LIVRE XXIII I. La Sicile est la première et la plus belle de toutes les îles, comme étant celle dont la possession assure le plus la durée et l’accroissement d’une puissante domination. II. Hannon, fils d’Annibal étant venu en Sicile, et ayant assemblé ses troupes dans Lilybée, s’avança jusqu’à Sélinonte, et après avoir posé son camp auprès de cette ville, il y laissa son armée de terre : de là venant lui même à Agrigente, il y fit bâtir une citadelle, après y avoir gagné le peuple en faveur des Carthaginois. Revenu à son camp, il y reçut des ambassadeurs de la part d’Hiéron pour traiter de leurs intérêts communs : car ils étaient déjà convenus ensemble de se réunir contre les Romains, si ces derniers ne sortaient pas incessamment de la Sicile. Ces deux capitaines ayant amené leurs troupes auprès de Messine, Hiéron posa son camp sur la colline qu’on appelait Chalcidique ; et les Carthaginois se portèrent sur un terrain aplani qu’on appelait les lits, après que leur flotte se fut saisie d’une tour placée dans l’eau près du rivage et qu’on appelait Pelorias ou monstrueuse, d’où ils battaient continuellement la ville. Dès que le peuple romain fut instruit de cette entreprise, il envoya Appius Claudius, l’un de ses consuls bien accompagné, qui arriva très tôt à Rhege. De là le consul députe à Hiéron et aux Carthaginois des officiers qui les somment de lever incessamment le siège de Messine, promettant de son côté et publiquement de ne point faire la guerre à Hiéron. Celui-ci répondit qu’il attaquait très justement les Mamertins pour avoir détruit Camarine et Gela, et pour s’être saisis de Messine par fraude : ajoutant qu’il ne convenait point aux Romains de protéger une nation qui foulait aux pieds toute fidélité humaine, et qui s’était souillée de meurtres qu’elle s’était facilités par la trahison. Qu’ainsi les Romains continuant une guerre si injuste, feraient voir à toute la terre que sous prétexte de la protection des malheureux, ils ne tendaient en effet qu’à l’augmentation de leur puissance, et à s’emparer avant toute chose de la Sicile. III. Les Romains portaient d’abord des boucliers de fer en forme carrée. Mais prenant garde ensuite que ceux des Tyrrhéniens qui étaient d’airain et arrondis, étaient moins embarrassants dans l’action, ils s’en firent faire se semblables, et dans la suite se rendirent supérieurs dans les combats à ceux mêmes qui leur avaient fourni ce modèle. IV. Le consul étant parvenu jusqu’à Messine, Hiéron soupçonna les Carthaginois de lui avoir livré passage, et dans cette pensée il se réfugia lui- même dans Syracuse. Peu de temps après, les Carthaginois ayant été vaincus dans un combat qu’ils hasardèrent contre les Romains, le même consul entreprit en vain le siège d’Aegeste, et fut obligé de le lever, après avoir perdu bien des soldats dans cette entreprise. V. Les deux consuls passés dans la Sicile y assiégèrent la ville d’Adranum et enfin la prirent d’assaut. Ayant formé dans la suite le siège de Centorippe, et campant alors aux portes d’airain, il leur vint des ambassadeurs de la part des Laesinois, et bientôt après de plusieurs villes effrayées, pour leur demander la paix, et leur offrir de leur ouvrir leurs portes, et de se donner à eux. Ces villes étaient au nombre se soixante sept, dont les Romains prenant les troupes marchèrent du côté de Syracuse pour y assiéger Hiéron. Celui-ci voyant les Syracusains indignés contre lui du danger où il les jetait, envoya des ambassadeurs aux consuls pour leur proposer quelque accommodement. Mes Romains qui n’en voulaient alors qu’aux Carthaginois, reçurent favorablement cette ambassade, et accordèrent à Syracuse une trêve de quinze ans, et la restitution de tous les prisonniers au prix de cent cinquante mille drachmes : permettant d’ailleurs à Hiéron de retenir sous son commandement