. Ces circonstances suffisaient pour démontrer l'artifice ; car, Plautianus n'aurait pas osé donner une telle commission, ni à dix centurions à la fois, ni dans Rome, ni dans le palais, ni pour un pareil jour, ni à cette heure, et surtout par écrit. Néanmoins l'avis parut à Sévère digne de croyance, parce que, la nuit précédente, il avait vu en songe Albinus vivant et lui tendant un piège. [76,4] 4. Il manda donc Plautianus en diligence, comme pour une autre affaire. Celui-ci se hâta tellement, ou plutôt il reçut des dieux un tel avertissement de sa perte, que les mules qui le conduisaient s'abattirent sur le Palatin. A son arrivée, les portiers qui gardaient les grilles, le reçurent seul, sans permettre à personne d'entrer avec lui, comme il l'avait fait autrefois à Tyanes pour Sévère. Ce traitement lui donna de la défiance et de la crainte ; mais, comme il n'y avait pas moyen de reculer, il entra. Sévère lui parla avec beaucoup de douceur : "Qui t'a, dit-il, inspiré ce dessein ? Pourquoi veux-tu nous ôter la vie ?", puis il lui donna la parole et il se disposa à écouter sa justification. Comme Plautianus niait la chose et se montrait surpris de ces paroles, Antonin, se jetant impétueusement sur lui, lui ôta son épée et lui donna un coup de poing ; il voulait même l'égorger de sa propre main en disant : "Tu as cherché le premier à m'assassiner;" mais, en ayant été empêché par son père, il commanda à un licteur de le mettre à mort. Un autre, lui ayant tiré des poils de la barbe, les porta à Julia et à Plautilla, qui étaient alors ensemble, avant qu'elles eussent rien appris, et leur dit :"Voilà votre Plautianus ;" parole qui causa de la douleur à l'une et de la joie à l'autre. C'est ainsi que Plautianus, l'homme le plus puissant de mon temps, Plautianus qui était arrivé à être plus redouté que les empereurs eux-mêmes et à faire trembler devant lui, après s'être élevé à de plus hautes espérances, fut massacré par son gendre, et précipité du haut du palais dans un chemin ; plus tard cependant, on l'enleva, par ordre de Sévère, et on lui donna la sépulture. [76,5] 5. Sévère assembla ensuite le sénat dans la curie : au lieu d'accuser Plautianus, il déplora la faiblesse naturelle à l'homme, qui ne peut supporter des honneurs extraordinaires, et il s'accusa lui-même d'avoir accordé à ce favori tant d'honneurs et tant d'affection ; il ordonna aussi à ceux qui lui avaient découvert le complot de nous en faire le récit complet, après avoir renvoyé de l'assemblée ceux qui n'y étaient pas nécessaires, afin de montrer par l'insignifiance du récit qu'il n'ajoutait pas grande foi à l'accusation. Plusieurs coururent des dangers à l'occasion de Plautianus, quelques-uns même perdirent la vie. Coeranus, suivant l'usage de la plupart des gens à l'égard de ceux qui sont en faveur, se vantait d'être dans ses bonnes grâces ; il est vrai que, toutes les fois que les amis de Plautianus étaient introduits avant les autres, venus aussi pour le saluer, Coeranus les accompagnait jusqu'à la dernière grille ; malgré cela, il n'avait point de part à leurs secrets ; mais, comme il se tenait dans l'intervalle des grilles, aux yeux de Plautianus, il était dehors, tandis qu'aux yeux de ceux qui étaient dehors, il était dedans ; il n'en fut que plus suspect, et aussi parce que Plautianus, ayant vu en songe des poissons sortis du Tibre tomber à ses pieds, Coeranus avait prédit qu'il régnerait sur la terre et sur la mer. Coeranus, néanmoins, après avoir été sept ans relégué dans une île, fut rappelé par la suite ; il fut le premier des Egyptiens admis dans le sénat et fut consul, comme Pompée, sans avoir exercé aucune autre charge auparavant. Quant à Caecilius Agricola, qui avait été au nombre des principaux flatteurs de Plautianus et qui ne le cédait à personne en méchanceté et en intempérance, il fut condamné à mort ; rentré chez lui et s'étant gorgé de vin rafraîchi, il brisa sa coupe qu'il avait achetée cinquante mille drachmes et mourut sur ses débris après s'être ouvert les veines. [76,6] 6. Saturninus et Evhodus reçurent pour le moment des honneurs, mais, dans la suite, ils furent mis à mort par Antonin. Comme nous décrétions des éloges à