[46,0] LIVRE QUARANTE-SIXIÈME. Matières contenues dans le quarante-sixième livre de l'Histoire romaine de Dion. Comment Calènus répondit à Cicéron, en faveur d'Antoine, § 1-28. Comment Antoine fut défait près de Mutina par César et les consuls, § 29-38. Comment César vint à Rome et fut nommé consul, § 39-49 Comment César, Antoine et Lépidus formèrent ensemble une conspiration. § 50-56. Espace de temps : une année, durant laquelle on compte pour consuls : C. Vibius Pansa Capronianus. et Aulus Hirtius, fils d'Aulus. [46,1] Cicéron avant ainsi parlé, Q. Fufius Calénus se leva et s'exprima en ces termes : « Je n'avais nul dessein de prendre la défense d'Antoine, ni d'attaquer Cicéron (il ne faut, en effet, selon moi, rien faire de semblable dans des délibérations aussi importantes que celle d'aujourd'hui, où chacun doit simplement donner son avis: car, de ces deux choses, la première est de la compétence d'un tribunal qui juge: la seconde, du ressort d'une assemblée qui délibère); mais puisque. poussé par leur haine mutuelle, Cicéron. non content de se répandre en injures contre Antoine, au lieu de le traduire en justice, s'il était coupable, a de plus parlé de moi en termes calomnieux, comme si, pour lui, il n'y avait d'autre moyen de montrer son talent que de couvrir impudemment de boue ses concitoyens; il est de mon devoir de réfuter ses imputations et de l'accuser â mon tour, de crainte que l'audace qui lui est particulière, si elle ne rencontrait pas de contradiction, ou que mon silence, faisant soupçonner en moi une conscience coupable, ne tournent à son profit ; et que, de votre côté, trompés par ses paroles, vous- mêmes, épousant son ressentiment contre Antoine, au lieu d'écouter l'intérêt commun, vous ne preniez une résolution funeste. [46,2] Il ne se propose, en effet, d'autre but que de nous faire négliger les précautions les plus capables d'assurer le bien public, afin de nous jeter de nouveau dans les séditions. Et ce n'est pas aujourd'hui pour la première fois qu'il tient cette conduite: depuis le premier jour où il est arrivé aux affaires, il n'a cessé d'y introduire le désordre et le trouble. N'est-ce pas lui, en effet, qui a brouillé César et Pompée, et empêché Pompée de se réconcilier avec César? N'est-ce pas lui qui vous a persuadé de rendre contre Antoine ces décrets qui l'ont irrité contre César, et conseillé à Pompée d'abandonner l'Italie pour se transporter en Macédoine, détermination qui a été la principale cause de tous les maux que nous avons éprouvés dans la suite? N'est-ce pas lui qui a fait tuer Clodius par Milon, et assassiner César par Brutus? N'est-ce pas lui qui a poussé Catilina à entreprendre la guerre contre nous, et mis Lentulus à mort sans jugement? [46,3] Aussi mon étonnement serait grand si, après vous être alors repentis de ces mesures et en avoir puni cet homme, vous vous laissiez aujourd'hui encore entraîner par lui, lorsqu'il tient devant vous le même langage et la même conduite qu'autrefois. Ne le voyez-vous pas, après la mort de César, lorsque vos affaires eurent été rétablies, principalement par Antoine (lui-même ne peut le nier), se mettre en voyage dans la persuasion qu'il ne lui appartenait pas, qu'il était même dangereux pour lui de vivre avec nous au sein de la concorde; et, lorsqu'il apprend que les troubles ont recommencé, dire un long adieu à son fils et à Athènes pour revenir ici? Antoine, que jusque-là il disait être son ami, devient l'objet de ses injures et de ses outrages, tandis qu'il se fait le protecteur de César, dont il a tué le père, bien que, si l'occasion s'en présente, il ne doive pas tarder â lui dresser, à lui aussi, quelque embûche. Car, de son naturel, il est sans foi, il est brouillon; il n'y a dans son âme rien sur quoi on puisse faire fond : sans cesse il embrouille et bouleverse tout, se repliant en plus de replis que ce détroit près duquel il s'est réfugié, et d'où lui est venu le surnom de transfuge; en un mot, voulant que tous vous avez pour ami ou pour ennemi celui qu'il vous aura désigné. [46,4] Ainsi donc, gardez-vous de cet homme. Il est artificieux et magicien; les maux d'autrui font sa richesse et sa grandeur; il calomnie, entraîne et déchire, comme les chiens, ceux qui ne font point de mal ; au sein de la paix générale, il tombe dans l'abattement et la consomption, car notre amitié et notre concorde ne peuvent nourrir cet orateur fameux. Par quelle voie donc pensez-vous qu'il se soit enrichi, qu'il soit devenu grand? Son père le foulon, continuellement occupé de ses entreprises de raisins et d'olives, ne lui a laissé ni illustration de race, ni fortune, lui qui avait grand-peine à vivre de ce métier et de son lavoir, et se gorgeait, chaque jour et chaque nuit, des mets les plus dégoûtants. C'est à la suite d'une telle éducation que ce personnage se permet de fouler aux pieds ceux qui valent mieux que lui, et de leur laver la tête avec des injures d'atelier et de carrefour. [46,5] Eh bien donc ! toi qui as grandi nu au milieu des gens nus, ramassant la crasse de la laine des brebis, la fiente des pourceaux et les excréments humains, tu as osé d'abord, homme impur, calomnier la jeunesse d'Antoine, d'Antoine qui a eu des pédagogues et des maîtres convenables à la noblesse de sa race, et l'accuser de ce que, pendant la célébration des Lupercales, fête instituée par nos ancêtres, il est entré nu dans le Forum ! Mais toi, qui as toujours, par suite du métier de ton père, usé de vêtements qui ne t'appartenaient pas et dont te dépouillaient les passants qui les reconnaissaient, dis, comment devait agir un homme qui non seulement était prêtre, mais de plus le chef de ses collègues ? Ne pas faire cette procession ? ne pas célébrer la fête? ne pas offrir le sacrifice consacré par la coutume de nos ancêtres? ne pas se mettre nu? ne pas se frotter d'huile? Mais, dit Cicéron, ce n'est pas là ce que je lui reproche ; c'est d'être entré nu dans le Forum, c'est d'y avoir adressé au peuple une harangue pareille à celle qu'il a prononcée. Oh ! il les a, dans son atelier de foulon, toutes apprises avec une exactitude si parfaite, qu'il s'aperçoit d'un manque véritable de convenances, et peut avec justice en faire le sujet d'un blâme contre Antoine. [46,6] Pour moi, je dirai à ce propos tout ce qu'il convient de dire, mais, pour le moment, je veux adresser quelques questions à cet homme. N'as-tu pas été nourri au milieu des malheurs d'autrui, élevé au milieu des calamités de tes voisins? C'est, sans doute, pour cela que tu ne connais aucune science digne d'un homme libre; que tu as, comme les courtisanes, établi ici une sorte de collège ou tu te tiens sans cesse, attendant qui te donne? que tu as de nombreux procureurs chargés de fournir à tes gains, et par l'entremise desquels tu t'enquiers avec soin quel est celui qui a fait tort à quelqu'un; quel est celui qui hait quelqu'un; quel est celui qui tend des embûches à quelqu'un? Tu leur viens en aide, et c'est par eux que tu vis, leur vendant des espérances qui dépendent du hasard; entreprenant même d'obtenir le suffrage des juges en leur faveur, n'ayant pour ami que celui qui donne le plus, et regardant comme ennemis tous ceux qui n'ont point d'affaires ou qui s'adressent à un autre défenseur, ne faisant pas même semblant de connaître ceux qui sont déjà entre tes mains et leur créant des embarras, mais prodiguant les caresses et les sourires aux nouveaux venus, ainsi que le font les cabaretières. [46,7] Combien ne valait-il pas mieux pour toi devenir un Bambalion, si Bambalion il y a, que d'avoir adopté une manière de vivre qui te contraint à vendre ta parole, soit pour la défense de la justice, soit pour le salut des coupables? Et pourtant, ce métier, bien que tu aies passé trois ans à Athènes, tu es incapable de l'exercer honorablement. Comment le pourrais-tu, en effet ? Jamais tu ne parais devant les tribunaux qu'en tremblant, comme si tu devais combattre les armes à la main; tu te retires après avoir prononcé quelques paroles rampantes et sans vie, ne te souvenant plus de ce que tu as étudié chez toi, et ne trouvant rien à improviser. Pour affirmer et pour promettre, tu surpasses tout le monde en audace; mais, dans le cours des débats, à part les injures et les mauvais propos, tu es le plus faible et le plus timide de tous les hommes. Crois-tu qu'aucun de nous ignore que nul de ces admirables discours publiés par toi n'a été prononcé, et que tu les as tous écrits après coup, à l'exemple de ceux qui fabriquent des généraux et des maîtres de cavalerie en argile? Si tu ne le crois pas, souviens-toi de la façon dont tu as accusé Verrès, à qui tu as administré certains ingrédients sentant l'art paternel, quand tu as lâché l'urine? Mais je crains, en rapportant en détail tes qualités, de paraître moi-même tenir des discours peu convenables dans ma bouche. [46,8] Je laisse donc ce sujet, et aussi, par Jupiter, Gabinius, que tu as, après lui avoir suscité des accusateurs, si bien défendu qu'il a été condamné. Je ne parlerai pas, non plus, des écrits que tu as composés contre tes amis, et que tu n'oses pas publier, tant tu as la conscience de ta perversité. Et pourtant rien de plus affreux, de plus digne de pitié que de ne pouvoir nier des choses dont l'aveu est la plus grande de toutes les hontes. Mais je laisse de côté ces considérations; je ne m'occuperai que du reste. Si nous, bien que nous avons, comme tu le dis, donné deux mille plèthres à notre maître dans le territoire des Léontins, nous n'avons rien appris qui les vaille, comment ne pas admirer le talent que tu possèdes? Quel talent? celui de toujours envier qui vaut mieux que toi, de jalouser toujours qui est au-dessus de toi, de calomnier qui t'est préféré, de déchirer qui est au pouvoir, de haïr tous les gens de bien indistinctement, de ne rechercher que ceux à l'aide desquels tu comptes faire tes coups. C'est pour cela que tu excites sans cesse les jeunes contre les vieux, et que tu abandonnes, après les avoir poussés dans le danger, ceux qui mettent en toi la moindre confiance. [46,9] La preuve, c'est que tu n'as jamais, ni dans la guerre, ni dans la paix, accompli aucune action digne d'un homme estimable. Quelle victoire, en effet, avons-nous remportée sous ta conduite? quel pays avons-nous conquis sous ton consulat? Circonvenant sans cesse et accaparant quelques-uns des premiers citoyens, tu gouvernes par leur entremise, et tu administres tout à ton gré; en public, tu cries à tort et à travers, nous assourdissant de ces abominables paroles : « Moi seul, je vous aime, ainsi qu'un tel (suivant l'occasion); tous les autres vous haïssent; » ou bien encore : « Moi seul, j'ai pour vous de la bienveillance; tous les autres vous tendent des embûches ; » et autres paroles de la sorte, au moyen desquelles tu trahis les uns en les exaltant et en les remplissant d'orgueil, tandis que tu frappes les autres de crainte, afin de les attirer à toi. L'un de nous tous, quel qu'il soit, a-t-il remporté un succès, tu t'inscris pour