[40,0] LIVRE XL. Matières contenues dans le quarantième livre de l'Histoire romaine de Dion. Comment César passa une seconde fois en Bretagne, § I-3. Comment César, à son retour de la Bretagne, fit de nouveau la guerre aux Gaulois, § 4-11. Comment Crassus commença la guerre contre les Parthes, § 12-13. Des Parthes, § 14-15. Comment périt Crassus, après avoir été vaincu par les Parthes, § 16-30. Comment César fit la conquête de toute la Gaule Transalpine, § 31-43. Comment Milon fut condamné, après avoir tué Clodius, § 44-57. Comment la discorde commença entre César et Pompée, § 58-66. Temps compris dans ce livre : la fin du consulat de Domitius et d'Appius Claudius ; plus quatre années. Les consuls furent Cn. Domitius Calvinus, fils de M., et Marcus Valérius Messala. Cn. Pompée III, fils de Cn., et Caecilius Métellus Scipion, fils de Nasica. Serv. Sulpicius Rufus, fils de Q., et M. Claudius Marcellus, fils de M. L. Aemilius Paulus, fils de M., et C. Claudius Marcellus. [40,1] Tels sont les événements qui se passèrent à Rome, l'an 700 de sa fondation. Dans la Gaule, pendant que L. Domitius et Cl. Appius étaient encore consuls, César, outre les autres préparatifs de guerre, fit construire des navires qui tenaient le milieu entre les vaisseaux légers des Romains et les vaisseaux de transport des indigènes : ils pouvaient donc voguer avec la plus grande célérité, soutenir le choc des vagues et rester à sec sans dommage. Aussitôt que la saison permit de mettre à la mer, il repassa en Bretagne, alléguant que les Bretons, qui s'imaginaient qu'il ne les attaquerait pas de nouveau, parce qu'il n'avait pas réussi dans sa première entreprise, ne lui avaient pas envoyé tous les otages qu'ils lui avaient promis ; mais, en réalité, il désirait ardemment de s'emparer de cette île, et s'il n'avait pas eu ce prétexte, il en aurait trouvé un autre. Il aborda au même endroit que la première fois : personne n'osa lui résister, soit à cause du grand nombre de ses vaisseaux, soit parce qu'il avait touché terre sur plusieurs points à la fois, et il fortifia sans retard la station où était sa flotte. [40,2] Les barbares ne purent donc, pour cette raison, l'empêcher d'aborder. En proie à de plus grandes craintes qu'à l'époque de son premier débarquement, parce qu'il avait des forces plus considérables, ils transportèrent près de là, dans un lieu couvert de bois et de broussailles, les objets les plus précieux qu'ils possédaient. Après les avoir mis en sûreté (ils avaient fait de ce lieu une espèce de retranchement, en abattant tout autour les arbres dont ils formèrent un monceau et sur lesquels ils entassèrent plusieurs couches d'autres matières), ils inquiétèrent les fourrageurs romains. Ils furent battus dans un combat en campagne découverte ; mais ils attirèrent jusque dans l'endroit qu'ils avaient fortifié les Romains qui les poursuivaient, et, à leur tour, ils en tuèrent un grand nombre. Une nouvelle tempête ayant ensuite assailli notre flotte, ils firent un appel à leurs alliés et se dirigèrent, sous la conduite de Cassivellanus, le plus puissant roi de l'île, vers le lieu où elle stationnait. Les Romains allèrent à leur rencontre et furent d'abord mis en désordre par le choc des chariots ; mais bientôt ils ouvrirent leurs lignes pour laisser à ces chariots un libre passage, frappèrent en flanc l'ennemi qui passait devant eux et rendirent la victoire incertaine. [40,3] Chaque armée garda alors la place qu'elle avait occupée : dans un autre combat, les barbares eurent l'avantage sur l'infanterie ; mais ils furent battus par la cavalerie et se retirèrent vers la Tamise, en interceptèrent le passage par des pieux, les uns visibles, les autres cachés sous les eaux, et s'arrêtèrent là. César, par une attaque vigoureuse, les força d'abandonner cette palissade, les assiégea ensuite jusque dans leurs redoutes et les en chassa; tandis que le reste de son armée repoussait ceux qui attaquaient ses vaisseaux. Les Bretons, frappés de terreur, obtinrent la paix en donnant des otages et en se soumettant à un tribut annuel. [40,4] Après cette expédition, César s'éloigna de la Bretagne et n'y laissa point de troupes, persuadé qu'elles ne pourraient sans danger passer la mauvaise saison sur une terre étrangère et qu'il ne serait pas prudent d'être lui-même plus longtemps absent de la Gaule. Il se contenta des avantages qu'il avait obtenus et craignit de les perdre par le désir d'en obtenir de plus grands. L'événement prouva qu'il avait agi sagement : à peine se fut-il mis en marche vers l'Italie pour y passer l'hiver, que les Gaulois, malgré les nombreuses garnisons établies dans chaque peuplade, excitèrent de nouveaux troubles : quelques-uns même se révoltèrent ouvertement. S'il était resté en Bretagne et si ces troubles avaient éclaté pendant l'hiver, ils auraient agité la Gaule entière. [40,5] Le signal de cette guerre fut donné par les Éburons, sous la conduite d'Ambiorix. Ils mettaient en avant le mécontentement que leur causait la présence des Romains, commandés par les lieutenants Sabinus et L. Cotta ; mais, en réalité, ils les méprisaient, ne les croyant pas capables de se défendre, et ils ne supposaient pas que César marcherait contre eux sur-le-champ. Ils attaquèrent donc les Romains à l'improviste, dans l'espoir d'emporter leur camp d'emblée; mais ils échouèrent et eurent recours à la ruse. Ambiorix dressa des embûches dans les endroits qui lui parurent les plus favorables ; puis il se rendit auprès des Romains, après avoir demandé un entretien par un héraut, et déclara qu'il leur avait fait la guerre malgré lui ; ajoutant qu'il s'en repentait et qu'il les invitait à se tenir en garde contre les Éburons, qui ne respectaient pas ses ordres et qui devaient les attaquer la nuit suivante. Il les engagea donc à quitter l'Éburonie, où ils ne pouvaient séjourner sans danger, et à se retirer le plus tôt possible auprès de leurs compagnons d'armes, qui hivernaient non loin de là. [40,6] Les Romains suivirent ce conseil, persuadés qu'Ambiorix, qui avait été comblé de bienfaits par César, voulait lui témoigner ainsi sa reconnaissance. Ils firent en toute hâte leurs préparatifs de départ et se mirent en route au commencement de la nuit ; mais ils tombèrent dans les piéges tendus par Ambiorix et essuyèrent de grandes pertes. Cotta et un grand nombre de soldats restèrent sur la place : quant à Sabinus, Ambiorix l'invita à se rendre auprès de lui, comme s'il eût voulu le sauver. Il n'avait pas été présent au moment du désastre des Romains, et Sabinus le croyait encore digne de sa confiance ; mais le chef gaulois le fit arrêter, le dépouilla de ses armes et de ses vêtements et le perça de traits, en lui adressant ces insolentes paroles: "Comment des hommes de votre espèce ont-ils la prétention de commander à des hommes tels que nous !" Voilà ce qui leur arriva : ceux qui échappèrent à la mort se frayèrent un passage jusqu'au camp d'où ils étaient sortis; mais ils y furent attaqués par les barbares et ne pouvant ni se défendre ni fuir, ils se tuèrent les uns les autres. [40,7] Après cet événement, divers peuples voisins se révoltèrent, entre autres, les Nerviens ; quoique Q. Cicéron, frère de Marcus et lieutenant de César, eut ses quartiers d'hiver au milieu d'eux. Ambiorix les incorpora dans son armée, tomba sur Cicéron, combattit avec un égal avantage et fit quelques prisonniers. Il chercha aussi à le tromper; mais ayant échoué, il le cerna et, grâce à la multitude de bras dont il disposait, à l'expérience qu'il avait acquise en faisant la guerre avec les Romains, aux renseignements qu'il s'était procurés en questionnant, individuellement les prisonniers, il l'enferma bientôt dans un cercle de palissades et de retranchements. Plusieurs combats furent livrés, comme cela devait arriver dans une lutte de ce genre. Les barbares y perdirent beaucoup plus de monde que les Romains, parce qu'ils étaient plus nombreux; mais leur nombre même rendait ces pertes insensibles, tandis que les Romains, qui n'avaient jamais été très nombreux et qui le devenaient moins de jour en jour, furent cernés sans peine. [40,8] Ils couraient risque de tomber au pouvoir des ennemis ; car ils n'avaient rien de ce qui était nécessaire pour guérir leurs blessures, et ils manquaient de vivres, parce qu'ils avaient été bloqués à l'improviste. Enfin aucun des leurs ne leur venait en aide, quoique les quartiers d'hiver d'une grande partie de notre armée fussent peu éloignés : les barbares, qui bardaient les routes avec soin, arrêtaient et massacraient sous les yeux des Romains tous ceux qu'on envoyait pour les secourir. Un Nervien, qui nous était dévoué par reconnaissance et qui se trouvait cerné alors avec Cicéron, lui offrit pour émissaire un de ses esclaves. Habillé en Gaulois, parlant la langue de ce peuple, cet esclave put, sans être reconnu, se glisser au milieu des ennemis, comme un des leurs, et s'éloigner ensuite. [40,9] A la nouvelle de ce qui venait de se passer, César, qui était en route et n'avait pas encore atteint l'Italie, rebroussa chemin à marches forcées et prit tous les soldats qu'il trouva dans les quartiers d'hiver placés sur son passage ; mais de peur que Cicéron, désespérant de recevoir des secours, ne traitât ou ne succombât avant son arrivée, il lui envoya un cavalier. Malgré les preuves de dévouement données par l'esclave du Nervien, César ne se fiait pas à lui : il craignait que, par sympathie pour les siens, cet esclave ne causât quelque grand malheur aux Romains. Il envoya donc un cavalier pris parmi les alliés, sachant la langue des Gaulois, vêtu comme eux, et, pour qu'il ne pût rien révéler ni volontairement ni contre son gré, il ne lui fit aucune confidence verbale et écrivit en grec tout ce qu'il voulait faire savoir à Cicéron. De cette manière, sa lettre, vînt-elle à tomber entre les mains des barbares qui ne savaient pas encore le grec, ne leur apprendrait rien. Il avait d'ailleurs l'habitude, quand il communiquait un secret par écrit, de remplacer toujours la lettre qu'il aurait dû mettre la première par celle qui, dans l'ordre alphabétique, vient la quatrième après elle, afin que ce qu'il écrivait ne pût être compris par le premier venu. Ce cavalier se dirigea vers le camp des Romains et n'ayant