[36,0] LIVRE XXXVI. [36,18] - - - Je raconterai maintenant ce qui se passa au sujet de Pompée. Les pirates ne cessaient d'inquiéter les navigateurs, comme les voleurs inquiétaient les habitants du continent. Sans doute il n'y a pas eu d'époque où il n’en ait été ainsi, et ces brigandages se perpétueront tant que la nature humaine sera la même. Cependant ils n'avaient été commis jusqu'alors, sur terre et sur mer, que dans certains endroits, durant la belle saison, et par un petit nombre d'hommes; mais depuis que des guerres continuelles avaient en lieu simultanément dans plusieurs pays, que beaucoup de villes avaient été détruites, que leurs habitants fugitifs trouvaient partout le châtiment suspendu sur leur tête, et qu'il n'y avait plus de retraite sûre pour personne, une foule de malheureux s'étaient jetés dans le brigandage. On put plus aisément le détruire sur le continent, où il frappait davantage les regards des populations, où le dommage: se faisait sentir de près, et où les moyens de répression n'étaient pas difficiles : sur la mer, au contraire, il prit le plus grand accroissement. Et en effet, tandis que les Romains étaient occupés sans relâche à combattre contre leurs ennemis, les pirates accrurent beaucoup leurs forces, parcoururent diverses mers et s'adjoignirent tous ceux qui se livraient au même genre de vie qu'eux : quelques-uns même secoururent plusieurs peuples, à titre d'alliés. [36,19] J'ai raconté ce qu'ils firent en commun avec d'autres peuples : lorsque cette union eut cessé, ils ne restèrent point dans l'inaction. Bien loin de là : seuls, avec leurs propres forces, ils causèrent souvent de grands dommages aux Romains et à leurs alliés. Ce n'était plus en petit nombre, mais avec des flottes considérables qu'ils infestaient les mers : ils eurent des généraux et se firent un grand nom. Dans le principe ils cherchaient de préférence à piller et à emmener de force ceux qui naviguaient ; ils ne les laissaient point tranquilles pendant l'hiver ; car leur audace, l'habitude et le succès leur faisaient affronter la mer avec confiance, même dans cette saison. Ensuite, ils attaquèrent aussi ceux qui se tenaient dans les ports. Quelqu'un osait-il faire voile contre eux ; d'ordinaire il était vaincu et trouvait la mort dans la lutte. Était-il vainqueur ; il ne pouvait mettre la main sur un seul de ces brigands, tant ils voguaient avec célérité. Vaincus, ils revenaient bientôt, comme s'ils avaient remporté la victoire, ravageaient et livraient aux flammes, non seulement les campagnes et les habitations qui s'y trouvaient, mais des villes entières : ils prenaient possession de quelques-unes et ils y établissaient, comme dans un pays ami, des quartiers d'hiver d'où ils pouvaient faire des sorties, en même temps qu'ils y trouvaient un refuge. [36,20] Enhardis par ces succès, ils descendirent sur la terre ferme et firent beaucoup de mal, même à ceux qui ne fréquentaient pas la mer : ils attaquèrent les alliés que Rome avait hors de l'Italie et l'Italie elle-même. Persuadés qu'ils feraient là un plus riche butin et qu'ils inspireraient plus de terreur aux autres peuples, s'ils n'épargnaient pas cette contrée, ils abordèrent dans diverses villes du littoral et jusque dans Ostie. Ils brûlèrent les vaisseaux et pillèrent tout ce qui tomba sous leur main. Enfin, comme personne ne réprimait leurs excès, ils séjournèrent longtemps à terre et mirent en vente, avec autant de sécurité que s'ils avaient été dans leur propre pays, les hommes qu'ils n'avaient pas tués et les dépouilles qu'ils avaient enlevées. Ils portaient le pillage, ceux-ci dans un endroit, ceux-là dans un autre (car les mêmes pirates ne pouvaient infester ensemble toute la mer) ; mais ils étaient si étroitement unis, qu'ils envoyaient de l'argent et des secours même à ceux qui leur étaient tout à fait inconnus, comme à leurs meilleurs amis. Ce qui ne contribua pas peu à augmenter leur puissance, c'est qu'ils honoraient tous ensemble ceux qui se montraient bienveillants pour quelques-uns d'entre eux, et qu'ils pillaient ensemble ceux dont quelques-uns seulement avaient à se plaindre. [36,21] La puissance des pirates avait grandi à un tel point, que la guerre contre eux était terrible, continue ; qu'elle ne pouvait être évitée par aucune précaution, ni terminée par des traités. Les Romains n'entendirent pas seulement parler de leurs brigandages : ils en furent même les témoins (car les divers objets qu'ils tiraient du dehors n'étaient plus importés, et l'arrivage du blé était complètement interrompu) ; toutefois ils ne s'en préoccupèrent pas assez, lorsqu'ils l'auraient dû : ils envoyèrent bien contre les pirates des vaisseaux et des généraux, lorsque quelque nouvelle inquiétante venait les émouvoir ; mais ces mesures ne produisirent aucun bon résultat et n'aboutirent même qu'à rendre les alliés beaucoup plus malheureux ; jusqu'au moment où ils furent réduits eux-mêmes à la situation la plus critique. Alors ils s'assemblèrent et délibérèrent, pendant plusieurs jours, sur le parti qu'ils devaient prendre. Pressés par de continuels dangers, voyant qu'ils auraient à soutenir une lutte redoutable et compliquée, persuadés qu'il était également impossible de combattre les pirates tous à la fois, ou séparés les uns des autres (car ils se secouraient mutuellement et on ne pouvait les attaquer partout en même temps), les Romains ne savaient à quoi se résoudre et désespéraient d'obtenir quelque succès ; lorsqu'un tribun du peuple, Aulus Gabinius (soit à l'instigation de Pompée, soit pour lui complaire ; car c'était un très mauvais citoyen, nullement inspiré par l'amour du bien public), proposa de confier la guerre contre tous les pirates à un seul général, revêtu d'un pouvoir absolu, choisi parmi les consulaires, investi du commandement pour trois ans, et qui aurait sous ses ordres des forces très considérables et plusieurs lieutenants. Il ne désigna point formellement Pompée ; mais il était évident que le peuple le choisirait, aussitôt qu'il aurait entendu faire une proposition de ce genre. [36,22] C'est ce qui arriva : la rogation de Gabinius fut approuvée, et à l'instant toute l'assemblée pencha pour Pompée ; à l'exception des sénateurs, qui auraient mieux aimé souffrir les plus grands maux de la part des pirates que de lui donner un tel pouvoir : peu s'en fallut même qu'ils ne missent le tribun à mort dans leur palais. Il s'échappa de leurs mains ; mais à peine la multitude eut-elle connu le vote des sénateurs, qu'il s'éleva un violent tumulte. Elle envahit le lieu où ils siégeaient, et elle les eût massacrés, s'ils ne s'étaient retirés. Ils se dispersèrent et se cachèrent, à l'exception de Caïus Pison (car