une part : « Je l'avais bien dit, répètes-tu; c'est moi qui ai rédigé le décret, c'est par mes conseils que cela s'est fait ainsi.» Est-il, au contraire, arrivé un malheur, tu te mets en dehors, tu accuses tous les autres : « Était-ce moi, dis-tu alors, qui étais à la tête de l'armée? était-ce moi qui étais ambassadeur? était-ce moi qui étais consul? » Partout, toujours, tu injuries tout le monde, estimant la puissance de la parole plus parce qu'elle te donne l'apparence d'une audacieuse franchise, que parce qu'elle te permet d'ouvrir un avis utile; comme orateur, tu n'as donc rien fait qui mérite mention. [46,10] Lequel des intérêts publics as-tu sauvé ou relevé? Quel homme réellement coupable envers l'État as-tu cité en justice? quel homme conspirant véritablement as-tu dénoncé? Pour passer le reste sous silence, tes griefs que tu reproches aujourd'hui à Antoine sont de telle nature et en tel nombre qu'on ne saurait leur infliger aucune punition digne de leur énormité. Pourquoi donc, lorsque, dès le principe, tu nous voyais, du moins à ce que tu dis, victimes de ses méfaits, ne l'avoir pas prévenu sur-le-champ, ne l'avoir pas même accusé ? Mais non, aujourd'hui tu viens nous raconter toutes ses contraventions aux lois pendant qu'il était tribun du peuple, toutes ses violences pendant qu'il était maître de la cavalerie, tous ses maléfices pendant qu'il était consul : et pourtant il était alors en ton pouvoir de tirer de lui pour chacun de ses crimes un châtiment convenable : c'était une occasion de te montrer toi-même véritablement ami de la patrie, un moyen à nous de nous venger de ses forfaits au moment même, sans dommage et sans danger. De deux choses l'une : ou tu croyais alors à leur réalité, et tu as refusé de combattre pour notre intérêt; ou, n'ayant pu le convaincre d'aucun de ces crimes, tu l'attaques maintenant par de vaines calomnies. [46,11] La vérité de mes paroles, Pères Conscrits, chacune de ses actions va vous la démontrer. Si Antoine, dans son tribunat, a quelquefois parlé en faveur de César, c'est que Cicéron et quelques autres plaidaient la cause de Pompée. Pourquoi donc accuser Antoine d'avoir préféré l'amitié de César, quand lui-même et les autres, qui ont préféré le parti contraire, sont laissés de côté ? L'un s'est alors opposé à ce que certains décrets fussent rendus contre César; l'autre condamnait pour ainsi dire tout ce qui se faisait dans l'intérêt de César. Mais il s'est, dit Cicéron, mis en opposition avec l'avis du sénat. Et d'abord, comment un seul homme a-t-il eu tant de puissance? Puis, s'il a été, ainsi qu'on le dit, poursuivi à ce titre, comment n'a-t-il pas été châtié ? C'est parce qu'il a pris la fuite, c'est parce qu'il est allé se réfugier auprès de César. Et toi aussi, Cicéron, tout récemment encore, tu n'es point parti en voyage, tu t'es enfui comme auparavant. Ne viens donc pas nous accabler, dans ta pétulance, d'injures qui retombent sur toi-même. Car c'est s'exiler soi-même que de faire ce que tu as fait par crainte d'être traîné devant les tribunaux, te condamnant par avance au dernier supplice. Sans doute ton rappel a été décrété. Comment et par qui, je ne m'en inquiète pas; il a été décrété, et tu n'es rentré en Italie qu'après avoir obtenu cette faveur. Mais Antoine est allé trouver César pour lui annoncer ce qui s'était passé, et il est revenu sans avoir besoin pour cela d'aucun décret. Enfin il a, par ses négociations, obtenu la paix et l'amitié de César pour tous ceux qui se seraient alors trouvés en Italie, paix où le reste des citoyens aurait eu aussi sa part, si, cédant à tes conseils, ils n'avaient pas pris la fuite. [46,12] Les choses étant ainsi, tu oses dire qu'il a lancé César contre sa patrie, excité la guerre civile, et qu'il a été la cause principale de tous les maux qui nous ont accablés dans la suite! Non, non, c'est bien toi, toi qui as donné à Pompée, avec des légions qui ne lui appartenaient pas, l'autorité suprême; qui as tenté d'enlever à César les légions qui lui avaient été données; c'est bien toi, toi qui as conseillé à Pompée et aux consuls de ne pas accepter les propositions de César et d'abandonner Rome et l'Italie : c'est toi, toi qui n'as pas vu César, pas même lorsqu'il est arrivé à Rome, et qui as couru rejoindre Pompée en Macédoine. Tu ne lui as, à lui non plus, prêté aucun concours; sans t'inquiéter des événements, quand la fortune lui a été contraire, tu l'as abandonné. C'est ainsi que, dès le principe, au lieu de le secourir, bien que sa cause, selon toi, fût la plus juste ; quand tu as eu semé partout la discorde et le trouble, tu t'es mis dans un endroit sûr, afin d'observer les deux rivaux, et que, lorsque l'un d'eux eut succombé, comme s'il eût, par cela même, commis quelque injustice, tu l'as aussitôt délaissé pour te tourner vers le parti du vainqueur comme vers le parti le plus juste. Telle est l'ingratitude que tu joins à tes autres vices, que non seulement tu n'es pas satisfait d'avoir eu la vie sauve, mais que, de plus, tu t'indignes de n'avoir pas été nommé maître de la cavalerie. [46,13] Ensuite, tu oses dire, malgré ta conscience, qu'Antoine ne devait pas rester pendant un an maître de la cavalerie. Soit! César, non plus, ne devait pas rester dictateur pendant un an. Par raison ou par violence, l'une et l'autre mesure ont été pareillement décrétées, pareillement approuvées par nous et par le peuple. Voilà, Cicéron, ceux qu'il te faut accuser, s'ils ont transgressé les lois, et non, par Jupiter, ceux qui, pour s'être montrés dignes d'obtenir de telles faveurs, ont reçu d'eux ce privilège. Si les circonstances au milieu desquelles nous étions alors nous ont forcés d'agir ainsi, contrairement à notre devoir, pourquoi l'imputer aujourd'hui à Antoine, au lieu d'y avoir alors mis opposition, si tu le pouvais? C'est, par Jupiter, que tu avais peur. Eh bien! à toi, on te pardonnera de t'être tu par lâcheté, tandis que lui, parce qu'il aura été préféré à toi à cause de son courage, il sera puni ? Où as-tu appris ces principes de justice ? où as-tu lu ces principes de législation? [46,14] Mais il s'est mal conduit pendant qu'il était maître de la cavalerie. Pourquoi ? Parce que, dit Cicéron, il a acheté les biens de Pompée. Combien de fois d'autres ont-ils acheté des biens à vendre, sans qu'aucun d'eux fût mis en cause ? S'il y a eu des biens confisqués et vendus sous la haste et criés par la voix du crieur public, c'était apparemment pour qu'il y eût des acheteurs. Mais les biens de Pompée ne devaient pas être vendus. C'est donc nous qui avons commis une faute, nous qui avons mal fait en les confisquant ; ou bien, afin de nous absoudre, et toi avec nous, César a dépassé les bornes de son pouvoir quand il a ordonné cette vente; et pourtant tu n'as pour lui aucun reproche. Là se montre bien toute la sottise de cet homme. II accuse Antoine de deux crimes opposés : après avoir aidé César dans la plupart de ses entreprises, et avoir, en récompense, beaucoup reçu de lui, Antoine s'en est ensuite vu réclamer violemment le prix; après avoir refusé l'héritage de son père, et, comme une Charybde (cet homme a toujours quelque citation sentant la Sicile, pour ne pas nous laisser oublier qu'il y est allé en exil), avoir dévoré tout ce qu'il possédait, il a soldé le prix de toutes ses acquisitions. [46,15] Mais ce n'est pas seulement là-dessus que cet admirable orateur est convaincu de tenir un langage contradictoire; par Jupiter, en voici d'autres exemples encore : tantôt, selon lui, Antoine a prêté en tout son concours à César, et, par suite, est devenu la principale cause des guerres civiles; tantôt, d'après les accusations où il lui reproche sa lâcheté, Antoine n'a eu de part qu'aux affaires de Thessalie. Autre grief : quelques exilés ont été ramenés, et Cicéron blâme Antoine de n'avoir pas accordé à son oncle la permission de rentrer, comme si quelqu'un croyait que cet oncle n'eût pas été rappelé le premier, s'il eût été au pouvoir d'Antoine de ramener personne, puisqu'il ne lui fait aucun reproche et n'en reçoit aucun de lui, comme Cicéron lui-même le sait bien; car, malgré tant d'horribles mensonges, il n'a osé alléguer aucun fait de cette nature. Voilà combien peu cet homme se soucie de lancer comme un vent tout ce qui lui vient à la bouche. Mais à quoi bon m'étendre sur ce sujet? [46,16] Puisqu'il prend le ton tragique avec ses grands mots, et que, maintenant encore, il prétend qu'Antoine a fait de la charge de maître de la cavalerie un spectacle affligeant en usant partout et en toutes circonstances à la fois du glaive et de la prétexte, ainsi que des licteurs et des soldats, qu'il me dise donc clairement quel dommage nous en avons reçu. Il n'en aurait aucun à citer; car, s'il en avait eu, c'est par là qu'il aurait commencé son bavardage. Au contraire, les séditieux alors, ceux qui ont été les auteurs de tous nos malheurs, ce furent Trébellius et Dolabella ; Antoine, bien loin de nous avoir, dans ces conjonctures, causé le moindre dommage, a tout fait pour nous, en sorte que la défense de la ville contre ces mêmes hommes lui fut confiée par vous, non seulement sans opposition de la part de cet admirable orateur (il était présent) , mais encore avec son consentement. Qu'il nous montre quelle parole est sortie de sa bouche quand il vit ce débauché, cet impur, ainsi qu'il l'appelle injurieusement, outre qu'il ne remplissait aucun de ses devoirs, se faire investir par vous d'une si grande autorité. Il ne pourrait le dire. C'est ainsi que ce grand orateur si bon citoyen, qui va disant et répétant sans cesse partout : « Seul, je combats pour la liberté; seul, je parle librement dans l'intérêt de la République; ni les égards pour mes amis, ni la crainte de me faire des ennemis, ne m'empêchent de prévoir ce qui peut vous être nuisible; s'il me fallait mourir en défendant vos intérêts par ma parole, j'aimerais à terminer ainsi ma carrière. » Aucune de ces paroles qu'il crie aujourd'hui bien haut, il n'a osé alors la prononcer. Cela se comprend. Il réfléchissait que les licteurs et la prétexte, Antoine les avait d'après les anciens règlements relatifs aux maîtres de la cavalerie; que, pour le glaive et les soldats, il lui fallait s'en servir contre les séditieux. Quelles atrocités n'auraient-ils pas, en effet, commises, si Antoine n'eût été armé de ces moyens, puisque quelques-uns ont, malgré cela, si peu respecté son pouvoir ? [46,17] L'opportunité de ces mesures et de toutes les autres, leur parfait accord avec l'opinion de César, sont démontrés par les faits : la sédition s'arrêta, et Antoine non seulement n'a pas été puni pour ces actes, mais même il a été, à la suite, nommé consul. Examinez avec moi quelle conduite il a tenue dans cette magistrature. Vous trouverez, si vous y faites une sérieuse attention, que son consulat fut bien précieux pour cette ville. Cicéron le savait bien lui-même, puisqu'au lieu de contenir son envie, il a osé calomnier Antoine à l'occasion de ce que lui-même il a voulu