pu en approcher, il attacha la lettre à un javelot qu'il lança, comme s'il eût visé les ennemis, mais avec l'intention de l'enfoncer dans les flancs d'une tour. Cicéron, ainsi informé de la prochaine arrivée de César, reprit courage et tint ferme avec plus d'ardeur. [40,10] Les barbares ignorèrent longtemps que César venait à son secours; car, afin de tomber sur eux inopinément, il ne marchait que la nuit et passait le jour dans des lieux où aucun regard ne pouvait le découvrir. Enfin la joie des assiégés éveilla leurs soupçons : ils envoyèrent de divers côtés des éclaireurs qui leur apprirent que César approchait, et ils allèrent aussitôt à sa rencontre, dans l'espoir de le surprendre. Averti à temps, il ne bougea pas de la nuit ; mais à la pointe du jour, il s'empara d'une hauteur fortifiée par la nature et y établit son camp, en le resserrant dans l'espace le plus étroit, pour faire croire qu'il avait peu de soldats, qu'il était fatigué de la route et qu'il craignait d'être attaqué par les barbares : il espérait les attirer ainsi sur cette hauteur, et c'est ce qui arriva. Ils le regardèrent comme un adversaire peu redoutable, par suite des dispositions qu'il avait prises, et s'élancèrent sur son camp ; mais ils furent si maltraités qu'ils ne se mesurèrent plus avec lui. [40,11] Ambiorix et tous ceux qui s'étaient réunis à lui furent ainsi subjugués ; mais ils restèrent aussi mal disposés qu'auparavant envers les Romains. Comme César mandait auprès de lui les chefs de chaque peuplade et les châtiait, les Trévires, craignant d'être punis, prirent de nouveau les armes à l'instigation d'Indutiomare. Ils entraînèrent dans leur défection d'autres peuples dominés par la même crainte et se mirent en marche contre Titus Labiénus, qui était dans le pays des Rémois ; mais les Romains tombèrent sur eux à l'improviste et les taillèrent en pièces. Voilà ce qui se passa dans la Gaule. César y séjourna pendant l'hiver, afin de pouvoir mieux y rétablir l'ordre. Crassus la commence: il s'empare de plusieurs villes; mais il se dégoûte de son séjour en Mésopotamie et rentre dans la Syrie [40,12] Crassus, de son côté, soupirait après quelque entreprise qui pût lui procurer gloire et profit ; mais il ne voyait dans la Syrie rien qui ouvrît un champ favorable à son ambition. Les habitants de cette contrée étaient tranquilles, et les peuples qui leur avaient fait la guerre auparavant ne remuaient plus, parce qu'ils redoutaient sa puissance. Il se mit donc en campagne contre les Parthes, sans avoir rien à leur reprocher et sans être autorisé par un décret à leur faire la guerre ; mais il entendait dire qu'ils étaient très riches et il comptait vaincre facilement Orode, élevé depuis peu sur le trône. Il franchit l'Euphrate et pénétra bien avant dans la Mésopotamie, marquant ses pas par la dévastation et le pillage : comme son invasion n'avait pas été prévue, les barbares n'avaient pris aucune mesure pour se défendre. Talyménus Ilacès, alors satrape de ce pays, combattit avec une poignée de cavaliers auprès d'Ichniae : c'était le nom d'un fort. Vaincu et blessé, il s'éloigna et porta lui-même au roi des Parthes la nouvelle de l'expédition de Crassus. [40,13] Celui-ci fut bientôt maître des forts et des villes ; surtout des villes grecques parmi lesquelles on comptait Nicéphorium. La plupart de ses habitants, colons des Macédoniens et des Grecs qui avaient fait la guerre avec eux, détestaient la domination des Parthes et embrassèrent sans répugnance le parti des Romains, qu'ils regardaient comme amis des Grecs. Les habitants de Zénodotitum furent les seuls qui, après avoir appelé dans leurs murs quelques soldats romains, comme s'ils avaient voulu se soumettre, les firent prisonniers et les massacrèrent, aussitôt qu'ils y furent entrés. Leur trahison causa la destruction de cette ville : ce fut le seul acte d'inhumanité que Crassus eut alors à faire et à souffrir. Il aurait pu s'emparer des autres forteresses situées en deçà du Tigre, s'il eût déployé la même ardeur et profité de la consternation des barbares , pour établir dans ce pays ses quartiers d'hiver et des garnisons suffisantes. Mais, après avoir pris les places qu'il put enlever au pas de course, il n'eut aucun souci ni de ces places ni des autres. Dégoûté de son séjour en Mésopotamie et impatient de se livrer au repos en Syrie, il donna aux Parthes le temps de se préparer à la guerre et de faire beaucoup de mal aux soldats qu'il avait laissés dans leur pays. Tel fut le début de la guerre des Romains contre les Parthes. [40,14] Ce peuple habite au delà du Tigre, presque partout dans des citadelles et dans des forts : il a aussi quelques villes parmi lesquelles on cite Ctésiphon, résidence du roi. Leur origine remonte, parmi les barbares, aux époques les plus reculées : ils portaient le nom de Parthes, même au temps de la monarchie des Perses ; mais alors ils n'occupaient qu'une petite contrée, et leur domination ne s'étendait pas au delà. Après la destruction de cette monarchie et l'agrandissement de la puissance macédonienne, à l'époque ou les successeurs d'Alexandre, livrés à la discorde, se partagèrent son empire, pour avoir chacun un royaume particulier, un certain Arsace fut le premier qui mit les Parthes en lumière : c'est de lui que les rois, ses successeurs, ont reçu le nom d'Arsacides. Favorisés par la fortune, ils conquirent les pays voisins et firent de la Mésopotamie une satrapie. Enfin, ils parvinrent à une telle renommée et à une telle puissance, qu'ils purent dès lors se mesurer avec les Romains et qu'ils ont toujours paru jusqu'à présent capables de leur tenir tête. Ils sont, il est vrai, très redoutables à la guerre ; cependant leur réputation s'est élevée au-dessus de leur bravoure ; parce que, s'ils n'ont rien enlevé aux Romains et s'ils ont même perdu quelques-unes de leurs possessions, du moins ils n'ont jamais été asservis. Aujourd'hui encore, lorsqu'ils ont à combattre contre nous , ils soutiennent la lutte avec honneur. [40,15] Plusieurs écrivains ont fait connaître leur origine, leur pays, leurs coutumes, leurs moeurs : je n'ai donc pas l'intention de m'en occuper. Quant à leurs armes et à leur manière de faire la guerre, ces détails doivent trouver ici une place, puisqu'ils forment une partie essentielle de leur histoire. Voici ce que j'ai à en dire : ils ne font pas usage du bouclier, ils combattent à cheval avec l'arc et la lance, et sont cuirassés le plus souvent. Il y a chez eux peu de fantassins, et on ne les prend que parmi les hommes les plus faibles ; mais eux aussi sont tous armés d'arcs. Dès l'âge le plus tendre, les Parthes sont habitués à manier l'arc et le cheval : ce double exercice est secondé par le climat et par le pays. Et en effet, leur pays, qui forme presque tout entier une plaine, est très favorable à la nourriture des chevaux et aux courses de cavalerie. Aussi, lorsqu'ils partent pour la guerre, ils emmènent avec eux tous leurs chevaux, afin de pouvoir changer de monture, fondre sur l'ennemi à l'improviste et d'une grande distance, ou s'enfuir au loin tout à coup. Leur ciel, très sec et dégagé de toute espèce d'humidité, donne un grand ressort à leurs arcs, si ce n'est au coeur de l'hiver. Aussi ne se mettent-ils jamais en campagne dans cette saison. Pendant le reste de l'année, ils sont très difficiles à vaincre dans leur pays et dans les contrées qui ont le même climat. Chez eux le soleil est brûlant ; mais l'habitude leur a appris à le supporter. Ils ont aussi trouvé, contre la rareté de l'eau et la difficulté de s'en procurer, des expédients fort utiles pour repousser les ennemis qui envahissent leur pays. Il leur est arrivé quelquefois d'avoir l'avantage en combattant hors de leur territoire et au delà de l'Euphrate, ou en y faisant des incursions subites ; mais ils ne sauraient soutenir avec la même vigueur une guerre de longue haleine, quand ils se trouvent dans un pays différent du leur et sous un autre ciel, où ils ne peuvent avoir ni solde ni provisions assurées. Telles sont les moeurs et les habitudes des Parthes. [40,16] Crassus ayant pénétré dans la Mésopotamie comme je l'ai dit, Orode lui envoya une députation en Syrie, pour se plaindre de cette invasion, et pour demander celle était la cause de cette guerre. Il fit marcher en même temps le Suréna avec un corps d'armée contre les villes tombées au pouvoir des Romains, ou qui avaient fait défection, et se disposa à porter lui-même la guerre dans l'Arménie qui avait appartenu jadis à Tigrane ; afin qu'Artabaze, fils de ce prince, qui régnait alors dans ce pays, inquiet pour ses propres États, ne fournît aucun secours aux Romains. Crassus répondit qu'il ferait connaître à Orode la cause de la guerre à Séleucie, ville de Mésopotamie dont la plupart des habitants sont Grecs encore aujourd'hui. A ces mots, un Parthe s'écria, en frappant de sa main droite dans la paume de sa main gauche : "Des poils pousseront là, avant que tu sois à Séleucie". [40,17] L'hiver, pendant lequel Cn. Calvinus et Val. Messala prirent possession du consulat, fut marqué à Rome par de nombreux prodiges. On y vit des hiboux et des loups ; des chiens aux regards menaçants errèrent dans les rues ; des statues se couvrirent de sueur ou furent frappées de la foudre. Tantôt à cause des factions rivales, mais le plus souvent par suite du vol des oiseaux et des signes célestes, les magistrats purent à peine être enfin élus dans le septième mois de l'année. On ne voyait pas clairement ce qu'annonçaient ces présages ; car des troubles régnaient clans la ville, de nouveaux mouvements agitaient la Gaule, et on était engagé dans une guerre avec les Parthes, sans savoir comment. Mais il n'en fut pas de même de ceux qui éclatèrent au moment où Crassus passa l'Euphrate à Zeugma (c'est le nom qu'on donne, depuis l'expédition d'Alexandre, à l'endroit où il traversa ce fleuve) : ils furent faciles à comprendre et à expliquer. [40,18] On appelle Aigle un petit temple où est placée une aigle d'or. Toutes les légions levées régulièrement en ont un : on ne le transfère hors des quartiers d'hiver que lorsque toute l'armée en est sortie. Un seul homme le porte sur une longue pique qui se termine en pointe, pour qu'on puisse l'enfoncer dans la terre. Une de ces