ces événements se passèrent pendant qu'il était consul avec Acilius) : il fut arrêté, et il aurait payé de sa mort l'opposition de tous ses collègues, si Gabinius n'avait obtenu sa grâce. Dès lors, les grands personnellement se tinrent tranquilles, trop heureux de conserver la vie ; mais ils persuadèrent à neuf des tribuns du peuple de se déclarer contre Gabinius. Par crainte de la multitude, ces tribuns ne firent aucune opposition, excepté Lucius Trébellius et Lucius Roscius, qui osèrent prendre parti contre lui ; mais ils ne purent rien dire, ni rien faire de ce qu'ils avaient promis. Le jour où la proposition de Gabinius devait être convertie en loi étant arrivé, voici ce qui se passa : Pompée désirait vivement le commandement ; cependant, croyant déjà, tant à cause de son ambition qu'à cause de la faveur dont il jouissait auprès de la multitude, qu'il n'y aurait aucun honneur pour lui à l'obtenir ; mais un déshonneur véritable à ne pas en être chargé, et connaissant l'opposition des grands, il voulut paraître céder à la nécessité. Il était d'ailleurs dans son caractère de témoigner très peu d'empressement pour ce qu'il ambitionnait, et il affecta d'autant plus d'agir alors ainsi, qu'en recherchant le commandement il aurait excité l'envie ; tandis qu'il serait glorieux pour lui d'être choisi, contre son gré ; uniquement parce qu'il était le général le plus capable. [36,23] Il s'avança au milieu de l'assemblée et parla ainsi : "Je suis heureux de la dignité que vous me décernez, Romains ; car il est naturel à tous les hommes de s'enorgueillir des bienfaits qu’ils reçoivent de leurs concitoyens. Pour moi, souvent comblé d'honneurs par vous, je ne puis assez me réjouir du témoignage d'estime que vous m'accordez aujourd'hui. Mais je ne pense pas que vous deviez vous montrer ainsi d'une bienveillance inépuisable envers moi, ni que je puisse être revêtu sans cesse de quelque commanderaient ; car j'ai eu des fatigues à endurer dès mon enfance, et il est juste que vos faveurs se portent sur les autres. Ne vous rappelez-vous point combien de maux j'ai supportés pendant la guerre contre Cinna, quoique je fusse dans la première jeunesse ? combien j'ai eu à souffrir en Sicile et en Afrique, quoiqu'à la rigueur je ne fusse pas encore au nombre des éphèbes ? combien de dangers j'ai courus en Espagne, avant d'être en âge de siéger dans le sénat ? Certes, je ne vous accuse pas d'avoir payé tous ces services par l’ingratitude, il s'en faut bien. Et en effet, outre tant de récompenses éclatantes dont vous m'avez jugé digne, le commandement que vous m'avez confié contre Sertorius, lorsque personne ne voulait ni ne pouvait l'accepter ; le triomphe que vous m'avez accordé pour cette expédition, quoique les lois s'y opposassent ; tout cela m'a couvert de gloire. Mais les soins et les dangers qui ont pesé sur moi, ont épuisé mon corps et affaissé mon âme. Et n'allez pas considérer que je suis jeune encore, ne calculez pas que j'ai tel ou tel âge ; car si vous comptez combien j'ai fait de campagnes, combien de dangers j'ai affrontés, vous en trouverez beaucoup plus que d'années dans ma vie ; et par là vous reconnaîtrez mieux encore que je ne puis désormais supporter ni les fatigues ni les soucis. [36,24] D'ailleurs, alors même qu'on a la force de les endurer, le commandement, vous le voyez, attire l'envie et la haine. Sans doute vous les méprisez et vous ne pourriez honorablement vous en inquiéter ; mais elles seraient pour moi un accablant fardeau. Je l'avoue, la guerre et ses dangers n'ont rien qui m'effraye, rien qui m'afflige autant que l’envie et la haine. Et quel homme sensé peut se trouver heureux, s'il est entouré de jaloux ? Qui peut se consacrer aux affaires publiques, avec la certitude d'être traduit en justice, sil échoue ; ou d'être exposé à l'envie, s'il réussit ? Pour ces raisons et pour beaucoup d'autres, permettez-moi de vivre en repos et de m'occuper de mes affaires privées ; afin que je puisse enfin veiller aux intérêts de ma famille, et que je ne m'éteigne pas consumé de fatigues ! Chargez un autre général de la guerre contre les pirates : il en est plusieurs, plus jeunes ou plus âgés que moi, tous désireux et capables de commander votre flotte : dans ce grand nombre vous pourrez facilement choisir. Je ne suis pas le seul qui vous aime, le seul qui ait l'expérience de la guerre. Un tel et un tel sont aussi dévoués, aussi habiles que moi ; mais je craindrais de paraître vouloir leur complaire, en les appelant par leur nom." [36,25] Après ce discours, Gabinius prit la parole et dit : "Romains, ici encore Pompée se montre digne de lui, en ne courant pas après le commandement, en ne s'empressant point de l'accepter lorsqu'il lui est déféré. Il ne convient jamais à l'homme de bien de rechercher le pouvoir avec ardeur, ni de se jeter volontairement dans des entreprises difficiles ; et quand il s'agit, comme aujourd'hui, d'une tâche très importante, il ne doit l'accepter qu'après de mûres réflexions, afin de s'en acquitter sans faire de faux pas et sans se démentir. La témérité, qui promet tout, dégénère dans l'action en une précipitation qui n'attend pas le moment propice et conduit souvent à des fautes. Au contraire, la circonspection, mise en pratique dès le début, reste la même dans l'exécution et profite à tous. Quant à vous, votre devoir est d'adopter non ce qui plaît à Pompée, mais ce qui est utile à l'État ; car ce n'est pas à ceux qui briguent le commandement que vous devez le confier ; mais bien aux hommes les plus capables. Les premiers abondent, tandis que vous ne trouverez que Pompée qui le mérite. Souvenez-vous de tous les maux que nous avons soufferts pendant la guerre contre Sertorius, parce que nous n'avions point de général ; souvenez-vous que parmi les citoyens, plus jeunes ou plus vieux, Pompée seul nous parut digne de la diriger. Alors, il n'avait pas l'âge voulu par les lois, il ne siégeait pas encore dans le sénat ; cependant nous l'envoyâmes à la place des deux consuls. Certes je voudrais que vous eussiez un grand nombre d'hommes éminents ; et s'il y avait des voeux à faire pour cela, je le souhaiterais. Mais ici les voeux sont impuissants et on ne peut compter sur le hasard : pour être propre à commander, il faut avoir reçu de la nature certaines dispositions particulières, posséder les connaissances nécessaires, s'être livré aux exercices convenables et, par-dessus tout, avoir la fortune favorable. Or, tous ces avantages sont bien rarement réunis dans un seul homme, et vous devez, quand vous eu avez trouvé un qui les possède, montrer tous pour lui un dévouement unanime et profiter de ses services, même malgré lui. Une semblable violence est