faire. S'il a mis en avant la nudité d'Antoine, l'huile dont il était frotté, et toutes ces vieilles histoires, ce n'est pas parce que le besoin s'en fait aujourd'hui sentir, c'est pour obscurcir par les bruits du dehors l'habileté d'Antoine et ses succès. C'est Antoine, ô Terre, ô dieux (car je crierai plus haut que toi, et je les invoquerai pour des motifs plus justes), c'est Antoine qui, voyant notre ville déjà en réalité tombée sous le joug d'un tyran, puisque les légions obéissaient à César et que le peuple tout entier, de concert avec le sénat, lui cédait au point de décréter, entre autres privilèges, qu'il serait dictateur pendant toute sa vie et qu'il serait entouré d'un appareil royal, c'est Antoine, dis-je, qui l'a si bien deviné, si bien arrêté dans ses projets que César, saisi de honte et de crainte, ne prit ni le titre de roi ni le diadème que son intention était de se donner lui-même malgré nous. Si un autre prétendait avoir reçu de César l'ordre d'agir ainsi, et qu'il se retranchât derrière la nécessité, il obtiendrait, n'est-il pas vrai? son pardon, attendu les décrets alors rendus par nous et la toute-puissance des soldats. Eh bien donc ! Antoine, qui avait pénétré au fond de la pensée de César et qui avait une connaissance exacte de tous les desseins qu'il méditait, l'en a prudemment détourné par ses conseils. La preuve, c'est que César ne fit plus absolument rien en vue de la domination, et que, de plus, il vécut au milieu de nous tous comme un citoyen ordinaire et sans garde, cause principale pour laquelle il a pu subir le sort qu'il a subi. [46,18] Les voila, Cicéron, Cicéracien, Cicérithe, méchant petit Grec, ou quel que soit enfin le nom que tu préfères, les choses qu'a faites cet homme ignorant, cet homme nu, cet homme parfumé, toutes choses dont tu n'as fait aucune, toi, l'homme habile, l'homme sage, l'homme consommant plus d'huile que de vin, l'homme traînant sa toge jusque sur les talons, non pas, par Jupiter, pour imiter les histrions qui, par leurs gestes, enseignent la variété des mouvements de l'âme, mais pour cacher la laideur de tes jambes. Car ce n'est pas par pudeur que tu le fais, toi qui parles tant de la vie d'Antoine. Qui ne voit, en effet, ces fins manteaux que tu portes ? Qui ne sent l'odeur de tes cheveux blancs peignés avec tant de soin? Qui ne sait que ta première femme, celle qui t'avait donné deux enfants, tu l'as répudiée, et que tu en a pris une autre à la fleur de l'âge, bien que tu fusses décrépit, afin d'avoir sa fortune pour payer tes dettes? Celle-là même, tu ne l'as pas gardée, afin de posséder sans crainte Cérellia, avec laquelle tu as commis l'adultère, bien qu'elle te surpasse en âge autant que te surpassait en jeunesse la vierge que tu avais épousée, cette femme à qui tu écris des lettres telles que pourrait les écrire un bouffon, un bavard effréné, luttant de propos lascifs avec une femme septuagénaire. Je me suis laissé aller, Pères Conscrits, a raconter ces faits en passant, pour que, même en cela, il ne se retire pas avec moins qu'il n'a donné. Il a osé reprocher à Antoine un banquet, lui qui, à ce qu'il dit, ne boit que de l'eau, afin de passer la nuit à écrire des discours contre nous; lui qui élève son fils dans une ivresse telle que ni la nuit ni le jour il n'a sa raison. Il a essayé également de calomnier la bouche d'Antoine, lui qui, dans toute sa vie, se montre libertin et impur au point de ne pas même respecter ceux qui lui touchent de plus prés, de prostituer sa femme et de souiller sa fille. [46,19] Mais passons; je reviens au point d'où je suis parti. Cet Antoine, qu'on attaque avec tant d'acharnement, voyant César s'élever au-dessus de la république, l'a, par des moyens même qu'un soupçonne de flatterie, empêché d'accomplir aucun des projets qu'il méditait. Il y a des gens, en effet, que rien ne détourne tant de l'exécution de desseins mauvais que l'apparente résignation de ceux qui craignent d'avoir à les subir. La conscience de leur injustice les empêche d'y ajouter foi, et la pensée qu'ils sont découverts les couvre de honte et les remplit d'inquiétude, en leur faisant prendre comme une flatterie qu'ils réprimandent, des paroles dites dans un autre sens, et soupçonner dans ce qui en serait la conséquence un piège dont ils rougissent. C'est parce qu'il avait une parfaite connaissance de ces dispositions qu'Antoine a choisi les Lupercales et la procession qui les accompagne, afin que César, dans l'abandon de la pensée et dans les divertissements de la fête, reçût, sans danger pour lui, une leçon de modération : le Forum et les Rostres, afin que les lieux seuls le fissent rougir: il a feint un ordre du peuple, pour que, en l'entendant, César songeât, non pas aux paroles prononcées par Antoine, mais au langage que le peuple romain aurait pu ordonner de lui tenir. Comment, en effet, César aurait-il cru à un ordre du peuple, quand il savait qu'il n'y avait eu aucun décret rendu à ce sujet, quand il s'apercevait qu'on lui refusait les acclamations ? Oui, il fallait que ce fût dans le Forum Romain, où souvent nous avons rendu des décisions en faveur de la liberté; au pied des Rostres, où nous avons mille et mille fois montré notre amour pour le gouvernement populaire; que ce fût pendant la fête des Lupercales, afin de lui rappeler le souvenir de Romulus; que ce fût par un consul, pour qu'il songeât aux actions des anciens consuls; que ce fût au nom du peuple qu'il entendit ces paroles, pour réfléchir que c'était, non pas des Africains, ni des Gaulois, mais des Romains eux-mêmes, qu'il cherchait à se faire le tyran. Ces paroles l'ont détourné de ses desseins : elles l'ont abaissé; prêt peut-être, si un autre le lui eût présenté, à accepter le diadème, il en fut empêché par cette démonstration, il frissonna, il eut peur. Voilà les actes d'Antoine : il n'a pas eu besoin de se briser une jambe par hasard, pour fuir ensuite, ni de se brûler la main, pour effrayer Porsenna; il a su, par une sagesse et une habileté supérieures et à la lance de Décius et au glaive de Brutus, mettre un terme à la tyrannie de César. [46,20] Mais toi, Cicéron, qu'as-tu fait dans ton consulat, je ne dis pas de sage ou de bon, mais même qui ne soit digne du dernier supplice? Notre ville jouissait du calme et de la concorde, n'y as-tu pas jeté le trouble et la sédition, en remplissant le Forum et le Capitole d'esclaves, entre autres gens appelés à ton aide? Catilina, dont le seul crime était de briguer le consulat, ne l'as-tu pas fait périr misérablement? Lentulus et ses compagnons, ne les as-tu pas, sans qu'ils fussent coupables, sans qu'ils aient été jugés, sans qu'ils aient été convaincus, livrés à une mort cruelle, malgré ces nombreuses tirades et sur les lois et sur les tribunaux partout et toujours par toi ressassées dans tes discours, qui, sans elles, se réduiraient à rien. Tu as accusé Pompée d'avoir, dans le jugement de MiIon, violé les prescriptions de la loi, quand, toi, tu n'as accordé à Lentulus aucune des garanties, ni petites, ni grandes, établies en pareil cas, quand tu as, sans explications, sans jugement, jeté en prison un homme vertueux, un vieillard, qui, du chef de ses ancêtres, comptait des gages nombreux de son amour pour la patrie, qui, par son âge, par ses mœurs, n'était pas capable de faire une révolution. Quel mal y avait-il qu'une révolution pût guérir pour lui? quel bien qu'il n'eut pas été exposé à perdre? Quelles armes avait-il rassemblées, quels alliés s'était-il préparés, pour être, lui personnage consulaire, lui revêtu de la préture, sans avoir rien dit, sans avoir rien entendu, si cruellement précipité au fond d'une prison et y périr comme les plus vils scélérats ? Cet illustre Tullius n'avait pas de plus ardent désir que de faire mettre à mort, dans le cachot appelé comme lui le Tullianum, le descendant de ce Lentulus qui fut autrefois prince du sénat. [46,21] Qu'eût donc fait, s'il eût eu la puissance militaire, celui qui a, rien que par ses discours, accompli de si grandes choses ? Car ce sont là tes actions d'éclat, tes exploits guerriers; c'est là ce qui t'a fait, je ne dis pas seulement condamner par les autres, mais porter toi-même le décret contre toi, puisque, avant d'avoir été condamné, tu as pris la fuite. Et quelle autre démonstration plus évidente de ta cruauté, que d'avoir failli périr par le fait de ceux-là même en faveur desquels tu prétendais agir ainsi ? que d'avoir eu peur de ceux qui, à t'entendre, avaient recueilli le bienfait des mesures prises par toi ? Loin d'avoir eu la force de les écouter et de leur répondre, toi, l'homme habile, l'homme supérieur, le défenseur des autres, tu as, comme sur un champ de bataille, cherché ton salut dans la fuite. Ton impudence est telle, que tu as entrepris d'écrire l'histoire de ces temps, toi qui devrais faire des vœux pour que personne ne la recueille, afin d'avoir au moins l'avantage que tes actions meurent avec toi et que la mémoire n'en soit pas transmise à la postérité. Afin de pouvoir en rire, vous aussi, écoutez un trait de la sagesse de cet homme. S'étant proposé d'écrire l'histoire de tout ce qui s'est fait dans Rome ; (car il se donne pour être à la fois rhéteur, poète, philosophe, orateur et historien), il a pris non pas la fondation de la ville, comme les autres écrivains, mais bien son consulat pour point de départ de son récit, afin d'avoir, remontant en arrière, ce consulat au commencement de ses mémoires, et le règne de Romulus à la fin. [46,22] Dis-nous donc, puisque tu écris, puisque tu fais de telles choses, dis-nous quels sont les discours que doit tenir au peuple, quelles sont les actions que doit accomplir un homme de bien; car tu es meilleur pour conseiller n'importe quoi à d'autres, que pour faire toi-même ce qu'il faut; pour gourmander les autres, que pour te corriger toi-même. Combien ne valait-il pas mieux, au lieu d'adresser à Antoine le reproche de lâcheté, te dépouiller de ta mollesse morale et physique; au lieu de lui objecter un manque de foi, ne rien faire de contraire à la loyauté et ne pas être transfuge ; au lieu de l'accuser d'ingratitude, ne pas toi-même être coupable de torts envers tes bienfaiteurs ? Un des vices que la nature a mis dans cet homme, c'est, avant tout, sa haine contre ceux qui lui ont fait du bien; c'est, à l'égard des autres, l'empressement officieux qu'il montre pour ceux-ci et les complots qu'il trame contre ceux-là. Ainsi, pour omettre le reste, c'est que, après avoir éprouvé la pitié de César, après lui avoir été redevable de la vie et avoir été par lui inscrit au nombre des patriciens, il l'a tué, non pas de sa propre main (comment l'eût-il fait, lui si lâche et si efféminé?), mais en excitant et en apostant ceux qui ont fait le coup. La vérité de mes paroles est démontrée par les meurtriers eux-mêmes : lorsqu'ils s'élancèrent avec leurs épées nues dans le Forum, ils l'appelèrent par son nom à leur aide, en criant continuellement : « Cicéron ! Cicéron ! » comme vous l'avez tous entendu. Cicéron a