aigles ne voulut point passer alors l'Euphrate avec Crassus, et resta attachée au sol, comme si elle y était née. Il fallut que plusieurs soldats, rangés en cercle autour d'elle, l'en arrachassent de force, et elle ne les suivit que contre son gré. De plus, un de ces grands drapeaux qui ressemblent à des voiles, et sur lesquels le nom du corps d'armée et celui du général sont inscrits en lettres rouges, fut renversé du haut du pont dans le fleuve par un vent très violent. Crassus ordonna de couper tous les drapeaux de cette grandeur, afin qu'ils fussent plus courts, et par cela même plus commodes à porter ; mais il ne fit qu'accroître le nombre des prodiges. Les soldats, au moment où ils traversaient le fleuve, furent enveloppés d'un brouillard si épais qu'ils se heurtaient les uns contre les autres : ils ne purent même voir le sol ennemi qu'après y avoir mis le pied, et ils eurent beaucoup de peine pour franchir le fleuve et descendre à terre. Au même instant, un très grand vent se mit à souffler, la foudre éclata, et le pont se rompit avant qu'ils l'eussent traversé tous. Ces présages étaient très significatifs, même pour les hommes les plus dépourvus de sagacité et d'intelligence : ils prévoyaient qu'un malheur allait leur arriver, et qu'ils ne rentreraient pas dans leurs foyers. La crainte et une consternation profonde régnaient dans l'armée. [40,19] « Soldats, leur dit Crassus pour les consoler, ne vous effrayez pas de ce que le pont est rompu, et ne croyez pas que ce soit un signe funeste. Je vous le jure : c'est par l'Arménie que j'ai résolu de vous ramener en Italie. » Il les avait ranimés par ces paroles, lorsqu'il ajouta en élevant la voix : « Ayez confiance, aucun de nous ne reviendra d'ici dans son pays. » Les soldats prirent ces paroles pour un présage non moins clair que les autres, et tombèrent dans un découragement plus grand encore. Ils ne tinrent plus compte ni de ce qu'il leur disait pour rabaisser les barbares et pour exalter les Romains, ni de l'argent qu'il distribuait, ni des récompenses qu'il promettait. Ils le suivirent pourtant: pas un ne lui résista par des paroles ou par des actes. Peut-être était- ce respect pour la loi : peut-être aussi leur abattement les rendait-il déjà incapables de prendre une résolution salutaire ou de l'exécuter. Dans tout ce qu'ils faisaient, ils paraissaient abattus au moral et au physique, comme si un dieu les eût condamnés à périr. [40,20] Mais ce fut l'Osroène Augarus qui leur causa le plus de mal : après avoir fait alliance avec les Romains pendant la guerre de Pompée, il embrassa le parti des Parthes. Son exemple fut suivi par l'Arabe Alchaudonius, toujours prêt à passer du côté du plus fort ; mais du moins celui-ci fit ouvertement défection, et il ne fut pas difficile de se tenir en garde contre lui. Augarus, au contraire, tout dévoué aux Parthes, se donnait pour l'ami de Crassus, dépensait pour lui des sommes considérables, et parvint à se faire mettre dans la confidence de ses projets qu'il communiquait au chef des barbares. Crassus prenait-il une sage résolution ? Augarus l'en détournait. En adoptait-il une funeste ? il le poussait à l'exécution. Voici ce qu'il fit enfin : Crassus se préparait à marcher vers Séleucie. Il comptait y arriver en toute sûreté avec son armée et avec des provisions, en longeant l'Euphrate et par ce fleuve même ; puis, de là, se rendre sans peine à Ctésiphon avec le concours des Séleuciens, qu'il espérait gagner parce qu'ils étaient Grecs. Augarus lui fit abandonner ce plan, alléguant qu'il lui faudrait beaucoup de temps pour l'exécuter, et l'engagea à en venir aux mains avec le Surena, qui n'était pas loin et avait peu de soldats. [40,21] Après avoir pris ses mesures pour assurer la perte de Crassus et le succès du Surena avec lequel il s'abouchait fréquemment, sous prétexte d'épier ce qui se passait, Augarus entraîna hors de leur camp les Romains, qui marchèrent au combat sans inquiétude et comme à une victoire certaine ; mais il tomba sur eux avec leurs ennemis, au milieu de la bataille. Les choses se passèrent ainsi : les Parthes s'avancèrent contre les Romains, après avoir caché la plus grande partie de leurs troupes, ce qui fut facile dans un pays boisé et où le terrain offrait des inégalités. A peine Crassus, non pas celui dont j'ai déjà parlé, mais son fils qui avait quitté la Gaule pour se rendre auprès de lui, les eut-il aperçus qu'il les attaqua avec sa cavalerie : il les regardait comme peu redoutables, croyant n'avoir affaire qu'à ceux qu'il voyait. Les Parthes prirent à dessein la fuite : Crassus les poursuivit, comme s'il avait été vainqueur, et se laissa emporter loin de son infanterie ; mais il fut cerné par les barbares qui le tuèrent. [40,22] Les fantassins romains, loin de fuir, se battirent avec ardeur pour venger sa mort ; mais ils ne firent rien qui fût digne d'eux, soit à cause du nombre des ennemis, soit à cause de leur manière de combattre, et surtout parce qu'Augarus semait les piéges sous leurs pas. Voulaient-ils former la tortue, pour échapper aux flèches des barbares, en se pressant les uns contre les autres ? les hallebardiers parthes fondaient sur eux avec impétuosité, les renversaient, ou tout au moins les dispersaient. Marchaient-ils séparés les uns des autres, pour éviter un choc ? ils étaient atteints par les flèches des Parthes. Ainsi plusieurs périssaient, frappés d'épouvante par la brusque attaque des hallebardiers ; plusieurs étaient enveloppés et massacrés par la cavalerie ; d'autres étaient renversés à coup de lances, ou percés d'outre en outre et traînés sur le sol. Les flèches, volant comme un essaim et tombant de tous les côtés à la fois, en blessaient mortellement un grand nombre, ou les mettaient hors de combat ; enfin, elles les frappaient aux yeux, ou se faisaient jour à travers leurs armes jusqu'aux mains et dans toutes les parties du corps, et ne leur laissaient point le temps de respirer. Rien ne pouvait les mettre à l'abri, et ils restaient exposés sans défense à de continuelles blessures. Ils en recevaient coup sur coup de nouvelles, pendant qu'ils cherchaient à éviter un trait, ou à arracher celui qui les avait frappés. Ils ne savaient pas même s'ils devaient se mouvoir ou se tenir immobiles ; car le mouvement ne les mettait pas plus en sûreté que l'immobilité, et l'immobilité entraînait leur perte aussi bien que le mouvement. D'ailleurs l'ennemi ne leur permettait pas de remuer, et l'immobilité les exposait à être blessés plus facilement. [40,23] Voilà ce que les Romains eurent à souffrir, en combattant contre les ennemis qui se montraient ouvertement ; car Augarus ne les attaqua pas sur-le-champ. Mais lorsqu'il tomba aussi sur eux, les Osroènes, placés derrière les Romains qui leur tournaient le dos, les frappèrent là où leurs membres découverts donnaient prise, et rendirent leur destruction plus facile pour les Parthes. Forcés de faire une évolution pour se trouver face à face avec les Osroènes, les Romains eurent les Parthes derrière eux ensuite se tournant de nouveau vers les Parthes, puis tantôt vers les uns et tantôt vers les autres; obligés, au milieu de ces revirements continuels qui augmentaient le désordre, de porter leurs regards surtout du côté d'où partaient les traits qui les frappaient incessamment, ils se heurtaient contre les épées de leurs compagnons, et plusieurs se tuaient les uns les autres. A la fin, ils furent resserrés dans un espace si étroit qu'ils n'eurent que les boucliers de leurs voisins pour protéger contre les ennemis qui les harcelaient sans relàche, de tous les côtés à la fois, leurs membres sans défense, et ne purent plus bouger. II ne leur était pas même possible de se tenir fermes sur leurs pieds, à cause des morts qui jonchaient la terre, et ils tombaient au milieu des cadavres. La chaleur et la soif (on était au coeur de l'été, et le combat fut livré en plein midi), jointes aux épais tourbillons de poussière que les barbares faisaient voler à dessein en courant tous à cheval autour des Romains, incommodèrent tellement le reste de nos soldats que plusieurs moururent ainsi, sans avoir été blessés. [40,24] Ils auraient péri jusqu'au dernier, si les lances des Parthes n'avaient pas été courbées ou brisées, si les cordes de leurs arcs n'avaient pas été rompues par les flèches lancées sans interruption, si leurs traits n'avaient pas été épuisés, et toutes leurs épées émoussées; mais surtout s'ils n'avaient pas été eux-mêmes fatigués de carnage. La nuit d'ailleurs arriva, et les Parthes, qui ne campent jamais près de leurs ennemis même les plus faibles, abandonnèrent le combat ; parce qu'ils avaient une longue route à parcourir. Comme ils ne font usage d'aucun retranchement, ils ne pourraient se défendre avec leurs chevaux ni avec leurs flèches, s'ils étaient attaqués au milieu des ténèbres. Cependant pas un des soldats romains ne fut alors pris vivant : les Parthes, voyant qu'ils restaient fermes à leur poste, les armes à la main, qu'aucun ne les mettait bas et ne prenait la fuite, crurent qu'ils conservaient encore des forces et n'osèrent les attaquer. [40,25] Après cette défaite, Crassus et tous ceux qui étaient en état de le suivre se retirèrent à Carrhes, où ils trouvèrent une retraite sûre, grâce aux Romains qui y étaient restés ; mais un grand nombre de blessés qui ne pouvaient marcher et qui n'avaient aucun moyen de transport, ni personne pour les conduire (chacun se trouvait heureux de se sauver lui-même, ne quittèrent point le champ debataille. Plusieurs périrent des suites de leurs blessures ou se tuèrent. Les autres furent pris le lendemain : parmi ces derniers, beaucoup succombèrent eu chemin par l'épuisement des forces; beaucoup d'autres moururent bientôt après, parce qu'ils n'avaient pas reçu à temps les soins convenables. Crassus, découragé et ne se croyant plus en sûreté à Carrhes, songea à fuir incontinent; et, comme il ne pouvait sortir de la ville pendant le jour sans être pris sur le fait, il chercha à s'échapper; la nuit ; mais la lune, qui était dans son plein, le trahit, et il ne put cacher sa fuite. Les Romains attendirent donc qu'il ne fît plus clair de lune pour se mettre en route ; mais marchant au milieu des ténèbres dans un pays étranger, même