Syracuse, et les villes dépendantes de celle-là ; c’est à dire Acre, Leontium, Mégare, Aelore, Neatine et Tauromène. Pendant que ces choses se passaient, Annibal était venu à la tête d’une flotte jusqu’à Xiphonie, pour donner du secours à Hiéron, mais apprenant le traité qu’on venait de conclure, il se retira. VI. Les Romains ayant assiégé pendant plusieurs jours les petites villes d’Adranon et de Macella, se retirèrent sans avoir pu les prendre. VII. Les habitants d’Aegeste soumis aux Carthaginois, se donnèrent aux Romains ; et les citoyens d’Aliene suivirent cet exemple. Mais les Romains emportèrent de force Hilare, Tyritte et Ascele. La ville de Tyndare, soutenue par les Carthaginois, songeait à prendre le même parti. Mais les Carthaginois se défiant de leur intention, enfermèrent les principaux otages que les Tyndariens leur envoyaient dans Lilybée, où ils avaient déjà une grande provision de blé, de vin et d’autres fournitures. Philémon, poète comique, a laissé quatre-vingt dix-sept pièces de sa composition, ayant vécu 99 ans. Les Romains qui assiégeaient Agrigente, et qui avaient fait une circonvallation prodigieuse autour de ses murailles, étaient au nombre de cent mille hommes : ainsi les Carthaginois, malgré toute la vigueur avec laquelle ils la défendaient, furent obligés de la leur rendre. VIII. Hannon l’ancien, après la prise d’Agrigente par les Romains, amena de l’Afrique dans la Sicile, cinquante mille hommes de pied, six mille hommes de cheval, et soixante éléphants ; suivant le rapport de l’historien Philinus d’Agrigente même. Hannon abordé d’abord à Lilybée, passa ensuite à Héraclée, et là même il lui vint des députés qui lui offrirent Ernese. Hannon sur ces avantages poursuivant la guerre contre les Romains, perdit en deux combats 50.000 fantassins, deux cents cavaliers, et l’on fit sur lui trois mille cinq cents prisonniers de guerre, trente de ses éléphants furent tués et trois autres blessés. IX. Entelle était une autre ville de la Sicile.... C’est ainsi qu’Hannon ayant pris un parti très sage surmonta en même temps les ennemis et les envieux.... Enfin les Romains après un siège de dix mois se rendirent maîtres d’Agrigente, où ils firent plus de vingt-cinq mille esclaves. De leur côté ils avaient perdu trente mille hommes de pied et quatre mille cinq cents cavaliers. Cependant les Carthaginois taxèrent Hannon à une amende de six mille pièces d’or, après l’avoir dégradé ; et ils donnèrent à Amilcar le commandement de leurs troupes en Sicile. Les Romains assiégeaient alors la ville de Mystrate et avaient construit bien des machines pour cette entreprise : mais sept mois de fatigues et une grande perte de leur part, n’aboutirent enfin qu’à lever le siège. Amilcar dans leur retraite alla au devant d’eux jusqu’à Thermes où il les défit, leur tua six mille hommes, et peu s’en fallut qu’il n’exterminât toute leur armée...la forteresse de Mazanon avait été prise par les Romains. D’un autre côté le Carthaginois Amilcar était entré dans Camarine par la trahison de quelques citoyens, et peu de jours après il se saisit de même d’Enna. Ensuite ayant élevé les murs de Drépanum, il en fit une ville, dans laquelle il fit passer les habitants d’Eryce, et abattit cette dernière à l’exception de son temple. Les Romains assiégeant Mystrate pour la troisième fois, la prirent enfin, la détruisirent totalement, et verdirent à l’encan ce qui y restait de citoyens. Le consul passa de là à Camarine qu’il assiégeait sans pouvoir la prendre ; mais empruntant d’Hiéron des machines de guerre, il en vint à bout et fit vendre le plus grand nombre de prisonniers qu’il y avait faits. Des traîtres lui livrèrent ensuite la ville d’Enna : il y extermina une partie de la garnison et le reste ne fut sauvé que par la fuite. Passant de là à Sitane, il emporta cette ville