donc tué celui qui était son bienfaiteur. Quant à Antoine, qui lui a fait obtenir la dignité d'augure, et qui lui a sauvé la vie, lorsque, à Brindes, il faillit être massacré par les soldats, voilà les témoignages de reconnaissance qu'il lui accorde, c'est-à-dire des injures pour des choses que ni lui-même ni aucun autre n'a jamais incriminées, et des invectives pour celles qui valent à d'autres ses éloges. C'est ainsi que son César, qui n'a pas encore l'âge ni pour exercer une magistrature, ni pour s'occuper des affaires publiques, et qui n'a pas été élu par nous, il le voit lever une armée, entreprendre la guerre sans que nous l'ayons décrétée, sans que nous lui en avons donné mission; et non seulement il ne l'accuse pas, mais même il le comble d'éloges. Voilà comment, loin de régler les droits suivant les lois, l'utilité suivant l'intérêt commun, il dirige tout suivant son bon plaisir; et ce qu'il exalte chez les uns devient chez les autres le sujet d'un blâme, grâce à ses mensonges et à ses calomnies contre vous. [46,23] Tout ce qui, après la mort de César, a été fait par Antoine, vous trouverez qu'il l'a été en vertu d'ordres émanés de vous. Quant à l'administration des finances et à l'examen des mémoires de César, je crois superflu d'en parler. Pourquoi ? Parce que, d'un côté, c'est à celui qui hérite des biens qu'il conviendrait de s'en enquérir; et que, d'un autre côté, s'il y avait véritablement quelque malversation, il fallait l'arrêter sur-le-champ. Rien n'a été fait en cachette, Cicéron; tout a bien été, comme tu le dis toi-même, gravé sur des plaques. Si donc, entre autres maléfices commis aussi ouvertement et aussi impudemment que tu le prétends, Antoine nous a enlevé la Crète tout entière en laissant libre, soi-disant en vertu des mémoires de César, après le gouvernement de Brutus, une province qui a été, plus tard, confiée par nous à ce même Brutus, comment as-tu gardé le silence ? comment les autres citoyens l'ont-ils enduré ? Mais, je l'ai dit, je passerai sur ces griefs. La plupart, en effet, n'ont pas été nettement articulés, et Antoine, qui peut vous renseigner exactement sur chacun de ses actes, est absent. Quant à la Macédoine, à la Gaule et aux autres provinces, il existe des décrets de vous, Pères Conscrits, décrets par lesquels vous avez assigné aux autres chacune d'elles séparément, tandis que vous avez, par votre vote, remis à Antoine et la Gaule et les soldats. Et Cicéron le sait bien : il était présent et il a pris part avec vous à tous les décrets. Combien il eût été préférable pour lui de s'y opposer alors, si quelqu'un d'eux n'était pas convenable, et de vous instruire des considérations qu'il allègue aujourd'hui, plutôt que d'avoir, sur le moment, gardé le silence et vous avoir laissé commettre la faute, pour venir aujourd'hui, en apparence adresser des reproches à Antoine, mais, en réalité, accuser le sénat! [46,24] Il n'y a, en effet, aucun homme de bon sens qui puisse dire qu'on vous ait contraints par violence à rendre ces décrets. Antoine, d'ailleurs, n'avait pas une troupe de soldats assez forte pour vous forcer à quoi que ce soit de contraire à votre intention, et tout a été fait dans l'intérêt de l'État. Des légions avaient été envoyées en avant : elles étaient réunies; il y avait à craindre qu'en apprenant la mort de César, elles ne se révoltassent, et que, quelque misérable à leur tête, elles n'excitassent de nouveau la guerre : vous avez jugé à propos, dans votre sagesse et dans votre prudence, de leur donner pour chef Antoine, c'est-à-dire le consul, celui qui avait présidé à la concorde; celui qui, dans le gouvernement de l'État, avait aboli complètement la dictature. C'est pour ces motifs que vous lui avez donné la Gaule en place de la Macédoine, afin que là, étant en Italie, il ne fit rien de mal et qu'il exécutât vos ordres à l'instant même. [46,25] Je vous ai dit, à vous, ces paroles pour que vous sachiez que vos résolutions ont été justes. Quant à Cicéron, il me suffisait de lui dire qu'il était présent lorsque toutes ces mesures ont été prises, et qu'il les a décrétées avec nous à une époque où Antoine n'avait pas de soldats et ne pouvait nullement être pour nous un sujet de terreur capable de nous faire négliger le moindre intérêt. Eh bien ! puisque tu as alors gardé le silence, dis-nous maintenant, du moins, ce qu'il nous fallait faire dans ces conjonctures. Licencier les légions sans leur donner de chef? N'auraient-elles pas alors rempli de mille maux et la Macédoine et l'Italie? Les confier à un autre ? Qui trouver de plus nécessaire et de plus convenable qu'Antoine, que le consul, que celui qui avait l'administration générale de la ville, qui avait si bien garanti la concorde; que celui qui avait donné tant de preuves de dévouement au bien commun ? Quelqu'un des meurtriers? Il n'y avait pas, même sans cela, sûreté pour eux à rester dans la ville. Quelqu'un de l'opinion opposée ? Ils étaient suspects à tous. Qui surpassait Antoine en considération? Quel autre remportait sur lui en expérience? Mais ton indignation vient de ce que nous ne t'avons pas préféré. Quelle charge avais-tu? Que n'eusses-tu pas fait, si tu avais eu des armes et des soldats à ta disposition, lorsque, dans ton consulat, tu as excité des troubles si nombreux et si grands avec ces antithèses auxquelles tu t'étudies, et qui, alors, étaient ta seule ressource ? [46,26] Mais, je reviens sur cette considération : tu étais présent, lorsque tous ces décrets ont été rendus, et, loin de t'y opposer, tu les as acceptés tous comme bons et nécessaires. La franchise du langage ne t'a jamais manqué; tu aboyais souvent à tort et à travers. Tu ne craignais non plus personne. Comment, en effet, aurais-tu craint un homme nu, lorsque tu ne crains pas un homme armé? Comment aurais-tu été effrayé d'un homme seul, lorsque tu ne l'es pas d'un homme qui possède tant de soldats? Pourtant tu te vantes de ton profond mépris de la mort, comme tu dis. Les choses étant ainsi, lequel des deux vous semble être coupable, d'Antoine, qui se met à la tête des troupes que vous lui avez données, ou de César, qui, simple particulier, est entouré de forces si grandes? d'Antoine, qui s'est rendu dans la province que vous lui avez confiée, ou de Brutus, qui l'empêche d'entrer sur son territoire? d'Antoine, qui veut forcer les alliés à obéir à vos décrets, ou de ces mêmes alliés qui refusent de recevoir le gouverneur envoyé par vous, et prêtent leur concours à celui que vous avez révoqué? d'Antoine, qui contient vos soldats, ou des soldats qui ont abandonné leur chef? d'Antoine, qui n'a introduit dans la ville aucun des soldats que vous lui avez donnés, ou de César, qui à prix d'argent, a persuadé aux vétérans de venir ici ? Quant a moi, je ne pense pas qu'il soit besoin désormais d'en dire davantage pour décider que l'un remplit fidèlement et dans son entier la commission qu'il a reçue de vous, et que les autres doivent, pour ce qu'ils ont osé de leur propre chef, être livrés au supplice. Si vous avez pris des soldats pour vous garder, c'est afin de pouvoir délibérer sur les circonstances présentes sans danger, non pas du côté d'Antoine, qui n'a rien fait de son autorité privée et ne vous cause de terreur en rien, mais du côté de celui qui a réuni une armée contre Antoine, et plusieurs fois a eu, dans la ville même, un grand nombre de soldats à sa disposition. [46,27] Ces paroles s'adressent à Cicéron, parce que c'est lui qui, le premier, a tenu contre nous d'injustes propos; car autrement je n'aime pas, comme lui, à me créer des ennemis, et je ne me soucie pas de m'occuper des torts d'autrui, comme il se vante sans cesse de le faire. Ce que je vous conseille, sans chercher à me montrer le complaisant d'Antoine, comme sans accuser ni César ni Brutus, mais en donnant, ainsi qu'il convient, mon avis sur l'intérêt commun, je vais maintenant l'exposer. Je prétends qu'il ne faut considérer comme ennemi aucun de ceux qui ont présentement les armes à la main, ni examiner scrupuleusement ce qui a été fait par eux. Les temps, en effet, ne sont pas propices pour cet examen, et, tous étant également nos concitoyens, si quelqu'un d'eux vient à éprouver un échec. ce sera un citoyen perdu pour nous, tandis que, s'il réussit, il grandira contre nous. Pour ces motifs, je pense qu'on doit les traiter en citoyens et en amis, envoyer à tous également l'ordre de quitter les armes et de se remettre eux, et leurs légions, à votre discrétion, et non pas encore entreprendre la guerre contre aucun d'eux, mais, suivant le compte qui vous en sera rendu, donner des éloges à ceux qui auront consenti à nous obéir et combattre ceux qui auront refusé. La justice, en effet, et notre intérêt nous commandent de ne pas nous presser, de ne rien faire avec précipitation, mais de temporiser, et, après avoir accordé aux chefs et aux soldats quelque temps pour se repentir, si la guerre est indispensable, d'en charger les consuls. [46,28] Pour toi, Cicéron,. je t'engage a ne pas faire le fanfaron à la manière des femmes, à ne pas imiter Bambalion, à ne pas guerroyer, à ne pas, enfin, à cause de ton inimitié particulière contre Antoine, exposer à de nouveaux dangers la ville tout entière. Tu ferais sagement de te réconcilier avec un homme avec qui tu as eu souvent de nombreux rapports d'amitié: si cependant tu es implacable, du moins épargne-nous et ne va pas renverser aujourd'hui cette amitié mutuelle que tu as introduite parmi nous: mais, en souvenir de ce jour et de ces paroles que tu prononças dans le temple de la Terre, fais quelques concessions à cette Concorde chez laquelle nous délibérons, de peur qu'on n'accuse ton discours d'avoir été inspiré non par une pensée sincère, mais par un tout autre sentiment. C'est l'intérêt de l'État, et c'est ce qui te rapportera le plus de gloire. Ne t'imagine pas que les fanfaronnades soient un moyen d'illustration et de sécurité; ne dis pas non plus que tu méprises la mort, dans l'espoir de t'attirer des éloges. Ceux qui tiennent un tel langage sont, comme ceux que la démence a poussés à commettre un crime, suspectés et haïs de tout le inonde, au lieu que ceux qu'on voit faire le plus grand cas de leur salut sont loués et approuvés comme des gens incapables de rien faire qui mérite la mort. Toi donc aussi, si réellement tu veux le salut de la patrie, parle et agis de façon à te sauver toi–même, et non pas, par Jupiter, de façon à nous perdre avec toi. » [46,29] Après ce discours de Calénus, Cicéron ne se contint pas : lui-même usait à l'égard de tous indifféremment d'une liberté de langage sans mesure et sans borne, mais, de la part des autres, il n'admettait pas la pareille. Dans cette occurrence donc, ayant laissé de côté l'examen des affaires publiques, il se mit à répondre des injures, de sorte que ce jour-là, principalement pour cette raison, se passa sans qu'on fît rien. Le lendemain et le surlendemain, après plusieurs autres discours dans les deux sens, les partisans de César eurent le dessus