très honorable pour celui qui l'exerce et pour celui qui en est l'objet : elle sauve l'un et met l'autre à même de sauver ses concitoyens, pour lesquels un homme de bien, un ami de son pays doit être prêt à sacrifier son corps et son âme. [36,26] Pensez-vous que ce même Pompée qui, dans sa jeunesse, porta les armes, commanda des armées, augmenta notre puissance, sauva nos alliés et fit des conquêtes sur nos ennemis, ne pourrait plus vous être très utile, aujourd'hui qu'il est dans toute sa force et qu'il a atteint cet âge où l'homme est supérieur à lui-même ; aujourd'hui qu'il possède la plus grande expérience de la guerre ? Celui que vous choisîtes pour général lorsqu'il était dans l'adolescence, le repousserez-vous maintenant qu'il est homme ? Celui que vous chargeâtes des guerres les plus importantes quand il était encore simple chevalier, ne vous paraîtra-t-il pas digne de votre confiance pour cette expédition maintenant qu'il est sénateur ? Avant de l'avoir efficacement éprouvé, vous le recherchâtes comme votre seul appui dans les dangers qui vous pressaient ; et maintenant que vous le connaissez à fond, vous ne vous confieriez pas à lui dans une situation non moins critique. Alors qu'il n'avait pas le droit d'exercer le commandement, vous le nommâtes général contre Sertorius, et vous ne l'enverriez pas combattre contre les pirates, après qu'il a été consul ? Citoyens, que votre choix ne se porte pas sur un autre ; et. toi, Pompée, écoute-moi, écoute la patrie. C'est elle qui t'a donné le jour, c’est elle qui t'a nourri : tu dois être esclave de ses intérêts et ne reculer, pour les soutenir, devant aucune fatigue, devant aucun danger. Fallût-il même mourir, loin d'attendre l'heure marquée par le destin, tu devrais à l'instant courir au-devant du trépas. [36,27] Je parais ridicule sans doute en donnant ces conseils à l'homme qui, dans tant de guerres importantes, a déployé son courage et son dévouement pour la patrie. Cède donc à mes instances et à celles de tes concitoyens, Pompée. Si quelques hommes te portent envie, ne crains rien : que ce soit même pour toi un nouveau motif de montrer plus de zèle. L'affection du peuple et les avantages que tu procureras à la République doivent te rendre insensible à l’envie ; et si tu as à coeur de chagriner tes ennemis, dans cette vue même accepte le commandement. Ils s'affligeront lorsque, malgré eux, tu auras commandé et tu te seras couvert de gloire. Enfin, tu mettras à tes exploits passés un couronnement digne de toi, en nous affranchissant de maux nombreux et terribles." [36,28] A peine Gabinius eut-il cessé de parler, que Trébellius essaya de le réfuter ; mais n'ayant pu obtenir la parole, il empêcha les tribus d'aller aux voix. Gabinius indigné ajourna le vote concernant Pompée ; mais il en proposa un autre contre Trebellius lui-même. Les dix-sept tribus qui votèrent les premières, déclarèrent qu’il agissait illégalement et qu'il ne devait pas conserver la puissance tribunitienne. Déjà la dix-huitième allait en faire autant, et Trebellius eut encore beaucoup de peine à se taire. Voyant ce qui se passait, Roscius n'osa prendre la parole ; mais, levant la main, il demanda par un signe qu'on élût deux généraux, afin de diminuer, au moins de cette manière, la puissance de Pompée. Pendant qu'il gesticulait ainsi, la multitude poussa un cri si terrible et si menaçant qu’un corbeau, qui volait au dessus du lieu où elle était assemblée, en fut effrayé et tomba, comme s'il eût été frappé de la foudre : après cet incident, Roscius contint non seulement sa langue, mais encore sa main. Catulus avait jusqu'alors gardé le silence : Gabinius l'engagea à dire quelques mots, persuadé que Catulus, qui était le chef du sénat, entraînerait ses collègues à voter comme les amis de Pompée. Gabinius espérait d'ailleurs qu'éclairé par ce qui était arrivé aux tribuns, il approuverait sa proposition. La parole fut accordée à Catulus, à cause du respect et de la considération dont l'entourait la multitude, qui avait toujours reconnu dans ses discours et dans ses actes un ami du peuple. Il s'exprima ainsi : [36,29] "Romains, vous connaissez tous mon dévouement sans bornes pour vous : puisqu'il en est ainsi, mon devoir est de dire librement et sans détour tout ce que je sais être utile à la patrie. Le vôtre est d'écouter mes paroles avec calme, et de prendre ensuite votre résolution. Si vous excitez du tumulte, vous n'emporterez d'ici aucun avis salutaire ; tandis que vous auriez pu recevoir de bons conseils. Au contraire, en me prêtant une oreille attentive, vous arriverez infailliblement à une détermination conforme à vos intérêts. D'abord, et c’est sur ce point que j'insiste le plus, vous ne devez confier à aucun homme de si grands pouvoirs, sans interruption : les lois s’y opposent, et l'expérience a prouvé qu'il n'est rien de plus dangereux. Ce qui rendit Marius si redoutable, c'est uniquement, pour ainsi parler, qu'en très peu de temps vous l'aviez chargé des guerres les plus importantes et revêtu six fois du consulat en quelques années. Ce qui fit Sylla si puissant, c'est que durant tant d'années consécutives il commanda les armées et fut ensuite dictateur, puis consul ; car il n'est pas dans notre nature qu'un jeune homme, ni même qu'un vieillard, qui ont longtemps eu le pouvoir dans les mains, se soumettent volontiers aux lois de leur pays. [36,30] Si je tiens ce langage, ce n'est pas que j'aie quelque reproche à faire à Pompée ; c'est parce qu'il ne vous serait pas avantageux de lui déférer un semblable commandement : les lois d'ailleurs ne le permettent point. Et en effet, si le commandement est un honneur pour les citoyens que vous en jugez dignes, tous ceux qui ont droit d'y prétendre doivent l'obtenir (c'est en cela que la démocratie consiste) : s'il expose aux fatigues, tous les citoyens doivent les partager (c'est ce qui constitue l'égalité). De plus, si vous agissez comme je vous le conseille, un grand nombre de citoyens s'exerceront au maniement des affaires publiques, et il vous sera facile, par l'expérience, de choisir les plus capables, quels que soient les besoins de l'État. Au contraire, la manière dont vous procédez a pour conséquence inévitable de rendre fort rares les hommes convenablement préparés aux affaires publiques et dignes de les diriger. Si vous avez manqué d'un général pour la guerre contre Sertorius, c'est surtout parce que, pendant les années qui l'avaient précédée, vous aviez longtemps laissé le commandement dans les mêmes mains. Ainsi, quoique Pompée mérite, à tous égards, d'être chargé de l'expédition contre les pirates, par cela même que ce choix serait condamné par les lois et par l'expérience, il ne