[22,0] LIVRE XXII (fragments). [22,1] I. Les Epirotes ont pour maxime de combattre non seulement pour leur patrie, mais encore pour les nations qui ont contracté quelque alliance avec eux. [22,2] II. Comme les Campaniens qui étaient à la solde d’Agathocle s’étaient saisis de Messine, sous prétexte de la défendre contre les Romains : ainsi Decius, tribun militaire, se saisit de Rhege sous prétexte de défendre cette ville de l’invasion de Pyrrhus. Il y fit des concussions et des meurtres sans nombre, dont les Romains indignés tirèrent ensuite vengeance eux-mêmes sur les soldats qui les avaient exécutées : car pour leur tribun Décius ayant eu une fluxion sur les yeux, il manda le plus habile médecin de Rhège, qui pour venger sa patrie les lui frotta avec un onguent de cantharides qui lui fit perdre la vue : le médecin s’échappa par la fuite. [22,3] Cependant la Sicile se partageait entre plusieurs tyrans, Hicetas occupait Syracuse, Phintias Agrigente, Tyndarius Tauromène et des hommes moins considérables d’autres villes plus petites. Cependant Phintias et Hicetas eurent guerre entre eux. Le combat se donna devant Hyblaee et ce fut Hicetas qui remporta la victoire. Faisant ensuite des ravages chacun de son côté, ils rendirent tout le pays inculte. Cependant Hicetas fier de sa victoire précédente, arma contre les Carthaginois et perdit auprès du fleuve Terias un grand nombre de siens. Phintias de son côté bâtit une ville qu’il appela Phintiade, de son nom, et qu’il peupla des habitants de Gela, chassés de chez eux. Il l’environna de murailles, y fit faire pour la commodité publique un très beau marché et y éleva des temples aux dieux. Mais s’étant rendu coupable d’un meurtre, il fut haï dans toute l’étendue de da domination et principalement dans Agyre : de sorte qu’on chassa de toutes les villes ceux qui les gardaient en son nom. [22,4] III. Le roi Ptolémée Ceraunus est tué par les Gaulois et toutes les troupes Macédoniennes taillées en pièces. [22,5] IV. Une victoire à la Cadméenne est une expression proverbiale par laquelle on veut désigner une victoire où le vaincu gagne plus que le vainqueur et demeure plus puissant que lui. [22,6] V. Phintias fondateur de Phintiade et tyran d’Agrigente eut un songe qui lui représenta la fin de sa vie. Croyant être à la chasse d’un sanglier, il rêva qu’un pourceau tombé sur lui, lui perçait les côtes avec ses dents et le tuait en traversant son corps par cette ouverture. VI. Hicetas après avoir commandé neuf ans dans Syracuse, fut chassé de cette ville par Thynion fils de Mamméus. VII. Thynion et Sostratus, successeurs d’Hicetas, appellent une seconde fois le roi Pyrrhus dans la Sicile. VIII. Les Mamertins qui avaient égorgé les citoyens de Messine qui les avaient reçus dans leur ville, étaient entrés en société de guerre avec les Carthaginois, s’obligèrent par un décret public de s’opposer au passage de Pyrrhus dans la Sicile. Mais Tyndarion tyran de Tauromène favorisait le roi d’Épire et se disposait à ouvrir les portes de la ville à lui et à toute l’armée dont ce Roi se faisait accompagner. IX. Les Carthaginois d’intelligence avec les Romains, en reçurent cinquante dans leur flotte et se présentant devant Rhege, ils entreprennent l’attaque de cette ville, mais ils s’en désistent bientôt ; et mettant eux-mêmes le feu aux bois qu’ils avaient assemblés pour en construire des vaisseaux, il se réduisent à garder le détroit et à observer la route de Pyrrhus. X. Thynion qui gouvernait toute la Sicile et Sostratus, maître de Syracuse seule, ayant chacun dix mille hommes de leur côté se faisaient la guerre. Mais las eux-mêmes de leurs querelles, ils envoient des ambassadeurs à Pyrrhus. [22,7] XI. Pyrrhus fit la guerre en Italie pendant deux ans et quatre mois ; et lorsqu’il se disposait à la retraite, les Carthaginois pressaient Syracuse par mer et par terre. Ils avaient cent navire dans le grand port et en même temps un camp de cinquante mille hommes auprès des murailles, qui empêchaient les citoyens d’en sortir : de sorte que les ennemis ravageaient avec une liberté entière toute la campagne des environs et en faisaient un vaste désert. Les Syracusains n’avaient d’espérance qu’en Pyrrhus qui avait épousé Lanassa, fille d’Agathocle, dont il avait un fils nommé Alexandre. Aussi lui envoient-ils des députés les uns sur les autres pour hâter son arrivée. Pyrrhus faisant donc embarquer ses soldats, ses éléphants et tout son équipage militaire, partit de Tarente et arriva en dix jours à Locres. De là, il traversa le