et ils lui votèrent une statue, le droit de donner, dans le sénat, son avis au rang de ceux qui avaient exercé la questure, celui de demander les charges dix ans avant l'âge fixé par les lois, le remboursement par l'État des sommes qu'il avait dépensées pour les soldats, attendu que, bien qu'il eût agi de sa seule autorité, c'était néanmoins dans l'intérêt général qu'il les avait levés; que les soldats, tant les siens que ceux qui avaient abandonné Antoine, seraient désormais exempts de faire aucune autre guerre et recevraient immédiatement des terres. On envoya une députation à Antoine pour lui ordonner de quitter les légions et la Gaule, et de partir en Macédoine. On signifia à ceux qui combattaient avec lui qu'ils eussent à se retirer au sein de leurs foyers dans un délai déterminé, que, sinon, on leur faisait savoir qu'ils seraient regardés comme ennemis publics. De plus, les sénateurs, qui avaient reçu de lui le gouvernement de provinces, furent révoqués, et d'autres furent envoyés en leur lieu et place en vertu d'un sénatus-consulte. Voilà ce qui fut réglé alors; dans la suite, un peu avant qu'on connût la résolution d'Antoine, on décréta qu'il y avait tumulte et on quitta l'habit de sénateur; la guerre contre lui fut confiée aux consuls et à César, qu'on investit de la puissance prétorienne ; Lépidus et L. Munatius Plancus, qui commandait une partie de la Gaule transalpine, eurent l'ordre de leur prêter secours. [46,30] Ce fut ainsi que le sénat lui-même fournit à Antoine, qui d'ailleurs désirait la guerre, un prétexte pour ouvrir les hostilités. Antoine, en effet, s'en prit aux décrets pour reprocher tout d'abord aux députés qu'on en usait envers lui par rapport à l'adolescent (c'était César qu'il désignait par ce mot) d'une façon peu honorable et peu équitable ; puis, par l'intermédiaire de députés qu'il envoya à son tour pour rejeter sur le sénat la cause de la guerre, il offrit des conditions spécieuses, mais auxquelles ni César ni ses partisans ne pouvaient accéder. Son intention était bien de ne rien faire de ce qui lui était ordonné, mais, sachant parfaitement que les autres, non plus, n'accepteraient aucune de ses propositions, il promettait de se conformer à toutes les conditions du sénat, afin de se ménager l'excuse qu'il était résolu à obéir, mais que ses adversaires avaient, par le rejet de ses offres, prévenu les événements et causé la guerre. Sa réponse, en effet, fut qu'il abandonnerait la Gaule et licencierait ses légions, si on consentait à leur accorder les mêmes récompenses qu'à celles de César et à nommer consuls Cassius et Marcus Brutus. Il faisait cette demande pour se les attacher, et afin qu'ils ne lui gardassent aucun ressentiment de sa conduite à l'égard de Décimus, leur complice. [46,31] Antoine mettait en avant ces exigences, sachant à n'en pas douter qu'il n'obtiendrait satisfaction pour aucune. César, en effet, n'aurait jamais supporté ni que les meurtriers de son père obtinssent le consulat, ni que les soldats d'Antoine, recevant les mêmes récompenses que les siens, devinssent encore plus attachés à leur général. Aussi, loin qu'aucune de ces conditions fût accordée, ce fut alors un motif de plus pour déclarer une seconde fois la guerre à Antoine et enjoindre de nouveau à ceux qui étaient avec lui de l'abandonner, en leur fixant un autre délai. Tous les Romains prirent le sagum, même ceux qui n'allaient pas à la guerre; la garde de la ville fut confiée aux consuls, avec insertion dans le décret de la formule ordinaire « de veiller à ce que la République n'éprouvât aucun dommage. » Comme on avait besoin de fortes sommes pour la guerre, tout le monde contribua de la vingt-cinquième partie de ses biens, les sénateurs contribuèrent en outre pour quatre oboles par chaque tuile de leurs maisons de Rome, qu'ils en fussent propriétaires ou simples locataires. Les riches payèrent séparément beaucoup d'autres impôts, nombre de villes et de particuliers fournirent gratuitement les armes et tout ce qui était nécessaire pour l'expédition: car le trésor public était alors dans un épuisement tel que les jeux qui devaient avoir lieu à ente époque ne furent pas célébrés, si l'on en excepte quelques-uns, en petit nombre, qui le furent pour la forme. [46,32] Ceux qui favorisaient César et haïssaient Antoine se rallièrent à ces mesures avec empressement; mais la plus grande partie des citoyens, que les expéditions et les contributions accablaient, en étaient affligés, surtout parce qu'on ne pouvait savoir auquel des deux resterait l'avantage, et que l'on était certain à l'avance d'être esclave du vainqueur. Dans le nombre assez grand de ceux qui étaient bien disposés pour Antoine, les uns, et parmi eux des tribuns du peuple et des préteurs, allèrent ouvertement le trouver; les autres, restés à Rome, et parmi eux Calénus, faisaient, pour servir ses intérêts, tout ce qui était en leur pouvoir, soit par des menées secrètes, soit par une justification publique. Ceux-là ne changèrent pas immédiatement d'habits, mais ils persuadèrent au sénat d'envoyer à Antoine une nouvelle députation dont Cicéron ferait partie, alléguant qu'il le déciderait à un accord ; mais, en réalité, ils voulaient se débarrasser de cet obstacle. Cicéron, avant compris leur pensée, fut saisi de crainte et n'osa pas se livrer aux armes d'Antoine. Ce fut un motif pour les autres députés de ne pas se rendre auprès d'Antoine. [46,33] Pendant que ces événements se passaient, il arriva de nouveau des prodiges d'importance non médiocre et pour la ville et pour le consul Vibius lui-même. Au milieu de la dernière assemblée, celle à la suite de laquelle il partit pour la guerre, un homme, atteint de la maladie appelée Sacrée, tomba tout à coup, tandis que le consul haranguait le peuple; une statue de lui en airain, placée dans le vestibule de sa maison, se renversa spontanément juste le jour et l'heure où il se mettait en marche. Les victimes qu'on offre en sacrifice avant la guerre ne purent, à cause de l'abondance du sang, fournir de présages clairs aux aruspices: celui qui lui apportait une palme glissa sur le sang répandu à terre, et, dans sa chute, tacha la palme. Tels sont les prodiges qui arrivèrent à Vibius. S'ils s'étaient produits quand il était simple particulier, ils n'eussent concerné que lui seul: mais, comme il était consul, ils intéressaient tous les Romains également ; il en fut de même et de la statue de la Mère des Dieux, sur le Palatin (son visage qui, auparavant, se dirigeait vers le soleil levant, se tourna spontanément au couchant), et de celle de Minerve, vénérée à Mutina, ville près de laquelle eut lieu le plus fort du combat (elle versa du sang en abondance, puis du lait) ; enfin, les consuls sortirent de Rome avant les Féries Latines, circonstance qui, toutes les fois qu'elle se produisit, n'amena jamais que des résultats funestes. C'est ainsi qu'à cette époque, tant sur le moment que plus tard, périrent les deux consuls et un grand nombre de plébéiens, comme aussi de chevaliers et de sénateurs, surtout de ceux qui occupaient les premiers rangs dans leur ordre. D'un côté les combats, de l'autre les proscriptions renouvelées dans Rome à l'exemple de Sylla, enlevèrent, à l'exception de ceux qui les commettaient, toute la fleur de la population. [46,34] La cause de ces calamités fut le sénat lui-même. Il aurait dû mettre à la tête des affaires un seul homme, le citoyen le plus sage, et lui prêter son concours en tout; il ne le fit pas. Après avoir élevé quelques citoyens et avoir augmenté leur puissance pour les opposer aux autres, il s'efforça ensuite de les renverser à leur tour, ce qui fit qu'il n'en eut aucun pour ami et les eut tous pour ennemis. Il y a, en effet, des gens qui n'agissent pas de même envers ceux qui leur ont fait de la peine et envers ceux qui leur ont fait du bien ; ils se souviennent malgré eux de leur colère et oublient volontiers les bienfaits, ne voulant point passer pour avoir reçu une faveur, de peur de passer en même temps pour des hommes faibles, et craignant, si on venait à les soupçonner d'avoir laissé un outrage impuni, d'encourir le reproche de lâcheté. Or le sénat, en n'acceptant personne franchement, en embrassant tour à tour un parti après l'autre, en s'inspirant, dans ses décrets et dans ses actes, tantôt de ce qui était l'intérêt de quelques-uns, tantôt de ce qui leur était contraire, le sénat eut beaucoup à souffrir du fait des autres et beaucoup aussi de son propre fait. Car la guerre pour tous n'avait qu'un but : détruire le gouvernement populaire et y substituer le pouvoir absolu; et dans cette lutte où il s'agissait de savoir, pour les uns, de qui ils seraient esclaves, pour les autres, qui d'entre eux serait le maître, les deux partis ruinèrent également l'État, et la fortune décida de l'estime qu'on ferait de chacun d'eux. Les uns, parce qu'ils ont réussi, ont passé pour des gens sensés et de bons citoyens; les autres, parce qu'ils ont échoué, ont reçu les noms d'ennemis de la patrie et d'hommes exécrables. Voilà où en étaient venues les affaires des Romains. [46,35] Je raconterai en détail ce qui se passa, parce que, selon moi, il y a là un enseignement, surtout lorsque, appliquant le raisonnement aux faits, on démontre par lui la nature des actions et que, par l'accord des faits, on prouve la justesse du raisonnement. Antoine tenait Décimus assiégé dans Mutina, parce que, à parler exactement, il refusait de lui céder la Gaule, mais, suivant ses allégations, parce qu'il était un des meurtriers de César. Comme la véritable cause de la guerre ne lui faisait pas honneur, voyant, d'ailleurs, le peuple tourner ses regards vers César qui cherchait à venger son père, il mettait ce motif en avant pour faire la guerre à Décimus. Que ce lui fût là, en effet, un prétexte pour s'emparer de la Gaule, c'est ce qu'il fit voir lui-même en demandant que Cassius et Marius Brutus fussent créés consuls; car c'était en vue de ses intérêts qu'il affichait ces deux prétentions si contradictoires. Quant à César, il avait marché contre Antoine avant même qu'un décret l'eût chargé de cette guerre; il n'avait cependant rien fait qui mérite d'être rapporté. Quand il connut la décision du sénat, il accepta les honneurs et s'en réjouit, surtout parce que, dans un sacrifice qu'il offrit après avoir reçu les ornements et la puissance de la préture, les foies furent trouvés doubles dans toutes les victimes au nombre de douze; mais, d'un autre côté, il fut affligé d'apprendre qu'on envoyait à Antoine des députés chargés de propositions, au lieu de lui déclarer sur-le-champ une guerre à outrance ; surtout, il s'était aperçu que les consuls, en leur nom privé, avaient expédié à Antoine des messages de conciliation ; que des lettres adressées à quelques sénateurs et qui avaient été interceptées, leur avaient été remises par eux à son insu, et que, sous prétexte de l'hiver, ils, ne faisaient ni une guerre sérieuse ni une guerre immédiate. Cependant n'ayant pas les moyens de