doit avoir ni votre approbation ni la sienne. [36,31] Voilà ce que j'avais d'abord à dire et à signaler particulièrement à votre attention. J'ajoute que, lorsque des consuls, des préteurs, des proconsuls et des propréteurs n'obtiennent les magistratures civiles et le commandement des armées que d'après les prescriptions des lois, il n'est ni honorable ni utile pour vous de les violer, pour créer je ne sais quelle magistrature nouvelle. A quoi bon élire des magistrats annuels, si vous ne vous en servez pas, lorsque les circonstances l'exigent ? Certes, ce n'est pas pour qu'ils se promènent avec la toge bordée de pourpre, ni pour que revêtus du titre de leur charge, ils soient privés de l'autorité qu'elle confère. Et comment ne serez-vous pas en butte à la haine de ces hommes et de tous ceux qui aspirent à prendre part au gouvernement de l'État, si vous abolissez les magistratures établies dans notre pays ; si vous ne laissez rien à faire à ceux que vous avez élus conformément aux lois, pour décerner à un simple citoyen un commandement extraordinaire et tel qu'il n'a jamais existé. [36,32] S'il est nécessaire de créer un magistrat en dehors des magistrats annuels, nous en avons un exemple ancien ; je veux parler du dictateur, mais ce dictateur, avec l'autorité dont il était revêtu, nos pères ne l'établirent jamais pour toutes les affaires indistinctement, ni pour plus de six mois. Si vous avez besoin d'un magistrat extraordinaire, vous pouvez donc, sans enfreindre les lois et sans vous montrer peu soucieux des intérêts de la république, nommer un dictateur, que ce soit Pompée ou tout autre citoyen ; pourvu que son autorité ne s'étende pas au delà du terme légal, ni hors de l'Italie. Vous n'ignorez pas avec quel respect nos pères observèrent cette règle, et vous ne trouverez pas de dictateur élu à d'autres conditions, excepté un seul : je veux parler de celui qui fut envoyé en Sicile et qui ne fit rien. Du reste, l'Italie n'a pas besoin d'un tel magistrat, et vous ne supporteriez point, je ne dis pas l'autorité, mais le nom d'un dictateur : j'en ai pour garant votre indignation contre Sylla. Comment pourriez- vous, sans imprudence, créer aujourd'hui un pouvoir qui durerait trois ans, qui s'étendrait, pour ainsi dire, sur tout dans l'Italie et hors de l'Italie ? Les malheurs qu'une pareille autorité attire sur les États, les troubles qu'excitèrent souvent au milieu de nous les hommes dévorés de la soif de dominer au mépris des lois, les maux qu'ils appelèrent sur eux-mêmes, vous les connaissez tous également. [36,33] Je n'ajouterai donc rien à ce sujet. Qui ne sait, en effet, qu'il n'est ni honorable ni avantageux que toutes les affaires soient dans les mains d'un seul homme, ni qu'un seul homme, eût-il un mérite éminent, soit l'arbitre de la fortune de tous ? Les grands honneurs, un pouvoir excessif enorgueillissent et corrompent même les coeurs les plus vertueux. Il est d'ailleurs une chose qu'à mon avis vous ne devez point perdre de vue, c'est qu'il n'est pas possible qu'un seul homme commande sur toute la mer et dirige convenablement cette guerre ; car, si vous voulez faire ce que les circonstances exigent, vous devez combattre les pirates sur tous les points à la fois, afin qu'ils ne paissent se réunir, ni se ménager un refuge auprès de ceux qui ne sont pas engagés dans cette guerre ; de sorte qu'il sera très difficile alors de mettre la main sur eux. Un seul chef ne saurait y suffire en aucune façon. Comment pourrait-il, en effet, faire la guerre, le même jour, en Italie, en Cilicie, en Égypte, en Syrie, en Grèce, dans l'Ibérie, dans la mer Ionienne et dans les îles ? Vous devez donc consacrer à cette expédition un grand nombre de soldats et de généraux, si vous voulez en retirer quelque avantage. [36,34] On m'objectera peut-être que, si vous chargez un seul chef de cette guerre, il aura plusieurs lieutenants sur mer et sur terre. Comment ne serait-il pas plus juste et plus utile, dirai-je à mon tour, que ceux qui doivent y prendre part, sous ses yeux, soient désignés par vous pour cette mission, et reçoivent de vous une autorité indépendante. Quel est donc l'obstacle qui s'y oppose ? Alors ils s'occuperont de la guerre avec plus de soin, par cela même que chacun aura sa tâche à remplir et ne pourra imputer à personne sa propre négligence. De là aussi une émulation plus active, parce que chacun aura une autorité absolue et recueillera lui-même la gloire de ses exploits. Au contraire, si vous nommez un chef unique, croyez-vous qu'un homme, soumis à un autre, déploiera la même ardeur ; qu'il exécutera tout ce qui lui sera ordonné, sans jamais chercher une excuse, alors que l'honneur de la victoire devra revenir non à lui, mais à un autre ? Non, il n'est pas possible qu’un seul général dirige en même temps toutes les opérations d'une si grande guerre : Gabinius lui-même l'a reconnu, en demandant que plusieurs aides soient donnés au chef qui doit être choisi par vos suffrages. Il reste à examiner s’ils devront avoir le titre de commandants, de lieutenants ou de chefs ; s'ils seront élus par tout le peuple et revêtus d'une autorité indépendante, ou nommés par Pompée seul et placés sous ses ordres. Mon opinion est, sous tous les rapports et même au point de vue des pirates, plus conforme aux lois : chacun de vous doit le reconnaître. Outre cette considération, vous voyez combien il est dangereux de détruire toutes les magistratures, à l'occasion de la guerre contre ces brigands, et de n'en laisser subsister aucune, pendant sa durée, ni en Italie, ni dans les contrées soumises à notre domination - - -. [36,35] - - - on lui confia pour trois ans le gouvernement de l'Italie avec l’autorité proconsulaire ; on lui donna en outre quinze lieutenants, et un décret lui permit de prendre tous les vaisseaux, tout l'argent, toutes les troupes qu'il voudrait. Le sénat sanctionna, malgré lui, ces mesures et celles qui partirent successivement réclamées par cette guerre ; surtout lorsque, Pison ayant refusé aux lieutenants de Pompée de lever des troupes dans son gouvernement de la Gaule Narbonnaise, le peuple fit éclater un vif mécontentement : il aurait même déposé Pison sur-le-champ, si Pompée n'avait pas intercédé eu sa faveur. Celui-ci, après avoir tout préparé comme l'exigeaient l'importance de cette expédition et la grandeur de ses vues, parcourut soit en personne, soit par ses lieutenants, toutes les mers qu'infestaient les pirates, et il en pacifia la plus grande partie, cette année même. Disposant d'une flotte considérable et de nombreux corps d'armée, rien ne put lui résister ni sur mer ni sur terre : en même temps il se montrait plein d'humanité pour ceux qui faisaient