Evhodus, Sévère nous en empêcha en disant : "Il serait honteux que pareille chose à l'égard d'un Césarien fût consigné dans un décret de vous." Ce ne fut pas seulement celui-là, mais aussi tous les autres affranchis des empereurs qu'il empêcha de se livrer à leur insolence et à l'excès de leur orgueil ; cette conduite lui valut l'approbation générale. Aussi, un jour, le sénat, célébrant les louanges du prince, s'écria-t-il sans détour : "Tous se conduisent bien en tout, parce que tu gouvernes bien." Plautilla et Plautius, enfants de Plautianus, bannis à Lipari, eurent, pour le moment, la vie sauve, mais ils furent mis à mort sous le règne d'Antonin ; du reste, ils menaient là une existence remplie de crainte et de calamités, manquant du nécessaire. [76,7] 7. Cependant Antonin et Géta, fils de Sévère, délivrés de Plautianus comme d'un pédagogue, se livrèrent à tous les excès. Ils déshonoraient les femmes et outrageaient les enfants ; ils ramassaient de l'argent par des voies iniques, et faisaient leur société des gladiateurs et des conducteurs de chars, émules l'un de l'autre par la similitude de leur conduite, amis rivaux par la contrariété de leurs prétentions ; car, si l'un s'attachait à un parti, c'était raison immanquable pour que l'autre soutînt le parti opposé. Enfin, dans un gymnase, sur des chars attelés de petits chevaux, ils engagèrent une lutte où ils se laissèrent aller si fort à une altercation, qu'Antonin tomba et se rompit la cuisse. {Tandis qu'à la suite de cet accident, on soignait la blessure d'Antonin, Sévère ne négligea absolument aucun des soins réclamés par les affaires ; il rendit la justice et s'acquitta de tous les devoirs de l'administration. Cette conduite lui valut des éloges, mais la mort de Quintillus Plautianus lui attira le blâme. Il fit périr aussi plusieurs autres sénateurs qui avaient été cités devant son tribunal, s'étaient défendus et avaient été convaincus. Quant à Quintillus,} personnage d'une haute naissance, qui avait été longtemps au nombre des principaux du sénat, qui était arrivé aux portes de la vieillesse, qui vivait à la campagne, ne s'occupait pas des affaires et ne cherchait à rien entraver, il fut calomnieusement accusé et mis à mort. Au moment de mourir, il demanda les objets qu'il avait depuis longtemps préparés pour sa sépulture, et les voyant gâtés par le temps : "Qu'est-ce que cela ? dit-il. Nous avons bien tardé." Puis, faisant brûler l'encens dans un sacrifice, il dit : "Je demande aux dieux la même faveur que Servianus demanda pour Adrien." Quintillus fut mis à mort et il y eut des combats de gladiateurs où parmi les autres animaux, on égorgea dix tigres à la fois. [76,8] 8. Après cela eut son cours l'affaire concernant Apronianus, affaire dont le récit même a quelque chose d'étrange. Apronianus, en effet, fut accusé parce que sa nourrice avait, disait-on, autrefois vu en songe qu'il arriverait à l'empire et parce qu'il passait pour se livrer, dans cette intention, à des pratiques de magie ; il fut condamné, en son absence, pendant qu'il était en Asie en qualité de gouverneur. Lorsqu'on nous lut les pièces de l'instruction, nous y trouvâmes consigné qui avait présidé aux informations, qui avait raconté le songe, qui l'avait entendu, et, de plus, qu'un témoin avait répondu, entre autres choses : "J'ai vu un sénateur chauve qui se penchait pour regarder." A ces mots, nous fûmes dans les transes, car le témoin n'avait prononcé le nom de personne et Sévère n'en avait écrit aucun. La surprise fut telle, que la crainte s'empara même de ceux qui n'avaient jamais eu de rapports avec Apronianus, et non seulement de ceux dont le sommet de la tête était dégarni de cheveux, amis encore de ceux qui n'en avaient pas sur le front. Personne n'était rassuré, à l'exception de ceux qui avaient une chevelure abondante ; tous, nous regardions autour de nous ceux qui avaient cet avantage, et on répétait tout bas : "C'est un tel; non c'est un tel." Je ne dissimulerai pas ce qui m'arriva en cette occasion, quelque ridicule que soit la chose ; j'étais en proie à un trouble si grand que je cherchai de la main mes cheveux sur ma tête. D'autres aussi éprouvèrent cette même inquiétude. Nos regards