d’assaut, et posant des garnisons en quelques autres places sur la route, il arrive à Camicus qui appartenait aux Agrigentins. Cette forteresse lui fut livrée par quelques traîtres, et il y mit une garnison. Erbese fut abandonnée par ses propres citoyens. X. L’homme raisonnable doit vaincre ou céder au vainqueur. XI. C’est dans le temps des adversités que les hommes ont fréquemment recours aux dieux : mais dans la prospérité, et lorsque toutes choses leur réussissent, ils traitent de fables tout ce que l’on raconte au sujet de nos divinités. Mais enfin, il y a dans l’homme un piété naturelle qui n’est pas sans cause. XII. On peut se rendre supérieur à ses ennemis et à ses envieux, par de bons conseils ; et sur tout en profitant de celui qu’on peut tirer des fautes des autres aussi bien que des siennes propres. Cette attention a conduit plusieurs hommes et en peut conduite encore d’autres à un très haut degré de sagesse et de vertu.... Ne pouvant porter dignement le bonheur dont il était en quelque sorte accablé, il se priva d’une grande gloire, et jeta la patrie en de grandes calamités....Les Romains ayant passé en Afrique sous la conduite du consul Attilius Regulus, furent d’abord supérieurs aux Carthaginois, prirent sur eux plusieurs forteresses et plusieurs villes, et leur fit perdre un grand nombre de soldats. Mais dès que les Africains eurent mis à leur tête Xantippe de Sparte, commandant gagé, ils remportèrent une grande victoire sur les Romains, et leur détruisirent une grande armée. Il se donna plusieurs batailles navales, où les Romains perdirent un grand nombre de vaisseaux, et jusqu’à cent mille soldats : de sorte que toute la gloire de Régulus qui les commandait fut changée en une cruelle ignominie, et devint pour tous les généraux une leçon de modération dans les plus grands succès. Ce qu’il y eut de plus fâcheux pour lui est qu’il fut réduit à essuyer les insultes et les opprobres, dont lui- même avait accablé les Carthaginois qu’il avait d’abord vaincus ; s’ôtant ainsi à lui-même toute espérance de modération de la part de ceux qui pouvaient le vaincre, et qui les vainquirent effectivement à leur tour.... Il jeta dans une déroute complète ceux qui venaient d’être pleinement vainqueurs : et par la grandeur de sa victoire il rendit les ennemis méprisables à ceux mêmes qui n’attendaient plus que la mort... Il n’est pas nouveau que l’intelligence de l’expérience d’un général amène des événements qui paraissent impossibles, d’autant que la prudence et l’adresse sont supérieures par elles-mêmes à la force seule.... Les grandes armées sont conduites par un général, comme le corps est conduit par l’âme.... Le sénat rapportait tout à l’utilité publique.... Philistus dans son Histoire... Les Romains qui étaient passés en Afrique, et qui avaient combattu contre la flotte carthaginoise, l’avaient vaincue, et s’étaient saisis de vingt-quatre de leurs vaisseaux, recueillirent ceux des leurs qui étaient échappés de la bataille de terre, et étant revenus vers la Sicile, ils furent attaqués en abordant à Camarine ; là ils perdirent trois cent quarante vaisseaux longs et trois cents autres plus petits : de sorte que depuis Camarine jusqu’à Pachinus, toute la mer était couverte de débris de bâtiments, aussi bien que de cadavres d’hommes et de chevaux. Hiéron recueillit avec beaucoup d’humanité et de bienveillance ceux qui échappèrent à ce désastre, et les ayant fournis de vivres, de vêtements et de toutes les autres nécessités de la vie, il les fit arriver à Messine. Cependant le Carthaginois Chartalon, après la tempête que les Romains avaient essuyée, assiégea et prit Agrigente, dont il fit brûler les maisons et abattre les murailles. Les citoyens échappés à ce désastre, se réfugièrent à Olympium : et les Romains après avoir remplacé leur flotte perdue