volontairement leur soumission. Par là il gagna un grand nombre de pirates qui, inférieurs en forces et témoins de sa bonté, se mettaient avec empressement à sa discrétion. Pompée s'occupait de leurs besoins, et, pour que la pauvreté ne, les entraînât pas à de nouveaux brigandages, il leur donnait toutes les terres qu'il voyait désertes et toutes les villes qui manquaient d'habitants. Plusieurs furent ainsi peuplées, entre autres celle qui prit le nom de Pompéiopolis - située sur les côtes de la Cilicie, elle s'appelait autrefois Soli et avait été ruinée par Tigrane. [36,36] Tels sont les événements qui se passèrent pendant le consulat d'Acilius et de Pison. De plus, ils proposèrent eux-mêmes contre ceux qui seraient convaincus de brigue dans les élections une loi qui les déclarait incapables d'exercer aucune magistrature, de siéger dans le, sénat, et les frappait d'une amende. Depuis que la puissance tribunitienne avait recouvré ses anciens privilèges, et que plusieurs citoyens dont les noms avaient été effacés par les censeurs sur la liste du sénat, cherchaient à reconquérir leur ancienne dignité, les factions et les cabales se multipliaient à l'infini, à propos de toutes les charges. Les consuls ne proposèrent pas cette loi par haine contre ces menées ; puisqu'ils avaient été élus eux même, à force d'intrigues et Pison, déféré à la justice pour ce fait, n'avait échappé à la nécessité de se défendre que par le dévouement d'un ou deux de ses amis ; mais parce qu'ils y furent contraints par le sénat. Voici à quelle occasion : un certain Caïus Cornelius, tribun du peuple, avait cherché à faire établir les châtiments les plus sévères contre ceux qui seraient convaincus de brigue, et le peuple avait approuvé sa proposition. Le sénat, sachant par expérience que si les peines sont trop rigoureuses, les menaces de la loi peuvent bien inspirer quelque terreur ; mais que, par cela même que ces peines sont excessives, il n'est pas facile de trouver des accusateurs, ni même des juges disposés à condamner les coupables ; tandis que des peines modérées déterminent plusieurs hommes à intenter des accusations et ne détournent point les juges d'une sentence de condamnation, ordonna aux consuls d'amender cette proposition et de la présenter au peuple ainsi adoucie. [36,37] Les comices avaient été déjà annoncés, et par cela même il n'était plus permis de faire aucune loi avant leur réunion ; mais, dans l'intervalle, ceux qui aspiraient aux charges publiques se portèrent à de nombreux excès ; des massacres furent même commis. Le sénat décida que la loi serait rendue avant les comices et qu'on donnerait une garde aux consuls. Indigné de ce décret, Cornelius proposa une loi qui défendait aux sénateurs d'accorder une charge à quiconque la demanderait illégalement, ou de statuer sur aucune des questions qu'il appartenait au peuple de résoudre. Tout cela avait été depuis longtemps réglé par des lois ; mais on ne s'y conformait plus. Cette proposition souleva un grand tumulte : elle rencontra une vive opposition dans le sénat, surtout de la part de Pison. La multitude brisa ses faisceaux et tenta même de le mettre en pièces. Cornelius, voyant qu'elle se laissait emporter trop loin, congédia l'assemblée, avant de recueillir les suffrages : plus tard il ajouta à sa loi que le sénat délibérerait sur ces questions, avant qu'elles fussent portées devant le peuple, et que le peuple devrait ratifier la délibération du sénat. [36,38] Telle fut la loi de Cornelius à ce sujet : il en proposa une autre que je vais faire connaître. Tous les préteurs consignaient, dans un édit qu'ils affichaient, les principes d'après lesquels ils devaient rendre la justice ; mais ils ne donnaient point toutes les formules qui avaient été établies au sujet des contrats. De plus, ils ne composaient point cet édit tout d'une fois, et ils n'observaient pas ce qu'ils avaient écrit : souvent même ils le changeaient, et la plupart du temps c'était, comme cela devait arriver, par bienveillance ou même par haine pour certaines personnes. Cornelius proposa donc une loi en vertu de laquelle les préteurs seraient tenus de faire connaître, aussitôt q'ils entreraient en charge, d'après quelles règles ils rendraient la justice, et de ne s'en écarter jamais. En un mot, les Romains, à cette époque, se montrèrent si soucieux de réprimer la corruption, qu'ils établirent des peines contre ceux qui s'en rendraient coupables et des honneurs pour leurs accusateurs. Ainsi, quoique Caïus Carbon n'eût été que tribun du peuple, ou lui décerna les honneurs consulaires, parce qu'il avait mis en accusation M. Cotta, qui avait destitué le questeur Publius Oppius soupçonné de se laisser corrompre et d'ourdir des trames criminelles, mais qui s'était enrichi, lui-même en Bithynie. Plus tard Carbon eut aussi le gouvernement de cette province et n'y commit pas moins d'exactions que Cotta : il fut accusé par le fils de celui-ci et condamné à son tour ; car pour certains hommes il est plus facile de blâmer les autres que de se corriger eux-mêmes. Ils sont très prompts à faire ce qui leur paraît mériter d'être puni dans autrui ; et s'ils condamnent le mal chez les autres, ce n'est pas une raison pour qu'on croie qu'ils l'ont en aversion. [36,39] Lucius Lucullus était arrivé au terme de sa préture urbaine. Nommé ensuite au gouvernement de la Sardaigne, il ne l'accepta pas : il se sentait de l'éloignement pour cette charge, parce que la plupart des gouverneurs de province se conduisaient mal. Il était d'une grande douceur et il en donna une preuve éclatante. En effet, Acilius ayant fait briser le siège d'où Lucullus rendait la justice, sous prétexte que celui-ci ne s'était point levé en le voyant passer auprès de lui, Lucullus ne se fâcha pas et rendit la justice debout à partir de ce jour : ses collègues en firent autant, par égard pour lui. [36,40] Roscius proposa une nouvelle loi : C. Manilius, qui était aussi tribun du peuple, en proposa une autre. Le premier demanda qu'au théâtre les places des chevaliers fussent séparées de celles des autres citoyens, et cette proposition lui valut des éloges : peu s'en fallut, au contraire, que Manilius ne fût puni pour la sienne. Le dernier jour de l'année, vers le soir, à la tète de quelques hommes du peuple qu'il avait disposés pour un coup de main, il proposa de conférer aux affranchis le droit de voter comme ceux qui leur avaient donné la liberté. Le lendemain (c'était le premier jour du mois dans lequel L. Tullius et Aemilius Lépidus prirent possession du consulat), le sénat, instruit de cette proposition, la rejeta sur-le-champ : l'indignation de la multitude était montée à son comble. Manilius, qui en fut