détroit pour aborder à Tauromène. S’étant joint là à Tyndarion, prince de Tauromène, il obtint encore de lui une recrue de soldats qu’il conduisit à Catane. Il y fut reçu avec une grande magnificence, de sorte qu’ayant sur la tête une couronne d’or qu’on lui avait fait prendre, il fit débarquer là ses troupes, et pendant que celles-ci allaient par terre à Syracuse, sa flotte disposée pour un combat naval les suivait par mer. A leur arrivée les Carthaginois qui avaient employé une trentaine de leurs vaisseaux à d’autres besoins, n’osèrent tenter le combat avec le peu qui leur en restaient. Ainsi Pyrrhus entra librement dans Syracuse. Là toute l’île lui fut remise par Thynion, et Sostratus à la tête des Syracusains lui fit hommage de la capitale. Ce dernier était aussi maître d’Agrigente et de quelques autres villes et tenait plus de dix mille homme sur pied. Pyrrhus à son arrivée réconcilia Thynion avec Sostratus, et les habitants de Syracuse avec leur chef et entre eux ; et par cette réconciliation il s’attira une très grande reconnaissance de la part des uns et des autres. On lui remit aussitôt toutes les armes et toutes les machines de guerre dont la ville était pourvue. La marine qu’on lui confia de même, était alors composée de six vingt vaisseaux pontés et de vingt autres sans pont : celui qu’on appelait le Royal était à neuf rangs de rames : enfin toute la flotte, en y comprenant les bâtiments qu’ils avaient amenés lui-même, montait à plus de deux cent voiles. Il lui vint là une ambassade de Léontins de la part d’Héraclide leur maître, pour lui offrir leur propre ville, avec tout ce qu’elle contenait d’hommes armés qui montaient alors à quatre mille fantassins et cinq cent cavaliers. Les mêmes offres lui furent faites de la part de beaucoup d’autres villes, qui se donnaient à lui et s’enrôlaient pour ainsi dire toute entières à son service. Pyrrhus reçut favorablement tous ces députés qui lui firent concevoir l’espérance de conquérir l’Afrique même. XII. Le port de Corinthe porte le nom de Léchée. [22,8] XIII. Brennus, roi des Gaulois, à la tête de deux cent cinquante mille hommes armés de boucliers, de dix mille hommes de cheval et d’une foule d’autres gens ramassés dont plusieurs avaient été marchands forains, suivi outre cela de deux mille chariots, se jette en armes dans la Macédoine ; d’où ayant été repoussé avec une grande perte des siens, il passe dans la Grèce, où affaibli par ses défaites précédentes, il ne put venir à bout de rien, et pas même de piller le temple de Delphes, quoiqu’il en eut une grande envie. Ayant essayé divers combats à cette occasion, il laissa encore sur la place quelques milliers d’hommes, et reçut lui-même trois blessures : se voyant près de la fin, il fit assembler les Gaulois autour de lui et leur conseilla de tuer tous leurs blessés, sans l’excepter lui-même et de brûler tous leurs chariots de bagage, afin que rien ne les empêchât de retourner incessamment dans leur pays, en nommant dès lors Cichorius pour leur roi son successeur. Après ces dispositions, Brennus ayant bu autant de vin qu’il lui fut possible, se poignarda lui-même. Cochorius prit soin de la sépulture et fit égorger ensuite tous les blessés de l’armée, aussi bien que tous ceux que le froid ou la faim avait mis hors d’état de marcher. Les uns et les autres faisaient le nombre de vingt mille hommes, après quoi il ramena le reste par le même chemin qu’il était venu. Mais les Grecs se postant à côté de l’endroit le plus difficile de leur passage, les prirent en queue, les taillèrent en pièces et leur enlevèrent tout leur bagage. Ces malheureux arrivés aux Thermopyles où leurs vivres avaient fini, perdirent là vingt autre mille hommes. Passant enfin dans la Dardanie en Europe, tout le reste y périt et il n’y eut pas un seul de cette nombreuse armée qui revit jamais sa patrie. [22,9] Pyrrhus ayant établi son pouvoir et mis tout en règle dans Syracuse et dans Leontium, marcha vers Agrigente : il était encore en chemin lorsqu’il lui vint par mer quelques officiers de ses troupes, qui lui dirent qu’ils avaient chassé la garnison que les Carthaginois avaient envoyée dans cette dernière ville en faveur du tyran Phintias, dont elle ne voulait plus reconnaître l’autorité, disposée qu’elle était à se donner à Pyrrhus et à entrer avec lui en alliance d’armes. Le Roi arrivé aux portes d’Agrigente, reçut là en effet, par le ministère de Sostratus, la ville même, et de plus, trois mille six cents hommes de pied et huit cents hommes de cheval, tous