se portaient vivement sur ceux qui présentaient une apparence de calvitie, comme pour nous décharger sur eux de notre propre danger, jusqu'au moment où le lecteur ajouté que ce chauve était revêtu de la prétexte. Cette particularité énoncée, nos yeux se tournèrent vers Baebius Marcellinus, qui était édile alors, et qui était fort chauve. Celui-ci, se levant aussitôt et s'avançant au milieu de l'assemblée, dit : "Il me reconnaîtra nécessairement, s'il m'a vu." Ces paroles, ayant reçu notre approbation, le délateur fut introduit et resta longtemps sans parler auprès de Marcellinus debout, cherchant des yeux celui qu'il désignerait : à la fin, sur un signe obscur qu'on lui fit, il dit que c'était lui. [76,9] 9. C'est ainsi que Marcellinus fut convaincu d'être l'homme chauve qui avait regardé ; il fut emmené hors du sénat, déplorant son malheur. Après avoir traversé le Forum, il refusa d'aller plus loin ; là, en embrassant ses quatre enfants, il leur adressa ces paroles dignes d'inspirer la pitié : "Je n'ai qu'un seul regret, mes enfants, leur dit-il, c'est de vous laisser en vie." C'est ainsi qu'il eut la tête tranchée, avant que Sévère fût instruit de sa condamnation ; cependant, Pollénius Sébennus, qui avait causé sa mort, en rencontra une juste punition. Livré par Sabinus aux Noriciens, à qui il n'avait rien fait de bon pendant qu'il était leur gouverneur, il eut à supporter les plus grands outrages : nous l'avons vu étendu à terre et recourant misérablement aux prières ; et sans Aspax, son oncle paternel, qui obtint qu'on l'épargnât, il aurait péri misérablement. Cet Aspax était l'homme du monde de l'humeur la plus mordante et la plus enjouée, le plus méprisant, le plus obligeant de tous les hommes pour ses amis, le plus dangereux pour ses ennemis. On rapporte de lui quantité de mots amers et ingénieux à l'adresse de diverses personnes, plusieurs même à celle de Sévère. Voici un de ces derniers : lorsque cet empereur se fut fait inscrire dans la famille de Marc-Antonin, "Je te félicite, césar, dit-il, d'avoir trouvé un père," comme si le prince n'avait pas eu de père auparavant, à cause de l'obscurité de sa naissance. [76,10] 10. Vers ce temps, un Italien, nommé Bullas, ayant réuni une troupe de six cent hommes, mit, pendant deux ans, l'Italie au pillage, malgré la présence des empereurs et de tant de soldats. Il était poursuivi par un grand nombre de gens, attendu que Sévère se piquait d'ambitions à sa recherche : mais, quand on le voyait, on ne le voyait pas ; quand on le trouvait, on ne le trouvait pas ; quand on le saisissait, il n'était pas pris ; tant il savait user de largesses et de ruse. Il s'informait de ceux qui partaient de Rome et de ceux qui abordaient à Brundusium, de leur qualité, de leur nombre, de la nature et de la valeur de leurs biens : il renvoyait aussitôt les voyageurs après avoir pris une partie de ce qu'ils possédaient ; mais les ouvriers, il les retenait quelque temps, et, après s'être servi d'eux, il les laissait libres de s'en retourner comblés de présents. Une fois, deux voleurs de sa troupe ayant été pris et étant sur le point d'être livrés aux bêtes, il alla trouver le gardien de la prison en faisant semblant d'être le gouverneur du pays et d'avoir besoin de gens de cette espèce, et, se les faisant ainsi remettre, il leur sauva la vie. Une autre fois, étant venu auprès du centurion chargé d'exterminer la bande, il se fit auprès de lui son propre accusateur, comme s'il eût été un autre, et promit de lui livrer le voleur s'il voulait le suivre ; puis, l'ayant de cette façon, amené dans un lieu creux et couvert, comme s'il l'eût conduit vers Félix (Bullas prenait aussi ce nom), il se rendit aisément maître de lui. Après cela, il monta sur un tribunal, revêtu du costume de magistrat, et, après avoir cité le centurion, il lui fit raser la tête et lui dit : "Va dire à tes maîtres : Nourrissez vos esclaves, afin qu'ils ne volent pas." Il avait, en effet, avec lui un grand nombre de Césariens qui s'étaient vus ne recevoir, les uns qu'une faible solde, les autres absolument rien. Sévère, instruit de ces circonstances, conçut une grande colère de ce qu'après avoir, à la guerre, remporté en