effrayé, attribua d'abord à Crassus et à quelques autres la pensée de cette loi ; mais comme personne ne le crut, il chercha, malgré une vive répugnance, à flatter Pompée et prit surtout ce parti, parce qu'il savait que Gabinius avait beaucoup de crédit auprès de lui. Il lui fit donc confier la guerre contre Tigrane et contre Mithridate, avec le gouvernement de la Bithynie et de la Cilicie. [36,41] Alors le mécontentement et l'opposition des Grands éclatèrent encore pour diverses causes ; mais principalement parce que Marcius et Acilius furent déposés avant d'être parvenus au terme de leur charge. Le peuple avait envoyé, peu de temps auparavant, des commissaires pour régler les affaires dans les pays conquis (la guerre paraissait finie d'après ce que Lucullus avait écrit) ; mais il n'en approuva pas moins la loi Manilia, à l'instigation de César et de M. Cicéron, qui soutinrent cette loi, non qu'ils la crussent avantageuse pour l'État, ou qu'ils voulussent complaire à Pompée, mais parce qu'ils voyaient qu'elle serait inévitablement adoptée. César voulait tout à la fois flatter le peuple, qui lui paraissait beaucoup plus puissant que le sénat, et se frayer la voie pour obtenir, un jour, un semblable décret en sa faveur. Il cherchait eu même temps à exciter encore davantage la jalousie et la haine contre Pompée, par les honneurs qui lui seraient conférés ; afin que le peuple se dégoûtât plus promptement de lui. Quant à Cicéron, il aspirait à gouverner l'État et voulait montrer au peuple et aux Grands qu'il accroîtrait considérablement la force du parti qu'il aurait embrassé. Il favorisait donc tantôt les uns, tantôt les autres, pour être recherché par les deux partis : ainsi, après avoir fait cause commune avec les Grands et préféré, par suite de cette résolution, l'édilité au tribunat, il se déclara alors pour la lie du peuple. [36,42] Une action en justice fut ensuite intentée à Manilius par les Grands. Il chercha à obtenir un ajournement ; mais Cicéron, qui lui était opposé en tout, consentit à grand'peine à remettre la cause au lendemain, sous prétexte qu'on était à la fin de l'année : il était alors préteur et présidait la commission chargée de cette affaire. La multitude s'étant montrée fort mécontente, Cicéron fut contraint par les tribuns de se rendre dans l'assemblée du peuple : il attaqua vivement le sénat et promit de défendre Manilius. Sa conduite, dans cette circonstance, lui attira d'amers reproches, et il fut appelé transfuge. Un mouvement populaire, qui éclata sur-le-champ, empêcha la commission de se réunir. Publius Paetus et Cornélius Sylla, neveu du célèbre Sylla, désignés consuls, et qui avaient été convaincus de corruption, résolurent d'attenter aux jours de L. Cotta et de L. Torquatus, parce qu'ils les avaient accusés ; mais surtout parce qu'ils avaient été élus à leur place. Plusieurs s'associèrent à ce projet, entre autres Cn. Pison et Lucius Catilina homme plein d'audace, qui avait aussi brigué le consulat et conservait un vif ressentiment de ne l'avoir pas obtenu. Mais ils ne purent réussir : leur complot fut dévoilé, et le sénat donna une garde aux consuls. Un décret aurait même été rendu contre les coupables, sans l'opposition d'un tribun du peuple. Cependant Pison conservait encore toute sa hardiesse : le sénat, craignant qu'il n'excitât des troubles, l'envoya incontinent en Espagne, sous prétexte d'y remplir un commandement. Il fut égorgé par les habitants qu'il avait révoltés par quelques injustices. [36,43] Pompée fit d'abord ses préparatifs, comme sil devait se rendre en Crète auprès de Métellus ; mais, instruit des décrets qui venaient d'être rendus, il feignit d'être mécontent, comme il l'avait déjà fait, et accusa ses adversaires de lui susciter sans cesse des embarras pour lui faire commettre quelque faute ; tandis que, au fond, il se réjouissait de ces décrets. La Crète et ce qui pouvait rester à faire sur mer ne lui parut plus d'aucune importance, et il tourna tous ses soins vers la guerre contre les barbares. Voulant dès lors sonder Mithridate, il chargea Métrophanès de lui porter des paroles de paix ; mais Mithridate ne tint alors aucun compte de Pompée ; parce qu'Arsace, roi des Parthes, venant de mourir, il espérait mettre dans ses intérêts Phraates, son successeur. Pompée le prévint, fit sur-le-champ alliance avec Phraates, aux mêmes conditions, et l'engagea à se jeter dans l'Arménie, qui dépendait de Tigrane. A cette nouvelle, le roi du Pont effrayé envoya aussitôt une députation à Pompée, pour demander la paix. Pompée ayant exigé qu'il déposât les armes et rendît les transfuges, Mithridate n'eut pas le temps de délibérer ; car à peine les conditions imposées par le général romain eurent-elles transpiré parmi les soldats de ce roi, qu'ils se révoltèrent ; les transfuges (et ils étaient en grand nombre), par la crainte d'être livrés ; les barbares, par la crainte d'être forcés à combattre sans eux. Ils se seraient même portés à quelque extrémité envers lui, s'il n'était parvenu, quoique bien difficilement, à les contenir en prétextant qu'il avait envoyé une députation, non pour négocier ; mais pour observer les préparatifs des Romains. [36,44] Pompée, dès qu'il eut reconnu qu'il devait faire la guerre, s'occupa de tous les préparatifs nécessaires et rappela sous les drapeaux les légions Valériennes. Déjà il était en Galatie, lorsque Lucullus vint à sa rencontre, lui assura que, la guerre étant terminée, une nouvelle expédition serait inutile, et que, pour cette raison, les commissaires, chargés par le sénat d'établir l'ordre dans les pays conquis, étaient arrivés. N'ayant pu lui persuader de se retirer, il eut recours aux injures et lui reprocha, entre autres choses, de se mêler de toutes les affaires et d'être passionné pour la guerre et pour le commandement. Pompée s'inquiéta peu des attaques de Lucullus, défendit à l'armée de lui obéir et marcha, à grandes journées, contre Mithridate, impatient d'en venir aux mains avec lui le plus tôt possible. [36,45] Mithridate, dont les forces étaient moindres que celles de Pompée, l'évita pendant quelque temps ; ravageant tous les lieux qui se trouvaient sur son passage, promenant son ennemi de contrée en contrée et le réduisant à manquer de vivres. Mais le général romain s'étant jeté dans l'Arménie, parce que ses provisions s'épuisaient, et dans l'espoir de s'emparer de cette contrée qui n'avait pas de défenseurs, Mithridate craignit qu'elle ne lui fût enlevée en son absence. Il s'y rendit donc de son côté, occupa vis-à-vis de l'ennemi une hauteur fortifiée par la nature, et se tint en repos avec toute son armée. Il se flattait de détruire les Romains par la disette ; tandis que les