gens choisis et qui ne le cédaient en rien aux Épirotes mêmes. Il accepta aussi trente autres villes où le même Sostratus avait commandé. Il envoya ensuite chercher à Syracuse toutes les machines nécessaires pour assiéger des places et une quantité suffisante de traits et d’autres armes, au moyen desquelles il se mit en état de parcourir toutes les possessions des Carthaginois dans l’étendue de l’île. Il avait en effet vingt mille hommes d’infanterie, quinze cents hommes de cheval et quelques éléphants. Il prit d’abord Héraclée, défendue par une garnison carthaginoise et ensuite Azon : ce fut là que les Sélinontins vinrent se joindre à lui ; aussi bien que les citoyens d’Halice, d’Aigeste et de plusieurs autres villes. Erycine, outre les défenses naturelles qu’elle tirait de sa position, était alors gardée par une forte garnison de Carthaginois. Pyrrhus avait néanmoins résolu de l’emporter de force, et dans ce dessein il fit approcher ses machines. La défense devenant aussi vive et aussi longue que l’attaque, le Roi qui voulait se faire un grand nom et qui tendait à l’imitation d’Hercule, saute le premier sur la muraille, et là combattant en héros il renverse tous les Carthaginois qui ont la hardiesse de l’approcher ; enfin soutenu par ceux des siens qui s’intéressaient à sa vie, il emporte en effet la place dans ce dernier assaut. Laissant là une garnison, il passe à Aegine voisine de Palerme. Les habitants d’Aegine s’étant accordés avec lui, il vint à Palerme même, la ville de toute la Sicile qui a le plus beau port, circonstance dont elle a même tiré son nom. Il l’emporta aussi d’assaut, et forçant de même les défenses de la ville d’Erèbes, il se rendit maître enfin de toutes les possessions des Carthaginois dans la Sicile, à l’exception de Lilybée seule. Cette dernière ville avait été bâtie par les Carthaginois mêmes, après que le tyran Denys leur eut pris Motye ; et ils y logèrent tous ceux que la destruction de celle-ci en avait exclus. Pyrrhus se disposait à assiéger Lilybée, lorsque les Carthaginois envoyèrent au secours de leur colonie une flotte considérable ; et comme ils étaient maîtres de la mer, il leur fut aisé de faire passer jusque là d’abondantes provisions de vivres, aussi bien que des machines et des armes de toute espèce pour la défense. Mais de plus comme la ville était placée au bord de la mer, ils eurent soin de la défendre du côté de la terre, par un grand nombre de hautes tours, et par un large fossé qui les environnait toutes. Les citoyens de Lilybée ne laissèrent pas de députer au Roi quelques-uns d’entre eux pour lui proposer un traité, et pour lui offrir même une grosse somme d’argent. Le Roi rejeta de lui-même ce dernier article : mais comme il penchait à accorder aux Carthaginois cet hospice dans la Sicile ; ses propres confidents qui se trouvaient dans ce conseil, aussi bien que les députés des autres villes siciliennes, lui représentèrent qu’il ne convenait en aucune sorte de donner entrée à des Barbares dans la Sicile ; et qu’il était important de leur interdire l’île entière, et de mettre la mer entre l’une et l’autre nation. Le Roi ayant donc fait tracer une circonvallation autour des murailles, les battit d’abord à coups redoublés. Les assiégés le repoussèrent à forces égales, comme ayant là une puissante garnison, amplement fournie de provisions de toute espèce : car ils s’étaient munis d’une si prodigieuse quantité de traits, et de machines propres à les lancer, qu’à peine l’enceinte de la ville pouvait-elle les contenir : aussi la plus grande partie des assiégeants ayant été tués ou blessés, le Roi sentit ce qui lui manquait, et fit venir incessamment de Syracuse des machines propres à ébranler les murailles. Mais malgré ce nouveau secours et tout l’usage qu’il en savait faire, les Carthaginois continuèrent de se défendre par l’avantage de leur poste qui était en effet un rocher inébranlable. Le Roi entreprit bien aussi de battre les murs par des machines, ou de les faire tomber par la sape. Mais les Carthaginois rendaient tous ses travaux inutiles par les leurs. Enfin le siège de cette place qui était un véritable rocher, ayant occupé le Roi pendant deux mois, il reconnut l’impossibilité du succès, et leva le siège ; mais il tourna toutes ses pensées à rassembler une flotte immense, au moyen de laquelle il ferait une descente dans l’Afrique même. [22,10] XV. Les Mamertins qui s’étaient établis à Messine, s’y étant extrêmement accrus en nombre, avaient muni de garnisons plusieurs forteresses de la