ennemi, et livrés à de vives craintes, ils se dispersèrent. Les uns furent pris et tués, lorsque le jour parut ; plusieurs parvinrent sains et saufs en Syrie avec le questeur Cassius Longinus ; d'autres, sous la conduite de Crassus lui-même, gagnèrent les montagnes : leur intention était d'en suivre la chaîne, pour arriver ainsi en Arménie. [40,26] A cette nouvelle, le Suréna craignit qu'ils ne fissent encore la guerre aux Parthes, s'ils parvenaient à s'échapper ; mais il ne voulut pas les attaquer sur des hauteurs inaccessibles pour la cavalerie. D'ailleurs les romains étaient des fantassins pesamment armés ; ils auraient l'avantage de combattre d'un lieu élevé, et le désespoir pouvait leur inspirer une sorte de fureur qui rendrait la lutte difficile. Il leur fit donc demander la paix par une ambassade, à condition que tout le pays en deçà de l'Euphrate serait évacué. Crassus ne conçut aucun soupçon, et crut à sa sincérité : en proie à mille craintes, abattu par son malheur et par celui de la République, voyant que ses soldats reculaient devant une marche longue, pénible, et qu'ils avaient peur d'Orode, il fut hors d'état de prendre les mesures que réclamaient les circonstances, et se montra disposé à traiter. Le Suréna ne voulut pas négocier par des intermédiaires : il exprima le désir de conférer avec lui, dans l'espoir que Crassus viendrait avec une faible escorte et qu'il pourrait le faire prisonnier. L'espace laissé entre les deux armées fut choisi pour l'entrevue, et l'on convint que les deux chefs s'y rendraient avec le même nombre d'hommes. Crassus descendit dans la plaine, et pour qu'il arrivât plus promptement auprès de lui, le Suréna lui envoya un cheval dont il lui fit présent. [40,27] Pendant que Crassus hésitait et délibérait sur ce qu'il devait faire, les barbares se saisirent de lui, et le placèrent de force sur ce cheval. Ses soldats voulurent le reprendre, et une lutte s'engagea : la victoire resta quelque temps incertaine. Enfin elle se déclara pour les barbares, soutenus par des renforts qui, se trouvant dans la plaine et tout préparés pour ce coup de main, devancèrent les Romains placés sur la hauteur. Là périrent une partie de notre armée et Crassus lui-même, soit qu'un des siens lui ait donné la mort pour qu'il ne fut pas pris vivant, soit qu'il ait été tué par les Parthes, après avoir reçu de graves blessures. Telle fut la fin de Crassus : les Parthes, du moins à ce qu'on rapporte, versèrent dans sa bouche de l'or fondu, en l'insultant par des sarcasmes ; car, malgré ses immenses richesses, il avait une telle soif d'en amasser de nouvelles qu'il plaignait et regardait comme pauvres ceux qui ne pouvaient, avec leurs revenus, nourrir une légion. La plupart de nos soldats parvinrent, à travers les montagnes, dans un pays ami ; mais une partie tomba au pouvoir des barbares. [40,28] Les Parthes ne s'avancèrent pas alors au delà de l'Euphrate, et se bornèrent à reprendre tout le pays situé en deçà de ce fleuve. Plus tard ils envahirent la Syrie, mais avec des forces peu considérables, s'attendant à n'y trouver ni général ni armée ; mais, à cause de leur petit nombre, ils furent facilement repoussés par Cassius, à qui l'armée romaine, aigrie contre Crassus, avait offert le commandement dans la ville de Carrhes, et Crassus lui-même, accablé par ses revers, le lui aurait cédé volontiers. Cassius ne l'avait pas accepté ; mais, dans la position où se trouvaient alors les Romains, la nécessité le força de prendre en main le gouvernement de la Syrie pour le présent et même pour l'avenir ; car les barbares, loin de la respecter, l'envahirent de nouveau avec une armée plus nombreuse, conduits en apparence par Pacorus, fils d'Orode, encore enfant ; mais leur véritable chef était Osacès. Ils pénétrèrent jusqu'à Antioche, subjuguant tout sur leur passage et pleins d'espoir de conquérir la Syrie entière : les Romains n'avaient point des forces suffisantes pour les arrêter, et les indigènes, ennemis de la domination étrangère, penchaient pour un peuple qui était leur voisin et avait les mêmes moeurs. [40,29] Repoussés avec vigueur par Cassius et incapables de bien conduire un siège, les Parthes échouèrent devant Antioche, et se dirigèrent du côté d'Antigonie. Mais ils n'osèrent ni ne purent pénétrer dans les faubourgs qui étaient plantés d'arbres : ils résolurent d'abattre ces arbres et de mettre la ville complétement à nu, afin de l'attaquer sans crainte et sans danger; mais ils ne purent y parvenir. Cette opération était très pénible ; elle faisait perdre beaucoup de temps, et Cassius maltraitait ceux qui se séparaient de leurs compagnons d'armes. Les Parthes s'éloignèrent donc d'Antigonie pour tenter ailleurs quelque entreprise. Cassius dressa aussitôt des piéges dans la route qu'ils devaient prendre : il ne se montra d'abord devant eux qu'avec une poignée de soldats, et les détermina ainsi à le poursuivre ; mais ensuite il les enveloppa avec toutes ses forces, et en fit un grand carnage. Osacès fut au nombre des morts : alors Pacorus évacua la Syrie, et il ne l'envahit jamais plus. [40,30] Il venait de s'éloigner, lorsque Bibulus y arriva en qualité de gouverneur, malgré le décret qui défendait à un préteur ou à un consul de se rendre immédiatement, et même avant cinq ans, dans les provinces extérieures. Ce décret avait pour but d'empêcher ceux qui briguaient les charges de causer des troubles. Bibulus maintint la tranquillité dans le pays soumis aux Romains, et parvint à exciter les Parthes les uns contre les autres. Il mit dans ses intérêts un satrape nommé Ornodapante, ennemi d'Orode, et lui persuada par ses agents de déférer la royauté à Pacorus, et de s'unir à lui pour marcher contre Orode. Ainsi finit, sous le consulat de Marcus Marcellus et de Sulpicius Rufus, la guerre entre les Romains et les Parthes : elle avait duré quatre ans. [40,31] Pendant cette guerre, César soumit par la force des armes les contrées de la Gaule que de nouveaux troubles avaient agitées : cette campagne fut marquée par ses exploits et par ceux de ses lieutenants. Je ne rappellerai que les plus mémorables. Ambiorix, ayant gagné les Trévires encore indignés de la mort d'Indutiomare, en enrôla un grand nombre dans son armée, et prit, en outre, des Germains à sa solde, Labiénus résolut de les attaquer avant l'arrivée des Germains, et se jeta sur leurs terres. Les Trévires ne se défendirent point, parce qu'ils attendaient des secours de la Germanie : ils se tinrent tranquilles derrière le fleuve qui les séparait des Romains. Labiénus assembla ses soldats et leur parla, comme s'il eût voulu abattre leur courage et inspirer de la confiance à l'ennemi : il leur dit qu'ils devaient, avant l'arrivée des Germain, se retirer auprès de César et dans un lieu sûr, et leur ordonna sur-le-champ de se tenir prêts à partir. Il décampa, en effet, bientôt après, et ce qu'il avait prévu arriva : les barbares, qui avaient entendu ses paroles (ils l'épiaient avec le plus grand soin, et c'est pour cela que Labiénus avait parlé à haute voix), crurent qu'il éprouvait une crainte véritable et qu'il fuyait réellement. Ils passèrent le fleuve en toute hâte, et marchèrent, pleins d'ardeur et avec la plus grande célérité, contre les Romains. Labiénus fondit sur les ennemis qui étaient dispersés, frappa d'épouvante les premiers qu'il rencontra, et, par la terreur qu'il leur inspira, mit aisément les autres en fuite. Ils s'éloignèrent en désordre, s'embarrassant les uns les autres. Labiénus les repoussa jusqu'aux bords du fleuve, et en massacra un grand nombre. [40,32] Plusieurs parvinrent pourtant à s'échapper. César ne s'en inquiéta pas; mais il se donna beaucoup de peine pour découvrir et pour atteindre Ambiorix, qui fuyait tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et faisait beaucoup de mal aux Romains. N'ayant pu y parvenir, malgré tous ses efforts, il tourna ses armes contre les Germains, pour les punir d'avoir voulu secourir les Trévires. Il ne remporta alors aucun avantage, et revint promptement sur ses pas par crainte des Suèves ; mais il eut du moins la gloire d'avoir passé le Rhin une seconde fois. Il ne coupa que la partie du pont qui touchait au rivage du côté des barbares, et y construisit un fort, pour montrer qu'il avait l'intention de le traverser fréquemment. Ensuite, irrité de ce qu'Ambiorix lui avait échappé, il abandonna son pays à quiconque voudrait le piller, quoiqu'il n'y eût pas éclaté de nouveaux mouvements, et il annonça hautement cette résolution, afin que le nombre des pillards fût très considérable. Aussi Gatilois et Sicambres se jetèrent-ils en foule sur cette proie ; mais les Sicambres ne s'en contentèrent pas. Ils attaquèrent les Romains, épièrent le moment où ceux-ci avaient fait une sortie pour fourrager et envahirent leur camp. Les Romains étant accourus pour le défendre , aussitôt qu'ils eurent vent de cette agression, les barbares en firent un grand carnage : puis, craignant la colère de César, ils rentrèrent en toute hâte dans leur pays. L'approche de l'hiver et les troubles qui agitaient Rome ne lui permirent pas de se venger. Il envoya ses soldats dans les quartiers d'hiver et se rendit en Italie, sous prétexte de veiller sur la Gaule Cisalpine, mais, en réalité pour observer de près ce qui se passait à Rome. [40,33] Sur ces entrefaites, de nouveaux troubles éclatèrent chez les Gaulois. Les Arvernes se révoltèrent sous la conduite de Vercingétorix, et massacrèrent tous les Romains qu'ils trouvèrent dans les villes et dans les campagnes. Ils pénétrèrent ensuite chez les alliés des Romains et montrèrent des dispositions amicales pour ceux qui s'associèrent à leur défection et maltraitèrent les autres. A cette nouvelle, César revint dans la Gaule où il apprit que les Arvernes avaient envahi les terres des Bituriges n'ayant pu les secourir, parce que toute son armée n'était pas encore auprès de lui, il se jeta sur le pays des Arvernes et les força de rentrer dans leurs foyers ; mais ne croyant pas avoir assez de forces pour les combattre il s'éloigna avant leur retour. [40,34] Alors les Arvernes firent une nouvelle incursion chez les Bituriges, s'emparèrent de la ville d'Avaricum et s'y soutinrent longtemps. Plus tard ils furent assiégés par les Romains ; mais cette place, entourée d'un côté par des marais difficiles à traverser, et de l'autre par un fleuve rapide, était presque inaccessible. Les barbares, d'ailleurs très nombreux, repoussèrent sans peine les assaillants et leur causèrent souvent de grandes pertes par des excursions. Enfin ils incendièrent tous les lieux d'alentour, non seulement les campagnes et les bourgs, mais encore les villes qui leur semblaient pouvoir être de quelque secours aux Romains. Si leurs alliés des pays éloignés leur envoyaient des vivres, les Arvernes s'en emparaient, et les Romains, qui paraissaient être les assiégeants, avaient à souffrir les maux qui d'ordinaire pèsent sur les assiégés. Au moment où ils pressaient vivement la ville, survint une pluie abondante, accompagnée d'un vent violent (on était presque en hiver) et qui les ramena sous leurs tentes, en même temps qu'elle contraignit les Gaulois à rentrer dans leurs maisons. Aussitôt qu'ils se furent éloignés, les Romains attaquèrent de nouveau à l'improviste les remparts, pendant qu'ils étaient dépourvus de défenseurs, prirent d'assaut une tour, avant que l'ennemi se doutât de leur présence, s'emparèrent sans peine du reste de la ville, la pillèrent tout entière et passèrent les babitants au fil de l'épée, pour se venger de la longueur du siège et des maux qu'ils avaient endurés. [40,35] Après cet exploit, César dirigea son armée vers le pays des Arvernes ; mais comme les habitants avaient occupé d'avance, dans la prévision de cette guerre, tous les ponts par lesquels il pouvait effectuer son passage, ne sachant plus comment l'accomplir, il côtoya longtemps le fleuve dans l'espoir de trouver un gué qui lui permettrait de le traverser à pied. Arrivé dans un endroit boisé et couvert d'un épais ombrage, il fit d'abord partir la plus grande partie de son armée avec les bagages, et lui ordonna de déployer ses rangs le plus qu'elle pourrait, afin que les ennemis crussent qu'elle était toute réunie. Quant à lui, il s'arrêta là avec les soldats les plus robustes, fit couper du bois et construire des radeaux sur lesquels il passa le fleuve; tandis que les ennemis portaient toute leur attention sur la partie de l'armée romaine qui avait pris les devants, et dans laquelle ils croyaient que César se trouvait aussi. Puis il la rappela auprès de lui pendant la nuit, lui fit traverser le fleuve, comme il l'avait traversé lui-même, et resta maître du pays. Mais les barbares se réfugièrent avec tout ce qu'ils avaient de plus précieux dans Gergovie dont le siège coûta en pure perte les plus grandes fatigues à César. [40,36] La citadelle, placée sur une éminence fortifiée par la nature, était entourée de solides remparts. Les barbares avaient occupé avec des forces redoutables toutes les hauteurs voisines et pouvaient y rester sans danger, ou descendre dans la plaine avec la certitude d'avoir presque toujours l'avantage. En effet, César, n'ayant pu s'établir sur une hauteur, avait son camp en rase campagne, et il ne lui était pas possible de connaître d'avance les projets des ennemis. Ceux-ci, au contraire, des hauteurs où ils étaient postés, avaient vue dans son camp et choisissaient le moment favorable pour faire des excursions. S'il leur arrivait de trop s'avancer, ils réprimaient aussitôt leur élan et rentraient dans leur retraite ; tandis que les Romains ne pouvaient s'approcher du lieu occupé par les barbares qu'au delà de la portée des pierres et des traits. César voyait le temps s'écouler sans profit : après avoir attaqué plusieurs fois la colline sur laquelle la citadelle était bâtie, il en avait pris et fortifié une partie, ce qui lui permit d'attaquer plus facilement le reste ; mais, en définitive, il fut repoussé, perdit beaucoup de monde, et reconnut, que la place était imprenable. Des troubles ayant éclaté, en ce moment, dans le pays des Éduens, il s'y rendit ; mais, après son départ, les soldats qu'il avait laissés à Gergovie eurent beaucoup à souffrir, et César se décida à lever le siège. [40,37] Dans le principe, les Éduens avaient respecté les traités et fourni des secours à César ; mais ensuite, trompés par plusieurs et surtout par Litavicus, ils lui firent la guerre malgré eux. Celui-ci, n'ayant pu les entraîner autrement à une défection, parvint à se faire charger de conduire à César les secours que les Éduens lui envoyaient. Il se mit incontinent en marche, comme pour s'acquitter de cette mission ; mais il fit prendre les devants aux cavaliers, et ordonna à quelques-uns de revenir immédiatement dans leurs foyers, et d'annoncer que ceux qui étaient partis avec eux et les Éduens qui se trouvaient déjà auprès de César avaient été attaqués et massacrés par les Romains. Puis, par un discours assorti au bruit qu'il faisait répandre, il irrita si vivement les soldats qu'ils se révoltèrent et entraînèrent les autres à suivre leur exemple. Instruit sur-le-champ de ce qui se passait, César renvoya dans leur pays les Éduens qui étaient auprès de lui et qu'on disait avoir été tués; afin que tout le monde vît qu'ils étaient en vie. Bientôt après il vint lui-même avec la cavalerie : les Éduens se repentirent et se réconcilièrent avec lui. [40,38] Après un nouvel échec sous les murs de Gergovie, pendant l'absence de César, les Romains abandonnèrent complétement cette ville. Les auteurs de la défection, qui s'étaient toujours montrés avides de nouveautés, craignirent d'être punis, et, bien loin de se tenir tranquilles, ils excitèrent encore des troubles. A cette nouvelle, les Éduens, qui servaient sous les drapeaux de César, demandèrent à rentrer dans leur pays et promirent d'y rétablir l'ordre. César ayant consenti, ils se rendirent à Noviodunum, où les Romains avaient déposé les deniers publics, leurs provisions et un grand nombre d'otages, surprirent la garnison, la massacrèrent avec le concours des indigènes, et s'emparèrent de tout ce qu'ils y trouvèrent ; et comme la ville était un poste très avantageux, ils la livrèrent aux flammes, pour que les Romains n'en fissent pas un point d'attaque et de refuge pendant cette guerre. En même temps ils poussèrent à la révolte le reste de la nation. César voulut marcher sur-le-champ contre les Éduens ; mais, arrêté par la Loire, il se dirigea du côté des Lingons, et ne fut pas plus heureux. Quant à Labiénus, il s'empara de l'île située dans la Seine, après avoir défait les barbares qui combattaient sur la terre ferme pour arrêter sa marche, et traversé le fleuve en aval et en amont, dans plusieurs endroits à la fois, afin qu'ils ne pussent pas s'opposer à son passage, comme cela serait arrivé s'il l'avait franchi sur un seul point. [40,39] Avant cet événement, Vercingétorix, à qui César ne paraissait plus redoutable à cause de ses revers, se mit en campagne contre les Allobroges. Il surprit dans le pays des Séquanais le général romain qui allait leur porter du secours, et l'enveloppa ; mais il ne lui fit aucun mal : bien au contraire, il força les Romains à déployer toute leur bravoure, en les faisant douter de leur salut et reçut un échec par l'aveugle confiance que le nombre de ses soldats lui avait inspirée. Les Germains, qui combattaient avec eux, contribuèrent aussi à sa défaite : dans l'impétuosité de l'attaque, leur audace était soutenue par leurs vastes corps, et ils rompirent les rangs de l'ennemi qui les cernait. Ce succès imprévu ne ralentit point l'ardeur de César : il contraignit les barbares fugitifs à se renfermer dans Alésia, qu'il assiégea. [40,40] Avant l'achèvement des travaux de siège, Vercingétorix ordonna d'abord à la cavalerie de s'éloigner, parce qu'il n'avait pas de quoi nourrir les chevaux, et afin que chacun, rentrant dans son pays, en emmenât des provisions et des secours pour Alésia. Des retards étant survenus et les vivres commençant à manquer, Vercingétorix fit sortir de la ville les enfants, les femmes et tous ceux qui étaient inutiles pour la défendre. Il espérait que cette multitude serait épargnée par les Romains, qui voudraient la faire prisonnière, ou bien que les subsistances qu'elle aurait consommées serviraient à nourrir les autres plus longtemps ; mais il fut trompé dans son attente. César n'avait pas assez de vivres pour en donner à des étrangers : il pensait d'ailleurs que toute cette foule, repoussée dans ses foyers (il ne doutait pas qu'elle n'y fût reçue), rendrait la disette plus terrible, et il lui ferma son camp. Placée entre la ville et les Romains, et ne trouvant de refuge d'aucun côté, elle périt misérablement. La cavalerie et les auxiliaires qu'elle avait recrutés arrivèrent bientôt après ; mais ils furent battus dans un combat de cavalerie avec l'aide des Germains. Ils tentèrent ensuite de pénétrer, pendant la nuit, dans la ville à travers les retranchements des assiégeants ; mais ils eurent beaucoup à souffrir ; car les Romains avaient creusé, partout où la cavalerie pouvait avoir accès, des fossés souterrains qu'ils remplirent jusqu'à la surface du sol de pieux aigus, et au-dessus desquels la terre était aussi unie que dans tout le voisinage. Hommes et chevaux tombèrent dans ces fossés, sans sans voir le danger, et y périrent. Cependant les Gaulois ne cédèrent qu'après avoir eu encore le dessous dans une bataille rangée, sous les fortifications mêmes d'Alésia, eux et ceux qui étaient sortis de la ville. [40,41] Après cette défaite, Vercingétorix, qui n'avait été ni pris ni blessé, pouvait fuir ; mais, espérant que l'amitié qui l'avait uni autrefois à César lui ferait obtenir grâce, il se rendit auprès de lui, sans avoir fait demander la paix par un héraut, et parut soudainement en sa présence, au moment où il siégeait dans son tribunal. Son apparition inspira quelque effroi ; car il était d'une haute stature, et il avait un aspect fort imposant sous les armes. Il se fit un profond silence : le chef gaulois tomba aux genoux de César, et le supplia en lui pressant les mains, sans proférer une parole. Cette scène excita la pitié des assistants, par le souvenir de l'ancienne fortune de Vercingétorix, comparée à son malheur présent. César, au contraire, lui fit un crime des souvenirs sur lesquels il avait compté pour son salut. Il mit sa lutte récente en opposition avec l'amitié qu'il rappelait, et par là fit ressortir plus vivement