vivres lui arrivaient en abondance de tous côtés, par cela même qu'il était dans un pays soumis à sa puissance. Au pied de cette hauteur s'étendait une plaine nue, où Mithridate faisait incessamment descendre quelques cavaliers qui maltraitaient tous ceux qu'ils rencontraient : aussi vit-il plusieurs romains passer de son côté, comme transfuges. Pompée n'eut pas la témérité d'attaquer là Mithridate et son armée. Il transporta son camp dans un autre endroit, qui était entouré de bois et où il devait être moins inquiété par la cavalerie et par les archers de l'ennemi. Il plaça en embuscade quelques-uns de ses soldats dans un lieu convenablement choisi, s'approcha ouvertement du camp des barbares avec quelques autres, y porta le trouble et les ayant attirés où il désirait, il en fit un grand carnage. Enhardi par ce succès, il envoya plusieurs détachements de son armée chercher des vivres sur divers points de cette contrée. [36,46] Mithridate, voyant que Pompée s'en procurait sans danger, qu'avec une poignée de soldats il s'était emparé de l'Anaïtis, contrée de l'Arménie consacrée à une divinité de ce nom, que ces succès lui attiraient de nombreux partisans, et que les soldats de Marcius se joignaient à lui, fut en proie à de vives alarmes. Il ne séjourna pas davantage dans ce pays, s'éloigna sans délai, à la faveur des ténèbres, et, ne marchant que pendant la nuit, il gagna l'Arménie soumise à Tigrane. Pompée le suivit pas à pas avec un vif désir d'engager le combat ; mais il n'osa l'attaquer, ni durant le jour, parce qu'alors les barbares ne sortaient point de leur camp ; ni durant la nuit, parce qu'il redoutait des lieux qui lui étaient inconnus : il attendit donc qu'on fût arrivé au pays limitrophe. Là, instruit que les ennemis songeaient à lui échapper par la fuite, il se vit forcé d'en venir aux mains avec eux, pendant la nuit. Cette résolution une fois arrêtée, il s'éloigna le premier, à leur insu, lorsqu'ils faisaient la méridienne, et prit la route qu'ils devaient suivre. Le hasard l'ayant conduit dans une gorge entourée de plusieurs hauteurs, il fit monter ses soldats sur ces hauteurs et attendit les barbares, qui, parce qu'ils n'avaient encore rien souffert, se croyaient même alors tellement à l'abri du danger qu'ils espéraient que les Romains cesseraient de les poursuivre, et s'engagèrent dans cette gorge avec sécurité et sans précaution. Pompée tomba sur eux au milieu des ténèbres ; car ils n'avaient point, de lumière, et aucun astre ne brillait au firmament. [36,47] Voici la description de cette bataille : d'abord, à un signal convenu, tous les trompettes à la fois sonnèrent la charge. Ensuite les soldats, les valets et les gens attachés à l'armée poussèrent tous ensemble un cri de guerre. Ils frappaient, ceux-ci les boucliers avec les lances, ceux-là les ustensiles d'airain avec des pierres : les sons, réfléchis et répétés par les flancs creux des montagnes, répandaient le plus grand effroi. Les barbares, surpris au milieu de la nuit et dans des lieux déserts par ce bruit soudain, furent épouvantés, comme s'ils avaient été frappés d'un fléau envoyé par les dieux. En ce moment, les Romains, de tous les points qu'ils occupaient sur les hauteurs, lancèrent des pierres, des traits et des javelots, qui, tombant sur des masses compactes, faisaient toujours quelques blessures et réduisirent les barbares à la position la plus critique. Équipés non pour le combat, mais pour la route ; confondus, hommes et femmes, avec les chevaux et les chameaux de toute espèce ; les uns à cheval, les autres sur des chars, tels que litières couvertes et voitures de voyage ; ceux-ci déjà blessés, ceux-là s'attendant à l'être, ils étaient en proie à mille craintes, se serraient les uns contre les autres, et par cela même ils trouvaient plus promptement la mort. Voilà ce qu'ils eurent à souffrir tant qu'ils furent attaqués de loin. Lorsque les Romains, ayant épuisé les moyens de les frapper à distance, tombèrent sur eux, ceux qui occupaient les extrémités furent taillés en pièces : comme ils étaient la plupart sans armes, un seul coup suffisait pour leur donner la mort. En même temps le centre était foulé, parce qu'on s'y portait des extrémités, par l'effet de la crainte qui régnait tout autour. Les barbares périssaient ainsi pressés et écrasés les uns par les autres, sans avoir aucun moyen de se défendre et sans oser rien entreprendre contre les ennemis. Cavaliers et archers, pour la plupart, ils ne pouvaient ni voir devant eux à cause des ténèbres, ni rien tenter dans la gorge étroite on ils étaient engagés. La lune enfin brilla : ils s'en réjouirent dans l'espérance de se défendre enfin à sa clarté. Ils auraient pu en tirer quelque avantage, si les Romains, qui l'avaient par derrière, fondant sur leurs ennemis tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, n'avaient trompé et leurs yeux et leurs bras. Comme ils étaient fort nombreux et que leurs corps projetaient tous ensemble des ombres bien au loin dans la gorge ; tant qu'ils s'approchaient ainsi des barbares, ils les induisaient en erreur. En effet, ceux-ci, croyant l'ennemi près d'eux, portaient des coups qui se perdaient dans le vide, et ils étaient blessés sans s'y attendre lorsqu'ils voulaient combattre ces ombres corps à corps. Plusieurs périrent de cette manière : d'autres non moins nombreux furent faits prisonniers, et beaucoup d'autres, parmi lesquels se trouvait Mithridate, prirent la fuite. [36,48] Mithridate alors se dirigea vers Tigrane : il se fit précéder d'une députation ; mais il ne trouva chez lui aucune disposition amicale, parce que ce roi supposait que si son fils s'était révolté, il avait été poussé par Mithridate, son aïeul. Aussi, bien loin de lui accorder un asile, Tigrane fit-il arrêter, et charger de chaînes ses envoyés. Déçu dans son espoir, Mithridate tourna ses pas du côté de la Colchide ; puis il s'avança par terre jusqu'au Palus-Méotide et jusqu'au Bosphore, gagnant les uns et réduisant les autres par la force. Il s'empara de cette contrée alors soumise à Macharès, son fils, qui avait embrassé le parti des Romains et auquel il inspira tant d'effroi qu'il n'osa paraître en sa présence. Macharès fut mis à mort par ses amis, à l'instigation de son père, qui leur promit l'impunité et de l'argent. Sur ces entrefaites, Pompée fit poursuivre Mithridate ; mais celui-ci avait pris les devants, et il était déjà arrivé au delà du Phasis. Le général romain fit bâtir, dans l'endroit où il avait remporté la victoire, une ville qu'il donna aux blessés et aux soldats affaiblis par l'âge. Plusieurs habitants des lieux voisins vinrent s'y établir volontairement avec eux : ils l'occupent encore