Bretagne des victoires par ses lieutenants, il était, lui en Italie, tenu en échec par un voleur, et il envoya un tribun de ses gardes du corps à la tête d'une nombreuse cavalerie, avec des menaces terribles s'il ne lui amenait pas vif le voleur. Le tribun, ayant eu avis que Bullas entretenait des relations avec la femme d'un autre, décida cette femme, par le moyen de son mari, en lui promettant l'impunité, à leur prêter son concours. C'est ainsi que Bullas fut pris dans une grotte où il s'était endormi. Papinianus, préfet du prétoire, lui demanda : "Pourquoi t'es-tu fait voleur ?" celui-ci répondit : "Pourquoi es-tu préfet ?" Bullas fut ensuite livré aux bêtes au cri du héraut, et sa bande fut dispersée, car en lui était toute la force des six cents. [76,11] An de Rome 961. Antonin consul III et Géta consul II. 11. Sévère tourna alors ses armes contre la Bretagne, parce qu'il voyait ses fils mener une vie intempérante et les légions s'amollir dans l'oisiveté, et cela, bien qu'il sût qu'il n'en reviendrait pas. Il le savait surtout d'après la connaissance des astres sous lesquels il était né (il les avait fait peindre sur les plafonds des salles de son palais où il rendait la justice ; en sorte qu'excepté le moment précis qui se rapportait à l'heure où il était venu au jour, à son horoscope, comme on dit, tout le monde pouvait les voir, car ce moment n'était pas figuré de même de chaque côté) ; il le savait encore pour l'avoir entendu de la bouche des devins. En effet, sur la base d'une statue de lui, placée près de la porte par où il devait faire sortir son armée, et regardant sur la rue qui y conduisait, il y avait eu trois lettres de son nom effacées par la foudre, qui tomba dessus ; et c'est pour cette raison que, ainsi que l'avaient déclaré les devins, il ne revint pas, et mourut trois ans après. Il emporta, dans cette expédition des sommes considérables. [76,12] 12. Il y a en Bretagne deux nations très importantes, les Calédoniens et les Méates, et c'est à eux que se rapportent les noms, pour ainsi dire de tous les autres peuples. Les Méates demeurent le long de la muraille qui divise l'île en deux parties, les Calédoniens sont derrière eux ; les uns et les autres habitent sur des montagnes sauvages et arides, ou des plaines désertes et marécageuses, sans murailles, ni villes, ni terres labourées, ne mangeant que de l'herbe, du gibier et du fruit de certains arbres ; car ils ne goûtent jamais de poisson bien qu'ils en aient en quantité innombrable. Ils passent leur vie sous des tentes, sans vêtements et sans chaussures, usant des femmes en commun et élevant tous les enfants qui naissent. Le gouvernement de la plupart de ces peuples est populaire, et ils se livrent volontiers au brigandage. Ils vont à la guerre sur des chars où ils attellent des chevaux bas et vites ; ils ont aussi une infanterie fort légère à la course et très solide pour combattre de pied ferme. Leurs armes sont un bouclier, une lance courte, munie à l'extrémité inférieure, d'une pomme de cuivre pour produire, quand on l'agite, un bruit qui effraye les ennemis ; ils ont aussi des poignards. Ils sont capables de supporter la faim, le froid et toute sorte de misères : ils restent, en effet, plusieurs jours plongés dans les marais, la tête seule hors de l'eau ; et quand ils sont dans les forêts, ils se nourrissent d'écorces et racines, ils se préparent pour tous les cas un mets qui, lorsqu'ils en ont pris la grosseur d'une fève, leur ôte la faim et la soif. Telle est l'île de Bretagne, tels sont les habitants de la contrée en guerre avec nous. Car c'est une île, et on l'a alors clairement connu, je l'ai dit. Son étendue est de sept mille cent trente stades ; sa plus grande largeur est de deux mille trois cent dix, sa plus petite, de trois cents ; nous en possédons un peu moins de la moitié. [76,13] 13. Sévère donc entra dans la Calédonie, voulant la soumettre toute entière ; il eut, en la traversant, des fatigues innombrables à soutenir pour abattre des forêts, pour couper des montagnes, pour combler des marais, pour jeter des ponts sur les fleuves ; car il ne livra point de combats et ne vit point d'ennemis rangés en bataille. Des moutons et des