l'odieux de sa conduite. Ainsi, loin d'être touché de son infortune en ce moment, il le jeta sur-le-champ dans les fers et le fit mettre plus tard à mort, après en avoir orné son triomphe. [40,42] Mais cela se passa plus tard : à l'époque qui nous occupe, César traita avec plusieurs peuples de la Gaule et en soumit d'autres par les armes. Les Belges, qui habitaient la contrée voisine, prirent pour chef l'Atrébate Commius, et opposèrent une longue résistance. Deux fois ils soutinrent avec un égal avantage des combats de cavalerie : une troisième fois, ils disputèrent la victoire dans un combat d'infanterie ; mais, la cavalerie les ayant pris à dos inopinément, ils furent mis en fuite. Le reste de leur armée abandonna son camp pendant la nuit, traversa une forêt qu'elle livra aux flammes et dans laquelle elle ne laissa que ses chariots, espérant que les ennemis seraient arrêtés par l'incendie et par les chariots, et qu'il lui serait possible, pendant ce temps, de prendre les devants et de se retirer dans un lieu sûr ; mais elle fut trompée dans son attente. A peine les Romains furent-ils informés qu'elle avait pris la fuite qu'ils se mirent à la poursuivre. Arrivés sur le théâtre de l'incendie, ils l'éteignirent et abattirent les arbres : quelques-uns s'élancèrent même à travers les flammes, tombèrent à l'improviste sur les barbares et en massacrèrent un grand nombre. [40,43] Après cette défaite, plusieurs traitèrent avec César. Commius prit la fuite; mais, loin de se tenir tranquille, il chercha encore à tendre des piéges à Labiénus. Vaincu dans une bataille, il se laissa persuader d'entrer en négociation ; mais, blessé par un Romain avant qu'aucune convention fût arrêtée, parce que la paix ne semblait pas pouvoir être durable avec lui, il s'échappa et ne cessa d'inquiéter nos soldats qu'au moment où, désespérant enfin de la fortune, il obtint une complète sécurité pour ses compagnons d'armes, et, suivant quelques-uns, la certitude pour lui-même de ne paraître jamais en présence d'un Romain. C'est ainsi que la paix fut accordée à ce peuple : les autres Gaulois se soumirent volontairement, ou furent subjugués par les armes. César dompta les uns, et rendit les autres plus traitables en imposant des garnisons, en infligeant des châtiments, en exigeant des sommes considérables et des tributs annuels. Tels sont les événements qui arrivèrent sous le consulat de Lucius Paulus et de Caïus Marcellus. [40,44] La soumission des Gaulois et le terme assigné à son commandement faisaient à César un devoir de quitter la Gaule et de revenir à Rome. Ses pouvoirs allaient expirer et la guerre était finie : il n'avait donc aucun prétexte plausible pour ne pas licencier son armée et pour ne pas rentrer dans la vie privée. Mais les dissensions agitaient Rome ; Crassus était mort, et Pompée, redevenu puissant (il avait obtenu trois fois le consulat, et s'était fait proroger pour cinq ans le gouvernement de l'Espagne), n'était plus bien disposé pour lui, surtout depuis la mort de l'enfant qui avait été le seul lien de leur amitié. César craignit de tomber dans les mains de Pompée et de ses ennemis s'il se séparait de ses soldats, et il ne les congédia pas. [40,45] A cette même époque, des troubles éclataient sans cesse à Rome, principalement dans les comices ; et ce fut à grand' peine que Calvinus et Messala purent enfin être élus consuls dans le septième mois de l'année. Ils ne l'auraient pas même été alors, si Q. Pompéius Rufus n'eût été mis en prison par l'ordre du sénat, quoiqu'il fût petit-fils de Sylla et tribun du peuple La même peine fut décrétée contre quiconque ourdirait des trames criminelles, et Pompée fut chargé de défendre l'État contre leurs attaques. Il arriva bien quelquefois que les interrois suspendaient les comices, parce que les auspices ne leur paraissaient pas favorables ; mais c'étaient surtout les tribuns qui, se mêlant de toutes les affaires, au point de se substituer aux préteurs mêmes pour la célébration des jeux, empêchaient l'élection des autres magistrats. Ce fut là ce qui fit mettre Rufus en prison : plus tard ce même Rufus, sous un motif sans importance et seulement pour que son déshonneur fût partagé, fit conduire dans la même prison l'édile Favonius. Tous les tribuns du peuple mettaient en avant divers prétextes pour empêcher l'élection des consuls et proposaient de les remplacer par des tribuns militaires, afin que le gouvernement de la République fût confié, comme autrefois, à un plus grand nombre de magistrats. Leurs vues n'ayant été accueillies par personne, ils disaient qu'il fallait nommer Pompée dictateur, et ils retardèrent ainsi les élections pendant très longtemps. Pompée était absent, et personne, à Rome, n'osait lui déférer la dictature, à cause de la haine que les cruautés de Sylla inspiraient pour cette magistrature, ni la lui refuser, à cause des craintes que donnait sa puissance. [40,46] Enfin Pompée, tardivement de retour, n'accepta pas la dictature qui lui était offerte, et prit des mesures pour l'élection des consuls ; mais les troubles excités par les auteurs des meurtres qui ensanglantaient Rome, furent cause que les consuls ne se donnèrent point des successeurs. Ils quittèrent la robe sénatoriale, convoquèrent le sénat avec le costume de chevalier, comme dans les grands deuils publics, et firent rendre un décret d'après lequel nul, après avoir rempli les fonctions de préteur ou de consul, ne pourrait être nommé, avant cinq ans, au gouvernement d'une province extérieure. Ils espéraient que, les nominations ne conférant pas un pouvoir immédiat, les magistratures ne seraient plus briguées, comme elles l'étaient, sans mesure et sans règle; car les candidatures étaient devenues des luttes où l'on faisait assaut de largesses : plus souvent encore c'étaient de véritables combats, à tel point que le consul Calvinus fut même blessé un jour. Les consuls ne furent donc remplacés ni par des consuls, ni par des préteurs, ni par un préfet de la ville, et Rome n'eut pas de magistrats pendant la première partie de l'année. [40,47] Dans cette situation, rien ne se faisait suivant l'ordre accoutumé, et le marché, qui doit avoir lieu tous les neuf jours, se tint le premier jour de janvier ; ce qui ne fut pas regardé comme un accident fortuit, mais comme un prodige qui remplit les esprits de terreur. Un hibou vu et pris dans la ville, une statue qui se couvrit de sueur pendant trois jours, un météore enflammé qui s'élança du midi à l'orient, la foudre qui tomba plusieurs fois, une fréquente pluie de mottes de terre, de pierres, de tessons et de sang, causèrent aussi un grand effroi. Le décret rendu à la fin de l'année précédente, au sujet de Sérapis et d'Isis, ne fut pas sans doute un présage moins significatif que tous les autres. Le sénat avait ordonné la destruction des temples qui leur avaient été consacrés par des particuliers; car pendant longtemps Sérapis et Isis ne furent pas reconnus comme dieux, et, lorsque leur culte public eut été autorisé, leurs temples durent être placés hors dit pomérium. [40,48] Tandis que Rome était dans cet état et que personne n'avait en main le gouvernement de la République, chaque jour, pour ainsi dire, était marqué par des meurtres, et les comices ne pouvaient élire des magistrats malgré l'ardeur des candidats, qui n'épargnaient ni les largesses ni les assassinats, pour obtenir les charges publiques. Milon qui briguait le consulat, ayant rencontré Clodius sur la voie Appienne, le blessa d'abord légèrement et le tua ensuite, dans la crainte qu'il ne cherchât à se venger. Il espérait, en affranchissant sur-le-champ tous les esclaves associés à son crime, être plus facilement absous de ce meurtre, quand Clodius ne serait plus, que de sa blessure, s'il survivait. La nouvelle de cet événement, répandue vers le soir, excita dans la ville un tumulte effroyable, et fut pour les factions un signal de guerres et de forfaits. Les citoyens neutres, malgré leur haine pour Clodius, éclatèrent eux-mêmes d'indignation par un sentiment d'humanité, et parce qu'ils voulaient saisir cette occasion pour se débarrasser aussi de Milon. [40,49] Rufus et Titus Munatius Plancus, tribuns du peuple, profitèrent de cette irritation des esprits pour les aigrir encore davantage. Dès l'aurore, ils portèrent dans le Forum le cadavre de Clodius, le placèrent sur la tribune aux harangues et le montrèrent à la multitude, en faisant entendre des paroles et des lamentations assorties à la circonstance. Le peuple, troublé de ce qu'il voyait et de ce qu'il entendait, ne fut plus arrêté par la religion : il foula aux pieds la sainteté des funérailles, et peu s'en fallut qu'il ne mît le feu à toute la ville. Il enleva les restes de Clodius, les transféra dans le palais du sénat, leur rendit de grands honneurs, éleva ensuite un bûcher avec les sièges des sénateurs, et livra aux flammes le cadavre et le palais. Tout cela se fit, non avec l'emportement qui d'ordinaire entraîne la multitude, mais avec réflexion. Neuf jours après, lorsque la fumée sortait encore des décombres, le peuple célébra un banquet funèbre dans le forum, et voulut même brûler la maison de Milon ; mais elle fut sauvée par un grand nombre de citoyens accourus pour la défendre. Milon, en proie à la crainte, depuis le meurtre de Clodius, s'était tenu caché jusqu'alors. Autour de lui veillaient de simples citoyens, des chevaliers et quelques sénateurs ; mais, après de semblables excès, il espéra que la vengeance du sénat tomberait sur le parti contraire ; et, en effet, le sénat se réunit sur le mont Palatin, le soir même, pour délibérer à ce sujet, nomma un interroi et chargea par un décret Milon, les tribuns du peuple et Pompée lui-même de veiller à ce que la République n'essuyât aucun dommage. Milon alors parut en public, et demanda le consulat avec autant ou même avec plus d'ardeur que jamais. [40,50] De là, de nouveaux combats et de nouveaux massacres. Le sénat confirma le décret dont je viens de parler : il manda Pompée à Rome, l'autorisa à faire de nouvelles levées, et prit le deuil. Celui-ci étant arrivé bientôt après, le sénat s'assembla avec une garde, hors du pomérium, non loin du théâtre qui porte le nom de Pompée, ordonna de recueillir les ossements de Clodius, et