dévoiler leur conduite (il ne voulait pas se les aliéner et ne pouvait rien sur eux ni par persuasion ni par violence), il prit lui-même tranquillement ses quartiers d'hiver à Forum Cornelii, jusqu'au moment où il craignit pour Décimus. [46,36] Décimus, en effet, auparavant se défendait avec vigueur contre Antoine; cependant, un jour, soupçonnant que des émissaires s'étaient introduits dans la ville pour corrompre les soldats, il convoqua tous les habitants, et, après quelques courtes paroles, il ordonna par la voit du héraut, en montrant un certain endroit, que ceux qui étaient sous les armes se rangeassent d'un côté et les particuliers de l'autre. Les agents d'Antoine, embarrassés de quel côté se tourner et restés seuls, furent découverts et pris. A partir de ce moment. Décimus fut complètement investi. Alors César, craignant qu'il ne fût pris de vive force ou qu'il ne capitulât par manque de vivres, contraignit Hirtius à marcher avec lui à son secours ; car, pour Vibius. il était encore à Rome occupé à lever des troupes et à faire abroger les lois des Antoine. César donc et Hirtius, dirigeant leur marche sur Bononia, que sa garnison avait abandonnée, la prirent sans coup férir et mirent en fuite la cavalerie qui venait à leur rencontre; mais le fleuve qui passe à Mutina et un poste établi sur ses bords ne leur permirent pas de s'avancer plus loin. Dans cette conjoncture, pour faire connaître leur présence à Décimus, de peur que par hasard il ne traitât avant leur arrivée, ils allumèrent d'abord des fanaux sur le haut des arbres : puis, Décimus n'ayant pas compris ce signal, ils roulèrent, comme un morceau de papier, une lame de plomb fort mince sur laquelle ils écrivirent et la donnèrent à porter la nuit à un plongeur. Décimus, ainsi instruit de leur présence et en même temps de leur promesse de secours, leur répondit à son tour de la même manière, et, à partir de ce moment, ils ne cessèrent de se communiquer les uns aux autres toutes leurs intentions. [46,37] Antoine, voyant que Décimus ne se rendrait pas, laissa son frère Lucius continuer le siège, et se porta de sa personne à la rencontre de César et d'Hirtius. Comme les camps étaient en face l'un de l'autre, il y eut pendant plusieurs jours quelques engagements de cavalerie où les chances furent égales, jusqu'au moment où les cavaliers celtes, gagnés par César avec les éléphants, penchèrent de nouveau du côté d'Antoine et, sortant du camp avec les autres, s'élancèrent en avant comme pour engager seuls l'action avec ceux qui venaient à leur rencontre, puis, peu après, firent volte-face, et fondant, contre toute attente, sur ceux qui les suivaient sans soupçonner rien, en firent un grand carnage. Ensuite quelques fourrageurs, de part et d'autre, en vinrent aux mains, puis le reste des leurs étant venu chacun au secours des siens. il s'engagea un combat très vif, et Antoine eut l'avantage. Fier de ces succès et sachant que Vibius approchait, il donna l'assaut aux retranchements ennemis, dans l'espoir, s'il parvenait à s'en emparer avant l'arrivée du consul, que la guerre deviendrait aisée à terminer. Mais, comme César et Hirtius, entre autres motifs, à cause de leurs échecs et de leur espoir dans Vibius, faisaient bonne garde et ne sortaient pas pour le joindre, il laissa là encore une partie de son armée avec ordre d'engager l'action pour faire croire qu'il était lui-même présent et en même temps empêcher que personne ne tombât sur ses derrières. Après ces dispositions, il partit de nuit, dérobant sa marche à Vibius qui arrivait de Bononia; il le prit dans une embuscade où il le blessa, lui tua la plupart de ses soldats et enferma le reste dans l'enceinte du fossé. Il les aurait anéantis pour peu qu'il les eût assiégés. Mais, n'ayant pas réussi au premier assaut, il craignit de s'attarder et de laisser à César et aux autres le temps de lui faire éprouver quelque échec, et il se tourna de nouveau contre eux. Hirtius, marchant à sa rencontre dans le moment où, fatigué de ses deux courses et du combat, mais rassuré par sa victoire, il était loin de s'attendre à l'attaque d'aucun ennemi, remporta un avantage important. Quand ce succès fut connu, César resta pour garder le camp, tandis qu'Hirtius mena ses troupes contre Antoine. [46,38] Après la défaite d'Antoine, non seulement Hirtius, mais aussi Vibius, bien qu'il ne fût pas sorti avec honneur du combat, et César, bien qu'il n'eût pas combattu, reçurent des soldats et du sénat le titre d'Imperator. On décerna une sépulture publique à ceux qui avaient succombé en combattant sous leurs ordres, et, à leurs enfants et à leurs parents, toutes les récompenses qu'ils auraient eux-mêmes reçues s'ils eussent vécu. Pendant que ces événements se passaient, Pontius Aquila, l'un des meurtriers et lieutenant de Décimus, vainquit dans plusieurs batailles T. Munatius Plancus, qui faisait la guerre contre lui : Décimus, loin de montrer aucune colère contre un sénateur qui était passé du côté d'Antoine, lui renvoya ses meubles et tout ce qu'il avait laissé à Mutina. A partir de ce moment, les soldats d'Antoine se détachèrent de lui, et, parmi le peuple, quelques-uns de ceux qui partageaient auparavant ses sentiments le quittèrent aussi. Ces succès encouragèrent César et Hirtius; ils s'avancèrent contre les retranchements d'Antoine, afin de le provoquer à un combat. Mais Antoine fut un instant frappé de crainte et se tint en repos; puis, avant reçu un renfort que lui envoyait Lépidus, il reprit confiance. Lépidus n'avait pas déclaré à qui il l'envoyait : il aimait Antoine, qui était son parent, et, d'un autre côté, il avait été appelé contre lui par le sénat : c'est pour ce motif et aussi pour se ménager une retraite auprès de l'un et de l'autre, qu'il n'avait donné aucun ordre précis à M. Silanus, qui commandait ce détachement. Mais Silanus, connaissant parfaitement la pensée de Lépidus, se rendit de sa seule autorité auprès d'Antoine. Enhardi par ce secours, Antoine fit subitement une sortie, et, après un grand carnage de part et d'autre, il fut mis en fuite. [46,39] Jusque-là, César avait été élevé par le peuple et par le sénat ; il se flattait donc qu'on lui conférerait les autres dignités et qu'on le nommerait immédiatement consul : car le hasard voulut qu'Hirtius périt à la prise du camp d'Antoine et que Vibius succombât, peu de temps après, à ses blessures; ce qui fit accuser César de leur avoir donné la mort pour leur succéder. Le sénat, tant qu'on ne vit pas bien encore auquel des deux adversaires resterait l'avantage, révoqua tous les pouvoirs auparavant concédés par lui a quelques citoyens contrairement aux usages de Rome, prenant par ces décrets, qui s'adressaient à tous les deux, des précautions contre le vainqueur, précautions dont il devait rejeter la cause sur celui qui succomberait. Ainsi, il interdit à tout Romain d'exercer une charge pendant plus d'une année; il défendit de nommer un seul intendant des blés, ou un seul préfet de l'annone. Mais, quand il apprit ce qui avait été fait, il se réjouit de la défaite d'Antoine, reprit la toge, vota soixante jours de supplications, déclara ennemis publics ceux qui avaient combattu avec lui, et confisqua leurs biens, ainsi que ceux d'Antoine lui-même. [46,40] Quant à César, le sénat, loin de lui accorder aucune faveur nouvelle, chercha, au contraire, à le renverser en décernant à Décimus tous les honneurs qu'il espérait recevoir pour lui. Il accorda à Décimus non seulement l'honneur de sacrifices pour les succès remportés, mais encore le triomphe; il lui confia la conduite de la guerre avec le commandement des légions, même de celles de Vibius : un sénatus-consulte attribua aux soldats assiégés avec lui, bien qu'ils n'eussent en rien contribué à la victoire et en eussent été simplement spectateurs du haut de leurs murailles, les toges et toutes les récompenses promises à ceux de César. Aquila, qui était mort dans le combat, eut une statue, et l'argent qu'il avait dépensé de ses deniers pour procurer des soldats à Décimus fut rendu à ses héritiers; pour tout dire en un mot, ce qu'on avait fait en faveur de César contre Antoine, un décret le conféra aux autres contre lui. Bien plus, afin de lui ôter, en eût-il la plus grande intention, le pouvoir de faire aucun mal, on déchaîna tous ses ennemis contre lui. On donna la flotte à Sextus Pompée, la Macédoine à Marcus Brutus, la Syrie à Cassius, avec la conduite de la guerre contre Dolabella. On n'eût pas manqué de lui retirer toutes ses troupes, si l'amour bien connu des soldats pour lui n'eût fait redouter de prendre ouvertement cette décision. On essaya néanmoins de mettre les soldats aux prises entre eux et avec lui. On ne voulut ni accorder des éloges et des honneurs à tous de peur d'élever trop haut leur orgueil, ni les laisser tous sans honneur de peur de se les aliéner et de les mettre par là dans la nécessité de s'entendre tous ensemble. On prit un milieu : par des éloges accordés aux uns et refusés aux autres, par le droit donné aux uns et dénié aux autres de porter une couronne d'olivier dans les jeux; en outre, par le vote d'une somme de deux mille cinq cents drachmes en faveur des uns, tandis que les autres ne recevraient pas même une pièce de cuivre, on se flatta de les brouiller entre eux, et, par suite, de les affaiblir. [46,41] Ceux qui devaient annoncer ces résolutions aux soldats furent envoyés non pas à César, mais aux soldats eux-mêmes. Vivement irrité de cette conduite, César, néanmoins, fit semblant de permettre aux députés de s'entretenir hors de sa présence avec son armée à qui il avait préalablement recommandé de ne donna aucune réponse et de l'appeler sur-le-champ : arrivé dans le camp, il se fit du message même, dont il écouta la lecture avec ses soldats, un moyen de les gagner bien davantage encore à sa cause. Ceux en effet qui avaient été préférés conçurent moins de joie de cette préférence que de soupçons sur le motif qui y donnait lieu, soupçons que César excitait en eux le plus qu'il pouvait; ceux qui avaient été flétris ne montraient aucune colère contre leurs camarades, mais, accusant la pensée même du décret, ils regardaient l'ignominie comme infligée à tous et faisaient en commun éclater leur colère. A Rome, quand on fut instruit de ce résultat, les sénateurs, saisis de crainte, au lieu de se décider alors à nommer César consul, ce qu'il désirait ardemment, lui décernèrent les ornements du consulat et le droit d'opiner désormais parmi les consulaires. Comme il ne faisait aucun cas de cette distinction, on décréta qu'il serait élu préteur d'abord, et consul ensuite. C'était, suivant leur opinion, agir sagement à l'égard de César, qui, en réalité, n'était qu'un adolescent et un enfant, comme ils affectaient de le répéter; mais celui-ci, qui s'indignait surtout de s'entendre appeler enfant, n'hésita plus, et tourna ses vues vers les armes et la force qu'elles procurent. Il parlementa secrètement avec Antoine, rassembla ceux qui s'étaient échappés du combat où il