boeufs, exposés à dessein par les Bretons, étaient enlevés par nos soldats qu'on écrasait en les attirant au loin par cette fraude sur un terrain où ils étaient fortement gênés par les eaux, et, dispersés, tombaient dans des embuscades. Quelques-uns, ne pouvant plus marcher, se faisaient tuer par leurs camarades, afin de n'être pas pris vifs, en sorte qu'il périt cinquante mille hommes. Sévère n'abandonna pas pourtant son entreprise avant d'être arrivé à l'extrémité de l'île, où avant tout, il observa fort exactement le soleil, qui passe à peine au-delà de l'horizon, et la longueur des jours et des nuits tant d'été que d'hiver. Après s'être ainsi fait porter, pour ainsi dire, par tout le territoire ennemi (la plupart du temps, en effet, il se fit, à cause de ses infirmités, porter dans une litière découverte), il revint en pays ami, ayant forcé les Bretons à conclure un traité en vertu duquel ils lui abandonnaient une portion notable de leur territoire. [76,14] 14. Antonin aussi l'inquiétait et lui causait des soucis inextricables, tant par les désordres de sa vie que par l'intention manifeste de tuer son frère aussitôt qu'il le pourrait, et, enfin, par les trames qu'il avait ourdies contre lui. Un jour, en effet, Antonin était sorti tout à coup de sa tente en criant à tue-tête que Castor lui avait fait outrage ; or, ce Castor était le plus homme de bien des Césariens qui environnaient Sévère, il était son confident et le gardien de sa chambre. Quelques soldats, apostés à cet effet, prirent parti pour Antonin et répondirent à ses cris ; mais ils ne tardèrent pas à être arrêtés, Sévère en personne s'étant montré à eux et ayant puni les plus turbulents. Une autre fois, ils allaient tous les deux chez les Calédoniens pour recevoir leurs armes et conférer sur les conditions de la paix ; Antonin essaya ouvertement de le tuer de sa propre main. Ils étaient à cheval ; car Sévère, bien qu'ayant la plante des pieds entamée par la maladie, n'en était pas moins monté à cheval, leur armée les accompagnait, celle de l'ennemi était même en vue ; en ce moment, Antonin, arrêtant son cheval en silence et sans affectation, tira son épée comme pour en donner à son père un coup dans le dos. A cette vue, ceux qui étaient à cheval à côté des princes poussèrent un cri, et Antonin, effrayé, n'acheva pas. Sévère se retourna à leur cri et vit l'épée, mais il ne prononça pas une parole ; mais loin de là, étant monté sur son tribunal et ayant expédié les affaires les plus nécessaires, il rentra au praetorium. Appelant alors son fils, Papianus et Castor, il fit mettre une épée au milieu d'eux, et, après des reproches à son fils sur l'inutilité d'une pareille audace et sur la grandeur de la faute qu'il avait été sur le point de commettre en présence de tous, alliés et ennemis, il finit en lui disant : "Si tu as envie de m'assassiner, tue-moi ici ; tu es plein de vigueur ; moi, je suis vieux et abattu. Si tu recules devant cette responsabilité, si tu crains d'employer ta main, tu as à tes côtés le préfet du prétoire, Papinianus, à qui tu peux commander de m'achever ; il exécutera en tout tous les ordres qui lui seront donnés par toi, puisque tu es empereur." Malgré ces paroles, il ne le traita pas avec rigueur, bien qu'il eût souvent blâmé Marc-Antonin de ne s'être pas défait de Commode, et que lui-même il eut plus d'une fois menacé son fils de le faire mourir. Mais ce n'était jamais que quand il était en colère qu'il tenait ce langage ; en cette occasion il montra plus d'amour de ses enfants que de la patrie, bien que, par cette conduite, il trahît son autre fils, puisqu'il savait, à n'en pas douter, ce qui devait arriver. [76,15] An de Rome 963. Acilius Faustinus et Triarius Rufinus consuls. 