province. Et ayant levé une grosse armée, ils se disposaient à défendre toute la Messénie d’une irruption dont elle était menacée. Hiéron revenant d’une campagne où il avait pris la ville de Miles, et fait prisonnier quinze cents soldats, et après la conquête de quelques autres villes, marcha vers Amesale, située entre Centorippe et Agyrée. Quoique Amesale fût extrêmement forte et défendue d’ailleurs par une bonne garnison, il la prit, la rasa et en incorpora dans ses troupes la garnison à laquelle il pardonna sa résistance : mais il donna les terres à parties égales aux citoyens de Centorippe et d’Agyre. De là Hiéron se mit en marche à la tête d’une forte armée contre les Mamertins, et réduisit d’abord la ville d’Alese à se rendre : après quoi les citoyens d’Abacene et de Tyndaris vinrent s’offrir à lui de leur propre mouvement. Ces succès mirent d’abord les Mamertins fort à l’étroit. Car Hiéron possédait Tauromène dans le voisinage de Messine et Tyndaris sur la mer de Toscane. Ayant donc fait une irruption dans la Messenie, il campa aux environs du fleuve Loetan, à la tête de dix mille hommes de pied et de quinze cents chevaux. Les Mamertins, sous la conduite de Cion, vinrent l’attaquer là au nombre de huit mille hommes de pied et quatre mille hommes à cheval. Avant le combat Cion consulta les haruspices, qui lui répondirent que les entrailles des victimes indiquaient qu’il coucherait dans le camp des ennemis. Il se réjouissait là-dessus comme se croyant déjà vainqueur de l’armée du Roi ; et en même temps il donne ordre à ses troupes de se mettre en devoir de traverser le fleuve à la nage : Hiéron avait alors dans ses troupes deux cents bannis de Messine, gens exercés à la guerre et d’un courage à toute épreuve, auxquels il joignit encore quatre cents hommes de choix. Il ordonna aux uns et aux autres de faire le tour d’une colline qu’ils avaient devant les yeux et qu’on appelait Thorax ; de sorte qu’ils pussent prendre les ennemis par derrière. Pour lui mettant ses troupes en ordre, il attaque les ennemis de front à la tête de sa cavalerie, pendant que ses gens de pied postés sur une hauteur le long du fleuve, profitaient aussi de l’avantage de leur situation. La victoire fut néanmoins assez longtemps douteuse. Mais ceux qui avaient fait le tour de la colline tombant frais sur les Mamertins qui avaient déjà combattu longtemps, en tuèrent d’abord un grand nombre, et réduisirent tout le reste à s’enfuir en foule ; de sorte que les Syracusains venant sur eux dans ce désordre, n’en laissèrent pas un seul en vie. Le général même des Mamertins, après une défense très courageuse, couvert de plaies et presque mort, fut pris encore vivant : il fut porté en cet état dans un camp du Roi et recommandé à ses médecins. Ainsi fut accomplie la prédiction des haruspices dont nous avons parlé plus haut, et par laquelle il était annoncé à Cion qu’il coucherait dans le camp des ennemis. Pendant que le Roi recommandait fortement ce prisonnier à ses médecins, il arriva des gens qui amenaient un grand nombre de chevaux pris dans la bataille. Cion y reconnut celui de son propre fils, sur quoi il jugea aussitôt que ce jeune homme avait été tué dans le combat. Là-dessus il arracha tout le bandage de ses plaies, pour venger la mort de son fils par la sienne propre. [22,11] Les Mamertins apprenant la défaite de leurs compatriotes et la mort de leur chef, résolurent entre eux d’implorer la clémence du vainqueur. Leurs affaires n’étaient pourtant pas encore absolument ruinées, car Annibal, commandant des Carthaginois se trouvant alors par hasard dans l’île de Lipare, et informé de la victoire signalée qu’Hiéron venait de remporter, l’alla trouver, en apparence pour le congratuler, et en effet pour employer à son égard une ruse de guerre. Le Roi se laissant tromper s’engagea à une trêve, et Annibal passant incessamment à Messine y trouva les Mamertins déjà disposés à rendre leur ville à Hiéron. Il les dissuada vivement d’une pareille complaisance, et leur prêta le secours réel d’une très forte garnison. C’est ainsi que les Mamertins furent consolés et rétablis après une perte aussi considérable que celle qu’ils venaient d’essuyer. Au lieu qu’Hiéron désabusé du siège de Messine par le puissant secours que le capitaine carthaginois venait d’y introduire, revint à Syracuse ; ayant réussi d’ailleurs dans ses autres entreprises. Mais dans la suite Hiéron se réunissant aux Carthaginois contre Messine, ils résolurent d’attaquer cette même ville avec leurs forces unies ensemble.