les avait lui-même vaincus et que le sénat avait déclarés ennemis publics, et se répandit devant eux en accusations contre le sénat et contre le peuple. [46,42] Quand les Romains apprirent cette nouvelle, ils le tinrent quelque temps en mépris; mais, lorsqu'ils surent qu'Antoine et Lépidus étaient d'accord, ils se mirent à courtiser de nouveau César, ignorant les conférences qu'il avait eues avec Antoine, et ils lui confièrent la conduite de la guerre contre ces deux chefs. César l'accepta, dans l'espoir que peut-être elle lui vaudrait le consulat, car il mit tout en œuvre pour se faire élire, usant, entre autres influences, de celle de Cicéron, à qui il alla jusqu'à promettre de le prendre pour collègue. N'ayant pu, malgré ces moyens, réussir à se faire nommer, il feignit de s'occuper des préparatifs de la guerre conformément à ce qu'avait décidé le sénat; puis, après s'être, dans l'intervalle, arrangé de manière que ses soldats, en apparence de leur propre mouvement, s'engageassent tout à coup, par serment, à ne porter les armes contre aucune des légions ayant appartenu à César (cela était en vue de Lépidus et d'Antoine, la plus grande partie des soldats qui combattaient sous leurs ordres étant de ce nombre), il suspendit les préparatifs, et envoya au sénat quatre cents députés pris parmi les soldats eux-mêmes. [46,43] C'était là le motif dont on couvrait leur députation, mais, en réalité, c'était pour réclamer l'argent décrété en leur faveur et pour ordonner d'élire César consul. Le sénat différait sa réponse, comme si elle eût eu besoin d'examen ; ils demandèrent alors, vraisemblablement d'après les instructions de César, l'impunité pour un citoyen qui avait embrassé le parti d'Antoine : ce n'était pas qu'ils désirassent l'obtenir, ils voulaient seulement sonder les dispositions du sénat à leur égard, voir si on accéderait à cette demande, et trouver ainsi, dans une apparente colère de son rejet, une occasion de montrer leur mécontentement. Refusés (personne, il est vrai, ne parla contre eux, mais plusieurs sénateurs à la fois ayant sollicité la même faveur pour d'autres, ces instances, en se multipliant, les firent éconduire sous un prétexte honorable), ils témoignèrent ouvertement leur irritation; même l'un d'eux sortit du sénat, et, prenant son épée (ils étaient entrés sans armes), y porta la main en s'écriant : « Si vous, vous ne donnez pas le consulat à César, voici qui le lui donnera. » Cicéron alors reprenant : « Si vous nous y invitez de la sorte, dit-il, il l'obtiendra. » Cette parole fut un des motifs de sa mort. Quant à César, au lieu de blâmer l'action du soldat, il se plaignit, au contraire, de ce qu'à leur entrée dans la curie, on les avait contraints de déposer leurs armes et de ce qu'un sénateur avait demandé s'ils étaient envoyés par les légions ou par César; il s'empressa d'appeler Antoine et Lépidus (il s'était adjoint ce dernier à titre d'ami d'Antoine), puis lui-même, comme s'il eût été contraint par ses soldats, marcha avec toute l'armée sur Rome. [46,44] Un chevalier et quelques autres particuliers, soupçonnés d'être venus au milieu d'eux pour les espionner, furent égorgés, les terres des citoyens qui étaient du parti opposé furent ravagées, et ce prétexte sertit à commettre bien d'autres dégâts encore. Le sénat, informé de la marche des soldats, leur envoya, avant leur approche, l'argent demandé, dans l'espoir qu'ils se retireraient après l'avoir reçu ; comme ils continuaient à s'avancer, il nomma César consul. Mais cette nomination ne servit à rien : car le sénat n'avait pas agi volontairement ; il avait cédé à la nécessité , et les soldats ne lui en surent aucun gré. Au contraire, la crainte qu'ils lui avaient inspirée les rendit plus insolents encore. Le sénat, s'en étant aperçu, adopta une autre politique, et il leur enjoignit de ne pas approcher de Rome à une distance de plus de sept cent cinquante stades; lui-même, il changea de nouveau d'habit et confia ta garde de la ville aux préteurs en la manière accoutumée. Il mit des gardes dans tous les autres postes et fit, à l'avance, occuper le Janicule tant par les soldats qui se trouvaient à Rome que par ceux qui étaient venus d'Afrique. [46,45] Tant que César fut encore en route, les choses se passèrent de la sorte ; tous ceux qui étaient alors à Rome prirent part à ces mesures d'un commun accord, selon la coutume de la multitude qui, tant qu'elle n'est pas arrivée à voir et à éprouver le danger, se montre pleine d'arrogance. Mais, quand César fut sous les murs de la ville, la crainte s'empara de tous; il y eut d'abord quelques sénateurs, puis une foule de plébéiens, qui passèrent à lui. Les préteurs, à leur tour, descendirent du Janicule et se livrèrent à lui, eux et leurs soldats. César prit donc la ville sans coup férir et fut proclamé consul par le peuple, qui nomma deux proconsuls pour tenir les comices, attendu l'impossibilité, en ces limites de temps et en l'absence d'un grand nombre des magistrats patriciens, d'instituer, selon la coutume des ancêtres, un interroi pour leur tenue. On aima mieux faire nommer ces deux proconsuls par le préteur urbain que de faire élire les consuls par lui, parce que ces magistrats devaient s'occuper seulement des comices, et, pour cette raison, paraître n'avoir été investis d'aucune charge dont la durée excédait celle de ces mêmes comices. Tout cela était dû à la force des armes, bien que César, pour ne pas paraître user de violence, n'assistât pas à l'assemblée, comme si l'on eût craint sa personne et non sa puissance. [46,46] C'est ainsi qu'il fut nommé consul: pour collègue (s'il faut l'appeler un collègue et non un lieutenant), on lui donna Q. Pedius. César était fier de ce qu'à son âge, ce qui jamais encore n'était arrivé à personne, il allait être consul, et aussi de ce que, le premier jour des comices, à son entrée dans le Champ de Mars, six vautours, puis, tandis qu'il haranguait les soldats, douze autres s'étaient offerts à sa vue. Se reportant à Romulus et à l'augure qui lui était arrivé, il conçut l'espoir d'obtenir la même puissance monarchique. Cependant, bien qu'il eût été précédemment décoré des ornements consulaires, il ne s'en fit pas honneur comme d'un second consulat. Cette coutume s'est conservée jusqu'à nos jours dans toutes les occasions semblables. Ce fut, en effet, l'empereur Sévère qui, le premier, après avoir décoré Plautien des ornements consulaires, lorsque ensuite il le fit entrer au sénat et le nomma consul, le proclama comme consul pour la seconde fois, et de lui cette coutume a passé aux autres. César, dans Rome, régla les affaires suivant son bon plaisir: quant aux soldats, il paya aux uns les sommes qui leur revenaient d'après les décrets et sur les fonds alloués à cette destination ; le reste fut, en apparence, payé de ses propres deniers, mais, en réalité, des deniers publics. Ce fut de cette façon et pour ce motif que les soldats reçurent alors de l'argent; et c'est pour avoir mal compris cette distribution que quelques-uns ont regardé comme une nécessité de faire toujours, à toutes les légions romaines indistinctement qui entrent à Rome avec leurs armes, cette largesse de deux mille cinq cents drachmes. Ce fut aussi pour cette raison que les soldats venus dans la ville avec Sévère pour renverser Julianus lui causèrent, à lui et à nous, une grande frayeur en la réclamant; et que Sévère, sans que les autres connussent ce qu'ils demandaient, les calma par un don de deux cent cinquante drachmes. [46,47] César donc distribua de l'argent aux soldats et leur témoigna une reconnaissance très vive et très sincère, car il n'osait se rendre au sénat sans être gardé par eux ; aux sénateurs il rendit des actions de grâces feintes et empruntées, car ce qu'il se trouvait avoir obtenu d'eux par force, il fit semblant de le compter, comme une faveur volontaire, au nombre de leurs bienfaits. De leur côté, ils en tirèrent vanité comme s'ils l'eussent volontairement accordée, et celui que, auparavant, ils avaient refusé d'élire consul, ils lui accordèrent de jouir à sa sortie de charge, toutes les fois qu'il serait à l'armée, d'honneurs plus élevés que tous les consuls; celui qu'ils avaient menacé de châtiment pour avoir, de son propre chef, sans y être autorisé par un décret, mis sur pied une armée, ils lui confièrent le soin d'en lever d'autres; celui qu'ils avaient essayé de flétrir et d'abattre en donnant ordre à Décimus de faire la guerre à Antoine, ils lui donnèrent les légions de Décimus en outre des siennes. Enfin il eut la garde de la ville, afin de pouvoir faire légalement tout ce qu'il voudrait; il fut, de plus, adopté dans la famille de César d'après les usages consacrés, et, pour ce motif, il changea de nom. Auparavant, en effet, il se faisait bien appeler César, c'est du moins l'opinion de quelques historiens, depuis que ce nom lui avait été laissé par le dictateur avec son héritage ; mais cependant il ne le porta ni dans son entier ni pour tous, tant qu'il ne lui eut pas été confirmé d'après la coutume des ancêtres, et ce n'est qu'à partir de ce moment qu'il s'appela C. Julius César Octavien : car il est d'usage que, quand un citoyen est adopté par un autre, il prenne le nom de celui qui l'adopte tout en gardant un de ses premiers noms, légèrement modifié. Voilà ce qui a lieu. Quant à moi, je ne le nommerai pas Octavien, mais César, parce que l'usage a prévalu de désigner ainsi tous ceux qui, à Rome, arrivent au pouvoir souverain. II se fit aussi donner le surnom d'Auguste qu'ont pris pour ce motif les empereurs venus après lui; mais il sera parlé de ce nom lorsqu'il se présentera dans mon récit : jusque-là, le nom de César suffira pour désigner clairement Octavien. [46,48] César donc n'eut pas plutôt gagné les soldats et asservi le sénat qu'il s'occupa de venger son père ; mais, dans la crainte d'exciter par là quelque trouble parmi le peuple, il ne découvrit son intention qu'après lui avoir payé ses legs. Quand, par cet argent, bien qu'il provint des deniers publics et eût été ramassé sous prétexte de la guerre, il s'en fut rendu maître, alors il se mit à poursuivre les meurtriers. Cependant, afin de paraître ne pas agir par la violence mais avec une forme de justice, il fit passer une loi pour les juger et établit des tribunaux chargés d'instruire l'affaire de ceux qui étaient absents. La plupart, en effet, étaient au loin, et quelques-uns gouvernaient des provinces; quant à ceux qui étaient présents, la crainte les empêcha de comparaître et ils sortirent secrètement de Rome. Non seulement ceux qui avaient porté la main sur César et leurs complices, mais beaucoup d'autres encore qui, loin d'avoir conspiré contre lui, n'étaient même pas à Rome à cette époque, furent néanmoins condamnés par contumace. Cette mesure fut prise surtout en vue de Sextus Pompée qui, bien qu'il n'eût pas pris la moindre part au complot, fut cependant, parce qu'il était en guerre avec César, déclaré coupable. On leur interdit le feu et l'eau et on confisqua