aujourd'hui, sous le nom de Nicopolitains et font partie de la province de Cappadoce. Tels furent les exploits de Pompée. [36,49] Tigrane le fils, à la tête de quelques hommes considérables qui supportaient avec peine l'autorité de son père, se retira auprès de Phraate ; et comme celui-ci hésitait sur le parti qu'il devait prendre, à raison de ses traités avec Pompée, il le détermina à envahir l'Arménie. Ils s'avancèrent jusqu'à Artaxata, soumirent tout sur leur passage et attaquèrent même cette ville. Tigrane le père, effrayé à leur approche, s'était enfui dans les montagnes. Cependant Phraate, pensant que le siège d'Artaxata durerait quelque temps, laissa au jeune Tigrane une partie de son armée et rentra dans ses États. Tigrane le père marcha alors contre son fils ainsi abandonné à lui-même et le vainquit. Celui-ci prit la fuite et se dirigea d'abord vers son aïeul ; mais, instruit que Mithridate, vaincu lui-même, avait besoin de secours plutôt qu'il n'était en mesure de secourir les autres, il se jeta dans les bras des Romains et servit de guide à Pompée dans une expédition en Arménie contre son père. [36,50] A cette nouvelle, le vieux Tigrane, saisi de crainte, envoya un héraut à Pompée et lui livra les ambassadeurs de Mithridate, mais l'opposition de son fils l'empêcha d'obtenir des conditions raisonnables. D'un autre côté, Pompée, ayant franchi l'Araxe, s'était avancé jusque sous les murs d'Artaxata, malgré les démarches de Tigrane, qui, dans cette extrémité, lui abandonna la ville et se rendit volontairement dans son camp ; mais, afin de lui inspirer tout à la fois du respect et de la pitié, il prit soin que tout, dans son extérieur, tînt le milieu entre son ancienne dignité et son abaissement présent. Il se dépouilla donc de sa tunique coupée de raies blanches et de son manteau qui était tout de pourpre ; mais il garda sa tiare et la bandelette qui y était attachée. Pompée envoya au-devant de lui un licteur chargé de le faire descendre de cheval ; car Tigrane, suivant la coutume de son pays, se disposait à pénétrer à cheval dans les retranchements des Romains. Mais lorsqu'il y fut entré à pied ; lorsqu'il eut déposé son diadème, qu'il se fut prosterné et eut adoré Pompée, ce général, ému de compassion par un tel spectacle, s'élança vers lui, le releva, ceignit son front du bandeau royal, le fit asseoir à ses côtés et le consola en lui disant, entre autres choses, qu'il n'avait point perdu son royaume d'Arménie, mais gagné l'amitié des Romains. Après avoir ranimé son courage par ces paroles, il l'invita à souper. [36,51] Le fils de Tigrane, assis de l'autre côté de Pompée, ne se leva pas devant son père et ne lui donna aucune marque d'affection. Il ne se rendit pas même au souper auquel il avait été invité ; et ce fut là ce qui lui attira surtout la haine de Pompée. Le lendemain, après avoir entendu le père et le fils, le général romain rendit au vieux Tigrane les États qu'il avait reçus de ses ancêtres : quant aux provinces qu'il avait conquises (c'étaient, entre autres contrées, diverses parties de la Cappadoce et de la Syrie, la Phénicie, la Sophène, pays limitrophe de l'Arménie), et elles formaient un tout assez vaste, il les lui enleva : de plus, il exigea une contribution d'argent et ne donna à Tigrane le fils que la Sophène : c'était là que se trouvaient les trésors du roi d'Arménie. Le jeune Tigrane les réclama avec énergie : n'ayant pu les obtenir (car Pompée ne pouvait se faire payer avec d'autres fonds les sommes qui lui avaient été promises), il éprouva un vif mécontentement et résolut de prendre la fuite. Instruit à temps de son projet, Pompée le fit garder à vue et envoya aux gardiens de ces trésors l'ordre de les remettre à Tigrane le père. Ils refusèrent, sous prétexte que cet ordre devait être donné par le jeune Tigrane, déjà regardé comme le souverain de ce pays. Pompée l'envoya alors lui-même au château où les trésors étaient déposés : celui-ci, l'ayant trouvé fermé, s'en approcha de très près et ordonna, malgré lui, de l'ouvrir. Les gardiens n'obéirent pas davantage, soutenant qu'il ne donnait pas cet ordre de bon gré, mais par contrainte. Pompée indigné fit mettre en prison Tigrane le jeune ; et les trésors furent ainsi remis à son père. Pompée partagea son armée en trois corps et établit ses quartiers d'hiver dans l'Anaïtis et sur les bords du Cyrnus, après avoir reçu de Tigrane le père un grand nombre de présents et des sommes beaucoup plus considérables que celles qui avaient été convenues. Ce fut là surtout ce qui le détermina à l'inscrire bientôt après au nombre des amis et des alliés du peuple romain et à envoyer son fils à Rome sous escorte. Néanmoins il ne passa pas l'hiver dans le repos. [36,52] Orosès, roi des Albanais qui habitent au delà du Cyrnus, voulant jusqu'à un certain point complaire à Tigrane le fils, qui était son ami ; mais craignant par-dessus tout que les Romains n'envahissent aussi l'Albanie, et persuadé que, s'il profitait de l'hiver pour tomber sur eux à l'improviste, pendant qu'ils n'étaient pas réunis dans le même camp, il pourrait remporter quelque avantage, se mit eu marche, la veille des Saturnales. Il se dirigea en personne contre Métellus Céler, qui avait Tigrane auprès de lui. En même temps, il envoya quelques troupes contre Pompée et quelques autres contre Lucius Flaccus, gouverneur de la troisième partie de la province ; afin que les Romains, inquiétés sur tous les points à la fois, ne pussent se secourir les uns les autres ; mais il ne réussit nulle part. Métellus Céler le repoussa vigoureusement : quant à Flaccus, ne pouvant défendre le retranchement qui entourait son camp, parce qu'il avait un trop vaste circuit, il en fit creuser un autre en dedans du premier : par-là il fit croire aux ennemis qu'il éprouvait des craintes et les attira en deçà du retranchement extérieur ; puis fondant sur eux à l'improviste, il en massacra un grand nombre dans la mêlée et beaucoup d'autres dans leur fuite même. Sur ces entrefaites, Pompée, informé d'avance de l'attaque des barbares contre la partie de l'armée romaine qui n'était pas avec lui, fit tout à coup volte-face, mit en déroute ceux qui s'avançaient contre lui et marcha sans retard contre Orosès ; mais il ne put l'atteindre. Repoussé par Céler et connaissant l'échec des divers corps de son armée, ce roi avait pris la fuite. Pompée tomba sur plusieurs Albanais, au moment où ils traversaient le Cyrnus et en fit un grand carnage ; puis, à la prière de ceux qui avaient échappé à la mort, il accorda la paix. Il désirait vivement de faire une invasion dans l'Albanie ; mais, à cause de l'hiver, il différa volontiers la guerre. Tels furent alors les exploits de Pompée.