chargea Faustus, fils de Sylla, de rebâtir son palais. C'était la curie Hostilia ; mais, comme elle avait été reconstruite par Sylla, le sénat chargea son fils de la relever de ses ruines, et voulut aussi qu'après sa restauration elle portât le nom de Sylla. Rome, en suspens, attendait la nomination des magistrats : les uns demandaient à grands cris que Pompée fût élu dictateur ; les autres qu'on nommât consul César, si haut placé dans l'estime de ses concitoyens qu'ils avaient ordonné des sacrifices publics, pendant soixante jours, en l'honneur de ses victoires. Craignant également l'une ou l'autre de ces nominations, le sénat et surtout Bibulus, qui devait donner le premier son avis, prévinrent les résolutions irréfléchies de la multitude en déférant le consulat à Pompée, pour qu'il ne fût pas proclamé dictateur, et en le déférant à lui seul ; afin qu'il n'eût point César pour collègue. C'était une mesure extraordinaire, qui n'avait encore été adoptée pour personne, et pourtant elle parut sage. Comme Pompée recherchait moins que César la faveur du peuple, le sénat se flatta de l'en détacher complétement et de le mettre dans ses intérêts. C'est ce qui arriva : fier de cet honneur nouveau et tout à fait insolite, Pompée ne proposa plus aucune mesure en vue de plaire à la multitude, et fit scrupuleusement tout ce qui pouvait être agréable au sénat. [40,51] Du reste, il ne voulut pas être seul consul : satisfait de la distinction dont il avait été l'objet, il évita l'envie qu'elle aurait pu lui attirer. D'un autre côté, craignant, si une place restait vacante dans le consulat, qu'elle ne fût donnée à César par l'armée et par le peuple qui lui étaient dévoués ; ne voulant pas d'ailleurs que César parût être négligé et conçût ainsi de justes ressentiments, il obtint par les tribuns qu'il fut permis à César, même absent, de demander le consulat, dès qu'il le pourrait légalement. En attendant, il se donna pour collègue Q. Scipion, son beau-père, quoiqu'il fût accusé de corruption. Ce Scipion était fils de Nasica : introduit par une disposition testamentaire dans la famille de Metellus le Pieux, dont il prit le surnom, il donna sa fille à Pompée, qui le fit nommer consul et l'affranchit de l'accusation portée contre lui. [40,52] Les accusations de brigue étaient alors fort nombreuses, parce que les lois de Pompée avaient donné aux tribunaux une organisation plus régulière. Il désigna lui-même tous les citoyens parmi lesquels les juges devaient être choisis par le sort; il détermina d'une manière fixe combien d'avocats chaque partie devait avoir, afin que les juges ne fussent plus étourdis et troublés par leur grand nombre ; il accorda pour les plaidoiries deux heures plus funestes, c'était la faculté laissée aux accusés d'être assistés par des orateurs qui faisaient leur éloge : souvent des accusés, loués par des hommes très considérés, échappaient à la justice. Pompée le réforma en ordonnant qu'à l'avenir il ne serait plus permis de faire l'éloge d'un accusé. Ces dispositions et plusieurs autres furent appliquées à tous les tribunaux indistinctement : quant au crime de brigue, il établit comme accusateurs, en leur offrant une récompense capitale, ceux qui avaient été déjà condamnés pour ce crime. Ainsi, quiconque faisait connaître deux hommes coupables d'une faute égale à la sienne ou d'une faute moindre, ou même un seul homme coupable d'une faute plus grave, obtenait la rémission de sa peine. [40,53] Plusieurs citoyens furent donc poursuivis pour brigue; entre autres, Plautius Hypsaeus, compétiteur de Milon et de Scipion pour le consulat. Ils avaient été accusés de brigue tous les trois; mais il fut seul condamné. Scipion, traduit en justice par deux accusateurs, ne fut pas jugé, grâce à Pompée, et Milon n'eut pas à se défendre contre cette accusation , parce qu'il était sous le poids d'une autre plus grave, mis en jugement pour le meurtre de Clodius, il fut condamné, parce qu'il n'avait pu s'appuyer sur la violence. Pompée avait placé des gardes dans toute la ville et s'était rendu au tribunal avec une escorte armée. Des perturbateurs ayant excité du tumulte dans le forum à cette occasion, Pompée ordonna aux soldats de les chasser en les frappant obliquement du plat de leurs larges épées ; mais, loin de céder, ils lançaient des sarcasmes, comme s'ils n'avaient pas été frappés sérieusement : quelques-uns furent blessés et même tués. [40,54] Les juges purent donc siéger paisiblement, et plusieurs citoyens furent condamnés pour divers crimes. Milon et d'autres le furent pour le meurtre de Clodius, quoiqu'il eût Cicéron pour défenseur. A la vue de Pompée et des soldats qui occupaient le tribunal contre l'usage ; cet orateur se troubla et fut saisi de crainte, au point de ne pouvoir prononcer un mot du discours qu'il avait préparé. A peine fit-il entendre quelques paroles sans vie et se hâta de finir. Quant à la harangue que nous avons aujourd'hui et qui passe pour avoir été prononcée alors pour Milon, Cicéron la composa plus tard et à loisir, quand il eut recueilli ses esprits. On rapporte même que Milon, ayant lu ce discours qui lui avait été envoyé par Cicéron lorsqu'il était en exil, lui répondit : "Heureusement pour moi, cette harangue n'a pas été prononcée devant mes juges; car je ne mangerais pas de si beaux rougets à Marseille" (c'est là qu'il s'était retiré), si vous m'aviez défendu avec tant d'éloquence. Il s'exprimait ainsi, non qu'il fût content de sa position, puisqu'il fit souvent d'audacieuses tentatives pour rentrer dans sa patrie ; mais il se moquait de Cicéron qui, n'ayant pas su trouver une parole efficace pour le défendre dans le moment critique, composait avec soin des discours sans objet et les lui envoyait, comme s'ils pouvaient lui être alors de quelque utilité. [40,55] Milon fut donc condamné. Rufus et Plancus le furent, à la fin de leur magistrature, et beaucoup d'autres avec eux, pour l'incendie du palais du sénat. En vain Pompée poussa-t-il le dévouement pour Plancus jusqu'à adresser aux juges un mémoire qui contenait son éloge et une supplique en sa faveur : Marcus Caton, qui devait connaître de cette affaire, déclara qu'il n'écouterait pas un panégyriste violant ses propres lois ; mais il ne put voter. Plancus, sachant qu'il se prononcerait contre lui, le récusa; car, d'après les lois de Pompée, l'accusateur et l'accusé avaient la faculté de récuser chacun cinq des juges qui devaient statuer sur leur sort. Les autres le condamnèrent : après le jugement qu'ils avaient rendu contre Rufus, il ne leur parut pas juste d'absoudre Plancus, accusé du même crime; et par cela même qu'ils voyaient Pompée agir dans son intérêt, ils luttèrent contre son influence, pour ne pas être regardés comme ses esclaves plutôt que comme des juges. Du reste, Cicéron ne se montra pas alors plus habile pour accuser Plancus qu'il ne l'avait été pour défendre Milon. L'aspect du tribunal était le même : dans les deux causes, la volonté et les actes de Pompée lui étaient opposés, et par là il provoqua de nouveau son mécontentement au plus haut degré. [40,56] Pompée, en même temps qu'il réorganisa les tribunaux, fit revivre, au sujet des élections, la loi qui obligeait expressément les candidats à se montrer en personne dans les comices, et qui prescrivait de n'élire aucun absent : elle était presque tombée en désuétude. Il confirma aussi le sénatus-consulte rendu peu de temps auparavant, et d'après lequel ceux qui avaient rempli une magistrature dans Rome ne pouvaient, avant cinq ans, être appelé au gouvernement des provinces. Mais, après avoir sanctionné ces décrets, il ne rougit pas d'accepter presque aussitôt le gouvernement de l'Espagne pour cinq ans, et de permettre à César, qui était absent et dont les amis étaient mécontents de la loi électorale, de demander le consulat, conformément au sénatus-consulte, où il avait inséré un article d'après lequel les absents ne pourraient se mettre sur les rangs que lorsqu'ils y seraient nominativement et formellement autorisé. C'était annuler toute prohibition ; car ceux qui avaient quelque crédit ne pouvaient manquer d'obtenir cette autorisation. Tels furent les actes de Pompée pendant son administration. [40,57] Quant à Scipion, il ne proposa aucune loi, et abrogea celle qui avait été faite par Clodius, au sujet des censeurs. On crut qu'il avait voulu leur plaire en leur restituant leur ancien pouvoir ; mais l'événement prouva le contraire. Il y avait dans l'ordre équestre et dans l'ordre sénatorial un grand nombre d'hommes méprisables ; mais, tant qu'il n'était pas permis aux censeurs d'effacer le nom d'un membre sans qu'il eût été accusé et condamné, on ne pouvait les rendre responsables de ce que de tels hommes n'étaient pas éliminés. Lorsqu'ils eurent recouvré leur ancien pouvoir, qui leur permettait de faire eux-mêmes une enquête sur la vie de chaque citoyen et de les noter d'infamie, ils n'eurent pas le courage de s'attirer de nombreuses inimitiés, et ne voulurent pas non plus s'exposer au reproche de ne point faire disparaître de l'album des noms indignes d'y figurer : il arriva par là qu'aucun homme sensé ne demanda plus la censure. Voilà ce qui fit décrété au sujet des censeurs. [40,58] Caton n'ambitionnait aucune charge ; mais il voyait la puissance de César et de Pompée grandir au point d'être incompatible avec la constitution de la République. Il prévoyait qu'ils s'empareraient ensemble du gouvernement, ou qu'ils se diviseraient et causeraient de violentes séditions, ou bien que celui qui aurait le dessus serait seul maître du souverain pouvoir. Il voulut donc les renverser avant qu'ils fussent ennemis, et demanda le consulat pour les combattre, parce qu'il n'aurait aucune force s'il restait dans la vie privée. Mais ses vues furent devinées par les amis de Pompée et de César, et il ne fut pas élu. On nomma M. Marcellus, parce qu'il avait une grande connaissance des lois, et Sulpicius Rufus à cause de son éloquence, mais surtout parce qu'ils n'avaient eu recours ni aux largesses, ni à la violence, et s'étaient concilié les esprits par leurs soins empressés et par leurs vives instances auprès de tous. Caton, au contraire, n'avait fait la cour à personne, et il ne sollicita plus le consulat, disant qu'un bon