leurs biens; les provinces, tant celles qui étaient gouvernées par quelques-uns des meurtriers que les autres, furent toutes, sans exception, confiées aux amis de César. [43,49] Au nombre de ces accusés fut le tribun du peuple P. Servilius Casca : comme, devinant les intentions de César, il était sorti de Rome avant que celui-ci y entrât, il fut, pour s'être absenté contre les lois de la patrie, destitué par son collègue P. Titius, qui assembla le peuple à ce sujet, et condamné comme criminel. La mort de Titius, survenue peu de temps après, confirma une remarque faite depuis longtemps, à savoir, qu'aucun de ceux qui jusqu'ici avaient destitué un collègue n'avait passé l'année : ainsi Brutus mourut à la suite de la déposition de Collatin ; Gracchus fut égorgé à la suite de la destitution d'Octavius; Cinna, qui avait chassé de leur magistrature Marcellus et Flavius, ne tarda pas à périr. Voilà des faits qui ont été remarqués. Quant aux meurtriers de César, plusieurs citoyens pour être agréables à son fils, plusieurs aussi séduits par l'appât des récompenses, leur intentèrent des accusations; car l'accusateur recevait pour sa part une somme d'argent prise sur les biens du condamné, ses honneurs et sa charge, s'il en occupait une, et l'exemption du service militaire pour lui, ses enfants et ses descendants. La plupart des juges condamnèrent les accusés, pour complaire à César dont ils avaient peur, bien qu'ils affectassent d'agir avec justice; il y en eut aussi qui obéirent soit à la loi relative à la punition des conjurés, soit aux armes de César. Cependant un sénateur, Icilius Coronas, acquitta ouvertement Marcus Brutus. Pour le moment, il se glorifia lui-même grandement de cet acte, et reçut les éloges secrets des autres; il procura même à César une réputation de clémence pour ne l'avoir pas fait périr sur-le-champ, mais, plus tard, il fut mis à mort parmi les proscrits. [46,50] César, ces actes accomplis, fit semblant de marcher contre Lépidus et contre Antoine. Car Antoine, qui, dans sa fuite après la bataille, n'avait été poursuivi ni par César, parce que la conduite de la guerre avait été confiée à Décimus, ni par Décimus, parce qu'il ne voulait pas débarrasser César d'un adversaire, ramassa tout ce qu'il put des soldats qui avaient survécu au combat et vint trouver Lépidus, qui s'était, conformément au sénatus-consulte, disposé à mener son armée en Italie, et qui, depuis, avait reçu l'ordre de rester dans la position qu'il occupait. Car le sénat, en apprenant que Silanus avait embrassé le parti d'Antoine, eut peur que Lépidus et Plancus ne se joignissent également à lui, et leur envoya dire qu'il n'avait plus besoin d'eux. Mais, pour leur ôter tout soupçon, et, par suite, toute pensée de rien tenter, il leur commanda de fonder une ville en faveur de ceux qui avaient été autrefois chassés de Vienne Narbonnaise par les Allobroges et qui s'étaient établis au confluent du Rhône et de l'Araris. C'est ainsi que, pendant qu'ils y restèrent, ils bâtirent la ville appelée Lugudunum et aujourd'hui nommée Lugdunum, non qu'ils n'eussent pu passer en armes en Italie, s'ils l'eussent voulu des décrets étaient déjà bien faibles contre ceux qui avaient les armées), mais parce qu'en attendant l'issue de la guerre d'Antoine, ils voulaient paraître avoir obéi au sénat et en même temps affermir leurs propres affaires. [43,51] Sans doute Lépidus adressa des reproches à Silanus pour s'être allié avec Antoine et n'entra pas immédiatement en pourparlers avec lui; même il écrivit au sénat pour accuser la conduite de son lieutenant, et cette démarche lui valut des éloges et le commandement de la guerre contre lui. Ce fut pour ce motif que, le reste du temps, il n'accueillit ni ne repoussa Antoine; il souffrit même qu'il fût près de lui et qu'il eût des rapports avec les soldats placés sous ses ordres, sans, toutefois, lui-même en venir à une entrevue ; mais, quand il fut informé de l'accord d'Antoine avec César, il se joignit alors à tous les deux. Instruit de ce qui se passait, M. Juventius, lieutenant de Lépidus, essaya tout d'abord de l'en détourner: n'ayant pas réussi, il se donna la mort en présence des soldats. Le sénat lui décerna, pour ce fait, des éloges, une statue et une sépulture aux frais de l'État, enleva le buste de Lépidus élevé sur les Rostres, et le déclara ennemi public; il fixa même un délai à ceux qui étaient avec lui, les menaçant de les traiter en ennemis s'ils ne l'avaient quitté dans l'intervalle. En outre, on changea de nouveau d'habit (on avait, sous le consulat de César, repris la toge), et Marcus Brutus, ainsi que Cassius et Sextus, furent mandés au secours de la République contre leur coalition; comme ils semblaient tarder, on confia le soin de la guerre à César, sans savoir le pacte qu'il avait fait avec eux. [43,52] César feignit d'accepter, bien qu'à son instigation ses soldats eussent pris l'engagement qui a été dit plus haut; mais il n'y eut, de sa part, aucun acte d'hostilité, non parce qu'il avait rendu sa cause commune avec Antoine et, par Antoine, avec Lépidus (il s'en souciait fort peu), mais il sentait qu'ils étaient forts, et que leur parenté leur avait inspiré les mêmes sentiments; d'ailleurs il ne pouvait les vaincre par la force, et il espérait, par leur moyen, venir à bout de Cassius et de Brutus, qui déjà étaient puissants, et ensuite les vaincre eux-mêmes l'un par l'autre. Ce fut pour cette raison qu'il resta malgré lui fidèle au traité conclu avec eux et négocia leur réconciliation avec le sénat et avec le peuple, sans toutefois en faire lui-même la proposition, de peur de laisser soupçonner quelque chose de leurs arrangements : il partit avec son armée, sous prétexte d'aller leur faire la guerre, et ce fut Quintus qui conseilla, comme s'il agissait en son nom personnel, de leur accorder l'impunité et le retour. Ils ne l'obtinrent néanmoins qu'après que le sénat eut communiqué la proposition à César, qui feignit de tout ignorer, et que celui-ci eut été, en apparence, contraint par ses soldats d'y acquiescer malgré lui. [43,53] Sur ces entrefaites, Décimus partit d'abord avec l'intention de faire la guerre â Antoine et à Lépidus, et, comme Plancus avait été désigné consul avec lui pour l'année suivante, il l'associa a ses projets; puis, instruit du décret porté contre lui et de la réconciliation de ses ennemis, il voulut marcher contre César; mais, abandonné par Plancus qui avait embrassé le parti de Lépidus et d'Antoine, il résolut de quitter la Gaule pour aller, en traversant l'Illyrie, rejoindre en toute hâte Brutus en Macédoine par la route de terre, et détacha quelques soldats en avant, tandis qu'il mettait ordre aux affaires du moment. Ces soldats avant passé à César, et le reste s'étant rendu à Lépidus et à Antoine qui les avaient fait poursuivre par leurs camarades, Décimus, abandonné, fut pris par un de ses ennemis ; sur le point d'être égorgé, il déplorait son malheur et se lamentait, lorsqu'un certain Helvius Blasion, qui l'aimait pour avoir porté les armes avec lui, se tua volontairement lui-même sous ses yeux. Ainsi mourut Décimus. [43,54] Quant à Antoine et à Lépidus, ils laissèrent des légats dans la Gaule et se rendirent auprès de César en Italie, emmenant le gros et l'élite de leur armée. Car ils n'avaient pas en lui une confiance absolue, et ils ne voulaient lui être redevables d'aucun bienfait, comme si c'eût été par eux-mêmes et non par son intervention qu'ils avaient obtenu l'impunité et le rappel : de plus, ils espéraient contraindre par le nombre de leurs soldats César et le reste des citoyens à exécuter tout ce qu'ils voudraient. Dans cette intention, ils traversèrent la province comme un pays ami, et cependant les dégâts commis par le nombre et l'audace des soldats ne le cédèrent à ceux d'aucune guerre. César vint à leur rencontre avec de nombreux soldats aux environs de Bononia, bien préparé à les repousser si on lui faisait la moindre violence. Mais il n'eut alors aucun besoin d'armes contre eux : ils se haïssaient mortellement les uns les autres, mais ils avaient des armées à peu près égales en forces, et ils voulaient, en s'aidant les uns les autres, se venger d'abord de leurs ennemis; ils feignirent donc de s'unir. [43,55] Ils se rendirent à la conférence, non pas seuls, mais avec un nombre égal de soldats de part et d'autre, dans une petite île du fleuve qui baigne Bononia, de manière que personne n'eût le moindre rapport avec aucun d'eux : arrivés à une grande distance de ceux qu'ils avaient amenés, ils se fouillèrent mutuellement, de crainte que l'un deux n'eût un poignard caché sous son aisselle; puis, après quelques paroles à voix basse, ils arrêtèrent en somme le partage du pouvoir suprême et la perte de leurs ennemis. Mais, pour ne point paraître ouvertement désirer un pouvoir oligarchique, et ne point exciter l'envie, et par suite, des menées contre eux, ils convinrent que, pour administrer et organiser la République, ils seraient tous les trois élus curateurs, en quelque sorte, et correcteurs de l'État, et cela, en apparence, non pas pour toujours, mais pour cinq ans seulement, avec le droit de régler tout sans rien communiquer au peuple ni au sénat, et de donner les magistratures, ainsi que les autres honneurs, à ceux qu'ils voudraient : pour le compte particulier de chacun, afin qu'on ne crût pas qu'ils s'arrogeaient toutes les provinces, César devait avoir l'une et l'autre Libye, la Sardaigne et la Sicile ; Lépidus, toute l'Espagne et la Gaule Narbonnaise; Antoine, tout le reste de la Gaule, tant Cisalpine que Transalpine. On appelait la première Togata, ainsi que je l'ai dit, parce qu'elle semblait mieux pacifiée que les autres provinces et qu'on y faisait déjà usage du vêtement que les Romains portent à la ville; la seconde se nommait Comata, parce que les Gaulois qui l'habitent se distinguent des autres par la longueur de leurs cheveux qu'ils laissent croître. [46,56] Ils réglèrent ce partage par le sort, en vue de s'emparer, eux, des provinces les plus fortes, et de faire croire aux autres qu'ils ne les convoitaient pas toutes; ils arrêtèrent aussi qu'ils mettraient à mort leurs ennemis, que Lépidus, élu consul à la place de Décimus, aurait la garde de Rome et du reste de l'Italie, tandis que les deux autres marcheraient contre Brutus et contre Cassius. Ils confirmèrent ces stipulations par des serments. Après cela, ayant convoqué leurs soldats pour qu'ils entendissent leurs conventions et en fussent témoins, ils leur parlèrent en termes convenables et discrets. En même temps, les soldats d'Antoine, évidemment à son instigation, s'entremirent pour marier César, bien qu'il fût fiancé à une autre, avec la fille que sa femme Fulvie avait eue de Clodius. Celui-ci ne s'y refusa pas; il ne voyait en effet, dans ce mariage, aucun empêchement à ses projets ultérieurs contre Antoine : car il savait que son père César n'en avait pas moins, malgré son alliance avec Pompée, exécuté tout ce qu'il avait voulu contre lui.