15. Les insulaires ayant de nouveau fait défection, Sévère, convoquant ses soldats, leur ordonna d'entrer dans le pays et de faire main basse sur tout ce qui se présenterait devant eux, en leur répétant ces vers : "Que personne n'échappe au trépas funeste, non plus qu'à votre bras ; non, que l'enfant même porté par la mère dans son sein n'échappe point au trépas funeste". An de Rome 964. Q. Lollianus et Pomponius Bassus consuls. Ces ordres ayant été exécutés, et les Calédoniens s'étant joints aux Méates dans leur défection, il se préparait à leur faire la guerre en personne ; mais, au milieu de ses dispositions, il fut emporté par une maladie le 4 février, non sans qu'Antonin eût, dit-on, contribué à sa mort. Avant de mourir, on rapporte qu'il dit à ses fils (je cite ses propres paroles, sans y ajouter aucun ornement) : "Vivez en bonne intelligence, enrichissez les soldats et méprisez tous les autres." Son corps, paré à la manière militaire, fut ensuite porté sur le bûcher, et les soldats, ainsi que ses fils, défilèrent autour par honneur ; ceux des assistants qui avaient des récompenses militaires les jetèrent sur le bûcher, et le feu y fut mis par ses fils. Après cela, les os, renfermés dans une urne de porphyre, furent conduits à Rome et déposé dans le monument des Antonins. On rapporte encore que, peu d'instants avant sa mort, Sévère fit venir cette urne, et que, la touchant de ses mains, il dit : "Tu contiendras un homme que l'univers n'a pas contenu." [76,16] 16. Il avait le corps lourd, mais robuste, malgré la goutte qui l'avait beaucoup affaibli, l'esprit pénétrant et plein de vigueur ; il aimait les lettres plus qu'il n'y avait habileté ; aussi était-il plus fort en pensées qu'en paroles. Reconnaissant envers ses amis et redoutable à ses ennemis, appliqué à tout ce qu'il voulait faire et indifférent aux discours qu'on semait sur lui ; {se procurant,} par suite de l'argent sans s'inquiéter des moyens, sinon qu'il ne fit mourir personne pour ce motif, {il dépensait largement tout ce qui était nécessaire : il répara un grand nombre d'anciens édifices, et il y fit graver son nom, comme s'il les avait rebâtis de fond en comble et de ses propres deniers ; il sacrifia aussi sans nécessité de fortes sommes pour restaurer ou reconstruire les oeuvres des autres ;} c'est ainsi qu'il bâtit à Bacchus et à Hercule un temple d'une grandeur démesurée. Malgré ces dépenses si considérables, il laissa, non quelques mille drachmes faciles à compter, mais bien des milliers de drachmes. Il poursuivit l'incontinence au point de porter des règlements contre l'adultère ; il s'ensuivit quantité d'accusations (étant consul, j'en ai trouvé trois mille inscrites au tableau) ; mais, comme fort peu de gens poursuivaient ces délits, il cessa lui-même de s'en occuper. Aussi y eut–t-il bien de l'agrément dans cette réponse que fit, après la conclusion du traité, la femme d'un Calédonien nommé Argentocoxos à Julia Augusta, qui la raillait du manque de retenue des femmes de son pays dans leur commerce avec les hommes : "Nous satisfaisons aux nécessités de la nature bien mieux que vous autres Romaines ; car, nous, c'est au grand jour que nous nous donnons aux braves, tandis que vous, vous vous souillez par des adultères cachés avec les plus méprisables des hommes." Telle fut la réponse de la Bretonne. [76,17] 17. Au reste, voici la manière de vivre que Sévère observait pendant la paix. Il se livrait à une occupation quelconque la nuit vers la pointe du jour ; puis il marchait à pied, parlant ou entendant parler des affaires de l'Etat ; ensuite il rendait la justice, excepté les jours de grande fête. Une pratique louable de sa part, c'était de verser assez d'eau aux parties et de nous laisser, à nous, qui siégions à côté de lui, une grande liberté pour donner nos avis. Il siégeait jusqu'à midi ; après quoi il allait à cheval aussi longtemps que possible ; puis il se mettait au bain, à la suite d'un exercice quelconque. Il prenait, soit seul, soit avec ses enfants, un dîner assez copieux. Ensuite il dormait la plupart du temps ; puis, lorsqu'on l'avait éveillé, il s'entretenait, tout en se promenant, d'études grecques et latines. Ainsi arrivé au soir, il se mettait de nouveau au bain, et soupait avec ceux qui l'entouraient, car il n'admettait aucun autre convive et réservait les festins somptueux pour les jours où la chose était absolument nécessaire. Il vécut soixante-cinq ans neuf mois vingt-cinq jours (il était né le 11 avril), sur lesquels il régna dix-sept ans huit mois trois jours. En somme, il avait tant d'énergie qu'en expirant il s'écria : "Allons, voyez si nous avons quelque chose à faire."