par une nouvelle, vinrent sur deux cent cinquante vaisseaux à Cephaloedium, dont ils se saisirent par voie de trahison. Passant de là à Drépanon, ils en formèrent le siège : mais Carthalon venant au secours de cette place, le leur fit bientôt lever. De sorte qu’il cinglèrent vers Palerme, où ayant jeté l’ancre, et se portant dans le fossé même pour serrer de plus près la place, ils démolissaient le murs par le pied : et comme la ville était environnée d’arbres dans tout le terrain que la mer laissait libre, les assiégeants avaient de quoi construire tous les ouvrages qu’on peut employer dans un siège. En effet les Romains étant venus à bout d’abattre un grand mur, tuèrent beaucoup de monde dans cette partie dont ils étaient déjà maîtres. Le reste de citoyens se réfugia dans le coeur de la ville, et envoyant de là des députés aux assiégeants, ils ne demandaient que la vie sauve. Les vainqueurs convinrent avec eux de leur laisser la liberté au prix de deux mines par tête. Ils la donnèrent en effet à tous ceux qui trouvèrent cette somme et les laissèrent aller. Mais pour ceux qui ne purent pas la fournir, et qui montaient encore au nombre de trente mille personnes, ils les pillèrent eux et leurs maisons. Cependant les citoyens d’Iete chassant leur garnison carthaginoise et ceux de Solunte, de Petrine, d’Enatere et de Tyndaris suivirent leur exemple. Enfin les consuls laissant une garnison dans Palerme, passèrent à Messine. L’année suivante les consuls ayant entrepris de faire une autre descente dans la Libye, les Carthaginois les repoussèrent et les obligèrent de revenir à Palerme. Les Romains s’étant mis en mer pour s’en retourner à Rome, furent accueillis par une tempête qui leur fit perdre cent cinquante vaisseaux, sans parler d’un grand nombre de barques chargées de leur pillage et de leurs chevaux. Dans ces entrefaites le préfet de Thermes voyageant pour ses affaires particulières, fut pris par quelques soldats de l’armée romaine. Pour se tirer d’entre leurs mains, il fit dire à leur commandant que si on lui rendait la liberté, il s’engageait à lui ouvrir dans une nuit marquée la porte de la ville dont il était chargé. Le commandant romain acceptant cette offre, fit relâcher le prisonnier, et envoie un corps de mille hommes à cette porte un peu avant l’heure désignée. Le préfet leur ayant ouvert au moment convenu, et les principaux des Romains envoyés là étant entrés les premiers, firent aussitôt fermer les portes dans le dessein de profiter seuls du pillage de cette ville. Cette lâche cupidité eut bientôt la punition qu’elle méritait ; et ces premiers entrés furent tous égorgés dans un moment. Dans la suite les Romains s’emparèrent de Thermes et de Lipare. Mais ils furent obligés d’abandonner leur entreprise sur la forteresse d’Erecta, quoiqu’ils l’eussent environnée de quarante mille hommes de pied et de mille chevaux. Asdrubal, commandant des Carthaginois, apprenant qu’on parlait mal de lui, sur ce qu’il ne donnait point de combat, se mit en marche à la tête de son armée, pour arriver à travers toutes les difficultés du pays des Sélinontins jusqu’à Palerme ; et ayant passé le fleuve qui coule aux environs de cette ville, il campa auprès de ces murs, sans s’être environné de fossés ni de palissades, précaution qu’il avait négligée par le peu de cas qu’il faisait des ennemis. Là-dessus des marchands de vin en ayant apporté une quantité extraordinaire dans son camp, les Celtes qui faisaient une partie considérable de son armée en burent jusqu’à l’ivresse, ce qui donna lieu à un désordre général et à des cris sans fin. Le consul Caecilius prit ce temps-là pour les attaquer. Il les extermina sans beaucoup de peine, et leur prit soixante éléphants qu’il envoya aussitôt à Rome, où ces animaux qu’on y avait guère encore vus, causèrent une grande surprise.