citoyen ne doit point fuir le gouvernement de l'État quand on réclame ses services, ni le rechercher au delà d'une juste mesure. [40,59] Marcellus, qui était du parti de Pompée, chercha à l'instant même tous les moyens d'abattre César. II fit diverses propositions contre lui, et demanda qu'on lui donnât un successeur avant le temps fixé par les lois : il fut combattu par Sulpicius et par plusieurs tribuns du peuple. Ceux-ci voulaient plaire à César : Sulpicius était poussé tout à la fois par le même mobile et par l'éloignement que montrait la multitude pour déposer avant le temps un magistrat qui n'avait point commis de faute. Informé de ce qui se passait, Pompée, qui était parti de Rome comme pour se rendre en Espagne avec son armée, mais qui n'était pas sorti de l'Italie et avait chargé ses lieutenants des affaires d'Espagne, pour observer de près ce qui se, passait à Rome, fit semblant de ne pas approuver lui-même que César fût privé du commandement ; mais, en réalité, il prenait ses mesures pour qu'il déposât les arrhes et rentrât dans la vie privée lorsqu'il serait parvenu au terme de son commandement, et cette époque n'était pas éloignée ; puisque ce commandement devait finir l'année suivante. Dans cette vue, il fit nommer consul Caïus Marcellus, cousin ou même frère de Marcus (car on dit l'un et l'autre) et ennemi de César; quoiqu'il fût devenu son allié par sa femme, et il porta au tribunat Caïus Curion, qui depuis longtemps aussi était ennemi de César. [40,60] César ne pouvait se résigner à quitter pour la vie privée un pouvoir si grand et qu'il avait exercé longtemps : il craignait d'ailleurs d'être à la merci de ses ennemis. Il se disposa donc à garder le commandement malgré eux, leva des soldats, amassa des fonds, prépara des armes et rendit son autorité agréable à tous. De plus, voulant paraître, même à Rome, s'appuyer jusqu'à un certain point sur la persuasion et non pas sur la violence seule, il résolut de se réconcilier avec Curion, qui était de la famille des Caton, homme d'un esprit pénétrant, d'une rare éloquence, très influent sur la multitude, prodigue d'argent, lorsque, par ses largesses, il comptait obtenir quelque avantage pour lui-même, ou être utile à un autre. César le gagna par de séduisantes espérances et en payant toutes ses dettes, devenues très considérables par ses excessives dépenses ; car César ne regardait pas à l'argent pour réussir dans le moment, persuadé que le succés lui procurerait le moyen de s'enrichir : souvent même il promettait de fortes sommes, sans avoir l'intention d'en donner la plus petite partie, et cherchait à se concilier non seulement les hommes libres, mais encore les esclaves qui avaient quelque ascendant sur leurs maîtres. C'est ainsi qu'il gagna un grand nombre de chevaliers et de sénateurs. [40,61] Curion embrassa sa cause ; mais ce ne fut pas ouvertement tout d'abord. Il attendit un prétexte plausible pour paraître prendre ce parti par nécessité, et non de son gré : il pensait d'ailleurs que plus il resterait, comme ami, au milieu des ennemis de César, mieux il connaîtrait leurs secrets les plus importants. Il dissimula donc fort longtemps, et, pour qu'on ne le soupçonnât pas d'avoir changé et de ne plus être à la tête de ceux dont. les sentiments et les discours étaient alors encore opposés à César, il parla contre lui, dès le commencement de son tribunat, et fit les propositions les plus étranges. Il en présenta aussi quelques autres contre le sénat et contre ses membres les plus influents et les plus dévoués à Pompée. Il ne désirait pas qu'elles fussent adoptées, et il ne l'espérait pas : son but était seulement qu'après leur rejet aucune autre ne put être acceptée contre César (il en était fait un grand nombre), et il comptait profiter de cette occasion pour passer de son côte. [40,62] Il laissa donc beaucoup de temps s'écouler, tantôt pour un motif , tantôt pour un autre , sans qu'aucune fût accueillie : il feignit d'en être indigné, et demanda qu'un mois fût intercalé pour l'adoption de ses propositions. Cette intercalation était permise, lorsque les circonstances l'exigeaient ; mais ce n'était, pas alors le cas, et Curion le savait bien en sa qualité de pontife. Il répétait néanmoins qu'elle était nécessaire et il pressait, du moins en apparence, les pontifes, ses collègues, de l'adopter. Enfin, n'ayant pu les amener à son avis (il ne le désirait pas), il ne laissa prendre aucune autre résolution, et, embrassant dès lors sans détour la cause de César, après l'avoir longtemps combattue en vain, il soutint avec énergie des propositions qui ne pouvaient jamais être adoptées. Il demanda surtout que tous ceux qui avaient les armes à la main les déposassent et que les armées fussent licenciées, ou qu'on ne livrât point César à des adversaires puissants, après l'avoir privé de ses troupes. Il faisait cette proposition, non qu'il souhaitât que César licenciât son armée, mais parce qu'il savait bien que Pompée ne se soumettrait pas à une semblable prescription ; et dès lors César aurait un motif plausible pour ne pas congédier ses soldats. [40,63] Pompée, ne pouvant rien obtenir par d'autres voies, eut ouvertement recours à la violence, et se montra sans détour l'adversaire de César, par ses discours comme par ses actions ; mais il ne réussit pas davantage. César avait de nombreux soutiens, entre autres Lucius Paulus, alors consul avec Marcellus, et le censeur L. Pison, sou beau-père. Les censeurs, à cette époque, étaient Appius Claudius et Pison, qui avait été nommé malgré lui. Il favorisait César à cause de sa parenté; mais Appius lui était opposé, et penchait pour Pompée. Il fut cependant très utile à César, sans le vouloir, en faisant disparaître de l'album, malgré son collègue, les noms de beaucoup de chevaliers et de sénateurs qui, pour cette raison, embrassèrent le parti de César. Pison, qui craignait de s'attirer des embarras et ménageait un grand nombre de citoyens à cause de leur amitié pour son gendre, n'en effaça aucun ; mais il n'empêcha point son collègue d'éliminer du sénat tous les affranchis et plusieurs nobles des plus illustres; entre autres, l'historien Crisp. Salluste. Curion devait en être expulsé aussi ; mais Pison le sauva de ce déshonneur, en intercédant pour lui avec Paulus, son parent. [40,64] Grâce a leur intervention, Appius n'effaça point de l'album le nom de Curion ; mais il exprima en plein sénat l'opinion qu'il avait sur son compte. Curion en fut tellement indigné qu'il déchira ses vêtements. Marcellus s'assura de sa personne, espérant que le sénat prendrait une résolution sévère envers lui et, à son occasion, envers César : il proposa donc de délibérer sur sa conduite. Curion s'y opposa d'abord, puis, ayant reconnu que, parmi les sénateurs alors présents, les uns étaient dévoués à César et que les autres le craignaient, il leur permit de délibérer sur sa personne, et se contenta de prononcer ces paroles : « Ma conscience me dit que je soutiens le parti le plus sage et le plus utile à la patrie. Ainsi, je vous livre mon corps et mon âme : disposez- en comme vous l'entendrez. » Marcellus avait formulé son accusation de telle manière que la condamnation de Curion lui paraissait certaine ; mais, la majorité l'ayant absous, le consul se laissa emporter à un acte des plus extraordinaires : il s'élança hors du sénat, se rendit auprès de Pompée, qui était dans un faubourg de Rome, et, de son autorité privée, sans aucun décret du sénat, il lui confia la garde de la ville et deux légions de citoyens. Les soldats, qui avaient été rassemblés à cette fin, étaient déjà auprès de Pompée. [40,65] Et en effet Pompée, encore ami de César, lui avait donné antérieurement, une des légions levées pour lui-même; attendu qu'il n'avait pas de guerre à soutenir et que César manquait de soldats. Mais, lorsque la discorde eut éclaté entre eux, Pompée, voulant reprendre cette légion et en enlever une autre à César, allégua que Bibulus avait besoin de soldats pour combattre contre les Parthes, et, afin qu'il ne se fit point des levées nouvelles, à cause de l'urgence et parce que les Romains avaient, disait il, des légions en abondance, il fit décréter que César et lui seraient tenus d'envoyer chacun une légion à Bibulus. Pompée n'envoya aucune des légions qu'il avait avec lui, et donna l'ordre aux hommes chargés de cette affaire de redemander celle qu'il avait cédée à César. De cette manière, ils en fournirent en apparence une chacun ; mais, en réalité, César seul en donna deux. Il ne fut pas dupe de ce manège ; mais il se résigna pour ne pas être accusé de désobéissance, et surtout parce qu'il avait ainsi un prétexte pour lever plus de soldats qu'il n'en perdait. [40,66] Ces deux légions semblaient donc destinées à marcher contre les Parthes ; mais comme Bibulus n'en réclamait pas l'envoi, parce qu'il n'en avait nullement besoin, Marcellus, qui avait déjà craint qu'elles ne fussent rendues à César, soutint qu'elles devaient rester en Italie, et les mit, ainsi que je viens de le dire, à la disposition de Pompée. Comme tout cela se passait à la fin de l'année et ne devait pas durer longtemps, puisque rien n'avait été sanctionné par le sénat ni par le peuple, Marcellus emmena avec lui auprès de Pompée Cornélius Lentulus et Caïus Claudius, désignés consuls pour l'année suivante, et fit confirmer par eux les mesures qu'il avait prises. A cette époque , les magistrats désignés avaient encore le droit de proposer des édits et de faire des actes afférents à leur charge, avant d'en avoir pris possession. Lentulus et Claudius crurent donc pouvoir accéder au désir de Marcellus, et Pompée, cet homme en tout si rigide, pressé par la nécessité d'avoir des soldats, les accepta avec empressement, sans s'inquiéter de quelle main il les recevait, ni par quel moyen ils lui venaient. Ce fait d'une audace inouïe n'eut pourtant pas les conséquences qu'on aurait pu prévoir. Contents d'avoir manifesté leur haine contre César, les consuls ne firent aucun acte de violence, et lui fournirent un prétexte plausible pour garder les soldats qu'il avait auprès de lui. Curion accusa vivement les consuls et Pompée devant le peuple, à cette occasion ; puis, parvenu au terme de sa charge, il se rendit incontinent auprès de César.